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Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves: (traduit de l'anglais)

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CHAPITRE IX.
POLOGNE.
(Suite).

Situation de la Pologne à la mort de Sigismond-Auguste. — Les intrigues du cardinal Commendoni et l'hostilité des Luthériens contre la Confession de Genève, empêchent la nomination d'un candidat protestant au trône de Pologne. — Projet, suggéré par Coligny, de donner la couronne à un prince français. — Parfaite égalité de droits accordée par la confédération de 1573 à toutes les sectes chrétiennes. — Patriotisme déployé à cette occasion par François Krasinski, évêque de Cracovie. — Effet produit en Pologne par le massacre de la Saint-Barthélemy. — Aspect de la diète électorale, décrit par un Français. — Élection de Henri de Valois et concessions obtenues par les Protestants polonais en faveur de leurs coreligionnaires de France. — Arrivée à Paris de l'ambassade polonaise, et son influence sur le sort des Protestants français. — Tentatives faites dans le but d'empêcher le nouveau roi de confirmer, dans son serment, les droits des Protestants. — Henri est forcé, par ces derniers, de confirmer leurs droits lors de son couronnement. — Fuite de Henri et élection de Étienne Batory. — Conversion soudaine de ce prince à l'Église de Rome, sous l'influence de l'évêque Solikowski. — Les Jésuites se concilient ses faveurs en affectant de protéger les lettres et les sciences.

Sigismond-Auguste, dont les tendances inspiraient aux Protestants l'espoir d'une Réforme prochaine, mourut en 1571 sans laisser de postérité, et, avec lui, s'éteignit la dynastie jagellonne, qui avait occupé le trône pendant deux siècles (1386-1572). La Pologne se trouva alors dans une situation très critique; car il fallait procéder à une élection, formalité qui n'avait existé qu'en théorie, tant que la dynastie des Jagellons avait pu fournir des souverains. La division des partis religieux augmentait les difficultés, les Protestants et les Catholiques s'attachant, avec une ardeur égale, à donner la couronne à un candidat qui partageât leur croyance. Les Catholiques avaient commencé leurs intrigues avant la mort de Sigismond-Auguste, et ils avaient trouvé un chef habile dans le cardinal Commendoni, qui connaissait déjà la Pologne et qui était revenu dans ce pays afin de pousser à la guerre contre les Turcs. Commendoni voulait élever au trône l'archiduc Ernest, fils de l'empereur Maximilien II, et, dans ce but, il proposa à plusieurs nobles catholiques le plan suivant: on devait d'abord élire grand-duc de Lithuanie l'archiduc Ernest, qui aurait ensuite levé une armée de 24,000 hommes, pour contraindre, en cas de besoin, la Pologne à suivre l'exemple du grand-duché.

Après s'être concerté avec le parti papiste, Commendoni s'efforça de diviser et d'affaiblir les Protestants, dont le chef était Jean Firley, palatin de Cracovie et grand-maréchal de Pologne[126]. Celui-ci dirigeait les sectateurs de la Confession de Genève, et, en sa qualité de grand-maréchal, il était le premier dignitaire de l'État: sa haute position, sa popularité, son influence, faisaient supposer qu'il aspirait lui-même à la couronne et qu'il avait de fortes chances de succès. Un sentiment d'inimitié personnelle, peut-être même la crainte d'assurer le triomphe de la Confession de Genève, détermina la puissante famille luthérienne des Zborowski à s'opposer à Firley; par les mêmes motifs, les Gorka, autre famille luthérienne très influente, s'unit aux Zborowski. Commendoni profita de ces divisions. Il sut, de plus, en se servant habilement d'André Zborowski, demeuré seul de sa famille fidèle à la foi romaine, envenimer les sentiments de jalousie dont Firley était l'objet, et il amena les Zborowski à abandonner l'intérêt du parti protestant et à se rallier au candidat catholique. Il informa alors l'empereur du succès de ses manœuvres, et le pria de lui envoyer de l'argent et de faire avancer ses troupes vers la frontière de Pologne. Il assura que l'archiduc pourrait ainsi, avec l'aide des Papistes, obtenir le trône sans souscrire à aucune condition qui fût de nature à restreindre son autorité et en dépit de tous les efforts des Protestants[127]. Cet odieux complot, qui aurait plongé le pays dans les horreurs de la guerre civile sans assurer la couronne sur la tête de l'archiduc, fut déjoué par la prudence et la modération de l'empereur lui-même, qui, malgré son désir de placer son fils sur le trône de Pologne, comprit l'impossibilité de réussir par la trahison et la violence, et qui préféra recourir aux négociations.

L'influence acquise à la cour de France par Coligny et le parti protestant, à la suite de la paix de Saint-Germain, en 1570, exerça une grande influence dans les relations de la France avec les puissances étrangères et particulièrement avec la Pologne. Coligny avait conçu le projet d'abaisser le Papisme en s'attaquant surtout à l'Espagne, et il voulait réunir les Protestants, jusqu'alors si divisés, pour ne former qu'un centre d'action et assurer le succès de sa cause dans toute l'Europe. Coligny comprit que l'alliance politique et religieuse de la France et de la Pologne servirait merveilleusement ses combinaisons et pourrait porter le coup de mort à la domination de Rome et de la maison d'Autriche. Il conseilla donc à la cour de France de faire tous ses efforts pour placer Henri de Valois, duc d'Anjou, sur le trône de Pologne, et Catherine de Médicis saisit avidement une occasion si favorable à l'ambition de son fils. Ce plan avait été préparé du vivant de Sigismond-Auguste, et un ambassadeur, nommé Balagny, fut envoyé en Pologne, sous le prétexte de demander pour le duc d'Anjou la main de la princesse Anne, sœur de Sigismond, mais en réalité pour étudier de près la situation du pays.

Plusieurs assemblées provinciales, ainsi qu'une assemblée générale des États de la Pologne, prirent les mesures nécessaires pour maintenir la tranquillité publique pendant l'interrègne. Les affaires de l'État furent administrées par le grand-maréchal, au nom du primat et du sénat. La diète de convocation[128] se réunit à Varsovie au mois de janvier 1573. Le clergé catholique ne songea plus à triompher des Anti-Papistes, il dut se résigner à défendre ses positions. Karnkowski, évêque de Cujavie, proposa une loi qui devait assurer à toutes les sectes chrétiennes de la Pologne, une parfaite égalité de droits. Son but était de garantir ainsi les priviléges et les libertés des évêques catholiques. Il demandait cependant qu'on supprimât l'obligation imposée aux propriétaires, patrons des paroisses, de ne conférer les bénéfices qu'aux prêtres catholiques romains. Mais l'influence de Commendoni opéra un changement complet dans l'opinion des évêques, qui se mirent à protester contre la mesure proposée par un de leurs collègues, et refusèrent de la signer. Un seul fit exception: ce fut François Krasinski, évêque de Cracovie et vice-chancelier de Pologne; plaçant les intérêts de son pays au-dessus des intérêts de Rome, il signa l'acte, qui fut accepté définitivement par la diète, le 6 janvier 1573. Son patriotisme lui attira les plus vives censures de Rome, et Commendoni le considéra comme suspect, au point de vue de l'orthodoxie, et comme entièrement dévoué à Firley[129]. La même diète fixa l'élection du roi au 7 avril, à Kamien, petite ville voisine de Varsovie.

On présentait plusieurs candidats; mais deux seulement étaient sérieux: l'archiduc Ernest d'Autriche, et Henri de Valois, duc d'Anjou. Le parti de l'archiduc, dirigé par Commendoni, était le plus fort; mais il ne tarda pas à perdre du terrain, par suite des fautes que commirent les gens de l'empereur, et surtout à cause du ressentiment qu'excitait, contre les Hapsbourg, l'atteinte portée, par cette maison, aux libertés de la Bohême. Ce ressentiment devint si vif, que Commendoni, voyant la cause perdue, transporta son influence du côté du prince français.

La France déploya, à cette occasion, une adresse extraordinaire. Comme l'avènement d'un prince français au trône de Pologne avait principalement pour but de renverser la suprématie de l'Autriche et de l'Espagne en agrandissant l'influence du Protestantisme en Europe, la cour de France envoya en Allemagne, avant la mort de Sigismond-Auguste, un agent nommé Schomberg, avec mission de préparer une alliance avec les princes protestants. Dès que la mort de Sigismond fut connue, Montluc, évêque de Valence, fut chargé de se rendre en Pologne, muni des instructions de Coligny; mais il n'avait pas encore passé la frontière, au moment où s'accomplit le massacre de la Saint-Barthélemy. On sait que Coligny fut l'une des victimes de cette abominable journée. Montluc crut devoir suspendre son voyage; mais Catherine de Médicis lui ordonna de poursuivre sa route, sans changer un mot à ses instructions; ce qui prouve avec quelle justesse et avec quel patriotisme Coligny avait apprécié les intérêts français en Allemagne.

Montluc arriva en Pologne au mois de novembre 1572, et il y trouva la situation respective des partis complètement changée. Les Papistes, désespérant du succès de l'archiduc, s'étaient, depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, chaudement ralliés au duc d'Anjou, qu'ils regardaient comme l'exterminateur de l'hérésie, tandis que les Protestants, indignés, abandonnaient la cause de la France. Il y avait même, parmi les Catholiques, des patriotes sincèrement révoltés par le récit des atrocités commises à Paris[130]. Montluc eut donc à vaincre d'immenses difficultés. Il fut vivement soutenu par sa cour, qui fit les plus grands efforts pour démontrer que la Saint-Barthélemy était un évènement politique, et non religieux, et le duc d'Anjou lui-même, dans une lettre écrite aux États de Pologne, déclina toute participation au massacre.

La diète d'élection s'ouvrit en avril 1573. Un auteur contemporain, qui y assistait, dit que cette diète ressemblait plus à un camp qu'à une assemblée civile; tout le monde était armé, et cependant il ne coula pas une goutte de sang![131]

Les détails relatifs à l'élection de Henri de Valois appartiennent à l'histoire politique de la Pologne; il nous suffira donc de rappeler que Montluc réussit à surmonter les obstacles que le massacre de la Saint-Barthélemy venait d'opposer au succès de sa mission. Il repoussa toutes les objections élevées contre son candidat, promit tout ce qui était demandé, souscrivit à toutes les garanties que l'on réclamait en matière politique et religieuse. Les Protestants, qui n'avaient point de prince étranger à présenter comme candidat, désiraient l'élection d'un Polonais; mais l'antagonisme des Luthériens rendait ce résultat impossible. Voyant alors que leur opposition pourrait entraîner une guerre civile, les Protestants résolurent d'accepter la candidature du duc d'Anjou, en stipulant, pour leur religion, de solides garanties. Firley, leur principal chef, rédigea des conditions qui devaient protéger, non-seulement les Protestants de Pologne, mais encore ceux de France, et Montluc fut obligé de les accepter sous peine de voir échouer l'élection.

En vertu de ces stipulations, signées le 4 mai 1573, le roi de France devait accorder aux Protestants de ce royaume, une amnistie complète, ainsi que la liberté religieuse; les Protestants qui désiraient quitter le pays devaient être autorisés à vendre leurs biens ou à toucher leurs revenus, pourvu qu'ils ne se retirassent pas dans des contrées ennemies de la France; ceux qui avaient émigré pouvaient rentrer dans le royaume. Toute procédure contre les Protestants accusés de trahison devait être annulée. Ceux qui avaient été condamnés reprendraient leurs honneurs et leurs biens, et on accorderait une indemnité aux enfants de ceux qui avaient été massacrés. Le roi devait désigner, dans chaque province, certaines villes où les Protestants pourraient exercer librement leur religion, etc.[132]—De telles conditions permettent d'apprécier les avantages qu'aurait procurés, au Protestantisme, l'établissement définitif de la Réforme en Pologne. Ce pays avait alors une telle influence, et le sentiment religieux y était si profond, que son exemple eût entraîné toute l'Europe.

Une ambassade composée de douze nobles, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Protestants, se rendit à Paris afin d'annoncer au duc d'Anjou son élection au trône de Pologne. De Thou décrit l'admiration universelle qu'ils excitèrent par la splendeur de leur appareil, et plus encore par leur science et leur distinction[133]. Leur arrivée influa favorablement sur les intérêts des Protestants français. Le siége de Sancerre fut suspendu, et les Protestants de cette ville furent admis à traiter à de meilleures conditions. Malgré la prééminence du parti papiste, qui rendait très difficile l'accomplissement des promesses faites par Montluc, la cour de France, par un édit de juillet 1573, accorda aux Protestants plusieurs concessions importantes. Ainsi, on interdit la publication de tout libelle dirigé contre eux; on leur garantit, dans les villes de Montauban, La Rochelle et Nîmes, la faculté d'exercer publiquement la religion protestante, qui pouvait être professée en particulier dans toutes les parties du royaume, sauf dans un rayon de deux lieues de Paris; enfin, la vie et les biens des Protestants furent déclarés inviolables. Malgré ces concessions, les membres protestants de l'ambassade polonaise, abandonnés et même combattus sur ce point par leurs collègues catholiques, insistèrent sur l'exécution complète du traité signé avec Montluc; mais leurs réclamations demeurèrent sans résultat[134].

Pendant que l'ambassade polonaise était à Paris, le parti papiste essaya, par ses intrigues, de détruire l'effet des garanties constitutionnelles données à la liberté des cultes. Hosius prétendit que la loi du 6 janvier 1573, constituait un crime contre Dieu, et qu'elle devait être abolie par le nouveau roi; il engagea vivement l'archevêque de Gniezno et le fameux cardinal de Lorraine, à empêcher le roi de prêter serment en faveur de la liberté des cultes. Enfin, lorsque Henri prêta ce serment, il lui conseilla ouvertement le parjure, en lui affirmant que la foi jurée aux hérétiques pouvait être violée impunément[135]. Guillaume Ruzeus, confesseur de Henri, fut chargé d'expliquer au roi que son devoir était de trahir son serment. Solikowski donna au prince un avis plus dangereux encore, en lui faisant observer que, placé sous le joug de la nécessité, il devait promettre et jurer tout ce qu'on lui demandait, et prévenir ainsi la guerre civile; mais que, une fois en possession du trône, il se trouverait parfaitement en mesure d'abattre l'hérésie sans même user de violence.

Ce fut le 10 septembre 1573, en l'église Notre-Dame de Paris, que fut solennellement présenté, à Henri, le diplôme de son élection. L'évêque Karnkowski, membre de l'ambassade polonaise, protesta, au commencement de la cérémonie, contre l'article du serment qui garantissait la liberté religieuse. Cette démarche produisit une certaine confusion, et le Protestant Zborowski s'adressa ainsi à Montluc: «Si vous n'aviez pas accepté, au nom du duc, les conditions relatives à la liberté des cultes, nous aurions pu empêcher l'élection.» Henri feignit de ne pas comprendre, mais Zborowski, se tournant vers lui, ajouta: «Je répète, Sire, que si votre ambassadeur n'avait pas accepté la condition qui garantit la liberté des cultes en Pologne, nous aurions empêché votre élection, et que si, en ce moment, vous ne confirmez pas les promesses qui ont été faites, vous ne serez pas notre roi.» À la suite de cet incident, les membres de l'ambassade entourèrent leur nouveau souverain, et l'un d'eux, appartenant à la religion catholique, lut la formule du serment que Henri répéta sans hésitation. L'évêque Karnkowski s'approcha du roi après la prestation du serment, et déclara que l'octroi de la liberté religieuse ne devait point porter atteinte à l'autorité de Rome; le roi souscrivit par écrit à cette déclaration.

Henri quitta Paris au mois de septembre; il voyagea à petites journées, et n'arriva en Pologne qu'au mois de janvier 1574. Malgré les termes de son serment, les Protestants n'étaient pas complètement rassurés, et ils résolurent d'observer attentivement la conduite de leurs adversaires lors de la diète du couronnement. Leurs craintes n'étaient que trop fondées. Gratiani, secrétaire de Commendoni, partit de Cracovie, muni des instructions du parti papiste; il joignit Henri en Saxe, lui fit observer qu'il avait le droit de gouverner la Pologne à titre de souverain absolu, et lui traça le plan à suivre pour détruire les libertés que le roi avait juré de maintenir. On connut bientôt les doctrines soutenues par Hosius sur la valeur du serment, les lettres qu'il avait écrites au clergé polonais pour l'engager à violer la loi du 6 janvier 1573, et pour assurer que le serment prêté à Paris n'était qu'une feinte, le roi devant, après son couronnement, proscrire toutes les Églises contraires à celles de Rome. Les évêques manifestèrent ouvertement l'intention de modifier la formule du serment de Paris. Le légat du pape prêcha dans le même sens. Ces intrigues excitèrent naturellement les soupçons du parti protestant, qui paraissait même disposé à empêcher le couronnement de Henri et à déclarer l'élection nulle et non avenue. Le pays était à la veille d'une guerre religieuse.

Le roi gardait en apparence une attitude de neutralité entre les deux partis; toutefois, il fit savoir qu'il était disposé à prêter un serment qui serait conforme au vote unanime du sénat et de la Chambre des nonces; c'était, en réalité, mettre en doute la légalité du serment qu'il avait prêté à Paris et qui avait été prescrit, non point par l'unanimité, mais seulement par la majorité des représentants de la nation. L'influence du parti de Rome devenait de plus en plus sensible, et, bien que l'époque du couronnement fût proche, il n'y avait encore rien de décidé sur la formule du serment. Avant le commencement de la cérémonie, Firley, grand-maréchal, Zborowski, palatin de Sandomir, Radziwill, palatin de Vilna, et quelques autres chefs protestants, se rendirent au cabinet du roi et lui proposèrent, soit d'omettre entièrement la partie du serment relative aux affaires religieuses (c'est-à-dire de ne garantir ni les droits des Protestants ni ceux de la hiérarchie romaine), soit de répéter la formule de Paris. Le roi, n'osant manquer ouvertement à une promesse solennelle, essaya d'une réponse évasive en assurant qu'il défendrait l'honneur et les biens des Protestants; mais Firley insista pour que le serment de Paris fût répété sans restriction d'aucune sorte. Pendant le cours de la cérémonie, et au moment où la couronne allait être placée sur la tête du roi, Firley déclara que si le serment en question n'était pas prêté, il ne permettait pas que le couronnement eût lieu, et en même temps, assisté de Dembinski, chancelier de Pologne, Protestant comme lui, il présenta à Henri, qui était agenouillé au pied de l'autel, un parchemin contenant la formule arrêtée à Paris. Cette hardiesse effraya le roi qui se leva immédiatement; les dignitaires placés auprès de lui demeurèrent muets de surprise; mais Firley s'empara de la couronne et dit à Henri à haute voix: «Si vous ne jurez pas, vous ne régnerez pas.» De là, grande confusion! les Catholiques furent frappés d'épouvante, quelques Protestants même, entre autres Zborowski et Radziwill, hésitèrent déjà. Firley ne s'émut pas, il obligea le roi à répéter le serment de Paris; il sauva ainsi par son courage la liberté religieuse de son pays.

Le serment que Henri avait prêté à contre-cœur, n'était point de nature à dissiper les craintes et les soupçons des Protestants. Chaque jour les évêques, encouragés par la faveur du roi, devenaient plus audacieux et parlaient hautement de leurs projets; il y avait dans tout le pays un mécontentement général produit par l'influence croissante du clergé. Les Zborowski, famille protestante bien accueillie à la cour par suite de l'appui qu'elle avait donné à l'élection de Henri, vit peu à peu son crédit s'évanouir. Firley mourut, et on soupçonna le poison. Enfin, par ses mœurs dissolues, le roi blessait ouvertement le sentiment public. Le dégoût était universel et la guerre civile était imminente, lorsque, fort heureusement, Henri quitta secrètement la Pologne en apprenant la mort de son frère Charles IX, auquel il succéda comme roi de France, sous le nom de Henri III.

Après avoir attendu pendant près d'un an le retour de Henri, les Polonais déclarèrent le trône vacant, et élurent pour roi Étienne Batory, prince de Transylvanie. Sorti des rangs du peuple, Batory ne devait son élévation qu'à son propre mérite, et il était si populaire, que les évêques n'osèrent pas s'opposer à son élection, bien qu'il fût Protestant. Ils envoyèrent cependant auprès de lui leur collègue Solikowski, dont j'ai déjà eu occasion de parler plus haut. Celui-ci se trouvait dans une situation très difficile; car, parmi les treize délégués chargés d'annoncer à Batory son élection au trône de Pologne, il y avait douze Protestants. Solikowski parvint à obtenir une entrevue avec Batory, et il réussit à lui persuader qu'il n'avait aucune chance de se maintenir sur le trône s'il ne professait publiquement le Catholicisme; il lui démontra que la princesse Anne, sœur de Sigismond-Auguste, catholique zélée, ne consentirait jamais à prendre pour époux un Protestant; or, cette alliance était au nombre des conditions imposées au nouvel élu. Batory céda, et les délégués protestants furent très désappointés lorsque, le lendemain, ils virent le roi assister dévotement à la messe. Cet acte ranima les espérances des Catholiques, dont la cause était si compromise.

Batory garantit sans hésitation les droits des Protestants. Il s'opposa à toute persécution religieuse, et récompensa le mérite sans distinction de culte. Ce grand prince, dont le règne dura dix ans et doit être rangé au milieu des règnes les plus glorieux de la Pologne, causa cependant un grand préjudice à son pays en protégeant les Jésuites. J'ai déjà raconté comment, par l'influence de Hosius, cette corporation s'était introduite en Pologne, et comment elle s'était placée sous le patronage de la princesse Anne, devenue l'épouse d'Étienne Batory. Ils ne firent qu'augmenter leur influence en laissant croire au roi qu'ils pouvaient développer les arts et les sciences en Pologne. Batory fonda, pour leur ordre, l'Université de Vilna, le collége de Polotzk et quelques autres établissements auxquels il accorda de riches dotations, malgré l'opposition des Protestants.

L'influence des Jésuites nuisit à la politique extérieure de Batory, qui, après avoir fait essuyer plusieurs défaites aux armées moscovites, était déjà entré en Russie. Il s'arrêta dans sa marche victorieuse en signant le traité de paix de 1582, d'après les conseils du célèbre Jésuite Possevinus, qui, trompé par les promesses du czar Ivan Vassilévitch, engagea Batory à abandonner tous les avantages de la campagne.

CHAPITRE X.
POLOGNE.
(Suite.)

Élection de Sigismond III. — Son caractère. — Sa soumission complète aux Jésuites; efforts de ces derniers pour détruire le Protestantisme en Pologne. — Exposé des manœuvres des Jésuites et leur succès. — Histoire de l'Église d'Orient en Pologne. — Histoire de la Lithuanie. — Rôle de l'Église d'Orient dans ce pays; dualisme religieux des princes lithuaniens. — Union avec la Pologne. — Les Jésuites entreprennent de soumettre l'Église de Pologne à la suprématie de Rome. — Instructions données par eux à l'archevêque de Kioff, pour préparer en secret l'union de son Église avec Rome tout en paraissant s'y opposer. — L'Union est conclue à Brestz; ses déplorables, effets pour la Pologne. — Lettre du prince Sapiéha.

Étienne Batory mourut en 1586, et fut remplacé sur le trône de Pologne par Sigismond III, fils de Jean, roi de Suède, et de Catherine Jagellon, sœur de Sigismond-Auguste. Le nouveau roi dut en grande partie son élection à sa qualité d'unique représentant, par sa mère, de la dynastie, pour laquelle la nation avait conservé un vif attachement, et dont la descendance mâle s'était éteinte avec Sigismond-Auguste. La mère de Sigismond III professait avec ardeur la foi romaine, et s'était mise entièrement à la merci des Jésuites. Son royal époux, fils du grand Gustave Wasa, se disait Luthérien; mais il variait parfois dans ses opinions religieuses et inclinait vers Rome. Il permit que son fils et successeur Sigismond fût élevé dans la religion romaine, pensant lui faciliter ainsi son avènement au trône de Pologne: ce fut pour la même raison que le jeune prince apprit la langue polonaise. Le roi Jean entama à diverses reprises des négociations avec le Jésuite Possevinus et d'autres envoyés du pape, en vue d'une réconciliation avec le siége de Rome; il demanda que la communion sous les deux espèces, le mariage des prêtres et la célébration de la messe dans la langue nationale, fussent autorisés en Suède. Le pape rejeta ces conditions; et on peut douter que le roi ait eu l'intention sincère de mener à bonne fin cette réconciliation avec Rome, car il aurait vraisemblablement provoqué une révolte de ses sujets et compromis sa couronne. Il regretta même d'avoir élevé son fils dans les principes catholiques; mais le jeune prince était profondément dévoué à sa foi, et son père ne put jamais le décider à assister à une cérémonie luthérienne.

