Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires
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Title: Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires
Author: Joseph Damase Chartrand
Release date: November 17, 2006 [eBook #19854]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Produced by Rénald Lévesque
EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE
BOUTADES MILITAIRES
PAR
CH. DES ECORES
PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GANANCIÈRE
PRÉFACE
J'entreprends d'écrire un livre. Le titre dit assez que je veux imiter
Xavier de Maistre.
Il est indiscutablement prouvé maintenant, malgré mes désirs, que je ne ressemble en rien à Alfred de Musset, lequel se défendit en diable d'avoir imité Byron. Eh bien! moi, il me serait permis d'être fier, si je pouvais suivre les traces de mon modèle.
D'ailleurs, de grands traits de ressemblance existent entre Xavier de Maistre et moi: c'était un soldat; je le suis. Il avait trente jours d'arrêts; j'ai déjà plus de onze fois trente jours de colonne. Il était Français; je suis Canadien-Français—(en cela je l'emporte sur lui)—Après mûr examen, je trouve ces rapprochement suffisants, et je m'autorise à intituler ainsi mon livre.
Ceci posé, je brûle du désir d'avoir terminé cette préface pour me plonger dans mon sujet.
Mon livre sera-t-il intéressant?… J'ose le croire, car le but que j'essayerai d'atteindre est digne d'un grand travail: je veux faire bâiller le lecteur.
Ne vous récriez pas trop à l'idée d'un désir aussi louable. Bâiller n'est pas ce qu'un malin lecteur pourrait croire. Je le prouve tout de suite par une finesse de raisonnement qui vous convaincra infailliblement.
Quelque peu versé dans les études physiologiques, j'ai remarqué que ceux qui bâillent sont des gens ou dégoûtés de tout, ou bien repus, ou fatigués physiquement. Or, les dégoûtés de tout trouvent un grand plaisir à se désarticuler la mâchoire, car si le contraire était vrai, peut-être ne le feraient-ils pas.
Quant aux bien repus et aux fatigués physiquement, je les réunirai dans un même raisonnement. Ces deux catégories d'individus bâillent en souhaitant de dormir le plus tôt possible. Or, les désirs, avant-goût des jouissances,—la philosophie et l'expérience l'ont maintes fois prouvé,—sont tout dans les plaisirs, la satisfaction amenant la satiété. Partant, je conclus que ceux-ci jouissent en attendant la réalisation de leurs désirs.
Ce raisonnement me semble écrasant de clarté, et, c'est drôle mais à l'instar d'autres écrivains, qui aussi ont eu cette prétention, je voudrais être compris.
Je conclus donc: je me propose de faire bâiller, et j'affirme que bâiller est une jouissance.
Quoi qu'il en soit, j'empoigne mon sujet et je vous développe le plan de mon livre.
Je suis en colonne et je m'y ennuie. Ayant eu trois mois de repos, le premier jour, je dormis profondément; le deuxième, je fumai d'interminables pipes, et le troisième, je complotai contre la tranquillité de certains lecteurs, en arrêtant le plan d'un livre basé sur le Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre.
Comme le sien, mon livre aura plusieurs chapitres; contrairement au sien, il sera ennuyeux, et comme mon modèle, j'aurai atteint un but utile.
Je prédis un résultat étonnant à ceux qui auront le courage de le lire jusqu'au mot fin inclus. Certains chapitres surtout sont infaillibles pour la guérison des insomnies.
A ceux qui me désapprouvent, je donne les explications suivantes: tant de choses sensées et spirituelles ont été écrites depuis que le monde existe, que je veux faire contraste et dire des niaiseries, ce qui, vous l'avouerez, n'est pas toujours très-facile.
Ceci fini, je me hâte d'ouvrir le premier chapitre, car certains symptômes naturels m'annoncent que cette préface fait son effet sur moi, et, baillant,—(ce qui ménage une transition spirituelle),—je vous présente ma tente.
I
MA TENTE
Elle n'est pas prétentieuse et n'a que très-peu de place dans l'histoire de la terre. Sa généalogie date de sa propre naissance, et elle ne peut se vanter de ses ancêtres.
Ses formes sont peu développées, et l'architecte qui l'a bâtie n'a pas, que je sache, voulu en faire un chef-d'oeuvre. C'est ma tente, et là s'arrêtent ses plus grandes prétentions.
Beaucoup de tentes affectent de airs plus ou moins mérités. Celle de nos supérieurs se distinguent généralement par une taille démesurée. Elle sont coniques, ou pyramidales, ou taillées en comble effilé.
Elles peuvent contenir un lit, une table, une cantine et quantité d'autres objets dont la nécessité paraît discutable en campagne.
Ma tente ne contient rien d'élégant et se contente d'offrir l'hospitalité à son propriétaire et à ses accessoires.
Elle se moque des tentes d'administration ou des barils, flanqués de tonneaux d'eau-de-vie, étalent leurs rondeurs engageantes. A l'abri de ma modeste toile, mon bidon seul représente le contenant des liquides, et il en est digne.
Dans ces belles tentes des subsistances et des ambulances, aux réceptacles arrondis décrits plus haut, s'ajoutent des caisses de biscuit de provenance et de qualités diverses; des cantines médicales, cachant dans leurs vastes profondeurs des remèdes variés et quelquefois utiles. On y trouve aussi des instruments compliqués et parfois nécessaires à dompter une digestion en révolte. En poussant plus loin, on rencontre de beaux petits couteaux, bien brillants, qui aident puissamment certains individus, mal partagés du sort, à se séparer d'un membre récalcitrant.
Je le répète, ma tente n'a rien de tout cela. Un sac, en peau de veau, ancien modèle, maintenant réformé, est la seule cachette de mon biscuit de réserve. Mon quart se permet quelquefois de contenir un peu de thé ou de café. Quant aux clysopompes, je leur en défends l'entré pour des raisons que la pudeur m'empêche d'écrire. Le lecteur soucieux des convenances comprendra d'ailleurs cette répugnance sans explications.
Certaines tentes ont aussi de formidables attaches qui les tient au sol avec des piquets en métal battu. D'autres possèdent de somptueux auvents que de solides supports protègent des tempêtes. Enfin, plusieurs poussent le raffinement jusqu'à se laisser percer d'oeils-de-boeuf, qui alimentent leur intérieur d'un air pur et souvent renouvelé.
La mienne n'a que des piquets en bois, une mince fente pour porte, et l'oeil-de-boeuf n'a jamais pu s'y fixer.
Des ornements variés, des coutures colorées, des bourrelets bleus, blancs et rouges, des petits drapeaux aux couleurs nationales, des zébrages fantastiques accotés à de larges bandes voyantes brillent souvent sur les tentes d'officiers.
Sur la mienne, une cravate d'ordonnance, payée cinquante-cinq centimes sur la masse, autrefois bleu foncé et maintenant incolore, cingle, sans prétention, le faite pointu de mon logis de campagne.
Nos supérieurs possèdent des lits.
Quelques-uns de ces objets, dont on a reconnu l'utilité en certaines circonstances, se piquent d'être, soit un matelas en crin juché sur une charpente habilement détaillée, soit une toile supportée par deux traverses de bois appuyées sur des cantines. On entoure le tout de draps et de couvertures confortables.
Chez moi, dans mon intérieur, une forte brassée de paille ou d'alfa, pressée sous mon couvre-pied de campement, suffit pleinement à me satisfaire dans mon repos.
Quand il pleut, l'eau a peu de chance de s'introduire dans les tentes de haute lignées.
Par contre, la pluie a pleine et entière liberté d'inonder mon refuge, si elle arrive en brillante quantité.
Enfin, tout ceci se résume à dire, ce que j'aurais peut-être dû faire plus tôt, que ma tente est petite, serviable, insignifiante, et que je l'aime.
Elle m'a courageusement servi et suivi pendant mes onze fois trente jours de colonne. Je mériterais donc l'opprobre des braves gens, si je ne lui en conservais une grande réserve de reconnaissance, que je vous mets à nu, sous la forme d'une description détaillée.
Ma tente naquit des mains du couturier le 2 avril 1881. Elle voulait, en naissant, vivre pour faire la lutte kronmirienne, mais, hélas! le destin, se moquant de ses voeux, la lança à la poursuite de Bou-Amema.
Elle prit donc naissance le 2 avril, au quartier d'infanterie, dans le pavillon de droite. Une chambre, percée de deux croisées regardant, l'une, l'infirmerie régimentaire des chevaux de spahis, l'autre, les baraques du génie, fut le théâtre de sa fabrication.
Cette chambre est assez vaste pour que ma tente put y étaler à l'aise ses premiers moments, puisque l'enseigne, au haut et en dehors de la porte, indique: Chambre Q pour huit hommes.
Le jeune homme qui dota le monde de ma tente mériterait une mention honorable dans ce livre, mais le cadre restreint que je me suis imposé dès le début de cette oeuvre m'ordonne de négliger les détails biographiques.
Divers matériaux furent employés à édifier le meuble, objet de cette étude. Deux sacs-tentes-abri, marqués: Campement militaire, et deux sacs à distribution timbrés: 3e trimestre 1880, furent les plus remarquables. D'autres accessoires tels que piquets, vieilles boucles et courroies de rebut, toile d'emballage, soustraites frauduleusement au garde-magasin, viennent en second lieu. On peut aussi ajouter des cordeaux de tirage, des supports, du fil et une cravate d'ordonnance.
Un torchon de cuisine, dont j'ignore la date de la mise en service, y joua aussi un certain rôle, mais ceci sous toute réserve. Même actuellement, les preuves me manquent, à l'appui de ce que je pourrais avancer.
J'ai cependant interrogé le tailleur là-dessus, et ses réponses louches et évasives m'ont fait douter de ce fait contestable. Enfin, j'en suis désolé, mais cette question devra rester en litige dans l'esprit du lecteur, malgré mon intention honnête de l'éclairer en tout.
Laissant donc à regret ce malheureux incident sans être vidé, j'explique les procédés du rattachement en un seul tout des divers éléments décrits plus haut.
Prendre les deux toiles de tente et les unir ensemble par une solide couture, semble être un simple jeu pour l'habile tailleur. Ceci terminé, à l'aide de ciseaux, effilés, il hache, il coupe, il découpe les deux sacs à distribution, les place sur le plancher en forme de triangles et les rattache aussitôt aux tentes-abris.
Vient ensuite le tour de la toile d'emballage. Le tailleur la saisit, en fait une longue bande de vingt centimètres de largeur et l'emploie pour orner utilement le bas de son travail comme chasse-poussière.
Pour terminer l'oeuvre, il ne reste plus que la cravate d'ordonnance, prise sur ma masse à raison de cinquante-cinq centimes. Le tailleur n'hésite pas. Il la prend, la perce de son aiguille et en pare le sommet de ma tente.
Il est utile maintenant de raconter les opérations de seconde importance.
Il fallait une porte. Un violent coup de ciseau accomplit cet acte. Un bourrelet, vivement enlevé donne un solide point d'appui aux vieilles boucles et courroies, dues à la générosité du maître cordonnier, et la porte fut.
Le tailleur se lance ensuite sur les cordeaux de piquets.
Perçant de petits trous, à égales distances, sur tout le pourtour du bas, il y introduit des cordeaux, ayant pour mission de s'accrocher aux piquets, dans les moments opportuns.
C'est fini. Le couturier, la sueur au front et le sourire aux lèvres, me présente ma tente, et je fus bouleversé.
J'ai toujours admiré le courage et l'adresse de ce jeune ouvrier, à qui je persiste à refuser toute notice biographique. Quoique confondu de son savoir-faire, je ne l'en remerciai pas moins, avec cent sous de pourboire, de m'avoir construit un abri, appelé plus tard à m'accompagner dans ma poursuite de cet insaisissable Bou-Amema.
L'existence est parsemée de faits aussi étonnants, et il faut que l'âme humaine soit bien ferrée pour résister aux chocs que la brutalité des choses lui fait si souvent éprouver.
Trêve de réflexions philosophiques. C'en était donc fait. Là, sur le plancher de la chambre Q pour huit hommes, gisait l'amas de toile qui devait me dérober aux tempêtes. Je me livrais entièrement à la joie.
Mais, ô déception! comment faire tenir cette tente debout?… Quels piliers pourraient être dignes de soutenir dans les airs le fruit de tant de travail?…
Les supports ordinaires ne suffiraient jamais,—leurs minces contours leur ôtant la force d'accomplir une telle besogne.—Il faut donc trouver autre chose…
Penché à la croisée, ayant à l'oeil cette ténacité rêveuse qui s'accroche à un objet sans le voir, je me plonge dans de lugubres rêveries…
Mon esprit se perd de plus en plus dans les difficultés du dilemme que j'avais juré de résoudre… Tout à coup retentit un cri sourd, inhumain, féroce.
Je tourne la tête et vois mon ordonnance. Il y a quelque chose de fatal dans son regard avide, obstinément fixé sur un objet appuyé contre les baraques du génie.
Sauvé! m'écriai-je… mais comment m'en emparer?… Le génie ne rend jamais son bien… Ce morceau de bois sera à moi, affirmai-je en rugissant. Et dès cet instant, le génie dut trembler.
Il fait nuit. L'orage, secondé par de noirs nuages, fait entendre, dans l'immensité du lointain, le glas funèbre de son approche. Le vide noir enveloppe la terre et l'espace de son linceul de nuit.
Quelques grosses gouttes de pluie, tombant méthodiquement, font gémir les feuilles affolées. La ville est déserte, ses habitants renfermés.
Seul, un homme aux allures mystérieuses et portant à la bouche le sinistre rictus des criminels, marche à pas lents, dans le sentier du mal.
Arrivé près du mur où doit se commettre le crime, un sourire sardonique illumine son visage, à la vue de l'isolement que l'entoure, et… cinq minutes après, il rentrait dans la chambre Q pour huit hommes: la pièce de bois était conquise.
Le lendemain, le menuisier la coupe en trois longueurs.
Deux, mesurant un mètre, servent de piliers et portent des tenons à leurs extrémités supérieures. La traverse, mortaisée aux deux bouts, relie les montants, et ma tente avait des supports.
Il me semble superflu de suivre ma tente dans ses nombreuses pérégrinations.
Lancée dans une campagne aventureuse, elle visita maints endroits et dut se déplacer souvent.
Les paysages qui lui donnèrent l'hospitalité présentent peu de variétés. Tantôt, fichée au sol, dans quelque endroit sablonneux, elle devait faire d'héroïques efforts pour résister aux vents en furie; tantôt, accrochée aux flancs d'une montagne à pic, elle prenait les airs penchés très-intéressants à analyser.
L'alfa et le thym lui firent souvent un entourage épais et odoriférant; par contre, le salpêtre des schotts lui témoignait bien peu de sympathie.
Elle eut maintes fois à maugréer contre les rochers qui se refusaient obstinément à lui accorder droit de demeure, et elle ne se trouva réellement solide au poste qu'au lieu où elle vient d'élire domicile pour trois mois.
En cela, elle rivalise de satisfaction avec son propriétaire, qui souvent fut très-ennuyé d'avoir à l'arracher au gîte à des heures indues.
Ma tente se présente donc au lecteur avec une installation de trois mois.
J'en profite pour livrer à la postérité un voyage d'exploration descriptive dans ses parages extérieurs et intérieurs.
Une installation de trois mois nécessite quelques difficultés dans le choix du terrain. Aussi n'est-ce qu'à la suite de profondes études qu'un résultat satisfaisant put être obtenu.
La porte est au sud, ce qui est assez dire que la face opposé est au nord. Croyant alors qu'il est inutile d'orienter les autres côtés, j'ajouterai que le terrain, au sud, s'affaisse lentement vers une riante et boueuse rivière qui coule à cent pas d'ici.
II
L'AUTEUR
Le moi est haïssable, dit Balzac, et il a dit vrai. J'ignore s'il existe quelque chose de plus lourdement bête que le moi, et j'ajoute, avec énergie, que la fatuité et l'égoïsme sont deux malins compères, qui conspirent contre la tranquillité des humains.
Pas n'est besoin, comme vous le voyez, d'avoir recours à M. de la Palisse pour trouver ces graves vérités. Mais, grand Dieu! ce tribut payé à d'honnêtes maximes ne me permet pourtant pas de faire ici le portrait de mon voisin.
Il faut bien, pour la clarté des événements de ce voyage, que je me présente au public, et, au risque d'ennuyer Balzac, je parlerai un peu de moi dans ce chapitre. Aussi, m'y voilà.
Je suis né comme tout le monde d'un père et d'une mère. Ils n'étaient ni riches ni pauvres, et de plus résidaient à Saint-Vincent de Paul.
Aucun événement remarquable ne signala mon entrée en cette vie, si ce n'est le grand choléra de 1852. Je n'en fus probablement pas cause.
Mon enfance ne se distingua par aucune qualité caractéristique, sauf un goût prononcé pour la pêche à la ligne, et une passion pour le latin. Des nuits entières je fus la terreur des barbues et anguilles de l'anse à Bleury, et à quinze ans j'étais en rhétorique.
Là s'arrêtèrent mes succès de collège, et après quelques autres triomphes à la ligne, je songeai à me créer une position. J'y ai bien réussi: je suis soldat.
Quant à mon physique, sachez donc tous que j'ai vingt-huit ans et cinq pieds dix pouces. Je porte moustache et barbe au menton. J'ai l'oeil brun le soir et gris le jour. Je n'ai ni taches de rousseur, ni grains de beauté nulle part. Je monte médiocrement à cheval, je tire mal de l'épée et très bien au pistolet. Je suis robuste et je ne sais pas danser. J'ai les cheveux très-noirs, un nez drôle et beaucoup de dettes.
J'étudie l'allemand et l'arabe. Je connais bien l'anglais, et j'habite l'Algérie. J'aime beaucoup le Canada, et je loge au troisième étage. Je raffole de la chaleur, et je sais un peu parler français.
Étant en outre affligé d'un petit talent de joueur de flûte, je file des sons si doux, si doux,—et je ne me gonfle certainement pas les joues.
Dernier détail, non le moins important, je me nomme Joseph, et je ne m'en réjouis pas. Ce nom m'a suivi jusqu'à ce jour, et je me suis toujours efforcé de ne pas en avoir l'air.
Là-dessus je me lâche, et vous emmène à ma suite sur les hauts plateaux algériens.
Assis au milieu de ma tente, je fais face au sud-est, et, suivant cette direction du regard, on y voit mon bidon. Je l'empoigne.
III
LE BIDON
Je voudrais connaître le gaillard qui a fait mon bidon. Je lui donnerais une partie de ma pension de retraite, pour le récompenser des services que son oeuvre m'a rendus.
Le bidon est un monde, et ceux qui n'ont jamais apprécié ses qualités après la grande halte sont à plaindre. Tout est dans le bidon, et le mien est fameux.
Son gouffre de deux litres servit à bien des hôtes. A l'eau boueuses des Rédirs succéda l'eau salée des schotts. Celle-ci se laissa facilement remplacer par une boisson claire et limpide, mais pas souvent.
L'absinthe, le vin, le marc de café, la cerisette y jouèrent aussi un certain rôle dans les bons moments; mais, grand Dieu! que ces bons moments furent clairsemés!
A l'instant où j'écris, mon bidon n'a pas du tout l'air intéressant, et, avant de vous dire en quoi il pêche, je vous narre les détails de son physique.
Ovale d'aspect et arrondi de flancs, mon bidon a deux entrées: une petite et une grande. Ces entrées font saillie en forme de goulots. Deux bouchons de liège empêchent le contenu de sortir du contenant.
Le fer-blanc est le métal de sa confection. Deux oreillettes, scellées de chaque côté, reçoivent une banderole qui permet de le suspendre aux épaules.
Le bien-être et les ordres exigent que le bidon soit recouvert de l'étoffe de vareuse hors de service. Le mien a double couvert, et, pour ce, je veux que son contenu ait une double fraîcheur.
Son physique examiné, je vous dis pourquoi il est actuellement dénué d'intérêt palpitant.
Placé dans la partie sud-est de ma tente—chose que j'ai eu l'honneur de dire plus haut,—mon bidon penche du côté de la riante et boueuse rivière, et apparaît au voyageur avec une oreillette en moins et le bouchon du grand goulot perdu.
L'oreillette disparut au fond d'un puits salé, et j'ignore les détails de la perte du bouchon.
Un arrangement spécial de courroies compliquées remplaça l'oreillette, et au bouchon de liège succéda un chiffon roulé.
Ces détails sont navrants pour l'honneur de mon bidon; mais je ne puis les omettre sans manquer à la vérité, apanage de tout voyageur honnête.
Il n'est pas impossible de comprendre que le pauvre diable, affublé d'appareils aussi étranges, n'ait pas du tout le petit air fin de circonstance.
Certainement qu'il serait impardonnable, s'il ne contenait pas, en ce moment, un bon litre de vin que le Juif de là-bas vient d'y verser.
Aussi, je prie ceux qui s'intéressent à mon bidon de glisser légèrement sur ses peccadilles. Faisons ensuite un petit mouvement vers le sud-est, et lançons nos regards sur mes godillots. Je ne les lâcherai pas avant la fin du chapitre suivant.
