Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires
APOLOGUE
Dans une immense plaine, bornée de tous côtés par des horizons infinis, grouillent des millions d'êtres humains. Tous se livrent fiévreusement à une occupation quelconque.
Ceux-ci, le front baigné de sueur, piochent la terre avec ardeur; ceux-là grattent le papier avec des pointes d'acier. Les uns affilent des lames tranchantes, d'autres fabriquent de terribles engins de destruction.
D'aucuns nonchalamment assis sur le sol semblent indifférents à tout ce qui les entoure, et regardent leurs voisins s'agiter violemment.
Une irrésistible impulsion paraît être commune à tous. A intervalles inégaux, ils se lèvent en choeur, comme mus par un même ressort, et se dirigent, soit lentement, soit avec rapidité, vers un noir précipice, au fond duquel apparaît, gigantesque, le mot MORT, écrit en lettres de nuit.
Les premiers arrivés cherchent à fuir, terrifiés devant ce gouffre insondable; mais la foule, qui les presse avec acharnement, leur barre toute issue et les force à tomber dans l'éternité.
Toujours, toujours, il en est ainsi, sans trêve ni répit.
Personne ne prévoit sa chute prochaine et le ravin de la mort. Au contraire, plus les individus sont rapprochés du gouffre, plus ils paraissent acharnés à leurs occupations.
Cette promenade lugubre vers le néant est souvent accélérée par d'effrayantes paniques qui bouleversent les multitudes. Des géants formidables, armés de plaies diverses, culbutent ceux qui les entourent et les chassent, comme l'éclair, devant eux. Ces géants ont nom: GUERRE, FAMINE, PESTE, et le but de leurs exploits est toujours le gouffre béant dont les profondeurs sont égales à l'éternité.
Au milieu de cette arène universelle, s'élève un trône monumental dont le sommet se perd dans la nue. Les degrés, pour y arriver, sont aussi nombreux que les sables des grèves. De distance en distance apparaissent des plates-formes où de graves individus, la trompette à la bouche, sonnent le ralliement. Ces trompettes portent sur le front leurs noms respectifs: PHILOSOPHES, MORALISTES, HISTORIENS.
Quand la foule défile devant le trône, elle jette un regard anxieux vers les hauteurs infinies, hésite un instant, s'approche des degrés, mais, le plus souvent, désespère de les gravir, et continue, abrutie, sa marche agitée vers le ravin de la nuit. Quelques élus seuls entreprennent courageusement l'ascension des degrés et arrivent au sommet, où siège le grand juge BON SENS.
Rien n'égale la majesté noble et digne de ce vénérable magistrat. Entouré de satellites simples et modestes, il distribue de bonnes paroles à tous ceux que s'adressent à lui. A chacun son tour de jouir de ses conseils. Ni charlatanisme, ni intrigues ne peuvent exclure les élus des bienfaits de ses sages remontrances.
Le mortel, réconforté, redescend les marches du trône, et, instruit, se dirige vers la mort par un chemin détourné. Il fuit la foule, dont les paniques, les méchantes passions les emportements violents le bouleversent; et lentement doucement avec une sereine philosophie, il fait le saut prévu par la fatalité. Qu'a-t-il gagné à consulter le sublime magistrat? Une promenade tranquille, et une chute raisonnée et sans inquiétude dans les profondeurs de la mort.
Les faibles, ceux qui craignent l'ascension au trône du juge, vivent affolés, ballottés de terreur en terreur, en proie à tous les grands géants qui se font un cruel plaisir de semer partout les désordres. Finalement, surpris, ahuris, pétrifiés, ils envisagent la mort sans la croire si près, et, poussés par la foule, ils disparaissent, en blasphémant, dans l'abîme qu'ils n'avaient pas cru si près.
A travers cette cohue indescriptible, s'avance péniblement un petit groupe compacte. Faible au physique, il essaye cependant de fendre hardiment les masses. En tête apparaît une jeune femme maigre, anémiée, quelque peu intelligente. Derrière elle marchent trente gaillards plus ou moins vigoureux. Sur le flanc gauche se montre, en tête, un homme à l'air profondément misanthrope. Sa physionomie respire parfois une grande confiance, parfois un découragement implacable. Il cherche le vrai chemin.