Ses dispositions étaient si bien connues à Rome, que Sixte V écrivit à l'ambassadeur de France que Sigismond abolirait le Protestantisme, non-seulement en Pologne, mais encore en Suède. Cette élection menaçait donc en Pologne la cause protestante, déjà mise en péril par la déplorable partialité qu'Étienne Batory avait montrée en faveur des Jésuites, et par les nombreuses écoles que cet ordre avait fondées. Si la réaction romaine avait pu faire de si grands progrès sous le règne d'un prince qui désirait défendre la liberté religieuse de ses sujets, que ne devait-on pas attendre de la bigoterie excessive de Sigismond III? Et, en effet, toute la politique de ce prince pendant son long règne (de 1587 à 1632) eut exclusivement pour but d'assurer la suprématie de Rome dans les affaires intérieures et dans les relations extérieures de la Pologne, au prix même de l'intérêt national sacrifié sans scrupule. Ce déplorable système compromit la prospérité de la Pologne et prépara la décadence et la ruine de ce malheureux pays. Le parti anti-romain était encore assez fort pour empêcher toute persécution ouverte; la persécution, d'ailleurs, était interdite par la loi. Mais Sigismond, docile aux conseils des Jésuites, essaya avec succès de la corruption, et il adopta un plan analogue à celui que Gratiani avait proposé à Henri de Valois.

Bien que son autorité fût limitée, à certains égards, le roi avait conservé, pour la distribution des honneurs et des richesses, des prérogatives beaucoup plus étendues que celles des autres souverains de l'Europe[136], et il se fit une règle de n'admettre à ses faveurs que les Catholiques romains, et plus particulièrement les prosélytes que l'intérêt, plutôt que la raison, avait convertis. L'influence que les Jésuites exerçaient sur ce prince, était sans limite. Sigismond se glorifiait du titre de roi des Jésuites, et, par le fait, il n'était qu'un instrument docile aux mains des disciples de Loyola, dont le patronage était nécessaire pour obtenir tous les bénéfices, et qui exigeaient de leurs protégés un dévouement complet non-seulement à la cause de Rome, mais encore aux intérêts de leur ordre. En conséquence, les principales dignités de l'État et les riches domaines de la couronne n'étaient plus le prix de services rendus au pays; on ne les obtenait qu'en faisant profession de Romanisme, et ils étaient employés à doter les Jésuites. Aussi les richesses de cet ordre s'accrurent si rapidement, qu'en 1607 ils possédaient 400,000 dollars de revenu (environ 2,500,000 francs), somme énorme à cette époque. Les Jésuites fondèrent partout des colléges; ils possédaient cinquante écoles où étaient instruits la plupart des enfants de la noblesse: c'était là le but principal de leur ambition, car ils voulaient surtout s'emparer de l'éducation nationale et établir ainsi leur influence, ou plutôt leur domination, sur le pays.

J'ai retracé les progrès considérables que la Réforme avait faits en Lithuanie, grâce aux efforts du prince Nicolas Radziwill, surnommé le Noir, et à ceux de son cousin et homonyme Radziwill Rufus, j'ai également signalé les dispositions favorables manifestées à l'égard des Jésuites par le roi Étienne Batory, qui fonda pour eux l'Université de Vilna, ainsi que plusieurs colléges. La majorité des habitants de la Lithuanie appartenaient soit aux Confessions protestantes, soi à l'Église grecque; aussi ce fut dans ce pays que les disciples de Loyola déployèrent le plus d'activité. Un auteur catholique de nos jours[137], qui a écrit cette histoire avec impartialité et dont les travaux annoncent de profondes recherches, a décrit, ainsi qu'il suit, les manœuvres employées par les Jésuites pour atteindre leur but.

Après avoir rappelé la fondation des colléges livrés par Batory à cette corporation, cet auteur ajoute:—«L'exemple du roi fut suivi par quelques magnats lithuaniens, notamment par Christophe Radziwill, qui établit un collége de Jésuites à Nieswiez en 1584; il avait été rattaché à l'Église catholique par les conseils du célèbre Jésuite Skarga, et il avait déterminé ses jeunes frères, Georges (devenu plus tard cardinal et archevêque de Vilna et de Cracovie), Albert et Stanislas, à abandonner la Confession de Genève.

Ce retour des fils de Radziwill le Noir à la foi de leurs pères, porta une rude atteinte aux progrès de la Confession de Genève en Lithuanie; car les nouveaux convertis chassèrent immédiatement, de leurs vastes domaines, tous les ministres protestants, et donnèrent les Églises aux Catholiques. Dès ce moment, cette branche de la famille des Radziwill fit une opposition vigoureuse au Protestantisme, qui était soutenu par Radziwill Rufus, et son exemple engagea un grand nombre de nobles à rentrer dans le sein de l'Église romaine. Les Jésuites, favorisés par le roi, invitèrent les membres les plus distingués de leur société à venir enseigner dans leurs écoles et prêcher dans leurs chaires. Ils attaquèrent les Protestants par des écrits de polémique; sur ce terrain, les Protestants pouvaient leur répondre, avec des hommes tels que Volanus, Lasiçki, Sudrovius, etc.; mais les Jésuites, là comme ailleurs, ne tardèrent pas à faire usage d'autres armes. Du haut de la chaire, ils déclamèrent contre Zwingle, Luther, Calvin et leurs adhérents; ils provoquèrent les Protestants à des disputes publiques, s'adressèrent à la multitude dans les marchés et dans tous les lieux de réunion, recherchèrent la faveur des nobles afin de les gagner à leur cause; bref, ils ne négligèrent aucun moyen pour affaiblir ou calomnier leurs adversaires, ils poussèrent la foule à détruire les temples protestants, bien que, d'après les lois de la Lithuanie, ce fût un crime capital. En 1581, ils persuadèrent à l'évêque de Vilna d'interdire aux Protestants qui portaient leurs morts au cimetière, la rue dans laquelle leur église était située; et comme les Protestants ne tenaient pas compte de cette défense, leurs élèves, aidés de la populace, attaquèrent les ministres qui revenaient d'un enterrement, et les laissèrent pour morts. Ces mêmes élèves avaient formé le projet de détruire les temples de Vilna, en profitant de l'absence de Radziwill Rufus, palatin de la ville et commandant en chef les forces de la Lithuanie, parti alors pour faire campagne contre la Moscovie. Toutefois, ces excès furent prévenus par un ordre rigoureux du roi, qui céda aux instances du plus illustre et du plus dévoué de ses généraux.

Radziwill Rufus jouissait, en effet, de la faveur de son souverain et d'une grande influence dans son pays; il les employait au service de ses coreligionnaires, qu'il défendait par tous les moyens dont il disposait. Il donna asile aux ministres qui avaient été chassés par Radziwill le Noir; il attacha à sa cour les Protestants les plus instruits, encouragea leurs travaux, et ouvrit aux plus méritants l'accès des dignités et des honneurs. S'appuyant sur les troupes nombreuses placées sous son commandement, il tint les Jésuites en respect dans toutes les parties de la Lithuanie, et les empêcha de persécuter ouvertement les Réformistes. Mais il mourut en 1584, accablé par l'âge et épuisé de fatigue; sa mort affligea vivement les Protestants, qu'elle priva d'un puissant appui, et elle répandit la joie dans le camp des Jésuites, qui voyaient tomber le plus ferme soutien de la Confession de Genève.

Son fils Christophe succéda à toutes ses dignités; mais il n'avait pas rendu au pays les mêmes services; il ne possédait pas la même influence, et les Jésuites pouvaient lui opposer la branche catholique de la famille des Radziwill. Cette branche fit alors les efforts les plus énergiques pour détruire l'ouvrage de Radziwill le Noir; Georges, cardinal et évêque de Vilna, déclara une guerre d'extermination aux Réformistes de la Lithuanie. Dès qu'il eut pris possession de son siége, il donna l'ordre de saisir les écrits protestants chez tous les libraires de Vilna, et de les brûler devant l'église du collége des Jésuites. Il n'y avait pas un seul point de la Lithuanie où cette société n'eût ses missions; on la retrouvait dans les maisons des nobles, dans les églises, aux fêtes, aux enterrements, partout enfin, et partout à la recherche des conversions. Elle parlait au cœur de la foule en séduisant les yeux, par le charme des représentations scéniques qui rappelaient la canonisation des saints, par des processions, par des reliques exposées en grande pompe, etc. Tous ces actes avaient pour but de faire impression sur la multitude et d'effacer les Protestants, dont les Jésuites ne cessaient de ridiculiser le culte et de le rendre odieux par leur polémique toujours pleine de personnalité. Les calomnies les plus violentes étaient dirigées contre les Protestants les plus vertueux et les plus instruits, particulièrement contre ceux qui appartenaient à la Confession de Genève; Volanus[138], par exemple, qui, grâce à sa sobriété, vécut près de quatre-vingt-dix ans, fut traité d'ivrogne. On répandit contre Sudrowski[139], dont le savoir égalait celui des Jésuites les plus érudits, le bruit qu'il s'était rendu coupable de vol et qu'il avait rempli l'office de bourreau. Dès qu'un synode protestant se réunissait, on voyait paraître un pamphlet contenant une lettre du diable aux membres de cette assemblée, quelque histoire ridicule sur ses délibérations, etc. Lorsqu'un prêtre protestant se mariait, il était sûr de recevoir un épithalame écrit par les Jésuites; et, lorsqu'un ministre mourait, ceux-ci publiaient des lettres qu'il était censé adresser de l'enfer aux principaux membres de sa secte. Toutes ces pièces de bouts-rimés, nourries de gros sel, produisaient nécessairement un grand effet sur la populace. Les Protestants réfutaient les calomnies des Jésuites; mais les Jésuites revenaient à la charge, et, en fin de compte, ils réussirent à couvrir de haine et de mépris les ministres de la religion réformée[140].

Cette lutte, commencée sous le règne d'Étienne Batory, ne fit que s'envenimer sous le règne de Sigismond III, qui était entièrement dévoué aux Jésuites. Les écoles et les colléges ouverts par cet ordre devinrent l'instrument le plus énergique des conversions; l'instruction y était gratuite, et on y admettait, on cherchait même à y attirer les élèves protestants et ceux qui appartenaient à l'Église grecque. Ce libéralisme apparent gagna aux Jésuites un grand nombre de partisans, même parmi les adversaires de Rome, et, comme on voyait beaucoup de jeunes gens qui avaient pu terminer leurs études chez les Jésuites sans abandonner leur religion, les Protestants et les Grecs ne faisaient aucune difficulté d'envoyer leurs enfants dans ces colléges, qui étaient établis sur tous les points du pays, tandis que les écoles protestantes se trouvaient fort éloignées. Les Protestants possédaient cependant d'excellentes écoles où l'éducation était supérieure à celle des Jésuites; mais comme ces établissements n'étaient soutenus que par des contributions volontaires, ils ne pouvaient lutter contre leurs concurrents, qui jouissaient de riches dotations. La plupart de ceux qui étaient entretenus par la libéralité des grandes familles protestantes, cessèrent d'exister ou furent convertis en écoles catholiques, dès que leurs patrons furent rentrés dans le sein de la vieille Église. Les Jésuites apportaient le plus grand soin à rattacher leurs élèves à leur ordre, en les traitant avec une extrême douceur, en les patronnant dans toutes les carrières, en les maintenant le plus long-temps possible sous leur tutelle, afin de bien connaître leurs dispositions et de s'en servir dans l'intérêt de leurs desseins[141]. Les élèves protestants devinrent ainsi l'objet de l'attention particulière des Jésuites qui, maîtres de l'esprit des enfants, pouvaient exercer sur les parents une influence plus efficace. D'une part, les Jésuites persécutaient très activement les ministres et les écrivains de l'Église réformée; d'autre part, ils employaient tous les moyens de séduction à l'égard des laïques, et notamment des hommes riches et haut placés, auxquels ils prodiguaient les bons procédés et les services. Ils entreprirent alors de convertir les familles, ou au moins quelques-uns de leurs membres, en ébranlant leur foi par la subtilité des arguments, puis en leur présentant les faveurs royales et tous les avantages temporels comme prix de leur retour à la religion catholique. En outre, ils s'entremettaient dans les mariages, et tâchaient d'unir les Protestants influents avec de jeunes filles catholiques, belles, riches et entièrement dévouées à leur ordre. Cette politique fut couronnée d'un plein succès; car si les dames catholiques ne réussissaient pas toujours à convertir leurs maris, elles obtenaient au moins que leurs enfants fussent élevés dans la foi catholique, et ce fut ainsi que beaucoup de familles protestantes revinrent à l'Église romaine. Le zèle des Jésuites a souvent entraîné les conséquences les plus déplorables au sein des familles, où s'introduisaient les divisions de sectes et de cultes. Tel qui avait jusqu'alors résisté à toute séduction, se laissait gagner par les conseils affectueux, par l'insistance, par le désespoir d'un parent soumis à l'influence des Jésuites, et ces prédications du foyer domestique étaient plus puissantes que les plus forts raisonnements. On sait bien, d'ailleurs, que l'Église de Rome a fait plus de prosélytes en parlant à l'imagination et au cœur qu'en s'attaquant à la raison.

Je ne puis passer sous silence le fait suivant, qui caractérise parfaitement la politique des Jésuites. Dans une émeute, à Vilna, le fils d'un noble protestant nommé Lenczyçki, enfant de quinze ans, se précipita au milieu de la populace furieuse, qui criait: «Mort aux hérétiques!» et se déclara hardiment Protestant et prêt à mourir pour sa foi. Les Jésuites furent frappés d'admiration. Non-seulement ils protégèrent le jeune homme, mais encore ils l'accablèrent de caresses et le rendirent sain et sauf à ses parents. Ils réussirent ensuite à le convertir et à en faire l'un des membres les plus distingués de leur ordre.

Les Jésuites polonais comptèrent dans leurs rangs plusieurs hommes de talent, tels que Casimir Sarbiewski, ou Sarbievius, le premier poète latin des temps modernes[142]; Smigleçki ou Smiglecius, dont le traité sur la logique, adopté dans différentes écoles, fut réimprimé à Oxford en 1658. Mais leur système d'éducation était plus propre à arrêter qu'à développer les progrès des élèves; car ils suivirent en Pologne la méthode qu'ils avaient appliquée en Bohême, où, selon la remarque de Pelzel, «ils se contentèrent de donner à leurs disciples les écailles du savoir, tandis qu'ils gardèrent l'huître pour eux.» Les déplorables effets de ces vices d'éducation ne tardèrent pas à se révéler. À la fin du règne de Sigismond III, alors que les Jésuites s'étaient emparés presque exclusivement de la direction des écoles publiques, la littérature nationale avait décliné avec une rapidité égale à celle de ses progrès pendant le siècle précédent. La Pologne qui, depuis la moitié du XVIe siècle jusqu'à la fin du règne de Sigismond III (1632), avait produit une foule d'ouvrages remarquables en langue polonaise comme en langue latine, ne put citer qu'un très petit nombre d'écrits remarquables composés depuis cette époque jusqu'à la seconde partie du XVIIIe siècle. Le mélange de locutions latines avec la langue polonaise, dit macaronisme, créa un style barbare qui déshonora, pendant plus d'un siècle, la littérature nationale.

Comme le but des Jésuites était surtout de combattre les Anti-papistes, le principal objet de leur enseignement se rattachait à la polémique religieuse; en sorte que leurs élèves les plus distingués, au lieu d'acquérir de solides connaissances qui les eussent rendus utiles au pays, perdaient leur temps à étudier les vaines subtilités de la dialectique. Les disciples de Loyola savaient bien que, de toutes les faiblesses humaines, la vanité est celle qui offre le plus de prise, et ils étaient aussi prodigues de louanges pour leurs partisans que prodigues d'injures pour leurs adversaires. Ils accablèrent de flatteries les bienfaiteurs de leur ordre, et le style de leurs panégyriques enthousiastes atteste la décadence complète du goût et du sentiment littéraire chez un peuple qui pouvait applaudir à de tels écrits. Les œuvres classiques du XVIe siècle ne furent point réimprimées, tant que domina l'influence des Jésuites. Les hommes distingués du règne de Sigismond III, les Zamoyski, les Sapiéha, les Zolkiewski, ainsi que les principaux écrivains de cette époque, furent élevés à d'autres écoles; car les Jésuites resserraient l'horizon des intelligences, et les hommes exceptionnels qui s'élevèrent au-dessus du niveau commun épuisèrent vainement leurs efforts à lutter contre l'ignorance et les préjugés populaires. Il n'y avait plus ni notions de droit, ni sentiment d'égalité civile, le temps des castes et des priviléges était revenu, les paysans étaient partout soumis à la plus dégradante servitude.

Les Jésuites ont été souvent accusés de favoriser le relâchement des mœurs, et, en effet, un grand nombre de leurs écrits tendent à affaiblir les principes de la morale. Cependant, je le déclare sincèrement, cette accusation ne doit pas atteindre les Jésuites polonais. Cet ordre fit reculer l'intelligence de la nation; il n'enseigna qu'un mauvais latin, il se montra plein de préjugés, il fut violent et querelleur; mais il faut reconnaître que ses mœurs étaient pures et que, sous son influence, le foyer domestique présenta l'image des vertus patriarcales. S'il y a eu des Jésuites qui ont défendu certains principes d'une moralité plus que douteuse, il ne faut point les chercher parmi les Jésuites polonais.

Après avoir rompu en quelque sorte les rangs du Protestantisme, les Jésuites se disposèrent à soumettre à la domination de Rome l'Église grecque de Pologne, qui comprenait environ la moitié de la population, et dont les adhérents habitaient principalement les territoires annexés à la Pologne pendant le cours du XIVe siècle. Je décrirai ailleurs l'établissement de l'Église grecque parmi les populations slaves (ou russes). Je me bornerai dès à présent à rappeler que la principauté de Halitch (aujourd'hui la Gallicie) fut réunie à la Pologne en 1340, lorsque le roi Casimir le Grand fit valoir ses droits d'héritage après l'extinction de la famille régnante de Halitch. Casimir assura à son pays cette importante acquisition de territoire en confirmant les anciens droits et priviléges des habitants, et en accordant à ses nouveaux sujets toutes les libertés polonaises. Toutefois, ce fut en 1386, lors de son union avec la Lithuanie[143], que la Pologne vit s'accroître chez elle le chiffre des adhérents à l'Église grecque. La manière dont les souverains de la Lithuanie établirent leur autorité sur ce pays, mérite d'être signalée, et elle est, je crois, unique dans l'histoire.

Les Lithuaniens ou Lettoniens, forment une race à part, complètement distincte des races slave et teutonne. Leur langue se rapproche plus du sanskrit qu'aucun autre idiome de l'Europe[144]. Depuis un temps immémorial, ils habitaient les côtes de la Baltique, depuis les Bouches de la Vistule à l'Est, jusqu'aux rives de la Narva, et s'étendaient au loin dans le Sud. Ils se divisaient en Prussiens, Lettoniens ou Livoniens, et Lithuaniens, et ne différaient les uns des autres que par de légères variantes de dialecte. La conquête et la conversion des Prussiens furent tentées par les rois polonais pendant les XIe et XIIe siècles, mais elles ne furent définitivement accomplies qu'au XIIIe siècle. L'Ordre teutonique des chevaliers hospitaliers, acheva la soumission complète des Prussiens, tandis qu'un autre Ordre, celui des chevaliers Porte-Glaive, fit subir le même sort à la Livonie. Quant aux Lithuaniens, ils réussirent non-seulement à conserver leur indépendance, mais encore à fonder un puissant empire par la conquête des principautés de la Russie occidentale. Ces principautés, habitées par une population convertie à l'Église grecque, se trouvaient très affaiblies depuis l'invasion des Mongols en 1240, et elles étaient sans cesse exposées aux brigandages de ces barbares. Vers le milieu du XIIIe siècle, les rois lithuaniens les occupèrent en y établissant, comme gouverneurs, des princes de leur famille, qui étaient chargés de protéger les habitants, et qui, peu à peu, adoptèrent la religion du pays. Des troubles extérieurs arrêtèrent, pendant quelque temps, le développement de l'empire lithuanien; mais, vers 1320, après l'avènement de Ghédimine, cet empire fit de grands progrès. Ghédimine, militaire habile et sage politique, s'empara, sans éprouver de résistance, de tout le pays compris entre ses frontières et la mer Noire, et il l'organisa à la manière féodale, soit en remettant le gouvernement de certaines principautés à ses fils, qui devenaient ainsi ses vassaux, soit en laissant en place les dignitaires qui administraient les provinces au moment de la conquête. Les fils de Ghédimine reçurent tous le baptême et furent admis au sein de l'Église grecque; quelques-uns se marièrent à des princesses dont les familles avaient autrefois régné sur le pays. Ghédimine prit lui-même le titre de grand-duc de Lithuanie et de Russie, et, bien qu'il demeurât fidèle aux pratiques de l'idolâtrie, il fut loyalement servi par ses sujets chrétiens, qui combattirent, sous ses ordres, contre leurs propres coreligionnaires. Le dialecte de la Russie-Blanche fut adopté pour les transactions officielles en Lithuanie, et il ne fut remplacé par la langue polonaise que vers le milieu du XVIIe siècle.

Ghédimine eut pour successeur son fils Olgherd, qui fut baptisé, selon les rites de l'Église grecque, lors de son mariage avec une princesse de Vitepsk. À Kioff et dans d'autres villes russes, ce prince suivait les cérémonies chrétiennes, construisait des églises et des couvents, tandis qu'à Vilna, capitale de la Lithuanie, il se prosternait devant les idoles et adorait le feu sacré. On assure qu'il mourut en chrétien; mais son corps fut brûlé selon les rites du Paganisme. Quelques-uns de ses fils furent baptisés et élevés au sein de l'Église grecque; quant à Jagellon, qui lui succéda sur le trône, il reçut une éducation païenne; il se convertit toutefois aux doctrines de l'Église d'Occident, en 1386, lorsqu'il épousa Hedwige, reine de Pologne. Il entraîna en même temps la conversion des idolâtres lithuaniens[145]; les partisans de l'Église grecque demeurèrent d'ailleurs fidèles à leur foi.

Les archevêques de Kioff, métropolitains des églises russes, transportèrent leur résidence à Vladimir sur la Kliazma, vers le milieu du XIIIe siècle; ils se rendirent ensuite à Moscou, d'où leur juridiction spirituelle s'étendait sur toutes les églises des États lithuaniens; mais, en 1415, le grand-duc Vitold fit nommer un archevêque de Kioff, qu'il rendit indépendant de celui de Moscou. Malgré les efforts de plusieurs prélats, les Églises de la Lithuanie n'accédèrent point à l'Union conclue en 1438, à Florence, entre les Églises d'Orient et d'Occident. Les églises de Halitch, principauté réunie à la Pologne en 1340, reconnurent pour leur métropolitain l'archevêque de Kioff, qui, lui-même, avait reçu son investiture du patriarche de Constantinople. L'Église grecque de Pologne possédait aussi une hiérarchie complète et un grand nombre de couvents richement dotés. Les évêques étaient nommés par les nobles, confirmés par le roi et sacrés par l'archevêque. Les dignitaires appartenaient, en général, à la noblesse, et comptaient dans leurs rangs un grand nombre d'hommes de mérite qui avaient fait leurs études dans les Universités étrangères ou à Cracovie. J'ai déjà dit que la plupart des grandes familles de la Lithuanie appartenaient à l'Église grecque; je citerai, entre autres, les princes Czartoryski, Sanguszko, Wiszniowiecki, Ostrogski, etc. Les membres de l'Église grecque, en Pologne, servirent leur pays avec une loyauté égale à celle des Catholiques romains. Ils remplirent les emplois les plus élevés. La plus grande victoire que les Polonais eussent jamais remportée sur les Moscovites (celle d'Orscha, en 1515), fut gagnée par le prince Constantin Ostrogski, sectateur de la foi grecque et très hostile à toute union avec Rome.

Telle était la situation de l'Église grecque en Pologne, lorsque les Jésuites entreprirent de soumettre ce pays à la suprématie de Rome. Ils publièrent d'abord de nombreux écrits en faveur de l'union de Florence, et cherchèrent à gagner à leur cause les membres les plus influents du clergé grec, en leur faisant espérer que leurs évêques auraient place au sénat, à côté des évêques de l'Église catholique. Ils n'essayèrent pas de convertir les élèves appartenant à l'Église grecque, qui fréquentaient leurs écoles; ils s'appliquèrent seulement à leur faire partager leurs idées, relativement à l'Union avec Rome, espérant que, ce premier pas fait, ils pourraient, plus tard, arriver facilement à leurs fins. Les Jésuites ont été souvent accusés de prendre, en quelque sorte, le masque d'une religion opposée à la leur, dans le seul but de la détruire; cette tactique n'a jamais été aussi manifeste que dans les incidents qui se rapportent à l'histoire de l'Église de Pologne. Le personnage choisi par les Jésuites pour jouer le principal rôle dans cette triste comédie fut un noble lithuanien, Michel Rahoza, qui avait été élevé dans leurs écoles et qu'ils parvinrent à faire nommer archevêque de Kioff par le roi Sigismond III. Cette nomination était contraire à l'usage établi; l'archevêque devait être nommé par les nobles de son Église, et confirmé seulement par le roi. Rahoza obéissait aveuglément aux Jésuites, qui lui adressèrent une instruction écrite sur les moyens de détruire le parti hostile à l'Église de Rome, tout en paraissant être attaché à ce même parti. Ce document remarquable, qui jette un grand jour sur la politique des Jésuites, a été imprimé dans l'ouvrage de Lukaszewicz; je crois devoir, dans la note ci-dessous[146], en donner la traduction littérale en conservant les expressions latines qui s'y trouvent mêlées au polonais. C'est assurément une pièce diplomatique des plus curieuses; on y exalte le zèle et les talents du prélat; on fait briller à ses yeux la perspective des plus hautes dignités, et on lui enseigne un système de mensonge et de fraude qui doit le conduire au succès.