IV
LES GODILLOTS
Alexis! ô Alexis! as-tu pu fabriquer mes 28, et vivre encore!
Bien des travaux fameux furent abattus dans les temps homériques!
Hercule nettoya les classiques écuries d'Augias et vainquit l'hydre de
Lerne; Achille fit des prodiges devant Troie, Alexandre conquit l'Asie;
César, les Gaules, et Annibald se maintint quatorze ans en Italie.
Mais toi, seul d'entre tous les Alexis, tu fis mes godillots, ce qui est bigrement fort, je te le jure!
Ils débutèrent à mon service le 11 juin 1879, à dix heures du matin, et deux fois depuis le cordonnier eut à leur donner du coeur au ventre, à raison de trois francs chaque fois.
Ces détails écartés, je me plais à constater qu'ils se conduisirent consciencieusement.
En tout temps ils restèrent attachés à mes pas, et ce septième jour, déjà dit, les trouve aussi fermes que jamais, si ce n'est un peu fatigués.
Quelle épopée que leur existence! Un exemple seul démontrera l'importance de leurs fonctions: pendant onze mois ils firent cent soixante-quatorze étapes, ce qui, avec une moyenne de trente kilomètres par étapes, leur donne un actif de cinq mille deux cent vingt kilomètres, soit près de quinze cents lieues.
Aussi, je serais embarrassé s'il me fallait écrire leur histoire en un seul volume. Je préfère leur accorder un chapitre unique, dont le laconisme donnera plus de poids aux quelques lignes que je leur consacrerai.
On a osé attaquer la valeur du godillot. On a été jusqu'à lui opposer le brodequin napolitain, que les décisions ministérielles appellent à lui succéder.
O ingratitude militaire, où descends-tu te loger! quel est le vieux troupier qui aura le courage de conspirer contre toi, légendaire soulier de France! Il faut avoir l'âme bien mal équilibrée pour oublier le bonheur que tout soldat éprouve à la vue d'un godillot, paré d'une guêtre, à laquelle il ne manque pas même un bouton.
Je sens une profonde émotion s'emparer de mon âme. Et je jure ici, par les milliers de kilomètres foulés par eux, par les innombrables écorchures qu'ils engendrèrent, par leur air bête, enfin par tout ce qu'il y a de plus sacré chez une naïve chaussure, je jure donc que, tant qu'une goutte d'un sang pur et clair colorera mes veines, je défendrai les godillots.
Après cette exclamation passionnée, je redeviens calme, et je continue.
Dans un moment d'humeur noire, je pourrais leur reprocher d'avoir trop facilement offert l'hospitalité aux sables du désert et aux boues des marais.
Mais, revenant à de plus tendres sentiments, je leur pardonne pour ne me rappeler que les brillants jours de revue.
Alors, comme mes souliers se paraient d'une auréole pure et sans tache!
Reluisant d'un cirage glacé, entourés de guêtres bien blanches, il me semble encore entendre la musique de leurs clous, battant allègrement le pavé.
Hélas! ces agréables visions sont déjà loin dans l'oubli des siècles, car les dernières phases de notre liaison viennent de se dérouler dans l'alfa des hauts plateaux.
Depuis mon installation de trois mois, ils prennent un repos bien acquis, mais certains signes caractéristiques annoncent chez eux un ennui remarquable.
Devenus durs et tordus par suite d'une non-activité aidée du soleil, ils rechignent à couvrir mes pieds pour de simples promenades.
Un peu de suif de chandelle les ramène vite au sentiment du devoir, mais ils retombent bientôt dans une apathie malséante.
Ce qui prouve que les godillots sont dignes de chausser nos braves militaires, et que les longues routes peuvent seules les satisfaire.
Je répète encore: En moi, ô inséparables compagnons de mes courses, vous trouverez toujours un admirateur, outré de voir le brodequin désigné pour vous remplacer!
Il me répugne beaucoup de faire ces tristes pronostics. Que voulez-vous cependant, ces braves chaussures vont disparaître des traditions, et, fidèle aux principes de la chevalerie française, je salue ceux qui tombent.
Répondront-ils: Morituri te salutant? Hélas! je ne sais!
V
LE KÉPI
Du soulier passer au képi, sans transition aucune, est quelque peu illogique, et je laisse la responsabilité de ce fait aux événements qui permirent à mon képi de s'accoler à mes godillots.
En voyageant autour de ma tente, le sort a voulu qu'un rapprochement aussi baroque qu'un soulier fraternisant avec un képi se produisit.
En effet, presque à l'est de l'auteur, repose son képi, recouvert du couvre-nuque traditionnel.
Le képi a du bon. Malgré la sagesse des commissions d'habillement, aucune décision grave n'est encore venue le troubler. On l'a bien orné d'une visière laide et excellente, mais enfin rien encore pour sa suppression.
On a parlé du casque allemand comme devant lui succéder; quelques régiments seuls eurent le plaisir de l'essayer.
Le casque indo-anglais montra quelque temps des velléités de vouloir couronner la tête de nos troupiers, mais il ne tint pas ferme.
Le shako français a aussi été fortement ébranlé dans ses bases.
A l'heure où j'écris cependant, je ne sais encore rien de positif sur son sort futur.
Enfin, sans arrière-pensée, le képi existe, et j'en ai un.
Je me rappelle toujours, avec une certaine horreur, le premier jour de mon installation militaire. On me conduisit au magasin d'habillements.
Ma tenue comportait le képi qui, couvrant consciencieusement ma tête, l'aurait entièrement fait disparaître sous sa large structure, si mes oreilles, naturellement bien développées, ne l'avaient arrêté dans sa marche descendante.
Ma malheureuse tête, ornée d'un pareil appendice, présentait une piteuse apparence. Le bas du visage et le nez seuls étaient visibles. Quant aux yeux, il était permis de présumer qu'ils existaient; mais l'énorme abat-jour qui me servait de visière empêchait tout oeil indiscret de les voir.
En entrant dans la chambrée, mon premier soin fut d'ôter mon képi et de l'examiner avec un intérêt bien légitime.
J'étais peiné de le voir si grand, et je me disais que le diamètre de son ouverture aurait pu satisfaire une tête de géant de bonne famille.
Un troupier, bien intentionné sauva la situation en trempant mon képi dans l'eau, et je fus fort étonné, quand il fut sec, de le voir présentable.
De là date mon attachement pour ce mémorable couvre-chef.
Lui aussi m'accompagna partout, et s'il n'empêcha pas le soleil de me cuire le visage, du moins fit-il son possible.
Dans nos dernières excursions, il ne marchait jamais seul. Toujours il réclamait,—aidé en cela des ordres du colonel,—le couvre-nuque, qui jadis était blanc.
Un endroit quelconque de la tente le satisfait la nuit, et jamais il ne fut nuisible.
Depuis que j'ai entrepris le récit de mon voyage circulaire, une tendance marquée de se loger à l'est s'annonce chez lui. Ce qui explique sa proximité de rapport avec mes godillots.
La provenance de cette estimable coiffure est encore incertaine dans ma pensée. Cependant, je la soupçonne, à certains airs maladroits de sortir des ateliers d'Alburac.
Ce dernier monsieur est un excellent tailleur militaire, et, comme spécialiste, il est fort.
Dans le genre képi, sauf un écrasement particulier des parois, il ne se distingue que médiocrement. Quelques trous inutiles, préposé à introduire l'air au crâne, semblent bien être percés sur les côtés. Mais cela demande l'oeil d'un scrutateur convaincu pour le constater.
Des passe-poils, bleus dans leur début, parent le képi; mais ils manquent vite à leur mission, et ils ne deviennent pas bleus du tout au bout d'un mois de service.
Le couvre-nuque, tout en faisant fonction de protecteur contre le soleil, réussit énormément à bosseler le képi.
Enfin, tout conspire pour le rendre insignifiant, et le mien, plus que tous, est mal partagé.
Je ne lui en veux pas pour cela. Sa carrière est déjà longue, et dans quelques jours on le verra retourner au néant. Alea jacta est.
VI
LA MUSETTE
Je suis triste comme une feuille d'automne.
Mon installation de trois mois n'était qu'une vague mystification. Demain, la plaine me verra de nouveau engendrer des triangles de mes jambes fatiguées.
C'était écrit que ce Bou-Amema introuvable serait partout au même moment.
Poussant une pointe à l'ouest; la rumeur l'annonce à l'est, et le petit journal *** contredit ces deux données, et le place aux antipodes.
C'est un rude Bou-Amema que ce révolté-là, et la multiplication des pains de l'Évangile devrait bien se voiler la face devant lui.
Plus nous marchons, plus il se sauve, en cela réside toute la guerre que nous faisons ici.
Le mode d'agir de ce guerrier est quelque peu original. Je me permets de vous instruire là-dessus.
Il arrive près d'une de nos tribus fidèles:
—Voulez-vous me suivre?…
—Hein!… vous refusez?… psitt… têtes coupées.
—Vous venez?… très-bien… troupeaux razziés.
Aimable alternative! cous hachés d'un côté et pillage de l'autre. Voilà où en sont nos Arabes fidèles.
Vis-à-vis des Européens, il est plus et même trop galant.
Il fusille les hommes, embrasse et viole les femmes, enlève les enfants, se moque des colonnes lancées à sa poursuite, et va tranquillement faire sa sieste dans ses utiles Ksours du Sahara.
Nous, les Français, nous sommes bons, archibons,—je ne dirai pas bêtes,—pour ce garçon-là, et je conseillerais de le fusiller et de le refusiller, si nous le pinçons, ce qui est problématique.
Enfin, vogue la galère, et va pour la poursuite!
Cela ne m'empêchera morbleu pas de continuer à édifier le chef-d'oeuvre du Voyage autour de ma tente, coûte que coûte.
Et moi qui voyageais si doucement! J'étais bien heureux dans ma tranquillité de sybarite! Que l'alfa de ma couche me semblait tendre!
Sauf les quelques milliers de puces qui me stimulaient, je passais de si belles nuits sans sommeil!
Les jours, se succédant, accumulaient dans mon âme une si abondante dose d'un ennui bienfaisant!
Comme la riante et boueuse rivière chantait bien, en courant gaiement, entre les roseaux de ses rives vaseuses!
Quelles luttes n'ai-je pas eu à soutenir contre les moustiques, assidus visiteurs de mes pénates!
Quel… Mais j'étais sur le point d'oublier le siroco du désert, le classique siroco du Sahara, le seul siroco qui existe.
Ingrat! j'allais oublier ses passages quotidiens.
Fidèle au rendez-vous, le siroco annonçait chaque soir son arrivée par un je ne sais quoi qui nous faisait immédiatement entrer sous la tente et fermer tout.
Et les scorpions! familiers du voisinage, ils habitaient les sacs, les couvertures, les habits et exigeaient une hospitalité soutenue qu'ils payaient d'un coup de dard!
Le majestueux cafard, grave, inoffensif et ne demandant que la vie sauve, venait aussi rouler sa boule dans notre camp!
Et les araignées! Et les tarentules! Et les mouches! Et les coléoptères de tous grades et de toutes espèces, camarades, à effets gradués d'embêtement, dont la présence savait si bien charmer mon réduit! Hélas! je vous quitte tous, et demain je pars!
J'implore votre sensibilité, cher lecteur, car c'est ici, je vous le dis en vérité, l'endroit où vous devez la faire entrer en scène.
Versez donc deux pleurs au moins, et ma musette vous en sera reconnaissante.
Ma musette est voisine de mon képi. Elle infléchit vers le nord-est.
Son ventre regorge d'un monde que je mettrai à découvert plus tard.
Je l'ai un peu négligée dans ce chapitre, mais j'ai des retours touchants, et je saurai bien me faire pardonner cet oubli apparent.
Je ne sais d'où vient la musette. Dès les temps les plus reculés, la musette existait. On l'appelait besace ou de tout autre nom.
La musette remplace avantageusement, chez l'humble militaire, l'élégante sacoche de nos officiers.
Les billets de banque et quelques luxueux articles de toilette encombrent la sacoche. Un morceau de pain, plus souvent un biscuit, accompagné de quelques grains de riz et de café, composent toute la cargaison d'une musette ordinaire.
On y ajoute cependant, dans certaines circonstances rares, du lard, des oignons, de l'ail; mais c'est du dernier luxe.
Quelques troupiers, très-belliqueux, arrangent leur musette en un étui long et effilé, dans lequel ils faufilent leurs cartouches.
La proximité de l'ennemi recommande cette mesure. Cependant, j'en suis encore à m'en demander l'urgence en face de Bou-Amema, qui ne nous a pas gâtés de son voisinage.
La musette se porte en bandoulière au moyen d'une banderole d'épaule. Trente centimètres de long sur vingt de hauteur sont les calculs de ses dimensions les plus en vogue.
La partie intérieure dépasse la partie extérieure d'une certaine longueur, qui se rabat et s'attache à deux boutons.
La toile est l'étoffe de sa confection. Voilà la musette.
La mienne n'entre pas dans la catégorie des musettes ordinaires, et je cache dans ses replis une longue liste d'objets, que je tâcherai de déchiffrer plus tard.
Il me faut, pour cela, un peu de recueillement. Là-dessus, croyez-m'en, passons au havre-sac.
VII
LE HAVRE-SAC
Ce meuble occupe le nord de ma tente.
A propos, je vous demande pardon de parcourir ainsi la rosette des vents. Cela entre dans la clarté du récit.
Ma tente est presque circulaire dans sa base, et, pour l'intelligence des événements, il me faut la boussole.
Sans elle, aucune donnée ne pourrait réussir dans ce travail.
Aussi, c'est entendu, on ne me reprochera ni les points cardinaux, ni les points intermédiaires, et cette concession accordée aux grincheux m'autorise à revenir à mon sac.
Il est au nord, c'est-à-dire vis-à-vis de la porte de ma tente.
Son utilité, en station, réside dans les services qu'il me rend pendant mon repos: il me sert d'oreiller.
J'avouerai, pour être véridique en tout, qu'il est un peu dur, mais l'habitude émousse les sensations, et ma tête se porte un peu moins bien pour cela.
En route, il prend sa revanche et se fait sentir par un attachement variant de vingt-cinq à trente kilogrammes de poids.
Une étape, d'une vingtaine de kilomètres, permet encore de dédaigner le sac, mais trente-cinq l'alourdissent, et en approchant de la cinquantaine, il devient tout à fait exigeant.
J'écris un peu d'après mon expérience personnelle. Cependant, toute abstraction faite du sentiment égoïste, je ne crois pas mentir en affirmant que j'exprime, à peu de chose près, l'opinion générale.
Le soldat s'est moqué, se moque encore et se moquera toujours du sac, à qui il applique toutes sortes de noms dérisoires: emplâtre, as de carreau, Azor, etc.
Quelquefois, un troupier bien fatigué l'interpelle pendant une halte.
Mettant le pied dessus, il lui demande, d'un petit air engageant:
«Veux-tu me porter maintenant? Il y a bien assez longtemps que je le
fais. A ton tour.»
Le sac, restant calme et digne, ne répond pas, comme vous le pensez bien, du reste.
A la halte suivante, un autre soldat facétieux dit aux camarades qui l'entourent: «Ce n'est pas le sac qui me fait mal, ce sont les bretelles.»
Cette farce, lancée je ne sais combien de fois, trouve toujours écho chez les auditeurs, qui rient jaune. Bien entendu, le sac reste digne et ne répond toujours pas.
L'épithète pharmaceutique s'applique quand on veut réunir le camarade et son sac dans une même insulte:
«Regardez-moi donc ce type, il doit être rudement malade, quel emplâtre dans le dos!»
Le soldat interpellé se charge de répondre pour lui et pour son sac. Je vous fais grâce de ses répliques.
L'as de carreau nous vient des Joyeux, d'après la légende.
Ils firent une chanson là-dessus, et le refrain se termine par ceci:
Portons gaiement (bis) l'as de carreau (bis),
Portons gaiement l'as de carreau.
Je l'ai dit plus haut, le sac se venge au centuple des quolibets et surnoms dont on le gratifie.
Le havre-sac est ancien, et je ne me rappelle pas quand il fut introduit dans l'armée.
Il se divise ne plusieurs modèles, et les habiles directeurs de l'équipement militaire ne cessent de l'améliorer.
Le dernier paru est fait de toile noire. Il porte d'inextricables courroies, ornementées de boucles nombreuses et d'anneaux de toutes espèces.
Ce sac peut avoir du bon, mais ce qui me chatouille agréablement, c'est que tout le monde le trouve commode, excepté ceux qui le portent.
Cela entrait peut-être dans l'idée de l'inventeur.
Bien d'autres sacs sont en usage. Le meilleur est celui en peau de veau, avec deux simples bretelles.
Celles-ci, attachées au haut du sac, enlacent les épaules du soldat, et, passant sous les bras, viennent se boucler au bas. Il est simple, ce sac-là, et peut être chargé sans l'aide du camarade.
Si un écrivain intelligent pouvait saisir et traduire les émotions et sensations que le sac causa, depuis qu'il existe, il n'y aurait pas assez de papier, dans l'univers connu pour les imprimer.
Chaque individu a ses idées là-dessus, et, comme tel, je vais essayer de faire connaître ce que mon vieux sac, en peau de veau, m'a appris pendant notre accointance.
La première chose par laquelle il se fit connaître fut la fatigue, et celle-ci, il me la prodigua ferme.
Dans le commencement de mon apprentissage militaire, un engourdissement grave me saisissait aux épaules. Puis venait le manque de circulation du sang, que me faisait enfler les mains et leur donnait des dimensions à faire rougir n'importe quel géant.
A cela s'ajoutaient de sérieuses crampes dans les reins, accompagnées de désordres dans la respiration.
Peu à peu, l'habitude finit par faire disparaître ces légers désagréments, et bientôt, à l'arrivée à l'étape, il ne restait plus qu'une vague fatigue, facilement secouée.
Ces ennuis physiques écartés, mon sac me laissa les loisirs de faire quelques remarques philosophiques sur ses agissements.
C'est alors que j'appris jusqu'à quel point la fatigue est capricieuse et facile à oublier.
Ainsi, en marche, si la pluie arrose une colonne, l'homme dédaigne tout de suite le sac pour ne jurer que contre l'eau et la boue qui l'ennuient.
Ou bien, après une longue journée de route, quand les jambes ont à peine la force de traîner le corps, tout est oublié, soif, maladie, fatigues, etc., enfin tout, si l'ennemi est signalé.
Le troupier, quelque fourbu qu'il soit, reprend vigueur au moment du combat et se bat douze heures sans boire ni manger.
Le sac est complètement dans l'ombre pendant ce temps. On n'y pense pas.
J'ai aussi remarqué que l'homme se remonte comme une horloge.
La veille au soir, on annonce, pour le lendemain une étape de quarante kilomètres. Tout de suite, le soldat se stimule pour les quarante kilomètres en question.
Gare le sac, si, par malheur, le hasard veuille que l'étape soit plus longue que celle annoncée! Pendant les dernier kilomètres non prévus, il règne en maître et éreinte le malheureux soldat, qui se dit, en perdant courage, qu'on l'a indignement trompé.
La morale de ceci est que l'on doit toujours un peu exagérer la distance à parcourir le lendemain.
Quelle joie quand le soldat s'aperçoit qu'il est à destination avant le moment fixé dans son imagination, le sac ne s'étant pas fait sentir!
Tout ceci prouve que le sac n'est pas une petite affaire.
Actuellement assis en face de lui, dans ma tente, je ne puis lire dans sa physionomie rien qui fasse penser aux drames dont il est souvent la cause.
Ainsi, je sais beaucoup de suicides dus au sac.
En campagne, en Afrique surtout, le traînard met son sac par terre, s'assied dessus, regarde les camarades disparaître dans les brumes lointaines de l'horizon, pense à ce qu'il a de plus cher, arme son fusil et se fait sauter la cervelle.
A l'appel du soir:
—Un tel?
—Manque.
Encore un suicide probablement, et l'on n'y pense plus.
Voilà des coups du sac.
Il ne faut pas trop lui en vouloir cependant, car le diable m'emporte si je le crois responsable des ses actes.
Quoi qu'il en soit, ajoutons à ce qui précède: les désirs de quitter l'armée, les pleurs parfois arrachés au conscrit, les regrets d'avoir quitté le tablier de la maman, les désirs ardents de retourner auprès d'une fiancée, les résolutions d'abandonner les aventures guerrières, les souvenirs cuisants d'un passé heureux, les projets de mieux se conduire en rentrant chez soi, les idées de suicide, etc.: ajoutons tout cela dis-je, et quantités incalculables d'autres choses, et l'on aura une bien faible idée de l'importance du sac.
Je le vante peut-être un peu trop, car je m'aperçois que ma vieille pipe s'est éteinte, sur ces derniers mots. Est-ce de jalousie? Je ne le crois pas.
Pour nous en rendre compte, lisons le chapitre suivant.
VIII
LA PIPE
La pipe fait intégralement partie de tout troupier qui se vante d'être bien monté en campagne.
