Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires
Nous arrivons à l'endroit où fut abandonné mon capitaine. Son cadavre nous apparaît sur le versant d'un monticule. Il est nu, et il a la tête et le bras gauche coupés. Une balle lui a percé le flanc droit. Dix-huit coups de couteau lui ont fait d'horribles trous dans la poitrine. Il a aussi subi la dernière mutilation. Ces misérable s'étaient acharnés sur les restes de notre malheureux capitaine.
A ce hideux spectacle, un frisson d'intense dégoût secoue les assistants. Les regards deviennent fixes de rage, les dents sont fermement serrées, et quelques sourds jurons se font entendre.
Mais il ne faut pas perdre de temps dans d'inutiles émotions. Vite à l'action. Nous enlevons nos morts, et rétrogradons vers Aïn-ben-Khélil.
Pas un ennemi à trente kilomètres à la ronde. Ces lâches-là ne s'attaquent qu'au petit nombre.
Le lendemain de notre arrivée à destination, les funèbres débris du combat recevaient de magnifiques funérailles.
XXIV
LA FLUTE
Je préfère voyager autour de ma tente que de voyager avec elle. Ce qui veut dire, en termes plus clairs, que je suis heureux quand je suis en station.
Quel mauvais génie me pousse toujours dans les aventures! je rabâche encore ici mes tendances à la vie tranquille, et, franchement, je suis honnête dans ce que je dis. Je commence à croire que quinze mois de campagne, sans voir une maison, une ferme, un arbre, une table, une chaise, enfin autre chose que le ciel, le plaine et des soldats, sont amplement suffisants pour satisfaire un seul homme aux goûts modestes.
Me voilà de nouveau installé dans ma petite tente, et, après ma terrible expérience du schott Tigri, je puis voyager hardiment.
J'avais perdu mon sabre, mon revolver et mon képi, et ces trois utiles ornements me manquaient beaucoup.
J'eus le bonheur de retrouver les deux premiers, mais mon malheureux képi eut une fin digne de sa profession. Malgré mes recherches, il fut décidément perdu; les dunes de sable furent pour lui un tombeau.
J'en ai un autre qui n'a pas d'histoire; aussi je préfère n'en rien dire.
Mon sabre est rouillé, sale, abandonné.
Mon revolver, grave maintenant, puisqu'il a fait ses preuves, est en train de devenir brillant.
Je n'en suis pas bien sûr, mais je crois que le gaillard a sur la conscience autre chose que de petits trous dans des ronds noirs à la cible. Il pourrait bien se faire que de malencontreux indigènes se soient trouvés en face de son canon menaçant. Quoi qu'il en soit, je le respecte maintenant et lui donne les premiers soins.
Mon sabre est d'une médiocrité humiliante. Son brillant lui reviendra dans un temps à venir.
Mon sac a été troué par une balle. Je le vide.
Ah! voilà ma flûte!
Je trouve ce doux instrument, au fond, bien loin, dans un recoin oublié. Ceci explique l'abandon où j'ai dernièrement laissé cette compagne de quinze ans. Ma pipe et ma flûte sont toujours restées fidèles à leur maître. Depuis notre accointance au Texas, elles ne me quittèrent pas d'une semelle.
Dans ma tendre jeunesse, comme j'avais tous les talents, mon papa pensait, après m'avoir sondé de son oeil de lynx, que je deviendrais un fameux musicien.
En conséquence, il me paya un terme au professeur de musique, et me voilà tapotant le piano.
C'était très-beau pendant les heures d'étude, mais fort désagréable les jours de congé.
A mes nombreuses aptitudes, se joignaient encore la passion des jeux de barres, de crosse et de balle. Je rageais quand, perdu avec un piano dans une immense salle, j'entendais les cris des camarades dans la cour. Je faisais deux gammes et j'allais à la croisée.
Un jour, n'y tenant plus, pif! paf! je brise une partie du clavier.
Piteux, je me sauve, craignant l'orage. Les cris des camarades, jouant aux barres, n'ont plus, après mon méfait, les mêmes charmes qu'auparavant. Je comprends tout de suite que je payerai cher ma mauvaise humeur.
Fourré dans un coin du corridor, il me semble, à chaque pas que j'entends, voir apparaître la face grave et sévère de notre directeur. Enfin je m'échappe, chassant les idées sombres.
Malgré mes efforts, je suis triste comme la nuit. L'entrain me manque, et le jeu de barres a perdu son attrait.
Bientôt, j'entends appeler mon nom. Je pousse un soupir de soulagement, préférant une situation claire à l'incertitude qui m'étreint.
On me punit sévèrement, mon papa paya le clavier, et je fus à tout jamais délivré des études de musique.
Voilà pourquoi je ne suis pas pianiste.
J'en avais assez appris cependant pour savoir ce que c'était que la clef de fa. En outre, je pouvait très-bien exécuter une gamme, en passant le pouce sans déranger la fixité du poignet. On n'avait pas d'appui-main au collège, et la gymnastique des doigts était fort ennuyeuse.
Plus tard, étant campé dans les prairies du Texas, près du Fort-Concho, je devins possesseur d'un piccolo.
Mes fonctions de secrétaire du général me laissant de nombreux loisirs que j'employais à bâiller méthodiquement, ce piccolo fut un monde pour moi.
