← Retour

Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves: (traduit de l'anglais)

16px
100%

CHAPITRE IV.
BOHÊME.
(Suite.)

Procope le Grand. — Bataille d'Aussig. — Ambassade en Pologne. — Croisade contre les Hussites, conduite par Henry Beaufort, évêque de Winchester. — Elle échoue. — Tentative infructueuse de rétablir la paix avec l'empereur Sigismond. — Les Hussites ravagent l'Allemagne. — Nouvelle croisade contre les Hussites, commandée par le cardinal Césarini, et son issue malheureuse. — Observations générales sur les succès prodigieux des Hussites. — Négociations du concile de Bâle avec les Hussites. — Compactata ou concessions faites par le concile aux Hussites. — Les Taborites vont au secours du roi de Pologne. — Leurs préparatifs. — Divisions parmi les Hussites à la suite des compactata. — Mort de Procope et défaite des Taborites. — Observations générales sur la guerre des Hussites. — Leur énergie morale et physique. — On les accuse à tort de cruautés. — Exemple du prince noir de Galles. — Rétablissement de Sigismond. — Les Taborites changent leur nom pour celui de Frères bohémiens. — Remarques sur les Moraves, leurs descendants. — Luttes entre les catholiques romains et les Hussites soutenus par les Polonais. — George Podiebrad. — Ses grandes qualités. — Hostilité de Rome contre lui. — Les Polonais le soutiennent. — Règne de la dynastie polonaise en Bohême.

La mort soudaine de Ziska jeta la consternation dans son armée, qui se divisa en trois parties. L'une garda le nom de Taborites et choisit pour chef Procope le Saint ou le Tonsuré, que Ziska avait désigné pour son successeur. Le second corps déclara qu'il ne voulait plus de chef, parce que nul au monde ne pourrait dignement remplacer Ziska, et prit le nom d'Orphelins. Ces Orphelins se donnèrent pourtant des chefs. Ils restèrent dans leurs camps sans jamais entrer dans les villes, excepté pour des nécessités inévitables, comme, par exemple, pour acheter des vivres. Les Orebites formaient le troisième parti. Ce nom venait de la montagne où ils s'assemblaient d'abord, et à laquelle ils avaient probablement donné le nom biblique d'Horeb. Ils suivaient toujours avec les Taborites l'étendard de Ziska, mais avaient des chefs particuliers. Malgré cette division en trois parties, les Hussites étaient toujours unanimes pour défendre leur patrie, qu'ils appelaient la Terre promise, donnant aux provinces allemandes voisines, les noms d'Edom, de Moab, d'Amalek et de terre des Philistins.

Procope est moins célèbre que Ziska. Selon moi, il mérite d'être placé par l'histoire au-dessus du terrible aveugle. Ziska est très célèbre pour avoir le premier allumé cette guerre sanglante dont les heureux succès furent continués après sa mort par Procope, jusqu'à sa chute héroïque sur le champ de bataille de Lipan. Procope, égal à son prédécesseur en valeur et en habileté militaire, était en outre un savant accompli. Ce qui le place au-dessus de Ziska, c'est son patriotisme. Il n'avait pas l'ambition de celui qu'il remplaçait. Ziska n'avait d'autre but que de punir ses ennemis, et sur son lit de mort il recommanda à Procope d'exterminer par le fer et par le feu tous les adversaires de sa religion; l'autre, sans se laisser éblouir par ses triomphes continuels sur l'ennemi, eut toujours à cœur le rétablissement de la paix.

Procope était fils d'un noble ruiné. Son oncle maternel l'adopta, lui donna une éducation savante, et le fit voyager en Italie, en France, en Espagne et en Terre-Sainte. À son retour, son oncle, dit-on, le fit entrer dans les ordres contre son gré, d'où lui vint le sobriquet de Tonsuré. Quand la guerre des Hussites éclata, il quitta l'Église pour l'armée, s'attacha à Ziska qui le choisit pour son successeur. Ses exploits, plus tard, lui méritèrent le surnom de Grand, qui servit à le distinguer d'un autre Procope, chef des Orphelins, et connu sous le nom de Prokopek ou petit Procope.

La guerre continua, et les Hussites firent plus d'une irruption heureuse dans les diverses provinces limitrophes d'Allemagne. L'empereur et les princes d'Allemagne accusaient le pape et le clergé de leurs échecs, disant que c'était à eux à éteindre l'incendie que les prêtres avaient allumé. Ils se plaignaient en outre, que le clergé, maître de richesses considérables, ne les consacrait pas au succès de leur cause, mais à des vues d'intérêt particulier. Le pape envoya des lettres à l'empereur, au roi de Pologne et aux princes allemands, pour les exhorter à se réunir tous ensemble contre la Bohême.

Dans ces lettres, il dépeignait les Hussites comme des ennemis plus odieux que les Turcs. Ceux-ci, nés hors de l'Église, ne commettaient pas un acte de révolte en faisant la guerre aux Chrétiens. Nés dans l'Église, les Hussites se révoltaient contre son autorité.

Les représentations du pape, les instances du clergé, décidèrent le roi de Pologne à rappeler son neveu de Bohême. Mais Coributt revint aussitôt à Prague, où il avait un puissant parti. Le roi, pour prouver qu'il agissait contre sa volonté, envoya 5,000 hommes aux impériaux; mais ceux-ci, craignant, et peut-être non sans raison, que les Polonais, au lieu de combattre les Hussites, ne se joignissent à eux, les renvoyèrent avant qu'ils ne fussent arrivés au rendez-vous. Les princes allemands n'étaient guère disposés à obéir aux injonctions du pape; mais les fréquentes incursions des Hussites les décidèrent à réunir une armée d'environ 100,000 hommes, et à marcher sur la Bohême. Les Hussites de tous les partis se réunirent dans le danger commun. Procope le Grand commanda les Taborites et les Orphelins: les Calixtins avaient à leur tête Coributt et quelques nobles de Bohême. Les Hussites assiégèrent la ville d'Aussig, qui doit être bien connue de ceux qui ont voyagé dans ce beau pays, car elle se trouve sur la route qui mène de Dresde à Tœplitz. Là, sur les confins du monde germanique et slave, eut lieu une rencontre entre les deux armées qui représentaient des croyances opposées et même des races ennemies; on a remarqué que dans cette lutte entre les Slaves et les Allemands, les deux races employèrent chacune les armes qui lui étaient particulières. Les soldats allemands, bardés de fer, avaient pour armes, selon l'usage de l'Occident, la lance, l'épée, la hache d'armes, et montaient sur des chevaux vigoureux et pesants. Les Bohémiens et leurs auxiliaires de Pologne, s'étaient retranchés derrière 500 chariots, liés ensemble par de fortes chaînes; ils se tenaient à l'intérieur et s'abritaient sous de vastes boucliers en bois fixés dans le sol. Leurs armes principales étaient, outre les fléaux de fer, l'arme si célèbre des Hussites, les longues lances à crochet, qui leur servaient à jeter les ennemis en bas de leurs chevaux[65]. Bien inférieurs en nombre aux Allemands, ils les surpassaient par le courage: excités par une longue suite de succès, ils se croyaient invincibles.

Les Allemands chargèrent les Bohémiens avec la plus grande impétuosité, forcèrent la ligne des chariots, rompant avec leurs haches d'armes les chaînes qui les unissaient. Ils réussirent même à jeter à bas la seconde ligne de défense que les Bohémiens avaient formée avec leurs boucliers. Mais une longue marche, par une journée très chaude, avait fatigué les Allemands, même avant le commencement du combat; les efforts qu'ils avaient faits pour rompre les lignes de défense de l'ennemi, avaient épuisé les cavaliers et les chevaux. L'œil d'aigle de Procope saisit l'occasion. Les Hussites, campés en ce lieu depuis plusieurs jours, et restés sur la défensive jusque-là, étaient tout frais: ils se précipitèrent avec fureur sur leurs assaillants épuisés. Les pesants cavaliers furent jetés à bas de leurs chevaux par les longs crochets des Hussites, ou assommés par leurs fléaux de fer, cette arme terrible, contre laquelle les piques servaient si peu de défense. La bataille dura du matin au soir. Les Allemands combattirent avec courage; mais, malgré leur supériorité numérique, la valeur, l'habileté, l'avantage de la position des Hussites décidèrent la victoire en leur faveur. La déroute des Allemands fut complète, leurs pertes considérables, le butin immense. Leurs principaux chefs périrent en cette journée. Si grands que furent les avantages matériels qui résultèrent pour les Hussites de ce combat (16 juin 1426), il eut des conséquences morales bien plus grandes, en les faisant passer pour invincibles. Ils ne s'endormirent pas après ce brillant succès, mais envahirent l'Autriche, sous la conduite de Procope et de Coributt, tandis que d'autres bandes ravageaient d'autres provinces d'Allemagne.

Peu après ce combat, les Calixtins déposèrent Coributt de sa dignité de régent du royaume, et même l'enfermèrent à Prague. Les Taborites et les Hussites le délivrèrent, et l'envoyèrent avec leurs députés à Cracovie, pour inviter son oncle, le roi de Pologne, à se déclarer pour les Hussites.

Les députés soutinrent en public des discussions contre les doctrines de l'Université de Cracovie; mais l'évêque suspendit le service divin pour tout le temps que les hérétiques resteraient dans cette ville. Coributt en fut si indigné, qu'en présence même de son oncle, il menaça l'évêque de sa vengeance, disant qu'il n'épargnerait pas même saint Stanislas, le patron du pays. Cette circonstance montre qu'il partageait les opinions des Taborites[66].

Le pape, désespérant de trouver en Allemagne un homme capable de réduire les Hussites, tourna ses regards vers un pays éloigné, dont les armes s'étaient illustrées sur le sol français. Il choisit, à cet effet, un personnage bien connu dans l'histoire d'Angleterre, Henry Beaufort, le grand évêque de Manchester, qu'il venait de créer cardinal. Il l'envoya comme son légat a latere en Allemagne, en Hongrie, en Bohême, par une bulle datée du 16 février 1427. La tâche de conquérir et de convertir des soldats aussi intrépides et des hérétiques aussi obstinés que les Hussites, était faite pour séduire l'âme d'un Plantagenet[67], et Beaufort accepta cette périlleuse mission. Il fit publier la croisade pontificale dans son diocèse; mais ses concitoyens avaient assez à faire en France, sans aller chercher si loin l'occasion de montrer leur courage. Il vint presque seul en Allemagne pour remplir sa mission. De Malines, il informa le pape de son voyage. Celui-ci lui répondit une lettre de remerciements, et l'exhorta à poursuivre vigoureusement son entreprise. Beaufort obtint un succès merveilleux, et peut-être, depuis le jour où le cri célèbre: «Diex le volt!» retentit à Clermont et trouva de l'écho dans tous les cœurs, jamais prédications ne produisirent un effet aussi rapide et aussi puissant que celles de Beaufort. Toute l'Allemagne sembla se lever à sa voix: les bandes armées du bord du Rhin et de l'Elbe, les riches bourgeois des villes hanséatiques, les hardis montagnards des Alpes, s'empressèrent de se rendre sous l'étendard de l'Église militante, qu'arborait l'évêque anglais: Beaufort se trouva ainsi à la tête d'une nombreuse armée, qui, d'après les témoignages des écrivains contemporains, se montait à 90,000 cavaliers et comptait autant d'hommes à pied.

Cette armée immense, commandée, sous Beaufort, par trois électeurs, beaucoup de princes et de comtes de l'Empire, entra en Bohême au mois de juin 1427, partagée en trois corps, et campa à Egra, Kommotau et Tausk. Le danger de cette invasion formidable excita les sentiments patriotiques de tous les Bohémiens, depuis le magnat le plus illustre jusqu'au plus pauvre artisan. On oublia toutes dissensions religieuses. Les Calixtins, les Taborites et les Orphelins, laissant de côté leurs dissentiments, s'unirent contre l'ennemi commun; la noblesse catholique, elle-même, restée jusqu'alors la plus zélée pour les ennemis des Hussites, sentit la voix de la patrie parler plus haut dans les cœurs que les animosités religieuses, et rejoignit les étendards de Procope le Grand pour repousser l'invasion.

Les forces de l'ennemi, supérieures en nombre à celles que les Bohémiens avaient réunies, mirent le siége devant Miess. Les Bohémiens se portèrent au-devant de lui, et quand ils arrivèrent sur les bords de la rivière Miess, qui les séparait des Allemands, leur vue frappa ceux-ci d'une terreur si panique, qu'ils tournèrent bride avant le premier choc[68]. Beaufort, après avoir essayé en vain de les rallier, fut entraîné dans la fuite de ses croisés, et fut rejoint par l'électeur de Trèves, qui arrivait avec un corps de cavalerie. Les Bohémiens se mirent à poursuivre les fugitifs, à en tuer et à en pendre un grand nombre; pour eux, ils ne perdirent que peu d'hommes. Beaucoup de ces malheureux fuyards furent tués par les paysans qui les traquaient comme des bêtes fauves. Le butin qui échut aux vainqueurs fut immense: petits et grands y prirent une large part, et c'est de ce partage, dit-on, que date la fortune de plusieurs familles de Bohême qui subsistent encore aujourd'hui[69].

Le pape écrivit, le 2 octobre 1427, à Beaufort, une longue lettre de condoléance sur la malheureuse retraite des fidèles. Il l'invitait à renouveler sa tentative sur la Bohême; mais le belliqueux prélat parut s'être dégoûté, dès lors, d'une guerre contre les Bohémiens hérétiques, et ne se mêla plus de leurs affaires.

La conduite patriotique des Bohémiens catholiques amena une sorte de réconciliation entre les diverses sectes religieuses. Les Hussites et les catholiques conclurent une trève de six mois, et, à l'expiration de cette trève, une conférence publique entre les deux partis devait régler les différends religieux. À cette nouvelle, le pape envoya une lettre à l'archevêque d'Olmutz pour prévenir cette conférence, qui ne produirait rien de bon et pourrait perdre beaucoup. La conférence eut lieu cependant; elle fut sans résultat au point de vue religieux, et servit seulement à prolonger la trève.

L'empereur Sigismond, désespérant de réussir par la force, essaya la voie des négociations. En 1428, il envoya aux Taborites et aux Orphelins, une députation pour leur représenter ses droits à la couronne de Bohême, et pour leur offrir des conditions favorables. Les ambassadeurs furent entendus à Kuttemberg; mais on leur répondit que Sigismond avait perdu tout droit au trône par ses guerres et ses croisades sanglantes contre la Bohême, et par l'outrage qu'il avait fait à ce pays en laissant brûler Jean Huss et Jérôme de Prague. Procope, qui n'assistait pas à l'entrevue, voyait, au contraire, une occasion favorable de terminer la lutte cruelle qui, depuis dix ans déjà, désolait ce pays. Il pria les ambassadeurs de venir le trouver au Thabor, où se trouvait alors son quartier-général, et il leur exprima son désir de pacifier la Bohême. Les ambassadeurs accueillirent avec joie ses propositions, et lui donnèrent un sauf-conduit pour se rendre en Autriche avec une légère escorte et avoir une entrevue avec l'empereur. Procope se rendit à la cour impériale; «c'était la meilleure occasion de faire la paix, dit Balbin; mais l'Empereur refusa toute concession, et Procope revint en Bohême avec la satisfaction de lui avoir offert la paix.» Sans se laisser décourager par son peu de succès, il proposa l'année suivante, 1429, dans la diète réunie à Prague, de reconnaître Sigismond s'il voulait accepter l'autorité des Écritures, suivre leurs préceptes, communier sous les deux espèces, et satisfaire les demandes des Bohémiens. On ouvrit des négociations avec l'empereur, qui réunit une diète à Presbourg. Procope y vint à la tête d'une députation bohémienne. La conférence dura toute une semaine, et la députation revint à Prague pour rendre compte de ce qu'elle avait fait. Les écrivains qui ont rapporté ces évènements, ne disent pas quels furent les résultats de la conférence de Prague; ils racontent seulement que, malgré le grand nombre de partisans que Sigismond comptait à la diète de Prague, on repoussa tout projet d'accommodement avec lui. On peut croire que l'empereur n'aurait pas accompli les demandes qu'on lui faisait, ou n'aurait pas donné des garanties suffisantes de leur exécution. Quoi qu'il en soit, les Hussites de tous les partis acceptèrent avec enthousiasme la proposition que fit Procope d'envahir l'Allemagne. Il entra dans ce pays, désola la Saxe jusqu'aux portes de Magdebourg, ravagea le Brandebourg et la Lusace, et revint en Bohême avec un butin immense. L'espoir d'un pareil succès attira sous ses drapeaux un grand nombre de Bohémiens, et l'année suivante, 1430, il réunit dans les plaines de Weissenberg, une armée de 52,000 hommes à pied, de 20,000 cavaliers, avec 3,000 chariots tirés par 12 ou 14 chevaux chaque. À la tête de cette armée il ravagea la Saxe et la Franconie jusqu'au Mein. Cent villes ou châteaux environ furent réduits en cendres; le butin fut si considérable, que les chariots des Bohémiens y suffisaient à peine. Outre ce butin, ils se faisaient payer des sommes énormes par les princes, les évêques, les villes, comme des rançons pour prévenir le pillage et la destruction[70].

Les heureuses invasions des Hussites remplirent Rome et l'Allemagne de consternation. L'empereur réunit une diète de l'empire à Nuremberg, où l'on résolut une nouvelle expédition contre la Bohême, et le pape fit proclamer par son légat, le célèbre Julien Césarini, une Croisade contre les hérétiques. La bulle publiée à ce sujet promettait indulgence plénière à tous ceux qui prendraient part à la Croisade ou s'y feraient remplacer. Elle remettait soixante jours des peines du purgatoire à tous ceux, hommes ou femmes, qui prieraient pour le succès de l'expédition. Des confesseurs, appartenant au clergé séculier et régulier, devaient entendre les confessions des Croisés, et avaient pleins pouvoirs de les absoudre s'ils s'étaient rendus coupables de violences contre des prêtres et des moines, s'ils avaient brûlé des églises ou commis d'autres sacriléges, même dans les cas réservés pour le siége apostolique.

Tous ceux qui avaient fait vœu de pèlerinage à Rome, à Compostelle ou ailleurs, en étaient relevés à condition de consacrer à la Croisade l'argent qu'ils auraient dépensé dans leur pèlerinage. Les confesseurs ne devaient prendre qu'un sou de Bohême pour confesser un Croisé, et même ne rien demander, si cette offrande n'était pas faite spontanément.

À ces avantages spirituels, on joignait l'espoir d'avantages plus positifs et plus matériels. Le butin immense que ces heureuses invasions avaient apporté et accumulé en Bohême, y avait produit une richesse considérable. Une Croisade contre la Bohême devait donc séduire toutes les classes de l'Allemagne, depuis le prince jusqu'au paysan le plus pauvre. Tous les avantages spirituels et temporels étaient réunis: on allait obtenir la rémission de ses péchés sans se soumettre à des pénitences sévères, sans être obligé à de fortes donations à l'Église, et de plus on pourrait ou faire sa fortune, ou la réparer. En un mot, c'était ce qu'on appellerait aujourd'hui une spéculation magnifique, et témoignait d'un charlatanisme fieffé, pour employer le langage du jour. D'autres causes plus élevées poussaient non moins vivement les esprits à une Croisade contre la Bohême. La honte que les victoires des Bohémiens avaient infligée à l'antique renommée militaire des Allemands, excitait dans tous les cœurs fiers un vif désir de l'effacer par des actes éclatants de valeur. Les ruines fumantes de tant de villes et de châteaux qui marquaient le passage des Hussites à travers les riches provinces de l'Allemagne, enflammaient encore chez les habitants de ces contrées l'ardeur de la vengeance contre les auteurs de ces calamités.

Les Croisés accoururent donc à Nuremberg de toutes les parties de l'Allemagne; mais l'empereur essaya encore la voie des négociations. Les propositions qu'il fit aux Bohémiens ayant été acceptées, une députation représentant tous les partis de la Bohême vint trouver la cour à Egra. Les négociations durèrent quinze jours; mais l'empereur se refusait à des concessions sincères. Les Bohémiens, voyant qu'on continuait les préparatifs de la Croisade contre eux, rompirent la conférence, déclarant que ce n'était pas leur faute si une juste paix ne terminait point cette guerre terrible. Ils se préparèrent à défendre vigoureusement leur patrie. Tous, même les Catholiques, réunis contre l'ennemi commun, se rallièrent sous la bannière de Procope le Grand, qui rassembla près de Chotieschow, 50,000 fantassins, 7,000 cavaliers d'élite, et 3,000 chariots, attirail de guerre devenu indispensable pour les Bohémiens.

Les Croisés étaient environ 90,000 fantassins, 40,000 cavaliers, et avaient pour chefs, outre le légat Césarini, les électeurs de Saxe et de Brandebourg, le duc de Bavière et un grand nombre de princes séculiers et ecclésiastiques d'Allemagne. Ils pénétrèrent en Bohême par la grande forêt qui la limite du côté de la Bavière. Les éclaireurs qu'ils avaient envoyés reconnaître la position et la force des Bohémiens, se laissèrent tromper par les manœuvres habiles de Procope, et par les indications mensongères que leur donnèrent les habitants. Ils rapportèrent que les Bohémiens, en proie à des divisions intestines, fuyaient dans tous les sens devant l'armée des envahisseurs. Les Croisés s'avancèrent sans obstacle jusqu'à Tausch et en firent le siége; mais, quelques jours après, Procope apparut à la tête des Taborites et des Orphelins, et força les assiégeants de s'enfuir. Les Croisés se dispersèrent, mirent tout à feu et à sang, et se rallièrent à Riesenberg où ils prirent une forte position. Ils s'aperçurent bientôt que les prétendues divisions des Bohémiens étaient un mensonge, et qu'au contraire ils se réunissaient de toutes parts contre l'ennemi commun. La connaissance de l'accord des Bohémiens produisit sur les Croisés de Césarini l'effet qu'il avait déjà produit sur les Croisés de Beaufort. Le duc de Bavière fut le premier à fuir, abandonnant son équipage pour ralentir la poursuite des ennemis; l'électeur de Brandebourg, et bientôt l'armée tout entière suivirent son exemple. Le seul homme qui ne partagea pas la panique générale, fut un prêtre, le cardinal lui-même. Il harangua ses troupes avec une grande présence d'esprit, il leur représenta que leur fuite déshonorerait leur patrie, et que leurs ancêtres idolâtres combattaient plus courageusement pour leurs idoles, qu'eux-mêmes pour la cause du Christ. Il les exhortait à se rappeler les anciens héros de leur race, les Ariovistes, les Tuiscons, les Arminius, et leur montrait qu'ils avaient plus de chances de se sauver par la résistance que par une fuite honteuse où ils seraient pour sûr atteints et égorgés. Que ce soit le souvenir de la gloire de leurs ancêtres ou le sentiment de leur propre salut qui donna le plus de poids aux paroles du cardinal, je ne sais, mais enfin il réussit à les rallier et à occuper la forte position de Riesenberg, où il était résolu d'attendre l'ennemi. Cette détermination ne dura pas long-temps; car, à la vue des Bohémiens, les Croisés furent saisis d'une terreur si panique que Césarini ne put pas les arrêter et fut même entraîné dans leur fuite; 11,000 Allemands périrent dans cette journée, où l'on ne fit que 700 prisonniers; 240 fourgons chargés d'or et d'argent, et aussi, comme le remarque un chroniqueur, d'excellent vin, tombèrent entre les mains des Bohémiens. Ils s'emparèrent encore de toute l'artillerie des ennemis qui montait à 50 canons; quelques historiens l'évaluent à 150 canons. Césarini perdit dans cette fuite son chapeau et sa robe de cardinal, sa crosse, sa sonnette et la bulle pontificale qui proclamait la croisade dont le résultat était si piteux.