Il a regardé partout, mais il n'a rien trouvé. Entraîné par la foule, sans guide, il agit d'après ses propres inspirations. Dédaignant tout avis, tout conseil, il va droit à son but: tant pis s'il succombe dans sa marche. Cependant, malgré ses fermes résolutions, il s'aperçoit souvent, hélas! qu'il est faible.
En passant près du tribunal du juge suprême, une idée lumineuse le frappe: il ira puiser des forces auprès de lui. Voilà le guide qu'il cherche depuis si longtemps; il arrivera jusqu'à lui, coûte que coûte.
Il communique ses intentions à ceux qui semblent être sous ses ordres. La jeune femme fait signe qu'elle suivra son chef; mais les trente hommes, sauf quelques-uns, craignent d'affronter le censeur. Ils ont peur de ses remarques sévères.
Le chef fait un grand discours, le premier de sa vie, et la chaleur de sa parole entraîne sa troupe, qui s'engage résolument dans l'ascension des degrés.
Il montent, ils montent.
De plate-forme en plate-forme, on fait de longues haltes. On perd souvent courage, mais le chef les stimule de sa voix décidée. Et tous reprennent de nouveau la pénible promenade.
Enfin, ils arrivent près du magistrat qui les regarde d'un air sévère, où perce cependant une grande bienveillance, car il est toujours flatté du courage de ceux qui affrontent les fatigues inouïes, nécessaires pour se présenter à lui.
Au milieu du plus profond silence, il interpelle celui qui paraît être le chef du groupe:
—Qui êtes-vous?
—Je suis le père des Expéditions autour de ma tente.
—Quels sont ces gens qui vous suivent?
—Cette dame est ma préface, et ces hommes sont mes trente chapitres. Ils viennent tous, guidés par moi, demander vos conseils, votre censure et votre approbation de leurs actes.
—Veuillez les faire défiler un à un devant moi, et me donner leurs états de service. Je rendrai mon jugement sur les faits et gestes de chacun. Je réserverai, pour la fin, mes appréciations sur la conduite de leur chef.
L'auteur passe au magistrat un gros manuscrit où sont détaillées les principales actions des intéressés.
L'HUISSIER, criant.—Dame Préface!
LE JUGE.—Avancez. Vous n'avez plus le droit de vivre. Les préfaces sont toutes mortes depuis longtemps. Je vous pardonne cependant, car votre air modeste parle en votre faveur. Puis vous êtes si maigre, si exténuée, que je n'ai pas le courage de vous condamner à disparaître. Fuyez de ma présence, et n'y revenez plus.
L'HUISSIER.—Chapitre premier!
LE JUGE.—Vous êtes long et maigre, mais vous êtes nécessaire à l'existence de vos vingt-neuf compagnons. A ce titre seul, je vous autorise à exister. Je reconnais aussi certaines qualités de vos formes, et avec un peu de gymnastique vous deviendrez passable. Allez.
L'HUISSIER.—L'Auteur!
LE JUGE.—C'est un portrait. Je déteste les portraits d'auteurs faits par eux-mêmes. Laissons cela à la Rochefoucauld. Vous m'ennuyez, partez.
L'HUISSIER.—Le Bidon!
LE JUGE.—Vous êtes blessé. Tant mieux pour vous. Moralement, c'est beau une blessure; mais faites-vous raccommoder. Vous avez été utile. Continuez.
L'HUISSIER.—Les Godillots!
LE JUGE.—Ah! ah! vous voulez quitter votre maître. Vous devenez malséants et apathiques. Juste au moment où l'on va vous ficher à la porte, vous vous permettez d'être exigeants. Sachez qu'il faut toujours tomber dignement. Du nerf, mon ami! du nerf!
L'HUISSIER.—Le Képi!
LE JUGE.—Bon garçon va!
L'HUISSIER.—La Musette!
LE JUGE.—Votre carrière est belle; à vous de l'améliorer encore en donnant refuge à quelques fonds qui manquent à votre propriétaire.
L'HUISSIER.—Le Sac!
LE JUGE.—Vous êtes cruel. Vous suicidez vos maîtres. C'est peu digne de la part d'un brave homme. Tâchez de faire mieux.
L'HUISSIER.—La Pipe!
LE JUGE.—Apportez un prix Monthyon.
L'HUISSIER.—Le Revolver.
LE JUGE.—Rendez-vous utile, monsieur, rendez-vous utile. Quand on vit pour faire mourir les gens, on se distingue autrement qu'en trouant des cibles de papier.