Je me mis tout de suite à souffler dedans avec une ardeur inquiétante. Ayant saisi les sons de trois notes, mon ambition ne connut plus de bornes.
J'assiégeai de demandes de méthodes les marchands de musique de Boston, de New-York et de la Nouvelle-Orléans. Des cargaisons m'arrivèrent bientôt, et, après six mois d'études approfondies, je parvins à jouer A la claire fontaine! comme pas un.
Les vastes plaines qui s'étendent entre Fort-Concho et Fort-Richardson se répétèrent souvent les sons inspirés de mon joyeux piccolo.
La campagne terminée, je me procurai à Jefferson une magnifique flûte que j'ai encore.
Il y a loin du petit débutant de 1870 au virtuose actuel. Ma foi, c'est vrai, les plus difficiles morceaux n'ont plus de secrets pour mon instrument, et mon mère ne s'était pas trompé en reconnaissant chez moi, dès mon enfance, un talent musical de première venue.
Ces qualités harmoniques me procurèrent par la suite de bien douces distractions.
Mon second lieutenant dans l'armée américaine était d'une force remarquable sur la flûte à six trous. Ayant un soir écouté mes timides roucoulements, il conçut tout de suite un immense intérêt pour le jeune auteur d'aussi louables efforts.
Nous étions alors campés sur les bords du Black Cypress Bayou, près de
Jefferson.
Les pavillons des officiers faisaient suite aux baraques de la troupe, et le bureau du général auquel j'étais attaché, se dressait en face, à quelques mètres.
Je passais mes journées, couché dans un hamac, sur une petite terrasse, d'où je voyais les dames militaires prendre le frais sur le gazon.
Suivant leurs moindres mouvements d'un oeil envieux, je maudissait l'injustice du sort qui me refusait le bonheur de la douce société des femmes. J'aimais beaucoup les causeries féminines, et, en raison même de ce penchant, je persistais à être de plus en plus privé.
Les gais rires et les éclats de voix tapageurs de ces dames, folâtrant avec leurs maris, exaltaient mes sentiments à un degré extrême. Lorsque j'avais ainsi amassé une provision suffisante d'émotions douces, suaves, amoureuses, j'étreignais ma flûte et je les lui confiais.
C'est à la suite d'un: Home, sweet home! délirant, joué dans des circonstances pareilles, que le lieutenant M… tombait comme une bombe chez moi, la louange au lèvres.
Il était fort, et appréciant ma faiblesse, il me donna des leçons.
Je faisais aussi beaucoup de travaux de copiste pour cet officier. Ces écritures et mes leçons de flûte m'amenaient souvent chez lui. Ce fut pour mon malheur.
Le lieutenant M… avait cinquante ans; sa femme, vingt. Elle était brune, vive, alerte, sémillante, pleine de vie et de feu. Ses grands yeux noirs me faisaient frissonner quand ils rencontraient mes regards timides.
Conséquence naturelle, je devins éperdument amoureux de madame M… Elle s'en aperçut bien vite, en souriant.
Elle s'attendait peut-être à quelques démonstrations décisives de ma part; mais, malgré mon expérience des choses de l'amour avec ma céleste Angèle, malgré mon uniforme de guerrier qui aurait dû me donner de la hardiesse, j'étais toujours d'une apathie distinguée.
Hélas! la nature est plus forte que les désirs. Un timide vivra, rougira, fera des bévues, mourra, et cela, toujours dans la peau d'un timide.
En voyant madame M… mes yeux cherchaient des recoins sombres pour y cacher leurs feux, mon visage devenant tout bêtement rouge.
Coquette comme toutes les jolies femmes, madame M… suivait, amusée les différentes phases de ma passion. Elle me lisait comme un thermomètre, et il faut croire qu'elle prenait goût à cette lecture graduée, car souvent, en l'absence de son mari, elle me faisait appeler pour des raisons futiles.
Elle me recevait dans le négligé le plus voulu possible; ses longs cheveux flottaient sur ses épaules, une dentelle légère laissant entrevoir la peau blanche de son cou. Elle me souriait, m'encourageant à parler.
J'attendais qu'elle m'adressât la parole. Après quelques banalités de sa part, suivies d'un mutisme complet chez moi, des signes d'impatience tourmentaient son visage, et je prenais congé d'elle.
Je dois dire que mon manque de hardiesse était quelque peu entaché de peur.
M… était un terrible. Chaque fois qu'il s'absentait, il avait pour mission d'arrêter quelques desperadoes, reliquats de la guerre de Sécession qui, à cette époque, infestaient encore le Texas. Il réussissait presque toujours à les prendre ou à les tuer. C'est assez dire que M… était un vrai dur à cuire.
Aussi je craignais continuellement de voir surgir sa face pâle et ses moustaches en brosse, dans l'encadrement d'une porte quelconque, chaque fois que sa femme me retenait chez elle pour des futilités.
Le revolver de ce gars-là ne manquait jamais son homme, et qu'aurais-je fait, moi, misérable bambin de dix-sept ans, en face de ce terrible lutteur?
Un soir, décidée à me vaincre, madame M… me fait appeler.
Assise à sa toilette, souriant à sa glace, elle tresse nonchalamment sa belle chevelure: ses épaules nues, d'une blancheur de neige, laissent courir un fin réseau de veines bleues, où bouillonne un sang ému. Sa bouche, rouge et sanguine, palpite dans des enroulements voluptueux.