Les auteurs allemands ont commenté de bien des manières la panique extraordinaire qui saisit un peuple aussi belliqueux que les Allemands, et les fit fuir deux fois à la seule vue des Bohémiens. Jamais personne n'a mis en doute la valeur dont les Allemands ont donné tant de preuves avant et depuis la guerre des Hussites. Cet exemple prouve peut-être plus que tout autre que, même dans une lutte physique, l'activité morale est supérieure à la force brute. Une petite nation qui combat pro aris et focis, pour ses autels et sa liberté, qui a foi dans la justice et le succès de sa cause, peut l'emporter sur les armées les plus nombreuses et les plus disciplinées. Celles-ci n'ont pas d'inspirations semblables pour les soutenir, et se laissent bientôt décourager même par leurs succès temporaires. Les Espagnols ont l'habitude de dire d'un homme qu'il a été et non pas qu'il est brave; car souvent la même personne peut montrer la plus grande bravoure dans une circonstance, et dans d'autres agir tout différemment. Tous admettent la vérité de cette observation; mais ce qui est vrai d'une personne, l'est aussi de plusieurs, et même de toute une nation, surtout si l'on songe que les foules sont plus sujettes que les individus aux effets temporaires de l'enthousiasme et de l'abattement. L'histoire est pleine d'exemples de ce fait, et ce sera pour moi une triste tâche de décrire, sous l'influence désolante du despotisme autrichien et romain, la prostration de cet esprit national que la guerre des Hussites avait développé en Bohême avec une énergie aussi remarquable. Sans scruter ces pages de l'histoire, nous pouvons voir aujourd'hui revivre l'esprit national là où depuis long-temps il paraissait éteint, et ces exemples ne peuvent que remplir de joie les cœurs de tous les amis de la liberté du genre humain et de la dignité de la nature humaine. Rome, dont la gloire semblait ensevelie pour toujours dans l'urne funéraire de ses anciens héros, a montré par la noble résistance qu'elle a faite contre l'inqualifiable invasion de la Gaule moderne, que l'esprit de Camille, endormi depuis tant de siècles sous les ruines de la ville éternelle, a revécu dans ses énergiques défenseurs. Venise, la belle Venise, tombée ignominieusement, après des siècles de grandeur, sans avoir disputé son indépendance, a déployé dans son admirable résistance aux oppresseurs de l'Italie, un patriotisme digne des jours glorieux des Dandolo, des Zeno, des Pisani; sa résistance n'a pas réussi à rendre à la reine de l'Adriatique ses antiques honneurs, mais elle a fait briller son nom d'un aussi vif éclat que celui qui illumine la page la plus illustre de sa romanesque histoire de la Guerre de Chiozza (1378-81). On peut donc justement espérer que, malgré les nuages noirs qui assombrissent aujourd'hui l'horizon de la belle Italie, ses enfants pourront bientôt lui assurer tous les avantages de la liberté civile et religieuse, et qu'elle pourra redevenir

Magna parens frugum saturnia tellus,
Magna virûm.

L'issue malheureuse de la croisade de Césarini mit un terme aux tentatives d'invasion en Bohême; mais les Taborites et les Orphelins continuèrent leurs courses sur les provinces de l'Empire. Les deux Procope pénétrèrent en Hongrie, où, malgré la vigoureuse résistance des habitants, ils commirent de grands dégâts. L'Empereur et le concile qui venait de s'assembler à Bâle, se décidèrent donc à obtenir par la douceur ce qu'ils n'avaient pu obtenir par la force. Par suite de cette résolution, l'empereur et le cardinal Césarini adressèrent aux Hussites des lettres affectueuses où ils les invitaient à des conférences religieuses dans la ville de Bâle, et leur accordaient la liberté d'accomplir le service divin suivant leurs rites, pendant le séjour qu'ils y feraient. Après une négociation prolongée, les Hussites acceptèrent cette entrevue et envoyèrent à Bâle une députation de prêtres appartenant à tous les partis, que le recteur de l'Université de Prague avait choisis. Il y avait aussi des députés laïques, et à leur tête était Procope le Grand.

Ils furent rejoints par un ambassadeur polonais. Procope fit beaucoup valoir cette nouvelle preuve d'intérêt donnée par une nation parente; c'était probablement la conséquence des ambassades envoyées par les Hussites en Pologne en 1431 et 1432, dont j'ai rendu compte. La députation des Hussites, composée de 300 personnes, arriva à Bâle le 6 janvier 1433; Æneas Sylvius assistait à son arrivée, et voici comment il la décrit:

«Toute la population de Bâle se pressait dans les rues ou hors de la ville pour les voir arriver. Ils étaient au milieu de membres du concile qu'avait attirés la réputation de cette belliqueuse nation. Hommes, femmes, enfants, personnes de tout âge et de toute condition remplissaient les places publiques, occupaient les portes et les fenêtres et même les toits des maisons pour attendre leur venue. Les spectateurs considéraient attentivement les Bohémiens, désignant du doigt ceux qui avaient attiré particulièrement leurs regards. Ils s'étonnaient de leurs habits étrangers qu'ils voyaient pour la première fois, de leur visage terrible, de leurs yeux ardents. On ne trouvait nullement exagérées toutes les peintures qu'on en avait faites. (Il courait à cette époque en Allemagne, un dicton qui disait que dans chaque Hussite il y avait cent démons). Tous les regards se portaient sur Procope. C'est lui, disait-on, qui a battu tant d'armées de fidèles, détruit tant de villes, massacré tant de mille hommes. C'est lui que ses soldats redoutent autant que ses ennemis; c'est ce général, invincible, courageux, qui ne connaît pas la crainte.» Les députés hussites avaient reçu de leurs commettants l'ordre d'insister sur les articles qui avaient toujours servi de base aux négociations pour la paix, et ils refusèrent d'entrer dans aucune discussion des dogmes proclamés par Jean Huss ou par Wiclef, et sur lesquels les pères du concile les invitaient à s'expliquer. Si l'on avait adopté le premier de ces quatre articles, c'est-à-dire la liberté illimitée de prêcher la parole de Dieu, sa conséquence aurait été la libre interprétation des Écritures, principe fondamental du Protestantisme.

Les débats entre les Hussites et les pères du concile furent donc bornés à ces quatre articles. Ulric, prêtre des Orphelins, défendit contre Henry Kalteisen, docteur en théologie, la liberté de prêcher la parole de Dieu. Jean de Rokiczan soutint la deuxième proposition, la communion des deux espèces, contre Jean de Raguse, général des Dominicains et plus tard cardinal. L'Anglais Pierre Payne soutint contre Jean de Polemar, archidoyen de Barcelone, que le clergé ne pouvait pas posséder de biens temporels. La quatrième proposition, concernant le châtiment des crimes sans considération de leurs auteurs, c'est-à-dire du clergé, fut défendue par un prêtre taborite, Nicolas Peldrzymowski, contre Gilles Charlier, professeur de théologie, doyen de Cambrai. Les Bohémiens furent beaucoup fatigués et peu convaincus par les longs discours de leurs adversaires. Le cardinal Césarini prit à l'occasion part dans ces discussions, et eut affaire à Procope, qui maniait la dialectique avec autant de dextérité et de succès que l'épée ailleurs. En voici un exemple: les députés ayant refusé, comme j'ai dit, de discuter autre chose que les quatre propositions, sous prétexte qu'ils n'en avaient pas le droit, le cardinal leur reprocha d'avoir des opinions hétérodoxes et de croire, entre autres choses, que les ordres mendiants étaient une invention du diable.—Oui, dit Procope, puisque les mendiants n'ont été institués ni par les patriarches, ni par Moïse, ni par J.-C., ni par les prophètes, ni par les apôtres, que peuvent-ils être sinon une invention du diable et une œuvre de ténèbres. Cette réponse excita un rire universel dans l'assemblée. Rappelons encore une anecdote relative à ces conférences, qui prouve la vivacité des parentés slaves. Jean de Raguse était un Slave, né dans la ville dont il portait le nom, et qui, à cette époque, était un centre célèbre de la littérature slave en Dalmatie. Pendant ses discussions avec les députés hussites, il employa plus d'une fois les mots d'hérétique et d'hérésie. Procope irrité s'écria: «Cet homme, notre compatriote, nous insulte en nous appelant hérétiques.» Jean de Raguse répondit: «C'est parce que je suis votre compatriote de nation et de langue que je voudrais vous ramener dans le sein de l'Église.» Les sentiments nationaux des Bohémiens furent si blessés par ce qu'ils considéraient comme un affront dont l'auteur était un de leurs compatriotes, qu'ils furent sur le point de se retirer. On eut de la peine à leur persuader de rester; quelques-uns même demandèrent que Jean de Raguse cessât de prendre part aux controverses.

Les députés hussites, après avoir séjourné trois mois à Bâle, revinrent en Bohême sans avoir rien obtenu. La haine mortelle qui animait les Catholiques romains, surtout ceux d'Allemagne, s'adoucit beaucoup par la courtoisie que montra le concile et les relations amicales que les deux partis entretinrent pendant le séjour des Bohémiens. À leur départ, le concile envoya une ambassade en Bohême pour reprendre à Prague les conférences infructueuses de Bâle. On accueillit l'ambassade avec de grands honneurs, et une diète fut convoquée à Prague. Les négociations entre la diète et les délégués du concile réussirent davantage: les Bohémiens consentirent à admettre les quatre propositions modifiées, ou, comme l'on dit, expliquées par le concile, qui les confirma solennellement sous le nom de Compactata. L'empereur Sigismond fut, aussitôt après, reconnu comme roi légitime de Bohême.

Cet accord avec l'empereur et le concile fut conclu par les magnats et les villes principales de la Bohême. Ils étaient las de cette longue guerre qui, malgré ses succès, était une calamité pour le plus grand nombre, et ceux qui s'étaient enrichis à la guerre désiraient la paix pour jouir de leurs richesses. Les Calixtins, qui formaient une sorte d'Église aristocratique, inclinaient plus vers Rome que les Hussites extrêmes, les Taborites, les Orphelins, les Orebites. Sigismond était justement impopulaire en Bohême; mais il avait pour lui le prestige de la légitimité, et malgré les outrages qu'il avait infligés à la Bohême, beaucoup se rappelaient qu'il était fils de Charles IV, le meilleur roi qui se fût jamais assis sur le trône. Le sentiment de fidélité à la dynastie légitime est imprimé profondément dans l'esprit de toute nation. Ce sentiment, malgré la glorieuse administration de Cromwell, assura au fugitif Charles II son éclatante restauration, et fit que ses partisans restèrent si fidèlement attachés à la cause de cette malheureuse dynastie. Ces sentiments trouvaient peu d'écho chez les Hussites extrêmes, que je puis appeler les puritains de Bohême, et qui, comme ceux d'Angleterre, inclinaient au gouvernement républicain.

Pendant les négociations entre la diète de Prague et le concile, Czapek, chef des Orphelins, offrit ses services au roi de Pologne, alors en guerre avec l'Ordre germanique. Malgré l'opposition du clergé, le roi catholique et le sénat polonais accueillirent avec joie le secours de ces hérétiques obstinés.

Les Orphelins et quelques Taborites[71], avec huit mille fantassins, huit cents cavaliers et trois cent quatre-vingts chariots, entrèrent en Pologne, et, après s'être unis aux Polonais, envahirent les possessions de l'Ordre teutonique[72], prirent douze places fortes et ravagèrent tout le pays. La vue seule de ces rudes soldats inspirait la terreur, tous s'enfuyaient à l'approche des Hussites redoutés. Ils pénétrèrent jusqu'à la Baltique, remplirent d'eau de mer leurs bouteilles, pour les rapporter chez eux comme preuve que leurs armes avaient atteint les rivages d'une mer lointaine.

Les Orphelins revinrent en Bohême, et se joignirent à Procope qui, avec les Taborites et les Orebites, s'était déclaré contre les Compactata, ou quatre propositions expliquées par le concile. Procope se plaignait que le concile eût essayé de tromper les Bohémiens par cet artifice, et accusait ceux qui soutenaient les projets du concile, de trahir leurs propres intérêts par une prudence mal entendue. Aussi les délégués du concile firent-ils tout ce qu'ils purent pour exciter les partisans des Compactata contre les Taborites et leurs alliés. Une ligue composée des principaux nobles du pays, Calixtins et Catholiques, se forma, et son premier acte fut de s'assurer la possession de Prague. Ils réussirent sans peine à occuper la vieille ville, dont les habitants partageaient leurs opinions. Mais ceux de la nouvelle ville refusèrent de se soumettre à la ligue, et s'opposèrent à l'entrée des troupes, sous les ordres de Procope le Petit et du Taborite Kerski.

Une sanglante bataille eut lieu le 6 mai 1434, les ligueurs emportèrent de force la ville nouvelle et en chassèrent les défenseurs, qui allèrent rejoindre le camp de Procope le Grand. Le parti des vrais Hussites[73] subsistait encore, malgré les pertes considérables qu'il avait éprouvées à la défaite de Prague. Beaucoup de villes les appuyaient encore, et leurs forces réunies formaient une nombreuse armée plus à craindre par son esprit que par son nombre. Procope, à la tête de trente-six mille combattants, marcha sur Prague pour reprendre la ville nouvelle; mais la ligue réunit contre lui une année plus nombreuse que la sienne, et rallia même les premiers alliés de Procope. Les armées se rencontrèrent dans les plaines de Lipan, le 29 mai, entre les villes de Boehmish-Brod et de Kaursim, à quatre milles allemands de Prague.

Procope souhaitait une bataille dans l'espoir de pénétrer dans Prague par un de ces mouvements stratégiques où il excellait, et d'occuper la ville où il avait de nombreux partisans et d'où ses adversaires avaient fait sortir toutes leurs forces. Mais les ligueurs firent une charge furieuse contre son camp, et rompirent son rempart habituel, les barricades de chariots. Les Taborites, peu habitués à voir la cavalerie rompre leur rempart mobile, plièrent et s'enfuirent de l'autre côté du camp. Procope rallia les fugitifs; mais, à ce moment critique, Czapek, le même qui avait conduit en Pologne les Hussites auxiliaires, trahit sa cause et s'enfuit du champ de bataille avec sa cavalerie. Alors Procope, suivi de ses meilleurs soldats, se précipita au milieu de l'ennemi, lui disputa long-temps la victoire, jusqu'à ce que, accablé par le nombre, il succombât, ainsi que son homonyme, Procope le Petit, qui avait vaillamment combattu à son côté.

Ainsi finit le grand chef bohémien, dont le nom seul remplissait de terreur les ennemis de sa patrie. Ce héros succomba, plutôt fatigué de vaincre que vaincu (non tam victus quam vincendo fessus). Cette expression n'est pas d'un écrivain de sa croyance et de sa race, mais d'un Catholique contemporain (Æneas Sylvius Piccolomini, depuis le pape Pie II.—Hist. Bohêm., cap. LI), qui pouvait apprécier son caractère et qui l'avait connu personnellement à Bâle. Ce fut une victoire gagnée par des Bohémiens sur des Bohémiens, et non pour des Bohémiens. On peut dire que la bataille de Lipan termine la guerre des Hussites. Quelques chefs taborites continuèrent, pendant quelque temps, une guerre de partisans, mais insignifiante, et qui se termina facilement.

On doit regarder cette guerre comme un des plus extraordinaires épisodes de l'histoire moderne, et peut-être comme le plus extraordinaire. Une petite nation comme la Bohême, avec une population divisée, sans autres secours extérieurs qu'une poignée de Polonais, a résisté, pendant près de quinze ans, aux forces réunies de l'Allemagne et de la Hongrie, et a tiré de terribles représailles des invasions de ses ennemis. Une autre circonstance montre que, dans cette lutte inégale, les Bohémiens ont déployé une valeur incomparable et une activité intellectuelle dont on trouverait difficilement un pareil exemple. Au milieu de la tourmente de cette guerre acharnée, l'Université de Prague continua ses cours habituels et conféra ses grades académiques, et l'instruction paraît avoir été répandue dans toutes les classes de la population. On a des traités sur différents points religieux, écrits à cette époque par des artisans, et l'on y trouve souvent beaucoup de talent et un zèle enflammé. Æneas Sylvius, déjà cité plus d'une fois, dit que toutes les femmes des Taborites connaissaient à fond l'Ancien et le Nouveau-Testament. Il remarque qu'en général les Hussites, qu'il hait cordialement, n'ont pas d'autre mérite que l'amour des lettres (nam perfidum genus illud hominum hoc solum boni habet quod litteras amat. Voir sa lettre à Carvajal). Je ne crois pas que l'Europe occidentale puisse opposer à Procope le Grand, personne qui ait réuni un courage aussi entreprenant, une habileté militaire aussi consommée et une science si profonde, comme il en donna la preuve en luttant d'arguments contre les doctrines de l'Église romaine avec autant de succès que les armes à la main sur le champ de bataille.

On a beaucoup parlé des cruautés commises par les Hussites et surtout par leurs illustres chefs, Ziska et Procope. Beaucoup d'historiens allemands emploient l'expression de barbarie de Hussite, pour désigner tout acte cruel, barbare et sauvage. Je n'ai point l'intention de justifier les cruautés dont les Hussites se rendirent coupables plus d'une fois; mais ils n'ont pas été les agresseurs dans cette lutte sauvage. Que la responsabilité de ces atrocités retombe sur la tête des cruels et iniques assassins de Jean Huss et de Jérôme de Prague, de ceux qui ont égorgé les premiers Hussites à Slan, qui ont massacré des pèlerins inoffensifs, occupés à honorer Dieu suivant leur conscience, et qui se sont conduits envers les Hussites avec autant de cruauté que ceux-ci en ont montré envers leurs ennemis. Les Allemands et les autres peuples de l'Europe n'ont-ils pas, eux aussi, à répondre sur les mêmes accusations de cruauté et de barbarie que les ennemis religieux et politiques des Hussites font peser sur leur mémoire? Soutenir le contraire serait aller contre l'évidence historique. Pour moi je m'en porte garant, et un seul exemple prouvera si j'ai tort ou raison.

L'histoire complète des guerres des Hussites n'offre pas un exemple d'une cruauté aussi grande que le massacre de Limoges, où hommes, femmes et enfants furent égorgés, non par un soldat échauffé dont la fureur n'écoute plus les ordres du chef, mais d'après l'ordre réfléchi du commandant lui-même. Un général ordonna de sang-froid d'égorger les hommes et même les femmes et les enfants qui, à genoux devant lui, se défendaient d'avoir pris part à la trahison de leurs supérieurs! Et quel est le chef qui viola si cruellement les lois divines et humaines? C'était sans doute un barbare infidèle ou un fanatique poussé à la cruauté par la persécution de sa croyance et de sa race, comme Ziska et Procope? Non, c'était le miroir, le parangon de la chevalerie, le sujet de tant de romans, le prince noir de Galles[74], et cependant ce carnage insensé n'a pas obscurci sur son écusson, aux yeux de la postérité, la gloire de Crécy et de Poitiers, ou sa conduite chevaleresque envers le roi de France prisonnier. Les annales de l'Europe occidentale, à cette époque, fourniraient d'autres exemples de cruautés semblables; mais un historien impartial ne jugera pas les grands caractères du moyen-âge au point de vue élevé de moralité que notre siècle éclairé reconnaît, au moins, s'il ne la pratique pas. Obligé de rapporter leurs crimes, il saura payer à leurs nobles actions le tribut d'éloges qu'elles méritent; car leurs excès, pour employer l'expression du grand orateur romain, furent la faute de leur âge et non celle des hommes;—non vitia hominis, sed vitia sæculi. Nous donc, Slaves, à la vue de l'énergie que notre race a déployée dans la guerre des Hussites, nous concevons l'orgueilleux espoir que l'avenir produira des caractères aussi énergiques que ceux qui ont signalé cette époque, et que leur carrière sera féconde, non en destructions et en souffrances, mais en bienfaits et en avantages pour l'humanité. Puisse leur gloire consister, non à continuer les luttes terribles de Ziska et de Procope, mais à développer et à compléter la noble entreprise de Jean Huss et de Jérôme de Prague.

Les Calixtins et les Catholiques romains accueillirent l'empereur Sigismond comme leur monarque légitime. Il jura le maintien des Compactata et des libertés nationales. Quelques chefs des Taborites résistèrent; ils furent défaits, pris et exécutés; mais il eut la sagesse de ne pas persécuter le reste des Taborites, il leur laissa la ville de Tabor, leur accorda le libre exercice de leur religion et une étendue considérable de terrain, en se contentant d'un léger tribut.

Dès qu'on les laissa paisibles, ils s'appliquèrent à l'industrie, et les farouches soldats devinrent de pacifiques citoyens; en un mot, le véritable caractère slave, paisible et industrieux quand il n'est pas opprimé, reparut là comme auparavant et comme il s'est toujours montré. Æneas Sylvius les visita au Tabor. Ne sachant où passer la nuit, comme il raconte, il aima mieux coucher dans leur ville que dans la campagne, où il aurait eu à se garder des voleurs. Les Slaves le reçurent avec l'hospitalité nationale, faisant éclater leur joie à sa vue; quoique leur aspect dénotât leur misère, ils lui offrirent aussitôt, à lui et à sa suite, de la viande et de la boisson en abondance. Il les appelle cependant une secte abominable, perfide, digne des peines capitales. Il ne leur reproche aucun vice ni aucune immoralité, leur seul crime est de rejeter la suprématie de l'Église romaine, de ne pas croire à la transsubstantiation, etc. Il énumère une série de propositions de l'Église que les Taborites rejetaient, et termine ainsi (lettre à Carvajal): «Cependant ce peuple sacrilége et infâme (sceleratissimos), que l'empereur Sigismond devrait exterminer ou reléguer à l'autre extrémité du monde, pour l'occuper à déterrer ou à briser des pierres, et l'exclure de tout rapport avec le genre humain, obtient de lui, au contraire, des droits et des immunités, il ne paie qu'un léger tribut: c'est une honte et une injure pour lui et son royaume. Il suffit d'un peu de levain pour aigrir toute la pâte, et de cette lie du peuple pour souiller toute la nation.» Voilà les sentiments charitables avec lesquels le savant illustre et le pape futur reconnaissait l'hospitalité des pauvres Taborites.

Vers 1450, les Taborites changèrent leur nom pour celui de Frères bohémiens, et, en 1456, ils formèrent une communauté tout-à-fait distincte des autres sectateurs de Jean Huss, des Calixtins. En 1458, les Catholiques et les Calixtins leur firent supporter une violente persécution. La persécution reprit avec violence en 1466; mais elle ne put abattre le zèle et le courage des Frères, dont la dévotion grandissait avec les tourments et la persécution. Ils réunirent un synode à Khota, et fondèrent leur Église en élisant les plus vieux, selon l'usage des premiers chrétiens. Ils adoptèrent les mêmes dogmes que les Vaudois, et leurs prêtres reçurent l'ordination d'Étienne, l'évêque vaudois de Vienne[75]; ils furent souvent appelés, pour ce fait, Vaudois.