Dès que le terrain fut ainsi préparé, l'archevêque de Kioff convoqua en 1590, à Brestz (Lithuanie), une réunion de son clergé, auquel il représenta la nécessité et les avantages d'une alliance avec Rome; il valait bien mieux, disait-il, obéir au chef de l'Église d'Occident, à une autorité entourée de prestige, reconnue par les hommes les plus éminents et respectée par les nations les plus puissantes du monde civilisé, que d'être soumis au patriarche de Constantinople, à l'esclave d'un roi infidèle, au chef d'une Église ignorante et superstitieuse.—Le projet de l'archevêque fut très chaudement accueilli par le clergé; mais il rencontra une forte opposition parmi les laïques. En 1594, on réunit dans la même ville un autre synode auquel assistèrent plusieurs évêques catholiques, et l'archevêque et quelques évêques signèrent leur consentement d'adhésion à l'Union conclue à Florence en 1438; ils admirent ainsi le Filioque (pour la filiation du Saint-Esprit), le purgatoire et la suprématie du pape; ils conservaient la langue slave pour la célébration du service divin, ainsi que le rite et la discipline de l'Église d'Orient. Une députation se rendit à Rome pour annoncer au pape Clément VIII ce grave évènement. En 1596, le roi ordonna la convocation d'un synode pour procéder à la publication et à la mise en vigueur de l'Union. Ce synode s'assembla à Brestz, et l'archevêque de Kioff, ainsi que les prélats qui avaient souscrit à l'Union, firent une solennelle proclamation de cet acte, remercièrent le Tout-Puissant et excommunièrent leurs adversaires. Cependant la majorité des laïques, ayant à leur tête le prince Ostrogski, palatin de Kioff, et les évêques de Léopol et de Premysl, se déclarèrent contre l'Union, et dans une nombreuse assemblée, convoquée par le prince, ils excommunièrent, à leur tour, les évêques qui l'avaient proclamée. Dès ce moment, le parti de l'Union, soutenu par le roi et les Jésuites, ouvrit la persécution contre ses adversaires, auxquels il enleva ses couvents et ses églises. Il était dirigé par Rudzki, élève des Jésuites, qui, ayant abjuré le Protestantisme, avait remplacé Rahoza sur le siége métropolitain. L'évêque de Polotzk, Josaphat Koncewicz, prélat irréprochable dans ses mœurs, mais très intolérant dans son zèle, rencontra, dans son diocèse, une vive opposition qu'il tenta de réprimer avec un tel excès de violence, que les Catholiques eux-mêmes en furent effrayés. Le prince Léon Sapiéha, chancelier de Lithuanie, l'un des hommes les plus remarquables que ce pays ait produits, lui fit observer, en termes très énergiques, combien sa conduite était à la fois impolitique et contraire aux principes chrétiens. Sa lettre, dont je publie en note la traduction[147], décrit exactement l'intolérance du parti catholique et sa funeste influence sur le pays. Mais déjà les Jésuites étaient assez puissants pour combattre l'effet de toutes ces remontrances. Koncewicz persista dans la voie des persécutions, et le 12 juillet 1623, les habitants de Vitepsk, indignés, se soulevèrent et tuèrent le prélat, qui fut canonisé en 1643. Ce crime fut sévèrement puni.

Parmi les résultats politiques de l'Union, le plus déplorable fut, sans contredit, le mécontentement des Cosaques de l'Ukraine, qui étaient très sincèrement dévoués aux doctrines de l'Église d'Orient. Ces Cosaques formaient une nombreuse armée, fortement aguerrie par ses luttes constantes avec les Turcs et les Tartares. Organisés en troupes régulières par Étienne Batory, ils servaient loyalement la Pologne, qu'ils défendaient, non-seulement contre les Mahométans, mais encore contre les Moscovites, leurs propres coreligionnaires. Il était donc aussi impolitique qu'injuste de diriger contre l'Église d'Orient une persécution qui devait la rendre hostile. On voulut les entraîner dans l'Union, et il y eut parmi eux quelques révoltes partielles qui furent aisément apaisées, grâce à la popularité dont jouissaient le prince Vladislav, fils aîné du roi, et le commandant en chef Pierre Konaszewicz. Ce dernier rendit à son pays d'immenses services pendant les guerres de Turquie et de Russie; mais il était aussi fidèlement attaché à l'Église d'Orient qu'à la Pologne. Ce fut sous sa protection que le parti hostile à l'Union s'assembla à Kioff dans un synode où furent élus un archevêque et plusieurs évêques pour remplacer ceux qui avaient accepté cet acte; ces nouveaux prélats furent sacrés par Théophile, patriarche de Jérusalem, qui s'était arrêté à Kioff à son retour de Moscou.

L'Union divisa ainsi l'Église de Pologne en deux camps hostiles, et l'anarchie religieuse engendra bientôt l'anarchie politique. Mais je dois maintenant revenir à l'histoire du Protestantisme.

CHAPITRE XI.
POLOGNE.
(Suite.)

Succès déplorable des efforts de Sigismond pour renverser la cause du Protestantisme en Pologne. — Conséquences funestes de sa politique, malgré les services rendus au pays par d'illustres patriotes. — Potoçki. — Zamoyski le Grand. — Christophe Radziwill. — Fâcheux effet de l'administration de Sigismond sur les relations extérieures de la Pologne. — Règne de Wladislav IV et impuissance de ses efforts pour détruire l'influence des Jésuites.

L'Union conclue à Brestz, repoussée par une notable partie de la noblesse et du clergé, mal accueillie par la grande majorité des masses, trouva cependant accès auprès de beaucoup de riches familles et d'ecclésiastiques influents; et cette adhésion, fortifiant le parti des Jésuites, lui souffla l'audace d'agir avec plus de violence contre les Protestants, en joignant la persécution aux moyens de séduction. Les lois du pays ne fournissant aucune arme qui permît aux autorités d'opprimer les Anti-Papistes, les Jésuites atteignirent le même but, en se servant de la chaire et du confessionnal pour exciter les classes inférieures à des actes de violence contre les écoles et les temples protestants, sans épargner la personne des Pasteurs, et en couvrant ces crimes du voile de l'impunité assurée à leurs intrigues. Le roi Sigismond III, avons-nous dit, s'était plu, dans le cours de son règne, à conférer les plus hautes dignités de la couronne aux créatures du parti jésuitique. Les tribunaux se composaient de magistrats électifs, et il était facile aux Jésuites de n'ouvrir les portes du sanctuaire qu'aux personnes dévouées à leurs intérêts. La direction presque exclusive qu'ils s'étaient arrogée de l'éducation des nobles, la classe dominante de la nation, mettait à leur dévotion les générations élevées dans leurs écoles, et leur donnait une influence immense dans l'administration de la justice, sur toute l'étendue du territoire. Aussi n'y avait-il pas lieu de s'étonner que les auteurs des plus violentes agressions contre les Protestants obtinssent l'impunité devant de semblables tribunaux, qui acquittaient les coupables en recourant, au besoin, aux subtilités juridiques, telles qu'une nullité d'enquête, etc.; ou, quand le délit était par trop flagrant, on procurait aux criminels le moyen d'échapper, par la fuite, aux conséquences de l'arrêt que les juges se voyaient forcés de prononcer contre les accusés. En beaucoup de cas, les coupables restaient à l'abri du châtiment, grâce à l'intimidation qui paralysait les poursuites judiciaires, et à la conviction dans laquelle on était, que toute mesure de ce genre ne servirait qu'à constituer la victime en frais, sans autre résultat pour elle. Les Protestants avaient vu leurs temples menacés de destruction, la sépulture de leurs coreligionnaires troublée par les plus sacriléges attentats à la mort, et leurs ministres odieusement traités, même avant l'avènement de Sigismond III; mais ces tentatives avaient rencontré presque toujours une juste répression. Sous le règne de ce monarque, cependant, une guerre de parti, fomentée dans la lie du peuple, éclata contre les Réformés, à l'instigation des Jésuites et de leurs instruments. En 1591, la populace signala son entrée en campagne par l'incendie de l'église protestante de Cracovie, sous la conduite de quelques étudiants de l'Université[148]. Ce crime demeura impuni, et, pour prévenir le retour d'une semblable catastrophe, les Protestants transférèrent le siége de leur culte dans un village voisin de Cracovie, où ils ne se virent pas toujours à l'abri des attaques du fanatisme. Ces agressions réitérées, jointes aux insultes personnelles et aux actes de violence auxquels ces citoyens étaient fréquemment en butte, décidèrent un grand nombre d'entre eux à émigrer de cette ville, qui vit ainsi décroître sa prospérité. Les temples de Posen, Vilna et autres villes, furent détruits de la même manière, les sépultures violées, et les ministres de la religion accablés de mauvais traitements. De fréquents attentats à la propriété privée venaient encore ajouter aux griefs des Protestants; mais l'influence du clergé catholique leur interdisait tout recours utile en justice. Le chevet des mourants était assailli, dans l'espoir de leur arracher un mot ou un signe qui montrât qu'ils avaient abjuré leur croyance avant de mourir. On voyait les plus proches parents, le père ou la mère, l'enfant lui-même, entreprendre de troubler l'agonie des siens; zèle inconsidéré! plus propre à jeter le doute et les ténèbres dans leur esprit, qu'à les préparer à faire face à ce moment solennel, comme il convient à un vrai chrétien[149]. Les Protestants essayèrent en vain à résister. Ils projetèrent, peu de temps après l'avènement de Sigismond III, de fonder à Vilna une Université, rivale de celle des Jésuites; mais leur plan fut traversé par une ordonnance du roi et par l'influence du clergé. Les rangs des Protestants s'éclaircissaient, de jour en jour, au profit de l'Église de Rome, dont nous avons dépeint l'infatigable séduction; et la persécution croissait en raison de l'affaiblissement de leurs forces. Le seul moyen de faire face à l'orage eût été une étroite union entre tous les Anti-Papistes du pays; mais, hélas! l'esprit de division l'emporta, et l'alliance de Sandomir, après d'impuissants efforts pour la maintenir, fut définitivement dissoute par les Luthériens. Une assemblée fut convoquée à Vilna, en 1599, pour y délibérer d'un pacte d'alliance entre les Protestants et l'Église grecque, sans que cette tentative fût plus heureuse que les précédentes. Une association de défense mutuelle se conclut cependant à cette époque, mais elle resta sur le papier, sans produire aucun résultat.

Vers la fin du long règne de Sigismond III (1587-1632), le Protestantisme pouvait être considéré comme abattu, bien qu'il comptât encore beaucoup de sectateurs parmi lesquels les grandes familles du pays revendiquent des noms illustres: des Leszczynski, des rejetons de la souche des Radziwill, etc. Jean Potoçki, palatin de Braçlaw, offrit, en dépit des séductions royales les plus pressantes, un rare et noble exemple de fidélité à la religion de l'Évangile. Et nous sommes heureux de pouvoir dire que la famille distinguée dont il a fondé en réalité la brillante fortune, est encore en possession de la plus grande partie de ses vastes domaines, et compte, dans son sein, plusieurs membres qui portent dignement l'illustration de leur race.

Jean Potoçki naquit d'une famille déjà riche et considérable, et fut élevé dans la religion protestante. Il se distingua par ses services militaires sous Étienne Batory et sous le règne de Sigismond III; et ce fut entièrement aux exploits et à l'habileté de ce guerrier, que ce dernier roi dut la déroute des mécontents à la bataille de Gouzow, en 1608. Il s'était joint aux troupes royales à la tête d'une force importante, levée à ses frais avec le concours des siens; en récompense de ses services, le roi lui conféra, avec de vastes domaines, la dignité de palatin de Braçlaw. Les plus hautes dignités de la couronne attendaient Potoçki, s'il eût consenti à trahir sa religion pour la faveur royale; mais il était digne de ce héros de ne devoir sa fortune qu'à l'éclat de ses services. Il commandait l'armée polonaise au siége de Smolensk, où il mourut en 1611, à l'âge de cinquante-six ans. La ville fut prise peu de temps après sa mort par son frère Jacques, qui lui avait succédé dans le commandement de l'armée, mais dont l'abjuration avait affligé l'Église au sein de laquelle ses frères et lui avaient été nourris depuis le berceau. Jean Potoçki ne laissa pas d'enfants, et ses biens passèrent à son neveu Stanislas, qui devint plus tard un guerrier renommé. Converti à la foi catholique, ce dernier ferma l'Académie protestante fondée par son oncle, et transforma ses bâtiments en écurie, ainsi que le rapporte avec joie un écrivain des Jésuites du nom de Niesieçki. Il y eut d'autres branches de la même famille qui restèrent fidèles au Protestantisme; car ce même auteur, qui écrivait il y a cent ans environ, dit que l'hérésie, dont cette illustre famille avait été infectée, ne s'éteignit que de son temps[150].

Une particularité bien remarquable de l'histoire de Sigismond, au milieu des succès sans nombre qu'il obtint dans la conversion de ses sujets, est l'impuissance de ses efforts pour ébranler la foi évangélique de sa propre sœur, la princesse Anne, qu'il tenait en grande et affectueuse estime. Puffendorf, dans son histoire de Suède, rapporte que lorsque la mère de cette jeune princesse, Catherine Jagellon, se vit sur son lit de mort, elle fut si troublée par la crainte du purgatoire, que son confesseur, le jésuite Warszewiçki (célèbre auteur), eut pitié de l'agonie de son âme, et lui dit que le purgatoire n'était qu'une fable inventée pour le vulgaire. Ces paroles furent entendues par la princesse Anne, qui se tenait derrière le rideau du lit de sa mère, et la décidèrent à méditer les Écritures et plus tard à embrasser la religion protestante.

Le triomphe écrasant de Sigismond III sur le parti anti-catholique de Pologne, si puissant au moment de son avènement, fut cependant acheté au prix des plus chers intérêts du pays, dont ce prince était toujours prêt à faire le plus complet sacrifice, quand les Jésuites, ses conseillers ordinaires, le réclamaient au nom de leur Église en général, ou de leur ordre en particulier. Nous avons décrit plus haut l'empire absolu qu'ils exercèrent sur l'esprit du roi Sigismond; mais leur funeste influence fut long-temps balancée par Zamoyski, à qui notre histoire a décerné le titre de Grand, et qui, réunissant en sa personne, avec un ardent patriotisme, les qualités supérieures de l'homme d'État, du guerrier et de l'écrivain, exerça une influence immense sur ses concitoyens[151]. Il était né Protestant, mais rebuté, selon toute apparence, par les divisions qui régnaient au sein du Protestantisme, et s'attendant probablement, comme beaucoup de patriotes éclairés, à une réforme de l'Église nationale, il s'unit à cette Église, mais il n'en resta pas moins toute sa vie l'un des plus ardents défenseurs de la liberté religieuse. Il avait coutume de dire que, bien qu'il fût prêt à donner la moitié de sa vie pour convertir ses concitoyens à sa foi, il la sacrifierait tout entière, plutôt que de souffrir qu'aucun d'eux fût persécuté à cause de ses croyances. Sigismond, qui devait en partie sa couronne aux efforts de ce puissant magnat, était forcé d'accueillir ses avis avec déférence; mais son influence auprès du roi baissait en raison de l'empire croissant des Jésuites. Zamoyski prit le monarque à partie, au sein d'une diète assemblée, et lui reprocha, dans un langage sévère, l'abandon de ses devoirs de souverain. Il fût parvenu sans doute à opposer une digue infranchissable à l'envahissement du mal; malheureusement pour la Pologne, il mourut peu de temps après, et les choses allèrent de mal en pis, jusqu'à l'explosion d'une guerre civile. Cette levée de boucliers se termina par la défaite des adversaires de Sigismond, suivie d'une paix conclue par les efforts de plusieurs patriotes influents; mais rien n'empêcha ce monarque aveugle de courir à l'abîme vers lequel il précipitait la nation. Nous avons décrit plus haut l'influence funeste des Jésuites sur l'éducation nationale, et le mécontentement des sectaires de l'Église d'Orient produit par la même cause. Ces deux circonstances devinrent dans la suite une source de maux incalculables pour la Pologne, et la cause première de la décadence et de la chute de ce royaume; mais les déplorables effets de cette influence sur les affaires étrangères de ce pays, se firent sentir pendant le règne de Sigismond lui-même. C'est ainsi qu'il perdit son sceptre héréditaire de Suède, pour avoir voulu y rétablir le Catholicisme, et qu'il suscita à la Pologne une guerre avec cette puissance, qui s'offrait naturellement comme sa première alliée, la couronne des deux pays reposant sur la même tête. La Livonie, riche province particulièrement importante par ses ports de mer, qui s'était soumise à la Pologne sous Sigismond-Auguste, et dont la population était protestante, fut perdue par l'inconcevable bigoterie de ce monarque. Un violent mécontentement s'était manifesté parmi ses habitants, lors de l'installation des Jésuites à Riga sous Étienne Batory, et cette circonstance en avait rendu la conquête aisée à la Suède. Elle eût été sauvée cependant par le prince Christophe Radziwill, qui la défendit vaillamment contre les armes suédoises, et raffermit par son influence la fidélité ébranlée de sa population. Mais Sigismond et ses misérables conseillers, qui détestaient dans Radziwill le Protestant fervent, refusèrent de lui envoyer tout secours[152]. Ainsi, pour enlever à un sujet protestant l'occasion de se distinguer, fût-ce même contre une nation protestante, une province importante fut sacrifiée. Un fait analogue se produisit dans la Prusse polonaise, où plusieurs villes, irritées des entreprises continuelles des Jésuites contre leur liberté religieuse, opposèrent à peine une ombre de résistance à Gustave-Adolphe, malgré le concours des circonstances qui semblaient mettre obstacle à l'ambition de ce souverain. Le héros polonais Zolkiewski avait su, dans une assemblée des grands de Moscovie, en 1612, faire tomber le sceptre de la maison éteinte de Rurik aux mains de Vladislav, fils de Sigismond; mais ce monarque entêté perdit ce vaste empire pour la Pologne, en se refusant à exécuter le traité conclu à cet effet par Zolkiewski, et en essayant à ceindre pour son propre compte la couronne moscovite. Ses faiblesses trop connues au profit de la Société de Jésus, et son ardeur de prosélytisme, poussèrent les Moscovites à une résistance désespérée contre l'alliance qu'ils avaient précédemment recherchée. L'influence de ses conseillers en Loyola asservissait son gouvernement à la politique de l'Autriche, à laquelle il sacrifiait, en toutes circonstances, la grandeur et la liberté de son royaume. Ainsi, quand la Bohême se leva pour défendre ses libertés politiques et religieuses contre la maison d'Autriche, au lieu de suivre l'exemple de Casimir Jagellon et de soutenir cette nation amie contre une injuste oppression, il fit intervenir en Hongrie, sans le consentement de la diète, exigé en cas de guerre par la constitution, un corps considérable de Cosaques, qui contribua puissamment à arrêter les progrès de Bethlem Gabor, prince de Transylvanie. Ayant, en outre, irrité le sultan par cette violation de neutralité, il s'attira une guerre avec la Turquie, aussi peu nécessaire que funeste aux intérêts de la Pologne. Tout compte fait, ces calamités l'emportent de beaucoup sur l'avantage d'avoir conquis quelques provinces moscovites, perdues en un quart de siècle après sa mort.

Protestant, nous serions peut-être suspect d'exagérer la désastreuse influence de la réaction catholique sur les destinées de notre pays; mais il s'agit d'un fait consacré par l'impartialité de l'histoire et proclamé par un auteur contemporain d'un mérite avoué, évêque catholique lui-même (Piaseçki), qui déclara, en termes formels, que c'est par l'influence exclusive des Jésuites[153] que Sigismond III appela d'éternels malheurs sur le royaume que l'élection lui avait livré.

À ce faible prince succéda son fils aîné, Vladislav IV, jeune monarque d'un esprit droit et généreux. Ses lumières et son expérience des maux causés par la piété ignorante de son père, lui inspirèrent une aversion si profonde contre les Jésuites, qu'aucun membre de cette société ne fut admis à sa cour. Sa nature bienveillante répugnait à la persécution. Le mérite personnel avait seul droit à ses faveurs, et le guidait dans le choix des dignitaires de l'État sans égard à leur conviction religieuse. Ses efforts pour opposer une digue au flot toujours montant de la persécution, ne purent triompher cependant de l'esprit d'intolérance que les Jésuites avaient répandu au loin, surtout au sein de la noblesse inférieure et nombreuse, formée dans leurs écoles. Bien qu'il fût parvenu à réprimer les émeutes populaires suscitées contre les Protestants, il resta impuissant en face de deux grands actes de persécution légale, l'abolition du temple et du collége protestants de Vilna, en 1640, et celle de la célèbre école des Sociniens; mesures de rigueur ordonnées par les diètes, sous prétexte d'injures adressées aux statues des saints par les élèves de ces établissements. Vladislav fit de grands efforts pour calmer l'irritation produite au sein des populations de l'Ukraine[154], par les tentatives qui avaient été faites pour leur imposer l'Union avec Rome. Il confirma la hiérarchie adoptée par les partisans de l'Église indépendante, qui se retrempa dans la célèbre Académie fondée à Kioff par Pierre Mohila, prélat d'un noble caractère, de haute naissance et de grand savoir[155]. La mort de ce souverain, qui sut enchaîner, par un mérite tout personnel, les aveugles passions du fanatisme évoqué sous le règne de son père, leur donna de nouveau libre carrière et appela sur la Pologne les terribles calamités au récit desquelles nous consacrerons le chapitre suivant.

CHAPITRE XII.
POLOGNE.
(Suite.)

Règne de Jean-Casimir. — Révolte des Cosaques. — Le bigotisme des évêques catholiques s'oppose à toute réconciliation avec eux. — Invasion et expulsion des Sociniens. — Règne de Jean Sobieski. — Pillage et destruction du temple protestant de Vilna, à l'instigation des Jésuites. — Meurtre juridique de Lyszczynski. — Élection et règne d'Auguste II. — Première disposition légale contre la liberté religieuse des Protestants, obtenue par surprise sous l'influence de la Russie. — Protestation des patriotes catholiques contre cette mesure. — Nobles efforts de Leduchowski pour défendre les droits de ses concitoyens protestants, menacés par les intrigues de l'évêque Szaniawski. — Meurtre juridique de Thorn. — Réflexions sur cet évènement. — Lettre pastorale de l'évêque Szaniawski aux Protestants. — Les représentations des puissances étrangères, en faveur des Protestants polonais, ne servent qu'à rendre la persécution plus violente contre eux. — Ils sont privés des droits politiques. — Situation malheureuse des Protestants polonais sous le règne d'Auguste III. — Généreuse conduite du cardinal Lipski.

Vladislav IV eut pour successeur son frère, Jean-Casimir, Jésuite et cardinal, que le pape avait relevé de ses vœux lors de son élection au trône. L'esprit de tolérance du dernier règne ne pouvait trouver son compte à ces précédents, bien que la piété du nouveau monarque fût loin de l'aveuglement de son père. Vladislav avait à peine fermé les yeux, qu'une révolte terrible s'alluma dans l'Ukraine, appuyée par des hordes de paysans, sectaires de l'Église grecque. La Pologne se trouvait sans défense contre l'irruption d'un pareil fléau, quand les insurgés, ayant à leur tête Chmielniçki, noble polonais de la religion grecque, homme d'énergie et de talents supérieurs, s'avancèrent en flots pressés et irrésistibles. Le roi, qui marchait à leur rencontre avec des forces insuffisantes, se vit assiégé par eux dans son camp fortifié. Sa perte semblait inévitable; mais Chmielniçki et les principaux chefs de Cosaques s'arrêtèrent sur le bord de l'abîme vers lequel ils précipitaient leur patrie, la voix du patriotisme s'éleva dans leurs cœurs et imposa silence au fanatisme haineux et aux mauvaises passions qui marchent à sa suite. La concorde fut le résultat de cet heureux retour. Chmielniçki, qui avait assiégé son souverain, lui rendit fidèlement l'hommage d'un homme-lige, implora son pardon en fléchissant le genou, et reçut du roi la nomination de hetman ou général des Cosaques, dont les droits politiques et religieux furent confirmés en cette circonstance. Le traité intervenu entre les parties belligérantes, stipulait expressément que l'archevêque de Kioff, métropolitain de l'Église grecque de Pologne, aurait un siége dans le sénat. Cette condition, demandée par les Cosaques, était non-seulement juste, car le représentant d'une Église qui comptait des provinces entières de sectateurs avait un titre incontestable à siéger au sein de l'Assemblée politique où chaque évêque catholique avait sa place marquée; mais le pays tout entier avait encore le plus haut intérêt à ce que le chef spirituel d'un corps aussi formidable que les Cosaques devînt membre du conseil suprême de l'État, puisque cela ne pouvait que contribuer puissamment à confirmer ces populations guerrières, mais indisciplinées, dans leur fidélité à la couronne de Pologne. Cette combinaison, tout équitable et avantageuse qu'elle fût, échoua devant le fanatisme arrogant des prélats romains; en effet, quand l'archevêque grec de Kioff, Sylvestre Kossowski, dont l'actif patriotisme avait entraîné la pacification de l'Ukraine, entra au sénat pour prendre possession de son siége, les dignitaires catholiques sortirent en groupe de la salle des séances, en déclarant qu'ils ne consentiraient jamais à siéger avec un schismatique. Les remontrances respectueusement adressées aux évêques sur l'injustice de leur conduite et sur les dangers qui en résultaient pour la nation, demeurèrent toutes infructueuses, et cet outrage, par lequel on répondait aux services patriotiques de l'archevêque de Kioff, produisit une violente irritation parmi les Cosaques, qui ne tardèrent pas à se soulever de nouveau. Défaits cette fois, ils s'attachèrent à la fortune du czar de Moscovie, qui vint attaquer la Pologne avec des forces immenses, pendant que Charles-Gustave, roi de Suède, l'envahissait de son côté. Ce dernier monarque, sachant mettre à profit les graves mécontentements que Jean-Casimir avait soulevés en Pologne, s'avança à la tête d'un corps formidable de troupes d'élite. Des bandes de mécontents se joignirent à lui, et il se vit bientôt maître de la plus grande partie du pays. Son génie guerrier, la sévère discipline de son armée et la bienveillance de ses manières lui conquirent en peu de temps une grande popularité parmi les Polonais, et tous les patriotes éclairés, sentant la nécessité d'avoir un monarque capable d'opposer une digue à l'anarchie et aux incursions des barbares, offrirent la couronne à Charles-Gustave, en demandant qu'une diète fût convoquée pour consacrer officiellement son élection. Le choix d'un monarque protestant, du caractère de Charles-Gustave, écrasait d'un seul coup la faction cléricale et dotait le pays d'un gouvernement fort; si l'on considère, en outre, que la Suède, monarchie constitutionnelle, possédait alors, dans le nord de l'Allemagne, de vastes provinces contiguës à la Pologne, l'on ne saurait douter que l'avènement de son roi au trône de ce pays n'eût inauguré, dans l'Europe septentrionale, l'ère d'un grand empire constitutionnel, rival redouté de l'Autriche, et mortel aux envahissements des czars de Moscovie vers l'ouest. Malheureusement, cette combinaison échoua devant l'arrogance que Charles-Gustave, enflé de ses succès, mit dans sa réponse à la députation polonaise chargée de l'inviter à convoquer une diète pour son élection: «Formalité superflue, objecta-t-il, son épée l'ayant déjà fait maître du royaume.» L'insolence de cette réplique irrita violemment la fibre nationale. Le roi de Suède fut abandonné, et ses forces, assaillies de toutes parts, furent chassées du territoire. La paix se rétablit en 1660, par le traité d'Oliva, conclu sous la garantie médiatrice de l'Angleterre, de la France et de la Hollande. Les Protestants eurent plus à souffrir durant ces guerres que le reste des habitants. Dans la Grande-Pologne, on les persécuta pour les maux infligés aux Catholiques par les Suédois[156], tandis que plusieurs de leurs temples et de ceux des Sociniens furent mis en cendres par les Cosaques, qui confondaient Catholiques et Protestants dans leur ressentiment religieux.