Ses yeux m'accueillent avec une caresse au moment où, respectueux, j'apparais, rougissant devant elle. Une légère contraction de ses sourcils annonce une volonté bien arrêtée d'arriver à un résultat.
—Vous ne me paraissez pas être de la classe des hommes qui généralement s'engagent dans l'armée américaine?
—Madame, vous me faites beaucoup d'honneur.
—De quelle partie de la France êtes-vous?
—Du Canada, madame.
—Ah!… les femmes sont-elles belles chez vous, au Canada?
—Pour ça, oui, madame! (Étais-je assez bête?)
—Oh! oh! oui, vraiment, ont-elles des dents comme celles-ci, des cheveux comme ça, des épaules comme les miennes et des yeux…?
Ce disant, elle me foudroie d'un regard à fondre toutes les banquises du
Groenland.
Je continue à être bête, ce qui n'était pas difficile, et:
—Mon Dieu, madame, je manque d'expérience, mais veuillez bien croire que nos femmes sont aussi très-belles.—Puis, m'enferrant à font, je pousse niaiserie jusqu'aux limites extrêmes, en lui vantant les qualités extraordinaires de nos gracieuses Canadiennes: comme elles son appétissantes, fidèles en amour, bonnes mères de famille, attachées à leur foyer, débordantes de bonne humeur.
Madame M… me laisse dire sans souffler mot. Ses mains seules, agitées et nerveuses tiraillent ses longs cheveux, les tordant convulsivement.
Enfin, avec une moue énergique, elle se lève tout à coup, me montre la porte d'une chambre voisine, et m'invite à la suivre.
J'obéis comme un caniche fidèle. Emboîtant le pas, j'entre avec elle dans une pièce sombre, toute parfumée.
Mes yeux aveuglés ne distinguent pas tout de suite les objets qui m'entourent, mais peu à peu, m'habituant à la demi-clarté, je vois madame M… assise sur son lit. Elle me fait signe.
Indécis, ahuri, pétrifié, je voudrais agir, mais je ne le puis.
Soudain, je me sens saisi et entraîné avec une violence extrême. Je me dégage avec énergie, et, fuyant, comme poursuivi par tous les démons de l'enfer, je me précipite hors de la maison, laissant mon képi, comme pièce à conviction.
Ah! Joseph, mon bienheureux homonyme, que l'on a tant calomnié, comme je comprenais enfin qu'il est parfois utile d'abandonner ses défroques!
Le dehors me rend un peu de calme, et, craignant de voir M… à mes trousses, je me dirige, l'oeil aux aguets, vers ma baraque.
Dix minutes après, madame M…, souriante, était tranquillement assise sur sa véranda. Mon képi me parvenait bientôt par l'entremise d'une ordonnance, qui me parut étonnée de mon étrange distraction.
J'en restai là par la suite avec madame M…, qui me regardait par la suite avec la plus complète indifférence. Tant il est vrai que la vertu n'est jamais récompensée.
Le lieutenant continua à me donner d'excellentes leçons de flûte. Le malheureux ne s'est probablement jamais douté des dangers que j'ai encourus chez lui.
Cette aventure me confirma davantage dans mon opinion, déjà bien arrêtée, de ma nullité flagrante en galanterie.
Je n'en persistai pas moins cependant à cultiver l'art du dieu Pan avec une ardeur légitime et, à mon retour au Canada, ma flûte contribua à me poser dans le grand monde.
C'est elle qui fut la cause de ma liaison avec P…, mon collègue en musique. On se souviendra du dénoûment désastreux de cette amitié, qui m'apporta une chute spéciale sur le trottoir en face de la maison de mon ami.
Pendant ma vie militaire au Manitoba, ma flûte fit prime; mais à Paris, je me trouvai dans une infériorité marquée.
Un jour, au Palais-Royal, la petite flûte de la garde républicaine fit des siennes.
Honteux, je me retirai, pour cacher mon instrument, qui ne vit de nouveau le jour qu'à Géryville, quand j'étais sergent-major.
Géryville est un point perdu à l'entrée du désert algérien. Il est à six étapes de tout lieu habité. Sentinelle avancée, il veille, avec un soin jaloux, sur la sécurité des possessions française de l'Algérie.
La petite garnison de deux compagnies est la seule force qui garde ce poste.
Les occupations des militaires ne sont pas dignes d'intérêt. A part quelques manoeuvres, le travail se réduit à rien.
Je partageais mes loisirs entre mon chien, ma baraque, mes livres, mon hamac et ma flûte.
Je choisissais toujours les heures solennelles pour réveiller les échos des montagnes voisines. Les sons plaintifs et harmonieux de mon instrument coulaient doucement, la nuit, dans les ondes sonores. La plaine et les montagnes furent souvent étonnées d'entendre les airs du pays.
Rien comme la solitude et le grand silence pour remuer les sentiments.
L'homme, se voyant si petit dans l'immensité, a besoin de faire un bruit quelconque pour se prouver à lui-même qu'il existe. Ainsi, en écrivant, la nuit, le grincement de la plume, qui suit la pensée sur le papier, est un compagnon. En marchant seul dans le désert, il faut penser à haute voix, pour tromper l'isolement.
La flûte était mon aide favorite, et les habitants de Géryville, située à quelques mètres du camp, eurent bientôt une idée exagérée de mes capacités harmoniques.