La première Église protestante des Slaves continua à souffrir la persécution la plus inexorable, et fut obligée de se réfugier dans les cavernes et les forêts pour y tenir ses synodes et y accomplir le service divin. On donnait à ses sectateurs les noms injurieux d'Adamistes, de picards, de voleurs, de brigands, et toutes les appellations les plus outrageantes.

Les souffrances de cette Église furent suspendues en 1471, à l'avènement du prince polonais Vladislav Jagellon, qui lui accorda aussitôt la liberté religieuse. Les Frères espérèrent alors en des temps plus heureux pour leur culte qui, en 1500, comptait environ deux cents lieux d'exercice. En 1503 on les exclut des offices publics, mais ils présentèrent au roi Vladislav une apologie de leurs croyances, et ce prince, convaincu de leur innocence, arrêta la persécution. En 1506, le clergé catholique réussit à la renouveler, sous prétexte que la reine, qui était enceinte, pourrait obtenir, par cet acte de piété, une heureuse délivrance. Les Frères ne ralentirent pas leur zèle, malgré leur misérable condition, et publièrent en 1506, à Venise, une traduction de la Bible dans leur langue.

Lorsque la dynastie autrichienne reparut sur le trône de Bohême, les Frères furent de nouveau en butte à ses rigueurs. La diète de Prague, en 1544, publia contre eux des lois sévères, leurs lieux de réunion furent fermés et leurs ministres emprisonnés. En 1548, le roi Ferdinand leur ordonna par un édit, sous les peines les plus sévères, de quitter le pays dans le délai de quarante-deux jours. Un grand nombre, et parmi eux les principaux ministres, émigrèrent en Pologne, où ils furent très honorablement accueillis et fondèrent des Églises florissantes.

On sait que les Frères moraves continuèrent la tradition de l'Église bohémienne, reconstituée pendant le cours du XVIIIe siècle par le comte Zinzendorff. On connaît leurs vertus, leur piété, leur zèle infatigable de propagande. Je ne saurais cependant me défendre d'un certain étonnement à la vue d'un fait que je me déclare impuissant à comprendre. Les Frères moraves consacrent leurs travaux, leur charité, au monde entier, à l'exception de la race dont ils sont eux-mêmes sortis, de la race qui a produit Jean Huss. Il semble, en vérité, qu'ils aient plus à cœur la prospérité des Groënlandais, des Nègres et des Hottentots, que celle des Slaves. Ils pourraient, sans avoir à franchir mers ni montagnes, faire beaucoup de bien dans le voisinage de leurs églises les plus florissantes. À coup sûr, on ne leur demande pas d'entreprendre la conversion des Slaves soumis à la domination russe; mais n'y a-t-il pas en Silésie une foule de Slaves? On n'espère même pas qu'ils cherchent à opérer des conversions parmi ceux qui obéissent à l'Église romaine; ces tentatives pourraient entraîner des querelles incompatibles avec leur caractère pacifique, et plus nuisibles d'ailleurs que profitables; mais il y a en Silésie et dans la Prusse orientale, un grand nombre de Slaves protestants, dont l'éducation religieuse est très imparfaite, faute de pasteurs qui soient en mesure de les instruire dans leur langue. Ces Slaves offrent un vaste champ aux travaux des Frères moraves; cependant, bien que l'on puisse rencontrer parmi ceux-ci plusieurs ministres très savants dans la langue des Hindous, des Hottentots et des Esquimaux, je doute que l'on en trouve qui connaissent le dialecte dans lequel Jean Huss a proclamé la parole de Dieu. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce point: je me bornerai à demander s'il ne paraîtrait pas étrange que le descendant d'une illustre famille se dévouât entièrement aux intérêts de l'humanité, et ne fît exception que pour les membres de sa propre famille? C'est là, précisément, le cas des Frères moraves. Ils prennent le nom du pays slave où fut établie leur première Église; ils se présentent comme les descendants des plus purs disciples du grand réformateur slave, et pourtant ils demeurent complètement étrangers à cette race! Si je pouvais être assez heureux pour que ce livre attirât l'attention de quelques Moraves, je les prierais instamment de considérer que leur communauté est une branche coupée du grand arbre slave; que les boutures de l'arbre, transplantées çà et là à l'étranger, n'ont jamais produit que de petits oasis, tandis que, si elles étaient de nouveau regreffées sur le tronc originaire, elles produiraient en peu de temps une épaisse et vaste forêt.

Je reviens à l'histoire des Hussites modérés, qui formaient la majorité des habitants de la Bohême. Aussitôt que Sigismond se crut solidement assis sur le trône de ce pays, il se prononça ouvertement pour le rétablissement de l'ancien ordre ecclésiastique. Cette mesure aurait sans doute provoqué une nouvelle guerre entre la Bohême et Sigismond; mais ce prince mourut en 1437. Il ne laissa point de fils, et il désigna pour son successeur en Hongrie et en Bohême, Albert d'Autriche, époux de sa fille Élisabeth. Albert fut reconnu sans difficulté comme roi de Hongrie, et nommé empereur; mais son aversion connue pour les Compactata lui valut une forte opposition en Bohême. Accepté par les Catholiques et couronné à Prague, il se vit repoussé par les Hussites qui nommèrent Casimir, frère du roi de Pologne et fils de Vladislav Jagellon, à qui ils avaient fréquemment offert la couronne. La diète polonaise de Korczyn confirma cette élection en dépit du clergé, et envoya une armée à l'appui des Hussites. Casimir, qui n'avait alors que treize ans, entra en Bohême à la tête de cette armée, et ayant opéré sa jonction avec les Hussites, il remporta des avantages considérables sur le parti impérial, soutenu par les forces allemandes et hongroises; mais la trahison du comte de Cilley[76], une épidémie qui décima l'armée, et quelques disputes intestines entre les Hussites, l'empêchèrent de triompher. Le concile de Bâle parvint à arrêter les hostilités, et un congrès se réunit à Breslau pour rétablir la paix. Les délégués polonais demandèrent que Casimir et Albert consentirent à renoncer à leurs prétentions au trône de Bohême et se soumissent à la décision qui serait prise par une diète de ce pays. Cette proposition libérale, qui ralliait les Bohémiens de tous les partis, fut repoussée par l'empereur, qui craignait que le parti de Casimir, soutenu par les Hussites ne vînt à l'emporter sur le sien, composé exclusivement de Catholiques. Le concile de Bâle prévint le retour des hostilités, et l'empereur mourut peu de temps après en Hongrie. Ce prince était un défenseur énergique de l'autorité absolue de Rome; mais ses qualités personnelles ont été louées par Bartoszek Drahonitzki, Bohémien ultrà, qui a dit de lui: «Puisse son âme reposer en paix, parce que, bien qu'Allemand, il était honnête, vaillant et bon.»

Le roi de Pologne, Vladislav III, fut élevé au trône de Hongrie après la mort d'Albert, et son frère Casimir, ayant obtenu le gouvernement de la Lithuanie, ne lui disputa plus la couronne de Bohême. Albert n'avait point d'enfants; mais il laissait une femme enceinte, dont il avait invoqué les droits pour obtenir la couronne de Hongrie et pour prétendre à celle de Bohême. La reine donna le jour à un fils; les titres du prince enfant (Vladislaus Postumus), méconnus par les Hongrois qui, comme je l'ai dit, nommèrent le roi de Pologne, furent respectés en Bohême, et Georges Podiebradski, noble hussite, homme très éminent et très influent dans son pays, fut chargé de la régence pendant la minorité de Vladislav. Patriote sincère, Podiebradski avait réellement à cœur la tranquillité de son pays et celle de toute la chrétienté, qui était alors très menacée par les Turcs. L'empereur Frédéric III et plusieurs autres princes apprécièrent ses loyales intentions; mais ils ne purent réussir à obtenir du pape la confirmation des Compactata, qui avaient été solennellement garantis par le concile de Bâle, et dont Podiebradski et les Hussites sollicitaient l'exécution. Le pape Nicolas II envoya en Bohême, en 1447, le cardinal Carvajal, en qualité de légat. Celui-ci fut reçu avec les plus grands honneurs. Les Bohémiens insistèrent sur la confirmation des Compactata; mais il demanda le temps de réfléchir sur cet important sujet, et il réclama l'exemplaire original afin de l'examiner avec attention. On fit droit à cette requête; mais aussitôt le légat quitta Prague en secret et emporta le précieux document. Il fut arrêté en route par des chevaliers de Bohême, qui le sommèrent de restituer ce qu'ils appelaient leur grande charte ecclésiastique. «La voici, dit le légat; mais un jour viendra où vous n'oserez plus l'invoquer.» En dépit de l'opposition faite aux Compactata par le pape, l'Église calixtine fut maintenue pendant la régence de Podiebradski.

Vladislav Postume prit les rênes du gouvernement en 1456, mais il mourut l'année suivante. Un grand nombre de candidats exposèrent leurs prétentions à la diète réunie à Prague en 1458: George Podiebradski fut élu.

Podiebradski était un homme des plus éminents; mais il avait à lutter contre d'immenses embarras. S'il rendit à la Bohême les provinces qui avaient été occupées par les princes étrangers, il ne put maintenir la paix inférieure, qui était continuellement troublée par les intrigues du pape. Il fut reconnu comme roi de Bohême par l'empereur; il jura obéissance au pape sous la réserve des Compactata; mais le pape Pie II qui, sous le nom d'Æneas Sylvius, avait été secrétaire du concile de Bâle, et qui, en cette qualité, avait été l'un des principaux auteurs des Compactata, en demanda l'abolition, et il excommunia Podiebradski en 1463[77]. L'empereur, et plusieurs autres princes qui avaient l'intention de placer Podiebradski à la tête d'une expédition contre les Turcs, intercédèrent auprès du pape, qui demeura inexorable. La situation devint encore plus difficile lorsque Paul II fut élevé à l'épiscopat. Ce pontife fit savoir, par l'organe de son légat, que, «bien que le concile de Bâle eût garanti les Compactata, cet acte n'avait jamais été confirmé par le Saint-Père.» Paul II déclara que «le Saint-Père était infaillible dans ses jugements contre l'hérésie; qu'un monarque hérétique était impie; que le règne d'un monarque impie ne pouvait être que funeste à l'humanité, et, en conséquence, l'emploi de la force était légitime.» Cette déclaration fut, en 1465, suivie d'une croisade dont Podiebradski triompha. Mais les intrigues du pape devinrent plus actives; vainement Podiebradski fit remarquer les progrès incessants des Turcs depuis la prise de Constantinople en 1454; vainement il offrit des troupes, de l'argent, son bras, pour combattre l'ennemi commun de la chrétienté. Le légat du pape, Fantinus de la Valle, déclara à Nuremberg que, dans la pensée du Saint-Père, il valait mieux employer l'armée de l'empire et prêcher la croisade contre les hérétiques que contre les Turcs.

Les intrigues du pape atteignirent enfin leur but. Un grand nombre de sujets de Podiebradski, notamment les nobles et les évêques, se dégagèrent du serment de fidélité; mais la loyauté de la petite noblesse et des villes demeura inébranlable. L'empereur Frédéric III, qui avait été l'ami et qui était l'obligé de Podiebradski, tenta de s'emparer de la couronne de Bohême, et le roi de Hongrie, l'illustre Mathias Corvin, se joignit aux ennemis de son beau-père (il avait épousé la fille de Podiebradski). Ils envahirent la Bohême et essayèrent de persuader à tous les sujets catholiques que le serment prêté à un hérétique ne devait pas être un lien pour eux. Repoussés par les vrais patriotes, ces conseils infâmes exercèrent une certaine influence sur un grand nombre de Bohémiens, et Podiebradski fut même en butte aux poignards des assassins; il réussit néanmoins à battre tous ses ennemis, tant la l'intérieur qu'au dehors. Son fils aîné, Victorin, défit l'Empereur et lui dicta la paix près des murs de Vienne, et, lui-même, il entoura le roi de Hongrie qui avait pénétré dans ses États, et le força de signer un traité.

Le dernier acte de la vie de Podiebradski fut un acte de noble patriotisme. Ce prince avait deux fils, Victorin et Henry, tous deux doués des plus hautes qualités[78]. Il savait cependant à quels périls serait exposée la Bohême sous le gouvernement de son fils, qui n'aurait pu se maintenir sur le trône qu'en sacrifiant les intérêts et la dignité de son pays. Il chercha donc à se choisir, au dehors, un successeur qui fût en mesure de dominer la situation. Ce successeur, il ne devait le trouver ni en Allemagne ni en Hongrie, mais bien chez une nation alliée, au sein de laquelle les affinités de race l'emportaient sur les querelles théologiques, et qui avait maintes fois combattu pour les Hussites. Podiebradski ouvrit, en 1460, des négociations pour conclure une alliance avec Casimir, roi de Pologne, celui-là même que les Hussites avaient, en 1439, élu au trône de leur pays. Cette alliance fut conclue dans une entrevue des deux souveraine à Glogow, en 1462, et Podiebradski s'engagea à assurer, par son influence, la succession de la couronne de Bohême à un fils de Casimir, qui devait épouser une de ses filles. Lorsque les intrigues du pape créèrent en Bohême un parti hostile à Podiebradski, ce parti essaya de corrompre Casimir, en lui offrant la couronne de Bohême ainsi que la cession de plusieurs provinces, pourvu qu'il consentît à rompre le traité de Glogow et à combattre son nouvel allié. Casimir repoussa ces propositions; il soutint énergiquement Podiebradski, malgré les plaintes du pape qui lui reprochait d'agir contre les intérêts de la chrétienté.

La santé du roi de Bohême s'était gravement altérée au milieu de ces rudes épreuves; sentant que sa fin était proche, il convoqua une diète générale et présenta pour son successeur le prince Vladislav, fils aîné du roi de Pologne. Ce choix fut agréé par la diète bohémienne et ratifié par la diète de Pologne, contrairement à la volonté du clergé.

Podiebradski mourut en 1471, à l'âge de cinquante-quatre ans. Ce fut un roi plein de patriotisme, distingué par ses talents, énergique et noble de caractère. Les difficultés contre lesquelles il eut à lutter, empêchèrent son règne d'être aussi prospère que celui de l'empereur Charles IV.

Vladislav de Pologne monta sur le trône de Bohême en 1471; il confirma les Compactata; mais le pape Sixte IV se déclara contre lui et soutint les prétentions rivales du roi de Hongrie, Mathias Corvin. Il s'ensuivit une guerre qui ne tarda pas à être apaisée par le pape lui-même, en présence des périls que présentait l'approche des Turcs. Le règne de Vladislav fut assez insignifiant. En 1489, ce prince fut appelé à la couronne de Hongrie, après la mort de Mathias Corvin. Il mourut en 1516, et eut pour successeur, sur les trônes de Bohême et de Hongrie, son fils Louis, qui périt en 1526, à la bataille de Mohacz, livrée contre les Turcs.

Pendant ces deux règnes, les Hussites et les Catholiques furent maintenus sur le pied d'une parfaite égalité de droits.

CHAPITRE V.
BOHÊME.
(Suite.)

Avènement de Ferdinand d'Autriche et persécution des Protestants. — Progrès du Protestantisme sous Maximilien et Rodolphe. — Querelles entre les Protestants et les Catholiques sous le règne de Mathias. — Défenestration de Prague. — Ferdinand II: sa fermeté de caractère et son dévouement à l'Église catholique. — Il est déposé; élection de Frédéric, palatin du Rhin. — Zèle des Catholiques dans l'intérêt de leur cause. — Élizabeth d'Angleterre et Henry IV de France. — Conduite déloyale des Protestants allemands. — Défaite des Bohémiens; conséquences de cette défaite. — Guerre de Trente ans; les Protestants de Bohême sont abandonnés par ceux d'Allemagne. — Triste situation de la nationalité slave de Bohême. — Résurrection de la langue nationale, de la littérature et de l'esprit public en Bohême. — Condition actuelle et avenir de ce pays.

Louis ne laissa point d'enfants; il fut remplacé sur le trône de Hongrie et de Bohême par Ferdinand d'Autriche, frère de l'empereur Charles-Quint, et marié à la sœur de Louis. C'était un prince bigot et despote. Déjà, sous le règne précédent, les doctrines de Luther s'étaient rapidement répandues parmi les Calixtins; le Protestantisme fit d'autant plus de progrès sous Ferdinand, que les Bohémiens refusèrent de prendre part à la guerre déclarée contre la ligue de Smalkalde, et qu'ils formèrent une union pour la défense des libertés nationales et religieuses menacées par Ferdinand. La défaite des Protestants à la bataille de Muhlberg, gagnée par Charles-Quint en 1547, ruina leur cause en Allemagne, et produisit en Bohême une violente réaction. Plusieurs chefs de l'union furent exécutés; d'autres, emprisonnés et bannis; on confisqua les biens des nobles, on surimposa les villes, qui furent dépouillées, en outre, de leurs priviléges. Ces mesures furent exécutées avec l'aide des soldats allemands, espagnols et hongrois, et légalisées par une assemblée connue sous le nom de diète sanglante. Ce fut à cette assemblée que le chapitre de Prague déclara que l'opposition faite à l'autorité royale était inspirée par les livres des hérétiques; le clergé demanda et obtint l'établissement d'une censure placée sous sa direction. Ce fut également sous le règne de Ferdinand que les Jésuites s'introduisirent en Bohême.

Les priviléges de l'Église calixtine (officiellement Église utraquiste) ne furent pas abolis. Ferdinand, qui avait pris la couronne impériale après l'abdication de son frère Charles-Quint, adoucit, pendant les dernières années de son règne, les rigueurs de cette politique impitoyable, qu'il fallait plutôt attribuer à son éducation espagnole et aux leçons de Ximénès qu'à une inspiration naturelle. Il mourut en 1564, exprimant, dit-on, de sincères regrets au sujet du traitement qu'il avait infligé à ses sujets de Bohême. Il eut pour successeur son fils, Maximilien II, dont le noble caractère et la tolérance firent supposer qu'il avait quelque penchant en faveur de la Réforme. Maximilien mourut en 1576, honoré de tous les partis. Le jésuite Balbinus l'appelle «le meilleur des princes,» et le protestant Stranski lui reconnaît «une âme vraiment pieuse.» Son fils, l'empereur Rodolphe, avait été élevé à la cour de son cousin Philippe II d'Espagne, et il devait naturellement être hostile au Protestantisme, devenu désormais trop puissant en Bohême et en Autriche pour être aisément supprimé. Mais il était trop absorbé par ses études d'astrologie, d'alchimie, etc., pour suivre une ferme ligne de conduite, soit en bien, soit en mal. On ne mit donc pas à exécution les mesures projetées contre le Protestantisme. Rodolphe, craignant de perdre sa couronne, que menaçait son frère Mathias, se hâta d'accorder, sous le titre de Charte royale, pleine et entière liberté des cultes, et de livrer aux Protestants l'Université de Prague.

Rodolphe fut détrôné par son frère Mathias, qui, afin de s'assurer la possession de la Bohême, confirma la Charte. Les dangers de l'approche des Turcs engagèrent Mathias à réunir à Linz, en 1614, une assemblée générale des États. Ce fut la première fois qu'on recourut à une convocation de ce genre, qui ne devait plus avoir lieu qu'en 1848. Les États de Linz écoutèrent respectueusement les demandes et les propositions de l'empereur; mais comme leurs réclamations et leurs plaintes sur plusieurs points de droit civil et ecclésiastique demeuraient sans résultat, l'assemblée se sépara sans prendre aucune résolution.

Mathias réussit à renouveler pour vingt ans la trève avec la Turquie. D'autre part, les affaires religieuses de la Bohême lui créèrent de graves embarras. On ne l'aimait pas, et son successeur désigné, Ferdinand de Styrie, était détesté à cause de ses sentiments de bigoterie outrée. Les Jésuites et les autres partisans de Ferdinand déclaraient ouvertement que la Charte royale, arrachée par la force, était nulle et non avenue; que l'on devait abattre les têtes des principaux nobles; qu'un grand nombre de ceux qui ne posséderaient rien alors ne tarderaient pas à habiter de beaux châteaux; que Mathias était trop faible pour mettre en pièces un vieux parchemin; que le pieux Ferdinand changerait toutes choses; car, disaient-ils, novus rex, nova lex (nouveau roi, loi nouvelle).

Le parti national, composé principalement de Protestants, devenait, de jour en jour, plus jaloux de l'influence allemande, dirigée par l'Autriche. En 1616, la diète de Prague rendit une loi qui interdisait la délivrance de lettres de naturalisation aux individus qui ne parlaient point la langue bohémienne. En même temps, la lutte entre le parti des Jésuites, qui avait à sa tête les ministres de l'empire Slawata et Martinitz, et le parti national protestant, dont les principaux chefs étaient les comtes Thurn et Schlik, devenait de plus en plus vive. Elle s'envenima à l'occasion de deux nouvelles églises qui avaient été construites par les Protestants de Klostergrab et de Braunau, et qui furent fermées, puis démolies par ordre de l'archevêque[79]. Une pétition, signée par un grand nombre de nobles et de citadins, contre cet acte arbitraire, fut repoussée par le roi. Les deux partis étaient violemment agités; les Protestants prêchaient, les Catholiques faisaient des processions. Plusieurs nobles se rendirent au château royal, et demandèrent à Slawata et à Martinitz s'ils étaient les auteurs de la réponse que le roi avait faite à la pétition. Il s'ensuivit une lutte dans laquelle les ministres furent jetés par les fenêtres d'une hauteur considérable. Les ministres tombèrent sur un tas de boue et se relevèrent sains et saufs; heureux hasard qui produisit une vive impression sur la multitude, qui y voyait soit une intervention divine, soit le secours de Satan. Ceux qui s'étaient rendus coupables de cet acte brutal, connu sous le nom de «défenestration de Prague,» alléguèrent pour exemple que, d'après l'ancienne coutume du pays, ce moyen était employé pour punir les traîtres, et ils invoquèrent l'exemple de Jézabel, celui de la roche Tarpéïenne, etc. Ils établirent immédiatement un conseil de régence, composé de trente personnes, qui commencèrent par expulser les Jésuites, auxquels ils attribuaient tous les malheurs. Il fut défendu aux Jésuites de rentrer dans le pays, sous peine de mort, et toute intercession en leur faveur fut réputée crime de haute trahison.

Mathias, craignant que tous les Protestants de l'empire ne se levassent en faveur de la Bohême, exprimait le désir de négocier; mais son successeur désigné, Ferdinand, ne reculait devant aucune considération, du moment qu'il s'agissait des intérêts de l'Église. Il était complètement dirigé par l'influence de son confesseur, le Jésuite Lamormain, auquel il donna l'assurance qu'il préférerait placer sa tête sur le billot, s'exiler, mendier son pain, plutôt que de tolérer dans ses États la présence de l'hérésie.