Elle est aussi nécessaire que le biscuit, voire même le biscuit de réserve.
Elle est de toutes les sauces. Elle prend part aux joies et aux douleurs. Fidèle jusqu'à la témérité, elle se permet de brûler même pendant le combat.
Elle se place partout et n'encombre jamais.
La pipe est fort répandue dans les armées de terre et de mer. C'est surtout dans cette dernière qu'elle domine en maîtresse.
Dans l'armée de terre, elle est actuellement quelque peu en guerre avec la cigarette, qui menace de la détrôner.
Je ne cite pas le cigare, que les guerriers gommeux seuls utilisent.
Cependant, toute chose considérée, la pipe occupe encore un très-haut rang, et ceux qui la connaissent en artistes dédaignent complètement les autres articles.
Enfin la pipe est l'apanage du vrai brave, et, partant, j'en ai une.
Grande est la variété des pipes patronnées.
La Gambier est séduisante, de bon goût, mais, fragile, elle demande beaucoup de soin.
Le Meerschaum est du plus parfait pschutt, et il faut être bien bourré de billets de banque pour arborer un pareil luxe.
Le bois est solide et plus pratique que les autres substances. Aussi est-il très-répandu comme matériel en usage.
La corne sert à orner utilement les tuyaux conducteurs, et s'introduit dans la bouche.
Les pièces d'ambre ne s'adaptent généralement qu'aux tuyaux de luxe, et bien peu figurent parmi les pipes de la menue soldatesque.
Les bols varient de grandeur. Les plus usités peuvent s'offrir de deux à trois grammes de tabac, à chaque feu.
On est peu difficile sur la qualité du tabac.
En France, la fantaisie appelle le tabac d'Algérie, et ici le tabac français fait prime: question de caprice pour le plus grand nombre et de goût pour les fumeurs raffinés.
Le plus familier des tabacs est celui qui se vend le moins cher, et pour cause. La Régie nous expédie ici le tabac gris qui se conserve mieux au soleil et tient plus ferme que le Maryland, lequel s'émiette en poudre.
Quant à moi, j'ai un Meerschaum de grande taille, un tuyau de petite taille et une provision de tabac gris.
Quelques boîtes d'allumettes Azema, d'Alger, complètent mon trousseau de fumeur.
Ne nous étonnons pas trop du Meerschaum chez un simple troupier. J'ai autrefois connu les grandeurs du fumoir, et ma pipe seule m'est restée des splendeurs passées.
Vieille dans l'histoire actuelle, elle entr'ouvrait mes lèvres pour la première fois en 1870.
Qu'elle était belle à cette époque! Et quel tuyau, mes amis, quel tuyau!
Son merisier odoriférant avait un si délicieux parfum!
Et l'ambre, comme il était bien fumé et doux au toucher!
Hélas! fragilité des choses! Un soir, j'agite ma pipe pour en secouer les cendres, et l'ambre, rencontrant un corps dur, au choc, s'égrène en mille pièces.
Depuis, par mesure d'économie forcée, cet ambre ne fut jamais remplacé.
Effilant, à l'aide d'un canif, ce qui restait du tuyau, je le taillai en biseau, et avec un peu de bonne volonté, je voulus bien m'en satisfaire.
Cette pipe est le plus ancien objet de tout mon matériel de guerre.
Seule du passé, elle est restée stoïque au poste en ma possession.
Achetée au Texas, d'un marchand mexicain, elle combattit les Indiens du Nord et du Sud, fit campagne aux montagnes Rocheuses, dans le Manitoba, m'accompagna dans un court et brillant pèlerinage à Paris,—où elle fut quelque peu délaissée,—et vint consommer son sacrifice de fidélité dans les déserts d'Afrique.
Elle passa par toutes les couleurs connues.
Elle devint rouge, noire et grise, et de nouveau noire, grise et rouge.
Enfin, elle a un désir bien arrêté de filer encore de longs jours dans son rôle d'abnégation.
Des brèches, assez sérieuses, l'affaiblirent maintes fois, mais, reprenant courage, elle se maintint toujours dans un bon état de vigueur.
Cette pipe possède évidemment l'ambition des antiquités. Elle doit se destiner à orner, un jour, quelque musée historique.
S'il lui était accordé de raconter ce dont elle fut témoin dans sa longue existence, elle aussi ferait un livre.
Le naufrage seul, où elle faillit disparaître au fond du lac de la Pluie, près du fort Francis, lui fournirait assez de matières pour faire couler des torrents de larmes attendries.
Une chute terrible, qu'elle fit d'un quatrième, lui permettrait aussi, avec du pathétique à la clef, de raconter la gravité d'une blessure dont elle porte les marques au côté droit.
Étonnantes sensations que celles d'une chute! J'en fis une un jour de quinze mètres.
Je divise les impressions que j'éprouvai en six périodes distinctes de un vingtième de seconde chacune.
1° En tombant, je m'aperçut à l'instant que quelque chose allait mal.
2° Je continuai à m'apercevoir que cela allait bigrement mal.
3° Je pensai fortement que la chose n'était pas du tout claire.
4° Rencontrant un échafaudage qui m'enfonça trois côtes, je fus convaincu que mon affaire était totalement embrouillée.
5° Au contact d'un boulon qui me caressa l'échine, je lâchai mon histoire et abandonnai le raisonnement de la situation.
6° Arrivé au but, la réalité me fit rechercher ma respiration, égarée pendant le trajet, et, ceci fait, je me retirai, avec aide, dans mon logement.
Raccommodant mes os endommagés, je pensai amèrement qu'il devait exister sur terre quelque chose de moins assommant qu'une chute de quinze mètres.
Et ma pipe, quelles sensations éprouva-t-elle…? Son mutisme nous empêche de la sonder, mais quelles révélations si elle voulait s'ouvrir à moi!
Voilà où nous en sommes, pauvres motels! Notre génie reste confondu devant le silence et se perd dans des conjectures plus ou moins raisonnables.
Elle guérit cependant de sa profonde blessure, grâce à un bandeau forgé par l'horloger de la Grand'rue, et, un peu de ciment aidant, elle fut entre mes lèvres vingt-quatre heures après.
Par ce qui précède, vous concevez aisément les attaches qui me lient à cette vieille compagne des déboires et de dégringolade.
Comment peut-on admettre, vu ses droits, que mon sac ait pu passer avant elle?
Hélas! le sort en a voulu ainsi!
Chroniqueur fidèle des péripéties de ce voyage, je me suis attaché à un récit impartial des scènes dont ma tente est témoin.
Le hasard, jaloux de sa gloire, a jugé à propos de loger ma pipe où elle se trouve, et force me fut de l'y prendre et de lui consacrer ces quelques lignes, appelées à rehausser les vieilles pipes dans l'esprit des gens hostiles.
Elle est d'ailleurs en bonne compagnie, car tout près d'elle se rencontre mon revolver, que je vous demande d'examiner.
IX
LE REVOLVER
Bronzé, modèle 1874, matricule 45293, mon revolver fut placé dans mes mains le 4 octobre 1879.
Il était alors innocent de tout acte sinistre.
A part quelques trous, qu'il perça à la cible dans de petits ronds noirs, il ne se distingua pas outre mesure depuis.
Le revolver est un bijou insouciant et quelquefois dangereux, surtout pour celui qui le manie. Il est assez rare qu'il le soit pour celui sur lequel on tire.
Je sais de certains revolvers à sept coups, doués d'une manie grincheuse.
Le tireur, ému, pressait la détente au moment sérieux, et le premier coup parti invitait les autres à suivre son exemple.
C'était alors une orgie épouvantable, à laquelle assistait l'honnête tireur.
L'oreille effarée, la main tremblante, il suivait avec stupéfaction la série de coups que lançait cet ingénieux revolver. Puis, ce bon diable de tireur songeait invariablement à mettre le holà quand la noce était finie.
Cette arme appartenait au système américain Allen.
Par un mécanisme que l'inventeur n'avait peut-être pas encouragé, les coups, au lieu d'être intermittents, partaient en bande.
Il serait intéressant de faire ici une étude sérieuse sur le revolver.
Cela aurait le piquant de la nouveauté.
Je regarde mon modèle 1874, et les noires profondeurs de son canon n'ont rien d'attrayant.
Il est assez original de penser que de six petits trous bien polis peuvent sortir vivement six balles, d'un excellent plomb, à l'adresse de six malheureux mortels.
Malgré la haute philosophie de ces candides idées, je ne m'y arrête pas, et je m'empresse de développer mon sujet.
Il y a loin du naïf pistolet à un seul feu au revolver actuel.
Il est vrai de dire, cependant, que le pistolet à coup unique trouve encore des admirateurs, surtout chez nos ennemis actuels, les Arabes.
Aussi est-ce un vrai bon moment que de voir ces fiers gars du désert se promener avec une de ces armes, gravées, ornementées sur toutes les faces.
Un guerrier nomade accompagné d'un pareil engin croit que le monde est à lui.
Chaque fois qu'un de ces petits fusils fait feu, il faut être discret et se tenir à distance car chez ces meubles antiques tout peut être solide, excepté le canon.
Dix fois sur dix, ils éclatent, et, ma foi, ce n'est pas si drôle que d'être si près.
On a bien encore quelques Européens arriérés qui dédaignent les améliorations modernes et tiennent ferme au pistolet d'arçon.
Il y a aussi les armes de précision à un seul coup. Mais elles ne servent généralement qu'à orner les panoplies, ou à entrer en scène dans un petit duel pas trop sérieux.
Parlez-moi du grave revolver, du gaillard que crache ses six projectiles à deux cents mètres et tue infailliblement à trente.
Voilà le genre. Aussi l'humanité bien pensante l'a-t-elle accepté comme protecteur personnel dans nos armées modernes.
Un homme qui sait bien se servir du revolver est à craindre.
Faut-il affirmer aussi qu'il est très-difficile de tirer juste? Et moi qui vous parle, malgré mes quinze années d'étude, je ne puis encore faire mouche à chaque coup.
J'abats bien un perdreau à vingt pas (?), et la vie d'un homme ne serait parbleu pas en sûreté dans un rayon de quarante mètres du canon de mon arme; mais cela est infime.
Donnez-moi, par exemple, un cow-boy américain qui tire des deux mains à la fois, et croit avoir fait une chose extraordinaire quand il manque un coup sur vingt.
Après tout, attachez l'importance qu'il vous plaira à ce que je viens d'avancer. Je ne le donne pas pour dogme religieux.
Certains tireurs sont fiers de toucher une fois sur vingt, et je ne puis faire autrement que de les en féliciter.
D'ailleurs, cette vanité peut valoir l'autre: question de tempérament.
Mais n'engendrons pas une mauvaise querelle là-dessus, et, pour mettre un terme à cet intéressant chapitre, je vous propose une digression sur le sabre.
X
LE SABRE
Le sabre est vieux comme Hérode, que dis-je? vieux comme le monde
Dès les temps les plus jeunes, on se servait du sabre. Fût-il couteau, coutelas ou canif, il n'en était pas moins lame.
Les espèces de sabres sont aussi nombreuses que les étoiles. J'incline à croire qu'il serait oiseux d'en donner ici la nomenclature. Cependant, je vous soumets quelques mots sur le mien, qui date de 1845.
Bonne vieille lame! S'est-elle enfoncée plusieurs fois dans les chairs inconnues?
A-t-elle appris à supprimer quantités de pauvres diables qu'elle n'a pas connus et qui ne lui ont pas fait de mal?
Qui peut répondre à ces questions?
Quant à moi, je me renfrogne, et vous affirme solennellement que mon sabre est accroché à un des montants de ma tente.
Il ne dit rien d'apparence. Vulgaire dans sa forme, brillant de fourreau, l'ensemble de cette arme est très-utile pour les revues, mais nul dans un combat.
Si jamais l'ennemi ose m'attaquer corps à corps, je vous promets ici de dédaigner mon sabre et de tomber sur un solide flingo.
C'est fort, un fusil armé d'une baïonnette effilée, et, de plus, c'est bien en main.
Les cartouches épuisées, on joue du moulinet, et gare les têtes! Un coup de crosse est d'un effet remarquable, et bien peu de crânes essayent d'y résister.
L'imagination m'aide beaucoup dans ce que j'écris, car le hasard n'a pas encore voulu que je démolisse quelqu'un.
Dans tous les cas, croyez-m'en, le coup de crosse est digne d'intérêt, et doit faire prime dans une mêlée.
Le pointez de la baïonnette est aussi très-estimé, mais ne rencontre pas mes sympathies; je préfère l'assommoir.
Ces sanguinaires paroles me font frissonner, et je je me hâte de sortir de ce féroce aperçu.
Je ne pense pas que cela soit dans mes goûts.
Je me disais né pour faire un brillant épicier, heureux possesseur, sinon père, d'une quantité d'enfants, tous gras et joufflus.
Malheureusement, quoique baptisé du folâtre nom de Joseph, le positif m'abandonna dès ma plus tendre enfance, et ma passion pour la pêche à la ligne me lança dans les hasards de la guerre.
Les destinées souvent sont ainsi tracées et un gaillard bâti pour peser une livre de beurre ou accrocher un goujon se voit tout à coup possesseur d'un sabre.
Je ne maudis rien pour cela, car, tout en étant peu satisfait de la fortune, je n'en prends pas moins de rigoureuses leçons d'armes.
Qui sait si l'épicerie, pour se venger, ne fera pas plus tard un général d'un de ses enfants.
Je le souhaite. L'épicerie a de ces caprices quelque fois. Et Mouton?…
Enfin, je ne puis, de gaieté de coeur, passer au chapitre suivant sans orienter mon sabre.
Je m'aperçois de cette triste lacune en relisant mon travail.
Le ciel est noir, et la grande Ourse, pas visible m'empêche de trouver la polaire. Je ne puis donc résoudre cette grave question qu'approximativement.
D'après les données précédentes, et en suivant attentivement les péripéties de mon voyage, le sabre doit être au nord-ouest-nord.
Je n'affirmerai pas sur l'honneur qu'en ceci je ne me trompe. Mais je fais acte de bon vouloir et je m'approche le plus de la vérité.
D'ailleurs, le firmament, capricieux, apparaîtra quelques soirs dans toute sa pureté, et je rectifierai mon erreur loyalement, s'il y a lieu.
A ce propos, je ne crains pas de le dire, une de mes nombreuses vertus, c'est la droiture, aidée de l'amour du vrai et du juste.
XI
DIGRESSION PATRIOTIQUE
Le 13 juillet 1881, il existait sur la surface de la terre, en Afrique, un endroit nommé les Hauts-Plateaux.
Sur ces Hauts-Plateaux, s'arrondissait un mamelon, au sommet duquel s'épanouissait le camp d'une colonne.
Dans ce camp, tout était calme, et l'on dormait.
Seule, une lumière brûlait dans une misérable tente. L'habitant de cette tente rêvait tristement. Il pensait à la France, au Canada, à sa famille, à son passé, à son avenir.
Au dehors, la lune enveloppait la plaine de son pâle linceul de lumière.
La respiration d'une brise légère faisait tressaillir le thym et l'alfa, et apportait au rêveur des senteurs d'ennui.
Un spleen immense envahissait peu à peu le pauvre diable, et bientôt, tout devenant confus… il dormait…
Minuit, heure terrible, venait d'arriver à la montre du colonel.
A ce moment, un sourd mugissement perce les nuages qui s'étaient amassés au firmament. Grandissant, ce bruit majestueux vient mourir au-dessus du camp, dans un éclatant coup de tonnerre, que l'écho éparpille dans l'immensité.
Le dormeur, sursautant sur sa couche d'alfa, sentit l'arche du pont des rêves s'écrouler sous lui, et fut précipité dans le gouffre insipide de la vie réelle.
Quels avaient été les rêves de notre héros?… L'histoire est muette là-dessus.
Son premier regard fut pour le ciel.
La lune faisait de violents efforts pour percer la couche nébuleuse qui lui volait sa lumière. Quelques faibles rayons intermittents filaient vers la plaine, et la tachetaient d'argent.
Notre guerrier, d'un oeil encore indécis, suivait cette lutte céleste à travers une ouverture de sa tente.
Tout à coup, une vision terrible, fantastique, diabolique, le glace de terreur.
Là, près de lui, un monstre affreux, aux attaches formidables, le regarde d'un air menaçant. Deux bras, armés de lances aiguës, s'agitent en cadence. D'innombrables antennes remuent en frissonnant. Une longue queue, recourbée en cercle et armée d'un épieu arqué, décrit des signes cabalistiques dans le rayon lumineux.
Dans son ensemble, le monstre apparaît avec une prestance à faire pâlir le plus mythologique des dragons antiques. La lune, luttant toujours contre la nue, estompe sa lumière et varie les formes de la vision dont elle grandit les ombres.
La terreur, chez notre soldat, empêche les fonctions du mouvement.
D'un regard fasciné, il étudie les gestes de son imposant visiteur.
Enfin, une violente secousse nerveuse l'arrache de sa torpeur, et il peut approfondir le mystère.
Un scorpion, un misérable, un infime, un odieux scorpion prenait ses ébats sur le sac du troupier, tout près de son visage.
La proximité de la taille encombrante du reptile en avait grossi les proportions dans le rayon visuel de notre héros, réveillé brusquement.
Là était le mystère, et c'était le 14 juillet.
Oui, le 14 juillet, jour de réjouissances politiques, journée mémorable entre toutes, d'après les on dit, et ce jour fut annoncé à ce fier soldat par un coup de tonnerre, suivi d'un scorpion lunatique.
Quel réveil! Croit-on qu'une pareille aubaine ait pu tomber en partage à beaucoup de Français bien pensants?
On a de nombreux genres de réveils: le réveil aux trompettes éclatantes, le réveil embêtant, le réveil du jugement dernier, le réveil brusque, mais jamais, oh! non, jamais, on n'avait connu le réveil au scorpion à la lune.
Notre soldat seul, le 14 juillet 1881, était destiné à ce bonheur qu'on appréciera.
Il crut ne devoir dormir davantage cette nuit-là. Il en employa une partie à fouiller consciencieusement sa tente. Il cherchait les compagnons de son visiteur.
Car, disait-il dans sa logique de troupier sensé, un réveil au scorpion, passe encore, mais deux, ah! mais non, par exemple, ce serait trop de chance.
Une pareille émotion doublée dans une même nuit, fût-ce celle du 14 juillet, serait de force à éclipser l'intelligence la mieux portante.
Il s'obstina à chercher, mais rien.
Prenant alors sa bonne pipe de guerre, il continua sa rêverie que le sommeil de la veille avait brusquement interrompue, à l'instant remarquable où son papa, l'oeil en colère et le pied leste, lui avait vigoureusement hurlé dans l'oreille la mémorable phrase qui suit: «—Va manger de la vache enragée, et nous verrons ensuite.»
Comme j'ai eu, je crois, la bonne idée de le faire comprendre, ce souvenir angélique avait agi sur le cerveau de notre homme, qui s'en était endormi.
Reprenant donc sa rêverie, à ce moment sympathique où le pied agile de l'auteur de ses jours finissait de décrire une courbe à arrêt brusque, il continua à songer.
La papa avait-il raison dans ses prédictions?…
Ai-je de la vache enragée sur la conscience?…
Puis, enfin, qu'est-ce que c'est que la vache enragée?
Cette denrée touche-t-elle à la race bovine ou à l'épicerie?… Est-ce que les spécimens de taureaux mangés chaque jour en colonne appartiennent au genre vache enragée?…
Autant de questions que notre soldat se posait, sans pouvoir y répondre.
Ne parvenant pas à résoudre cet important problème, il fumait et fuma jusqu'au jour.
Comme vous le voyez, ce jeune homme n'était pas si bête. Il se piquait même d'être très-intelligent, à en juger par son acharnement à approfondir les choses.
Il avait eu des jours plus heureux. Adolescent, il promettait beaucoup, et ses parents s'étaient opposés à ses désirs d'être zouave pontifical, il se fit vagabond.
Libre alors, il fut terrassier sur les chemins de fer, bûcheron dans les forêts vierges, crève-faim, garçon muletier, comptable, puis rien.
Rentrant enfin au giron maternel, il hérita d'une somme importante, l'écorcha vigoureusement, hérita encore, et vint aborder à Paris, terre mille fois promise à ses voeux.
L'air de France le grisa, les dames à la mode le plumèrent avec entrain, et, un beau matin, il se réveilla dans les plaines d'Afrique. Il était soldat.
Ici nous le trouvons. Devenu philosophe par force, il n'est pas étonnant de l'entendre raisonner si bien. Le malheur grandit les coeurs.
Il achevait sa sixième pipe quand le clairon sonna.
Son métier de guerrier lui fit oublier ses souvenirs, et la sieste le plongea ensuite dans un parfait détachement de toutes choses.
Le 14 juillet brillait dans toute sa splendeur déserte. Le soleil suivait son cours habituel.
Cinq heures sonnèrent, et l'ordre de partir à dix heures, le même soir, arriva au crépuscule.
Par tout le camp, brouhaha des préparatifs du départ.