L'HUISSIER.—Le Sabre!
LE JUGE.—Pouah! mon bonhomme, vous ne valez rien.
L'HUISSIER.—Digression patriotique!
LE JUGE.—A la bonne heure! Voilà qui rend justice à la fête nationale. Malheureusement, il y en a peu comme vous. Au lieu de courir la plaine ce jour-là, l'arme au poing, beaucoup de gens s'amusent. C'est un tort, mais c'est un droit conquis.
L'HUISSIER.—La Gamelle!
LE JUGE.—Dans la gamelle, c'est bon.
L'HUISSIER.—Le Quart!
LE JUGE.—Passez.
L'HUISSIER.—Les Guêtres.
LE JUGE.—Bonjour!…
L'HUISSIER.—Le Cafard!
LE JUGE.—…
L'HUISSIER.—Pêche miraculeuse.
LE JUGE.—…
L'HUISSIER.—Souvenir du jeune âge.
LE JUGE.—Que me racontez-vous là, monsieur l'auteur? Vous nommez ces gens-là: Boutades militaires, et vous me présentez ici un tas de morveux sans états civil appropriés. Sachez qu'il faut trouver un nom convenable quand on produit des chefs-d'oeuvre. Vos trente enfants et cette dame devraient porter le nom de Mosaïques humoristiques. Ils seraient ainsi dans le vrai. Je m'emballe devant votre effronterie de me présenter des gens sous de faux noms. Puis, n'avez-vous pas dit, dans votre portrait, que le moi était haïssable? et continuellement le moi a été chez vous à l'ordre du jour. C'est mal, ça, monsieur; oui, c'est très-mal.
Je ne puis cependant me dispenser d'un petit conseil, ni d'une certaine appréciation. Je reconnais que vous avez bien mérité des gens qui aiment à bâiller. Mais, malheureusement, ceux-ci ne sont pas seuls sur terre. Tâchez de travailler un peu pour les idiots, qui ne bâillent jamais. A chacun sa pâture, mon ami. Finissez-en, car j'éprouve moi-même d'inquiétants symptômes de désarticulation maxillaire. Avant de me livrer à cette grave occupation, je vous crie du plus profond de mon âme: Pour Dieu! Dépêchez-vous d'écrire fin!
Le juge se tait. De formidables voix lancent à tous les horizons ses jugements dont la morale est: Travaillez! travaillez! Tout est dans le travail! Les échos emportent cette sentence aux quatre coins cardinaux.
Soudain un bruit terrible se fait entendre. Le papa BON SENS, en bâillant, s'était brisé la mâchoire, et, tombant à la renverse, avait entraîné son trône avec lui. Cette catastrophe épouvantable précipite dans le vide, pêle-mêle, personnages, huissiers, philosophes, historiens et l'auteur.
Celui-ci, ricanant comme Méphisto à la vue de son oeuvre, se sauve de la foule, son coupable manuscrit sous le bras. Ces mots du juge: Travaillez! travaillez! le hantent comme un cauchemar. Puis, dans le tumulte, il cherche fiévreusement une plume, et il écrit le mot qui sauvera tout:
FIN
TABLE
PRÉFACE
I.—La tente.
II.—L'auteur.
III.—Le bidon.
IV.—Les godillots.
V.—Le képi.
VI.—La musette.
VII.—Le havre-sac.
VIII.—La pipe.
IX.—Le revolver.
X.—Le sabre.
XI.—Digression patriotique.
XII.—La gamelle.
XIII.—Le quart.
XIV.—Les guêtres.
XV.—Les vacances.
XVI.—Combat homérique.
XVII.—Funèbre souvenir.
XVIII.—Pêche miraculeuse,
XIX.—Souvenir du jeune âge.
XX.—Un page d'amour.
XXI.—Chasse à l'affût.
XXII.—Réminiscences du passé.
XXIII.—Combat du schott Tigri.
XXIV.—La flûte.
XXV.—Une colonne.
XXVI.—Mélanges.
XXVII.—Une colonne campée.
XXVIII.—Mes prisons.
XXIX.—Enlèvement frauduleux.
XXX.—En permission.
Apologue.
______________________________________________________________ PARIS, TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GANANCIÈRE, 8.
End of Project Gutenberg's Expéditions autour de ma tente, by Ch. Des Ecores