La guerre commença, et les Impériaux, sous les ordres des généraux espagnols Buquoi et Dampierre, furent battus par les Protestants. Mathias mourut: Ferdinand prit la couronne au milieu des circonstances les plus critiques. Les Bohémiens, secondés par Bethlem Gabor, prince de Transylvanie, défirent ses troupes et l'assiégèrent dans Vienne, où il comptait beaucoup d'ennemis. Ceux-ci entourèrent son palais, en demandant qu'il fût envoyé dans un couvent et que ses ministres fussent mis à mort. Poursuivi jusque dans ses appartements par une députation qui le pressait de céder à la révolte, Ferdinand ne faiblit pas un seul instant, et sa fermeté donna du cœur à ses partisans. Les prêtres répandirent le bruit que, pendant qu'il priait devant un crucifix, celui-ci lui dit en latin: «Ferdinande, non deseram te (Ferdinand, je ne t'abandonnerai pas).» Un détachement d'Impériaux parvint à entrer dans la ville, et, bientôt après, la nouvelle d'une victoire remportée par Buquoi sur les insurgés de Bohême, ainsi que la levée du siége, confirmèrent le miracle, auquel toute la population catholique ne manqua pas d'ajouter foi. Cependant les Bohémiens prononcèrent la déposition de Ferdinand, et nommèrent à sa place Frédéric, palatin du Rhin, dont les titres étaient, à vrai dire, plus apparents que réels. Ce prince passait pour le chef de la confédération protestante de l'Allemagne[80]; de plus, il était neveu de Maurice, prince d'Orange, stathouder de Hollande, et gendre de Jacques Ier, roi d'Angleterre; mais, personnellement, il était tout-à-fait au-dessous de son rôle. Les Bohémiens poursuivirent la guerre avec une grande énergie; ils triomphèrent des Impériaux et, de concert avec Bethlem Gabor, ils mirent de nouveau le siége devant Vienne. Les chances de Ferdinand paraissaient complètement perdues; mais elles se relevèrent, grâce à la persévérante fermeté de l'empereur, à l'immense activité et à l'habileté des Jésuites, à la fidélité des Catholiques, et grâce surtout à la honteuse désertion des princes allemands, qui abandonnèrent la cause du Protestantisme, dont ils professaient les doctrines.

Les premiers succès des Bohémiens excitèrent les alarmes des princes catholiques, et non-seulement le pape, l'Espagne et l'Allemagne catholique s'unirent pour la défense de leur cause, représentée par Ferdinand II, mais encore la France oublia, dans cette circonstance, le principe fondamental de sa politique étrangère, qui lui conseillait de s'opposer à l'agrandissement de la maison d'Autriche. Le magnifique plan qui avait été formé par le génie de Henry IV et de Sully, pour fonder, sur des bases durables, la paix et la prospérité de la communauté européenne, fut, à la veille même de son exécution, détruit par le crime de Ravaillac, et Élizabeth, qui avait imaginé le même plan qu'elle avait communiqué à Sully, était depuis long-temps dans la tombe. Les successeurs de ces grands monarques étaient complètement incapables de comprendre ces nobles idées[81]. Richelieu qui, plus tard, déclara la guerre à l'Autriche et soutint les Protestants de l'Allemagne, n'était pas encore arrivé à la direction des affaires. La cour de France, trompée par les intrigues de l'Espagne, envoya un ambassadeur à Vienne, et prépara la paix entre Ferdinand et Bethlem Gabor, qui avait été obligé de quitter les remparts de la capitale de l'Autriche, par suite de la rigueur de l'hiver et de l'entrée inattendue de Sigismond III de Pologne sur le territoire de la Hongrie. Jacques Ier désapprouva la conduite de son gendre; il considérait la révolte de la Bohême contre Ferdinand comme une atteinte portée au droit divin des rois, et, au lieu de lui venir en aide, il retint le zèle de ses sujets, qui voulaient secourir leurs coreligionnaires protestants de la Bohême. D'un autre côté, Maurice de Nassau, oncle du nouveau roi de Bohême, ne pouvait assister son neveu; car la trève qu'il avait conclue avec l'Espagne n'était pas encore expirée, et il éprouvait, dans son gouvernement intérieur, de graves embarras.

L'Union évangélique, dont l'intérêt évident était de défendre les Protestants de la Bohême, adopta une politique toute différente. Les princes luthériens qui la composaient étaient plus jaloux des Réformés ou Calvinistes que des Catholiques. L'électeur de Saxe craignait que le succès des Bohémiens ne permît à la branche aînée de sa famille (la branche Ernestine)[82], très dévouée à la cause protestante, de reprendre la dignité électorale ainsi que les États dont elle avait été privée par son aïeul, sous l'influence de l'Autriche. Il se rangea donc du parti de Ferdinand, et, au lieu de soutenir les Bohémiens, il les combattit très activement. Les autres membres de l'Union Évangélique furent amenés, sous l'inspiration de l'ambassade française, qui avait déjà réconcilié Ferdinand et Bethlem Gabor, à signer à Ulm, le 3 juillet 1620, un traité en vertu duquel ils abandonnaient leur chef, le palatin du Rhin, relativement aux affaires de Bohême, en ne se réservant de le défendre que dans le cas où ses États héréditaires seraient attaqués par la ligue catholique. Ce fut ainsi que, dans cette occasion mémorable, les Catholiques demeurèrent noblement fidèles à leur cause, tandis que les Protestants désertèrent honteusement celle de leur parti.

Cette déplorable attitude des Protestants de l'Allemagne ne pouvait que décourager complètement ceux de la Bohême, qui jugèrent bientôt de l'insuffisance d'un roi tel que Frédéric. Ils furent défaits, le 8 novembre 1620, à Weissenberg, près de Prague, par une armée supérieure de Bavarois et d'Impériaux, commandée par Buquoi. Frédéric, qui festoyait au moment de la bataille, fut si effrayé à la nouvelle du désastre, que, au lieu de défendre sa capitale, comme ses sujets l'y engageaient, il prit lâchement la fuite, abandonnant son pays aux vengeances de l'ennemi. Les vengeances furent terribles: les principaux membres de la noblesse furent exécutés; un grand nombre de citoyens honorables s'exilèrent, et leurs biens furent confisqués. On imposa de fortes amendes à des personnes qui n'avaient pris aucune part à l'insurrection. Toutes ces dépouilles allèrent enrichir une bande d'aventuriers étrangers qui servaient dans l'armée impériale, et toutes les provinces devinrent la récompense des princes alliés,—du duc de Bavière, dont le secours avait été si puissant, et de l'électeur de Saxe, qui reçut, en récompense de la vigueur qu'il avait déployée contre ses coreligionnaires de la Bohême, la belle province de Lusace. Le Protestantisme et la nationalité slave de la Bohême, confondus dans le même arrêt par les Jésuites qui conseillaient Ferdinand, furent livrés à la persécution la plus violente, et il en résulta pour le pays, une misère effroyable! Voici comment s'exprime, à cet égard, un Bohémien catholique, dans un livre publié à Vienne sous le régime de la censure, il y a un demi-siècle; cette description ne saurait donc être taxée de mensonge, ni même d'exagération:

«Sous le règne de Ferdinand II, la nation bohémienne fut entièrement modifiée et refondue. Il n'y a peut-être pas dans l'histoire un autre exemple d'une nation dont les conditions aient été si profondément modifiées dans l'espace de quinze ans. En 1620, la Bohême, sauf quelques nobles et moines, était protestante; à la mort de Ferdinand II, elle était, au moins en apparence, entièrement catholique. Les Jésuites réclamèrent l'honneur de cette grande conversion. Un jour qu'ils s'en glorifiaient à Rome, en présence du pape, le célèbre capucin, Valérien Magnus, qui avait également pris part à la conversion de la Bohême, s'écria: «Saint-Père, donnez-moi des soldats comme il en a été donné aux Jésuites, et je convertirai le monde entier.»

Avant la bataille de Weissenberg, les États de Bohême possédaient un pouvoir au moins égal à celui du Parlement d'Angleterre. Ils faisaient des lois, concluaient des alliances avec leurs voisins, frappaient des impôts, conféraient les titres de noblesse, avaient leur garde particulière, choisissaient leurs rois, ou, tout au moins, leur consentement était demandé lorsque le père désirait laisser la couronne à son fils. Ils perdirent tous ces priviléges sous le règne de Ferdinand II.

Jusqu'à cette époque, les Bohémiens paraissaient sur le champ de bataille comme une nation indépendante, et ils y ont souvent rencontré la gloire. Désormais, ils furent confondus avec d'autres peuples, et leur nom n'a plus retenti dans le combat. On disait autrefois: les Bohémiens ont marché à l'ennemi, les Bohémiens ont livré l'assaut, les Bohémiens ont pris la ville, les Bohémiens ont gagné la victoire. Glorieuses paroles qu'aucune bouche n'a plus prononcées, qu'aucun historien n'a plus transmises à la mémoire des hommes! Considérés comme nation, les Bohémiens avaient été braves, invincibles, audacieux, passionnés pour l'honneur; après Weissenberg, ils perdirent courage, dignité, audace. Ils s'enfuirent dans les forêts comme des troupeaux, ils se laissèrent fouler aux pieds! Leur valeur fut ensevelie dans la plaine où se livra la dernière bataille! Individuellement, les Bohémiens sont encore braves, animés de l'esprit militaire et de l'amour de la gloire; mais, mêlés avec des peuples étrangers, ils ressemblent aux eaux de la Moldave qui se sont confondues avec celles de l'Elbe. Réunies, ces deux rivières portent des navires, s'élancent par delà leurs bords, inondent les terres, entraînent des monts et des rochers; mais on dit toujours: c'est l'Elbe! et personne ne songe à la Moldave.

La langue bohémienne, qui était usitée dans toutes les affaires officielles, et dont la noblesse était si fière, devint un objet de mépris. Les hautes classes adoptèrent l'allemand, que les bourgeois furent obligés d'apprendre, parce que dans les villes les sermons étaient prononcés en cette langue. Les campagnes seules conservèrent l'idiome national, que l'on appela dédaigneusement «la langue des paysans.» Autant les sciences, la littérature et les arts avaient été florissants sous les règnes de Maximilien et de Rodolphe, autant ils déclinèrent à cette triste époque. Je ne sache pas qu'il y ait eu, après l'expulsion des Protestants, un seul savant de quelque mérite. L'Université de Prague était aux mains des Jésuites, et encore le pape avait-il ordonné d'y suspendre toute promotion, en sorte que l'on ne pouvait plus y recevoir aucun degré académique. Quelques patriotes, prêtres ou laïques, protestèrent contre cette mesure, mais ce fut en vain. Les Jésuites et d'autres ordres occupaient la grande majorité des écoles, où l'on n'enseignait guère qu'un latin corrompu. Sans doute, il y avait parmi les Jésuites des hommes très distingués; mais on sait que leurs principes sont contraires à l'instruction du peuple, et ils s'appliquaient à maintenir leurs élèves dans une honteuse ignorance, afin de garder leur supériorité, non-seulement sur les laïques, mais aussi sur les autres congrégations. Ils allaient de ville en ville, exigeant que les habitants leur fissent voir les livres qu'ils possédaient. Ces livres étaient examinés et le plus souvent brûlés; c'est ce qui explique aujourd'hui la rareté des livres bohémiens. Les Jésuites voulurent également effacer toute trace d'anciens souvenirs littéraires; ils contèrent à leurs élèves, qu'avant leur arrivée, le pays était voué à la plus profonde ignorance; ils dissimulèrent les travaux, les noms mêmes des savants illustres qui avaient précédé cette triste époque. Aucun des écrits du noble Balbinus sur l'ancienne littérature de la Bohême n'aurait pu être publié avant la suppression de leur ordre, parce qu'ils avaient soin de n'en communiquer le manuscrit à personne. Les Bohémiens changèrent même leur costume national et adoptèrent peu à peu le costume actuel. Je dois également faire remarquer qu'à cette même époque se termine l'histoire des Bohémiens, et que celle des autres nations établies en Bohême commence. (Pelzel's Geschichte von Boehmen, p. 185 et suiv.)

Mais si cet abaissement de la Bohême fut l'œuvre des satellites coalisés de Rome et de l'Autriche,—des prêtres et des soldats,—il faut surtout l'attribuer à la lâcheté des souverains protestants qui, sauf de rares exceptions, trahirent la défense de leur foi.

Il est, en vérité, surprenant que divers écrivains protestants semblent embarrassés pour expliquer la ruine presque complète et si rapide du Protestantisme en Bohême et en Autriche, sous le règne de Ferdinand II. On s'en prenait généralement à la légèreté du caractère slave, à la témérité des chefs de la Bohême, à leur imprudence, que sais-je encore? On croyait voir le doigt d'une fatalité mystérieuse dans cette promptitude avec laquelle Rome était parvenue à reconquérir sur le Protestantisme, dans l'Est de l'Europe, tant de pays qui lui avaient échappé. À mon sens, les causes de la ruine du Protestantisme en Bohême, peuvent se réduire à deux principales, qui sont: 1o la violente persécution dirigée contre les Protestants; 2o l'effet moral que produisit sur les Bohémiens la désertion de ceux qui étaient le plus intéressés au triomphe du nouveau culte. Ce dernier fait était de nature à influencer profondément l'opinion publique, qui pouvait penser, soit que les Protestants ralliés au Catholicisme n'avaient pas été sincères dans leurs idées de Réforme, soit que l'on devait désespérer d'une cause destinée à périr: Quos Deus vult perdere priùs dementat. Les Catholiques profitèrent habilement de la situation, qui impressionnait plus vivement la foule que n'auraient pu le faire les raisonnements les plus logiques. L'histoire prouve que le succès a toujours exercé plus de prestige sur les esprits des multitudes, que les mérites ou les défauts des partis triomphants ou vaincus. Il est plus facile et plus profitable de se ranger du côté des vainqueurs, et la plupart des hommes ne sont que trop disposés à croire que la ligne droite se trouve là où se présentent pour eux le plus d'avantages; il n'y a qu'un petit nombre d'âmes généreuses qui soient capables de tenir jusqu'au bout pour une cause qu'ils considèrent comme étant celle de la justice. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'après la mort ou l'exil des principaux chefs du Protestantisme en Bohême, les masses se soient laissées entraîner, comme un troupeau, sous le joug de l'Église romaine, ou qu'elles aient tenté de dissimuler leur foi en se confondant extérieurement à ses rites. Quelque mystérieux que soient les desseins de la Providence, ils suivent cependant les règles invariables selon lesquelles Dieu dirige les affaires du monde physique et du monde moral; ils présentent un enchaînement de causes et d'effets, dont l'étude ne dépasse point la portée de l'intelligence humaine. S'étonne-t-on de voir un homme se casser le cou ou les jambes en tombant d'une hauteur considérable? De même, il n'est pas surprenant qu'une cause désertée par ses défenseurs naturels, finisse par succomber.

Les princes protestants de l'Allemagne ne tardèrent pas à être cruellement punis, par Ferdinand lui-même, de la lâcheté dont ils avaient fait preuve en abandonnant les Bohémiens. Après avoir eu raison de ces derniers, Ferdinand s'attaqua aux libertés religieuses et politiques de ceux qui les avaient abandonnés à l'heure du péril. Telle fut l'origine de la célèbre Guerre de Trente ans. Les libertés de l'Allemagne ne furent sauvées que par la valeur de Gustave-Adolphe et de ses généraux, et par la politique du grand Richelieu; mais il fallut payer ce service en livrant l'Alsace à la France, et les plus belles provinces du Nord à la Suède. Le traité de Westphalie, qui termina la guerre, régla dans tous leurs détails les rapports qui devaient exister entre les Catholiques et les Protestants de l'Allemagne, mais il ne renferma pas un seul mot en faveur des Protestants de la Bohême. Aucune stipulation ne fut faite, soit pour garantir leur liberté religieuse, soit même pour accorder la plus légère compensation à ceux qui avaient été exilés ou privés de leurs biens pour la défense d'une cause dont les droits étaient raffermis par le traité lui-même. Tous ces avantages furent pour les Allemands; quant aux Bohémiens, il semble que, en raison de leur origine slave, on ne les jugea dignes d'aucune attention. Ils pouvaient bien, en vérité, s'écrier comme le vieux prophète: «J'ai appelé mes amis, mais ils ne m'ont pas écouté.»

Si Gustave-Adolphe avait vécu, le destin de la Bohême eût été tout autre. Malheureusement, le principal auteur du traité de Westphalie paraît s'être conformé à ce célèbre adage: Quantilla sapientia regitur mundus; car il n'est point de sage politique qui ne soit fondée en même temps sur la justice.—Ces faits doivent éveiller dans l'âme des Slaves de pénibles réflexions. Les Bohémiens furent traités à cette époque, par les Suédois et les Allemands, leurs coreligionnaires, de la même façon que de nos jours les Polonais ont été traités par les nations de l'Occident, qui leur avaient montré tant de sympathie et qui étaient évidemment intéressées à les soutenir. Je signalerai ici un fait remarquable qui a échappé aux historiens de l'Europe: Au XVe siècle, alors que les opinions religieuses exerçaient encore une influence si considérable sur les affaires politiques, les Polonais catholiques soutinrent les Bohémiens hussites contre les Allemands fidèles à Rome; tandis qu'aujourd'hui, ni le lien religieux, ni les sympathies politiques, ni même la similitude des intérêts, n'ont pu procurer à la Bohême et à la Pologne l'assistance de l'Europe occidentale. Serait-il vrai que ces Slaves, qui luttent pour la conquête de leurs droits, ne doivent plus compter sur le secours de l'Ouest, mais qu'ils peuvent tourner leurs regards vers cette grande nation, slave d'origine, qu'ils ont jusqu'à ce jour si énergiquement combattue? C'est là une opinion qui se répand parmi les Slaves de l'Ouest et du Sud, et dont les évènements récents ne sont pas de nature à arrêter les progrès. Les hommes d'État de l'Europe feront sagement de se préoccuper de cette situation avant qu'il soit trop tard.

La Bohême souffrit, pendant la Guerre de Trente ans, d'effroyables calamités. Ce malheureux pays fut aussi cruellement ravagé par les Suédois et les Saxons (Protestants) que par les troupes catholiques de Tilly et de Wallenstein. Il comptait 732 villes et 34,700 villages; le nombre des villes était réduit de moitié, et la population, qui s'élevait à 3,000,000 d'âmes, tomba à 780,000.

Un grand nombre d'Allemands, attirés par les nouveaux propriétaires et par le gouvernement, s'établirent sur les terres désertes de la Bohême, et repeuplèrent peu à peu les villes; des districts entiers devinrent allemands, à tel point qu'on n'y parlait même plus la langue bohême. L'instruction publique était entièrement entre les mains des Jésuites, qui s'étaient montrés si hostiles à la nationalité slave. Aussi la langue nationale, sans être abolie légalement[83], était-elle menacée de partager le sort du dialecte des Slaves de la Baltique. Heureusement, elle fut sauvée par les efforts de quelques patriotes, notamment de Balbinus, dont j'ai souvent déjà fait mention. Celui-ci revendiqua, dans un traité, les droits de l'idiome national, dont il signala tous les mérites en démontrant combien il était absurde et injuste de le proscrire. D'autres personnages, parmi lesquels on remarque le feld-maréchal Kinsky, soutinrent, après lui, la même cause. En 1781, l'empereur Joseph II publia son édit de tolérance, à la suite duquel tous ceux qui professaient secrètement le Protestantisme déclarèrent ouvertement leur foi. On croit que ce prince hésita quelque temps entre l'allemand et le bohémien pour établir une langue officielle dans toute l'étendue de son empire. L'idée d'imposer un seul et même langage à tant de nationalités différentes qui forment la population des États autrichiens, était assurément très hasardeuse. Cependant Joseph résolut de mettre ce projet à exécution, et il choisit l'allemand de préférence à l'idiome de la Bohême; ce choix était assez naturel, à cause du discrédit où ce dernier était tombé, bien que la majorité de la population autrichienne, composée de Slaves, comprît aisément la langue bohémienne et n'entendît pas un mot de l'allemand. L'allemand fut donc substitué au latin dans les cours professés à l'Université de Prague; il fut introduit dans toutes les écoles, sans en excepter les écoles primaires; les enfants qui n'avaient pas appris l'allemand ne pouvaient être admis dans les écoles latines ni même être pris en apprentissage.

Ce fut ainsi que le plus grand adversaire des Jésuites imagina une mesure plus fatale à la nationalité slave de la Bohême, que toutes les manœuvres employées dans le même but par les disciples de Loyola pendant un siècle et demi. Le sentiment national s'émut vivement, et, depuis cette époque, de continuels efforts ont été tentés pour relever la langue et la littérature de la Bohême. L'ordonnance de Joseph devint lettre morte comme tout le reste de ses plans; mais l'élan imprimé à la littérature nationale ne fit que s'accroître, et il a produit un grand nombre d'ouvrages très remarquables. Les nobles de la Bohême ont déployé le zèle le plus actif en faveur de cette littérature; et, chose singulière! les descendants de ces étrangers qui avaient reçu des propriétés en Bohême pour les services qu'ils avaient rendus à la dynastie autrichienne en l'aidant à détruire les libertés religieuses du pays, figurent aujourd'hui à la tête des plus ardents patriotes, et défendent énergiquement la nationalité slave que leurs ancêtres avaient vaincue. Le descendant du général qui gagna, sur les Bohémiens, la bataille de Weissenberg, en 1620, le comte Buquoi, l'un des plus riches propriétaires et auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, est en ce moment considéré comme le chef du parti national. Après l'insurrection de Prague (juin 1848), il fut mis en prison par ordre du gouvernement autrichien, qui l'accusait de diriger une conspiration slave ayant pour but de le placer sur le trône de la Bohême. Il fut mis en liberté; mais le fait que je viens de rappeler permet d'apprécier le degré de popularité dont jouit, parmi les patriotes, le descendant du vainqueur de la Bohême.

Les évènements récemment survenus en Autriche, ont fourni aux Bohémiens l'occasion de rentrer pleinement dans la possession de leurs droits, et on reconnaît généralement que, par leur organisation, par leur esprit de conduite, ils se sont montrés souvent très supérieurs aux autres partis politiques qui s'agitent au sein de la monarchie.

Nul ne peut, aujourd'hui, prévoir le tour que prendront les affaires en Autriche; il y a cependant un fait certain, c'est que l'issue ne saurait être favorable à l'élément germanique; car les populations slaves ne sont demeurées fidèles à la dynastie autrichienne que dans l'espérance de rentrer dans la jouissance de leur nationalité; et les évènements de la Croatie viennent de confirmer ce que j'avançais déjà il y a quelques années, à savoir que les Slaves ne consentiront pas plus à devenir Allemands que Magyars[84]. Je puis ajouter que, si l'agitation actuelle de la Bohême se développe pacifiquement et amène la création d'un gouvernement constitutionnel, elle ne tardera pas à être suivie d'un mouvement religieux qui produira, dans l'Église, une révolution semblable à celle qui s'est accomplie dans l'État. Cette révolution est ardemment désirée par les enfants les plus éclairés de la Bohême.

CHAPITRE VI.
POLOGNE.

Caractère général de l'histoire religieuse de la Pologne. — Introduction du Christianisme. — Influence du clergé germanique. — Existence des Églises nationales. — Influence du Hussitisme. — Hymne polonais en l'honneur de Wiclef. — Influence de l'Université de Cracovie sur les progrès de l'intelligence nationale. — Projet de réforme ecclésiastique présenté à la Diète de 1459. — Doctrines protestantes en Pologne avant Luther. — Progrès du Luthéranisme en Pologne. — Affaire de Dantzick. — Caractère de Sigismond. — Situation politique du pays. — Société secrète à Cracovie pour la discussion des questions religieuses. — Arrivée des Frères Bohêmes et diffusion de leurs doctrines. — Émeute soulevée par les étudiants de l'Université de Cracovie; leur départ pour les Universités étrangères; conséquences de cet évènement. — Premier mouvement contre Rome. — Synode catholique romain de 1551 et ses résolutions violentes contre les Protestants. — Irritation produite par ses résolutions et abolition de l'autorité ecclésiastique sur les hérétiques. — Oréchovius, ses disputes et sa réconciliation avec Rome; influence de ses écrits. — Dispositions du roi Sigismond-Auguste en faveur d'une réforme de l'Église.