On devait couper le passage à Bou-Amema, qui avait encore fait des siennes.
Jusques à quand, doux Seigneur du bon Dieu, ferez-vous des fêtes nationales pareilles? Jusques à quand… Et l'on partit à l'heure prescrite.
On a beau avoir l'enthousiasme du sang, l'ardeur des batailles, le désir de la poudre, une marche de nuit refroidit singulièrement ces nobles sentiments.
Oui, quoi qu'en disent les illuminés, une promenade datant de six heures du soir, pour prendre fin le lendemain à quatre heures de relevée, n'est pas du tout confortable. Je suis de ceux qui pensent ainsi.
Dans nos villes, en ce grand jour de juillet, de gais pétards surprenaient les badauds, agaçaient les anciens, soulevaient le jupes; dans la plaine, on marchait en trébuchant.
Là, le folâtre jeune homme enlaçait sa danseuse jusqu'à l'aube; ici, le soldat serrait son fusil.
Là-bas, les musiques charmaient les oreilles; ici, près de nous, les chameaux bouleversaient les échos de leurs hurlements plaintifs.
Enfin, dans ce beau pays de France, on prenait des rafraîchissements, et l'on dormait; tandis que dans ces vastes steppes d'Algérie, il faisait une soif de feu, et le matin, la nuit, le jour, on marchait, marchait et marchait sans cesse.
Et pendant le trajet, pas plus de Bou-Amema que sur la main.
A l'arrivée, un peu d'eau tiède, prise à doses de deux litres, donna des nausées consolatrices à tous, et la fête nationale avait été pour la colonne.
Cette digression n'est pas plus assommante que le reste de ce travail. Je l'aurais omise, mais je tenais à démontrer que tout n'est pas rose, pour les patriotes, en cette fameuse journée de la Bastille.
Je quitte donc avec un certain regret notre soldat philosophe, et je me lance sur ma gamelle.
XII
LA GAMELLE
Où êtes-vous, héros culinaires du seizième siècle, grands artistes qui bâtissiez de si stupéfiants monuments gastronomiques?
De vos mains rouges ou enfarinées naissaient toutes sortes de mets que me sont inconnus.
Et vous, ô Vatel, sans épée, daignez me sourire!
Grand Rabelais, dieu des ventres, expédiez-moi votre Gargantua!
Vous aussi, mânes futurs de Monselet, ayez pitié de moi!
Sortant de vos tombeaux,—(pas Monselet, c'est évident)—conspirez pour moi, et venez tous, je vous enjoins, remplir ma gamelle d'un régal autre que le riz d'administration!
Qu'il me serait doux de trouver, en place du bouillon réglementaire, un succulent consommé saisi à point!
Qu'il… mais passons à la soupe d'ordonnance. C'est beaucoup plus pratique.
Le brouet spartiate, d'antique mémoire, devait être délicieux, si je le compare à notre dîner de chaque jour. Biscuit au riz et riz au biscuit, nageant dans une maigre sauce, composent ce festin pantagruélique.
Et ma gamelle est là pour contenir ces friandises.
Aujourd'hui, peu satisfait de son contenu, je lançai par mégarde ma pauvre gamelle à tous les diables.
Prenant terre sur son centre de gravité, elle vacilla un instant, et bientôt s'étendit sur le côté dans un abandon complet.
Le couvercle, séparé du corps principal, roula jusqu'au bout de sa chaînette.
Après quelques frémissements sonores au contact des cailloux du sol, un arrêt brusque eut lieu, et le tout fut immobilisé.
Je profitai de ce moment pour décrire la fête du 14 juillet, et, terminant l'étrange roman du jeune homme à la vache enragée, je me sentis ému. Un certain remords agitant les fibres sensibles de mon intérieur, je me traitai d'ingrat.
C'était dur, mais enfin l'inqualifiable action de brutaliser ainsi une gamelle inoffensive m'apparut dans toute sa noirceur.
Se séparer aussi violemment du réceptacle de sa pâture journalière n'était pas le fait d'un honnête homme.
Un garçon capable de maltraiter ainsi un bienveillant ustensile devait être indigne de le posséder.
Je me levai, quittai ma tente, et, saisissant la pauvrette, je la remis proprement en place.
Cet acte de ma part ne prouve pas qu'elle ne soit incapable de fournir le sujet de brillantes dissertations. Il ne faut pas non plus l'attribuer à ce que ma fidèle gamelle a été faite de fer-blanc, et que ses flancs portent deux oreillettes de même métal.
Non, cet acte magnanime de relever gracieusement ma chère compagne est dû à l'horreur que m'inspirait ma mauvaise action, et, de plus, je tenais à me réhabiliter dans ma propre estime.
Laissons à l'ouest le vase dans lequel le cuisinier me versera la soupe du soir, et examinons ce qui vient ensuite.
Le soleil, joyeux, nous aide dans nos recherches. Vivement éclairé par lui, reconnaissons mon quart.
Nous avons raison de dire quart, car gobelet manquerait de cachet local.
XIII
LE QUART
Oui, je trouve mon quart, placé comme par hasard, près de l'endroit où fut déposée ma gamelle.
Il serait illogique de croire qu'il pourrait en être autrement. Le quart marche avec la gamelle. L'un ne peut aller sans l'autre.
Il est nécessaire d'utiliser le quart. On peut aussi boire au petit goulot du bidon, mais quelle imprudence!
Les Rédirs sont habités par des quantités de parasites, qui, entrant dans le bidon, ne se gênent pas ensuite pour entrer dans la bouche.
Le quart équilibre la situation et permet d'étrangler les animaux aquatiques en question.
Visibles à l'oeil nu, ils nagent gaiement dans le quart, et l'on met fin à leur existence avec un peu d'énergie.
Quelques-uns emploient le couvre-nuque pour filtrer l'eau, mais ce sont des sybarites. Le plus grand nombre, mourant de soif, négligent toute prudence et boivent à grands traits partout où faire se peut.
De graves accidents, dus à l'absence de quart, arrivent quelquefois.
Je sais une histoire à ce propos.
Un jour de soif terrible, un troupier s'avise de se coucher au bord d'un marais, et d'en boire ainsi l'eau stagnante.
Il se relève radieux, mais le malheureux ignorait que ses amygdales portaient un intrus.
Une sangsue microscopique s'y était installée et prenait taille à cet endroit.
Le troupier avait bien senti quelque chose d'anormal en buvant, mais, attribuant cela au goût de l'eau, il n'y pensa plus.
Peu de jours après, sa salive se tachetant de sang, il fut ému.
Puis vint un chatouillement étrange qui lui caressait la gorge, et il fut de plus en plus ému.
Enfin, n'y tenant plus, il alla trouver le major, qui, lui ôtant tranquillement une sangsue de fort belle venue, lui dit d'aller cracher en paix.
Depuis ce moment, ce gaillard-là a un culte particulier pour son quart.
Il ne boit jamais hors de lui.
Morale: Buvons toujours dans un quart, et non comme les guerriers de
Gédéon.
A l'encontre des pipes, les quarts dont plus appréciés dans leur jeune âge que dans leur vieillesse.
Ils sont plus propres d'abord, chose essentielle, et, n'étant pas bosselés, ils contiennent plus de vin hygiénique.
Personne n'ignore qu'un quart portant une bosse à saillie intérieure perd de sa puissance. Cette question, peu encouragée par un jeune soldant manquant d'expérience, acquiert une véritable valeur chez le vieux troupier, qui ne veut pas perdre une seule goutte de sa ration.
Je reviens donc à ma première assertion et je recommande les quarts vierges.
Les qualités du mien pourraient être discutées, et je n'ose lui attribuer plus que son dû réel. Il appartient à la bonne moyenne et ne loge pas bien loin de l'ouverture de ma tente.
Laissons, chers lecteurs, ce gobelet militaire recevoir la douce chaleur du soleil qui le chauffe, et continuons notre voyage.
Vers le sud, nous rencontrons nos guêtres. Elles vont faire le sujet d'un chapitre palpitant. Allons-y.
XIV
LES GUÊTRES
Mais là, vrai, les deux mains sur la conscience, il est très-difficile de raconter les guêtres.
L'inspiration manque. On a beau se palper, se sonder, se percer à jour, on reste à sec en face de ces humbles chaperons de nos jambes militaires: absolument zéro.
Elles possèdent bien chacune quatorze boutons qui accidentent leur blanche monotonie, mais il est si facile d'être inspiré par autre chose!
Et encore, leur utilité en route n'est certainement contestée par personne, et je suis le premier à leur rendre justice.
Il est vrai aussi de croire qu'à trois heures du matin, par un temps froid et humide, quelques difficultés se présentent bien pour chausser les guêtres, au moment d'un départ précipité.
Et puis, à l'alerte, le soldat pourrait être plus prompt à courir aux armes, si la guêtre n'existait pas.
Oui, tout cela est réel, mais peu poétique. Et je soupçonne ces graves pensées d'être froides et peu faites pour exalter l'imagination.
Cependant, aucune comparaison ne peut être posée entre les guêtres de toile et les guêtres de cuir.
Celles-ci, avec leurs nombreux trous, dans lesquels passe un long cordon sont grandement supérieures à celles-là, au point de vue de l'embêtement. Pas de contestations admissibles sur ce point.
Ces deux types de guêtres sont réglementaires. Viennent ensuite les genres fantaisistes.
J'en néglige ici l'énumération entière, et je me contente de citer la guêtre de drap, solide et chaude. Le soldat élégant seul patronne celle-ci, avec laquelle je ferme le ban.
J'ai peut-être eu tort de parler ici de ces infimes accessoires de guerre.
J'avoue franchement qu'il m'aurait été facile de les laisser dans l'ombre. Cela aurait-il été noble cependant?
Et après, vous, loyal lecteur, ne m'auriez-vous pas lancé à la face l'accusation de partialité et de manque de bonne foi, dans mon rôle d'écrivain et de voyageur, passionné du vrai?
Et vous auriez eu raison, car je dois à mes descendants la vérité toute entière, et voilà pourquoi j'enregistre mes guêtres au sud trois quarts ouest. Ce point est marqué par la boussole que j'ai sous les yeux.
Je profite de cela pour assurer la position de mon sabre.
Il est bien accroché dans la direction que j'ai eu l'honneur de soutenir au chapitre X. J'avais dit juste alors. Je ne reviendrai plus sur ce sujet. L'incident est clos.
Cejourd'hui est le quinzième de mon voyage circulaire, et, comme demain est le sabbat, je me donne des vacances d'une semaine.
Tout le monde prends des vacances dans ce siècle de progrès: députés, sénateurs, secrétaires d'État, garçons de café, journalistes et fumiste,—ceux-ci bien peu.—Comme je suis de tout le monde, je me donne congé et je cours à mes vacances, que ne seront pas stériles, je vous le promets.
Les chapitres suivants le prouveront.
XV
LES VACANCES
Assis par terre, les jambes croisées à l'orientale, je jouis de mon congé, en admirant le paysage qui se déroule au loin dans la plaine.
Mon regard plane sur cette immensité, et mon imagination, libre de toute entrave, prend son essor vers les cieux infinis.
C'est beau et grand, la liberté! Laissé à lui-même, malgré ses plus beaux projets et ses plus sérieuses résolutions, il devient bientôt apathique.
Il lui faut le stimulant d'un règlement, d'une ambition quelconque, pour le forcer à sortir, en grommelant, de sa léthargie paresseuse.
La liberté, mot mille fois rabâché, à propos duquel je rabâche ici de vieilles choses, s'empare de son élève, lui ouvre des horizons sans fin, l'assomme de bonheur, de satisfaction, d'ennui, et le livre bientôt, éreinté et dégoûté, à un règlement qui en fait un homme.
Car sans ligne de conduite, sans but, avec trop de liberté enfin, jamais d'homme.
Ces pensées m'empoignent pendant mes chères vacances, et, reportant mes regards vers la terre, l'oeil vague et réfléchi, je fais une étude de botanique morale sur la touffe d'alfa qui pousse à mes pieds.
L'attache qui la lie au sol fait sa force. Arrachée, elle roulerait au gré des vents, et, jaune et flétrie, elle irait bientôt mourir sur quelque fumier inconnu. Aussi, comme elle semble vouloir être libre!
Violemment secouée par la brise, elle lance des pointes dans toutes les directions.
Les fines extrémités de ses tiges dansent sur leurs bases flexibles, et menacent continuellement un ennemi invisible.
Étonnante ivresse que la danse de l'alfa!
Serpent nourri de vent, elle se livre à ses caprices, et taille dans les airs les plus fantastiques évolutions.
Quelle traîtresse, cependant! Derrière cet air léger et insouciant, se cache une noire méchanceté, à laquelle un Bou-Amema quelconque se charge souvent de donner raison.
Son voisinage offre de si meurtrières cachettes!
Inutile de rappeler ici les crimes dont elle fut témoin. Nombre de malheureux soldats, en faction la nuit aux avant-postes, lui doivent la mort.
Morne, silencieux, le factionnaire fouille au loin l'horizon d'un oeil anxieux… Soudain, un éclair brille, un coup de feu éclate, le soldat tombe, un maraudeur s'enfuit.
Un bouquet d'alfa avait caché l'assassin.
Oh! défions-nous de cette plante! Ses parages sont pleins de drames.
A tel point, que le chapitre suivant, construit pendant mes vacances fera connaître un lugubre épisode, dont le théâtre était une plante d'alfa.
Cette histoire est de celles qui laissent de profondes traces dans l'imagination des lecteurs.
Je quitte cependant, avec un profond regret, ce chapitre XV, imbibé des plus saines idées philosophiques.
Il tendra à démontrer à nos pairs que je suis très-fort en vacances.
Allons, c'est fait, avalons bravement le chapitre suivant. Une fois lancé, marchons courageusement jusqu'au bout. Les dieux nous en sauront gré.
XVI
COMBAT HOMÉRIQUE
C'était le deuxième jour de mes vacances. Triste et pensif, je me livrais à d'intimes actions sur le bord d'un étroit sentier, lorsque mon oreille fut frappée par un petit bruit sec.
Regardant dans la direction indiquée, je fus témoin d'une horrible tragédie, dont je vous dévoile tout de suite les émouvantes péripéties.
Un énorme cafard était aux prises avec une dizaine de grandes fourmis, dont le domicile entamait fortement la base d'un gros bouquet d'alfa.
Ce malheureux coléoptère avait probablement fourré son nez dans des choses privées, car les fourmis paraissaient fort en colère.
Il faisait de prodigieux efforts pour sortir de ce mauvais pas, mais à peine entr'ouvrait-il les ailes, que ses ennemies s'y cramponnaient avec furie.
Lançant de formidables horions à droite et à gauche, il ne pouvait cependant se débarrasser de ses assaillantes. Ce voyant, en tacticien habile, ce cafard malin fit le mort et attendit les événements.
Un spectacle extraordinaire s'offrit alors à ma vue.
Les sept ou huit fourmis qui l'entourent encore restent ébahies et tiennent un conseil de guerre. Après de longs pourparlers, bourrés d'arguments divers, une décision est prise, et l'action commence.
Deux des plus agiles se cramponnent aux ailes à moitié rentrées de leur victime, deux autres aux pattes de derrière, et le reste pousse de l'avant.
On marche en traînant le cadavre, et la route suivie mène au logis des fourmis.
Le cortège s'avance ainsi de quelques centimètres sans encombre, lorsque le cafard, sentant qu'on le traîne à sa perte, revient brusquement à la vie, et annonce sa résurrection par un vigoureux coup de patte, qui envoie rouler la plus ardente de ses ennemies sur un caillou voisin. Elle y reste évanouie et expire quelques instants après.
Les autres, surprises de cette vie miraculeuse, se retirent discrètement à l'écart et tiennent un second conseil.
Profitant de ce répit, le malheureux cafard recrute tous ses moyens, se ramasse sous ses élytres, fermement rentrés, et marche en avant.
Il se traîne quelques secondes, et soudain une attaque furibonde, venant de tous côtés, le rend perplexe.
Ses assaillantes, retirées derrière les rochers des environs, avaient concerté un plan et le mettaient énergiquement à exécution. Fondant à l'improviste sur leur ennemi en fuite, elles l'entourent et le harcèlent sans cesse.
Il tient ferme, se débat longtemps, et finalement, perclus et épuisé, il succombe une deuxième fois, non sans avoir jonché l'arène de nouveaux cadavres.
Des renforts arrivent aux fourmis, et elles organisent un second convoi.
Alors commence, pour le cafard expirant, une promenade des plus dramatiques.
Tantôt, sur une motte de terre, son gros corps luisant se tourne et agite convulsivement ses pattes dans le vide, tantôt, échoué dans un bas-fond, il nécessite les plus grands efforts pour l'en retirer.
Il serait oiseux de suivre cet insecte dans son triste pèlerinage. Il ne me reste plus qu'à raconter les événements de la fin.
Parvenues à domicile, les fourmis lâchent prise et hésitent un instant. Leur proie, offrant une trop grande surface, ne pourra être introduite chez elles.
Les discussions se poursuivent, et l'on paraît vouloir lentement s'acheminer vers une décision.
Enfin, les dernières objections levées, les plus fortes se montrent, et le morcellement commence.
On en veut surtout aux pattes, car le souvenir des camarades, qui gisent sur le champ de bataille, aiguise leur haine. Ces terribles pattes ont porté les coups.
On saisit l'avant-train, et bientôt un membre, cédant à des efforts réitérés, reste entre les serres d'une des travailleuses.
A ce moment, une chose terrible se passe.
Réveillé de sa torpeur, le cafard bondit sous la douleur et fait face, une dernière fois, à l'armée entière de ses assaillantes.
Ses défenses de front se redressent, s'aiguisent sur son museau bruni et défient au combat. Son corps entier frissonne et se cambre fièrement sur ses pattes.
Tel apparaît à la meute qui le traque le sanglier acculé à sa bauge. Ses poils, frémissant sous l'action de la rage, ondulent, secoués par sa respiration haletante; ses flancs se gonflent et bondissent, en saccades entrecoupées; ses pattes, cambrées obliquement, sont prêtes à donner l'élan; son groin, armé de dents féroces, hume l'air avec feu et défie, par son attitude arrogante, la foule entière des chiens ébahis.
Ceux-ci s'arrêtent un instant, comme bouleversés de tant d'audace, mais se ruent bientôt sur lui et le mettent en pièces.
Tel apparaît aux fourmis ahuries l'indomptable cafard, héros de ce drame.
L'attaque ne se fit pas longtemps attendre.
Blessées dans leur orgueil de vainqueurs, les fourmis se précipitent en foule, le roulent et le culbutent en tous sens.
En vain ses membres musculeux frappent-ils à droite et à gauche; en vain sa tête, faisant bélier, se rue-t-elle contre les nombreuses cohortes des fourmis. Inutiles efforts! Il est entouré, écrasé, enlevé, entraîné, et, roulant par terre une dernière fois, il se décide enfin à dire adieu à la lumière.
Une convulsion suprême l'étend sur le dos, ses pattes battent l'air, avec des frémissements de plus en plus lents, et bientôt il ne reste plus qu'un réel cadavre, de ce qui, l'instant d'avant, faisait l'honneur de sa race…
Sait-on si ce tragique cafard n'avait pas un épouse, jeune et belle, qui l'attend, inquiète, au logis?…
Une mère, et un père, vieux et impotents, guettent peut-être son retour, avec la pâture de la journée!… Jeune et brave, son devoir était de nourrir les siens. Il s'en acquittait bien, preuve, la lutte suprême qui lui coûte la vie…
Était-il père?…
Ses petits, dans leur nid moelleux, veillent jusqu'à sa rentrée au logis. Leurs regards inquiets interrogent au loin l'horizon, pour y voir poindre la forme bien-aimée de l'auteur de leurs jours!…
Mais rien, rien que le ciel vide…
Tristes réflexions qui m'accablent!…
Les fourmis, sans se laisser attendrir par ces funèbres pensées, dissèquent tranquillement leur proie, et elles en logent les parties dans leurs vastes greniers, pour servir de nourriture à leur nombreuse progéniture.
J'assiste jusqu'à la fin à cette lugubre opération, et, quittant cet endroit sinistre, je rejoins mes camarades, l'âme profondément remuée.
Ce fait est véridique, et je le livre intact à ma postérité.
En proie à une immense douleur, qui m'envahit infailliblement, au souvenir de ce drame, je me vois forcé de fermer ce chapitre, que j'avais pourtant juré de faire intéressant…
XVII
FUNÈBRE SOUVENIR
……………………………….. ……………………………….. ……………………………….. ……………Le cafard………….. ……………………………….. ……………………………….. ………………………………..
XVIII
PÊCHE MIRACULEUSE
Plaignez-moi, car j'en vaux la peine.
Un peu remis des cuisantes émotions dues aux chapitres précédents, le hasard, parfois aimable, me fournissait une affriolante pêche à la ligne.
Passions et joies de mon enfance! m'écriai-je en délire, enfin, je pourrai donc, une fois encore, me livrer à vous, corps et âme!