Jean-Casimir, qui s'était enfui en Silésie lors de l'invasion suédoise, fut rappelé par la nation, et fit vœu à son retour, sous l'invocation de la Vierge dont il implora la protection pour lui et pour son royaume, de s'appliquer à réprimer les abus qui pesaient sur les classes inférieures, et à convertir, ce qui voulait dire à persécuter, les hérétiques. La première parti de ce vœu, tout digne qu'elle fût des préoccupations d'un Chrétien, resta dans l'oubli. Jean-Casimir crut s'acquitter envers le ciel en réduisant l'hérésie. Le Protestantisme comptait encore un grand nombre d'adhérents, et parmi eux plusieurs familles influentes. Les religionnaires avaient en outre pour eux l'appui intéressé des princes étrangers de leur Église, alliés en ce moment de la Pologne. Le vœu royal ne trouvant dès lors à s'appesantir que sur les Sociniens, un Jésuite, du nom de Karwat, pressa la diète de 1658 de témoigner sa reconnaissance à Dieu par des actes. Cette diète fit une loi qui défendit, sous la sanction la plus sévère, de professer ou de propager le Socinianisme dans les États polonais; la peine de mort menaçait ceux qui passeraient outre ou favoriseraient cette secte en quelque manière que ce fût. On laissait cependant à ceux qui persévéreraient dans leur croyance, un délai de trois ans pour vendre leurs propriétés et réaliser leur avoir. Une entière sûreté leur était promise pendant ce temps, mais on leur interdisait les pratiques de leur culte et toute intervention dans les affaires publiques. Ce décret n'était motivé par aucune considération politique, aussi n'imputait-il pas de trahison aux Sociniens; mais on l'avait entièrement fondé sur des motifs théologiques, et principalement sur ce qu'ils n'admettaient pas la Divinité de Jésus-Christ,—raison assez bizarre chez un peuple qui tolérait les Juifs et admettait les Mahométans à la jouissance des droits civils. Le délai triennal accordé par la diète de 1658, fut réduit à deux ans par celle de 1659, qui décréta que tous les Sociniens qui n'auraient pas embrassé le Catholicisme le 10 juillet 1660, eussent à quitter le pays sous les peines édictées par la diète de 1658. Aux termes du même décret, ces Sociniens, qui pouvaient abjurer leur croyance, n'eurent plus d'autre choix que la Confession romaine, beaucoup d'entre eux s'étant faits Protestants pour se soustraire aux rigueurs de la première loi.

La rapidité du temps, l'état du pays ruiné par la guerre, et l'avidité des acquéreurs qui mirent leur accablement à profit, obligèrent les Sociniens à vendre leurs propriétés à vil prix. Sur ces entrefaites, la persécution s'amoncelait autour d'eux sous toutes les formes. La proscription semblait les mettre hors la loi, et comme tous exercices religieux leur étaient interdits, rien n'était plus facile que de trouver à les persécuter sur ce terrain. Pour échapper à cette destinée, les Sociniens tentèrent un effort suprême, d'une nature si extraordinaire, que l'on chercherait en vain à expliquer comment ils auraient pu s'illusionner un seul instant sur un succès impossible. Ils présentèrent une requête au roi contre le décret de 1658, s'offrant à prouver qu'il n'existait pas de différence fondamentale entre leurs dogmes et les doctrines de l'Église catholique. Cette proposition fut rejetée. Ils implorèrent la protection, ou, tout au moins, l'intercession des puissances étrangères; mais, bien que le traité d'Oliva, conclu en 1660, garantît à toutes les Confessions religieuses de Pologne les droits dont elles avaient joui avant la guerre, et que la Suède s'efforçât de sauver le Socinianisme du naufrage, leur sort n'en resta pas moins fixé, sans que les représentations faites en leur faveur par l'électeur de Brandebourg obtinssent un meilleur résultat. Le désespoir conduisit les Sociniens à proposer un rapprochement avec Rome, au moyen d'une conférence tenue à l'amiable. L'autorisation en fut donnée par l'évêque de Cracovie, qui pouvait raisonnablement voir, dans cette démarche de leur part, l'intention secrète d'entrer au giron de son Église avec quelque semblant de conviction, et non par contrainte. Et, en effet, quel homme de bon sens eût supposé que des controversistes aussi habiles que les membres de cette secte, pussent se bercer de l'espoir d'obtenir des concessions d'une Église dont les doctrines étaient diamétralement opposées à leurs dogmes... Quoi qu'il en soit, les Sociniens maintinrent très sérieusement leurs arguments au colloque de Roznow (10 mars 1660), et il est presque inutile d'ajouter qu'autant en emporta le vent. Il ne leur resta plus que le parti de l'exil, avant l'expiration du délai prescrit. Cette émigration forcée fut accompagnée de beaucoup de cruautés, malgré la généreuse intervention de plusieurs membres éminents de la noblesse, qui, tout en faisant profession de Catholicisme, restaient attachés à un grand nombre de Sociniens par les liens du sang et de l'amitié. Ils se dispersèrent en Europe; la Transylvanie, qui comptait beaucoup de coreligionnaires, et la Hongrie, offrirent un refuge à une grande partie d'entre eux. La reine de Pologne permit à beaucoup de ces infortunés de s'établir dans les principautés silésiennes d'Oppeln et de Ratibor, qui lui appartenaient, et quelques princes de la Silésie suivirent son exemple. Disséminés sur plusieurs points de cette contrée, ils n'y formèrent aucune Congrégation, et ils l'abandonnèrent peu à peu ou se convertirent au Protestantisme. Un nombre considérable d'entre eux fondèrent une association religieuse à Manheim, sous la protection du palatin du Rhin; mais ils se rendirent bientôt suspects de propager leurs doctrines, ce qui n'a rien que de probable, eu égard à la ferveur bien connue de leur zèle, et ils furent obligés de se disperser. Ils demandèrent, pour la plupart, un asile à la Hollande, où la liberté des cultes régnait sans entrave, et qui comptait quelques Sociniens, dont la fraternité, jointe à celle des sectaires de l'Angleterre et de l'Allemagne, vint largement en aide aux bannis de la Pologne. Les renseignements nous font défaut sur leur sort dans cette contrée hospitalière; mais tout porte à croire qu'ils y avaient une Congrégation florissante, puisqu'ils purent éditer à Amsterdam, en 1680, un Nouveau-Testament en langue polonaise. Quelques Sociniens se retirèrent en Prusse, où les attendait l'accueil hospitalier de leur compatriote le prince Boguslav Radziwill, dernier Protestant de sa famille, qui gouvernait cette province pour l'électeur de Brandebourg. Ils formèrent deux établissements limitrophes de la Pologne, appelés Rutow et Andréaswalde. En 1779, les habitants de ces endroits reçurent du gouvernement l'autorisation de bâtir un temple; mais leur Congrégation, qui n'avait jamais été bien considérable, alla en déclinant; et, d'après les renseignements authentiques que nous avons obtenus sur ce point en 1838, grâce à la bienveillance du feu baron Bulow, ministre de Prusse à la cour d'Angleterre, l'association d'Andréaswalde subsista jusqu'en 1803, époque à laquelle elle fut dissoute; et, en 1838, il ne restait plus en Prusse que deux gentilshommes, derniers membres survivants de la secte jadis célèbre des Sociniens, un Morsztyn et un Schlichtyng, tous les deux vieillards très avancés en âge et représentants de noms distingués dans les annales politiques et religieuses de la Pologne. Les familles de ces personnages s'étaient réunies au Protestantisme, comme l'avaient fait le reste des sectaires. En Pologne même, depuis l'expulsion des Sociniens en 1660, on ne retrouve aucun vestige de la secte qui s'était glorifiée de compter au nombre de ses adhérents quelques-unes des grandes familles du pays, et sur laquelle les lumières de ses membres avaient jeté le plus vif éclat dans toute l'Europe. Les rangs des Protestants étaient alors entièrement rompus. Ils perdirent leur principal appui dans les familles toutes-puissantes des Radziwill et des Leszczynski; la branche protestante de la première étant venue à s'éteindre en 1669, et la dernière ayant passé à l'Église de Rome vers cette époque. Les Leszczynski, devenus Catholiques, ne se firent pas pour cela les persécuteurs de leurs anciens coreligionnaires; ils continuèrent, au contraire, à protéger de leur influent patronage les habitants protestants de Lissa, ville qui leur appartenait.

Le roi Jean Sobieski, admirablement doté par la main de la Providence, avait une aversion profonde pour la persécution religieuse; mais l'autorité royale, étranglée dans d'étroites limites, était impuissante à faire respecter les lois qui reconnaissaient encore la parfaite égalité des Confessions religieuses, et, sous son règne, deux évènements flétrissants signalèrent le pouvoir que le clergé catholique s'était acquis en Pologne, et la manière dont il entendait en user.

L'Église protestante de Vilna, avons-nous dit, avait été abolie en 1640, en vertu du décret d'une diète qui défendait aux Protestants d'avoir un lieu consacré au culte dans l'enceinte de la ville. Ils avaient, en conséquence, élevé dans un faubourg un temple, un hospice et un asile pour leurs ministres.

Le 2 avril 1682, une populace nombreuse, soulevée par des étudiants du collége des Jésuites, se rua sur ce temple et le détruisit de fond en comble, brisa les cercueils, en arracha les morts, et, après leur avoir prodigué les plus indignes outrages, les mit en lambeaux et livra aux flammes ces restes profanés. Rien n'échappa sur les lieux au pillage ou à la destruction, ni les valeurs matérielles, ni un grand nombre de documents précieux déposés en cet endroit comme dans un lieu de sûreté. L'orgie populaire dura deux jours entiers, sans que l'autorité prît la moindre mesure de répression, et le recteur du collége des Jésuites, mis en demeure d'interposer son autorité au sein d'une émeute dirigée par ses élèves, osa non-seulement s'y refuser, mais encore donner des louanges à leur conduite. Les ministres durent la vie à un noble catholique appelé Puzyna, qui accourut à la tête de quelques hommes armés et les conduisit au couvent des moines franciscains, où ils trouvèrent un asile et les traitements les plus humains. Jean Sobieski, informé de l'attentat, institua immédiatement une commission pour instruire le procès et punir les coupables. Cette commission, composée de l'évêque de Vilna et de plusieurs dignitaires de la couronne, après l'enquête la plus consciencieuse, condamna quelques-uns d'entre les assaillants, élèves des Jésuites et autres, à la peine de mort, et ordonna la restitution du pillage; mais les Jésuites corrompirent les geôliers, qui favorisèrent l'évasion des condamnés, et l'on ne revit, en somme, qu'une très faible partie des objets dérobés. Le roi voulait que les Jésuites payassent les dommages causés par l'émeute; mais comme il ne put obtenir aucun acte de réparation pour ses sujets protestants, ces derniers relevèrent leur temple de leurs propres deniers[157]. L'autre crime qui déshonore cette période historique, est l'assassinat juridique de Casimir Lyszczynski, estimable propriétaire, frappé par l'aveugle haine du clergé, malgré les efforts de Sobieski pour sauver cette innocente victime du fanatisme. Lyszczynski parcourait un livre intitulé Theologia naturalis, par Henri Alsted, théologien protestant, et, trouvant dans les arguments employés par l'auteur pour prouver l'existence de Dieu, une confusion telle, qu'il était possible d'en déduire des conséquences entièrement opposées, il ajouta en marge: Ergo, non est Deus, tournant évidemment en dérision les arguments de l'auteur. Un malheureux, appelé Brzoska, débiteur de Lyszczynski, découvrit cette circonstance et lança contre lui une accusation d'athéisme, en produisant aux yeux de Witwiçki, évêque de Posnanie, un exemplaire de l'ouvrage avec l'annotation ci-dessus mentionnée. Ce prélat se saisit de l'affaire comme d'une proie expiatoire, et son aveugle zèle fut secondé par Zaluski, évêque de Kioff, dignitaire connu pour sa brillante érudition et doué de quelques autres qualités qui ne l'empêchèrent pas, néanmoins, de sacrifier à la rage du fanatisme[158]. Le roi, dont l'esprit éclairé se soulevait à l'idée de semblables énormités, entreprit de sauver Lyszczynski, en ordonnant que l'affaire fût évoquée à Vilna, où, comme Lithuanien, il avait ses juges naturels; mais rien ne put soustraire l'infortuné à la fureur fanatique des deux évêques; on alla jusqu'à violer en sa personne le privilége inviolable de tout noble polonais, privilége religieusement respecté jusque-là dans les plus grands criminels eux-mêmes, de demeurer libre jusqu'à ce que la justice ait prononcé. Sur la simple accusation d'un débiteur, soutenue par deux évêques, l'affaire fut dénoncée à la Diète de 1689, devant laquelle le clergé, mais particulièrement l'évêque Zaluski, accusa Lyszczynski d'avoir nié l'existence de Dieu et proféré des blasphèmes contre la divinité de Marie et contre les saints. La malheureuse victime, terrifiée par le danger de sa situation, avoua tout ce que l'on voulut mettre à sa charge, fit une ample rétractation de ce qu'elle pouvait avoir dit ou écrit contre les doctrines de l'Église romaine, et déclara s'humilier devant son infaillibilité. Vain refuge d'un courage abattu! La Diète, cédant aux exhortations impies du clergé, condamna Lyszczynski à avoir la langue arrachée par le bourreau, à être ensuite décapité et jeté sanglant sur le bûcher. Cette monstrueuse sentence fut exécutée, et Zaluski lui-même en parle comme d'un acte de justice et de piété. Le roi, révolté de ces horreurs, s'écria que l'Inquisition n'aurait pas fait pis. Ajoutons, en historien impartial, que le pape Innocent XI, loin d'approuver cette décision infâme, éclata en amers reproches contre ses instigateurs. Ces sanglants holocaustes ont déshonoré plusieurs contrées de l'Europe, et cette même époque vit non-seulement des hommes, mais des femmes et des jeunes filles, tomber en Écosse sous le glaive de la persécution, non pour avoir blasphémé Dieu, mais pour s'être refusés à reconnaître la suprématie spirituelle du roi. L'héroïque souverain de la Pologne, désarmé sur son trône en présence d'un acte de fanatisme sauvage, tel est l'enseignement à tirer, contre la réaction catholique, de l'horrible spectacle que toute sa volonté n'eût pas imposé à la nation un siècle plus tôt. Nous recommandons cette leçon à la méditation de tous ceux qui nient la possibilité d'une réaction de ce genre.

Zaluski raconte ainsi cette scène révoltante: «Après l'amende honorable, le condamné fut mené sur l'échafaud, où le bourreau lui arracha d'abord avec un fer rouge la langue de la bouche avec laquelle il avait été cruel envers Dieu; ensuite ils brûlèrent à petit feu ses mains, instrument de la production abominable. Le papier sacrilége fut jeté aux flammes; lui-même, enfin, ce monstre de son siècle, ce déicide, fut précipité dans les flammes expiatoires,—expiatoires si un tel forfait pouvait être lavé![159]» Il nous semble que ces lignes du savant évêque n'ont rien à envier aux blasphèmes imputés à la malheureuse victime de son fanatisme.

L'électeur de Saxe, choisi pour succéder à Jean Sobieski, en 1696, sous le nom d'Auguste II, confirma, suivant l'usage, les droits et les libertés des Dissidents; mais une nouvelle condition fut introduite dans les Pacta conventa, ou garanties constitutionnelles stipulées des rois à leur avènement, sous le sceau du serment, à savoir, qu'il ne leur serait conféré par lui aucune dignité de marque, sénatoriale ou autre, ni aucun emploi important de la couronne. Bien que ce prince, Luthérien d'origine, eût plutôt fait profession d'indifférence religieuse, en payant d'une messe le trône de Pologne, il livra les hérétiques à la funeste piété des évêques, afin de convertir ces derniers à ses vues politiques. L'avènement de Stanislas Leszczynski, qui y fut élu en 1704, après l'expulsion d'Auguste par Charles XII, ranima dans le cœur des Protestants l'espoir de jouir encore en paix des droits que la Constitution leur garantissait comme à tous les autres citoyens. L'esprit éclairé du nouveau monarque et l'influence de Charles XII, qui lui avait mis le sceptre entre les mains, répondaient que cette attente ne serait pas trompée. Le traité d'alliance conclu entre le roi Stanislas et le héros suédois, assurait aux Dissidents de Pologne la pleine jouissance des droits et des libertés consacrés en leur faveur par les lois du pays; abrogation, expressément prononcée, des restrictions introduites dans les derniers temps. Les espérances des Protestants, qui se virent persécutés par les troupes de Pierre le Grand, comme partisans de Stanislas Leszczynski, s'écroulèrent, avec la fortune de Charles XII, à la bataille de Pultawa. Soutenu par les armes russes, Auguste II reprit possession du trône de Pologne, que Stanislas fut obligé d'abandonner, et, pour raffermir son autorité contestée par les partisans de son adversaire, il s'entoura d'un corps nombreux de troupes saxonnes qui se rendirent odieuses par leurs excès. Les habitants se confédérèrent, sous la présidence de Leduchowski, et engagèrent une lutte à outrance avec les satellites royaux. Pierre le Grand finit par offrir sa médiation entre le roi et la nation, et son ambassadeur insinua, à cet effet, un traité qui fut conclu à Varsovie, le 3 novembre 1716. La cheville ouvrière de cette négociation fut Szaniawski, évêque de Cujavie, qui, devant son élévation à l'influence de Pierre le Grand, lui était entièrement dévoué. Ce prélat réussit, par ses intrigues, à rendre de grands services à la Russie et à Rome, en leur sacrifiant les intérêts de son pays. Sous prétexte d'économie, d'une organisation plus efficace, etc., etc., l'effectif de l'armée polonaise fut réduit, en vertu d'une clause de ce traité, à un chiffre tout-à-fait disproportionné à la défense d'un vaste territoire. L'article 4 du même acte, sous prétexte de réformer les abus qui s'étaient glissés dans le pays durant l'invasion suédoise, et par une interprétation perfide de quelques lois, prescrivait la démolition de tous les temples protestants élevés depuis 1632, et défendait aux Religionnaires, excepté dans les villes où ils avaient des églises avant cette époque, de se réunir en public ou dans l'intimité, pour prêcher ou pour chanter. Une première infraction à ces dispositions était punie d'une amende, la récidive de l'emprisonnement, et enfin du bannissement. Les ministres étrangers pouvaient célébrer le service divin dans leur demeure; mais les natifs, en y assistant, tombaient sous l'application de cette pénalité.

La politique oppressive de la Russie atteignait ainsi deux buts considérables: elle désarmait la Pologne et se ménageait un prétexte à future intervention dans les affaires de ce pays, en créant un parti mécontent, opprimé dans ses foyers et d'autant plus ardent à chercher un protecteur au dehors. Le roi Auguste II trahit alors, d'une manière que l'on ne saurait trop flétrir, les intérêts du pays qui lui avait confié ses destinées; et tout prouve aujourd'hui qu'il nourrissait le projet de démembrer la Pologne au profit de Pierre le Grand.

Le clergé n'attendit pas la conclusion du traité pour promulguer l'article en question, qu'il fit afficher aux portes des églises en le déclarant loi de l'État. Cette mesure excita non-seulement de vives alarmes parmi les Protestants, mais une indignation générale dans la partie saine du Catholicisme. Des protestations s'élevèrent de toutes parts; elles étaient adressées au maréchal de la Confédération, Leduchowski, par les notabilités du pays, le prince Casimir Sapiéha, palatin de Vilna, le prince Vladislav Sapiéha, palatin de Brestz, le prince Radziwill, chancelier de Lithuanie, le prince Czartoryski, vice-chancelier de la même province, Stanislas Potoçki, grand-général de l'armée lithuanienne, Skorzewski, maréchal de la Confédération de Posnanie, etc., tous témoins irrécusables du patriotisme des Protestants et des services rendus par eux à la nation. Mais la plus remarquable de ces déclarations spontanées est celle assurément qui émane d'Ançuta, évêque de Missionopolis, coadjuteur de Vilna et référendaire de Lithuanie. Dans une lettre adressée à Szaniawski lui-même, ce prélat rend le plus éclatant hommage aux vertus patriotiques des Religionnaires, et demande instamment qu'aucune disposition restrictive contre leurs priviléges ne soit étendue aux habitants lithuaniens. Nous sommes fiers de constater qu'il se trouva, dans notre patrie, un dignitaire catholique assez courageux pour revendiquer les droits de la justice et de l'humanité, quand l'influence jésuitique y dominait en souveraine.

Leduchowski épousa chaleureusement la cause de ses concitoyens protestants, et il insista pour que leurs droits, déjà consacrés par les lois du pays, fussent strictement maintenus. Szaniawski lui fit une réponse équivoque, contre laquelle il protesta par la présentation d'un projet d'article stipulant la confirmation des droits garantis aux Dissidents par la loi de 1573, nonobstant toutes ordonnances ou règlements. Rien de plus simple assurément; mais le patriote, dont la droiture conjurait ainsi l'orage grondant au ciel de son pays, vit ses intentions traversées par l'artificieux évêque, qui parvint à substituer au projet de Leduchowski l'interprétation suivante de l'article attaqué: «Nous maintenons tous les anciens droits et priviléges des Dissidents en religion, mais tous les abus seront réformés[160].

Le pays, miné par les guerres, dévoré par l'anarchie, aspirait à tout prix à la paix. Aussi la diète convoquée pour la confirmation du traité projeté entre Auguste II et la nation, dura-t-elle à peine sept heures, consacrées tout entières à la lecture et à la signature des conventions: ce qui la fit surnommer la Diète muette. Le roi donna aux Protestants, qui lui avaient adressé une pétition à ce sujet, une déclaration portant que leurs droits n'étaient pas invalidés par le traité en question. Mais cette déclaration, comme les explications fournies à Leduchowski, étaient à peu près illusoires, en ce que le mot abus laissait la plus grande latitude à la persécution catholique, dont les apôtres voyaient autant d'abus à détruire dans tous les faits religieux qui ne ressortaient pas de leur Église.

Cette première disposition légale, obtenue par la ruse contre la liberté religieuse des Protestants, ne touchait pas à leurs droits politiques; et cependant, à la diète de 1718, la faction cléricale osa s'opposer à ce que Piotrowski, membre dissident, prît possession de son siége, quelles que fussent les représentations de la partie éclairée de cette assemblée et bien qu'il n'existât aucune loi qui exclût les Protestants de la législature du pays. Mais rien n'égale, en fait d'acte d'audacieuse persécution, le spectacle que la ville de Thorn offrit à l'Europe indignée, sous le règne de ce même Auguste II.