L'histoire de l'Église de Pologne ne présente pas d'incidents aussi vifs, aussi variés que la lutte des partis politiques et religieux en Bohême; mais elle renferme, pour l'époque actuelle, des enseignements bien plus précieux que ceux dont les exploits des Hussites ou la défaite du Protestantisme en Bohême sous Ferdinand II nous ont déjà fourni le texte. La cause du Protestantisme fut vaincue en Pologne, non point par la force matérielle, mais par la force morale;—non point par l'épée ou par le canon, mais par une sorte d'agitation pacifique, entraînant parfois des actes de violence; elle fut vaincue, en un mot, par les moyens employés aujourd'hui dans le même but en Angleterre et dans tous les pays libres, sauf toutefois les différences de temps et de lieux. C'est à ce titre que l'histoire du Protestantisme en Pologne me paraît devoir offrir plus d'intérêt que le récit des guerres sanglantes qui, ailleurs, ont précédé son triomphe ou sa chute. Elle ne se borne pas, comme l'histoire de la Bohême, à démontrer que la propagation des Écritures a toujours, et partout, contribué puissamment au développement intellectuel, politique et matériel des nations, et que leur décadence ou leur suppression a produit l'effet contraire; elle confirme, de plus, une grande et triste vérité, à savoir que, dans les luttes morales comme dans les luttes matérielles, le succès appartient, non pas aux meilleures causes, mais à celles qui sont le mieux défendues. Les évènements que je me propose de retracer, prouveront que le zèle le plus ardent et les talents les plus distingués, lorsqu'ils procèdent isolément et sans plan arrêté, demeurent impuissants en face d'un système fortement conçu, qui sait réunir et diriger vers un seul et même but tous les efforts individuels; car l'organisation et la discipline parviennent le plus souvent à vaincre, dans les luttes matérielles, le courage le plus intrépide de troupes irrégulières, et, dans les luttes de l'ordre moral, la résistance isolée des plus éminents esprits.

Le Christianisme paraît s'être introduit de la Grande-Moravie en Pologne, dans le courant du IXe siècle. Dès le Xe siècle il y avait déjà fait de grands progrès. Le roi Mieczislav Ier reçut le baptême en 965, non point à l'instigation de missionnaires étrangers envoyés pour le convertir lui et son peuple, mais sous l'influence des chrétiens nés en Pologne. Il épousa, en même temps, la fille du roi de Bohême qui était chrétien, et fut baptisé par un prêtre bohémien. L'Église nationale slave, établie en Bohême par Méthodius et Cyrille, devait naturellement franchir les frontières de la Pologne, où elle comptait déjà de nombreux adhérents, convertis par les missionnaires moraves indépendamment des chrétiens fugitifs de Moravie qui cherchèrent un asile en Pologne après la conquête de leur pays par les Magyars. Les relations intimes qui existaient alors entre les souverains polonais et l'empire germanique[85], assurèrent à l'Église germanique une grande influence sur la Pologne, dont le premier évêque, établi à Posen, fut placé sous la juridiction spirituelle de l'archevêché de Mayence d'abord, puis de celui de Magdebourg. Les premiers couvents de ce pays furent habités par des bénédictins venus de Cluny (France), et, pendant de longues années, toutes les fonctions ecclésiastiques en Pologne, appartinrent à des prêtres ou à des moines originaires de l'Italie ou de la France, et surtout de l'Allemagne. Ces derniers se multiplièrent à tel point, que bientôt ils remplirent les couvents et la plupart des paroisses. Ils se préoccupaient plus des intérêts de leurs compatriotes que de l'instruction religieuse des indigènes; on vit s'établir, au centre de la Pologne, des couvents où l'on n'admettait que des moines de l'Allemagne[86], et il existe encore des lettres pastorales par lesquelles les évêques polonais du XIIIe siècle enjoignaient au clergé des paroisses de prêcher dans la langue nationale, et non dans la langue allemande, incompréhensible pour leurs ouailles[87], et interdisaient la nomination des curés qui ne connaissaient pas le dialecte du pays. Il était très naturel que ce clergé étranger s'efforçât de défendre le rituel de Rome contre les Églises nationales qui, cependant, réussirent à conserver leur existence jusqu'au XIVe siècle. Telle est, du moins, l'opinion des meilleurs historiens polonais, et notamment celle du rév. M. Juszinsky, prêtre catholique, dont l'instruction profonde et la sagacité sont décisives en pareille matière. Juszinsky établit, en s'appuyant sur des autorités incontestables, que les réformateurs du XVIe siècle adoptèrent, pour leurs congrégations, un grand nombre de cantiques empruntés aux Églises de Pologne (ce qui prouve que leur souvenir était encore très récent), et il affirme que l'on se servait très fréquemment des bréviaires polonais à la fin du XVe siècle.

J'ai rappelé, en parlant de la Bohême, que l'influence des Vaudois s'était étendue jusqu'en Pologne, et j'ai décrit les rapports des Hussites avec ce pays. L'incident le plus remarquable de ces relations est, sans contredit, la discussion publique qui eut lieu en 1431, en présence du roi et du sénat, entre les délégués hussites et les docteurs de l'Université de Cracovie. L'historien polonais, l'évêque Dlugosz, qui raconte ce fait, dit que la discussion, soutenue en langue polonaise, dura plusieurs jours, que, de l'aveu de tous les assistants, les hérétiques furent battus, mais qu'ils ne voulurent jamais avouer leur défaite. Une autre ambassade hussite arriva, en 1432, en Pologne, pour proposer au roi Vladislav Jagellon une alliance contre les chevaliers teutoniques, et lui annoncer que le concile de Bâle avait admis les députés de leur secte. Cette dernière circonstance détermina l'archevêque de Gniezno, ainsi que plusieurs évêques, à recevoir dans leurs églises les députés hussites; mais lorsque ceux-ci vinrent à Cracovie, l'évêque prononça l'interdit tant que les hérétiques demeureraient dans l'enceinte de la ville. Le roi, qui désirait s'allier avec les Hussites, fut si irrité contre l'évêque, qu'il voulut le mettre à mort; on l'empêcha heureusement de commettre cet acte de violence. L'alliance projetée n'eut pas lieu; mais un ambassadeur polonais fut envoyé à Bâle afin de soutenir les Hussites. Évidemment, grâce à ces relations amicales, les Hussites devaient répandre leurs doctrines en Pologne; et il suffit de relire, à cet égard, les règlements publiés en diverses occasions par le clergé romain afin d'arrêter le progrès de ces doctrines. Ces règlements ordonnaient aux curés d'emprisonner et de conduire devant les évêques tous ceux qui étaient soupçonnés de favoriser la nouvelle secte. Ils interdisaient toute communication avec la Bohême ou les Bohémiens, et recommandaient particulièrement d'inspecter les livres qui se trouvaient entre les mains des curés de paroisse. L'influence du clergé obtint de l'autorité civile les ordres les plus sévères pour la punition des hérétiques; toutefois, les récits de cette époque ne mentionnent qu'un acte de persécution sanglante contre les Hussites, acte commis dans un moment de trouble et à l'instigation d'un seul évêque[88]. Quelques grandes familles protégeaient ouvertement les doctrines des Hussites, qui, ayant à leur tête Melsztynski, membre puissant de la noblesse, étaient sur le point de triompher, lorsque leur chef fut tué dans un combat.

Bien que les doctrines des Hussites se fussent répandues dans une grande partie de la Pologne, elles n'avaient point, dans ce pays, les sympathies nationales qui leur donnèrent tant de force en Bohême, parce que la nationalité polonaise n'avait point à lutter contre l'élément germanique; en Bohême, cette lutte datait de l'affaire de l'Université de Prague et de l'exécution de Jean Huss, qui dirigeait un mouvement à la fois politique et religieux. Cependant, je le répète, grâce aux affinités des Slaves avec la Bohême et à leur propre mérite, les doctrines des Hussites avaient pris racine en Pologne, comme le prouvent les règlements du clergé catholique; elles étaient accueillies par un grand nombre d'esprits, et préparaient le terrain à la Réforme du XVIe siècle[89]. La création, en 1400, de l'Université de Cracovie, qui enfanta le génie de Copernic, après un siècle à peine d'existence, imprima une impulsion vigoureuse au mouvement intellectuel de la Pologne. Les chaires de cet établissement étaient principalement occupées par des indigènes qui comptaient un grand nombre de savants, formés dans les Universités de l'Italie, à Paris, et surtout à Prague où les Polonais possédaient un collége. Dès ce moment, l'instruction fut très vivement encouragée par les honneurs, les émoluments et les perspectives des bénéfices attachés aux chaires de l'Université de Cracovie; car on choisissait ordinairement, parmi les plus illustres professeurs, les candidats pour les évêchés vacants. Aussi, pendant le XVe siècle, l'Église polonaise peut-elle citer avec orgueil plusieurs prélats aussi distingués par leur science que par leur piété;—entre autres, Dlugosz, qui rendit de grands services à son pays par la protection qu'il accorda aux lettres, par l'accomplissement d'importantes missions diplomatiques et par la publication des Annales, ouvrage fort estimé de tous les savants de l'Europe;—Martin Tromba, archevêque de Gniezno et primat de Pologne, qui joua un rôle éminent au concile de Constance, et qui forma le projet d'introduire dans les cérémonies du culte la langue nationale, ou, tout au moins, de rendre intelligible pour le peuple, la liturgie latine, dont il fit traduire les livres en polonais[90].

Nous trouvons une preuve très remarquable de l'élévation de sentiments qui distinguait, à cette époque, le clergé polonais, dans la dissertation qui fut présentée au concile de Constance, et lue publiquement le 8 juillet 1418, par le docteur Paul Voladimir, recteur de l'Université de Cracovie et chanoine de la cathédrale. Cette dissertation attaque vivement le principe reconnu et pratiqué par les chevaliers teutoniques, à savoir: que les Chrétiens sont autorisés à convertir les infidèles par la force des armes, et que les terres des infidèles appartiennent de droit aux chrétiens; principe en vertu duquel le pape concéda aux chevaliers la possession de la Prusse, habitée par une population païenne, qui fut, dès ce moment, conquise, baptisée, et soumise en outre au plus rude servage.

Rappelons, enfin, le projet de réforme ecclésiastique présenté à la diète polonaise de 1459, par Ostrorog, palatin de Posen. Ce projet, sans rien toucher aux dogmes ni aux rites de l'Église catholique romaine, signalait énergiquement les abus et proposait des réformes si décisives, que son adoption eût amené la séparation avec Rome plus rapidement peut-être que ne l'eussent fait les plus violentes attaques dirigées contre le dogme[91]. Il y avait, dans plusieurs pays, des hommes qui critiquaient isolément les abus de l'Église; mais, ici, il s'agissait d'une critique faite publiquement par un sénateur du royaume à rassemblée des États, et d'après laquelle on peut se former une idée des sentiments qui animaient, à cette époque, les hommes d'État de la Pologne. Ce furent sans doute ces dispositions qui permirent au roi Casimir III de porter secours au roi de Bohême, Georges Podiebradski, bien que celui-ci fût excommunié et malgré la vive opposition du pape et des évêques. Casimir n'eût point osé résister à l'autorité, s'il n'avait été soutenu par l'opinion publique de son pays.

Ainsi, il est évident que le terrain était suffisamment préparé pour la Réforme en Pologne, avant que ce mouvement se fût déclaré en Allemagne et en Suisse, et je crois que la Pologne n'avait point besoin d'être stimulée par l'exemple de l'étranger. Les premières pensées de Réforme se firent jour dans un livre publié à Cracovie en 1515, c'est-à-dire deux ans avant que Luther fût entré en lutte avec Rome. Ce livre posait ouvertement le principe de la Réforme, et proclamait—«que l'on ne doit ajouter foi qu'à la Bible, et que l'on peut se dispenser d'obéir aux commandements humains[92].—Les doctrines de Luther se répandirent très rapidement dans la Prusse polonaise, habitée par des bourgeois allemands fréquemment en rapport avec l'Allemagne. À Dantzick, qui était la principale ville de cette province, et qui, sous la suzeraineté des rois de Pologne, jouissait d'une liberté complète pour son administration intérieure, la réforme de Wittemberg fit de tels progrès, qu'en 1524 ses adhérents possédaient cinq églises. Malheureusement, les réformateurs furent aveuglés par leurs succès; et, au lieu de poursuivre leurs avantages par les moyens qu'ils avaient d'abord employés, par la persuasion, ils eurent recours à la violence, et imprimèrent à leurs cultes un caractère politique. Quatre mille hommes armés entourèrent l'Hôtel-de-Ville avec des canons, et forcèrent le conseil, composé de membres de l'aristocratie de la cité, à se dissoudre et à signer une déclaration constatant qu'il avait, par ses propres actes, provoqué l'insurrection. Le nouveau conseil, choisi dans le parti du mouvement, abolit entièrement les cérémonies du culte catholique, ferma les monastères, et ordonna que les couvents et autres édifices consacrés au clergé fussent convertis en écoles et en hôpitaux. Il déclara que les biens de l'Église seraient réunis au domaine de l'État; il les laissa cependant intacts.

Cette révolution ne pouvait se justifier; car un très grand nombre d'habitants adhéraient aux principes de l'ancienne Église, et ils avaient incontestablement le droit de jouir, quant à l'exercice de leur culte, d'une liberté égale à celle que les Réformistes réclamaient pour eux-mêmes. Le changement opéré par la violence d'un parti et non par le vote réfléchi des citoyens dans l'ordre religieux et politique, était aussi illégal qu'injuste, et il ne pouvait avoir d'autre caractère aux yeux du roi, quelle que fût, d'ailleurs, l'opinion personnelle de ce prince.

Le trône de Pologne était alors occupé par Sigismond Ier, noble cœur et esprit élevé. Une députation de l'ancien conseil de Dantzick se présenta devant lui en habits de deuil, le suppliant de sauver la ville, attaquée par l'hérésie, et de rétablir les institutions. Elle l'assura, en même temps, que la majorité des citoyens désirait cette restauration. Le roi invita les chefs de la révolution à comparaître en sa présence: ceux-ci, tout en protestant de leur fidélité, refusèrent d'obéir à cet ordre; ils furent mis hors la loi par la diète, et le roi se rendit lui-même à Dantzick, pour réinstaller le conseil, pendant que les principaux chefs du mouvement étaient exécutés ou bannis.

Cet acte de Sigismond Ier ne peut être considéré que comme une mesure politique; il ne se rattachait à aucun plan de persécution religieuse. Si le roi avait laissé libre carrière à la révolte dans une ville soumise à son autorité, il eût encouragé d'autres soulèvements qui auraient compromis la tranquillité générale. Il ne poursuivit aucun disciple du Protestantisme dans les diverses provinces de ses États, et, si les Réformistes de Dantzick s'étaient contentés d'une prédication pacifique, il ne les aurait pas inquiétés. En effet, bien qu'en rétablissant l'ancienne administration de Dantzick, il eût prohibé l'hérésie, il y toléra complètement, peu d'années après, les paisibles manœuvres du Luthéranisme qui devint, sous le règne suivant, la religion de la majorité des habitants, sans qu'il fût porté atteinte à la liberté des catholiques romains. Sigismond professa publiquement ses intentions tolérantes dans une réponse adressée au célèbre Jean Eck ou Eckius, qui lui avait dédié un livre contre Luther, où il le pressait de persécuter les hérétiques et de suivre l'exemple de Henry VIII d'Angleterre qui venait de publier un livre contre le réformateur allemand: «Que le roi Henry écrive contre Martin, si bon lui semble, dit Sigismond; quant à moi, je demeurerai le roi des brebis et des boucs.»

Le progrès intellectuel que j'ai déjà signalé favorisa la cause de la Réforme, qui fut également secondée par la constitution politique du pays. Il n'y avait peut-être pas alors de nation plus libre que la Pologne. Cette liberté était, il est vrai, restreinte aux classes nobles: mais la noblesse polonaise ne pouvait être comparée à celle des royaumes de l'Europe occidentale; elle formait une sorte de caste militaire qui comprenait à peu près le dixième de la population, en sorte que le nombre des habitants jouissant de droits politiques, se trouvait, proportionnellement à l'ensemble, plus considérable que ne l'était celui des électeurs en France, avant l'application du suffrage universel. Il y avait, dans cette caste, des familles dont la fortune et l'influence égalaient celles des plus puissants barons de la féodale Angleterre; d'autres, au contraire, cultivaient elles-mêmes leurs champs. Mais, quelle que fût l'inégalité des fortunes, tous les nobles étaient égaux en droit. Le plus pauvre, dans sa cabane, était un seigneur aussi bien que le riche dans son palais, et sa personne était aussi efficacement protégée par le neminem captivabimus, l'habeas corpus du Polonais[93].

Cette corporation puissante n'était pas moins jalouse des empiètements du clergé que de ceux de l'autorité royale, et ces dispositions devaient faciliter le progrès des nouvelles doctrines. Les villes qui, pour la plupart, étaient très florissantes, se gouvernaient d'après les lois municipales importées de l'Allemagne; et, par le fait, elles formaient de petites républiques, administrées par des magistrats civils qui rendaient la justice au civil comme au criminel.

Un écrivain contemporain constate que les ouvrages de Luther furent publiquement vendus à l'Université de Cracovie, qu'on les lut avidement, sans que les théologiens polonais exprimassent aucun sentiment de désapprobation. Quant à lui, ajoute-t-il, à mesure qu'il les parcourait, ses vieilles opinions faisaient place à une conviction nouvelle[94]. Telles étaient, en Pologne, les dispositions des esprits les plus éclairés, qui, cependant, n'en étaient encore arrivés qu'au doute. Une société secrète, composée des étudiants les plus instruits, prêtres et laïques, se réunissait fréquemment pour discuter sur les matières religieuses, et notamment sur les nouvelles publications anti-papistes, qui se produisaient en Europe et qui lui étaient transmises par Lismanini, moine italien, confesseur de l'épouse de Sigismond, Bona Sforza, et qui prenait une part active à ces réunions. Les dogmes de l'Église romaine qui ne s'appuyaient pas sur la lettre des Écritures, étaient librement examinés; mais, à l'une de ces réunions, un prêtre belge, nommé Pastoris, attaqua le mystère de la Trinité comme étant incompatible avec l'unité de Dieu. Cette doctrine, toute nouvelle en Pologne (bien qu'elle eût été déjà mise en avant dans les œuvres de Servet), émut à tel point les personnes présentes, qu'elles demeurèrent stupéfaites et terrifiées, en songeant qu'une proposition aussi hardie conduirait à la négation de la religion révélée. Elle fut adoptée par quelques membres, et amena l'établissement, en Pologne, d'une secte qui devint plus tard célèbre sous le nom de Socinianisme, bien que ni Lelius ni Faustus Socin n'en soient les véritables fondateurs. D'autre part, l'audacieuse proposition de Pastoris jeta l'effroi dans les âmes timorées, et arrêta un grand nombre de Réformistes, qui préférèrent demeurer fidèles à l'Église établie, malgré ses erreurs et ses abus, plutôt que de s'aventurer dans une voie qui les eût plongés dans un pur déisme, en réduisant la Bible à un simple code de morale. Toutefois, il y eut des esprits fermes et sincères qui résolurent de poursuivre la recherche de la vérité, non point seulement avec leur raison, mais avec le texte même des Écritures.

À l'époque où ce mouvement religieux agitait les hautes classes à Cracovie, les masses populaires, dans la province de Posen, furent excitées plus vivement encore par l'arrivée des Frères Bohêmes. Ceux-ci, exilés de leur pays au nombre de mille environ, se dirigèrent vers la Prusse où le duc Albert de Brandebourg leur offrait un asile. Lors de leur passage à Posen, en juin 1548, André Gorka, juge suprême des provinces de la Grande-Pologne[95], membre de la noblesse et très riche, les accueillit avec empressement et les logea dans ses domaines. Il avait déjà embrassé très chaudement les doctrines de la Réforme. Les Frères Bohêmes célébrèrent publiquement le service divin; leurs sermons et leurs hymnes, dont les habitants comprenaient le langage, leur concilièrent les sympathies de la population. Leur origine slave leur donnait des avantages que le Luthéranisme, d'origine germanique, ne possédait pas, et leur permettait d'espérer la conversion de toute la province où ils avaient trouvé une hospitalité si généreuse. L'évêque de Posen, voyant le danger que courait son autorité spirituelle, obtint du roi Sigismond-Auguste, qui venait de succéder à son père Sigismond Ier, un ordre d'exil contre les Frères Bohêmes. On aurait pu éluder cet ordre ou en obtenir la révocation; mais les Frères, craignant de soulever des troubles, se rendirent en Prusse, où le duc Albert leur accorda la naturalisation, une complète liberté religieuse, ainsi qu'une église pour leur culte: en même temps, la protection de ce prince les défendit contre les attaques que les docteurs luthériens commençaient à diriger contre leurs dogmes[96]. L'année suivante, 1549, un grand nombre de Frères retournèrent en Pologne où ils avaient été si bien reçus, et ils y continuèrent leurs travaux sans être inquiétés. Leurs congrégations s'accrurent rapidement; plusieurs grandes familles, les Leszczynski, les Ostrorog, etc., adoptèrent leurs doctrines; en peu de temps ils élevèrent environ quatre-vingts églises dans la province de la Grande-Pologne, indépendamment de celles qu'ils avaient fondées sur différents points du pays.

Ici se présente un incident qui tourna encore au profit du Protestantisme. Les étudiants de l'Université de Cracovie ayant eu une querelle avec les bedeaux du recteur, ceux-ci firent usage de leurs armes et tuèrent plusieurs jeunes gens. On demanda justice contre les meurtriers en accusant le recteur, qui était dignitaire de l'Église, d'avoir ordonné le massacre. Les étudiants reçurent la promesse que l'affaire serait jugée; mais ils étaient si irrités que, malgré les efforts de quelques personnes influentes, ils quittèrent Cracovie en masse et se rendirent presque tous dans les Universités étrangères, notamment à l'Académie protestante de Goldberg en Silésie et à l'Université récemment établie à Kœnigsberg, d'où ils revinrent plus tard, conservant l'empreinte profonde des opinions réformistes[97].

L'influence acquise par le Protestantisme en Pologne, se révéla à l'occasion du mariage d'un prêtre dans les environs de Cracovie. Ce prêtre fut cité à comparaître devant le tribunal de son évêque; il obéit; mais il se présenta accompagné d'un si grand nombre d'amis influents, que la poursuite fut abandonnée. Enfin, un noble très riche, Olesniçki, porta un coup décisif aux règlements de l'Église catholique romaine, en chassant les nonnes d'un couvent dans la ville de Pinczow, qui lui appartenait; il fit arracher les images qui ornaient l'Église et établit le culte protestant de la Confession de Genève. Cet exemple fut suivi et décida le progrès du Protestantisme dans la province de Cracovie.