Une rivière serpente à quelques pas d'ici, et un jeune amateur convaincu doit me conduire sur ses rives.
Comme nous allons être heureux!
Ce jeune homme, caporal dans ma compagnie, est membre de l'institut de Cambodge-Annam—gage de succès,—officier d'académie, et porte des lunettes à branches.
Doit-il assez aimer la pêche à la ligne!
Accordant une mentale ovation à Alphonse Karr, notre grand maître pêcheur à tous, je me plonge dans de délicieuses émotions, évoquées par le souvenir de son fameux poisson de cinq pieds, qui faillit le submerger dans la Manche près d'Étretat.
De là, me laissant entraîner par les caprices de ma pensée, je n'hésite pas à me rappeler mes exploits sur la rivière des Prairies.
Refaisant, étape par étape, mes années du jeune âge, je me vois, impatient, attendre le soir qui devait me trouver dans ma pirogue, fidèle aux barbues, à qui je fournissais une pâture qu'elles appréciaient.
Je choisissait une pierre, assez longue et lourde, que j'attachais avec une corde d'écorce, et, lançant ma pirogue au fil de l'eau, je lâchais tout, à l'endroit propice.
Préparant alors mes lignes, j'y mettais les appâts avec un soin jaloux, et ah! qu'il était doux à mon oreille, par une soirée calme, le son plaintif du plomb frappant l'eau!
La ficelle enlacée autour de l'index, l'oeil fermé ou perdu dans la pénombre lointaine d'une eau sereine, les sens endormis dans une vague indécision mentale, j'attendais le choc lent et prolongé d'un gibier marin quelconque.
Pas un souffle dans l'atmosphère.
Les bruits se répandent avec une limpidité merveilleuse.
Les voyageurs, attardés dans les petites cabanes de leur radeau, envoient dans les airs leurs chansons bien rhythmées.
L'écho est fidèle aux douces et monotones terminaisons traînardes, particulières à nos chants canadiens:
Elle est à quinze brins,
Ma ceinture de laine;
Elle est à quinze brins,
Ma ceinture de lin.
Ou bien:
Rendez-moi mon quart d'écus,
Je ne veux plus boire;
Rendez-moi mon quart d'écus,
Je ne boirai plus.
Bientôt tout bruit s'éteint peu à peu.
Seul un voyageur en gaieté trouble encore parfois le grand silence, et chante, en coupant vigoureusement chaque syllabe:
C'est les avirons Que nous montent, qui nous mènent, C'est les avirons Qui nous montent en haut.
Puis il se tait brusquement.
Et pas une barbue!
Les battements cadencés de mes nerfs simulent seuls le: Ça mord! traditionnel.
Chut! me dit mon frère, compagnon inséparable.
Je ne réponds rien, car je m'aperçois que ça mord aussi.
Un brusque mouvement d'Ulric, des embrassées fiévreuses et multipliées de sa part, un léger clapotis, un son mat à l'autre extrémité de la pirogue, m'apprennent bientôt qu'une pièce est enlevée.
Est-elle grosse?—Ah! très-belle!
Je suis jaloux: ça mord, je tire brusquement ma ligne, j'en attrape une grosse et je suis consolé.
Et pendant dix ans, cela dura…
Allons! allons! courons vite à la rivière, dis-je énergiquement au caporal. Il me faut tout de suite me livrer au sain plaisir de la pêche.
Le caporal sourit, se retire respectueusement et revient quelques instants après, avec une quantité respectable de roseaux de tous genres, armés de ficelles de différentes longueurs.
Nous voilà en route.
Je guigne le bout des ficelles, et je n'y vois pas d'hameçons. Sur ma demande d'explications, le caporal répond que tout va bien, et que sa musette contient ce qui est nécessaire.
Nous sommes sur la berge de la Mékerra.
Choisissant un emplacement convenable, je m'y installe. L'eau, de couleur sombre, m'annonce une profondeur suffisante.
Je commence à jouir d'avance de mon bonheur.
Je prends une ligne et demande un hameçon à mon compagnon. Un sourire, toujours respectueux et teinté d'une certaine pitié pour mon ignorance, illumine les traits de ce cher camarade.
D'un geste digne il me montre au bout de la ficelle un engin microscopique, accompagné d'un plomb presque invisible à l'oeil nu.
Ah! m'écriai-je, je vous remercie.
Mais en moi je pensais qu'un pareil crochet ne pourrait jamais réussir à enlever les pièces que je devais prendre.
Je ne dis mot cependant et demandai les appâts.
Un étroit sac de papier m'est présenté. Au fond, se remuent une quantité innombrable de petits vers blancs. Ils sont un peu plus gros que la tête d'une épingle.
Je jette un regard soupçonneux sur le caporal, et ma confiance commence à être sérieusement ébranlée.
Je me remets cependant, et, après d'inqualifiables efforts, je parviens à accrocher une de ces petites bêtes à la pointe de l'hameçon.
Lançant ensuite tout l'attirail en plein eau, je concentre mes facultés sur le vrai travail du pêcheur: suivre attentivement, d'un oeil fatigué, la plume d'oie servant de bouchon indicateur.
Mon compagnon a agi comme moi, mais certain dépit nerveux chez lui me fait croire qu'il est très-difficile dans le choix de l'endroit où jeter sa ligne.
Jamais content, ce caporal. Aussitôt sa ligne à l'eau, plus vite il la retire.
Ses gestes, devenant peu à peu épileptiques, finissent par attirer tout à fait mon attention.
Je le regarde, et la décomposition de son visage me fait peur.
Les veines de ses tempes sont gonflées à se rompre. Les coins de sa bouche sautillent nerveusement. Ses mais, agitées et pendantes, ne retiennent plus le roseau qui flotte sur l'eau. Son corps, penché en avant, semble prêt à s'élancer; et enfin, ses yeux, aux prunelles démesurément dilatées, sont dardés, avec une intensité inouïe, sur le bouchon de ma ligne.
—Ça mord! mugit-il d'une voix à réveiller les morts, au jugement dernier.
Je crois, en effet, voir une presque imperceptible vacillation du bouchon, et, ému par le cri énergique de mon compagnon, j'enlève ma ligne avec une vigueur à retirer un poisson de dix livres.
Hélas! une légèreté peu encourageante me fait vite comprendre que l'hameçon est vierge de toute victime, et j'allais remettre ma ligne à l'eau.
—Vous en avez un, hurle mon compagnon sur le même ton qu'auparavant.
Cette fois je perds complètement contenance.
Mon imagination surchauffée fait tout de suite défiler devant moi les cas nombreux d'individus frappés d'épilepsie ou devenus fous furieux subitement.
Pas possible, ce caporal est fichu, me dis-je, et, mettant ma ligne par terre, je me lance au secours.
Ce voyant, mon compagnon se précipite vers moi, et avec une fureur telle que, perdant totalement le peu de sang-froid qui me reste, je m'enfuis à toutes jambes.
Surpris de ne pas être poursuivi, je regarde en arrière: le membre de l'Institut de Cambodge-Annam tiraillait fiévreusement le bout de ma ficelle.
Je comprenais son étonnante émotion. Un barbillon, d'un pouce et demi de longueur, était étroitement serré entre ses doigts.
J'appris que de plus grands poissons étaient quelquefois pris en y mettant de la patience.
J'en fus satisfait.
Plaidant une migraine, aussi violente que subite, je m'éloignai de la berge.
La pêche dans la Mékerra peut trouver des amateurs, mais j'ai des goûts excentriques, et je ne l'aime pas.
Où êtes-vous, fameux saumons du Saint-Laurent! Et vous, maskinongés à long bec, qui autrefois faisiez mes délices!
Bienfaisantes barbues de l'anse à Bleury, anguilles mystérieuses et gluantes, brochets et achigans violents, mais chers à mes lignes! Riez, riez de ma déconvenue! Moquez-vous bien de votre maître à tous: il est maintenant impuissant.
Plaignez-moi, car j'en vaux la peine.
XIX
SOUVENIR DU JEUNE AGE
Je jure que je ne quitterai pas ma tente pendant les quatre derniers jours de mes vacances.
Mon expérience de la pêche à la ligne m'a trop douloureusement éprouvé: je ne veux plus m'amuser.
Cependant, l'ennui commence à m'assommer ferme, et le diable m'emporte, mais je voudrais être en route.
Que ferais-je bien aujourd'hui pour tuer le temps? Rien, si ce n'est réfléchir.
Que fait un homme qui n'a rien à faire? Il pense.
S'empoigner avec ses réflexions est un moyen comme tout autre d'oublier le présent.
Le passé défile devant soi, et l'on a le choix des sujets.
On glisse rapidement sur les choses ennuyeuses, et l'esprit s'arrête avec complaisance sur certains événements chers au souvenir.
Le premier sourire de la femme aimée fait époque dans la vie d'un homme, et y laisse des traces brillantes où l'imagination aime à se trouver.
Par contre, l'oubli complet nous venge bientôt de nos plus violents déboires.
Heureuse construction que la machine humaine!
L'homme prévoyant doit toujours s'assurer la pâture de l'avenir avec un passé bien rempli.
L'âge arrive, et avec lui tout un cortège d'illusions perdues, de chagrins, de passions, d'ambitions avortées, de jouissances.
Le repos bien mérité, au bord de la tombe, permet au mortel de puiser dans cet immense océan du passé, et d'y prendre à volonté les sujets de souvenir.
Ce préambule m'amène naturellement à raconter un événement auquel je fus mêlé, et que, à l'époque, fit une impression extraordinaire sur mon esprit.
J'étais très-lié avec un jeune étudiant en droit du nom de P…
Ce garçon me recevait chez lui chaque soir, et je dois me rendre justice: c'était toujours sur ses instances réitérées que je franchissais, au crépuscule, le seuil de sa porte.
Si, par hasard, j'oubliais le rendez-vous, je voyais P… arriver chez moi, le reproche à la bouche.
Nous étions tus deux quelque peu musiciens, et nous partagions nos soirées entre la musique et la pipe.
Très-enthousiaste, il me faisait lui raconter mes aventures.
Déjà, à cette époque, j'avais connu les caprices du sort des voyages.
Un ami commun, T…, logeait chez P… et, pendant ces longues soirées d'hiver, je nouai avec ces deux garçons-là, à l'aide de franches causeries, les deux plus solides amitiés de ma vie.
D'une timidité incompréhensible qui me faisait fuir le monde, je n'abordais presque jamais les parents de mon ami.
Celui-ci, connaissant cette particularité de mon caractère, entourait mon entrée chez lui de précautions toutes mystérieuses.
Il me précédait toujours, et éloignait de ma chère personne tout être indiscret.
Si la bonne m'ouvrait, elle avait ordre de me conduire au fumoir sans avertir qui que ce fût.
Si bien que le papa finit par être intrigué du personnage phénoménal introduit chaque soir chez lui par son fils.
D'intrigué qu'il était, le bonhomme devint peu à peu hargneux, et, finalement devant les insistances de mon camarade, priant son père de ne pas me parler, la haine du vieillard ne connut plus de bornes.
La maman, contrairement à son mari, nourrissait pour moi un amour qui frisait l'adoration.
Elle ne tarissait pas d'éloges à mon adresse, chaque fois que, rougissant, j'avais l'honneur très-rare de lui parler.
Le papa attendait depuis longtemps une occasion favorable de faire éclater sur ma tête une tempête terrible.
Inconscient du malheur qui me menaçait, je continuais toujours mes visites, les entourant de plus en plus d'une discrétion dont l'excès faisait écumer le père de mon ami.
Le Bazar de la maîtrise Saint-Pierre fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres.
Il avait entendu, pendant la journée, entre P… et moi, que nous irions le soir au Bazar.
A sept heures, j'étais dans le corridor, chez lui. Il rendait compte de sa sortie.
Des cris, des hurlements, des bruits de vaisselle cassée, des pleurs de femme, et de jeune fille, des jurons, enfin toute une gerbe de sons variés m'arrivent tout à coup.
Des qualificatifs, extraordinairement gras, sortent de la bouche du papa.
Je perds contenance et m'efface discrètement, me faisant très-petit.
Je regrettais ma présence au milieu de cette fête d'intérieur.
Toujours loin de moi, cependant, l'idée que ma mince personnalité était pour quelque chose dans cette orgie de famille.
La porte de la salle à manger s'ouvre, et mon ami P… l'oeil en feu, me prie de le suivre et de ne pas faire attention aux paroles du son père.
Je consens de la tête, prenant la mine d'un homme peiné d'être témoin d'une pareille scène.
Mais le papa suit de près, et l'orage m'écrase de toute sa violence.
J'aurais fait la fortune d'un peintre, s'il avait pu croquer ma binette au moment où je compris que j'étais la cause de tout ce tremblement.
J'étais anéanti, écrasé, pulvérisé.
Je courbais l'échine et me croyais en réalité le plus misérable des hommes.
Jamais ma chétive personne ne m'était apparue aussi dénuée de tout intérêt.
J'étais sincèrement convaincu que le dernier des mortels valait cent fois plus que moi.
Telles sont mes pensées, tant que le papa s'adresse à son fils, mais, une fois lancé, le gaillard ne savait plus s'arrêter, et bientôt sa fureur me prend directement pour objectif.
Toutes les foudres de son éloquence bilieuse m'atteignent à la fois.
—Qu'est-ce que ce monsieur C…? A peine a-t-il vingt ans qu'il a déjà été soldat au Texas! Ça doit être un voyou de la plus belle eau!
Ah! massacre et pain d'épice! Je redeviens à l'instant le premier des mortels, et, au moment où mon poing allait s'abattre sur le crâne de l'insolent, je me trouve étendu sur le trottoir.
Un bruit violent m'apprend que la porte s'est refermée, et, réflexion faite, je comprends que j'ai été flanqué dehors.
De lointains et sourds mugissements me font connaître que mon ami recevait une raclée paternelle, tandis qu'un rire méphistophélique, venant du troisième, ne me laisse aucun doute sur la désopilation du camarade T…, témoin du drame.
Ma chute m'avait fort ébranlé, mais une idée nette et claire restait dans mon esprit: me venger.
Toutes les tortures du monde ne pourront effacer une insulte aussi grave.
Car enfin, invectiver un homme et le flanquer à la porte, voilà certainement une insulte: aucun doute possible là-dessus.
La tête bourrée des plus effroyables pensées, je m'éloigne, en proie à une émotion bien légitime.
Le hasard me fait tomber sur un mien cousin, affuble du plus cocasse dénominatif du monde. Ses ancêtres lui avaient légué le nom emblématique de Dolphis Seringue.
Une idée me frappe… un duel!…
Voilà une vengeance peu canadienne, il est vrai, mais qui n'en sera que plus terrible.
Je suis fort au pistolet, et j'abattrai le bonhomme. Puis, lu mettant le pied sur la gorge, je lui rirai sardoniquement au nez, en assistant à son dernier râle.
La décomposition de mon visage et le désordre de mes habits attirent l'attention de Seringue.
—Tu me connais, lui dis-je avec éloquence. J'ai besoin de toi pour me rendre un grand service. Il faut que je me batte en duel, et tu seras mon témoin. Tu vois cette maison. Eh bien, là réside un animal qui m'a insulté. Non content de l'insulte, l'infâme m'a violemment jeté hors de chez lui. Comprends-tu qu'un homme comme moi ne doit pas supporter qu'on l'étende impunément sur un trottoir, quel qu'il soit?
Ce morceau d'éloquence produit un effet remarquable.
Seringue est électrisé. Il prend ma vengeance à coeur, et, sans autres explications, il se pend à la sonnette de mon insulteur.
Le nez collé au volet du deuxième, le père P…, qui s'attend à quelque chose, guigne l'entrée de sa maison, et crie:
—Qui est là?
—Dolphis Seringue
—Qui ça, Dolphis Seringue?
—Un monsieur.
—Que me voulez-vous?
—Je viens de la part de C…, qui veut se battre en duel avec vous.
Le bonhomme P…, qui connaissait son latin, lui lance un formidable cambronne pour lui et pour moi.
Dolphis Seringue rugit et donne de violents coups de pied dans la porte.
L'ami T…, et P…, revenu de sa raclée, prennent goût à la tournure des événements et se rendent malades de rire.
Seringue continue toujours en gamme ascendante, sa série de coups de pied dans la porte, et agrémente son langage d'épithète à hauteur.
Le père P… prend un air de haute-taille, et, se cambrant dans la croisée, avec la plus exquise politesse:
—Mon cher monsieur Dolphis Seringue, si vous ne cessez de frapper à ma porte, je me verrai dans la pénible obligation d'avoir recours à la police pour vous faire arrêter,—puis, s'emballant,—vous m'embêtez, monsieur,—de plus en plus poli,—f…-moi la paix et,—dernier et conclusif argument:—mangez de la… Autre édition du classique suscité.
Dolphis Seringue devient diablement personnel.
C'est à lui que le bonhomme aura affaire…
Cette scène m'afflige beaucoup.
Un peu remis de ma colère, je comprends enfin que la démarche de
Seringue est tout au moins empreinte d'une certaine irrégularité.
Je l'attire à mon tour de le tranquilliser.
Sa fureur ne connaît plus de limites. Nous nous séparons après avoir arrêté les plus sombres projets de vengeance pour lendemain. La nuit porte conseil.
Le jour suivant, il ne me restait plus qu'une grande tristesse et une courbature à l'épaule.
Le père P… est un vieillard, et je ne puis cependant pas me battre en duel avec lui…
Il avait bien le droit de trouver que je débauchais son fils…
Puis enfin, si je n'avais pas été soldat au Texas, il ne m'aurait pas traité de voyou…
Cependant, il m'a jeté à la porte…
Débonnairement, je me donnais tous les torts, et, n'osant faire mes excuses au père P… de m'avoir flaqué sur le trottoir, j'écrivis à sa femme.
Je lui fis une peinture navrée de la candeur de ma conduite, et lui jurai bien sincèrement de n'y plus revenir.
Je vis mes deux amis dans le courant de la journée. Ils rageaient de ma bonasserie inqualifiable, et P… ne parlait de rien moins que de quitter le toit paternel.
Je me fis pacificateur et mis de la raison dans son esprit.
Le soir, je reçus du père P… une lettre bourrée d'excuses de toutes sortes. Il mettait toute la faute sur son coquin de garnement.
Quant à Dolphis Seringue, il rage encore.
Si mes deux amis voient ces lignes, je souhaite qu'ils en rient un peu comme j'en ris maintenant.
C'est égal, dans le temps, c'était dur tout de même, surtout le trottoir.
XX
UNE PAGE D'AMOUR
Mon éditeur a annoncé, avec une certaine pompe qui flatte singulièrement ma vanité, que j'écrivais un roman.
Diable! un roman veut dire: amours, aventures, intrigues.
Me voilà au vingtième chapitre de mon livre, et, si je me rappelle bien, aucune chose de ce genre n'a été dite jusqu'ici dans cette oeuvre appelée à faire ma gloire.
Ne dois-je pas profiter d'un repos bien acquis et des trois jours de congé qui me restent pour aborder ce sujet?
L'amour est un dieu auquel j'ai beaucoup sacrifié, et un épisode sur mes conquêtes passées a sa place marquée ici.
Pourquoi pas, d'ailleurs? et en conséquence:
Après avoir étudié l'art de la charpente, je compris bien vite que j'étais indigne de ce beau métier, et, à la suite d'une chute de quarante-cinq pieds, je fus convaincu que ces sortes d'exercices étaient contraires à ma santé.
J'entrepris donc une autre carrière.
Détestant à l'extrême les professions remuantes, j'acceptai le poste de commis dans une épicerie, près de Toronto.
Ma position était brillante.
J'avais vingt francs par mois, la nourriture et dix-huit heures de travail par jour.
Enchanté de ma nouvelle position, je songeais déjà à la quitter, quand un événement tout fortuit me retint: ma patronne était devenue amoureuse de moi.
Laide, bête, prétentieuse, elle avait cinquante ans et parlait pointu.
Ayant déjà vidé deux maris, elle songeait à enterrer le troisième.
Coquette et toujours bien mise, elle choisissait les moments où elle essayait un cotillon, un fichu quelconque, pour m'appeler et me demander mon avis.
Et alors, quel petit air délicat d'indifférence! Comme elle minaudait bien devant sa glace!
J'ai déjà dit ma bonasserie monumentale, mais cette qualité pâlissait devant ma naïveté: quelque chose d'inédit enfin.
Offrant à ma patronne le plus beau spécimen d'idiot antiamoureux, elle essaya de dompter ma froideur en me parlant continuellement de sa fille.
Celle-ci, mon aînée d'un an, avait dix-sept hivers, et étudiait le piano à Montréal.
Elle devait arriver dans quelques jours.
En voyant la photographie de cette jeune fille, je fus foudroyé.
C'était fini, je l'étais.
Ma timidité augmentait en raison directe de cette amour, et lorsque Angèle fit son apparition à l'épicerie, je m'évanouis derrière une meule de fromage.
Cet événement flatta la jeune fille. Attirée par l'effet qu'elle avait produit sur moi, elle se persuada qu'elle m'aimait.
Quant à moi, j'étais fou.