Le 14 juillet 1879, je reçus une députation des notables de la ville. Ils me priaient instamment de contribuer à la partie musicale de la fête célébrée en plein air.
Je promis mon concours, et, le soir de ce grand jour, je lançais amoureusement, dans les saules environnants, quelques extraits palpitants d'Il Trovatore.
Je remportai un grand succès, et le résultat fut l'absorption d'une quantité enivrante de champagne.
C'est à cette fête mémorable que je fis la connaissance de quelques messieurs de l'endroit.
Géryville est habité par une vingtaine d'Européens et quatre ou cinq cents Arabes ou Juifs. Les premiers avaient formé un orchestre dont on me pria de faire partie.
Je consentis, et je vous présente les membres de ce digne corps de musique, qui est appelé à régénérer cette partie-ci de l'univers, dont je respire l'air.
Une terrible querelle,—voir plus loin les détails,—faillit cependant détruire ce modeste programme.
De la tenue et du maintien! car nous voilà en face de nos musiciens!
Notre chef, conducteur des ponts et chaussées travaille sur le violon.
Il a cinquante-deux ans.
Il est instruit, intelligent, et auteur d'une brochure sans lecteurs:—cette brochure traite de la philosophie universaliste.
Comme musicien, notre chef est très fort en démonstrations. Grave de figure, il nous dit de bien belles choses sur les fugues, soupirs, points d'orgue, trilles, croches, doubles et triples; mais s'il joint l'action à la parole, je jette un oeil anxieux vers la porte, et cet acte est amplement justifié.
En effet, dix minutes s'écoulent avec une série de frottements pour ajuster les cordes; cette opération terminée l'archet, se lançant en mouvement, devient tout de suite dévergondé, et tourmenté par une main inspirée, il gratte le violon de la plus cruelle manière.
Les échos, surpris de ce vacarme, se lancent et se relancent les sons avec rage.
L'air, bouleversé de cette cacophonie, se refuse bientôt à alimenter les poumons des auditeurs, qui n'ont qu'une voie de salut: sortir.
C'est ce que je fais invariablement, avec tact, bien entendu, car mes parents m'ont bien élevé.
Notre sous-chef est fournisseur de l'armée.
Grand, Bavarois de naissance, sec, planche par devant, planche par derrière, il touche l'harmonium.
Il accompagne bien, mais il faut le suivre. Comme genre particulier, il arrive souvent trois mesures en retard à la fin de chaque morceau.
Les membres de l'orchestre négligent ce détail, auquel ils sont habitués. Comme c'est chez lui que l'on se réunit et qu'il donne à boire, il lui est permis d'aller jusqu'à quatre mesures de retard à chaque exécution.
En troisième lieu, vient le cornet.
C'est un loyal instrument auquel on ne peut reprocher que de légères absences. Ses pistons sont toujours embarrassés, et, aux endroits pathétiques, un son mat nous apprend qu'ils subissent un nettoyage.
Cela nuit un peu à l'harmonie de l'ensemble.
Une autre violon fait les secondes parties, et il a le mérite de ne rien savoir. Ce n'est pas un tort, car timide de caractère, il reste silencieux.
De plus, il est le beau-frère de notre sous-chef, et il sert à boire. De là, indulgence de nous tous à son égard.
Le trombone est tenu par un receveur des postes.
Ce précieux instrument se conduit assez bien. On ne peut lui attribuer que certains couacs, parfois embarrassants dans l'effet général du morceau.
Comme accessoire, nous avons aussi un ténor léger, âgé de cinquante-neuf ans.
Il chante bien, ce qui ne nuit en rien à l'harmonie.
En dernier lieu apparaît Joseph. C'est moi.
Je suis devenu le clou de la situation. La musique que j'interprète a un charme tellement original que le compositeur lui-même ne reconnaîtrait plus ses oeuvres.
Je m'étendrais complaisamment sur ce sujet, mais je deviens modeste et je me tais.
Nos musiciens mis en scène, je vous narre la querelle dramatique qui est venu ébranler notre institution dans ses oeuvres vives. Ce forfait, que nous déplorons tous, fut consommé pendant une de mes absences.
La chicane, comme je l'ai su depuis, naquit d'une fausse note arrachée par l'archet de notre chef. Celui-ci l'attribua à l'instant au second violon, qui, silencieux comme toujours, prétend ne pas avoir joué.
Le chef insiste, l'autre riposte, et l'affaire se termine par la déconfiture d'un instrument lancé à la tête d'un des adversaires.
Le conducteur des ponts et chaussées, à qui appartient le violon démoli, dédaigne d'en ramasser les morceaux et s'éloigne d'un air noble.
La querelle règne encore quelque temps parmi les autres, et l'assemblée finit par se dissoudre dans le plus grand désordre.
Nous en restâmes là pendant quelques jours. Mais moi, comme tendre flûtiste, partisan de la paix à outrance, j'attendais avec anxiété l'occasion de soulager ces coeurs ulcérés.
Cette occasion se présenta sous la forme d'un basson.
Ceci peut paraître bizarre. Après réflexion cependant, on avouera que c'est rationnel.
Avec son air embêtant, ce long et inoffensif instrument, par sa seule présence parvint à doucir les coeurs de nos inflexibles musiciens.