La ville de Thorn, située dans la Prusse polonaise et habitée en partie par une population d'origine allemande, se fit Protestante au XVIe siècle. Les citoyens, distingués de tout temps par leur loyauté envers les rois de Pologne, avaient vaillamment défendu leurs remparts contre Charles XII, inébranlables dans leur serment de fidélité à Auguste II. La politique des Jésuites les poussait invariablement à implanter leur bannière au sein des populations anti-papistes, afin d'y recruter des prosélytes pour le Saint-Siége. C'est ainsi qu'après une longue résistance de la part des habitants de Thorn, ils réussirent à établir leur collége dans cette ville, dont la partie protestante se vit dès lors en butte, comme partout ailleurs, à la haine fanatique de leurs élèves. Les ministres avaient aussi à lutter contre une hostilité de tous les instants.

Il était naturel que de tels procédés, source d'une irritation continuelle, amenassent des collisions; et, en effet, le 16 juillet 1724, une lutte s'engagea pendant une procession des Jésuites, entre leurs élèves et un certain nombre d'écoliers protestants. Les autorités de la ville ayant fait arrêter l'un des premiers à cause de sa turbulence; ses camarades se saisirent d'un jeune Protestant, le maltraitèrent et l'emmenèrent prisonnier dans leur collége, dont le recteur ferma sur lui les portes, malgré les réclamations des magistrats. Cette résistance illégale excita la colère des habitants; une foule considérable s'assembla devant le collége et délivra le captif sans commettre cependant aucun excès. Au moment où elle s'écoulait, des coups d'armes à feu partent de l'établissement; ivre de fureur, elle se retourne contre le collége, en arrache les ornements et brûle tout sur place. L'ordre ne tarda pas néanmoins à se rétablir, sans qu'il en eût coûté la vie à personne.

Les écrivains catholiques prétendent que le peuple, ayant pris possession du collége, foula aux pieds l'hostie consacrée, détruisit plusieurs images du Sauveur, de la Vierge et des Saints, et profana leur culte de diverses manières; mais cette allégation est repoussée par les Protestants. On s'étonnerait peu toutefois que la populace s'en fût prise à quelques images.

Jamais occasion ne fut plus favorable, pour les Jésuites, de porter un nouveau coup aux Protestants de Pologne. Ils se mirent immédiatement à l'œuvre, et répandirent, dans tout le pays, un récit imprimé des faits qu'ils dénonçaient à la nation comme un sacrilége, invoquant la Majesté divine outragée, pour appeler un châtiment exemplaire sur la tête des habitants de Thorn, et demandant solennellement que leurs temples et leurs écoles leur fussent enlevés, pour être remis avec l'administration de la ville entre les mains des Catholiques. Cette peinture assombrie impressionna vivement l'esprit public, et les passions populaires se réveillèrent si impatientes, qu'aux élections, auxquelles on procédait en ce moment, les commettants enjoignirent à leurs mandataires de n'entrer en fonction qu'après avoir vengé la Majesté de Dieu offensée. Tout fut mis en œuvre pour exalter la rage du fanatisme contre les Protestants de Thorn. Des agents, mis en campagne sur tous les points du royaume, distribuaient des imprimés chargés des plus sombres couleurs; des jeûnes et des prières publics furent ordonnés par le clergé, et la chaire et le confessionnal se transformèrent en deux puissants foyers d'agitation. Les miracles, comme le sang jaillissant des images profanées, etc., ne faillirent pas davantage à la sainte propagande.

Une commission, composée d'ecclésiastiques et de laïques, tous Catholiques, fut chargée par le roi de l'instruction de l'affaire. L'enquête, dirigée par les Jésuites, n'admit que les dépositions des témoins produits par eux, ceux des Protestants étant récusés sous prétexte de complicité dans le crime. Plus de soixante personnes furent jetées en prison, et l'affaire fut portée devant le tribunal appelé la Cour assessoriale, qui représentait le degré suprême de juridiction pour les villes. Ce tribunal, composé des premiers magistrats du royaume, eût certainement couvert de son intégrité le droit sacré de la défense; mais cette garantie s'évanouit par l'adjonction de quarante membres nouveaux, choisis pour les débats, sous l'influence des Jésuites.

L'avocat de Thorn plaida l'illégalité de la commission, exclusivement formée de Catholiques, la confrontation des témoins et la défense paralysés. Vains efforts! la cour n'accueillit aucune exception, et prononça son arrêt sur le témoignage unique de la commission. Cet arrêt, en tête duquel figurait la déclaration impie: «Que le châtiment resterait encore au-dessous de la vengeance divine,» condamnait le président du conseil municipal, Roesner, à avoir la tête tranchée, et prononçait la confiscation de ses biens. L'accusation avait eu seulement à lui imputer de n'avoir pas fait son devoir à l'explosion du tumulte, et ce délit, en le supposant prouvé, n'entraînait que la destitution. Le vice-président de la ville et douze bourgeois, accusés d'avoir excité la foule, s'entendirent frapper de la même peine; enfin, plusieurs individus furent condamnés à l'amende, à la prison et à d'autres peines afflictives. Aux termes du même arrêt, la moitié du Conseil de Thorn et de la milice bourgeoise devait se composer à l'avenir de Catholiques. Le collége protestant leur était livré avec l'église de Sainte-Marie. Les Religionnaires ne pouvaient plus avoir d'écoles qu'à l'extérieur de la ville, et il leur était interdit d'imprimer quoi que ce fût sans l'autorisation de l'évêque catholique.

La diète confirma ce décret, et le président et le vice-président de la ville, qui étaient restés libres jusque-là, furent arrêtés en même temps. De nombreuses protestations s'élevèrent jusqu'au trône en faveur des condamnés; le conseil municipal de Thorn pétitionna pour qu'un sursis leur fût au moins accordé; mais tout cela en vain. Les Jésuites, au contraire, réussirent à avancer d'une semaine le jour de l'exécution.

Une circonstance qui avait dû influer sur l'adhésion de plusieurs membres du tribunal, semblait cependant s'offrir en obstacle à l'exécution de cette affreuse sentence. C'était l'obligation, pour les Jésuites, de confirmer par le serment les faits présentés dans l'acte d'accusation; cette condition, que la loi exigeait, en pareil cas, de la partie poursuivante, avant que la justice ait son cours, paraissait un gage de salut en présence du saint caractère de cette partie, qui reculerait sans doute devant une attestation équivalente à un ordre d'exécution. La commission chargée de faire exécuter l'arrêt, se réunit, le 5 décembre 1724, à l'hôtel-de-ville de Thorn, et appela en sa présence accusés et accusateurs. Ces derniers étaient représentés par Wolenski et par d'autres Jésuites. Quand la sentence fut lue, le serment confirmatoire fut déféré; Wolenski répondit avec une douceur affectée, que l'Église n'était pas altérée de sang: Religiosum non sitire sanguinem. Mais il fit signe à deux autres Jésuites, Piotrowski et Schubert, qui fléchirent le genou et proférèrent le serment requis. Six laïques, appartenant à la lie du peuple, firent comme eux et proférèrent le serment requis, bien que l'arrêt exigeât qu'ils fussent égaux en rang aux accusés[161].

L'exécution eut lieu le 7 décembre. Le vieux Roesner, homme universellement respecté, qui avait fait ses preuves de patriotisme en défendant Thorn contre les Suédois, eut la tête tranchée au point du jour, dans la cour de l'hôtel-de-ville. Il s'était refusé à racheter sa vie au prix d'une abjuration, et il mourut avec la constance et la résignation d'un martyr chrétien. Libre pendant tout le cours des débats, il n'eût tenu qu'à lui de se soustraire à la mort par la fuite; mais il était fort de son innocence, et il craignait, en outre, d'appeler des rigueurs sur la ville qu'il administrait. Il annonça lui-même sa condamnation en disant: «Dieu veuille que ma mort assure la paix de l'Église et de la ville!» Les restes de cet homme de bien reçurent tous les honneurs dus à son élévation. Le vice-président, Zernike, qui, aux termes de la sentence, était beaucoup plus coupable que Roesner, obtint un sursis d'exécution, et finit par être gracié. Les autres condamnés furent exécutés, à l'exception d'un seul, qui embrassa le Catholicisme. L'église enlevée aux Luthériens fut consacrée le jour suivant, et le Jésuite Nieruszowski prononça, à cette occasion, un sermon sur les premiers Machabées, IV, 36, 48, 57, où les membres de la commission d'exécution apparaissaient plus semblables aux anges qu'à de simples mortels: «Ecce viri potiùs angelis quàm hominibus simillimi!»

Les meurtres juridiques de Thorn sont d'autant plus douloureux à contempler, que la Pologne s'était vue exempte de ces cruautés à une époque où le sang des querelles religieuses rougissait presque toutes les contrées de l'Europe. Un frisson d'indignation avait couru jusqu'aux extrémités du pays, quand, en 1556, l'influence de Lippomani fit dresser l'échafaud de quelques malheureux Juifs et d'une pauvre fille chrétienne; et cependant, en 1724, le cri de vengeance et de mort du parti jésuitique contre d'imaginaires blasphémateurs, trouvait un écho universel sur tous les points du territoire. Loin de nous la pensée d'excuser la Pologne sur ce qu'il n'existe pas de nation qui ne se soit déshonorée par de bien plus grandes énormités encore. Ce qui est mal en soi ne saurait se justifier par l'exemple d'autrui. Nous pensons, cependant, qu'un examen sérieux et impartial de cette tragique affaire, déchargerait les cœurs polonais d'une responsabilité qui incombe tout entière à la faction anti-nationale, dont la politique avait fait de la nation l'instrument de ses vues. Il est très facile à un corps fortement organisé, obéissant à une seule volonté, étendant ses ramifications sur tout un pays et son influence sur toutes les classes de la société, de produire une agitation universelle sur le premier sujet venu; mais principalement s'il s'agit de religion, et bien plus encore s'il possède à son service deux moyens d'action aussi puissants sur l'esprit du peuple que la chaire et le confessionnal. Comment s'étonnerait-on que ces leviers, aux mains des Jésuites de Pologne, aient produit leur effet naturel sur la masse de la nation, et que le bruit de la multitude soulevée ait étouffé la voix de quelques patriotes éclairés? Que tout lecteur impartial et réfléchi veuille nous dire s'il n'arrive pas, dans tout pays libre, que l'opinion de la grande majorité, généralement appelée opinion publique, se laisse fourvoyer à ce point par l'esprit d'agitation, que les hommes doués de sagesse, malgré leur supériorité intellectuelle sur les masses, n'ont d'autre alternative que de se soumettre ou de faire place à ceux qui partagent l'erreur ou qui en profitent. Telle était la situation de la Pologne, quand la toute-puissante société de Jésus, secouant le drapeau de l'agitation contre la ville de Thorn, dirigea l'élection des membres de la Diète, et choisit la commission préposée à l'instruction de cette affaire.

Ces considérations, on le comprend, ne se présentèrent pas à l'esprit sous l'impression première de ce déplorable évènement, qui fit beaucoup de tort à la Pologne dans l'opinion de toute l'Europe. Les monarques protestants et les États de Hollande adressèrent des remontrances au roi de ce pays, et l'ambassadeur anglais à la diète allemande, M. Finch, prononça à Ratisbonne, le 7 février 1725, un discours des plus violents à ce sujet, menaçant la Pologne de la guerre dans le cas où il ne serait pas fait droit aux réclamations des religionnaires. Ces menaces ne firent qu'aggraver le mal en irritant la nation, et fournirent de nouvelles armes à la persécution contre les Protestants polonais. Immédiatement après l'affaire de Thorn, Szaniawski, dont nous avons dit la duplicité fatale à la sûreté de son pays et à la liberté religieuse de ses concitoyens, et qui avait été promu à l'évêché de Cracovie, publia, le 10 janvier 1725, une lettre pastorale où, après avoir invité les Protestants à entrer au giron de son Église, il déclarait aux récalcitrants «qu'ils eussent à se rappeler qu'il était leur pasteur, puisqu'ils avaient franchi le seuil de l'Église par le baptême, et qu'elle voyait en eux des enfants désobéissants et des sujets rebelles.» Il se mit à l'œuvre en conséquence, et, aux termes de ses nouveaux mandements, les Protestants furent tenus d'observer les fêtes catholiques et soumis spirituellement aux prêtres de leur paroisse; leurs mariages durent être célébrés par le clergé romain, conformément aux canons du concile de Trente: les unions contractées devant un ministre de la religion ou devant un magistrat civil, étaient déclarées nulles et de nul effet, par ce motif, que le tribunal du nonce apostolique avait décidé, le 25 octobre 1723, sur une instance ouverte à Cracovie, que le mariage des dissidents, célébré par un ministre hérétique, n'était pas valable[162]. Ainsi, un nonce du pape et un évêque catholique imposaient des lois aux Protestants en matière de foi religieuse.

Les puissances protestantes, la Russie, la Suède, le Danemarck et la Hollande, continuaient à intervenir, par voie diplomatique, en faveur des Protestants polonais, et le ministre anglais à la cour de Pologne, M. Woodward, en 1731, remit au roi un mémoire dans lequel il énumérait les diverses souffrances des Protestants, demandait avec instance la répression de ces abus, et finissait par une menace de représailles envers les Catholiques établis au sein des nations protestantes. C'était jeter autant d'huile sur la flamme, et la menace de M. Woodward, de faire payer les maux des Protestants à des Catholiques entièrement innocents de ces torts, constituait, non-seulement une injustice, mais une inconséquence frappante dans la bouche du représentant d'un pays où la loi pénale sévissait contre les Catholiques. La faction cléricale, se faisant une arme de ces démonstrations maladroites contre les Protestants de Pologne, les proclama livrés à l'influence étrangère, et obtint ainsi, en 1732, une loi qui les excluait de tous les emplois publics. À l'honneur de la nation, la persécution légale dut s'arrêter là; et la même loi, déclarant avec la paix l'inviolabilité des personnes et des propriétés des Anti-Papistes, les autorisa à prendre rang dans l'armée jusqu'au grade d'officier-général inclusivement, et à posséder des starosties ou fiefs de la couronne.

Le règne d'Auguste III, de 1733 à 1764, laissa les Protestants gémir sous l'oppression religieuse, comme l'atteste le mémoire qu'ils adressèrent à son successeur, le roi Stanislas Poniatowski, et à la diète de 1766: «Nos temples, y disaient-ils entre autres plaintes, nous ont été enlevés en partie sous différents prétextes; ceux qui nous restent tombent partout en ruines, et il nous est interdit de les restaurer, ou, si nous en obtenons la permission, ce n'est qu'au prix de beaucoup de peine et d'argent. Notre jeunesse, privée d'écoles en beaucoup d'endroits, croît dans l'ignorance, sans pouvoir s'élever à la connaissance de Dieu. La vocation des ministres de notre culte rencontre de nombreux obstacles, et leurs visites au lit des malades et des mourants les exposent à de grands dangers. Il nous faut non-seulement acheter la permission d'accomplir les rites sacrés du baptême, du mariage et des funérailles, mais ce prix, laissé à l'arbitraire de ceux qui la donnent, est toujours excessif. Nos morts n'arrivent à leur dernière demeure, même à la nuit, qu'à travers mille entraves sacriléges; et pour baptiser nos enfants, nous sommes condamnés à les mener hors du pays, n'ayant encore qu'un souffle de vie. Le jus patronatus dans nos terres nous est disputé; nos églises ont à subir l'inspection des évêques catholiques, et notre discipline ecclésiastique, maintenue suivant l'ancienne règle, est entravée de toutes manières. Dans beaucoup de villes, nos coreligionnaires sont contraints à suivre les processions catholiques. Les lois ecclésiastiques, ou jura canonica, nous sont imposées. Non-seulement force-t-on à élever dans la foi catholique les enfants issus de mariages mixtes, mais ceux d'une veuve protestante qui épouse un catholique, sont obligés de suivre la religion de leur beau-père. On nous appelle hérétiques, bien que les lois du pays nous accordent le nom de dissidents. Notre situation est d'autant plus désespérée, que le sénat, les diètes et les tribunaux, à quelque juridiction qu'ils appartiennent, sont veufs de tout patronage en notre faveur. Nous n'oserions paraître, même aux élections, sans nous exposer à un danger certain, et l'ancien droit national a cessé de nous couvrir de son égide tutélaire.»

Ce sombre tableau de l'oppression universelle qui s'appesantit sur les Protestants de Pologne pendant le règne de la dynastie saxonne, est adouci par un seul trait de lumière tout-à-fait inespéré. La Providence leur suscita un bon génie et un protecteur influent dans la personne du cardinal Lipski, évêque de Cracovie. Ce noble prélat portait sous la pourpre romaine le cœur d'un patriote et d'un vrai chrétien; il ne se borna pas à protéger les Protestants de son diocèse contre son clergé, et à leur permettre de réparer leurs temples, il exhorta les tribunaux à leur être favorables, et intercéda pour eux auprès du roi. C'est à la tolérance éclairée de ce dignitaire catholique, que les Religionnaires furent redevables, sans doute, de leurs dernières églises dans la Petite-Pologne, qui était sous sa juridiction spirituelle; tandis que, sous la même dynastie, ils perdirent la moitié environ de celles qu'ils possédaient dans la Grande-Pologne et dans la Lithuanie.

CHAPITRE XIII.
POLOGNE.
(Suite).

État déplorable de la Pologne sous la dynastie saxonne. — Asservissement de la cour saxonne aux intérêts de la Russie. — Efforts des princes Czartoryski et d'autres patriotes pour relever leur pays. — Rétablissement des Anti-Papistes ou Dissidents dans leur anciens droits par l'influence étrangère. — Réflexions à ce sujet. — Remarques générales sur les causes de la chute du Protestantisme en Pologne. — Comparaison avec l'Angleterre. — Condition actuelle des Protestants polonais. — Services rendus par le prince Adam Czartoryski à la cause de l'éducation publique, dans les provinces polonaises de la Russie. — Triste destinée de l'école protestante de Kiéydany. — Esquisse biographique de Jean Cassius, ministre protestant dans la Pologne prussienne. — De la haute école de Lissa, et du prince Antoine Sulkowski.

La situation de la Pologne aux derniers jours de la dynastie saxonne, est ainsi décrite par l'éminent historien polonais Lelevel: «Du commencement du règne de Jean-Casimir et des révoltes des Cosaques, à la fin de la guerre de Suède et à la Diète muette, c'est-à-dire de 1648 à 1717,—période de soixante-dix années,—des maux de diverses natures ravagèrent le sol de la Pologne et désolèrent la nation. Ces calamités entraînèrent la décadence de la République, qui vit refouler ses anciennes limites en perdant plusieurs provinces, tandis que les rangs de sa population s'éclaircirent par l'émigration des Cosaques, des Sociniens et d'un grand nombre de Protestants, comme par l'exclusion civique prononcée contre le reste des Dissidents. Les finances ruinées, la détresse générale, l'éducation, ou confiée aux Jésuites ou complètement négligée, l'épuisement résultant des crises convulsives qui avaient agité le pays durant soixante-dix années, tout menaçait la nation affaiblie du plus funeste avenir. La Pologne perdit toute son énergie sous la dynastie saxonne; elle tomba dans une léthargie profonde, et ne donna plus d'autres signes de vie que ceux qui indiquent la paralysie. Faite à la souffrance et à l'humiliation, elle se croyait en possession du bonheur; imbue de faux principes, il lui suffisait de jouir dans le désordre d'une étendue encore vaste de pays, et de conserver des institutions républicaines au milieu des puissances absolues qui grandissaient sur ses ruines.

Le principe républicain présidait à la constitution de la Pologne, mais elle n'en avait pas moins vécu de longues années sous la tutelle étrangère. Les deux rois de la dynastie saxonne ne s'étaient pas fait scrupule de la livrer à l'influence russe, et de l'abaisser sous le protectorat de Pierre le Grand, d'Anne et d'Élisabeth. La cour de Saint-Pétersbourg protestait sans cesse de tout l'intérêt qu'elle prenait à la sûreté du monarque, ainsi qu'à la paix, au bien-être et à la liberté de la République. Elle disait bien haut qu'elle avait à cœur la conservation de ces éléments de prospérité, et que pour prouver la sincérité de son dévouement au roi et à la nation, elle ne laisserait se former, sous aucun prétexte, l'ombre même d'une confédération, ou se glisser, de quelque part que cela vînt, aucune innovation qui portât une atteinte sacrilége aux prérogatives royales ou à la République, à sa liberté et à ses droits; mais qu'elle saurait prendre, au contraire, des mesures efficaces contre toute éventualité de ce genre[163].

Tel était le degré d'abaissement auquel la réaction dirigée par les Jésuites avait réduit la Pologne. Une soumission dégradante à l'influence de la Russie, constituait en effet tout le système politique d'Auguste III et de son ministre, le comte Bruhl, qui gouvernait en son nom.

Il était tout naturel dès lors que beaucoup de Polonais s'empressassent près de la cour de Saint-Pétersbourg, pour y briguer les faveurs qui relevaient de la cour. Il était plus naturel encore que les Protestants, courbés sous l'oppression dans leurs foyers, recourussent à la même protection; et, en effet, la Russie n'aurait eu qu'un mot à dire pour redresser, par son influence en Pologne, les torts sous lesquels gémissaient les dissidents de ce pays, ou tout au moins pour alléger leurs souffrances, si elle avait été sincère dans ses déclarations réitérées de maintenir la paix, les droits et la liberté de la République;—déclarations qui ne pouvaient qu'ajouter aux motifs de ceux-là mêmes dont la paix, les droits et la liberté étaient violés, de réclamer l'accomplissement de promesses faites de la manière la plus solennelle, par une puissance qui n'avait qu'à vouloir pour les tenir. Mais par le maintien des droits et de la liberté de la République polonaise, la politique russe n'entendait rien autre chose que le maintien de sa constitution défectueuse, avec tous les abus qui condamnaient le pays à l'impuissance, et, fatalement, à la perpétuité du joug moscovite; aussi les Protestants ne reçurent-ils jamais de ces régions le moindre adoucissement à leurs maux.

La nécessité de remédier à une situation grosse d'une ruine imminente pour la République, préoccupait de plus en plus vivement plusieurs patriotes éclairés, mais surtout les princes Czartoryski. Cette famille, en possession d'une influence et de richesses immenses, entreprit de corriger les vices de la constitution, en substituant au principe électif les bases solides d'une monarchie dont la stabilité eût offert au pays le seul moyen de se relever de l'humiliation où l'avait plongé la forme défectueuse de son gouvernement. Avant d'atteindre ce but, les princes Czartoryski avaient à lutter contre des préjugés enracinés et contre des factions puissantes; ils résolurent, pour écarter ces obstacles, d'éclairer la nation, dont le droit sens s'était corrompu sous le misérable système d'éducation publique des Jésuites. Ils firent fleurir, à force de labeurs, les lettres et les sciences, et suscitèrent des partisans à leur œuvre, sur tous les points du territoire. Ils élevèrent à un certain degré de considération des familles obscures, et rendirent à leur ancien lustre celles que le vent de la fortune avait abattues. Le comte Bruhl, ministre d'Auguste III, converti à leurs vues au moyen de quelques services d'importance, les laissa disposer des fonctions publiques, qu'ils confièrent aux plus méritants. S'empressant partout au-devant des hommes supérieurs, et capables, par leurs écrits, d'exercer de l'influence sur l'opinion publique, ils répandirent dans la nation le goût de la littérature et des arts. Leurs généreux efforts trouvèrent un auxiliaire puissant dans la personne de Konarski, prêtre catholique de l'ordre des Patres Pii (Piiaristes), qui fonda des écoles où le système d'éducation était aussi bien combiné pour développer l'intelligence des élèves, que celui des Jésuites semblait l'être pour en arrêter les progrès. Ayant ainsi préparé le terrain, ils réussirent, à la diète de convocation assemblée après la mort d'Auguste III, en 1764, à triompher du parti républicain, à l'aide des troupes russes qui avaient été envoyées pour appuyer l'élection de leur parent Poniatowski, et à introduire, dans la constitution de leur pays, plusieurs réformes déjà très salutaires, qui fortifiaient le pouvoir exécutif et limitaient la faculté de dissoudre les diètes par le veto d'un seul membre. Le gouvernement russe s'aperçut bientôt que cet accroissement de l'autorité royale était contraire à sa propre influence. Son appui passa, en conséquence, aux républicains, qui abolirent toutes les réformes introduites par les Czartoryski, et dont le maintien eût préservé la Pologne du démembrement qui mit fin peu d'années plus tard à son existence nationale.

C'est dans ces conjonctures que l'impératrice Catherine, éprise des adulations de Voltaire et d'autres écrivains de son école qui exaltaient son libéralisme, se déclara pour les Anti-Papistes, ou, comme on les appelait officiellement, les Dissidents de Pologne, et s'adjoignit Frédéric II, de Prusse. Les demandes de ces souverains philanthropes furent faites d'un ton si impérieux, que bon nombre de patriotes, disposés à accueillir les demandes des Protestants sur le terrain de la religion, se sentirent atteints dans leur fierté nationale. L'influence de la Russie engagea ces mêmes Dissidents à former deux confédérations pour le recouvrement de leurs droits, l'une à Thorn, dans la Prusse polonaise, et l'autre à Sloutzk, en Lithuanie. Composées de Protestants et du seul évêque grec de Mohilow, toute la noblesse polonaise ayant répudié le schisme grec, auquel restaient néanmoins attachés un grand nombre de paysans, ces deux confédérations ne comptaient que cinq cent soixante-treize membres. Beaucoup de Protestants désapprouvaient hautement la violence de ces mesures, disant que le salut du pays était la loi suprême, et qu'il valait bien mieux gémir sous les abus et subir l'injustice de ses concitoyens, que d'exposer l'État à des commotions qui mettraient son indépendance en danger[164]. Mais la logique brutale des faits les poussait en avant, et, malgré tous leurs regrets, un grand nombre d'entre eux se virent contraints par les troupes russes de s'unir à ces confédérations.