Je pesais une livre de beurre quand on me demandait une pinte de whisky, et je posais partout le nom de ma belle, même sur mes livres de comptabilité.
Un tel,—trois Angèles = 0,50—je devais écrire trois tranches de porc frais.
A cette période aiguë de mon existence dans l'épicerie, mon patron intervint.
C'était un petit bonhomme grêle, hargneux, affairé, méchant en diable.
Se redressant sur ses petites jambes, il m'apostrophait d'un ton prudhommesque, menaçant de me congédier.
Mais je tenais fort à mes vingt francs par mois, à mes dix-huit heures de travail par jour et probablement aussi à Angèle. D'autant plus, que ma patronne venait de commander pour moi un costume jaune complet.
Je courbais la tête, promettant de m'amender.
Ce que cette passion me fit faire!
Un jour, je pars pour aller chercher un chargement de pommes de terre dans un village voisin.
Heureux de me trouver en proie à mes pensées, je laisse le cheval prendre une direction opposée, et je constate mon erreur à quinze milles plus loin.
Une autre fois, courbé sur mes genoux pour prendre une brassée de bois dans la cour, je reste dans cette position un temps infini.
Je voyais le ciel, les nuages, les étoiles, enfin le système solaire au complet, et, plus brillante que tout ça, ma divine Angèle m'ouvrant les bras.
J'étais ramené à la réalité par une brutale injonction, qui n'avait rien de cosmographique.
Toujours ce maudit patron. C'était à n'y plus tenir.
Les projets les plus fantastiques envahissaient mon esprit.
Tout ce que les amoureux les plus convaincus de l'antiquité et de nos jours on pu inventer était bien pâle, comparé à mes châteaux espagnols…
Jusqu'à cette époque, mes amours avec Angèle s'étaient concentrés dans une pudique série de soupirs, d'oeillades accompagnées de sourires bien modestes.
Un soir, il y avait beaucoup de monde au salon.
Toute l'aristocratie de l'endroit y était: l'hôtelier, l'ébéniste, un marchand de boeufs, le scieur de long, enfin, toute la fine fleur.
Ces messieurs accompagnaient une confortable fournée féminine.
Malgré l'infériorité de ma position sociale, on eut pitié de moi, et j'eus l'insigne honneur d'occuper un coin au salon.
La soirée se passa en délicates causeries sur les diverses occupations professionnelles des invités.
La séance fut close par des jeux de société.
Trois fois j'eus le bonnet d'âne, et toujours par la faute d'Angèle, qui se faisait un malin plaisir de lutter avec ma maudite timidité.
Enfin, tout le monde est parti. Chacun regagne ses appartements, et moi, mon grenier.
J'étais dans le corridor, sans lumière.
J'entends un bruit de pas discrets; deux bras me frôlent doucement, tâtonnent quelque peu et m'empoignent avec ardeur.
Une bouche suave se colle sur mes lèvres, une poitrine bien remplie s'appuie sur mon sein.
Quel coup de foudre!
Une commotion électrique me secoue les nerfs, et, avant d'avoir repris mon aplomb, tout s'était évanoui.
Titubant, je me traîne jusqu'à mon lit, cherchant à analyser la situation.
Non, c'est impossible. Angèle n'a pas fait cela! J'ai eu un cauchemar, un charmant, il est vrai; mais enfin, j'ai halluciné!
Le lendemain, j'examine ma belle, et rien sur son visage ne trahit ses actions de la veille.
J'étais convaincu que j'avais rêvé.
L'affaire en resta là, mais les choses devaient bientôt prendre une plus douce tournure pour moi.
Ma céleste Angèle étudiait l'orgue dans une ville voisine, et, une fois par semaine, le cocher l'y menait.
Ce bon serviteur tomba malade un jour, et, malgré mes hautes fonctions dans l'établissement de mon patron, je fus naturellement désigné pour lui succéder.
Bonheur et gendarmerie! comme la vie était belle!
Je me conduisis avec le plus grand respect. Ceci, sans forfanterie, car je ne pouvais faire autrement.
A la seule pensée de dire bonjour à Angèle, je sentais le sang m'envahir la nuque.
Ma timidité était bien digne de figurer parmi les sept merveilles du monde.
Enfin, ne parlons plus de ce talent chez moi, car la langue française, que je possède très-bien cependant, n'a pas assez de tournures pour l'exprimer.
Suffit de dire que mon Angèle joua de l'orgue, et que le soir, par un beau clair de lune, nous étions tous deux installés dans le traîneau.
Je conduisais sans conviction. Malgré le froid intense, je jouissais d'une chaleur équatoriale.
Je ramenais souvent les peaux de buffle autour des épaules de ma compagne.
Pendant une de ces opérations, que j'exécutais en tremblant, un mouvement maladroit me fit toucher la toque de fourrure d'Angèle.
Je me crus mort, et ne revins à moi qu'interpellé par ma voisine, qui déclarait, en riant vouloir être indemnisée par un baiser.
Jérusalem! c'était donc réel, la rencontre du corridor!
Je perdis tout respect et pris mon premier baiser.
Les étoiles ne sont rien, comparées au nombre d'embrassades qui furent prises et données pendant le reste du trajet.
Tout ce qu'une femme aimée et qui aime peut faire fut fait par Angèle pour me forcer à pousser plus loin mes explorations.
Mais j'ignorais ses agaceries, et me contentais d'améliorer ma première expérience.
Rendu à domicile, j'y étais passé maître, et je fus récompensé, cette nuit-là par une insomnie séduisante.
Tout cela devait finir cependant, et la fin arriva trop tôt pour moi.
Mon patron donna un bal pour inaugurer une maison qu'il avait fait construire. Tous les gros bonnets furent invités, et moi, toujours par surcroît, j'assistais comme spectateur à cette brillante réunion.
Placé près de la musique, je suivais d'un oeil jaloux les moindres gestes d'Angèle, qui, en valsant, m'atteignait de ses regards à chaque tour, et me lançait autant de traits bien appliqués.
Enfin, comme les plus beaux bals du monde doivent prendre fin, je retrouvai mon lit, et peu à peu, mes sens s'engourdissant, je sommeillai.
Mes rêves revêtaient les formes d'Angèle, et ses mains me caressaient le visage.
Insensiblement mes esprits acquièrent une idée exacte de la situation, et ma belle m'apparaît en chair et en os. Courbée près de mon lit, sa main me pressait doucement la joue, et sa voix, comme un soupir, me disait: Joseph.
Quelque endurcie que fût ma bêtise, tout sentiment humain a des bornes qu'il ne doit pas dépasser.
On m'avait bien dit que la haine excessive touche de près l'amour, mais j'appris alors que la timidité poussée à fond entraîne toujours une hardiesse outrée. Aussi je devins lion.
Comme les muscles de ma jeunesse étaient remarquables par leur grande précocité, j'enlevai Angèle d'un tour de main, et avant d'avoir fait ah! elle était sur mon lit.
Elle se débattait et résistait considérablement.
Tout à coup, une lumière brille, et un Banco en bonnet de nuit apparaît sinistre à l'horizon.
Nom d'un sifflet bleu!—juron spécial à mon jeune âge pendant les grands événements,—comme j'avais peur! J'exécutai à l'instant un acte de contrition suprême.
Angèle se redresse et explique la chose,—elle avait un sang-froid qui m'étonnait,—et termine sa défense en me demandant pour époux.
L'écume ornait la bouche du patron, muet d'émotion. Ses premiers mots me rappelèrent la rupture d'une écluse, et je vous donne mon billet que nous fûmes salés.
Angèle rentra chez elle, et j'oubliai de dormir cette nuit-là.
Le lendemain, mon maître en épiceries me dit quantité d'aménités.
La patronne, depuis longtemps jalouse de sa fille, me combla aussi de paroles charitables.
Ce fut toujours mon faible de passer pour le plus débauché et le plus scélérat des mortels.
J'en étais bouleversé, car là où je me trouvais tout à fait nul, on persistait à me bourrer de grandes qualités ou de défauts sataniques.
J'en perdais la tête, car ces découvertes de mes contemporains me confirmaient davantage dans mon opinion de ma nullité.
Comment! me disais-je abattu, on me nomme Joseph, et je crois ne pas en avoir l'air: preuve de mon insuffisance à juger sainement les choses.
C'est ainsi que mon patron me traita d'effronté,—Dieu sait si je l'étais,—Il ajouta polisson, libertin, fainéant, mécréant, et une quantité d'autres qualificatifs dont l'effet immédiat fut de me faire tomber en garde avec un regard provocateur.
Mon adversaire, ahuri de mon audace, saisit un gourdin et me charge en règle.
En un instant ses défenses sont démolies, et le représentant de l'épicerie roule dans ses marchandises.
Je reviens encore sur mes qualités de combattant. Malgré mes jeunes ans, j'avais une rondeur de biceps remarquable, et, quoique doux de tempérament, je tapais dur parfois.
Le nez du patron comprit vite la conséquence de sa hardiesse, et, devant les flots de sang qu'il rendit, je fus rappelé à la réalité, et compris la gravité de mon agression.
Un membre aussi influent du commerce des denrées coloniales n'aurait jamais dû être traité si cavalièrement par un poing aussi infime que le mien.
La suite de cette affaire fut l'arrivée de l'huissier, qui voulait m'arrêter.
La mère d'Angèle s'y opposa avec énergie, et ma punition fut mon renvoi.
Qu'allais-je devenir? J'avais trois mois d'économie, et ma résolution fut vite prise.
Après une séparation saturée de larmes et de serments éternels, je pris le train du soir, et deux jours après j'étais à Chicago.
J'avais encore dix sous dans ma poche.
Je profitai de cet avoir pour faire cirer mes souliers et acheter un cigare.
Puis, le coeur léger, je me promenai magistralement.
Je fis ainsi pendant trois jours, et j'aurais certainement pris l'habitude de ne plus boire ni manger si mon estomac l'avait voulu.
Cependant la frugalité doit avoir des limites, car, malgré l'avantage des free lunches, je m'évanouissais le quatrième jour dans un tombereau à charbon, qui m'avait servi de couche.
Croyez-m'en, cher lecteur, laissez-moi dormir en paix dans ce tombereau hospitalier.
Plaignez seulement l'amant malheureux et blâmez le père de mon Angèle de m'avoir fourré dans cet état.
Je ne m'y connais pas, ou voilà une page d'amour qui donnera certainement raison aux dires de mon éditeur.
XXI
CHASSE A L'AFFUT
Cré nom d'un pépin! me dit mon caporal à lunettes, il nous faut absolument aller faire une chasse à l'affût. Les hyènes pullulent chaque nuit dans la montagne de Ras-el-Ma.
Je devins rêveur.
Dans deux jours nous partons, et ça va chauffer, paraît-il, cette fois-ci. Bou-Amema nous guette, et nous sommes sûrs de notre affaire. Mieux vaut avant de mourir prendre encore un plaisir quelconque. Ma foi, va pour la chasse à l'affût.
Il me restait bien cependant une certaine réminiscence du fameux barbillon de la Mékerra, mais ce nuage se dissipa tout de suite devant le sourire tout-puissant de mon subordonné.
Drôle de garçon, ce jeune homme! Toujours gai, content, ne doutant de rien.
Rate-t-il un projet, qu'il tombe tout de suite sur un autre, abandonné aussitôt pour un troisième.
Issu d'un Roumain et d'une Russe, quelque peu prince,—tous les Roumains sont princes,—très-causeur, ambitieux, jamais en peine, c'est-à-dire la perle des hommes.
Enfin nature d'élite.
Bachelier ès sciences, et ès lettres, il débuta comme journaliste à
Paris et réussit si bien qu'il était soldat à vingt-trois ans.
A la suite d'une description passionnée d'un pays quelconque, qu'il n'avait jamais vu, il fut fait officier d'académie, et, s'engageant, il complétait son dossier d'actions d'éclat en déployant un superbe brevet de membre correspondant de l'Institut Cambodge-Annam.
Pourquoi de Cambodge-Annam, grands dieux? Lui seul le sait probablement.
Il tomba comme caporal dans ma compagnie et y déploya une activité hors ligne.
Faisant ses étapes clopin-clopant, il se redressait à l'arrivée et courait partout comme un cerf.
Dans un moment d'épanchement, il me confia un manuscrit sur lequel il fondait les plus grandes espérances.
C'était une épouvantable histoire d'une grande dame russe, buvant beaucoup de thé, fumant beaucoup de cigarettes, ayant beaucoup d'amants.
L'affaire se terminait dans un gâchis formidable, arrosé d'une quantité d'un sang aussi géorgien que caucasique.
Dominant cette grande débâcle de toute sa taille, apparaissait la grande dame russe, la cigarette aux lèvres et le rire à la bouche. Puis, après trois ou quatre ah! ah! ah! sataniques, l'héroïne sombrait dans une apothéose méphistophélique qui donnait la chair de poule.
Je fus naturellement enthousiasmé, ayant toujours aimé le noble, le beau, et je pris le caporal sous ma protection.
Il devint chef d'ordinaire de ma compagnie, et, petit officier d'ordonnance, son rôle consistait surtout à assurer et à guider mes plaisirs.
Je me plais ici à lui rendre justice sous ce rapport. Si l'on se souvient de la pêche miraculeuse, on dira comme moi qu'il s'acquittait dignement de sa mission.
Je craignais bien un peu pour la chasse à l'affût, mais ce diable d'homme me paraissait si confiant que je fus aussi bientôt rempli d'une ardeur singulière.
Sus aux hyènes! Détruisons ces horribles bêtes qui déterrent et dévorent les cadavres dans le cimetières! Délivrons la montagne de Ras-el-Ma de ces hôtes sinistres!
Remplis tous deux d'aussi fiers sentiments, nous nous mimes hardiment à l'oeuvre, et, le soir, à dix heures, nous avions, au pied d'un grand chêne, une agglomération remarquables d'ossements à demi décharnés, de charognes de toutes sortes.
Je me permets ici d'expliquer au lecteur qui n'en sait rien,—les lecteurs ne savent jamais rien,—que la chasse à l'affût se fait à l'aide d'appâts que l'on place soit au pied d'un arbre, soit au bas d'un rocher.
Le chasseur embusqué, très-brave alors, puisqu'il n'y a pas de danger, guette ensuite l'arrivé du gibier.
Si c'est un chasseur bon enfant, il ne tue l'animal que lorsque celui-ci est bien repu. Si, au contraire, le chasseur est un dur à cuire, il ne donne pas à sa victime le temps de faire: ouf!
La suite des événements apprendra au public laquelle de ces deux catégories nous appartenions, le caporal et moi.
Enfin nous grimpons sur une arbre, et, quelques instants après nous étions perchés chacun sur une grosse branche, le doigt sur la détente, l'oeil bien allumé, l'oreille grande ouverte.
Combien de temps dura cette situation? je ne l'ai jamais su.
Je me rappelle cependant d'avoir soufflé quelques mots à mon compagnon qui répondit mezza voce. J'ajoutai, je crois, quelques autres observations, et le plus parfait silence s'ensuivit.
Ennuyé, je regardai le ciel bleu.
Les étoiles brillaient à travers les branches du chêne. Insensiblement elles se mirent à sautiller et bientôt se lancèrent dans une danse échevelée.
J'essaye de réagir contre cette hallucination. Les étoiles se tiennent calmes, et je me mets à les compter.
A ce propos, j'avertis le lecteur, pour son instruction personnelle, que cette occupation de compter les étoiles est assez difficile, et, quand il ira à la chasse à l'affût, je lui donnerai une recette qui lui permettra d'en compter beaucoup avant de s'endormir.
C'est ainsi que j'ai pu en additionner douze cent vingt-quatre, et cela à ma première expérience.
Et pas plus d'hyènes que dans le creux de la main.
Au moment où je pinçais la douze cent vingt-cinquième étoile, mes paupières devinrent par trop lourdes, et, voulant les reposer, je fermai les yeux et m'endormis.
Il est de tradition de toujours rêver dans ma famille. Aussi étais-je à peine endormi, que je ne manquai pas d'entreprendre le plus monstrueux des rêves.
Malgré l'horreur instinctive qui m'éloigne de tout combat, je suis forcé, par la fatalité, de toujours être témoin ou acteur dans des luttes quelconques.
C'est ainsi que, comme spectateur impuissant, je fus contraint d'assister au violent conflit dont ma tente était le théâtre. En général, tous mes bibelots semblaient être la proie d'une ivresse fantasmagorique.
C'était un fouillis incomparable, un carnage indescriptible.
Courant, sautant, voltigeant en tous sens, les occupants de ma demeure s'entre-croisaient, se heurtaient les uns aux autres, reculaient, se dégageaient de la foule, piquaient une charge à droite, dégringolaient à gauche, se roulaient ensemble en une boule serrée, s'éparpillaient en gerbe qui éclate, se fusionnaient de nouveau, recommençant sans trêve ni relâche.
Point central de cette activité insensée, mes esprits essayent d'analyser les sentiments et les causes qui agissent ainsi sur cette multitude en délire.
Peu à peu la lumière se fait dans mon âme, et bientôt de cette cohue se détachent, clairs et nets, deux partis ennemis armés d'une rage sans pareille.
D'un côté, commandés par ma capote, se range ma ma tunique flanquée de deux pantalons.
En face, mon cahier d'ordinaire et deux Figaro, avec polémique
Zola-Wolff, se serrent en bon ordre: l'Univers les commande.
Ils se heurtent, tous tremble, et je frémis.
Le résultat est indécis.
Trois France, une boussole, un crayon prolongent la ligne, sur la droite des Figaro. l'Univers jette un regard sur l'ensemble, se signe et fait une muette prière.
La capote, l'oeil ouvert sur l'ennemi, réclame du renfort. Trois chaussettes russes, un soulier gauche tout neuf et une guêtre en cuir répondent à l'appel.
Le carnage devient affreux.
Mon cahier d'ordinaire est mis hors combat, et l'Univers, qui a refait sa muette prière tombe mortellement blessé.
La victoire est à ma capote.
Le coeur ulcéré de douleur, j'allais intervenir, quand, stupéfié, j'aperçois dans l'ombre la réserve des deux camps s'avancer en bon ordre.
Ma gamelle, ayant pris fait et cause pour la partie intellectuelle des combattants, marche au secours des Figaro restés seuls sur la brèche. Elle est suivie par mon quart, mon sabre, un godillot droit et deux bougies.
La capote pâlit et fait un appel suprême à mon sac, ma musette et mon bidon. Ceux-ci entrent en lice, et le choc des deux camps est terrifiant.
Jupiter, paraît-il en fut ému. L'Olympe même, d'après les racontars, en ressentit une violente secousse.
Longtemps, longtemps, la victoire est incertaine, et je ne sais vraiment à qui Mars aurait pu donner la palme, si des événements beaucoup plus graves n'étaient survenus.
Ma pipe, assistée de tout son matériel et trop fière pour prendre part à une si infime besogne, gardait une neutralité complète.
Mais lorsqu'elle vit mon revolver montrer des velléités de vouloir se ranger du côté de la capote, une rage sans pareille la secoue. Sa vieille cicatrice du côté droit devient livide à faire peur, et, lançant un défit à l'univers entier, elle se plonge, avec tout son monde, dans le plus fort de la mêlée.
Mon revolver riposte tout de suite, et la danse est complète.
A ce moment suprême, je n'y puis plus tenir, et, secouant ma léthargie, j'interviens vigoureusement.
Mon sac, chez qui depuis déjà longtemps j'avais remarqué une sourde inimitié à mon égard, profite de ma démonstration pour se déclarer franchement contre moi et me pousse une violente botte, qui m'atteint en pleine poitrine.
Je m'éveille à ce choc et à temps pour entendre une détonation.
Elle provenait du fusil du caporal. Comme moi il s'était endormi, et son arme, s'échappant de ses mains, avait, dans sa chute, rencontré ma poitrine, puis une branche qui avait touché la détente.
Une hyène, effrayée de ce vacarme, était déjà loin, et je pus constater, en voyant les charognes tout à fait décharnées, que notre visiteuse s'était tranquillement repue pendant notre sommeil.
Je rentrai penaud au logis et examinai mon intérieur. Rien n'y était changé.
Quel rêve affreux!
J'en appelle à tous les gens d'honneur, qui sont très-nombreux sur la surface de la terre, et je les supplie de me prendre en pitié.
La fatalité me poursuit certainement, ou je ne m'y connais pas.
Ce sont toujours pour moi d'immenses vestes sur toute la ligne.
Ce maudit caporal est désigné par le sort pour troubler mes loisirs. Il me fourre continuellement dans d'atroces pétrins.
Aidez-moi, cher lecteur, appuyez ferme ma résolution de rester chez moi demain, qui peut-être sera le dernier jour de mon existence, car Bou-Amema l'a dit: nous sommes réglés.
Je suis certain que, soutenu par vous, mes bienveillants admirateurs,—car tous mes lecteurs m'admirent,—je pourrai demain rêver en paix dans mon logis de campagne.