Il arrivait directement d'Oran.
Un colon éclairé avait mis en avant ses capacités sur le basson. Tout de suite il en fut commandé un exemplaire, et par les voies rapides.
Cinq jours après, un long ballot, aux dehors insignifiants, était déposé à nos pieds.
Chacun avait fait taire ses ressentiments pour assister au déballage. Nous étions au complet quand le garçon donna le premier coup de canif aux cordes du ballot.
Au fur et à mesure que ficelles et toile lâchaient prise, sous le couteau du déballeur, les coeurs s'amollissaient.
Observateur discret, je crois voir poindre une larme dans le coin de l'oeil gauche de notre chef, qui a l'âme tendre. Le second violon, quoique ému, restait froid, sa tête portant encore les traces sanglantes du combat.
Enfin, la dernière ficelle coupée, le petit bec du basson voit le jour.
A ce spectacle émouvant, une larme, une vraie alors, s'échappe du susdit coin de l'oeil de notre chef: son ennemi soupire avec bruit.
En tacticien habile, je saisis l'instant, et, m'appuyant sur mon rôle de pacificateur, je les pousse dans les bras l'un de l'autre.
Ce fut le signal d'une explosion générale.
Avant de me reconnaître, j'étais empoigné par le trombone, qui arrosa mon gilet.
Je dis gilet, pour être fidèle au vieux cliché, mais qu'on se le répète bien, un troupier ne porte jamais ces choses-là. Il sait se contenter d'une honnête chemise de grosse toile. Le numéro matricule de la mienne conserve encore les traces des larmes de notre humide trombone.
C'était le 7 août.
Le déballeur, sans se laisser déconcerter par ce déluge, continuait son travail. Bientôt notre instrument, dans toute sa candeur, fut mis en évidence sur une table.
Le colon musicien le fit ensuite quelque peu ronfler pour rappeler ses souvenirs. Après plusieurs insuccès, on se livra entièrement à la joie.
Le chef et le second violon se grisèrent et chantèrent la Marseillaise.
Les autres en firent autant, et l'on se sépara, avec force embrassades se jurant une amitié éternelle.
Que c'est beau, la paix!…
Depuis que je suis en colonne, ma flûte fut forcément négligée, mais j'y reviendrai plus tard.
Croyez-moi, il fait bon jouer de la flûte. Rien comme ce modeste instrument pour adoucir les maux de l'existence, ou amollir le coeur d'une amante revêche.
Je crois que ce chapitre est assez long, et je l'exécute ici.
Comme je plains ceux qui ont eu le courage de le lire!
XXV
UNE COLONNE
C'est une petite armée homogène. Composée de toutes les armes, elle peut marcher et combattre sans auxiliaires. Elle se suffit à elle-même.
Elle est généralement formée à la hâte pour parer à un événement subit.
Une colonne est dite volante quand elle marche sans impedimenta. Fraction détachée du corps principal, elle est alors destinée à de petites excursions urgentes: couper le passage à l'ennemi, faire une razzia, surprendre un campement.
Elle est dite mobile quand elle garde un poste important, un passage principal, ou quand elle eut aller d'un point à un autre en emportant tout son matériel et ses bagages.
Ces deux genres de formations de troupe s'emploient surtout dans les pays comme l'Algérie, où la population indigène, toujours hostile et disséminée dans d'immense steppes, trouve souvent l'occasion de s'insurger sans encourir de punitions immédiates.
En 1881, lors de la conquête de la Tunisie, les troupes de la province d'Oran s'attendaient à participer au plaisir de châtier les Kroumirs, qui avaient haché en morceaux quelques malheureux hommes du 59e de ligne.
Il n'en fut rien cependant, et bien nous en prit, car il se préparait de la besogne pour nous sur les Hauts-Plateaux, du côté du Maroc, refuge éternel de tous nos révoltés.
Ce pays est une cause continuelle et inconsciente de toutes les insurrections qui désolent souvent le sud-Oranais.
Les insurgés, connaissant l'impuissance du Maroc à faire respecter ses frontières,—d'ailleurs très-mal délimitées dans ces régions,—savent y trouver un abri contre tout châtiment.
Ce maudit Figuig, que j'ai souvent envoyé à tous les diables, nous nargue toujours, sournoisement caché derrière ses remparts de terre cuite, que ses candides gaillards d'Ouled-Sidi-Cheik croient imprenables.
Quatre pièces de 80 et quinze cents fantassins déterminés réduiraient vite à néant ce ramassis de boue, de brigands et de voleurs.
Mais on ne veut rien faire, crainte de complications politiques.
Allons donc! Nous somme en 1882, n'est-ce pas? Eh bien! en 1888 le Maroc sera à nous!
Nous verrons si j'ai été bon prophète.
Quoique très-heureux d'avoir fait cette prédiction, sur l'accomplissement de laquelle je compte beaucoup, je reviens cependant au 21 avril 1881, jour où nous reçûmes l'ordre, à midi, de partir le lendemain matin, à quatre heures, avec cent cinquante hommes par compagnie, soit six cents hommes par bataillon.
Daya, petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud d'Oran, était le point de concentration.
Il faut avoir appartenu à l'armée pour bien se faire une idée du brouhaha de la veille d'un départ précipité. Ce ne sont que chassés-croisés, courses échevelées à faire perdre la tête. Les ordres pleuvent dru comme grêle, et le pauvre sergent-major supporte, presque à lui seul tous les ennuis d'assurer un départ sans rien oublier.