Le cadre de cette esquisse ne comporterait pas le récit de toutes les intrigues politiques mêlées à la cause des Protestants, de 1764 à 1767, et dont nous avons donné le détail dans un ouvrage séparé[165]. Nous dirons seulement qu'en 1767 les Dissidents de Pologne furent réadmis à une parfaite égalité de droits avec les Catholiques, après une longue négociation, à laquelle prirent part non-seulement l'ambassadeur de Russie et le ministre de Prusse, mais encore ceux d'Angleterre, de Danemarck et de Suède.

Le rétablissement des Dissidents polonais dans leurs anciens droits, par l'intervention des puissances étrangères, est un évènement que tout Protestant patriote accueillit avec plus de regret que de joie. Et l'on ne saurait douter que les rapides progrès de l'intelligence nationale, surtout depuis l'abolition de la société des Jésuites, en 1773, n'eussent amené d'eux-même ce résultat au bout de quelques années[166]. Toute l'étendue de ce progrès et la générosité du caractère polonais ne se révélèrent jamais avec plus de force, selon nous, que dans cette remarquable occurrence où, délaissés par leurs protecteurs étrangers quand l'heure sonna, pour ces derniers, d'arracher à la nation un consentement dérisoire à la première mutilation de son territoire, les Protestants n'eurent à essuyer aucune reprise de persécution, malgré les circonstances justement odieuses sous l'empire desquelles ils avaient été remis en possession de leurs anciens droits.

Nous ne saurions nous empêcher de faire remarquer, en terminant ce récit, que, bien que les moyens qui firent triompher les réclamations des Religionnaires soient profondément regrettables, le reproche qui leur a été souvent jeté d'avoir frayé le chemin à l'ambition de la Russie, en invoquant sa protection, est parfaitement absurde. Est-ce la faute des Protestants si l'influence russe posa la couronne de Pologne sur la tête d'Auguste III, dont l'avènement se signala par l'abolition de leurs droits politiques? Est-ce leur faute si ce même Auguste et son ministre tinrent la Pologne honteusement enchaînée, durant tout son règne, aux pieds de la cour de Saint-Pétersbourg; si ce monarque réduisit le pays à une telle attitude de servilité vis-à-vis de cette cour, qu'elle put disposer du même sceptre en faveur de son successeur Poniatowski? Est-ce juste de jeter la pierre à une faible minorité de citoyens, opprimés pour s'être appuyés sur la main que beaucoup de leurs compatriotes catholiques flattaient dans l'espoir d'en obtenir des faveurs, et à laquelle d'autres croyaient attaché le salut de leur patrie expirante? Les Protestants eurent tort d'agir comme ils le firent; ils auraient dû défendre leur cause par tous les moyens constitutionnels, et plutôt souffrir mille persécutions que d'invoquer l'appui moral de l'étranger; ils auraient dû rester purs de cette souillure contagieuse qui déshonora tant de leurs concitoyens catholiques. C'eût été là, cependant, un héroïsme presque au-dessus de notre faible humanité, et l'on ne saurait s'étonner que, sous l'aiguillon de la persécution, ils aient commis une faute dont les Catholiques se sont rendus coupables en bien plus grand nombre, sans avoir la même excuse; à l'exemple déplorable de la cour, qui poussa, en quelque sorte, toute la nation dans cette voie funeste. Et cependant, l'appel des Protestants à la protection du dehors devint un thème d'éternels reproches contre eux, et leurs prétentions en souffrirent auprès de beaucoup de patriotes sincères; il se trouve même aujourd'hui des auteurs qui, en parlant de cette phase regrettable, continuent à rejeter sur la faible minorité protestante, le blâme d'une faute imputable, au premier chef, à la grande majorité catholique, aussi justes en cela que dans un autre cas déjà rappelé. Quiconque, cependant, est versé dans l'histoire de l'humanité, s'étonnera peu de l'inconséquence étrange de ce procédé; car, hélas! partout, et de tout temps,

Les petits ont pâti des sottises des grands.

Il est très remarquable que chaque malheur public qui s'abat sur la Pologne, semble s'appesantir plus particulièrement sur les Protestants de ce pays, tandis que leur prospérité se lie à l'ère la plus brillante des annales polonaises, aux jours glorieux de Sigismond-Auguste et d'Étienne Batory. Ainsi, les calamités qui assombrirent le règne de Jean-Casimir, eurent la plus déplorable influence sur les affaires des Protestants. Le traité de 1717, qui porta le premier coup à l'indépendance nationale, frappa aussi leur liberté religieuse de la première restriction légale. Le long règne de la dynastie saxonne, qui prépara la chute de la nation en paralysant son énergie, fut également destructif des dernières libertés des Dissidents; mais cette coïncidence n'apparut nulle part plus frappante qu'au sanglant dénoûment des destinées de la Pologne, au jour le plus fatal de ses annales, le 5 novembre 1794. Parmi les troupes peu nombreuses destinées à défendre contre les forces formidables de Souvaroff, le faubourg de Varsovie, Praga, dont les fortifications s'étendent au loin, se trouvaient une partie de la garde de Lithuanie, commandée presque exclusivement par des nobles protestants de cette province et le cinquième régiment d'infanterie, qui en comptait aussi plusieurs dans ses rangs. Le chef de ce dernier régiment, le comte Paul Grabowski, d'une illustre famille protestante, jeune homme brillant d'avenir, languissait en ce moment sur un lit de douleur. Il se traîne cependant où l'honneur l'appelle, et trouve une mort glorieuse à la tête de son régiment, qui s'ensevelit tout entier, avec la garde lithuanienne, sous les ruines de la République;—pas un homme ne s'enfuit, pas un ne se rendit. Cette funèbre journée jeta le deuil dans presque toutes les grandes familles protestantes de Lithuanie, chacune d'elles ayant un de ses membres à regretter. Si les Protestants de Pologne donnèrent prise au blâme, en recourant à l'étranger pour s'affranchir de la persécution, ils rachetèrent noblement cette faute par ce sacrifice expiatoire sur l'autel de leur patrie expirante.

Après avoir esquissé à larges traits l'histoire de la Réforme en Pologne, nous soumettrons au lecteur quelques réflexions générales sur cet évènement religieux. Le Protestantisme dut surtout son accroissement rapide en ce pays, aux germes d'indépendance que les doctrines de Jean Huss, non moins que les institutions libres, avaient fait éclore au sein de la nation; mais le triomphe des Réformateurs, uniquement appuyé sur des efforts individuels, s'écroula sous les coups de la réaction catholique; parce qu'ils n'eurent pas, pour le soutenir, l'autorité suprême de l'État, qui restait avec leurs adversaires. Ils détachaient des fragments de l'Église constituée, mais ils ne la réformaient pas: il manquait à la durée de leur œuvre un régime uniforme de culte national, qui, à l'exemple de l'Angleterre et de l'Écosse, eût embrassé dans sa sphère d'action le pays tout entier. La proximité de l'Allemagne et l'élément allemand mêlé à la population des villes, facilitèrent la diffusion du Luthéranisme dans ces régions; tandis que la Confession bohémienne, favorisée par la similitude de langage et par les sympathies de race entre les Polonais et les Bohémiens, fit de rapides progrès dans la Grande-Pologne. Les doctrines de Genève, grâce aux efforts énergiques de Radziwill le Noir, se répandirent avec une rapidité merveilleuse en Lithuanie, et obtinrent un grand succès dans la Pologne méridionale, où elles furent propagées par plusieurs familles influentes. Le triomphe extraordinaire qui avait signalé l'apparition de la Réforme en Pologne, fut suivi d'une série de malheurs qui auraient amené partout les mêmes résultats. Les succès, comme les revers de cette cause religieuse, dans tous les pays où elle a paru, dépendirent essentiellement de l'influence exercée sur elle par l'autorité souveraine ou réellement dominante, qui avait entrepris de la faire triompher ou de l'abattre. Les doctrines de Luther eussent-elles établi aussi facilement leur empire dans une grande partie de l'Allemagne, si elles n'avaient pas été embrassées par l'Électeur de Saxe et par d'autres princes allemands, puis sauvées de la réaction catholique, autrement dit l'intérim de Charles V, par Maurice de Meissen? Et, sans l'intervention de Gustave-Adolphe pour arrêter Ferdinand II dans la voie de la compression, l'Allemagne protestante n'eût-elle pas été exposée au sort de la Bohême et de l'Autriche, où le Protestantisme fut écrasé par ce même Ferdinand? C'est grâce aux efforts du glorieux monarque de Suède, Gustave Wasa, que la Réforme s'établit si rapidement dans son royaume; le Danemarck l'embrassa de même sous Christiern III. Et l'Angleterre verrait-elle le Protestantisme fleurir aujourd'hui sur son sol, si la reine Marie était montée sur le trône immédiatement après la mort de son père, quand un intervalle de six années éclairées par l'ardent prosélytisme du grand martyr protestant Cranmer, n'empêcha pas cette souveraine de trouver un parlement pour proclamer l'abolition de tout ce qui avait été fait sous le règne de son prédécesseur? Et supposé qu'elle eût tenu le sceptre vingt ans encore, avec un monarque catholique pour successeur, qui peut dire si la Réforme eût été la religion dominante de la Grande-Bretagne, ou seulement la croyance d'une faible minorité de ses habitants? D'un autre côté, la France ne serait-elle pas aujourd'hui une nation protestante, si François Ier avait embrassé le Protestantisme? Et cette révolution salutaire n'eût-elle pas très bien pu s'accomplir à une époque moins reculée, si Henry IV avait montré plus d'attachement à sa foi religieuse?

Les mêmes causes qui agirent sur les destinées de la Réforme dans diverses contrées de l'Europe, produisirent les mêmes effets en Pologne. Que les jours de deux apôtres de la foi évangélique, aussi puissants dans leur zèle que Radziwill le Noir et Jean Laski, vinssent à se prolonger au-delà du terme fatalement assigné à leur mission, et leur crédit, principalement celui dont jouissait Radziwill, décidait, très probablement, l'esprit chancelant de Sigismond-Auguste à embrasser cette croyance et à consolider d'un seul coup la triomphe de la Réforme en Pologne; mais, malheureusement pour la cause des Écritures et pour celle de la nation, la mort trancha ces deux nobles carrières au moment où elles multipliaient les plus hardis efforts pour fonder une Église nationale réformée dans leur pays, et quand le Protestantisme réclamait au plus haut degré l'assistance de pareils hommes pour résister aux attaques de champions de l'Église romaine aussi formidables qu'Hosius et Commendoni. Étienne Batory, attiré du Protestantisme dans le giron de cette Église, porta un nouveau coup à la cause de la Réforme en Pologne; et le règne de Sigismond III, qui, pendant près d'un demi-siècle, travailla sans relâche à la ruine des Confessions dissidentes de son royaume, y produisit les mêmes effets que chez toute autre nation.

Les Protestants eux-mêmes commirent incontestablement de déplorables erreurs, dont la première est leurs divisions, causées par la jalousie et le mauvais vouloir qui animaient les Luthériens contre les Confessions de Genève et de Bohême. C'est ce malheureux sentiment qui, après la mort de Sigismond-Auguste, mit obstacle à l'élection d'un Protestant au trône de Pologne. Et les déclamations de plusieurs théologiens luthériens contre ces deux Confessions, auxquelles ils déclaraient hautement préférer l'Église catholique, ne purent qu'agir de la manière la plus funeste sur les intérêts de tous les Protestants. Les Luthériens polonais ne sont pas seuls, cependant, à porter le blâme de ces regrettables procédés; et, malheureusement, la conduite de leurs frères d'Allemagne fut aussi condamnable et produisit des conséquences plus désastreuses encore; car, ainsi que nous l'avons rapporté, leur misérable jalousie de la Confession réformée entraîna la dissolution de l'Union évangélique, et la chute du Protestantisme en Bohême et dans l'Autriche proprement dite.

L'une des grandes causes de la faiblesse des Protestants en Pologne était l'organisation défectueuse de leurs églises, qui manquaient d'un centre commun. La Confession genevoise et celle de Bohême, unies dès 1555, étaient assez nombreuses à cette époque pour soutenir une lutte victorieuse contre leurs ennemis, si elles avaient su centraliser dans leur sein une administration forte avec une action permanente. Mais, au lieu de ce lien commun, chacune des trois provinces qui divisaient politiquement le pays, la Grande-Pologne, la Petite-Pologne et la Lithuanie, avait son organisation ecclésiastique séparée, entièrement indépendante l'une de l'autre; et les Protestants polonais ne s'unissaient qu'accidentellement en synodes généraux, leur grande convocation nationale. C'était là un vice très sérieux; car de longs intervalles s'écoulaient toujours entre ces assemblées, et laissaient leurs affaires exposées, sans aucune garantie protectrice, à la persécution incessante des autorités catholiques constituées à demeure. Pour contre-balancer cette influence hostile, les Protestants eussent dû fonder une sorte de comité de permanence, ayant son siége dans la capitale du pays et veillant sans relâche à leurs intérêts. Malheureusement, rien de semblable n'eut lieu, et les rares synodes généraux qui s'assemblèrent, ne parvinrent pas une fois, malgré le zèle incontestable de leurs membres, à atteindre le but de leur convocation; à vrai dire, il est presque sans exemple qu'une assemblée nombreuse, convoquée accidentellement pour quelque objet d'importance, produise autre chose qu'une surexcitation fébrile, suivie par contre d'une lassitude et d'un refroidissement qui rendent illusoires toutes les bonnes intentions dont elle s'était montrée animée. C'est là ce qui explique, selon nous, comment des résolutions les plus fermes adoptées aux synodes protestants, il ne sort trop souvent que vox, vox et præterea nihil, tandis que les Catholiques, sans faire aucune démonstration publique, marchent pas à pas, mais sans jamais dévier, à l'accomplissement de leurs desseins.

Les Dissidents polonais commirent encore une grande faute à la diète de 1573, qui leur garantit une parfaite égalité de droits civils et religieux avec les Catholiques. Il ne suffisait pas, comme l'expérience le démontra, d'arracher à la législation du pays une déclaration que le clergé catholique invalida en fait par son refus d'y souscrire, et que ses efforts rendirent en effet illusoire; il eût fallu que les Dissidents tinssent ferme, jusqu'à ce qu'ils eussent mis leurs adversaires dans l'impossibilité de leur nuire, en leur ôtant les armes qui faisaient leur supériorité, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils eussent exclu les évêques du sénat, déclaré par la voix de la législature que l'Église de Rome n'était pas l'Église dominante de Pologne, et détruit ainsi dans sa source l'influence qu'elle exerçait sur les affaires temporelles à l'exclusion des Confessions dissidentes. L'Église catholique une fois réduite à son attitude spirituelle, ses adversaires avaient l'avantage de pouvoir la combattre à armes égales, au lieu de se laisser prendre à l'apparence d'une paix impossible avec un ennemi qui, les traitant de rebelles et d'usurpateurs, ne reculait pour les frapper qu'en présence d'un obstacle insurmontable. Les Protestants, unis à cette époque aux sectaires de l'Église d'Orient, étaient assez forts pour remporter cette victoire, qui pouvait seule assurer leur repos; et l'opinion régnante les autorisait à compter sur un appui sérieux, même de la part de beaucoup de Catholiques. Mais ils dédaignèrent leur ennemi, s'imaginant que l'opinion publique du pays resterait toujours avec eux; et, en conséquence, au lieu de suivre une voie qui leur était tracée par les plus sains principes de la conservation de soi-même, ils reconnurent tous les droits et priviléges de cette même Église, dont les évêques, à l'exception d'un seul, leur refusaient toute satisfaction de ce chef.

Les Protestants travaillaient avec ardeur à fortifier leur position en améliorant leur condition morale, en fondant des écoles et en publiant la Bible et des ouvrages religieux; mais le courant de la réaction fut si rapide et si fort, et les attaques de leurs antagonistes si incessantes, qu'ils eurent à lutter sur ce terrain même avec les plus grandes difficultés, usant leurs forces contre un ennemi que le triomphe grandissait. Nous avons décrit en son lieu, l'influence désastreuse des doctrines des Anti-Trinitaires sur la cause de la Réforme en Pologne.

Nous ne cherchons en aucune manière à atténuer les fautes dont les Protestants polonais avaient assumé la responsabilité; mais nous répétons notre conviction, que les circonstances extérieures qui causèrent principalement la chute de la Réforme en Pologne, eussent entraîné le même résultat dans tout autre pays. Nous avons déjà dit que le triomphe de la Religion réformée, en Angleterre, eût été très douteux si la reine Marie avait tenu le sceptre plus long-temps, et si, au lieu de transmettre la couronne à Élizabeth, elle l'avait laissée à un souverain catholique. Ajoutons que Jacques II, monarque qui ne disposait ni des artifices ni des moyens de séduction que Sigismond III avait au service de sa bigoterie, mais qui se tenait seul dans sa croyance, contre une Église réformée constituée et comptant pour adhérents tout un parlement et la grande majorité de la nation, réussit dans le court espace de son règne, malgré toutes les difficultés de sa position, à séduire beaucoup d'individus qui trahirent leur religion pour la faveur du roi. Et qui peut dire où cela se serait arrêté, si, au lieu de s'abandonner aux mouvements impérieux de sa dévotion et de sa nature despotique, il eût agi avec cette habileté consommée qui caractérise en général la politique des Jésuites? Mais, allons plus loin, et admettons pour un instant une éventualité que nous espérons bien ne voir jamais se réaliser; laissant toutefois à nos lecteurs le soin d'apprécier si elle est dans les choses possibles. Supposé, donc, qu'il existât dans la Grande-Bretagne une faction,—le nom ne fait rien à l'affaire,—ayant pour but de rétablir la suprématie de l'Église de Rome; que cette faction poursuivît son dessein avec une persévérance infatigable et une grande habileté, employant tous les moyens possibles pour arriver à ses fins; qu'elle recourût aux artifices employés par les Jésuites pour soumettre l'Église grecque de Pologne à la domination catholique, et s'abaissât jusqu'à voler l'habit des ministres de l'Église même qu'elle aspirerait à détruire ou à subjuguer; supposé que la littérature, levier le plus puissant pour semer le bon grain ou l'ivraie dans un État civilisé, se transformât dans les mains de cette même faction en instrument de ses vues, prostituant les trésors de la science et les plus nobles dons de l'intelligence à une œuvre de ténèbres, et convertissant ou plutôt égarant l'opinion publique, au moyen de publications adaptées aux degrés les plus bas comme aux plus élevés de la culture intellectuelle, par la philosophie, la poésie, l'histoire, aussi bien que par le roman, la légende populaire, voire même les contes de nourrice;—que tous ces ouvrages eussent une tendance plus ou moins cachée, mais toujours la même, à déprécier le Protestantisme et à exalter le Catholicisme; tandis que les protestants, soit imprudent mépris de leurs adversaires, soit impuissance d'une organisation sans lien commun, se contenteraient d'être les hérauts des triomphes de leurs ennemis et de proférer des plaintes amères contre leurs succès, au lieu de lutter d'efforts pour éclairer l'opinion publique et de prendre des mesures efficaces pour arrêter leurs progrès;—supposé, enfin, que notre faction catholique se fît un parti imposant parmi les classes supérieures du pays et acquît ainsi à sa cause l'influence souveraine du rang, de la richesse et de la mode,—influence puissante en tous lieux, mais surtout en Angleterre, où la grande disproportion du capital au travail établit entre l'employé et celui qui employe, entre le commerçant et le chaland, des liens de dépendance beaucoup plus étroits que ceux de la hiérarchie féodale,—en ce pays, où souvent les radicaux les plus déterminés en politique se soumettent au prestige du rang et de la fashion, dont les séductions ne sont même pas toujours sans empire sur l'esprit le plus sérieux;—toutes ces batteries une fois dressées et combinées pour porter à la fois sur le Protestantisme de cette contrée, avec le même acharnement que l'on y mit en Pologne, mutatis mutandis, qui saurait prédire ce qu'il en adviendrait?

Nos lecteurs apprécieront si les évènements dont nous sommes témoins, sont de nature à justifier, ou non, les aperçus qui se trouvent consignés dans ces lignes.

Quant à l'état actuel du Protestantisme en Pologne, il est loin d'être tel que les amis de la Réforme le souhaiteraient. Szafarik, dans son ethnographie slave, porte le nombre des Protestants polonais, en chiffres ronds, à 442,000, disséminés pour la plupart en Prusse et en Silésie. Il existe un nombre considérable de Protestants en Pologne; mais ce sont des colons allemands, dont beaucoup toutefois se sont incarnés dans leur nouvelle patrie et sont vraiment Polonais de cœur et de langage. Suivant le tableau statistique publié en 1845, il y avait dans le royaume de Pologne, c'est-à-dire cette partie du territoire polonais qui fut annexée à la Russie par le traité de Vienne, sur une population de 4,857,250 habitants, 252,009 Luthériens, 3,790 Réformés, et 546 Moraves. Nous n'avons pas de données statistiques concernant la population protestante des autres provinces polonaises soumises à la Russie. Nous pouvons seulement dire, d'après nos souvenirs, qu'il y a vingt ans environ, il existait là de vingt à trente églises de la Confession genevoise. Leurs Congrégations, consistant principalement en petite noblesse, sont loin d'être nombreuses, à l'exception de deux, qui, composées de paysans se montent à trois ou quatre mille âmes environ[167]. La même Confession possédait plusieurs écoles de plus haute lignée en Lithuanie, fondées en partie et soutenues par la branche protestante de la famille des princes Radziwill. On comptait de ces écoles à Vilna, Brestz, Szydlow, Birzé, Sloutzk et Kiéydany.

De celles-là, les deux dernières seulement vécurent jusqu'à nous, richement dotées par leurs fondateurs, les Radziwill, et mises à couvert de la persécution catholique par cette puissante famille, dont les membres, voués plus tard au Catholicisme, n'en continuèrent pas moins à témoigner beaucoup de bienveillance aux institutions protestantes de leurs ancêtres. En 1804, le département universitaire de Vilna, comprenant les provinces enlevées à la Pologne par la Russie, reçut une nouvelle organisation du prince Adam Czartoryski, que l'empereur Alexandre[168] avait nommé curateur, c'est-à-dire directeur suprême de ce département. Cette organisation intronisa un système d'éducation publique, rival des meilleures créations de l'Europe, et l'instruction, reçue en polonais, préserva la nationalité polonaise sous la domination de la Russie. L'école protestante de Kiéydany[169] et celle de Sloutzk, eurent une large part à la nouvelle organisation; elles furent considérablement agrandies, et touchèrent des revenus additionnels au moyen d'un prélèvement annuel concédé à perpétuité sur le fonds général du département de l'instruction publique, et une indemnité en faveur des élèves qui étudiaient à l'Université de Vilna pour exercer le professorat aux mêmes écoles. Ainsi le prince Czartoryski, en rendant service à son pays en général, a procuré en même temps un grand avantage à ses concitoyens protestants, en relevant la condition de leurs écoles; et, comme l'histoire témoigne que la vérité religieuse a toujours progressé sous l'empire d'un bon système d'éducation publique, il n'avait pas peu mérité de cette cause sacrée, en généralisant un tel progrès dans les provinces polonaises de la Russie. Les services de ce grand patriote sont assez connus en ce pays et dans le reste de l'Europe, ils n'ont pas besoin de nos louanges pour être appréciés comme ils le méritent, par tout ce qu'il y a de nobles âmes et d'esprits éclairés chez toutes les nations. L'école de Sloutzk existe encore, si nous ne nous trompons, bien que profondément modifiée; mais celle de Kiéydany, qui avait traversé deux siècles de prospérité et résisté à toutes les persécutions catholiques, fut supprimée en 1824 dans les malheureuses circonstances que voici: en 1823, le sénateur russe Novossiltzoff, qui était chargé de la direction suprême des affaires de l'instruction publique de la Lithuanie, sous le grand-duc Constantin, signala son administration par diverses mesures oppressives contre les établissements universitaires de cette province. Une grande fermentation commença à se manifester parmi les élèves, et s'accrut des rigueurs déployées contre les plus mutins, de même que du système d'inquisition appliqué à l'Université de Vilna et aux écoles de son département. Une circulaire secrète fut adressée aux recteurs de tous les établissements, leur enjoignant de surveiller les compositions diffamatoires qui pourraient échapper à l'effervescence des élèves, et d'en rendre bon compte aux autorités. Le malheur voulut que le fils du révérend M. Moleson (descendant des anciennes familles écossaises dont nous avons parlé), ministre protestant et recteur de l'école de Kiéydany, découvrît, par hasard, l'une de ces circulaires parmi les papiers de son père; provoqué par ses termes mêmes, il résout à l'instant, avec la fougue d'un écolier de dix-sept ans, de jouer un tour de son métier aux autorités, en composant et en placardant quelques pamphlets auxquels il n'eût autrement jamais pensé. Plusieurs étudiants se joignent à lui, et bientôt il a mis au jour et affiché sur les murs de quelques maisons, un libelle, très peu sanglant d'ailleurs, contre le grand-duc Constantin.