XXII
RÉMINISCENCES DU PASSÉ
Les nombreuses âmes charitables qui me suivent pendant mes vacances voudront bien se rappeler qu'après avoir quitté Angèle, fait cirer mes bottes à Chicago, fumé un cigare et marché pendant trois jours sans boire ni manger, je m'étais évanoui dans un tombereau à charbon.
D'après mon expérience de la chose, je puis leur dire qu'un tombereau, fût-il pour le charbon ou pour tout autre chose, n'est pas un lit confortable.
D'ailleurs, comme étendue, le tombereau pèche en longueur et occasionne souvent des crampes ou d'ennuyeuses courbatures au dormeur.
Ensuite, le bois dont il est fabriqué ne ressemble en rien au moelleux de la plume.
Je passe sous silence les résidus d'anthracite, dont le moindre inconvénient est de déguiser le coucheur à le faire prendre pour un enfant de Cham.
Cette manie de choisir un tombereau à charbon m'était un peu imposé par les circonstances.
Les logeurs de Chicago exigent généralement qu'on les paye, et, si l'on s'en souvient, le reste de ma fortune s'en était allé avec la fumée d'un cigare, dès le jour de mon entrée dans la bonne ville de Chicago.
Me promenant sur les bords de la rivière, à une heure où toutes les personnes honnêtes sont couchées, j'avisai un chantier de bois de construction, et, dans le fond, j'aperçus ce qui devait me servir de couche.
N'ayant pas l'embarras du choix, je me blottis dans le véhicule en question.
Je prie encore une fois les âmes charitables, invoquées au commencement de ce chapitre, d'assister à mon réveil et de me suivre pendant quelque temps.
Une ardeur étonnante me dévorait le ventre quand j'ouvris les yeux, et je compris que, si la vie était belle et la température magnifique, ça manquait d'argent.
Voilà le moment de constater tous ensemble que l'argent est une chose utile dans le monde.
Je me traînai, en chancelant, dans la Clarck street, et mes yeux éblouis virent a boy wanted dans la boutique d'un marchand de lunettes.
J'entrai, et dix minutes après j'étais installé dans l'atelier.
Mes occupations consistaient dans la taille des verres de lunettes au moyen d'un modèle.
Cette besogne avait un certain charme pour moi en ce qu'elle était très-calme.
Plaçant sur la vitre un petit patron elliptique, dont je suivais les contours avec un diamant, j'en détachais ensuite un verre de lorgnon. Je brisais assez souvent l'objet de mon travail, et mon maître s'impatientait.
En peu de temps cependant j'étais devenu un habile couper de verre.
J'étudiais cette profession depuis quelques jours seulement, quant un accident fatal me jeta de nouveau sur le pavé.
Je devais nettoyer chaque matin un grand carreau de la devanture,—cette occupation entrant de plein droit dans mes fonctions.
Or le quatrième jour, j'étais comme d'habitude, monté sur une échelle appuyée contre le mur au-dessus de la glace, que je m'escrimais à frotter et à éponger vigoureusement, lorsqu'un gamin, poussant une charrette à bras, passa dans mes parages, et, accrochant le bas de mon échelle, la fit dégringoler. Je suivis celle-ci dans sa chute, et, avec un fracas terrible, nous arrivâmes tous deux, à travers la vitrine brisée, sur les marchandises du Juif, mon patron.
Celui-ci étonné de ce nouveau genre de projectiles qui lui massacraient ses lorgnettes, entra dans une fureur épouvantable.
J'ai toujours dit qu'il avait eu raison de se fâcher, car enfin on ne casse pas aussi cavalièrement une glace d'un tel calibre, et surtout, il faut avoir plus de respect pour les lorgnettes, mais là où je blâmai mon maître, ce fut quand il me traita de stupid Frenchman,—qui veut dire: Français stupide.
Mes instincts de guerrier se réveillent à cette apostrophe. Secouant les débris de verre qui m'écrasaient, je monte tout de suite à l'assaut du Juif.
Il hurla comme un mécréant, et, effrayé, je me sauvai.
Encore une fois malheureux!
O divinité impitoyable! que vous ai-je fait pour me forcer à démolir ainsi un Juif insolent, quoique vendeur de lorgnettes?
En marchant au hasard dans la rue Mackenzie, je lus sur une enseigne: French hotel. Voilà mon affaire! m'écriai-je et j'entrai.
Une foule nombreuse encombrait les salles, et je compris bientôt que l'on y embauchait des travailleur pour un chemin de fer, au Texas.
Voilà de plus en plus mon affaire, et je me présentai.
Mes mains encore blanches et ma figure imberbe attirèrent l'attention de l'agent, qui refusa net de m'engager.
J'insistai avec énergie, promettant de me rendre utile pour toutes sortes de travaux, surtout pour la comptabilité.
Ceci ouvrit des horizons au patron, qui me promit tout de suite monts et merveilles dans divers emplois de comptable.
Le départ ne devait pas avoir lieu avant une quinzaine de jours. Il fallait employer le temps, et je me dirigeai vers la campagne, me rappelant les pérégrinations de Jean-Jacques.
J'avais fait douze ou quinze milles, quand j'eus l'idée de me reposer auprès d'un immense champ, où l'on arrachait des pommes de terre.
N'allons pas croire que quinze milles étaient une course longue au point de m'épuiser. Non, mon jarret était digne d'une sérieuse promenade; mais ce qui m'engageait à regarder le champ de pommes de terre, c'était ma plus grande ennemie depuis quelque temps, la faim.
Toujours cette maudite compagne qui ne me quittait plus un instant.
J'essayais bien un peu de me moquer de ses exigences, mais le souvenir du tombereau à charbon me rendait prudent: je ne m'y frottais pas trop.
Toujours est-il que ce champ de légumes attira mon attention et éveilla mes convoitises.
Je m'approche, on m'embauche, et me voilà courbé dans les sillons, extrayant de magnifiques tubercules.
Si Angèle m'avait vu dans cet état! Voilà pourtant où peut conduire l'amour.
Oui, si le père d'Angèle ne m'avait pas bourré de qualificatifs peu attrayants, je serais encore auprès de ma belle.
Je mangeais au moins, chez ce patron-là, et, le soir, je trouvais un grenier où reposer ma tête. Puis la patronne m'aimait bien. Et où es-tu, costume jaune complet, que cette bonne dame avait commandé exprès pour moi!…
Puis enfin, si ce maudit Juif n'avait pas trouvé mauvaise ma chute à travers sa vitrine, je serais encore à tailler des verres de lorgnons chez lui.
Ces réflexions ne m'empêchaient pas cependant de chercher avec ardeur au fond de la terre les légumes de mon nouveau patron.
Dix longs jours se passèrent avec cette besogne, et enfin je pus m'embarquer pour le Texas.
Le voyage fut assez long, et, après d'émouvantes péripéties, trop compliquées pour être racontées ici, nous touchâmes à Nocodotches.
On nous conduisit par escouades sur les chantiers, et le foreman me présenta une hache en guise de plume. Je l'acceptai bravement, devant l'impossibilité de faire autrement.
Au bout de quelques jours, mes mains étaient devenues admirables d'ampoules, et mes cheveux longs, complètement imprégnés de résine.
Je commençais à m'habituer très-bien à ce nouveau genre d'exercices, quand la fièvre intermittente entra en scène.
Je fus dirigé sur une ville voisine et admis comme vagabond dans l'hôpital de l'endroit.
A ma sortie, un Français, marchand de liqueurs, me prit en pitié, et me confia d'importantes fonctions dans son commerce: j'étais aide d'un nègre qui conduisait une charrette de roulage.
Je passais la journée à charger la voiture de tonneaux de vin et de whisky, et, le soir, je trouvais une bonne écurie pour me coucher.
Dans mon voisinage immédiat logeaient les deux mulets qu'on attelait le jour, et, malgré les rats qui m'agaçait fort, je dois rendre justice à cette écurie: j'y trouvai de bonnes nuits d'un sommeil réparateur.
D'ailleurs, un homme qui bouscule une centaine de tonneaux par jour se trouve généralement dans un état propice pour se livrer au sommeil.
Le matin, une bonne vieille négresse, domestique du marchand de liqueurs, me donnait en cachette un grand bol de café au lait, dans lequel trempaient de gros morceaux de pain.
J'étais devenu très-gras à ce traitement, et mon ambition tendait déjà à me faire désirer de devenir conducteur en chef de la voiture à laquelle j'étais attaché comme aide, quand la fièvre se mit de nouveau de la partie.
Cette fois, j'eus l'honneur de l'hôpital militaire.
Les intermittences de la maladie me laissaient les loisirs de faire valoir mes aptitudes de calligraphe, et le docteur, un noir mexicain, se servait de moi comme secrétaire.
Je lui rendis de tels services qu'il m'offrit de me prendre dans sa suite, et, pour cela, il me conseilla de m'engager.
Je consentis.
Enfin, j'étais au comble de mes voeux. Le noble uniforme militaire m'avait toujours souri.
Quelques jours après, je signais mon engagement.
Le général commandant le poste, surpris de ma belle main, m'attacha tout de suite à sa personne, malgré les protestations du docteur, et à partir de ce jours je fis partie de l'armée de la grande République.
Je me reconnus de réelles aptitudes pour ce noble état, et, quelques mois plus tard, les galons de caporal récompensaient mes efforts.
Ce grade fut une révélation pour moi, et, tout de suite, je me donnai l'étoffe d'un général.
C'est à partir de ce moment que mon âme a continuellement été rongée par une ambition effrénée…
Pardon, cher lecteur, une sonnerie de mon grade, au pas gymnastique, me force à quitter ici le Texas pour le Sahara algérien.
L'ordre porte que demain nous rencontrerons l'ennemi.
Les insurgés nous attendent dans les gorges de la montagne, et ma compagnie est désignée pour aller ravitailler un détachement de topographes dans ces parages-là.
C'est sur ma pauvre compagnie, paraît-il que Bou-Amema lancera ses foudre, et il pourrait bien se faire que je laisse à mi-chemin mes Expéditions autour de ma tente.
Quoi qu'il arrive, j'ai joui de mes huit jours de vacances, et si demain je me fais tuer en reprenant le harnais, j'aurai au moins livré au public vingt-deux chapitres d'une saine littérature, qui seront mon legs à la postérité.
Adieu donc, cher lecteur, et priez pour moi!
Je laisse le ton rieur et peut-être narquois que je crois prendre dans mes écrits, pour me laisser quelque peu aller à la tristesse et vous dire encore: Adieu! adieu!
XXIII
COMBAT DU SCHOTT TIGRI
Je suis sain et sauf, et j'en suis rudement content.
J'avouerai que ce n'est pas sans peine, car, sur 150 hommes et 3 officiers dont se composait ma compagnie, le capitaine, le lieutenant et 40 hommes ont été tués, et le sous-lieutenant et 38 hommes, blessés. On comprendra, à la suite d'une hécatombe pareille, qu'il est permis à un homme, quoique soldat, d'être triste.
Hélas! Comme Figaro, je me suis hâté de rire de tout, mais je vois qu'il faut cependant quelquefois pleurer.
Au moment où j'écris ces lignes, le télégraphe aura appris au monde entier cette horrible catastrophe, sur laquelle je puis, comme acteur et témoin oculaire, donner ici quelques détails.
Je crois avoir dit, dans un chapitre précédent, que ma compagnie, 1ère du 3e bataillon, avait été désignée pour aller ravitailler une mission topographique, au delà du schott Tigri. Il nous fut adjoint une compagnie du 4e bataillon, et, à cinq heures du matin, le 7 mai, nous nous mettions en route pour exécuter les ordres reçus.
Nos espions nous avaient bien appris que les insurgés étaient aux environs du schott Tigri, mais, depuis un an que nous étions en campagne, pareil avis nous avait été donné tant de fois sans résultat, que nous attachions très-peu d'importance à ces nouvelles.
Nous marchions avec précaution cependant, car, avec les Arabes qui excellent dans les surprises, il faut toujours redoubler de vigilance, soit en route, soit en station.
Les deux premiers jours se passèrent sans incidents, mais le soir du second jour, nous eûmes une alerte sérieuse qui tint le camp en éveil toute la nuit. Plusieurs coups de feu, provenant des factionnaires avancés, avaient attiré l'attention.
Ces sentinelles, pensait-on, s'attaquaient à des maraudeurs, qui habituellement suivent une colonne en route.
Cependant, l'avenir devait nous apprendre que ces prétendus maraudeurs étaient des éclaireurs de l'ennemi, qui nous attendait sur le terrain.
Comme les factionnaires qui avaient fait feu sur notre front de bandière appartenaient à ma compagnie, je me rendis sur les lieux, et, n'ayant rien constaté de nouveau, je rentrai au camp pour rendre compte de ma mission.
Cette alarme ne me causa aucune émotion, mais il n'en avait pas été de même, la première fois que l'occasion de crier aux armes s'était présentée dans les débuts de notre colonne.
Après trois mois de campagne, le 27 juillet 1881, nos troupes étaient établies dans la plaine de Ras-el-Ma.
Des émissaires nous apprennent que l'ennemi doit tenter de se jeter dans le Tell, en passant entre Saïda et Daya.
Notre compagnie reçoit l'ordre d'aller à quinze milles en avant, pour surveiller les passes de la montagne. Cette compagnie devait rester de service pendant quatre jours.
Le troisième jour du tour de ma compagnie, j'étais en train d'écrire, quand, à minuit, plusieurs coups de feu, suivis bientôt de cris: Aux armes! retentissent à l'ouest.
Je me lève précipitamment, sans prendre le temps de mettre mes guêtres, et, donnant l'éveil au camp, je ma lance, au pas de course, le revolver au poing, dans la direction indiquée par les détonations.
Notre petit camp, composé de 125 hommes d'infanterie et de 10 cavaliers, formait quatre faces, d'une section chacune, et chaque face se gardait, à six cents mètres en avant d'elle, par un petit poste de quatre hommes.
J'avais à peine fait trois cents mètres que de nouveaux coups de feu se font entendre au même endroit, et bientôt des cris de: Arahaou! Arahaou!—cris de guerre ou de charge des Arabes,—se succèdent avec rapidité. Des bruits alarmants de chevaux, galopant à droite et à gauche ne me laissent bientôt plus de doute sur l'éventualité d'une attaque nocturne.
Je me surprends à regretter quelque peu de m'être ainsi aventuré seul dans une pareille reconnaissance.
Ces bruits de galop, reproduits et multipliés par les montagnes de Ras-el-Ma, semblent provenir d'une centaine de cavaliers. Mon imagination surexcitée me porte à exagérer encore le nombre.
Mes pensées deviennent sombres.
D'un coté, si l'ennemi passe près de moi sans me voir pour attaquer le camp, je suis certain d'essuyer le feu de ma compagnie, qui ne manquera pas de tirer sur l'assaillant; ensuite, si le petit poste est entouré, il en fera autant, et dans quelle alternative me trouverai-je: pris entre deux feux amis et avoir en outre à me défendre contre un ennemi nombreux!
Ma décision est vite arrêtée, car j'entends la charge qui m'arrive comme la foudre. Le sol gronde sourdement sous mes pieds.
J'avise une forte touffe d'alfa, et je m'écrase derrière et j'attends l'assaillant.
—Si les cavaliers me dépassent sans me fouler aux pieds de leurs chevaux, je suis sauvé et je rejoins ma compagnie par un détour, ou je renforce le petit poste. Les événements me guideront alors. Si, au contraire, je suis pris, eh bien! les six coups de mon revolver diront quelque chose.
Je fais jouer la batterie de mon arme pour m'assurer de son fonctionnement, et, voyant que les charges sont complètes, je me défile le plus possible.
Ma fois, tant pis, dussé-je en souffrir dans ma vanité de vieux soldat, j'avouerai que j'avais alors une peur franche et terrible. Le coeur me frappait la poitrine à la briser, et mes nerfs ébranlés me causaient des claquements de dents.
Cependant, du désordre de sentiments tumultueux que me bouleversent, se dégage une résolution nette et ferme: me défendre vigoureusement. Eh bien! oui, morbleu, j'ai peur surtout d'avoir peur, mais qu'ils y viennent donc!
Un homme ne sait jamais ce qu'il éprouvera ou ce qu'il fera au moment d'un danger véritable, si les circonstances lui refusent les épreuves réelles.
Le premier sentiment qui anime la plupart des hommes aux cris de: Aux armes! s'annonce chez eux par un arrêt brusque de la respiration, une précipitation des battements de coeur et une immense crainte vague qui leur fait toujours exagérer un danger inconnu.
Quoi de plus terrible, pour une poignée d'hommes perdus dans le désert et qui se savent entourés de milliers d'ennemis, que d'être réveillés la nuit par des cris sinistres et des coups de feu!
L'idée du petit nombre de la défense les frappe brutalement; l'incertitude sur les forces ennemies leur remplit l'âme d'une terreur indicible.
L'instinct seul de la conservation de l'animal guide l'homme aux faisceaux, et machinalement il arme son fusil.
Ces sensations n'ont cependant qu'une durée éphémère chez le soldat, et bien vite le courage, ramené par la fierté et la volonté, remplace chez lui tout autre sentiment: il est prêt pour le combat.
Le courage, que l'on ne devra jamais confondre avec la bravoure, n'est pas inné chez l'homme. Je m'autorise à soutenir cette vérité qui frise l'axiome.
On pourrait affirmer, sans paradoxe, que tout animal, homme ou bête, est au même degré pourvu de l'instinct de la préservation de la mort.
Chez la brute, le courage est équivalent à la force dont elle dispose: un petit est fort avec le petit, mais se soumet au grand. La brute attaque celui qu'elle sait vaincre, mais elle ne le ferait pas si elle croyait succomber dans la lutte. On peut donc ajouter que le courage chez elle est aussi basé sur l'ignorance du danger.
L'homme grossier ressemble quelque peu à la brute; l'homme bien né, fier, intelligent, éprouve les mêmes craintes que le premier en face du danger, et il s'y déroberait, si sa volonté ferme et audacieuse n'imposait des lois à son physique.
Les deux plus puissants sentiments humains, la vanité et l'orgueil, aidés de l'habitude du danger, constituent le courage chez tous. Ces trois passions poussent l'homme à affronter des périls où il sait succomber, périls que ses instincts animaux lui conseillent de fuir.
Une grande erreur est d'accuser de lâcheté un conscrit qui blêmit au feu, et un grand tort, c'est aussi de blâmer le vieux brave quand il salue la balle. L'un et l'autre obéissent aux nerfs, qui seront bientôt domptés par l'énergie de la volonté.
Celui qui se vante de n'avoir jamais eu peur est un fanfaron inoffensif ou une brute privée de tout sentiment humain.
La bravoure jaillit d'un acte spontané, inattendu, tandis que le courage naît du raisonnement. Mais la psychologie est importune ici.
Ces quelques réflexions expliquent suffisamment les émotions qui m'agitaient, lorsque, embusqué derrière une plante d'alfa, j'attendais, anxieux, le dénoûment des choses.
Hélas! tant il est vrai que tout est illusion dans la vie!
Les montagnes voisines étaient merveilleusement répercutantes, et les bruits reçus par elles se répandaient, répétés mille fois par leurs échos prodigues.
Ainsi, les détonations du petit poste provenaient simplement de deux coups de fusil, et les centaines de cavaliers se réduisaient à deux misérables pâtres, qui allaient aux vivres dans des douars voisins.
Ces pauvres diables, surpris des Qui vive? des factionnaires, et ne sachant que répondre, s'étaient enfuis, chacun dans une direction, en criant pour animer leurs montures. L'un d'eux, se heurtant à un autre poste, s'était rendu en pleurant.
C'est égal, à partir de ce moment, je connaissais les émotions éprouvées à l'alerte: mais bientôt les alertes se renouvelaient si souvent que je prenais le temps de m'habiller comme pour une parade, et, avec le même sang-froid qu'à l'exercice, je faisais rompre les faisceaux et enlever les bouchons de fusils. Ennuyé et à moitié endormi, je maugréais ensuite contre ces gueux d'Arabes que ne respectaient en rien le sommeil du troupier français.
C'est sous le coup de ces sentiments-là que je rendis compte à mon capitaine que l'alarme causée à nos avant-postes, au schott Tigri, au mois de mai, provenait probablement de quelques maraudeurs.
A peine avais-je fini de parler, qu'une grêle de balles pleut sur le camp, perce plusieurs tentes et blesse un homme et un mulet.
«Lumières éteintes et aux faisceaux!» ordonne le capitaine.
Campés sur le versant d'une colline, nous étions dominés à quelques centaines de mètres par un énorme rocher, d'où étaient partis les projectiles ennemis.
Au pied de ce rocher, le terrain est sablonneux.
Après quelques minutes d'attente, le capitaine me donne l'ordre de me porter avec mon peloton dans la direction de l'attaque, de m'installer à une centaine de mètres et d'attendre là, jusqu'au jour.
J'exécute ces prescriptions, et, une heure après nous sommes installés dans une petite tranchée-abri, vivement faite par nos hommes, porteurs d'outils de campagne.
Je place quelques factionnaires sur les flancs pour éviter les surprises, et nous attendons le jour.