Enfin, on est en route.
Il fait encore nuit sombre. Les claquements de fouet, les aboiements de chiens, les mille bruits qui accompagnent toujours les mouvements de grandes foules, annoncent seuls que le bataillon est en marche.
Une teinte légère et pâle colore bientôt le ciel. Peu à peu la lumière du jour se dégage des ténèbres, et la colonne apparaît dans toute la simplicité de ses six cents hommes arpentant le sol du désert.
Le capitaine, guidant la première compagnie, est à cheval et fume stoïquement sa cigarette.
Le lieutenant et le sergent-major marchent en tête de chaque rang et donnent le pas.
Le sous-lieutenant surveille la gauche.
Et tous regardent tristement le sentier qu'ils foulent. Le plus grand bonheur est de se concentrer en soi-même, de faire abnégation de toutes sensations.
On arrive ainsi graduellement à oublier que l'on existe, et à se convaincre que les jambes font partie d'un automate.
C'est là le but de tout troupier en route, et y arriver est le plus grand palliatif dans les circonstances.
Au départ, on a pris le café. Tout le monde était gai, et une chanson grivoise avait eu beaucoup de succès. Bientôt les respirations sont devenues courtes. Quelques chanteurs seuls ont persisté dans leurs cris de plus en plus épuisés.
Enfin, tout est silencieux.
Une sueur abondante inonde les fronts; de violents coups d'épaules, accompagnés de soupirs bruyants, soulèvent les sacs.
Une buée chaude et vaporeuse, se dégageant de tous ces corps ambulants, raréfie et charge encore le peu d'air que respire la colonne.
Les gros souliers ferrés, tombant lourdement sur le sol caillouteux, en font jaillir des étincelles. Le cliquetis des armes et du campement, accompagné de bruits de pas, compose à lui seul le monotone concert qui s'échappe de ce monstrueux orchestre.
Voyez la colonne descendre une pente rapide.
La tête s'affaisse et disparaît derrière un rideau de terrain pour aller se montrer un peu plus loin.
La queue suit le mouvement, et l'ensemble apparaît au spectateur comme un immense serpent bariolé de toutes couleurs.
La pente franchie, la masse reprend sa roideur et se traîne lentement sur le sol horizontal, traçant de gigantesques zigzags à droite et à gauche.
Un soleil d'enfer poursuit de ses rayons verticaux tous ces pauvres diables qui s'épongent, soufflant comme des phoques.
Quel abattement partout!
A voir cette tristesse générale, on se dit que tout ce monde est découragé. Mais qu'une occasion se présente! tout de suite les visages s'animent, les muscles se roidissent, la respiration se raffermit, et gare les événements!
Alors, qu'est-ce donc qui tue ainsi l'entrain? Hélas! la monotonie, l'absence de tout être animé.
Personne pour nous admirer! Personne pour nous regarder défiler! Rien! pas même un animal quelconque qui s'enfuit à l'approche de la colonne!
C'est un fait incontestable qu'il est nécessaire d'être admiré pour supporter gaiement une lourde fatigue.
Le troupier, le Français surtout, est ainsi fait. Il lui faut un peu de vanité satisfaite, attirer un brin l'attention. A quoi servirait les fatigues, les misères, les souffrances, si personne ne s'en apercevait?
Aussi, voyez une expédition.
Tous sont heureux si un grand journal daigne dire un mot sur la solidité de la marche, le brio de l'attaque, l'attitude, l'entrain, la gaieté des troupes.
Cela infuse un nouveau courage qui a bientôt besoin d'être renouvelé. On s'occupe de nous au pays!… Et l'on va de l'avant.
Ceci peut paraître enfantin au stoïque; mais remarquons bien que rien n'est risible chez des hommes qui peut-être demain seront tués.
Les petites passions prennent une grande importance devant la mort, et l'habilité exige qu'on les stimule.
Telle vieille culotte de peau, ridicule en temps de paix, devient un héros sur le champ de bataille. Sa manière grotesque de se dresser sur l'étrier, au moment de crier: En avant! pour la charge, devient sublime en face de la mitraille.
Perdue dans le désert, une colonne ne vit que de ses propres ressources morales. Son courage seul peut lui faire supporter tous les maux qu'engendrent une foule de causes inconnues en pays civilisé.
Il faut ici se créer des éléments d'émulation dans son milieu.
Chaque homme a un camarade préféré à qui il veut prouver sa solidité.
Aux causeries du bivouac, le soir, on parle de ses prouesses, et, pour avoir un peu de poids auprès de ses auditeurs, il faut avoir fait ses preuves.
L'émulation est le plus grand stimulant des troupes isolées.
Tel bataillon, que dis-je? telle compagnie, telle section, voire même telle escouade, marche mieux que telle autre: elle a moins de traînards.
La légion étrangère fait colonne avec les turcos, les zouaves, les zéphyrs.
Eh bien! les hommes de ces divers régiments mourraient sous le faix plutôt que de s'avouer rendus. Un légionnaire en arrière? fi donc! Jamais de traînards chez nous!
Renvoyez cette exclamation aux zouaves ou autres, et vous connaîtrez l'esprit de tous les corps.
L'uniforme y est aussi pour beaucoup.