Novossiltzoff, en personne, se rendit à Kiéydany pour diriger l'instruction de cette affaire; les auteurs du libelle furent bientôt découverts, et le cas fut soumis à une cour martiale, qui condamna le jeune Moleson et un autre enfant de son âge, appelé Tyr, pour une offense qui eût appelé partout ailleurs sur les coupables une correction d'écolier, aux travaux perpétuels dans les mines de Nertchinsk, en Sibérie; et la sentence fut immédiatement exécutée. Le collége de Kiéydany fut supprimé par un oukaze, et l'admission de tous ses élèves interdite dans tout établissement public d'éducation. Le prince Galitzin, ministre de l'instruction publique en Russie, essaya d'adoucir l'ordonnance barbare qui privait d'enseignement deux cents jeunes gens environ, innocents même de l'offense puérile d'une tête chaude; mais l'influence de Novossiltzoff paralysa ses bonnes intentions.

Le clergé protestant de la Confession genevoise, en Lithuanie, tire ses ressources de biens fonds, ainsi que de propriétés d'une autre nature dont les églises ont été dotées par la libéralité de leurs fondateurs. Les avantages d'une fondation à perpétuité sur le principe d'une contribution volontaire, sont écrits dans le sort des églises et des écoles protestantes de Pologne. En effet, presque toutes celles du dernier ordre s'écroulèrent, comme nous l'avons déjà fait observer, aussitôt que les patrons ou les Congrégations qui les avaient alimentées vinrent à déserter leur culte, à se disperser ou à s'appauvrir par la persécution ou par toute autre cause; tous les établissements, au contraire, qui avaient l'avantage d'une fondation perpétuelle, soutinrent le choc de toutes les adversités et contribuèrent puissamment à raffermir la foi des habitants protestants de leur ressort. À ce propos, nous ne saurions nous empêcher de faire remarquer, avec une véritable satisfaction patriotique, que malgré l'influence que les Jésuites exercèrent sur notre malheureux pays, ils ne purent jamais, quoi qu'ils fissent, effacer de l'esprit national tout sens de justice et de légalité, au point d'obtenir la confiscation des biens des églises et des écoles protestantes, et Dieu sait pourtant si l'intention manquait à ces bons pères!

L'école de Sloutzk et celle de Kiéydany furent du plus grand avantage aux Protestants de la Lithuanie; car non-seulement l'instruction y était gratuite, mais il y avait des bourses dans chacune d'elles, pour les élèves sans ressources, qui étaient entièrement entretenus aux frais de ces établissements. L'éducation qu'ils y recevaient leur ouvrait les portes d'une Université. Les ministres et les professeurs faisaient leurs études aux Universités protestantes du dehors. Des dons pour cette classe d'étudiants, furent fondés à Kœnigsberg par les princes Radziwill; à Marbourg, par une reine de Danemarck, princesse de Hesse; à Leyde, par la maison d'Orange, et à Édimbourg, par un négociant écossais qui avait long-temps fait le commerce en Pologne. Cette dernière fondation est de très peu d'importance, et, quand personne n'y prétend, on l'emploie à quelque autre objet. Les autres fondations dont nous avons parlé n'ont pas été supprimées, que nous sachions; et, tout au moins, quelques-unes d'entre elles servent aux Protestants de la Pologne prussienne. Le gouvernement russe a interdit à ceux de la Lithuanie et du royaume de Pologne de recourir aux Universités étrangères, mais il défraie leurs étudiants en théologie à l'Université de Dorpat. Les Universités de Vilna et de Varsovie, qui avaient tant profité à la jeunesse polonaise, sans acception de Confessions, ont été abolies à la suite des évènements de 1831, et l'ensemble du système d'éducation a subi une modification que l'on ne saurait malheureusement considérer comme un progrès.

Dans la Pologne prussienne, on comptait, selon le recensement de 1846, dans les provinces de la Prusse occidentale ou l'ancienne Prusse polonaise, sur une population de 1,019,105 habitants, 502,148 Protestants, et, dans celle de Posen, ou Posnanie, sur 1,364,399 âmes, il y avait 416,648 Protestants. Parmi ces Protestants, il y a des Polonais; mais, malheureusement, leur nombre, au lieu d'augmenter, diminue chaque jour, grâce aux efforts du gouvernement pour germaniser à tout prix ses sujets d'origine slave. Le culte, dans presque toutes les églises, est fait en allemand; le service polonais, loin d'être encouragé, est écarté par tous les moyens imaginables, les efforts continuels du gouvernement prussien pour fondre la population slave dans l'élément germain, donnèrent au Catholicisme le grand avantage d'y être considéré, et non sans raison, comme le dernier refuge de la nationalité polonaise, et firent par là un tort considérable au Protestantisme. La masse de la population appelle le Protestantisme la Religion allemande, et considère l'Église de Rome comme l'Église nationale. Il en résulte que beaucoup de patriotes, qui eussent bien plus volontiers incliné vers le Protestantisme, se sont ralliés à la bannière de Rome comme au seul moyen de préserver leur nationalité de l'envahissement du Germanisme. Voilà sur quels fondements la presse allemande accuse les Polonais de Posen d'être de superstitieux Catholiques, courbés sous la domination des prêtres. Mais nous pouvons opposer à cette insinuation un fait récent. La Ligue polonaise, ou l'Association nationale de la Pologne prussienne, qui s'était formée, en 1848, pour assurer la conservation de sa nationalité par tous les moyens légaux et constitutionnels, par la propagation de la littérature, du langage national et de l'éducation, et qui comptait dans son sein tout ce que cette province renfermait d'honorables Polonais, avait pour président honoraire l'archevêque de Posen, tandis que son comité de direction était présidé par un noble Protestant, le comte Gustave Potworowski. L'auteur de ce livre espère avoir donné des preuves incontestables de l'énergie de ses opinions protestantes, dans son Histoire de la Réforme en Pologne, ouvrage qui, principalement dans la traduction allemande, a été répandu à profusion dans son propre pays. Il déclare, avec une sorte d'orgueil patriotique, que, loin de lui nuire dans l'esprit de ses concitoyens, la sincérité de ses convictions lui a valu des témoignages d'estime même de la part de ceux dont les vues religieuses s'éloignent le plus des siennes. L'Association nationale dont il vient de parler, gardienne de ces nobles sentiments d'impartialité, lui avait fait l'honneur de le nommer son correspondant. Mais ce qui dénote au plus haut degré l'absence de tout fanatisme religieux chez les Polonais catholiques, et leur sincérité à reconnaître le mérite de leurs concitoyens protestants, c'est l'admiration respectueuse qu'ils professaient pour le caractère de Jean Cassius, ministre de la ville de Orzeszkow, non loin de Posen, dont la mort, arrivée en 1849, fut une perte cruelle pour la cause de sa religion et de son pays. Quelques détails incidents sur la vie de cet homme distingué ne seront peut-être pas sans intérêt pour nos lecteurs.

Jean Cassius descendait d'une ancienne famille appartenant aux Frères Bohémiens. Elle s'était établie en Pologne au temps des persécutions qui s'appesantirent sur cette communauté vraiment chrétienne, et avait produit sur cette terre d'adoption plusieurs ministres distingués par leur piété et par leur savoir. Jean Cassius hérita des qualités éminentes de ses ancêtres, et l'ardent patriotisme qui faisait battre son cœur et dirigeait toutes ses actions, en reçut une nouvelle grâce. Il unit pendant quelque temps, aux devoirs d'un ministre de la religion, l'emploi de professeur de classiques à la haute école de Posen, où ses talents et son zèle firent de ses élèves des citoyens utiles et lui acquirent l'estime de ses compatriotes. Le gouvernement à qui ses tendances et ses aspirations patriotiques portaient ombrage, le destitua de son emploi en 1827, comme persona ingrata aux autorités, et lui offrit cependant une situation beaucoup plus avantageuse en Poméranie. Cassius rejeta cette offre, qui avait pour but de l'enlever à une sphère d'action toute morale, et pourtant il n'avait d'autre ressource, pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, qu'un très mince revenu attaché à ses fonctions de ministre. L'estime de tous ses concitoyens, fut, pour cette âme généreuse, une riche compensation à son sacrifice. Il n'y avait pas d'affaire publique de quelque importance qui ne lui fût soumise, et le zèle, les talents, la résolution droite et ferme qu'il déployait en toute occasion, lui acquirent à lui, ministre protestant, parmi les hommes de toutes religions, un degré d'influence auquel ont atteint bien peu, s'il en est, de hauts dignitaires de l'Église nationale. Ses concitoyens na furent pas oublieux de ses services, ils prirent soin de ses enfants et leur firent donner une éducation brillante et solide à la fois. Les malheurs qui frappèrent, en 1848, son pays natal, brisèrent son cœur patriotique; sa mort fut pleurée comme une calamité publique. Les principaux citoyens de la province, sans excepter les plus hauts dignitaires de l'Église romaine, assistèrent aux funérailles du patriote chrétien, et l'accompagnèrent en deuil jusqu'à sa dernière demeure, pour honorer sa mémoire. On a pourvu à l'existence de sa famille, et une souscription a été ouverte pour l'érection d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de ses services et de la reconnaissance de ses concitoyens.

L'exemple de Cassius montre quels avantages le Protestantisme eût pu obtenir dans la Pologne prussienne et dans d'autres contrées slaves, s'il avait été soutenu dans sa marche par les moyens puissants qui l'avaient rendu autrefois si florissant dans ces régions, c'est-à-dire par la nationalité qu'une forme pure de Christianisme développe, élève et sanctifie, en lui confiant la noble mission de travailler aux grandes fins de la Religion; car il n'y a qu'une Église fille de l'erreur, ou un système capable d'asservir la Religion à ses vues politiques, qui essaiera jamais d'éteindre les sentiments de nationalité, sacrés pour tous les peuples qui ne sont pas tombés à ce degré de dégradation morale et intellectuelle où le bien-être matériel devient le but suprême de la vie.

Nous ne terminerons pas cette esquisse de l'histoire religieuse de notre pays, sans parler de l'institution protestante qui subsiste encore sur son sol, et qui, dans notre ferme conviction, pourrait être de la plus haute utilité à la cause de la Religion des Écritures, si, au lieu d'avoir à lutter sans cesse contre la germanisation systématique du gouvernement prussien, elle était livrée à la liberté de ses allures nationales, nous voulons parler de la haute école de Lissa ou Leszno, dans la Pologne prussienne.

Nous avons saisi plusieurs fois l'occasion de mentionner, dans le cours de cet ouvrage, que la puissante famille des Leszczynski, propriétaires de cette ville, d'où ils tirent leur nom, s'était distinguée par l'ardeur de son zèle et de son attachement à la vraie Religion, dès le temps de Huss. Raphaël Leszczynski, dont nous avons dit la manifestation hardie contre Rome, donna l'église catholique de Leszno aux Frères Bohémiens en 1550, et y fonda, en 1555, une école qui fut considérablement augmentée par son descendant André Leszczynski, palatin de Brzescie, en Cujavie. C'était cependant une sorte d'école primaire; mais quand Leszno vit sa prospérité se développer par l'immigration de plusieurs milliers d'industrieux Protestants, qui venaient de la Bohême et de la Moravie demander à la Grande-Pologne un refuge contre la persécution qui suivit dans ces contrées la bataille de Weissenberg (1620), le propriétaire de cette ville, Raphaël Leszczynski y ouvrit (en 1628) une école d'un plus haut degré pour la Confession helvéto-bohémienne, et la dota magnifiquement. Outre les langues anciennes, le polonais et l'allemand, on enseignait dans cette école beaucoup d'autres sciences, telles que les mathématiques, l'histoire universelle, la géographie, l'histoire naturelle, etc. Elle était dirigée par des hommes du plus grand savoir, comme Johnston, professeur d'origine scoto-polonaise, dont nous avons parlé, et qui composa pour elle un Manuel d'histoire universelle, publié à Leszno en 1639. L'individualité la plus remarquable de celles qui figurent dans l'enseignement de cette école, est assurément le célèbre philologue Jean Amos Coménius[170], dont les ouvrages acquirent à leur auteur une réputation plus qu'européenne, et qui, à une époque où presque toutes les écoles de l'Europe s'en tenaient aux anciennes méthodes d'instruction, bonnes tout au plus à gaspiller le temps des élèves, osa ouvrir une nouvelle route dans ce champ si étendu, en composant pour l'école de Leszno son célèbre traité Janua linguarum reserata, qui facilita beaucoup l'étude des langues étrangères.

Cette école était suivie par des élèves protestants, non-seulement de toutes les parties de la Pologne, mais encore de la Prusse, de la Silésie, de la Bohême, de la Moravie et même de la Hongrie. Elle possédait une imprimerie, d'où sont sortis plusieurs ouvrages importants en polonais, en bohémien, en allemand et en latin.

La ville de Leszno, détruite comme nous l'avons dit, en 1656, fut rebâtie, et son école réouverte en 1663, par les efforts réunis des habitants protestants de cette ville et de la province dans laquelle elle est située. On y attacha un séminaire pour l'instruction des futurs ministres. Cette école resta bien au-dessous de sa première splendeur, car elle avait perdu une grande partie des biens de sa fondation, et les Protestants étaient généralement ruinés par la guerre et par la persécution. La ville de Leszno vit cependant refleurir sa prospérité sous le patronage de la famille Leszczynski qui, bien que convertie au Catholicisme, fut loin de persécuter les habitants protestants de ses possessions, et les protégea, au contraire, de son influence, contre l'oppression du clergé. Pendant les commotions produites par l'invasion de Charles XII, les habitants de la ville de Leszno épousèrent avec chaleur les intérêts de leur seigneur héréditaire, le roi Stanislas Leszczynski, ce qui attira sur eux le ressentiment de son adversaire, le roi Auguste II, électeur de Saxe, et de ses alliés, les Russes, qui brûlèrent la ville en 1707. Leszno, ou Lissa, fut néanmoins reconstruit peu de temps après, avec l'église et l'école protestante, qui dut sa réorganisation aux grands sacrifices et aux efforts des habitants protestants de la ville et de la province dans laquelle elle est située. En 1738, la cité de Leszno fut acquise par la famille des princes Sulkowski, qui se montrèrent aussi bons et utiles patrons que les Leszczynski. L'école se releva graduellement sous l'administration de plusieurs recteurs de la famille de Cassius, la même qui produisit l'homme distingué dont nous avons esquissé les principaux traits; mais cette institution, qui est aujourd'hui le meilleur de tous les établissements de ce genre en Pologne, et qui peut entrer en lice avec les premières écoles de l'Allemagne, doit la prospérité dont elle jouit de nos jours au zèle paternel du dernier propriétaire de Leszno, le prince Antoine Sulkowski[171], qui, après avoir fourni une brillante carrière militaire au service de son pays, vint chercher le calme de la vie privée au sein de sa famille, qu'il ne quitta plus que lorsque les intérêts de sa patrie exigèrent impérieusement son concours. Cependant les occupations auxquelles il se consacrait dans cette retraite, moins apparentes que celles qui avaient rempli la première partie de son existence, n'en furent ni moins méritantes ni moins utiles à ses concitoyens. Il prit lui-même l'administration supérieure de l'école de Leszno, et, grâce aux fatigues et aux dépenses qu'il prodigua pour son amélioration, il parvint à lui rendre tout l'éclat dont elle avait brillé aux beaux jours des Leszczynski.

L'école se divise aujourd'hui en six classes, où les élèves apprennent les principes de la religion, le latin, le grec et l'hébreu, le polonais, l'allemand, la langue et la littérature françaises, les mathématiques, l'histoire naturelle et la philosophie, la géographie, l'histoire, le dessin et la musique. La jeunesse catholique s'y trouve représentée d'une manière notable. Un ecclésiastique de ce culte est attaché au collége pour son instruction religieuse. Le nombre des élèves est d'environ trois cents; chacun d'eux trouvait dans ce prince un ami toujours prêt à donner une assistance généreuse à ceux qui en avaient besoin et qui méritaient sa bienveillance par leur conduite. À leur sortie du collége, son active influence les suivait dans la carrière qu'ils avaient embrassée, et allait au-devant de leurs espérances. Sulkowski fournit, en effet, un noble exemple de la hauteur de vues justement attribuée aux Catholiques les plus distingués de notre pays, qui ont toujours fait abstraction de la différence de religion, quand il s'est agi d'être utiles à leurs concitoyens.

Nous terminerons ici l'histoire religieuse de deux nations amies dont les destinées sont intimement liées à celle du Protestantisme. Nous allons essayer d'esquisser les principaux traits religieux du grand Empire slavon, qui exerce déjà une puissante influence non-seulement sur les nations d'origine slave, mais sur les affaires de l'Europe en général, et même sur celles de l'Asie.

CHAPITRE XIV.
RUSSIE.

Origine du nom de Russie. — Novogorod et Kioff. — Première expédition russe contre Constantinople. — Expéditions réitérées contre l'Empire grec. — Relations commerciales entre les deux pays. — Introduction du Christianisme en Russie et influence de la civilisation byzantine sur cet empire naissant. — Expédition des Russes chrétiens contre Constantinople, et prédiction concernant la conquête de cette ville par leurs armes. — Division de la Russie en plusieurs principautés. — Conquête de ce pays par les Mogols. — Origine et progrès de Moscou. — Esquisse historique de l'Église russe depuis sa fondation jusqu'à nos jours; son organisation actuelle. — Union forcée avec l'Église de Russie de l'Église grecque, déjà unie à Rome. — Description des sectes russes ou les Raskolniky. — Les Strigolniky. — Les Judaïstes. — Effets de la réforme du XVIe siècle sur la Russie. — Rectification des livres sacrés et schisme qui en est la suite. — Terribles actes de superstition. — Les Starovértzy ou sectateurs de l'ancienne foi. — Superstitions payennes. — Les Eunuques. — Les Flagellants. — Les Malakanes ou Protestants. — Les Doukhobortzi ou Gnostiques. — Superstitions horribles dans lesquelles ils tombent. — Proclamation du comte Woronzoff à ce sujet.

L'histoire ecclésiastique de la Russie n'offre pas, comme celle de la Bohême et de la Pologne, le triste et émouvant tableau de ces luttes morales et physiques entre des partis religieux, dont les forces se balancèrent assez pour laisser douter un moment de quel côté resterait la victoire. L'Église d'Orient, établie en Russie depuis la conversion de ce pays au Christianisme, y régna sans rivale et sans autre ferment de discorde, que les querelles intestines de ses propres sectes.

Le nom de Russie, qui, depuis Pierre le Grand, a remplacé celui de Moscovie, s'applique à une vaste étendue de pays que le czar n'est même pas encore parvenu à placer tout entière à l'ombre de son sceptre. Ce nom prit naissance au IXe siècle, à l'époque où des hordes de ces aventuriers scandinaves, connus dans l'histoire byzantine sous le nom de Varègues[172], et qui portaient le surnom de Russes, vinrent fonder, sous la conduite d'un chef appelé Rurick, un État voisin des bords de la Baltique, en soumettant à leurs armes plusieurs tribus slavonnes et finoises. Cette nouvelle puissance, dont Novogorod était la capitale, reçut de ses fondateurs la dénomination de Russie, de même que la Neustrie prit des Normands le nom de Normandie, et la Gaule celui de France depuis la conquête des Francs.

Un évènement remarquable signala le règne de Rurick. Les conquérants scandinaves, mis en contact avec la Grèce, frayèrent la voie au Christianisme, dans les contrées qu'ils avaient soumises. Deux chefs venus avec Rurick de la Scandinavie, leur commune patrie, Ascold et Dir, entreprirent une expédition sur Constantinople, en descendant le cours du Dnieper. Ils n'avaient d'autre dessein, selon toute apparence, que d'entrer au service de l'empereur, comme le faisaient fréquemment leurs compatriotes; mais ayant aperçu en chemin une petite ville bâtie sur la rive la plus élevée du fleuve, ils s'en emparèrent et y établirent le siége d'une domination nouvelle. C'était la ville de Kioff. Beaucoup de Varègues de Novogorod étant venus augmenter leurs forces, que grossirent un grand nombre d'indigènes, ils méditèrent bientôt une plus vaste entreprise, digne de l'audace des hommes du Nord. Ils s'ouvrirent une route vers le Bosphore de Thrace, mirent tout à feu et à sang sur les côtes, et furent bientôt aux portes de Constantinople, qu'ils assiégèrent par mer; les habitants de cette ville prononcèrent pour la première fois en frémissant le nom des Russes (Ρως). Une violente tempête, attribuée par les Grecs à un miracle, dispersa et détruisit en partie les barques des pirates, dont il ne retourna à Kioff que de misérables restes. Les annalistes byzantins qui décrivent cet évènement, ajoutent que les Russes idolâtres, effrayés du courroux céleste, demandèrent le baptême; une épître circulaire du patriarche Photius, publiée vers la fin de 866, confirme ce témoignage historique. Quoi qu'il en soit, les Slaves du Dnieper et leurs vainqueurs scandinaves, semblent avoir reçu les premières impressions chrétiennes à cette époque; elles pénétrèrent facilement chez ces peuples, à la faveur des relations commerciales qui existaient entre eux et les colonies grecques des côtes septentrionales de la mer Noire, d'où les colons venaient probablement visiter Kioff et d'autres contrées slaves, pour les intérêts de leur commerce.

La domination des Khozars[173], alliés des empereurs grecs et établis dans ces régions antérieurement à l'incursion des Scandinaves, n'avait pu que préparer favorablement le terrain.

Rurick mourut en 879, il eut pour successeur Oleg, comme tuteur de son jeune fils Igor. Oleg s'avança vers le Sud, à la tête d'une force considérable, composée à la fois de Scandinaves et d'aborigènes du nouvel empire. Il subjugua tout le pays baigné par le Dnieper, établit sa capitale à Kioff, et imposa ses armes victorieuses à plusieurs contrées slaves qui, réunies à l'empire fondé par Rurick, prirent également le nom de Russie.

Oleg entreprit en 906 une expédition contre Constantinople, mit le siége devant cette ville, et força l'empereur à lui payer un lourd tribut. Il conclut alors un traité de paix et de commerce, qui fut renouvelé en 911, et dont les détails, conservés par l'historien Nestor, offrent un tableau intéressant des relations qui existaient à cette époque entre la Grèce et les sujets d'Oleg. Son successeur Igor, après être resté long-temps en paix avec les Grecs, dirigea ses armes vers l'Asie mineure, où il exerça de grands ravages. Il fut défait par eux, et la paix se rétablit en 945, sur les bases du traité d'Oleg, sauf quelques modifications.

Les rapports constants des Grecs avec le nouvel Empire russe, favorisèrent les progrès du Christianisme dans ces régions.

Olga, veuve d'Igor et dépositaire de sa puissance durant la minorité de son fils Sviatoslav, alla à Constantinople en 955, y fut instruite dans la religion chrétienne et baptisée en grande pompe; mais son exemple ne trouva d'imitateurs, ni dans son fils, ni dans un grand nombre de ses sujets. Sviatoslav, prince d'humeur guerrière, étendit les limites de son empire jusqu'au pied du Caucase. Aidé des subsides de l'empereur grec et sur son invitation, il marcha contre le roi des Bulgares, le battit, et résolut de transférer le siége de son empire sur les rives du Danube. En guerre avec les Grecs, qui se repentaient de l'avoir attiré vers le midi de l'Europe, il entra dans la Thrace, qu'il ravagea jusqu'à Andrinople; ce n'est donc pas la première fois que les Russes virent cette ville en 1829. Jean Zimiscès s'avança contre lui et l'obligea à évacuer la Bulgarie. Sviatoslav, vaincu, demanda la paix qui fut conclue. Il reprit le chemin de Kioff où il fut tué. Il eut pour successeur Vladimir, qui s'empara de la couronne, à l'exclusion de ses frères, reçut le baptême en 986, épousa une princesse grecque et introduisit le Christianisme dans ses États, en ordonnant la destruction des idoles et de leurs temples, et en imposant le baptême à ses sujets.