Le clergé catholique, voyant l'inutilité de ses dénonciations contre les hérétiques, se réunit, en 1551, dans un synode général, présidé par le primat. Ce fut à cette occasion que l'évêque de Varmie (Ermeland), Hosius, composa sa célèbre Confession de la foi catholique, qui fut adoptée par l'Église de Rome comme étant l'exposé fidèle de ses doctrines. Le synode ordonna qu'elle fût signée par tous les membres du clergé, parmi lesquels quelques-uns étaient suspects, et il demanda au roi d'exiger également la signature des laïques. Il ne se contenta pas de prendre des mesures contre les progrès de la Réforme, il décida en outre que l'on déclarerait la guerre à la noblesse hérétique, et il imposa, dans ce but, une lourde taxe sur le clergé. Le synode comptait s'assurer le concours du roi auquel devaient revenir les produits des confiscations. Plusieurs prélats objectèrent qu'il y avait péril à attaquer un corps aussi puissant que la noblesse polonaise; la passion l'emporta; le synode décida qu'il mettrait à exécution ses résolutions violentes, et les évêques envoyèrent partout des citations judiciaires aux prêtres et aux nobles qui avaient rompu avec l'Église romaine. Ils furent appuyés par la cour de Rome qui, dans une lettre encyclique, recommanda l'extirpation de l'hérésie.

Il était, cependant, plus aisé de voter toutes ces mesures que de les exécuter, dans un pays où la liberté des citoyens était si solidement établie. Il y eut bien quelques persécutions sanglantes, accomplies dans l'ombre d'un couvent ou d'un donjon; mais les premières attaques dirigées contre la Réforme produisirent un effet diamétralement opposé à celui que l'on attendait. Stadniçki, noble influent, introduisit dans ses domaines de Dobieçko[98], le culte de la Confession de Genève. Cité à comparaître devant l'évêque de son diocèse, il offrit de justifier ses opinions religieuses; le tribunal repoussa cette proposition et le condamna, par défaut, à la mort civile et à la perte de ses biens. Stadniçki dénonça cet acte, en termes très violents, à une assemblée des nobles, qui virent avec effroi les tendances de l'Église et l'avènement d'une autorité nouvelle plus menaçante pour eux que l'autorité royale. Les nobles polonais furent saisis d'horreur à la pensée qu'ils deviendraient les sujets d'une corporation qui, sous la direction d'un chef étranger et non responsable, disposerait de la vie, de la propriété, de l'honneur des citoyens, et le cri d'alarme poussé par le Protestant Stadniçki, trouva de l'écho dans toute la Pologne, même parmi les nobles qui demeuraient attachés à la foi romaine. De là une indignation universelle contre le clergé, dont les prétentions fournirent le texte presque exclusif des débats qui eurent lieu lors des élections de 1552[99]. Le pays tout entier enjoignit à ses députés, dans les termes les plus énergiques, de restreindre l'autorité des évêques.

Les dispositions de la diète de 1552, se réunissant sous de tels auspices, ne pouvaient être un instant douteuses; les opinions religieuses de la plupart des membres se révélèrent immédiatement. À la messe qui précéda, selon l'usage, l'ouverture des délibérations, plusieurs députés détournèrent la tête pendant l'élévation de l'hostie, tandis que le roi et les sénateurs baissaient humblement leurs fronts. Raphaël Leszczynski, noble, riche et influent, fit plus encore: il demeura couvert au moment où s'accomplissait la cérémonie la plus solennelle du culte romain. Les Catholiques n'osèrent point censurer ces actes de mépris pour leur foi, et la chambre des députés exprima son approbation en appelant à la présidence ce même Leszczynski, lequel avait donné sa démission de sénateur pour devenir député[100]. Ainsi, l'esprit de la majorité était nettement indiqué; les partis les plus opposés en politique se rencontraient dans un sentiment commun d'hostilité contre la juridiction épiscopale. Le roi, qui inclinait naturellement vers la modération, essaya de concilier les différends; mais il échoua, et, de concert avec la diète, il décida que le clergé se bornerait désormais à juger l'orthodoxie des doctrines, sans appliquer aux hérétiques aucune peine temporelle. Ce fut ainsi que la liberté religieuse pour toutes les croyances se trouva virtuellement consacrée en Pologne, dès 1552, à une époque où, dans d'autres pays, même dans des pays protestants, cette liberté n'était accordée qu'à une croyance privilégiée.

Un homme contribua puissamment au succès de l'opposition dirigée contre le clergé; il a acquis une haute renommée dans l'histoire du XVIe siècle, et il eût rendu à son pays d'immenses services, si l'éclat de ses talents n'avait pas été terni par une inconcevable violence de passion et par une absence totale de principes: je veux parler de Stanislas Orzechowski, plus connu sous le nom latin d'Orichovius[101].

Orzechowski naquit en 1513 dans le palatinat ou province de Russie-Rouge ou Ruthénie (aujourd'hui la Galicie-Orientale). Il étudia dans les Universités allemandes, et, pendant son séjour à Wittemberg, il était le favori de Luther et de Melanchton. Il visita ensuite Rome et revint dans son pays en 1543, complètement gagné à la cause de la Réforme. Mais, jugeant que cette dernière ne pouvait rien pour lui, tandis que l'Église romaine disposait des honneurs et des richesses, il prit les ordres et fut promu à la dignité de chanoine. Il ne tarda pas cependant à exprimer ses véritables opinions et il se maria publiquement. Excommunié et condamné aux châtiments les plus sévères, il fut si vigoureusement assisté par l'influence de ses amis, que personne n'osa mettre à exécution le jugement rendu contre lui. Ses écrits et ses discours dans de nombreuses réunions eurent une grande part à l'affermissement de la liberté religieuse, reconnue par la loi de 1552. Avant cette date, Orzechowski s'était réconcilié avec Rome; relevé de l'excommunication, il avait invoqué la décision du pape au sujet de son mariage, dont on lui avait promis la confirmation; car les évêques voulaient à toute force enlever au parti de la Réforme un écrivain aussi puissant. Cependant le pape ajournait son jugement. Il n'osait pas autoriser un précédent aussi dangereux; en outre, Orzechowski venait de perdre, par sa versatilité, l'influence extraordinaire qu'il avait exercée sur le peuple, et il ne passait plus pour un adversaire très redoutable. Orzechowski vit bien que Rome se jouait de lui et il recommença ses attaques plus vivement que jamais[102]. Ses œuvres furent mises à l'index, et on le dénonça comme un serviteur de Satan. Violemment excité par la persécution, il redoubla d'invectives contre le pape Paul IV, et dans un écrit adressé au roi, il fit observer qu'un évêque catholique investi de la dignité de sénateur, était nécessairement traître à son pays, attendu qu'il était obligé de sacrifier les intérêts de son souverain à ceux du pape,—ayant prêté serment d'abord au pape, puis au roi[103].

Le clergé, pour lequel Orzechowski était surtout dangereux à cause de l'ascendant que la violence de son langage lui donnait sur les masses populaires, désirait vivement le réduire au silence pour le convertir ensuite à la cause de l'Église catholique. La mort de la femme d'Orzechowski fit disparaître le plus grand obstacle qui s'opposât à sa réconciliation avec Rome. Le Réformiste de la veille se soumit alors à la loi de l'Église qui pouvait récompenser généreusement ses services. Il attaqua les Protestants avec une vivacité égale à celle qu'il avait déployée contre Rome[104]. Il défendit la suprématie du pape sur tous les souverains de la chrétienté, et soutint cette cause avec plus d'audace et de vigueur qu'on ne l'avait jamais fait[105]. Les doctrines qu'il développa dans la véhémence de sa passion, présentent d'autant plus d'intérêt qu'elles peuvent être considérées comme l'exposé fidèle des principes qui auraient gouverné le monde si l'Église romaine avait triomphé. Il ne fit en définitive que proclamer les opinions de cette Église, et le cardinal Hosius donna son approbation complète à toutes ses propositions. Mais pourquoi remonter au XVIe siècle? La doctrine qui reconnaît la suprématie du pape sur les rois n'a-t-elle pas été défendue de nos jours, comme elle le fut par Orzechowski, et avec un style beaucoup plus remarquable, par des écrivains de premier mérite, tels que le comte de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, et par l'abbé de Lamennais? Ce dernier, il est vrai, après avoir défendu le despotisme politique et spirituel, est passé à l'autre extrême avec une versatilité semblable à celle d'Orzechowski, sinon par les mêmes motifs d'intérêt personnel.

Orzechowski était cependant un allié trop dangereux pour rendre à l'Église romaine, dont la situation était presque désespérée, l'influence qu'elle avait perdue. Le roi Sigismond-Auguste, prince éclairé et tolérant, montrait une vive prédilection pour les doctrines des Réformistes. Les Institutes de Calvin étaient lues et commentées devant lui par Lismanini, Italien fort instruit dont j'ai déjà parlé, et il accueillait très gracieusement les lettres que Calvin lui adressait. Il était entouré de Protestants ou d'hommes qui désiraient la réforme de l'Église, tels que François Krasinski, qui avait été élevé avec lui, et qui, après avoir étudié sous Melanchton, était devenu évêque de Cracovie. Les Réformistes espéraient que le roi se déclarerait contre Rome; mais ce qui arrêtait surtout Sigismond, c'étaient les luttes intérieures qui déchiraient le Protestantisme. Il voulait, toutefois, réformer l'Église en convoquant un synode national. Ce vœu, partagé par un grand nombre de personnages considérables de la noblesse et même du clergé, fut exprimé par la diète de 1552, renouvelé par celle de 1555, les députés ayant insisté sur la nécessité de réunir un synode national, sous la présidence du roi lui-même, pour réformer l'Église en prenant pour base les Saintes-Écritures. On devait appeler au sein de cette assemblée les représentants de toutes les sectes religieuses du pays, ainsi que les Réformateurs les plus célèbres de l'Europe, Calvin, Beza, Melanchton et Vergerius qui se trouvait alors en Pologne. Mais l'homme qui inspirait le plus de confiance pour le succès de cette grande œuvre, était Jean Laski, ou Lasco, qui avait acquis déjà une haute réputation en Allemagne et en Angleterre. Je crois devoir arrêter l'attention de mes lecteurs sur ce personnage éminent.

CHAPITRE VII.
POLOGNE.
(Suite.)

Jean A Laski ou Lasco; sa famille, ses travaux évangéliques en Allemagne, en Angleterre et en Pologne. — Arrivée du nonce Lippomani, et ses intrigues. — Synode catholique de Lowicz et meurtre juridique d'une jeune fille et de plusieurs Juifs, meurtre commis par ce synode à l'instigation de Lippomani. — Le prince Radziwill le Noir; services qu'il a rendus à la cause de la Réforme.

La famille des Laski a produit, pendant le XVIe siècle, plusieurs hommes illustres dans l'Église, dans la politique et dans les camps. Jean Laski, archevêque de Gniezno, chancelier de Pologne, publia en 1506 la première collection des lois de ce pays, collection connue sous le nom de Statut de Laski. Il avait trois neveux, qui tous acquirent une réputation européenne. Stanislas résida long-temps à la cour du roi de France, François Ier, qu'il accompagna à la bataille de Pavie et dont il partagea la captivité; puis il revint dans son pays où il fut successivement revêtu des plus hautes dignités. Jaroslav, dont les talents extraordinaires et l'expérience militaire et politique sont attestés par les premiers écrivains de l'époque, par Paul Jovius, Érasme, etc., est demeuré surtout célèbre par le rôle qu'il joua lors de l'intervention des Turcs en Hongrie et du siége de Vienne en 1529[106]. Le troisième frère était Jean Laski le Réformiste. Il naquit en 1499; destiné dès sa jeunesse à la carrière de l'Église, il reçut une excellente instruction et visita les différents pays de l'Europe, où il se mit en relation avec les savants les plus distingués de son temps. En 1524, il fut, en Suisse, présenté à Zwingle, qui jeta dans son âme les premiers doutes sur l'orthodoxie de l'Église romaine. Il passa l'année 1525 à Bâle avec Érasme, chez lequel il vivait et qui avait pour lui une admiration presque enthousiaste. Laski fit voir le prix qu'il attachait à l'amitié d'Érasme, en subvenant à tous ses besoins avec autant de générosité que de délicatesse. Non-seulement il le remboursa très largement de toutes les dépenses occasionnées par son séjour, mais encore il lui acheta sa bibliothèque, dont il lui laissa la jouissance sa vie durant[107]. Il est probable qu'il dut à Érasme cette rare douceur de caractère qui distingua tous ses actes.

Laski retourna en Pologne en 1526; il inclinait déjà vers le Protestantisme: il resta toutefois fidèle à l'Église établie, dans l'espérance que l'on pourrait la réformer sans rompre avec Rome; ce fut dans cette pensée qu'il engagea Érasme à signaler avec de grands ménagements, au roi de Pologne, la nécessité d'opérer quelques réformes. Par l'influence de ses relations de famille, et par l'ascendant de son propre mérite, Laski se serait certainement élevé aux premières dignités de l'Église polonaise; déjà même le roi l'avait nommé évêque de Cujavie. Mais il se présenta devant le prince, et lui déclara franchement que ses opinions religieuses ne lui permettaient pas d'accepter cette marque de faveur. Ses scrupules furent respectés; il quitta son pays en 1540, rendit publique son adhésion aux principes de l'Église protestante de Suisse, et se maria à Mayence (1540). Ses connaissances étendues, son esprit élevé, ses relations avec les savants de son époque, lui acquirent une grande réputation parmi les princes protestants, qui cherchèrent à l'attirer dans leurs États. Le souverain de la Frise orientale, où la Réforme avait été introduite en 1528, désira que Laski vînt compléter cette grande œuvre. Laski hésita long-temps; il désigna, pour le suppléer, son ami Hardenberg; enfin, cédant aux plus vives instances, il accepta, en 1543, la mission qui lui était proposée, et fut nommé surintendant de toutes les églises de la Frise. Il devait rencontrer d'immenses obstacles, car il lui fallut lutter contre la répugnance que l'on éprouvait encore à supprimer entièrement les rites de la religion catholique, contre la corruption du clergé, et surtout contre l'indifférence de la majeure partie du peuple en matière de religion. À force de zèle et de persévérance, il réussit, après six ans de lutte, à extirper complètement les racines du Papisme et à établir dans le pays la Religion protestante. Pendant ces six années (sauf quelques intervalles de découragement et de dégoût), Laski abolit l'adoration des images, améliora les règles de la hiérarchie et de la discipline, organisa, selon les Écritures, la cérémonie de la communion, et composa une confession de foi; en un mot, il fut le véritable fondateur du Protestantisme dans la Frise.

La confession de foi, écrite par Laski, confirmait, au sujet de la communion, la doctrine adoptée par les réformateurs suisses et par l'Église anglicane; aussi éveilla-t-elle l'indignation violente des Luthériens. Les docteurs de Hambourg et de Brunswick dirigèrent contre Laski les accusations les plus grossières, auxquelles celui-ci répondit par de solides arguments. Cependant, à partir de cette époque, il se manifesta en Frise un mouvement marqué en faveur des doctrines de Luther, et les chefs de ce nouveau parti annoncèrent hautement le projet d'appeler Melanchton. Le Réformateur polonais se décida alors à abandonner la direction des affaires religieuses en Frise, et ne conserva que l'administration d'un temple à Emden.

En 1548, Laski fut instamment prié, par l'archevêque Cranmer, de venir se joindre en Angleterre à plusieurs hommes éminents qui étaient chargés de compléter la Réforme de l'Église. Cette invitation lui était adressée d'après les conseils de Pierre Martyr et de Turner. Bien que Laski eût encore en Frise de nombreux partisans et se vît retenu par la reine, il résolut de répondre à l'appel de Cranmer. Toutefois, comme il n'était pas fixé sur les principes qui devaient servir de base à la Réforme de l'Église anglicane, il jugea prudent de ne faire d'abord qu'une visite temporaire en Angleterre, afin d'étudier le terrain. Il prit donc un congé et arriva en Angleterre au mois de septembre 1548. Il demeura six mois à Lambeth avec l'archevêque Cranmer, dont il devint l'intime ami et dont les vues s'accordèrent complètement avec les siennes, tant sur le point de doctrine que sur les questions de hiérarchie et de discipline ecclésiastique. Il retourna en Frise au mois d'août 1548, et l'on peut juger de l'impression favorable qu'il produisit en Angleterre, par les louanges que lui décerna Latimer, dans un sermon prêché devant le roi Édouard VI[108].

Laski retrouva sa congrégation dans une situation très périlleuse, et l'introduction de l'Intérim[109] dans la Frise hâta son départ. Il visita plusieurs États de l'Allemagne, et se rendit ensuite en Angleterre, où il arriva au printemps de 1550.

Laski fut nommé surintendant de la congrégation protestante étrangère établie à Londres, et sa nomination fut signée par Édouard VI, le 23 juillet 1550, et rédigée dans les termes les plus flatteurs. La congrégation fut mise en possession de l'église des Frères Augustins, et d'une charte qui lui conférait tous les droits attribués aux corporations. Elle se composait de Français, d'Allemands, d'Italiens, généreusement accueillis par le gouvernement anglais. Le rôle qu'elle était appelée à jouer avait une grande importance, et sa création fait honneur au zèle et aux vues éclairées de Cranmer, car elle contenait, en quelque sorte, la semence destinée à féconder la Réforme dans les pays où ses membres avaient dû s'exiler.

Laski eut beaucoup de peine à défendre la liberté de sa congrégation contre les paroisses qui réclamaient fréquemment son concours pour le service des églises locales. En 1551, il fut attaché à la commission chargée de réformer la loi ecclésiastique, et devint ainsi le collègue de Latimer, Cheek, Taylor, Cox, Parker, Cook et Pierre Martyr. Il se trouvait donc dans une position très favorable pour soutenir les étrangers de distinction qui avaient été obligés de chercher refuge en Angleterre. Dans une lettre qu'il lui adressa, Melanchton fit lui-même appel à son patronage.

La mort d'Édouard VI et l'avènement de Marie arrêtèrent les progrès de la Réforme en Angleterre; toutefois, la congrégation de Laski put quitter le pays sans être inquiétée. Elle s'embarqua le 15 septembre 1553 à Gravesend, en présence d'une foule de Protestants anglais qui invoquaient à genoux la protection divine en faveur des pieux voyageurs. Une tempête sépara la flottille, et le navire qui portait Laski entra dans le port d'Elseneur. Le roi de Danemark accorda une audience aux pèlerins et les écouta avec bonté; mais son chapelain, Noviomagus, parvint à changer ses dispositions bienveillantes en attaquant violemment, devant Laski lui-même, la confession de Genève. Laski fut profondément affecté de ce procédé du clergé danois, qui ne se borna pas à insulter un homme malheureux, mais qui alla jusqu'à lui proposer d'abjurer son hérésie. La défense qu'il soumit au roi n'apaisa pas l'odium theologicum des Luthériens; l'un d'eux, Westphalus, appela Martyrs du diable les disciples de Laski, tandis qu'un autre, nommé Bugenhagius, déclara qu'ils ne devaient pas être considérés comme chrétiens. On leur signifia que le roi aimerait mieux encore souffrir la présence des Papistes dans ses États, et ils durent s'embarquer malgré la mauvaise saison. Les enfants de Laski obtinrent seuls la permission d'attendre, pour partir, que le temps devînt plus favorable.

À Lubeck, à Hambourg, à Rostock, la congrégation fut en butte aux mêmes sentiments de haine de la part des Luthériens, qui refusèrent même de prendre connaissance de ses doctrines, et qui les condamnèrent sans l'entendre. Dantzick donna asile aux débris de la congrégation; quant à Laski, il fut accueilli avec respect dans la Frise, d'où il écrivit au roi de Danemarck une lettre de remontrances au sujet de la rigueur imméritée que ce prince avait déployée contre lui; bientôt après, l'illustre roi de Suède, Gustave Wasa, lui offrit une retraite dans ses États, en lui promettant une liberté complète pour toute la congrégation. Laski ne profita point de cette offre généreuse; il comptait sans doute s'établir en Frise, où déjà il avait servi avec tant de succès la cause de la Réforme. Mais l'influence croissante du Luthéranisme et l'hostilité qu'il rencontra, le déterminèrent à se retirer à Francfort-sur-le-Mein, où il fonda une Église pour les réfugiés protestants de la Belgique.

Laski entretenait des relations suivies avec ses compatriotes, et jouissait de l'estime du roi de Pologne, auquel il avait été vivement recommandé par Édouard VI. Il ne perdait jamais de vue la grande mission qu'il se proposait d'accomplir, dès que l'occasion lui permettrait de propager la Réforme dans son propre pays. Lorsqu'il s'engagea au service de la Frise et de l'Angleterre, il se réserva toujours expressément la faculté de retourner en Pologne aussitôt que la situation des affaires religieuses pourrait l'y appeler utilement.

Pendant son séjour à Francfort, Laski s'occupa activement de réunir les deux Églises protestantes, c'est-à-dire l'Église luthérienne et l'Église réformée. Il y fut encouragé par les lettres de Sigismond-Auguste, qui avait fort à cœur cette fusion, considérée par lui comme un acheminement vers la conclusion des luttes religieuses qui déchiraient le royaume. Laski présenta donc au sénat de Francfort un mémoire dans lequel il prouvait qu'il n'y avait pas de raisons suffisantes pour motiver la séparation des deux Églises. Une discussion sur cet important sujet devait avoir lieu le 22 mai 1556. Le résultat aurait-il été favorable? cela est plus que douteux. Le docteur luthérien Brentius arrêta la tentative projetée, en demandant que l'Église réformée signât la Confession d'Augsbourg. De là un très vif débat qui, au lieu d'amener un rapprochement, ne fit qu'envenimer la situation. Cependant Laski ne désespérait pas; sur l'invitation du duc de Hesse, il se rendit à Wittenberg pour s'entretenir avec Melanchton. Bien qu'il fût très honorablement accueilli, il ne put obtenir la faveur d'une discussion officielle. Melanchton lui remit, pour le roi de Pologne, une lettre à laquelle il annexa la Confession d'Augsbourg, telle qu'il l'avait modifiée, en promettant de plus amples explications si le roi se décidait à établir la Réforme dans ses États.

Avant de retourner en Pologne, Laski publia une nouvelle édition du livre dans lequel il rendait compte de la situation des Églises étrangères à Londres, pendant son séjour en Angleterre et depuis son départ. Il dédia cette édition au roi, au sénat et à toutes les assemblées locales. En outre, il fit connaître ses vues sur la nécessité de réformer l'Église polonaise, et exposa les motifs qui le poussaient à rejeter les doctrines et la hiérarchie de Rome. Il soutint que les Écritures seules étaient la base de la doctrine religieuse et de la discipline ecclésiastique;—que les traditions et les vieilles coutumes ne devaient jouir d'aucune autorité;—que même le témoignage des Pères de l'Église ne pouvait être considéré comme décisif, attendu qu'ils avaient souvent exprimé des opinions très diverses, et qu'ils n'avaient jamais réussi à constituer l'unité du dogme;—que le plus sûr moyen de lever tous les doutes était de remonter à la doctrine et à l'organisation de l'Église primitive;—que la lettre des Écritures ne pouvait être expliquée ni commentée en termes complètement étrangers à leur esprit; et que sous ce rapport les conciles et les théologiens avaient commis de graves erreurs. Laski ajouta que le pape opposait au rétablissement du texte de la Bible, de sérieux obstacles qu'il était indispensable de surmonter, et que l'on avait déjà fait un grand pas vers le but, puisque le roi n'était pas hostile à la Réforme, réclamée par la majorité du pays. Cette Réforme, toutefois, devait être conduite avec beaucoup de prudence, parce que tous ceux qui combattaient Rome n'étaient pas également orthodoxes; il fallait prendre garde d'élever une nouvelle tyrannie sur les ruines de l'ancienne, et en même temps de favoriser l'athéisme par un excès d'indulgence. «On ne s'entend pas encore, dit Laski, sur le vrai sens de l'Eucharistie; supplions Dieu de nous éclairer. Nous ne recevons que par la foi le corps et le sang de Notre-Seigneur; il n'y a point dans la communion de présence réelle.» Après avoir exposé ses principes religieux, il fournit quelques explications personnelles. Il rappela qu'il n'avait jamais été exilé, mais qu'il avait quitté son pays avec l'autorisation du feu roi, et qu'il avait été, dans plusieurs États, ministre de la foi chrétienne.