Le pantalon bleu du chasseur à pied ne reculera jamais si un pantalon rouge le regarde, et réciproquement.
Quelle grave erreur que la suppression des corps, des compagnies d'élite avec leurs divers costumes et insignes! Chaque unité spéciale avait ainsi des bien belles traditions.
La garde, pensant à son grand passé, marchait et combattait en conséquence.
Les hommes du centre, dans les régiments de ligne, aspiraient aux titres de grenadier, de voltigeur, et plus tard à l'honneur de passer dans la garde.
Cela excitait l'émulation, donnait un but.
Actuellement, une bourrasque tudesque de tout teinter en sombre uniforme souffle sur les hommes militaires de France.
Inutiles ces belles tenues! Inutiles ces beaux pompons! Inutiles ces grandes parades! Inutiles, inutiles ces diverses dénominations honorifiques de grenadiers, de voltigeurs!
Tel beau panache, cependant, nous a souvent procuré quantité de recrues.
Beaucoup se sont fait tuer en voulant gagner, dans une action d'éclat, la barbiche du grenadier ou l'épaulette de voltigeur.
Ça ne fait rien!
Maintenant, alignement, fixe!
Tous pareils, égalité sur toute la ligne.
Quel blague, cependant!
L'égalité existe-t-elle sur le globe? Pierre n'est-il pas plus intelligent que Jacques?
Alors quoi! Les mêmes récompenses à l'imbécile et à l'intelligent?
Non, mais égalité à outrance quand même.
Voilà le mot.
Et dans l'armée, sommes-nous égaux? Le général est l'égal du simple soldat, peut-être?…
Pourquoi, alors, ne pas distinguer les petits mérites, les petits talents, les grands courages de l'ignorance?
Ceux-ci n'ont pas le bâton de maréchal dans leur giberne, mais ils auraient pu prétendre à la grenade ou à l'épaulette de voltigeur.
Ah bah! on veut faire croire à cette maudite égalité, mot qui me crispe par sa banalité fausse, par l'idée mensongère qu'elle implique.
Hélas! quel malheur que l'uniformité actuelle! C'est du plus profond de mon âme que j'exhale cette plainte.
Un facétieux quelconque a dit que l'ennui naquit un jour de l'uniformité; je dirai, moi, que l'émulation se meurt de l'uniformité.
Il me faut cependant revenir à notre malheureuse colonne, qui file toujours inconsciente de mes propos de critiqueur.
Je me trompais en disant que personne ne regarde une colonne en marche sur les Hauts-Plateaux, qui ne sont pas toujours unis. Quelques grandes montagnes les accidentent çà et là.
Entre Daya et Magenta, nous abordons une de ces montées, mais vous savez… Elle coupe en zigzags, comme un serpent monstre, la pente abrupte de la montagne.
La voie à suivre est indiquée par une ligne grise sur le flanc vertical de la hauteur.
Oh! oh! c'est là qu'il faut monter…
La tête s'engage résolument. Bientôt elle surplombe la queue, qui se hisse à son tour.
On s'arrête pour respirer.
Les premiers hurlent des paroles ironiques d'encouragement à cette malheureuse arrière-garde, qui ne répond mot, mais prend courage, parce qu'on se moque d'elle.
Le soleil flambe ferme. L'air étouffe les marcheurs entassés. Les coups de sacs se succèdent à intervalles rapprochés. Les étincelles jaillissent sous les clous des souliers.
Poussifs, rendus, fourbus, on est enfin sur la crête.
Un moment d'arrêt refroidit la tête qui tournoie, et l'on repart, oubliant vite ce mauvais pas.
On a bien marché, mais pourquoi? Parce que la queue et la tête se regardaient réciproquement.
Une compagnie arrive d'un service détaché et rentre au camp.
Tout le monde se redresse. Diable! les camarades les regardent.
Que serait-ce donc, si ces camarades étaient des voltigeurs ou des grenadiers? On voudrait prouver à ces hommes d'élite que le centre marche aussi bien que les ailes, et réciproquement.
Quelques explications me paraissent ici nécessaires.
Avant la dernière guerre, les bataillons étaient composés de compagnies différentes portant aux ailes les dénominations de voltigeurs et de grenadiers.
C'étaient des hommes d'élite. Certaines prérogatives et divers insignes leur étaient réservés.
Les autres compagnies, dites de centre, se composaient de mauvais sujets, de jeunes soldats, etc.
Passer dans une compagnie des ailes était un but ambitionné par l'ivrogne qui s'amendait, ou par le conscrit qui guettait l'occasion de se faire valoir.
C'était là une cause d'émulation qui donna autrefois de fort bons résultats.
Maintenant, je l'ai déjà dit, tous également ennuyeux.
Marasme complet.
Le jeune homme qui, faute d'instruction suffisante, ne peut prétendre à obtenir des grades, doit faire platement ses cinq ans, sans espérer autre chose qu'une série de journées assommantes, assaisonnées d'aucune satisfaction.
Ennui à jets continus et progressifs pendant cinq ans.
Palsambleu! cependant, je ne devrais pas ainsi lâcher continuellement ma colonne.
Que voulez-vous! Ce sujet palpitant m'entraîne malgré moi, et pour rentrer dans vos bonnes grâces, je pique des deux et je rejoins mes troupes, qui, hissées sur les hauteurs de Daya, se traînent encore quelques moments sur le sommet.