L'empire de Vladimir, connu sous le nom de Russie, s'étendait des rivages de la Baltique à la mer Noire, des bords du Volga et du pied du Caucase au sommet des Carpathes et aux rives du Bug et du San. Cet empire se composait de diverses populations d'origine slave, et, au Nord, de plusieurs tribus finoises, toutes également comprises sous la dénomination générale de Russes, mais de mœurs bien différentes, et réunies, en l'absence de tout système régulier de gouvernement, par le lien commun d'une souveraineté dont la prérogative consistait uniquement à prélever sur elles un certain tribut, qui se payait le plus souvent quand le souverain ou ses délégués se trouvaient en mesure de le réclamer à main armée. Les relations fréquentes de Constantinople avec Kioff contribuèrent beaucoup, non-seulement à convertir la capitale de ce nouvel empire au Christianisme, mais encore à le façonner à la civilisation byzantine, aux arts et au luxe, qui furent probablement importés de la Grèce, même avant les dogmes de la Religion chrétienne. L'annaliste allemand, Ditmar de Mersebourg, à qui une description de la ville de Kioff fut faite par quelques-uns de ses compatriotes, qui l'avaient visitée avec l'expédition de Boleslav Ier, roi de Pologne, en 1018, l'appelle la rivale de Constantinople, à cause du grand nombre d'églises, de marchés, d'édifices publics et de la quantité de richesses qu'elle renfermait. Il ajoute que beaucoup de Grecs y étaient établis. Vladimir mourut en 1015, et partagea son empire entre ses douze fils, qui devaient tenir leurs gouvernements sous la suzeraineté de l'aîné, résidant à Kioff avec le titre de grand-duc de Russie.—Ce partage de la Russie entre tant de gouvernements remis à des princes du sang, entraîna les suites les plus funestes après la mort de Vladimir, jusqu'à ce que l'un de ses fils, Yaroslav, eût réuni sous son sceptre tous les États paternels. Ce monarque, doué d'une intelligence élevée, aida puissamment aux progrès du Christianisme et de la civilisation dans son empire. Il fit élever un grand nombre d'églises et de couvents par des architectes de Byzance, fonda de nouvelles villes, ouvrit des écoles, attira dans ses États des ecclésiastiques grecs, des savants, des artistes, et fit traduire beaucoup d'ouvrages du grec en langue slave. Son zèle pour la religion chrétienne ne l'empêcha cependant pas d'imiter les entreprises de ses ancêtres payens contre Constantinople. Sous prétexte de mauvais traitements subis par quelques-uns de ses sujets dans la ville impériale, il déclara la guerre à Constantin Monomaque, et leva, en 1043, une armée considérable qui s'avança le long des rivages de la mer Noire, soutenue par une flotte imposante. La flotte russe parvint à l'embouchure du Bosphore; après un combat long-temps incertain, elle succomba en partie sous les ravages du feu grégeois et dut profiter d'un vent propice pour sauver ses débris. L'expédition de terre atteignit Varna; mais, privée de l'appui de la flotte, elle fut accablée par le nombre, après une résistance désespérée, sans qu'un seul homme cherchât son salut dans la fuite[174].

Ce fut la dernière expédition des Russes contre l'Empire grec. La Russie, déchirée par des factions ennemies, perdit toute force d'action à l'extérieur, et finit par devenir elle-même la proie des étrangers. N'eût été cette circonstance, il est probable que les siècles passés eussent vu s'accomplir la prédiction trouvée inscrite au IXe siècle sous la statue de Bellérophon à Constantinople, à savoir, que la cité impériale serait prise par les Russes; prédiction bien rare, selon Gibbon, par la clarté du style et la précision incontestable de la date. Qui sait si, de nos jours, nous ne verrons pas s'accomplir la destinée prophétisée à la superbe métropole de l'Orient.

Yaroslav partagea son empire entre ses fils, en laissant toutefois le titre de grand-duc et la suprématie à l'aîné des princes. Cette autorité suprême fut transmise, suivant l'usage des contrées slaves, non par ordre de primogéniture, mais à l'ancienneté, c'est-à-dire que le grand-duc décédé, eut pour successeur le membre le plus âgé de sa dynastie. Cette combinaison ne pouvait manquer de produire des troubles continuels, d'autant que les diverses principautés se subdivisaient toujours entre les fils du monarque décédé. Le pouvoir se fractionna ainsi aux mains d'un grand nombre de petits princes, guerroyant les uns contre les autres, et la Russie se vit bientôt sans défense contre les incursions de ses voisins. L'autorité du grand-duc de Kioff tomba, sous la pression de ces circonstances, dans la plus complète insignifiance; tandis que deux principautés puissantes, fondées par les talents de leurs chefs, s'élevèrent au Sud et au Nord-Est. La première est celle de Halitch, comprenant toute la zone orientale de la province autrichienne de Gallicie et une partie des gouvernements russes de Volhynie et de Podolie; la seconde est la principauté de Vladimir sur la Klazma, embrassant tout le gouvernement russe de ce nom, avec quelques provinces adjacentes, et dont les souverains prirent le titre de grands-ducs. Il existait aussi trois républiques, régies par des institutions entièrement populaires. Novogorod, Pskow et Viatka, communauté formée par des émigrants de Novogorod, dans l'endroit qui porte aujourd'hui ce nom.

La Russie se divisait donc en plusieurs États fréquemment en guerre entre eux, habités par des populations aussi différentes l'une de l'autre, qu'elles l'étaient des Polonais, des Bohémiens et d'autres nations slaves, n'ayant de commun que le nom et la même dynastie, à laquelle se rattachaient également les nombreux souverains de ce pays. Le seul lien réel de tous ces États, était l'unité de l'Église, gouvernée par l'archevêque de Kioff, son métropolitain.

Telle était la situation de la Russie, quand les Mogols, commandés par Batou-Khan, petit-fils de Dgenghis-Khan, envahirent ce pays en 1238-1239 et 1240, ne laissant que ruines et désolation sur leur passage. Ils poursuivirent le cours de leurs ravages en Pologne et en Hongrie, et s'avancèrent jusqu'à Liegnitz, en Silésie, où ils défirent complètement une armée chrétienne. Le chemin leur était ouvert jusqu'au Rhin; mais, heureusement pour l'Europe, quelques évènements survenus dans l'Asie centrale les rappelèrent aux rivages de la mer Caspienne.

Batou-Khan posa ses tentes sur les bords du Volga, et somma les princes de Russie de lui rendre hommage, les menaçant, en cas de refus, d'une reprise d'hostilités. L'obéissance était le seul parti à suivre; le grand-duc de Vladimir rendit hommage à Batou, dans son camp sur le Volga, et ensuite au grand khan Koublay, près le grand mur de la Chine. Ses successeurs reçurent l'investiture des descendants de Batou, qui devinrent indépendants sous le nom de khans de Kiptchak.

Au commencement du XIVe siècle, le prince de Moscou, s'étant concilié les bonnes grâces du khan, obtint la dignité héréditaire de grand-duc, à laquelle était attachée une sorte de suzeraineté sur les autres princes de Russie, et qui, jusque-là, n'avait été la prérogative exclusive d'aucune de leurs branches. Ses successeurs s'efforcèrent, comme ligne invariable de politique, de briguer, par tous les moyens possibles, la faveur du khan, dont l'appui grandissait incessamment leur puissance aux dépens de celle des autres princes de Russie. De cette manière, le pouvoir des grands-ducs de Moscou se fortifia par degrés, tandis que celui du khan s'affaissait sous les commotions intérieures, jusqu'à ce qu'enfin ils se sentirent assez forts pour secouer le joug, vers la fin du XVe siècle.

Telle fut l'origine de Moscou, le cœur de l'empire russe actuel, formé des principautés nord-est de l'ancienne Russie. Nous avons expliqué, au chap. X, comment les principautés du sud et de l'ouest de la Russie se réunirent, au XIVe siècle, à la Pologne et à la Lithuanie.

Le premier archevêque de Kioff fut sacré, vers 900, par le patriarche de Constantinople, et institué métropolitain de toutes les églises de Russie. À partir de cette époque, les métropolitains de Russie furent sacrés à Constantinople, et fréquemment choisis parmi les Grecs. Après la prise de Constantinople par les Latins, le siége de l'empire et celui du patriarchat ayant été transférés à Nicée, les archevêques de Kioff furent sacrés dans cette ville, jusqu'à ce que l'ancien ordre de choses se rétablît par l'expulsion des Latins.

Les chroniques parlent de plusieurs tentatives faites par les papes pour soumettre l'Église russe à leur suprématie, mais sans atteindre le but de leur politique. Une circonstance révèle cependant l'influence temporaire que Rome s'était acquise à Kioff, vers la fin du XIe siècle. Le Grec Ephraïm, métropolitain de cette ville, de 1070 à 1096, introduisit en effet, dans le calendrier russe, sous la date du 9 mai, la commémoration de la translation des reliques de saint Nicolas, de la Lycie à Bari, en Italie, fête inconnue de l'Église d'Orient, mais observée par celle de Rome. La principauté de Halitch, située entre les régions catholiques de la Pologne et de la Hongrie, devint le point de mire des efforts de la Papauté. Les Hongrois s'étant rendus maîtres de cette principauté en 1214, essayèrent de la soumettre à leur chef spirituel; mais leur expulsion du pays détruisit tout espoir d'annexion religieuse. Daniel, prince de Halitch, homme d'État et guerrier distingué, pensa qu'il pourrait tirer du pape quelque assistance contre les Mogols, et, dans cette vue, il entama une négociation avec Innocent IV, qui envoya son légat pour recevoir la soumission de Daniel et celle de l'Église de Halitch, à laquelle il promit de tolérer telles de ses anciennes pratiques qui ne seraient pas en opposition directe avec les rites de l'Église catholique. Daniel fut sacré roi de Halitch par le légat, en 1254, et il reconnut la suprématie de Rome; mais, comme l'assistance promise n'arrivait pas, il rompit en visière avec le pape. Halitch fut réunie à la Pologne en 1340. L'histoire de son Église a trouvé son cadre ailleurs.

Nous avons déjà parlé de l'invasion des Mogols et des terribles ravages qu'ils exercèrent dans ce pays. Les églises et les couvents jonchèrent le sol de leurs débris; le clergé fut ou massacré ou traîné en captivité; mais aussitôt que ces Asiatiques eurent établi leur domination sur les principautés du nord-est de la Russie, ils s'efforcèrent de consolider leur puissance en convertissant à leurs vues politiques le clergé des pays conquis; en conséquence, le khan des Mogols déclara que tout individu, touchant de près ou de loin à l'Église, serait exempté de l'impôt personnel frappé sur la population, pour les années 1254-1255; et, en 1257, le même khan, en vertu de lettres-patentes, accorda au clergé russe et à toute personne attachée à l'Église nationale, une exemption pleine et entière de tous les impôts et charges pesant soit sur la propriété, soit sur la personne des habitants de la Russie. Un évêque russe avait sa résidence à Saray, capitale des khans, qui chargeaient quelquefois ces prélats de missions de haute confiance. C'est ainsi que l'évêque Théognoste fut envoyé, en 1279, par le khan Mengutemir, à l'empereur grec Michel Paléologue. Cette position toute favorable de l'Église russe la fit croître rapidement en influence et en richesse. Beaucoup de personnes cherchèrent dans son sein un refuge contre l'oppression de leurs maîtres barbares; tandis que d'autres, pour mettre leurs propriétés à l'abri de tout attentat, en faisaient don à l'Église, qui les leur restituait à titre de tenanciers.

La ville de Kioff fut détruite par les Mogols en 1240; mais l'autorité des khans demeura toujours plus forte et plus respectée dans les principautés de l'est de la Russie que dans les régions occidentales, où des troubles se manifestaient fréquemment. Cet état de choses conduisit le métropolitain de Kioff à transférer sa résidence à Vladimir sur la Klazma, capitale des grands-ducs de Russie, sous la protection desquels la bannière des Églises russes se déployait en toute sécurité.

Nous avons parlé plus haut de l'union de Kioff avec la Lithuanie et des destinées de l'Église d'Orient dans ce pays. Les métropolitains de Vladimir, qui transportèrent plus tard leur siége à Moscou, s'efforcèrent de maintenir leur juridiction sur les Églises de la Lithuanie, en établissant de temps à autre leur résidence dans cette province; mais, malgré leurs tentatives réitérées, cette union fut entièrement rompue par l'élection d'un archevêque de Kioff, en 1418. Une haine violente s'alluma entre les deux Églises, à ce point que le khan de Crimée ayant pillé Kioff, en 1484, à l'instigation du grand-duc de Moscou, lui envoya, à titre de présent, une partie des vases sacrés enlevés à l'église de cette ville. Les métropolitains de Moscou étaient ou sacrés par les patriarches de Constantinople, ou simplement approuvés par eux. Le métropolitain Isidore, savant d'origine grecque, assista, en 1438, au concile de Florence, où il souscrivit à l'union de son Église avec Rome, d'après les bases arrêtées à cet effet entre l'empereur grec Jean Paléologue et le pape Eugène IV. Il revint à Moscou en 1439, avec la dignité de cardinal et investi de l'autorité d'un légat; mais il fut déposé et renfermé dans un couvent, d'où il parvint néanmoins à s'échapper; il mourut à Rome dans un âge avancé. Après la prise de Constantinople par les Turcs, les métropolitains de Moscou furent élus et sacrés sans aucun recours au patriarche grec. En 1551, un synode général tenu à Moscou, promulgua un code de lois ecclésiastiques, appelé Stoglav, c'est-à-dire les Cent-Chapitres.

En 1588, le patriarche de Constantinople Jérémie, ayant un procès au divan, vint à Moscou demander des secours pour ses églises. Le pieux czar Fœdor Ivanovitsch s'empressa de répondre à son appel, et Jérémie, renonçant à ses prétentions sur les Églises russes, sacra patriarche de Russie le métropolitain de Moscou. La chaire s'éleva presque au niveau du trône sous ces patriarches indépendants. La considération dont ils jouissaient s'augmentait encore des marques publiques de respect qu'ils recevaient du czar, qui, le dimanche des Rameaux, marchait nu-tête devant eux, en conduisant par la bride l'âne sur lequel ils traversaient les rues de Moscou, en souvenir de l'entrée du Christ à Jérusalem. En 1682, l'Académie slavo-græco-latine fut fondée à Moscou par le czar Fœdor, fils d'Alexis; il pourvut cet établissement de savants professeurs, sortis de l'Académie de Kioff, que la Pologne avait perdue sous le règne précédent. Après la mort du patriarche Adrien, en 1702, Pierre le Grand abolit cette dignité, se proclama chef suprême de l'Église grecque, et institua, sous le nom de très saint synode, un conseil chargé de toutes les affaires ecclésiastiques du pays. Ce souverain ordonna aussi que des écoles fussent ouvertes dans chaque siége épiscopal. Il décréta que les couvents ne pourraient plus acquérir de propriétés territoriales, et soumit les domaines de l'Église à l'impôt général. En 1764, l'impératrice Catherine confisqua tous les biens du clergé, qui possédait environ neuf cent mille serfs mâles, et substitua à ses possessions des pensions pour les évêques, les couvents, etc. Plusieurs écoles ecclésiastiques s'ouvrirent sous divers règnes, et leur organisation fut fixée par un oukaze de 1814.

Le synode institué par Pierre le Grand préside encore au gouvernement de l'Église russe. Ce conseil se compose habituellement de deux métropolitains, de deux évêques, du premier prêtre séculier, et des membres lais venant à la suite; il y a encore le procureur, deux secrétaires-généraux, cinq secrétaires ordinaires, et un certain nombre de clercs. Le procureur a le droit de suspendre l'exécution des décisions du synode, et d'en appeler, dans tous les cas, à la décision de l'empereur. Le synode a le jugement des choses religieuses en matière de foi et de discipline, il contrôle l'administration des diocèses, qui lui transmettent deux fois par an un rapport détaillé sur la situation des églises, des écoles, etc.

Il existe en Russie, outre un grand nombre de séminaires, cinq académies ecclésiastiques: Kioff, Moscou, Saint-Pétersbourg, Kasan et Troïtza. Tous les fils du clergé doivent être élevés dans ces séminaires, qui entretiennent gratuitement un certain nombre d'élèves. Ce système d'éducation obligatoire a produit quelques-uns des savants les plus remarquables de la Russie. Le clergé y forme un corps à part, et il est bien rare qu'un individu appartenant à une autre classe, s'enrôle sous la bannière de l'Église. De par la loi, la vocation religieuse est héréditaire, mais on obtient aisément du pouvoir l'autorisation de suivre une autre carrière. Les membres les plus distingués de la famille ecclésiastique ont le plus souvent recours à cette faculté, à l'exception de ceux qui, entrant dans l'ordre monacal, peuvent aspirer aux degrés les plus élevés de la hiérarchie religieuse. C'est pour cette raison que le clergé séculier (ou les prêtres de paroisse) se compose généralement de ceux qui ne sauraient prétendre à rien de plus avantageux.

Il a déjà été question de l'Union de l'Église grecque de Pologne avec Rome, et des conséquences qu'elle produisit. Le démembrement du territoire polonais fit tomber sous la domination russe la majeure partie des habitants appartenant à cette Église. On essaya par tous les moyens, sous le règne de Catherine, de pousser ses sectaires dans le giron de celle de Russie; mais ces tentatives n'eurent qu'un succès partiel et cessèrent tout-à-fait sous le règne de l'empereur Alexandre. En 1839, plusieurs évêques de l'Église ci-dessus mentionnée, formulèrent, à l'instigation du gouvernement russe, le vœu d'une séparation d'avec Rome et d'une réunion à l'Église nationale de Russie. Cette déclaration fut suivie d'un oukaze ordonnant à toutes Églises unies de suivre l'exemple de leurs évêques. Les mesures les plus coërcitives furent mises en usage pour effectuer une conversion générale. Un grand nombre d'ecclésiastiques qui refusèrent de prendre l'oukaze impérial pour règle de leur conscience, furent punis de leur désobéissance par la déportation en Sibérie, l'emprisonnement, etc. Pour colorer cette conversion forcée, on allégua que ces populations avaient appartenu primitivement à l'Église d'Orient, et devaient, en conséquence, rentrer au bercail; principe d'une admirable logique, en vertu duquel les habitants des Îles Britanniques pourraient, avec autant de justice, se voir repoussés dans le giron de l'Église catholique, ou même ramenés à la religion des druides et au culte d'Odin. Cette persécution a dédommagé Rome de la perte de la population arrachée du sein de son Église, en soulevant en sa faveur tout l'intérêt qui s'attache d'ordinaire à un parti opprimé, et en ranimant le zèle de beaucoup de ses sectateurs[175].

Ce qu'il y a de plus intéressant dans l'histoire de l'Église russe, c'est assurément celle de ses sectes dissidentes, comprises sous la dénomination générale de Raskolniky ou Schismatiques.

Il est probable que plusieurs des sectes qui avaient troublé l'Église d'Orient en Grèce, étaient passées en Russie, car l'on trouve çà et là des traces de leur existence dans les chroniques du moyen-âge. Les premiers désordres sérieux de l'Église russe se manifestèrent en 1375, à Novogorod, quand un homme d'une condition inférieure, du nom de Karp Strigolnik, se mit à se déchaîner publiquement contre la coutume qui forçait les prêtres à payer une certaine somme d'argent à l'évêque pour leur ordination. Un tel usage constituait, disait-il, une véritable simonie, et les Chrétiens devaient fuir les prêtres qui avaient acheté les ordres. Il attaquait aussi la confession auriculaire comme inutile, et ses opinions ne laissèrent pas que de trouver un grand nombre d'adhérents. Les rues de Novogorod devinrent bientôt le théâtre d'une lutte acharnée entre ces réformateurs et les partisans de l'ordre de choses établi. Les premiers furent vaincus, et leurs principaux chefs, y compris Strigolnik lui-même, furent précipités à la rivière et noyés. Leur mort, bien loin d'éteindre leurs doctrines, leur imprima une force nouvelle, comme cela résulte des lettres pastorales de plusieurs évêques et même des patriarches de Constantinople, à qui des rapports avaient été transmis sur cette secte.

Les institutions républicaines de Novogorod et de Pskoff, où les partisans de Strigolnik étaient répandus en grand nombre, leur offraient un vaste champ de liberté; mais quand ces républiques furent réduites en provinces de Moscou (à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe), une persécution rigoureuse les força à chercher asile dans les possessions suédoises et polonaises. Il semble que les modernes Raskolniky aient hérité de l'esprit de cette secte.

Une autre secte, plus remarquable, prit naissance pendant la dernière partie du XVe siècle, dans la même république de Novogorod. Sa véritable nature est cependant très incertaine, car la seule donnée positive que nous ayons sur ses doctrines, est tirée d'un ouvrage de polémique écrit contre elle, en 1491, par un certain Joseph, abbé du couvent de Volokolamsk, et nous sommes réduits, en conséquence, à juger de ces sectaires aussi bien que des Strigolniky, sur l'unique témoignage de leurs ennemis.

Suivant l'auteur que nous venons de citer, un Juif, du nom de Zacharie, qu'il appelle suppôt de Satan, sorcier, nécromancien, astrologue, et même astronome, vint, en 1470, à Novogorod, où il enseigna, en secret, que la loi de Moïse était la seule vraie religion, et que le Nouveau-Testament était une fiction, puisque le Messie n'était pas encore né, que le culte des images constituait une idolâtrie coupable. Aidé de quelques autres Juifs, il séduisit l'esprit de plusieurs prêtres de l'Église grecque et de leurs familles, et ces néophytes devinrent si zélés, qu'ils demandèrent la circoncision. Leurs maîtres hébreux les détournèrent cependant d'un dessein qui les eût exposés à être découverts; ils leur conseillèrent de conformer leur conduite extérieure aux préceptes du Christianisme, car il suffisait qu'ils fussent bons Israélites de cœur. Ils suivirent cet avis et travaillèrent en secret avec beaucoup de succès à augmenter le nombre de leurs prosélytes. Les principaux promoteurs de cette secte furent deux prêtres appelés Alexius et Dionysius, les protopopes de l'église Sainte-Sophie, cathédrale de Novogorod, un certain Gabriel et un laïque de haut rang.

Ces Juifs mystérieux se conformèrent si rigoureusement, en apparence, aux rites de l'Église grecque, qu'ils s'acquirent une réputation de grande sainteté. Ce fut à ce point que le grand-duc de Moscou, ayant réduit la république de Novogorod en province de son empire, transféra dans sa capitale les deux prêtres Dionysius et Alexius, et les plaça à la tête du clergé de ses principales églises. Alexius s'attira si bien la faveur du grand-duc, qu'il avait ses entrées toujours libres auprès de lui, distinction accordée à un très petit nombre de favoris. Il travaillait pendant ce temps à la propagation de ses doctrines, qui furent embrassées secrètement par beaucoup d'ecclésiastiques et de laïques, entre autres par Kouritzin, secrétaire du grand-duc, et Zozyme, abbé du couvent de Saint-Siméon, qui, recommandé par Alexius à la faveur du grand-duc, fut promu, en 1490, à la dignité d'archevêque de Moscou. Ainsi, un sectateur secret du Judaïsme, devint le chef de l'Église russe.

L'existence de cette secte est un fait historique, mais il est presque impossible de préciser la nature de ses doctrines. Était-ce un mode plus pur de Christianisme, rejetant le culte des images et d'autres superstitions aussi grossières de l'Église grecque, ou simplement une secte déiste; car il est bien difficile de croire que le Judaïsme pur eût trouvé des prosélytes parmi les Chrétiens, et surtout au sein du clergé, que la loi mosaïque avait toujours laissé inébranlable. Le célèbre Uriel d'Acosta fournit peut-être dans l'histoire religieuse le seul exemple d'une conversion de ce genre[176]. En effet, bien qu'il y eût, comme on sait, en Espagne et en Portugal, un grand nombre de Juifs qui déguisaient leur croyance sous le manteau du Catholicisme, au point même de se charger de fonctions ecclésiastiques, c'étaient là des Juifs de naissance que la persécution avait contraints à prendre ce masque, et non des Chrétiens qui avaient embrassé le Judaïsme. La description de cette secte, par l'abbé Joseph, est tellement remplie d'invectives, que l'on est tenté de la croire pour le moins très exagérée. Il donne cependant les noms de quelques-uns de ces sectaires, qui laissèrent le pays pour se faire circonscrire, et il les accuse de s'être livrés à la magie et à l'astrologie; mais cette accusation répand un faible rayon de lumière sur leurs dogmes, en donnant à penser que c'était une de ces sectes mystérieuses dont les traces sont imprimées dans la poussière du moyen-âge. Alexius et plusieurs chefs de la secte moururent avec la réputation de pieux Chrétiens; mais son existence fut découverte par Gennadius, évêque de Novogorod, qui envoya plusieurs de ses adhérents à Moscou, avec les preuves recueillies contre eux, sans savoir toutefois que le métropolitain lui-même et le secrétaire du grand-duc comptaient au nombre de ses adeptes. Il les accusa d'avoir osé comparer les statues des saints à la matière brute qui les représentait, d'en avoir placé au milieu d'endroits impurs, d'avoir craché sur la croix, blasphémé le Christ et la Vierge, nié la vie future, et, par conséquent, l'immortalité de l'âme. Le grand-duc convoqua à Moscou, le 17 octobre 1490, un synode d'évêques et d'autres ecclésiastiques, pour juger cette grave affaire. Les accusés, au nombre desquels figuraient les protopopes ci-dessus mentionnés, Dionysius et Gabriel, outre beaucoup d'autres, repoussèrent avec fermeté les faits mis à leur charge; mais ce système de dénégation ne put prévaloir contre les preuves de tout genre et les nombreux témoins produits par l'accusation. Plusieurs membres du synode voulaient que les accusés fussent mis à la question; mais le grand-duc ne le permit pas. Chose vraiment étonnante, si l'on considère la barbarie de l'époque et le penchant de ce souverain à la cruauté. Le synode dut se contenter d'anathématiser et de faire emprisonner les sectaires. Ceux qui furent renvoyés à Novogorod eurent à subir un traitement plus cruel. Parés d'oripeaux fantastiques représentant la figure du diable, et la tête couverte de grands bonnets d'écorce, avec cette inscription: «Ceci est la milice de Satan,» ils furent placés à cheval, le visage tourné vers la croupe, et promenés, par l'ordre de l'archevêque, à travers les rues de la ville, en butte aux insultes de la populace. Ils eurent ensuite leur coiffure brûlée sur leur tête, et furent jetés en prison; traitement barbare, sans doute, mais encore humain pour ce temps d'intolérance, où les hérétiques avaient à supporter les persécutions les plus cruelles dans l'Europe occidentale.

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