Laski était le chef naturel du parti de la Réforme en Pologne: l'admiration et les espérances des Protestants l'appelaient à cette haute position, aussi bien que la haine et les calomnies des Papistes. Il arriva en Pologne à la fin de 1556. Aussitôt les évêques, à l'instigation du nonce Lippomani, se réunirent pour délibérer sur la ligne de conduite qu'ils devaient adopter à l'égard de celui qu'ils appelaient «le bourreau de l'Église.» Ils représentèrent au roi les périls dont il était menacé par le retour d'un homme qui n'avait d'autre but que de semer le trouble; ils dirent que Laski rassemblait des troupes pour détruire les églises du diocèse de Cracovie et soulever le pays contre le roi. Mais ces observations ne produisirent aucun effet. Laski fut nommé surintendant de toutes les Églises réformées de la Petite-Pologne. Sa science, sa moralité, ses relations avec les familles les plus distinguées, contribuèrent puissamment à la propagation des doctrines de l'Église suisse parmi les classes supérieures de la société. Il avait constamment en vue la fusion de toutes les sectes protestantes, et la fondation d'une Église nationale réformée, à l'exemple de celle d'Angleterre, qui lui inspirait une vive admiration et à laquelle il s'intéressa jusqu'à la fin de sa vie[110]. Pour surcroît de difficultés, il dut lutter très vivement contre l'apparition des doctrines anti-trinitaires. Il prit une part active aux discussions des synodes et à la première traduction polonaise de la Bible. Il publia également un grand nombre d'écrits, dont la plupart sont aujourd'hui perdus. Il mourut en 1560, et ne put mener à fin ses vastes projets. Nous ne possédons malheureusement que très peu de renseignements sur les travaux qu'il accomplit en Pologne à la fin de sa carrière, les prêtres catholiques, et surtout les Jésuites, ayant eu grand soin de détruire tout ce qui se rattachait à l'histoire du Protestantisme. Il faut ajouter que les descendants de Laski se convertirent au Papisme, et que, dès lors, ils ont sans doute essayé de supprimer les écrits de leur aïeul, qu'ils considéraient comme hérétique[111].

Rome s'opposa de toutes ses forces à la convocation du synode national conseillé par Laski et même par des Catholiques désireux de former une Église polonaise. Le pape Paul IV envoya en Pologne un de ses plus habiles serviteurs, Lippomani, évêque de Vérone, et il écrivit au roi, au sénat, ainsi qu'aux membres les plus influents de la noblesse, qu'il allait procéder lui-même aux réformes nécessaires, et qu'il rétablirait l'unité de l'Église par la convocation d'un concile général. Mais le célèbre réformiste, Vergerio[112], dévoila le mensonge d'une telle promesse. La lettre que le pape adressa au roi est très remarquable[113]; elle donne une juste idée des progrès accomplis par le Protestantisme en Pologne, et elle prouverait au besoin que les prétentions de la papauté ont toujours été invariables.

La mission de Lippomani ne fut pas infructueuse. Le nonce ranima le courage du clergé, accrut les hésitations du roi en l'assurant que Rome accorderait les réformes reconnues nécessaires, et réussit même, par ses intrigues, à semer la discorde dans le camp des Protestants. Dès que l'on connut les conseils de violence qu'il avait donnés au roi, le pays tout entier se souleva contre lui avec tant d'ardeur que, lorsqu'accompagné de sa suite, il fit son entrée dans la chambre des Députés, lors de la diète de 1556, il fut apostrophé d'un cri unanime: «Salve progenies viperarum! (Salut, race des vipères!)» Il réunit à Lowicz le clergé polonais, qui s'apitoya sur la situation de l'Église et vota une foule de résolutions destinées à combattre l'hérésie. Ce synode ne réussit cependant pas à faire reconnaître sa juridiction. Lutomirski, chanoine de Przemysl, cité à comparaître sous l'inculpation d'hérésie, proclama publiquement ses opinions protestantes; il arriva suivi de ses amis, portant tous une Bible, c'est-à-dire l'arme la plus redoutable pour Rome. Le synode n'osa plus poursuivre un antagoniste aussi hardi, et il ferma les portes de la salle où il était assemblé.

Après cet échec, le clergé voulut prendre sa revanche sur une question de sacrilége. Afin de réussir plus sûrement, il choisit sa victime dans les rangs inférieurs de la société. Une pauvre jeune fille, Dorothée Lazeçka, fut accusée d'avoir dérobé une hostie aux moines dominicains de Sochaczew[114], en feignant de recevoir la communion. On disait qu'elle avait caché cette hostie sous ses vêtements, et qu'elle l'avait vendue aux Juifs d'un village voisin, moyennant trois dollars et une robe brodée de soie. L'hostie aurait alors été portée à la synagogue, où, percée à coups d'épingle, elle aurait laissé échapper du sang qui aurait été recueilli dans un vase. Les Juifs essayèrent vainement de démontrer l'absurdité de cette fable, en alléguant que leur religion n'admettait pas le mystère de la transsubstantiation, et que dès lors on ne pouvait les soupçonner d'avoir soumis à une pareille épreuve une hostie, qui n'était pour eux qu'un simple pain à cacheter. Le synode, sous l'influence de Lippomani, les condamna, ainsi que la malheureuse jeune fille, à être brûlés vifs. Cette sentence inique ne pouvait être exécutée sans l'exequatur, ou l'autorisation du roi, et Sigismond-Auguste était un prince trop éclairé pour que l'on espérât d'obtenir sa sanction. L'évêque Przyrembski, vice-chancelier de Pologne, fit un rapport dans lequel il supplia le roi de ne pas laisser impuni un crime aussi horrible, commis contre la majesté de Dieu. Myszkowski, grand dignitaire de la couronne et protestant, fut si indigné de ce rapport, que la présence seule du roi retint sa main prête à frapper le prélat. Sigismond envoya au staroste (gouverneur) de Sochaczew, l'ordre de relâcher les accusés; mais le vice-chancelier fabriqua un exequatur auquel il apposa secrètement le sceau royal, et il transmit un ordre d'exécution. Informé de cette fourberie, le roi se hâta d'expédier un messager pour en prévenir les tristes effets. Il était trop tard. L'assassinat juridique était accompli!

Ce crime a été raconté par les écrivains protestants et par les historiens catholiques. Raynaldus, qui a écrit sous l'inspiration de la cour de Rome, fait remarquer que ce miracle se produisit en Pologne fort à propos pour confondre les hérétiques, qui demandaient la communion sous les deux espèces, et pour leur prouver que le corps, la chair et le sang de J.-C. étaient contenus dans chacune des deux espèces. Il serait superflu d'apprécier ici les réflexions de l'historien catholique[115].

Cette atrocité souleva d'horreur toute la Pologne: la haine contre Lippomani ne fit que s'accroître. Le nonce fut attaqué par des pamphlets, par des caricatures, etc.; sa vie fut même en danger, et il dut quitter le pays.

Parmi les actes de Lippomani, je signalerai encore l'essai qu'il tenta pour convertir le prince Radziwill. Il lui écrivit une lettre dans laquelle il parut douter de son hérésie, et lui déclara qu'il serait le plus parfait de tous les hommes s'il voulait servir fidèlement la véritable Église. Radziwill lui renvoya une réponse, rédigée par Vergerius, et pleine de récriminations contre Rome. Ce personnage éminent mérite de fixer notre attention; car il contribua plus que tout autre aux progrès de la Réforme polonaise.

Nicolas Radziwill, surnommé le Noir, à cause de son teint, appartenait à une riche famille lithuanienne. Une instruction solide et de nombreux voyages développèrent ses talents naturels. Sigismond-Auguste ayant épousé sa cousine, Barbe Radziwill, il se trouva en relations intimes avec le roi, dont il gagna toute la confiance. Il fut nommé chancelier de Lithuanie et palatin de Vilna: il figura dans les affaires les plus importantes, et obtint, en récompense, la propriété d'immenses domaines. Il visita à plusieurs reprises, en qualité d'ambassadeur, les cours de Charles-Quint et de Ferdinand Ier, et reçut de Charles-Quint le titre de prince de l'Empire. Radziwill fut converti aux doctrines de la Réforme, à la suite de ses rapports avec les Protestants de Prague, et, vers 1553, il se rallia à la confession de Genève. À partir de ce moment, il se voua tout entier aux intérêts de sa nouvelle religion. L'influence considérable et la popularité dont il jouissait en Lithuanie lui permirent d'engager avec succès la lutte contre Rome. Le clergé ne put résister à un adversaire aussi redoutable; les prêtres eux-mêmes se convertissaient avec tant d'ensemble, qu'il ne restait plus, dans le diocèse de Samogitie, que huit prêtres catholiques. La noblesse presque entière adopta le culte protestant. Radziwill bâtit à Vilna un magnifique temple et un collége; il patrona par ses libéralités les hommes distingués de son parti; il fit traduire et imprimer à ses frais (1564), la première Bible protestante qui ait paru en Lithuanie, ainsi qu'un grand nombre d'autres écrits en faveur de la Réforme[116]. Il fût parvenu, sans aucun doute, à obtenir la conversion du roi; malheureusement, il mourut en 1565, dans toute la force de l'âge. À son lit de mort, il conjura son fils aîné, Nicolas-Christophe, de demeurer fidèle à la foi de son père. Déjà, lorsque son fils s'approcha pour la première fois de la sainte table, il lui avait rappelé, dans un discours éloquent, qu'il allait hériter d'une immense fortune, d'un nom illustre, d'une estime universelle; que tous ces biens étaient périssables, et qu'il devait surtout songer aux biens solides qui procurent le salut éternel! La mort de Radziwill porta un coup fatal à la cause du Protestantisme en Lithuanie, bien que ce grand homme fût, jusqu'à un certain point, remplacé par son cousin, Nicolas Radziwill, frère de la reine Barbe et surnommé Rufus, ou le Rouge. Celui-ci commanda en chef les forces lithuaniennes, et se distingua par ses talents militaires. Après la mort de son cousin, il fut nommé palatin de Vilna, et protégea avec ardeur les temples et les écoles. Les descendants de Radziwill le Noir rentrèrent tous au sein de l'Église romaine, et leur lignée s'est perpétuée jusqu'à nos jours; mais ceux de Radziwill Rufus professèrent le Protestantisme jusqu'à l'extinction de leur branche. J'aurai, dans la suite de cet ouvrage, occasion de revenir sur cette famille.

CHAPITRE VIII.
POLOGNE.
(Suite.)

Demandes adressées au pape par le roi de Pologne. — Projet de synode national combattu par les intrigues du cardinal Commendoni. — Efforts des Protestants polonais pour opérer l'Union des Confessions Bohémienne, Genevoise et Luthérienne. — Consensus de Sandomir. — Déplorables conséquences de la haine des Luthériens contre les autres confessions protestantes. — Origine et progrès des Anti-trinitaires ou Sociniens. — Situation prospère du Protestantisme et son influence sur le pays. — Le cardinal Hosius. — Introduction des Jésuites.

J'ai fait connaître l'indignation qu'éprouvèrent les membres de la diète de 1557, lorsque Lippomani osa pénétrer dans la salle de leurs délibérations. Si le roi avait été un homme de résolution et de caractère, il eût, d'un seul coup, établi l'indépendance spirituelle de son royaume, en chargeant un synode national de la Réforme ecclésiastique; car une grande partie du clergé désirait vivement cette mesure et n'attendait que le signal de l'autorité. Malheureusement, Sigismond-Auguste, bien qu'il comprît la nécessité de convoquer ce synode, était trop irrésolu pour prendre un parti décisif. Il avait les meilleures intentions; il aimait sincèrement son pays; mais il ressemblait à tant d'autres qui, placés à la tête d'un État, obéissent toujours à l'opinion publique ou plutôt se laissent entraîner par le courant, au lieu de le diriger. Pressé par les instances de la diète, il adopta un moyen-terme, et adressa au pape Paul IV, au concile de Trente, une lettre par laquelle il formulait les cinq demandes ci-après:

1o La faculté de dire la messe dans la langue nationale;

2o La communion sous les deux espèces;

3o Le mariage des prêtres;

4o L'abolition des annates;

5o La convocation d'un concile national pour opérer la Réforme de l'Église ainsi que la réunion des différentes sectes.

Il est presque inutile d'ajouter que ces demandes furent repoussées par le pape[117].

Cependant le parti protestant devenait, chaque jour, plus hardi, et, à la diète de 1559, une tentative fut faite pour enlever aux évêques la dignité de sénateurs, sur le motif que leur serment de fidélité au pape était en contradiction directe avec leurs devoirs envers le pays. Ossolinski, auteur de cette proposition, lut publiquement la formule du serment incriminé, il en expliqua les funestes tendances, et il conclut en soutenant que, si les évêques l'observaient fidèlement, ils devaient trahir l'État. La motion ne fut pas adoptée; on s'attendait à une Réforme prochaine et générale de l'Église, et la diète de 1563 vota une résolution qui prescrivait la convocation d'un synode national représentant toutes les sectes de la Pologne. Cette mesure, appuyée par l'archevêque-primat Uchanski, dont les opinions réformistes étaient bien connues, fut entravée par le célèbre diplomate romain, le cardinal Commendoni, qui avait déjà déployé de grands talents dans d'importantes négociations, et, en particulier, pendant sa mission en Angleterre (1553), où il aida de ses conseils la reine Marie pour la restauration de la religion romaine.

Commendoni s'appliqua à persuader au roi que la convocation d'un synode national, au lieu de rétablir la paix et l'union au sein de l'Église polonaise, amènerait des désordres politiques, et les funestes dissensions qui agitaient alors le parti protestant, donnèrent un grand poids aux arguments du cardinal[118].

J'ai dit déjà que les discussions intérieures du parti protestant empêchèrent la création d'une Église polonaise réformée; elles produisirent également le plus déplorable effet sur les dispositions d'un grand nombre d'hommes influents qui, dégoûtés de la violence avec laquelle les Réformistes, au lieu de s'unir sur les larges bases de la Bible, se querellaient sur des questions de détail, retournèrent à l'Église catholique avec la certitude que celle-ci, malgré des erreurs manifestes, devait les conduire plus sûrement au salut. Les Catholiques ne manquèrent pas de tirer parti de ces disputes et de les signaler comme un châtiment du ciel, en disant que la Providence, afin de prouver que les hérétiques ne proclamaient pas le Verbe de Dieu, comme ils le prétendaient, mais seulement leurs propres impostures, suscitait entre eux ces luttes interminables.

Les Protestants de la Pologne se partageaient entre trois confessions, à savoir: 1o La confession bohémienne ou vaudoise, qui se répandit dans la Grande-Pologne; 2o la confession de Genève ou de Calvin, dominante en Lithuanie et dans la Pologne du Sud, et à laquelle appartenaient les principales familles polonaises; 3o la confession luthérienne, qui prévalait surtout dans les villes habitées par des bourgeois d'origine allemande, et qui était professée par quelques grandes familles, telles que les Gorka, les Zborowski, etc. Il n'y avait pas de différence entre les deux premières, si ce n'est que la confession bohémienne admettait la succession apostolique de ses évêques, doctrine empruntée aux Vaudois d'Italie, ce qui lui fit donner souvent le nom d'Église vaudoise. Aussi, ces deux confessions purent-elles aisément conclure, en 1555, dans la ville de Kozminek, un pacte d'union par lequel elles se déclaraient en communauté spirituelle, tout en gardant leur hiérarchie respective. Cette fusion répandit une joie très vive parmi les réformateurs de l'Europe, dont quelques-uns, entre autres Calvin, adressèrent aux Protestants polonais des lettres de félicitations.

Les Églises unies entreprirent de s'allier également avec les Luthériens; c'était une œuvre difficile, attendu les différences de dogmes qui existaient entre la confession d'Augsbourg et celle de Genève, au sujet de l'Eucharistie. Un synode des Églises bohémienne et genevoise de Pologne, assemblé en 1557 et présidé par Jean Laski, invita les Luthériens à contracter l'union; mais ces avances demeurèrent sans effet, et les Luthériens continuèrent à accuser d'hérésie l'Église bohémienne. Celle-ci cependant poursuivit son but, et délégua deux de ses ministres pour soumettre sa doctrine au jugement des princes protestants d'Allemagne, ainsi qu'aux principaux réformateurs de ce pays et de la Suisse. Elle parvint ainsi à obtenir l'approbation du duc de Wurtemberg, du palatin du Rhin, de Calvin, de Beza, de Viret, de Pierre Martyr, etc. De tels témoignages apaisèrent momentanément le mauvais vouloir des Luthériens, qui se montrèrent moins rebelles aux idées de fusion; mais ces bonnes dispositions furent neutralisées par l'arrivée de plusieurs émissaires allemands et par la prétention de différents docteurs luthériens, qui demandaient que les autres Églises protestantes souscrivissent à la confession d'Augsbourg, et qui attaquaient, comme hérétique, la confession de l'Église de Bohême. Ce fut pour ce motif que les Bohémiens envoyèrent, en 1568, une députation à Wittemberg, afin de faire examiner leur doctrine par la faculté de théologie. L'approbation sans réserve qui fut exprimée par ce corps savant, produisit une impression favorable sur les Luthériens qui, à partir de ce moment, cessèrent d'attaquer l'Église de Bohême.

L'année 1569 fut marquée par l'un des évènements les plus considérables de l'histoire de mon pays, je veux parler de l'union formée par la diète de Lublin entre la Lithuanie et la Pologne[119]. Les principaux nobles, qui appartenaient aux trois Confessions protestantes de la Pologne, résolurent de préparer l'union de leurs Églises et de l'accomplir l'année suivante, espérant que Sigismond-Auguste, qui avait souvent émis le vœu de voir cette fusion s'accomplir, se déciderait enfin à embrasser le Protestantisme. Ils voulaient, en même temps, mettre fin au scandale causé par toutes ces divisions intérieures qui compromettaient la cause de la Réforme. Le synode s'assembla, en avril 1570, dans la ville de Sandomir: il se composait des membres les plus influents de la noblesse, tels que les palatins de Sandomir, de Cracovie, etc., ainsi que des principaux ministres des différentes Confessions. Après de longs débats, l'union si désirée fut conclue et signée le 14 avril 1570[120].

Si cette union avait subsisté, le Protestantisme n'aurait pas tardé à triompher définitivement en Pologne. Ce résultat n'échappait pas à l'attention des Papistes, qui recommencèrent leur guerre d'épigrammes et d'injures. Cependant ce ne fut point de là que vint le danger; si l'union fut dissoute, il faut s'en prendre aux Protestants. Par le fait, ce contrat était atteint d'un vice radical, et il devait se rompre de lui-même sous les efforts qui avaient été tentés pour fondre, quant au point de dogme, des Confessions dont les doctrines sur l'Eucharistie étaient si différentes. Comment s'étonner que les Luthériens, avec leur dogme de la consubstantiation, qui se rapproche beaucoup plus de celui de la transsubstantiation que de la doctrine genevoise et bohémienne, aient plus souvent incliné vers l'Église de Rome que vers les autres sectes protestantes? De nombreux synodes essayèrent vainement de conjurer la rupture du pacte de Sandomir. Les plus violentes attaques vinrent du ministre luthérien de Posen, Gericius, dont les Jésuites excitaient habilement l'amour-propre, et d'un autre ministre de la même Confession, Enoch, qui, ne pouvant se plier à la discipline sévère de l'Église de Bohême, était passé aux Luthériens. Ces deux hommes poussèrent la violence de leur hostilité au point de prétendre, dans leurs sermons, que l'on devait préférer le Papisme à l'union de Sandomir;—que tous les Luthériens qui fréquentaient les Églises bohémiennes compromettaient le salut de leurs âmes,—et qu'il était beaucoup plus criminel de se rallier aux Bohémiens que de s'unir avec les Jésuites. Ces déclamations causèrent un immense scandale; nombre de Protestants, encore incertains dans leur foi, se dégoûtèrent, et abandonnant leurs congrégations, retournèrent sous le joug de l'ancienne Église. L'exemple donné par de nobles familles, fut imité par le peuple. Il eût été beaucoup plus sage de choisir, pour base du pacte d'union, une doctrine commune à toutes les Confessions protestantes, telle que le salut par la foi, et de ne point toucher aux doctrines sur l'Eucharistie, qui s'écartent trop les unes des autres pour se rapprocher jamais. Au lieu de traiter les questions qui rentrent surtout dans le domaine de la conscience individuelle, on aurait dû se concerter sur l'adoption de mesures pratiques destinées à garantir la liberté de toutes les sectes et à organiser la défense contre l'ennemi commun; on aurait aisément atteint le but en établissant un centre d'action. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas ainsi, et c'est là une des principales causes de la chute du Protestantisme en Pologne.

L'hostilité des Luthériens, contre les autres Confessions, était assurément très nuisible aux intérêts de tous les Protestants; mais ce fut de l'Église de Genève, dominante en Lithuanie et dans le Sud de la Pologne, que vinrent les plus grands périls: je veux parler des doctrines anti-trinitaires qui avaient pris naissance au sein d'une société secrète en 1546. Les écrits de Servet avaient circulé en Pologne. Lelius Socin, qui visita ce pays en 1552, avait propagé les mêmes opinions, de même que Stancari, Italien très instruit, professeur d'hébreu à l'Université de Cracovie; ce dernier affirmait que la médiation de N. S. Jésus-Christ avait eu lieu en vertu de sa nature humaine, et non en vertu de son caractère divin. Le docteur qui, le premier, érigea les opinions anti-trinitaires en corps de doctrine, fut un certain Pierre Gonesius ou Goniondski. Après avoir suivi les cours de plusieurs Universités étrangères, il abandonna, en Suisse, la foi romaine pour les idées anti-trinitaires. Il revint en Pologne, où il passa d'abord pour un sectateur de la Confession de Genève; mais, au synode de 1556, il se refusa à reconnaître la Trinité telle qu'on l'expliquait, et il soutint l'existence de trois dieux distincts, en attribuant au Père seul le caractère véritable de la divinité. Le synode, redoutant un nouveau schisme, envoya Gonesius à Melanchton, qui essaya vainement de changer ses opinions. Au synode de Brestz, en Lithuanie (1558), Gonesius lut un traité contre le baptême des enfants, et il ajouta qu'il y avait encore d'autres erreurs que le Papisme avait léguées à la Réforme. Le synode lui commanda le silence sous peine d'excommunication; mais Gonesius refusa d'obéir, et il trouva un grand nombre d'adhérents, entre autres Jean Kiszka, commandant en chef des troupes de la Lithuanie, noble, riche et influent, qui favorisa la fondation d'Églises où l'on prêchait la suprématie du Père sur le Fils. Ces doctrines, qui se rapprochaient plus de celles d'Arius que des idées de Servet, n'étaient qu'une transition conduisant à la négation complète de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ. Gonesius compta bientôt, au nombre de ses disciples, des personnages éminents appartenant à la noblesse et au clergé. Les docteurs anti-trinitaires se divisèrent sur plusieurs points; mais l'ensemble de la doctrine se propagea très rapidement, et menaça des périls les plus sérieux l'existence de l'Église réformée. Ces périls s'accrurent par la mort de Jean Laski.