Défense nous avait été faite de faire feu, afin de ne pas trahir notre présence. Nous devions nous servir de la baïonnette en cas de tentative de l'ennemi de se porter sur le camp.
La nuit est très-sombre, et vers deux heures du matin, une pluie torrentielle, accompagnée de tonnerre et d'éclairs, vient nous rendre visite.
L'ennemi, embusqué sur les hauteurs, continue, sur nous et sur le camp, son feu rendu inoffensif par la distance et l'incertitude du but à atteindre. Cette tiraillerie cependant nous énerve à l'extrême.
Les hommes, la tête couverte de leurs toiles de tente, la main crispée sur leurs armes, sont couchés dans la tranchée, trempés jusqu'aux os.
La température s'est beaucoup refroidie, et bientôt des frissons intenses s'emparent de tous.
Les factionnaires anxieux interrogent la direction de l'ennemi.
Un silence parfait règne chez nous, et malgré les éclairs qui auraient pu faire découvrir notre position, l'ennemi ne sait où nous prendre.
Quelques projectiles, lancés au hasard, nous frisent parfois les oreilles, mais personne n'est touché. A chaque sifflement de balle, j'entends des jurons étouffés et des bruits de mouvement violemment réprimés.
Une seule passion, la rage, agite tout le monde.
Si seulement on pouvait les voir, ces pouilleux-là!
Enfin le jour arrive, et avec lui disparaît l'ennemi pour aller nous attendre à notre passage plus loin.
Je reçois l'ordre de rentrer.
Engourdis, éreintés, énervés, titubant comme des hommes ivres, trempés jusqu'à la moelle, nous rentrons, l'air abattu.
Je ne crois pas avoir passé une plus mauvaise nuit de toute mon existence.
Les visages, au camp, expriment un inquiétude profonde. On va certainement être attaqués bientôt.
Les dispositions sont prises.
Les chameaux, la patte de devant attachée, sont massés et couchés. Les indigènes reçoivent sous peine de mort, l'ordre de rester assis près de leurs bêtes et de les tenir en main.
Enfin tout le monde est à son poste, et chacun connaît sa mission.
Nous attendons deux heures, et rien.
A huit heures, mon capitaine donne l'ordre du départ. Avec les distances rapprochées, nous nous mettons lentement en route, sous la protection de nos éclaireurs.
La journée se passe sans encombre, et dans deux jours nous aurons rejoint la mission, pour la sécurité de laquelle on craint beaucoup. En effet, nos espions, embrassant l'horizon en tous sens de leurs gestes significatifs, le visage blême de frayeur, nous annoncent que des ennemis, aussi nombreux que les sables du désert, nous entourent de tous côtés.
La mission topographique possède bien une petite redoute comme refuge, mais ses membres sont peu nombreux, et mon capitaine craint qu'ils aient été surpris isolément.
Enfin, deux jours se passent encore sans incidents, et nous rejoignons les topographes que nous trouvons sains et saufs, mais très-inquiets sur les bruits alarmants que leur avaient aussi apportés leurs émissaires.
Après un jour de repos, mon capitaine reprend la marche du retour. Pour plus de sécurité, il emmène avec lui les membres de la mission.
Je dois dire ici quelques mots sur la composition de notre détachement.
Notre effectif comptait à peu près trois cents hommes et quatre officiers.
Notre convoi comprenait huit cents chameaux, chargés de vivres et de tonnelets d'eau, un fort détachement d'ambulance, et une cinquantaine de petits mulets indigènes pour les bagages.
Sur nos trois cents hommes, cinquante étaient montés et formaient une forte section franche commandée par le lieutenant de ma compagnie.
La compagnie du 4e bataillon n'avait qu'un lieutenant pour officier.
Ma compagnie, d'après cette répartition de nos forces, restait avec cent vingt-cinq hommes, commandés par mon capitaine.
Le sous-lieutenant avait le second peloton sous ses ordres, et moi, qui venais d'être nommé adjudant, je remplaçais le lieutenant absent dans le commandement de son peloton.
Voici notre ordre de marche:
En tête, vingt-cinq hommes de la section franche, avec quelques goumiers, sous les ordres d'un sous-officier, avaient pour mission d'éclairer la marche.
Venait ensuite le gros de la colonne, dans l'ordre suivant: il formait un carré, et chaque face du carré était couverte par un peloton.
En arrière-garde, à cinq cents mètres marchait l'autre détachement de vingt-cinq hommes de la section franche commandé par mon lieutenant.
En raison de la longueur du convoi qui dépassait un kilomètre, nos troupes étaient forcées de se disséminer d'une manière excessive. Chaque groupe était séparé de son voisin par une distance variant de six à sept cents mètres.
Il est nécessaire, pour la clarté des événements ultérieurs, que je donne ces détails sur notre formation de marche. On verra jusqu'à quel point nous fut fatale cette disposition de nos forces imposée par notre nombreux convoi.
Le terrain que nous parcourions, le matin du combat, offre aussi d'intéressantes particularités: il est accidenté de dunes de sable successives.
Ces dunes peuvent avoir une centaine de pieds de hauteur. Elles sont à pente douce, complètement arrondies à leurs sommets, et formées de sables mouvants qui fatiguent beaucoup la marche.
Dans les mouvements de la colonne, souvent la tête du convoi disparaissait derrière un de ces monticules, et notre formation se trouvait ainsi disloquée.
Il était impossible de savoir à la queue ce ce qui se passait en tête, et vice versa.
La mission de la fraction d'éclaireurs était des plus difficiles, en face de ces collines qui lui bornaient l'horizon en tous sens.
Telle était la disposition de nos forces, à notre départ d'El-Mengoub, avec la mission topographique.
Le deuxième jour de notre retour, nos éclaireurs nous annoncent un grand troupeau de moutons.
Sans avoir d'instructions là-dessus, mon capitaine obéit cependant à la loi de la guerre, et ordonne à la section franche de courir sus au troupeau et de l'enlever.
Les bergers se sauvent à l'approche de nos hommes, et les moutons sont à nous.
La facilité étonnante avec laquelle cette razzia vient d'être opérée nous donne de sérieuses inquiétudes. En effet, l'avenir fera connaître que ce troupeau sur notre route n'était en réalité qu'un leurre.
Une fois possesseurs de cette capture, qui compte deux mille têtes de bétail, nos embarras croissent et notre convoi s'allonge de moitié.
On s'arrête pour la nuit, et l'on met un peu d'ordre dans notre organisation.
Rien de nouveau jusqu'au matin.
A cinq heures, nous nous mettons en route, et à huit heures nous nous engageons dans les dunes de sable décrites plus haut.
Vers neuf heures, une vive fusillade se fait entendre à l'avant-garde.
Mon capitaine fait sonner la halte, et, ne voyant personne venir de l'avant, il envoie un homme voir ce qui s'y passe.
Celui-ci revients quelques moments après. Sa mine effarée n'annonce rien qui vaille.
Il rend compte que les vingt-cinq hommes de la section franche sont aux prises avec d'innombrables cavaliers.
Le capitaine, inquiet, expédie des ordonnances partout pour avertir les divers groupes de se tenir prêts à repousser l'ennemi.
Il donne aussi l'ordre à un peloton de se porter au secours de l'avant-garde.
A peine a-t-il prescrit ces mesures, qu'une nuée de cavaliers couvre la dune sur notre droite et fond sur nous comme une trombe.
Le peloton qui se trouve en face a juste le temps de faire un feu de salve.
Une dizaine de cavaliers sont culbutés; mais le gros arrive dans le convoi, y sème un grand désordre, et nous tue deux hommes.
Un clairon sonne le ralliement.
Sanglante ironie! à la suite de cette sonnerie, de tous les points de l'horizon nous arrivent de nombreux ennemis.
Partout ils sont vigoureusement reçus, et beaucoup roulent sur le sol; mais ils réussissent quand même à nous tuer quelques hommes.
Ces premières attaques repoussées, il se produit un moment de répit.
Mon capitaine appelle quelques goumiers, et leur promet une forte récompense s'ils peuvent franchir les lignes ennemies et avertir la colonne d'Aïn-ben-Khélil de notre position précaire.
Une vingtaine de ces auxiliaires répondent à l'appel et se lancent, bien montés, dans toutes les directions.
On remet de l'ordre partout, autant qu'il est possible; mais les chameaux, moutons, chevaux, effrayés par le bruit des détonations et les cris furibonds des assaillants, sont devenus incontrôlables.
En face de la foule innombrables des insurgés, mon capitaine se décide enfin à abandonner le convoi.
En conséquence, il envoie aux fractions éloignées l'ordre de tout lâcher et de se replier sur lui le plus tôt possible, tout en restant compactes.
De nouveaux cris se font entendre, et une avalanche furieuse de cavaliers ennemis nous tombe dessus, rapide comme l'éclair.
Leurs efforts sont surtout dirigés vers le groupe auprès duquel se tient mon capitaine, dont l'uniforme a attiré l'attention.
A ce moment, la colonne forme à peu près une quinzaine de groupes épars de vingt hommes chacun.
Deux de ces groupes, avec lesquels je me trouve, entourent le capitaine.
Près de mille cavaliers se heurtent à nous.
Un feu rapide arrête l'élan des premiers; mais bientôt, entourés de tous côtés, nous ne savons plus sur qui diriger nos coups.
Notre chef donne l'ordre de se porter sur une dune voisine.
Le mouvement rescrit est déjà commencé, quand, jetant les yeux sur mon capitaine, je vois qu'il chancelle et qu'une de ses mains presse son côté droit. Il crie qu'il est blessé.
Je rallie mon monde et vole à son secours.
On nous attaque tout de suite avec une fureur sans pareille, et, malgré nos efforts, nous sommes bousculés par trente contre un.
Nous résistons victorieusement cependant, et au moment où nous arrivons pour dégager le capitaine, je me sens frappé. Je tombe, et ma tête heurte violemment le sol.
Une foule de chevaux, chameaux, me passent par-dessus; les balles sifflent aux oreilles, m'effleurent le visage, mais je ne suis pas touché. Je perds enfin conscience de ma position.
Je me remets bientôt cependant, et, me relevant, je me débats comme un forcené.
Pendant longtemps je frappe à droite et à gauche, et au moment où mes forces épuisées allaient me trahir, il se fait un grand silence.
Tout a disparu: l'ennemi, repoussé, est allé se reformer.
Dans la lutte, nous avons été entraînés à une centaine de mètres du capitaine, dont j'aperçois le cheval hébété près du corps de son maître.
Je rassemble les quelques hommes qui nous restent, et nous courons de nouveau au secours de notre chef.
Nous sommes près de lui; mais une nouvelle charge nous arrive.
Il s'ensuit une affreuse bousculade que je me rappelle vaguement. Quand je reviens à moi, nous nous trouvons encore à une centaine de mètres de l'endroit où est tombé mon capitaine.
Nous nous portons de nouveau vers lui. Cette fois, nous y sommes. Deux hommes l'empoignent et essayent de le porter; mais il est très-gros, et le fardeau est par trop lourd. On cherche un mulet d'ambulance dans le désordre qui nous entoure, mais rien.
Enrageant de notre impuissance, nous essayons de nouveau de l'emporter à force de bras.
Une autre charge, plus furieuse encore que les précédentes, nous aborde comme un ouragan, et, cette fois, c'est fini; le pauvre capitaine, qui respire encore, est au mains de l'ennemi. L'instant de répit qui suit cette dernière attaque me permet de voir son cadavre, entouré de quelques fantassins ennemis qui lui défoncent le crâne à coups de bâton.
Des pleurs de rage me brûlent les yeux, et, m'élançant avec quelques hommes, je tombe sur ces bêtes féroces, et je perds connaissance…
Quand je reviens à moi, le lieutenant du 4e bataillon me tâte par tout le corps; mais, chose inouïe, je ne suis pas blessé. Un coup de matraque sur la tête m'avait simplement étourdi.
L'ennemi s'est retiré à quelques centaines de mètres pour se reformer.
Chez nous, près de la moitié de notre effectif gît sur le sable. Les débris des fractions éloignées nous ont rejoints.
Mon lieutenant est tué: son corps est sur un cacolet.
Mon sous-lieutenant a une balle dans l'épaule.
Tout n'est pas désespéré cependant. Les insurgés comptent probablement deux ou trois mille combattants, et nous, près de deux cents; mais nous sommes réunis.
Il nous reste dix mulets d'ambulance inoccupés, et chaque homme possède encore environ soixante cartouches.
Nous sommes au sommet d'une dune, et le lieutenant du 4e bataillon, qui a pris le commandement, décide la retraite avec la marche en carré.
Le cadavre de mon capitaine est décidément abandonné: impossible de l'enlever.
Je m'examine un peu. Mon uniforme est en lambeaux, je suis couvert de sang, et j'ai les mains et le visage écorchés. La tête me fait un mal intense, et j'ai perdu mon képi, mon sabre et mon revolver. Je me trouve avec un fusil entre les mains, et je ne me rappelle pas où je l'ai ramassé.
La retraite commence.
Nous marchons pendant trois ou quatre cents mètres, et nous subissons une nouvelle attaque qui nous abat trois hommes.
Il est inutile de décrire chaque phase successive de notre marche. Il suffit de dire que nous parcourons une vingtaine de kilomètres repoussant de nombreuses charges ennemies, qui réussissent presque toujours à nous faire perdre un ou deux hommes.
Vers cinq heures du soir, nous sommes à cinquante kilomètres de la colonne de Négrier.
L'ennemi jugeant probablement que cette proximité est par trop dangereuse pour lui, fait un suprême et dernier effort; mais il est repoussé, comme toujours.
Cette dernière attaque nous coûte notre lieutenant, qui reçoit une balle dans l'aine. Il a cependant la force de nous donner l'ordre de camper où nous sommes: une petite hauteur bien propre à une résistance énergique.
Comme il est probable que la colonne d'Aïn-ben-Khélil a été avertie, nous attendrons ici les secours.
D'ailleurs, impossible d'aller plus loin. Les mulets de l'ambulance sont presque tous atteints, et les cacolets sont encombrés de cadavres ou de blessés.
Nous nous établissons solidement sur notre mamelon, attendant l'ennemi, qui ne revient plus. Nous pouvons voir, par instants, quelques cavaliers apparaître çà et là, soit pour prendre la selle d'un cheval tué, soit pour saisir les chevaux sans maître, soit pour enlever un mort.
Nous ne les inquiétons pas, ménageant les quelques munitions qui nous restent pour nous défendre.
Les pertes ennemies doivent être nombreuses, car à chaque feu de salve on voyait une vingtaine de burnous rouler par terre, et Dieu sait si nous avons tiré! Mais le nombre finit fatalement par avoir raison du courage. Pour dix ennemis tués, nous avons chez nous un cadavre. Toute proportion gardée, nous perdions plus de monde que les insurgés.
La nuit se passe dans des transes continuelles et dans de bien pénibles réflexions.
Les hommes causent à voix basse et comptent leurs cartouches.
Le lieutenant, quoique très-grièvement touché, ne l'est cependant pas d'une manière nécessairement mortelle.
Les blessés, muets et presque tous mourants, reçoivent des soins sommaires.
La nuit, devenue très-fraîche, occasionne de violents frissons à tout le monde. La réaction du combat laisse aussi aux hommes un abattement fébrile.
Nous faisons l'appel. Il manque mon capitaine, mon lieutenant et quarante hommes tués: les deux autre officiers et trente-huit hommes sont blessés.
Je suis sain et sauf mais très-abattu. La mort de mes deux officiers me cause une profonde douleur. Pour un rien, j'aurais donné ma vie.
Un homme poussé au bout par la fatigue, la faim, l'horreur du combat, sent un immense dégoût s'emparer de son âme, et se laisse insensiblement aller à croire qu'il serait bon de mourir. Les plus grandes cruautés lui sont indifférentes. Il se demande ce que vaut la vie, pour qu'il prenne la peine de la défendre. Il en arrive ainsi au dernier degré de l'apathie. C'est le moment de réagir avec vigueur, car le découragement est voisin de la lâcheté, et l'homme qui ne se redresse pas alors ne vaut plus rien.
Cependant, de tout ce chaos d'idées et de réflexions se dégage une chose: j'ai enfin assisté à un vrai combat.
Que de scènes navrantes dont j'ai été témoin!
Une entre autres m'a frappé. Un jeune caporal alsacien reçoit une balle dans la cuisse et tombe. Il se traîne, cherchant à suivre les autres qui escaladent une hauteur. Se voyant impuissant, il se tourne vers l'ennemi, et fait un feu précipité.
On l'entoure, et un grand nègre, lui assénant un coup de bâton sur la tête, cherche à le dépouiller de ses vêtements.
Le caporal, évanoui sur le coup, revient vite à lui, et se défend en désespéré.
Son adversaire le bourre de coups de couteau, et à chaque blessure le caporal répond par un cri et un nouvel effort de lutte. Finalement, il expire. Le nègre n'a pas joui longtemps des vêtements du caporal. Dix fusils s'étaient dirigés vers lui, et avant de s'être éloigné de sa victime, il tombe, et sa tête va heurter la poitrine de l'Alsacien.
Ils sont au moins unis dans la mort.
Un autre épisode, dont le funèbre héros était un sergent de ma compagnie, m'a aussi violemment remué.
J'ai dit que vingt-cinq hommes montés, de la section franche, formaient l'arrière garde.
Au premier bruit du combat, ils s'étaient tous portés au secours des camarades.
D'un coup d'oeil, ils se rendent tout de suite compte de notre position désespérée. Ils n'hésitent pas un instant cependant, et, quoique très-inférieurs en nombre, il se lancent à fond de train dans le plus fort de la mêlée.
En une minute ils sont culbutés et bientôt dispersés. Le sergent, emporté par son cheval, tombe au milieu d'un groupe ennemi. Au moment où il file comme le vent, un cavalier arabe le croise, et, l'accrochant par la bouche avec sa matraque, l'attire à lui et le couche en travers de sa selle.
Une lutte s'engage, mais l'Arabe a bientôt l'avantage, et un coup de pistolet à raison du sergent.
Son corps inerte se balance quelques instants aux flancs du cheval emporté, et, paquet sanglant, il tombe enfin comme une masse sur le sable rougi de sang.
Je me rappellerai longtemps le regard de ce malheureux, au moment où il sentit le crochet de l'arme de son ennemi s'enfoncer dans ses chairs.
Je dirai ici que les Arabes sont porteurs de plusieurs espèces d'armes. Outre le fusil, le sabre et le couteau, tous sont armés d'un énorme bâton de chêne appelé matraque, dont une extrémité est garnie d'un croc solide. Ils se servent de cette dernière arme pour accrocher leurs adversaires et les jeter à bas de leurs chevaux.
Le lieutenant de ma compagnie, qui commandait la fraction de la section franche à l'arrière-garde, reçut une des premières balles ennemies au moment où il se portait au secours du gros de la colonne. Nous fûmes assez heureux de pouvoir dégager son corps, mais il n'en fut pas de même pour tous: beaucoup restèrent au pouvoir de l'ennemi.
Je crois que ces quelques lignes donneront une bien faible idée de l'horreur des pensées que m'assiègent pendant la nuit qui suit le combat.
Vers quatre heures du matin, mes idées s'éclaircissent un peu cependant, et je commence à être heureux de ne pas avoir été tué. Les beautés de l'existence me reviennent avec le jour. Je sens renaître en moi un immense espoir à mesure que le soleil monte à l'horizon.
Comme je trouve tout beau! La lumière est si douce, l'air si pur, le désert si calme!
Un grand silence assiste à notre réveil, et bientôt tous se font part de leurs impressions sur l'arrivée probable de la colonne de secours.
A-t-elle été avertie? Pourra-t-elle faire cinquante kilomètres en quinze heures? Sinon, que devons-nous faire?
Le lieutenant, quoique blessé, conserve toujours le commandement. Il prescrit d'attendre jusqu'à neuf heures. Si, à ce moment, aucun secours n'est arrivé, on se mettra en marche.
Le silence se fait de nouveau, et les regards sont fixés, anxieux, dans la direction du nord. Pendant trois longues heures, on est balancé par une alternative d'espérances, aussitôt abandonnées que conçues.
Enfin un bruit lointain, ressemblant au son du clairon, se fait entendre. Bientôt plus de doute, on sonne la marche du régiment.
Oh! mon Dieu! que cette musique est belle! Toutes les harmonies humaines ne causeront jamais de plus grandes jouissances que les quelques sons jetés dans l'air par le clairon de mon régiment.
Il nous reste un clairon. Il embouche son instrument, et, sonnant à tout rompre, il répond à la colonne.
Quelques moments après, des visages amis se présentent, et nous devenons gais, malgré nos douleurs.
Pas de temps à perdre cependant.
Le colonel donne quelques minutes de repos, et se dirige bientôt vers l'endroit où le combat a commencé.
Des cadavres d'hommes et de bêtes sont les sinistres points de repère qui nous guident dans notre marche.
Nos morts sont entièrement dépouillés de leurs vêtements et horriblement mutilés. Presque tous ont la tête séparée du tronc.