La Providence laissa au Protestantisme de vaillants champions qui luttèrent avec zèle et courage contre le mal qui allait chaque jour s'aggravant, et qui attaquait même les esprits les plus éclairés; mais ils luttèrent sans succès. La scission fut complète en 1562, et, en 1565, l'Église anti-trinitaire, ou, comme l'appelaient ses membres, la jeune Église réformée de Pologne, se trouva entièrement constituée. Elle avait ses synodes, ses écoles, son organisation; voici ses principaux points de doctrine, tels qu'ils furent exposés dans sa Confession, publiée en 1574: «Dieu a fait le Christ, c'est-à-dire le prophète le plus parfait, le prêtre le plus saint, le roi invincible, par lequel il a créé le monde nouveau. Ce monde a été prêché, établi, accompli par le Christ. Le Christ a amendé l'ancien ordre de choses; il a assuré à ses élus la ville éternelle, afin qu'ils puissent croire en lui, après Dieu. Le Saint-Esprit n'est pas Dieu, c'est un don que le Père a accordé au Fils.» La même Confession interdisait le serment ou les poursuites devant les tribunaux; les coupables devaient être réprimandés, jamais persécutés ni punis. L'Église se réservait seulement le droit d'expulser les prêtres réfractaires. Le baptême devait être administré aux adultes et être considéré comme un emblême de purification, changeant le vieil homme en homme du ciel. L'Eucharistie était expliquée dans le même sens que par l'Église de Genève. Malgré la publication de ce manifeste, il subsista toujours de grandes divisions sur les questions de doctrine entre les Anti-trinitaires, qui ne s'accordaient que sur un point: la prééminence du Père sur le Fils; tandis que les uns soutenaient le dogme d'Arius, les autres allaient jusqu'à nier la divinité du Christ. Ces doctrines reçurent leur formule définitive du célèbre Faustus Socinus, dont le nom a été injustement donné à une secte qu'il n'avait nullement fondée. Il arriva en Pologne en 1579, et s'établit à Cracovie, d'où, après un séjour de quatre ans, il alla s'établir dans un village appelé Pavlikovicé, qui appartenait à Cristophe Morsztyn, dont il épousa, bientôt après, la fille, Élizabeth. Ce mariage, qui l'allia aux premières familles de Pologne, prépara les voies à l'influence extraordinaire qu'il exerça dans les hautes classes de la société et sur les congrégations anti-trinitaires qui l'avaient d'abord repoussé. Socinus fut invité à assister à leur principale réunion, et il prit une grande part aux débats. Ainsi, au synode de Wengrow, en 1584, il réussit à maintenir l'adoration de Jésus-Christ, en affirmant que le rejet de cette doctrine aboutirait au judaïsme et même à l'athéisme. Dans ce même synode et dans celui de Chmielnik, il fit repousser les opinions millénaires enseignées par plusieurs Anti-trinitairiens. Enfin, son autorité fut complètement établie en 1588, au synode de Brestz (Lithuanie) où, tranchant tous les différends qui divisaient la nouvelle diète, il donna à celle-ci l'unité et un corps de doctrine.

Socinus avait été plusieurs fois l'objet des persécutions des Papistes, mais il n'en avait point souffert sérieusement. À la fin, la publication de son livre De Jesu Christo servatore, souleva de violentes haines contre lui, et, pendant sa résidence à Cracovie, une bande de peuple, conduite par des élèves de l'Université, envahit sa demeure, le maltraita, et l'eût sans doute assassiné sans l'intervention des professeurs Wadowita et Goslicki et du recteur Lelovita, tous trois Catholiques. Ces hommes généreux ne parvinrent à l'arracher aux fureurs de la populace qu'en s'exposant eux-mêmes aux plus graves périls. Socinus perdit, dans cette affaire, sa bibliothèque et ses manuscrits, parmi lesquels se trouvait un Traité contre les athées. Il se rendit à Luklavicé, village situé à 9 milles polonais de Cracovie, où s'était établie depuis quelque temps une Église anti-trinitaire. Il habita la demeure d'Adam Blonski, propriétaire de ce village, et y demeura jusqu'à sa mort arrivée en 1607. Il laissa une fille appelée Agnès, qui épousa Wyszowaty, noble lithuanien, et qui est la mère du célèbre écrivain de ce nom.

Après la mort de sa femme, qu'il aimait avec passion, son énergie et sa résignation dans l'infortune semblèrent l'abandonner, et il resta plusieurs mois sans pouvoir reprendre ses travaux. Vers le même temps, il perdit le revenu considérable de ses domaines de Toscane, qui furent confisqués à la mort de son protecteur François de Médicis, et il dut avoir recours à la générosité de ses amis; mais il supporta très patiemment ce revers de fortune et conserva la douceur habituelle de son caractère. Ses écrits étaient exempts de cette violence de langage qui déshonore les discussions religieuses de cette époque. Ses talents, son savoir immense, la sincérité évidente de son âme et la pureté de ses intentions font vivement regretter qu'un tel homme se soit mis au service de l'erreur et qu'il ait prêché, avec tant de succès, de déplorables doctrines dont il ne pouvait assurément prévoir les fatales conséquences!

Déjà, du vivant de Socinus, ses disciples les plus ardents avaient commencé à nier la révélation; mais ses commentaires sur les Écritures et sur le Nouveau-Testament le firent expulser de l'Église comme infidèle. Les idées rationalistes, défendues par les Anti-trinitaires, ne conviennent pas à l'esprit des Slaves, et si elles s'étaient produites un siècle plus tard, c'est-à-dire après le triomphe de la Réforme, elles n'auraient eu qu'un très petit nombre d'adhérents parmi les savants et les docteurs, sans entraîner la masse de la population. Prêchées au milieu de la lutte qui se débattait entre Rome et le Protestantisme, à une époque où l'union du parti de la Réforme était plus que jamais indispensable, elles exercèrent l'influence la plus funeste. Leur hardiesse épouvanta les âmes timorées qui cherchèrent un refuge dans la tyrannie de l'Église romaine, habile à profiter des circonstances qui la servaient avec tant d'à-propos. L'archevêque Tillotson a reconnu que les Sociniens, tout en combattant avec succès les innovations de l'Église de Rome, ont fourni les arguments les plus solides contre la Réforme. De notre temps, le Rationalisme a produit le même effet sur les hommes les plus éminents de l'Allemagne, Stolberg, Werner, Frédéric Schlegel, etc. Les doutes que faisaient naître les doctrines de Socinus rendirent les Protestants fort indifférents aux distinctions qui existaient entre les Églises réformées et l'Église romaine. Ce fut là le principal motif de la décadence du Protestantisme en Pologne. Pouvait-on, en effet, s'attendre à voir des esprits indécis sacrifier leurs intérêts à une confession religieuse, et s'exposer sans foi à la persécution? Aussi devrons-nous rappeler plus loin comment Sigismond III parvint à enlever tant de familles à la cause du Protestantisme, en réservant aux Papistes les honneurs et les dignités et en persécutant les partisans de la Réforme.

Les règles de morale prescrites par les Anti-trinitaires étaient très sévères, car elles commandaient l'observance littérale des Écritures, sans exception aucune. Les doctrines que Socinus lui-même professa sur la politique, et qu'il développa dans sa lettre à Paléologue, imposaient l'obéissance passive et la soumission absolue; elles blâmaient vivement la révolte des Pays-Bas contre les Espagnols, ainsi que la résistance des Protestants français contre leurs persécuteurs. Bayle remarque avec raison que le langage de Socinus est plutôt celui d'un moine qui se serait proposé d'avilir la Réforme, que celui d'un réfugié italien. Cependant, ces principes n'étaient point complètement adoptés par les Sociniens de Pologne, qui, aux synodes de 1596 et 1598, exploitèrent, dans l'intérêt de leur propre défense, les priviléges que la constitution accordait à la noblesse. Les Sociniens des classes inférieures critiquèrent cet abandon partiel de la doctrine, et, dans le synode de 1603, ils firent adopter une résolution, déclarant que les Chrétiens devaient quitter les régions exposées à l'invasion des hordes tartares plutôt que de tuer ces barbares en défendant leurs foyers. Mais une règle aussi contraire à l'indépendance d'un pays exposé, comme l'était la Pologne, à de continuelles invasions,—condamnée par le sentiment national,—et, de plus, contredite par l'exemple des premiers Chrétiens qui combattirent vaillamment dans les légions romaines,—une telle règle ne pouvait être strictement observée par les Sociniens polonais, qui comptaient dans leurs rangs des hommes voués à la carrière des armes.

Ce ne fut pas Socinus qui écrivit le catéchisme de la secte à laquelle il a donné son nom; ce fut un Allemand établi en Pologne, nommé Smalcius, aidé par un noble fort instruit, Moskorzewski. Ce catéchisme est le développement de celui de 1574, et il est connu sous le nom de Catéchisme Racovien, parce qu'il fut publié à Racow, petite ville dans le sud de la Pologne, où était établie une école socinienne célèbre dans toute l'Europe. Il fut édité en polonais et en latin, et il en parut une traduction anglaise à Amsterdam en 1652. Dans la même année, le Parlement anglais, par un vote du 2 avril, déclara que «le livre intitulé Catechesis Ecclesiarum in Regno Poloniæ, etc., communément appelé Catéchisme Racovien, contenait des doctrines blasphématoires, erronées et scandaleuses,» et il ordonna en conséquence, «aux sheriffs de Londres et de Middlesex, de saisir tous les exemplaires partout où ils les pourraient trouver, et de les brûler devant la Vieille Bourse à Londres, et à New-Palace à Westminster.» En 1819, M. Abraham Rees a publié une nouvelle traduction anglaise, accompagnée d'une notice historique.

Les congrégations sociniennes, principalement composées de nobles et de riches propriétaires, ne furent jamais bien nombreuses; elles avaient cependant plusieurs écoles, notamment celle de Racow, qui était fréquentée par des élèves de diverses sectes; elles produisirent des écrivains très distingués sur les matières théologiques. La collection appelée Bibliotheca fratrum polonorum est très estimée, et elle est étudiée par les Protestants de toutes les Confessions.

Lors du Consensus de Sandomir, c'est-à-dire en 1570, le Protestantisme était à l'apogée de sa prospérité. On ne saurait dire exactement quel était le nombre de ses temples. Le Jésuite Skarga, qui vivait à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, affirme que les Protestants prirent aux Catholiques environ deux mille églises. Les principales familles de Pologne avaient embrassé le Protestantisme, qu'elles abandonnèrent ensuite en partie, dégoûtées par les divisions de sectes et épouvantées par les idées anti-trinitaires[121]. Elles avaient créé des écoles ainsi que des imprimeries, d'où sortirent non-seulement des écrits de polémique, mais encore des œuvres de littérature et de science. La Réforme imprima, en effet, à toute la nation, un mouvement intellectuel dont les résultats furent considérables. L'arme la plus puissante dont les Protestants de Pologne firent usage pour attaquer le Papisme, fut la Bible elle-même, traduite et commentée en langue nationale. De leur côté, les Catholiques se défendirent vigoureusement, et ces controverses perpétuelles obligèrent les deux adversaires à se livrer à de fortes études. La connaissance du latin était déjà très répandue, on y joignit celle de l'hébreu et du grec. Les traductions de la Bible, publiées par les Protestants aussi bien que par les Catholiques, sont des modèles de pureté et d'élégance; elles vont de pair avec les autres produits du XVIe siècle, qui fut pour la Pologne le siècle d'Auguste, et les écrivains de nos jours les relisent avec fruit.

Les publications de cette époque indiquent une tendance prononcée en faveur d'une révision de la Constitution nationale, qui resserrait dans des limites beaucoup trop restreintes le pouvoir exécutif dont le roi était investi; et les nombreuses réformes accomplies par la diète de 1564 avaient déjà produit d'heureux résultats. Cependant, les défauts de la Constitution polonaise étaient largement compensés par les avantages d'une liberté qui n'avait pas encore dégénéré en licence. Il y avait en Pologne plus de liberté religieuse qu'en aucun autre pays d'Europe; on n'y connaissait pas la persécution; le commerce et l'industrie offraient un champ à l'activité humaine; aussi les étrangers, chassés de leur pays pour leurs opinions religieuses, affluaient-ils en Pologne. Il y avait à Cracovie, à Vilna, à Posen, etc., des Congrégations protestantes françaises et italiennes; les Congrégations écossaises étaient également très nombreuses; la plus florissante était concentrée à Kiéydany, petite ville de Lithuanie appartenant aux princes Radziwill. Parmi les principales familles écossaises, on distinguait celle des Bonar, qui arriva en Pologne avant la Réforme et qui adhéra avec la plus vive ardeur aux principes du Protestantisme. Après s'être élevée par les richesses et par les talents de quelques-uns de ses membres aux plus hautes dignités de l'État, cette famille s'éteignit dans le cours du XVIIe siècle. Il y a aujourd'hui encore en Pologne plusieurs familles nobles d'origine écossaise, les Haliburton, les Wilson, les Fergus, les Stuart, les Hasler, les Watson, etc.; deux ministres écossais, Forsyth et Inglis, ont composé des poésies sacrées. Le plus distingué de tous est sans contredit le docteur John Johnstone, le plus remarquable peut-être des naturalistes du XVIIe siècle[122].

Il semble, en vérité, qu'il y ait entre l'Écosse et la Pologne un lien mystérieux. Si, dans le passé, les Écossais ont trouvé en Pologne une seconde patrie, n'est-ce pas de l'Écosse que sont partis, de nos jours, les accents les plus généreux en faveur de notre nationalité? L'illustre poète, Thomas Campbell, n'a-t-il pas chanté en vers immortels les grandes et tristes destinées de la Sarmatie? Et à ce nom, comment ne pas ajouter celui de cet homme au cœur si noble, qui s'est toujours montré le défenseur si ardent de la cause polonaise, le nom de lord Dudley Stuart?

Malgré ses dissensions intérieures, le Protestantisme de Pologne se trouvait dans une situation très favorable; il avait pour lui la majorité des nobles, tandis que plusieurs familles puissantes et la masse de la population, dans les provinces de l'est, appartenaient à l'Église grecque, aussi hostile au Catholicisme qu'aux Protestants. J'ai déjà dit que le primat de Pologne inclinait fortement vers les doctrines de la Réforme; il en était de même d'un grand nombre de prélats et de prêtres, qui étaient disposés à concourir à la fondation d'une Église nationale réformée, mais qui étaient éloignés du Protestantisme par les divisions peu édifiantes de tant de sectes. La plupart des membres laïques du sénat polonais étaient ou Protestants ou partisans de l'Église grecque. Enfin, le roi donna une preuve marquée de ses préférences pour la Réforme, en appelant au sénat l'évêque catholique Paç, qui était devenu protestant. Ainsi l'Église romaine en Pologne était sur le bord de l'abîme: elle ne fut sauvée que par l'un de ces puissants caractères qui apparaissent parfois dans l'histoire pour hâter ou pour arrêter pendant des siècles la marche des événements. Je veux parler d'Hosius, que l'on a eu raison d'appeler le grand cardinal.

Stanislas Hosen (en latin Hosius) naquit à Cracovie, en 1504, d'une famille allemande enrichie par le commerce. Il fut élevé en Pologne; mais il compléta ses études à Padoue, où il se lia intimement avec le célèbre prélat anglais Reginald de la Pole (cardinal Polus). De Padoue il se rendit à Bologne, où il prit le grade de docteur en droit sous la direction de Buoncompagni, qui plus tard devint pape sous le nom de Grégoire XIII. Revenu en Pologne, il fut recommandé par l'évêque de Cracovie, Tomiçki, à la reine Bona Sforza, qui lui procura un avancement rapide. Le roi Sigismond Ier lui confia les affaires de la Prusse polonaise et le nomma chanoine de Cracovie. Hosius se distingua bientôt par son hostilité contre les Protestants; toutefois, il ne les combattit pas d'abord directement, imitant, selon l'expression de son biographe (Rescius), «la prudence du serpent», il les fit attaquer par d'autres prédicateurs. Il fut appelé à l'évêché de Culm, et s'acquitta avec talent de missions importantes auprès de l'empereur Charles-Quint et de son frère Ferdinand. Devenu évêque d'Ermeland, et, par conséquent, chef de l'Église dans la Prusse polonaise, il opposa vainement son influence aux progrès de la Réforme de Luther, à laquelle se convertirent rapidement la plupart des habitants. Son activité tenait du prodige; il dictait à la fois à plusieurs secrétaires; pendant ses repas, il traitait souvent les affaires les plus difficiles, expédiait sa correspondance ou écoutait la lecture de quelque livre nouveau; il se mettait ainsi au courant de tous les évènements de son époque, et de toutes les opinions exprimées par les réformateurs qu'il combattait. Il s'adressait continuellement au roi, aux nobles, au clergé; il assistait aux diètes, aux réunions provinciales, aux synodes, aux chapitres, etc., et en même temps il composait une foule d'ouvrages qui l'ont élevé au rang des premiers écrivains de son Église, et qui ont été traduits dans les principales langues de l'Europe[123]. Il écrivait avec une égale habileté en latin, en polonais et en allemand, et il savait adapter son style au caractère de ses lecteurs. Ainsi, ses ouvrages latins nous montrent le théologien profond, érudit et subtil; en allemand, il imite avec succès la vigueur et la rudesse du style de Luther, et en polonais il prend une forme légère, presque plaisante, et conforme au goût et au caractère de ses concitoyens. Hosius étudiait particulièrement la polémique des écrivains appartenant aux différentes Confessions protestantes, et il sut merveilleusement tirer parti de leurs arguments contradictoires. Il ne se faisait aucun scrupule de conseiller la répression la plus violente contre les hérétiques, et, sur ce point, il professa ouvertement ses principes dans une lettre qu'il adressait au cardinal de Lorraine (Guise) pour le féliciter du meurtre de Coligny, et pour remercier Dieu du massacre de la Saint-Barthélemy. Il n'hésitait pas à déclarer que ces nouvelles l'avaient rempli de joie et qu'il invoquait en faveur de la Pologne un semblable bienfait[124].

Et cependant ce prélat, qui se laissait aller à de si odieux sentiments, possédait à tous autres égards les plus nobles qualités; sans partager l'exagération de Bayle, qui le considère comme le plus grand homme que la Pologne ait jamais produit, on doit reconnaître qu'Hosius se distinguait autant par l'élévation de ses talents que par l'éminence de ses vertus. Aussi, n'est-ce point à lui qu'il convient d'imputer les fautes qu'il a commises, mais aux principes de l'Église qu'il défendait. Sa passion était si vive, que, dans l'un de ses écrits de polémique, il déclara que, dépourvues de leur caractère sacré, les Écritures n'auraient point à ses yeux plus de valeur que les fables d'Ésope[125]. Il fut créé cardinal, en 1561, par le pape Pie IV, et il présida le concile de Trente. Nommé grand-pénitentiaire de l'Église, il passa les dernières années de sa vie à Rome, où il mourut en 1579, à l'âge de soixante-dix-huit ans.

En politique comme en religion, Hosius défendait énergiquement les doctrines de Rome; il soutenait que les sujets n'avaient aucun droit, et qu'ils devaient une obéissance aveugle à leur souverain. De même qu'un grand nombre d'écrivains catholiques, il attribuait les innovations politiques aux doctrines de la Réforme; il affirmait que les peuples se révoltaient parce qu'ils lisaient les Écritures, et il réprimandait surtout les femmes qui lisaient la Bible.

Malgré sa profonde instruction, Hosius ne put se soustraire au préjugé qui, dans la pratique du Catholicisme, représentait la mortification comme agréable à Dieu; il se soumettait à de rudes flagellations et se frappait jusqu'au sang avec une ferveur égale à celle qu'il eût déployée contre les ennemis du pape.

Telle fut la vie de cet homme célèbre qui, voyant échouer tous ses efforts pour combattre la Réforme en Pologne, adopta une politique qui lui valut l'éternelle reconnaissance de Rome et la malédiction de sa patrie. Hosius appela à son aide le nouvel ordre des Jésuites, qui, par son admirable organisation, par son zèle, par son activité peu scrupuleuse sur le choix des moyens, réussit à préserver le Catholicisme d'une ruine imminente dans toute l'Europe, et même à le rétablir triomphant dans des contrées où il avait été déjà vaincu.

Dès 1558, l'ordre des Jésuites envoya en Pologne un de ses membres nommé Canisius, pour étudier la situation du pays. Canisius déclara que la Pologne était profondément atteinte par l'hérésie, et il attribuait ce fait à l'éloignement que le roi manifestait pour toute mesure sanguinaire destinée à réprimer le Protestantisme. Il s'entretint, avec les principaux chefs du clergé catholique, au sujet de l'établissement des Jésuites en Pologne; mais il revint de sa mission sans avoir obtenu aucun résultat positif. En 1564, Hosius, à son retour du concile de Trente, remarqua les progrès du Protestantisme dans son diocèse; il s'adressa à l'illustre général des Jésuites, Lainez, et le pria de lui envoyer quelques membres de son ordre. Lainez lui expédia immédiatement des Jésuites de Rome et d'Allemagne. Hosius logea ses nouveaux hôtes à Braunsberg, petite ville de son diocèse, et dota richement cette Congrégation naissante, dont le but était de se répandre dans toute la Pologne. En 1561, on essaya d'introduire les Jésuites à Elbing; mais la population protestante de cette ville montra une opposition si vive, qu'Hosius fut obligé d'abandonner son projet. Les progrès des Jésuites furent d'abord très lents; ce ne fut que six ans après leur arrivée en Pologne, que l'évêque de Posen, cédant aux instances du légat, les accueillit dans cette ville, leur fit donner l'une des principales églises, ainsi que deux hôpitaux et une école, les dota d'un fonds de terre et leur abandonna sa bibliothèque. Les Jésuites gagnèrent ensuite la faveur de la princesse Anne, sœur du roi Sigismond-Auguste. Plus tard, le primat Uchanski, qui, par la mort de Sigismond-Auguste, voyait s'évanouir les chances du Protestantisme, qu'il avait paru disposé à adopter, voulut se réconcilier avec Rome en déployant le plus grand zèle pour les intérêts catholiques, et il s'érigea en protecteur de l'ordre des Jésuites. Son exemple fut suivi par plusieurs évêques. Je décrirai ailleurs le nombre et l'influence des Jésuites, lorsque j'aurai à retracer les intrigues incessantes à l'aide desquelles cet ordre parvint à détruire en Pologne le parti anti-papiste, sacrifiant ainsi à la domination de Rome la prospérité nationale et les plus chers intérêts du pays.

Chargement de la publicité...