Mais il leur faudra bientôt descendre.
Si monter une pente rapide arrache la respiration, descendre cette même pente brise le jarret. Et de ces deux inconvénients, je préfère le premier.
Car, en montant, on ralentit l'allure, on met le pied par terre d'une manière sûre; puis on peut se dégager le cou pour respirer.
Mais à la descente! Aie! oh! la la! chaque pas est un supplice. C'est la détonation qui, partant du pied quant il frappe malgré lui brutalement le sol, retentit comme un choc électrique dans toutes les parties du corps.
Nous voilà de nouveau dans la plaine.
La monotonie habituelle commence tout de suite à écraser la colonne.
Le diable m'emporte, mais on se prend à regretter les routes accidentées, les montées roides. Au moins, pendant que l'on gravit les côtes, les distractions qu'elles causent empêchent de penser à la fatigue.
Nous sommes quand même arrivés près des schotts. Ce sont d'immenses plaines salées, parfois recouvertes d'eau à la suite de pluies abondantes.
Rien de plus majestueux et de plus pittoresque en même temps que ces grands lacs de sel par une belle journée, lorsque le soleil éparpille sa lumière sur leur surface unie et blanchâtre.
Ici apparaît une falaise ardue; on se croirait sur les côtes de la
Normandie.
Là une plage, à pente presque imperceptible, rappelle au spectateur quelques souvenirs de bains de mer; on jurerait y apercevoir les loges ambulantes de jolies baigneuses.
En tournant le regard dans une autre direction, une ville avec ces clochers, ses minarets, se montre aux yeux étonnés.
Plus loin, la surface brillante du lac s'unit au ciel pour aller se perdre dans l'immensité du lointain.
Si un chameau apparaît sur une des rives, son ombre, projetée sur les couches transparentes des surfaces, prend des proportions gigantesques. L'illusion devient peu à peu complète, et l'on croit voir une frégate, armée de guerre, louvoyant comme un ennemi aux aguets.
Quelquefois les mirages sont tellement frappants, qu'un village, situé à plusieurs kilomètre, est représenté dans les nuages au-dessus des schotts, et semble nager dans un bain aérien.
Tous ces tableaux prennent des allures fantastiques, et sautillent capricieusement sous les moindres effets de la lumière.
Des colonnes nuageuses et transparentes entrecoupent çà et là ces visions féeriques, qui disparaissent comme par enchantement si un nuage sombre vient un instant obscurcir le soleil.
Ses schotts franchis, le terrain ne présente plus qu'une immensité de sable, accidentée de quelques pieds de thym ou de palmiers nains.
A un ou deux kilomètres plus loin, on sonne la grand'halte.
Nous prenons alors le second café, qui, avec celui du matin, compose toute la nourriture absorbée pendant l'étape.
L'expérience a prouvé que moins l'homme est lesté, plus il est apte à marcher. Un bon repas, le soir, prépare suffisamment aux fatigues du lendemain.
D'ailleurs, à ventre plein, mauvais jarrets.
Après une heure de repos, on se remet péniblement en route.
Les jambes ankylosées se refusent à fonctionner dès les premiers pas. Ce n'est qu'après avoir enfilé quelques centaines de mètres que l'insensibilité des articulations permet d'avancer sans trop souffrir.
Bientôt les visages renaissent à la vie, à la gaieté.
Les chansons recommencent. Timides d'abord, elles deviennent de plus en plus gaies, au fur et à mesure que la distance à parcourir devient plus courte. Elles cessent tout à fait au moment de se former en ordre régulier pour passer dans un village quelconque, quand on en trouve.
En entrant au gîte, les hommes, accablés de fatigue, trouvent en eux le courage de redresser la tête et de marcher allègrement, en chassant de leur apparence tout idée de fatigue.
Ils font ainsi croire aux quelques faméliques badauds qui les admirent que marcher des journées entières avec soixante livres pendues aux épaules est une chose complètement à dédaigner.
Le camp délimité, les emplacements des avant-postes marqués, les compagnies forment les faisceaux.
Les rangs rompus, une activité extraordinaire s'ensuit.
Les uns courent à l'alfa pour la literie; les autres dressent les tentes. Ceux-ci cherchent du bois pour les cuisines; ceux-là allument les feux.
Par tout le camp, ce ne sont que cris, ordres, sonneries… Une heure après, tout est calme.
Seuls les cuisiniers surveillent la soupe, qui sera bientôt servie chaude.
Ce régal englouti, chacun regagne sa tente, et le lendemain c'est à recommencer.
Des jours, des semaines, des mois, il en est ainsi.
On est, dit-on, plus heureux en campagne qu'à la noce. Allons donc! Je vous jure, moi, que j'aime mieux être à la noce.
Quoi qu'il en soit de mes goûts je marche comme les autres, ayant confiance en l'avenir.
Quelques petits incidents jettent parfois une lueur de gaieté et d'entrain sur cette masse ambulante, confite en la fatigue.
La plaine fourmille de lièvres.
Avec son instinct craintif, ce pauvre petit animal reste blotti dans son gîte, espérant passer inaperçu. Un pied maladroit, qui va l'écraser, le force à débucher.
Comme il fait bon le voir courir! Comme nous envions sa légèreté, nous qui avons peine à mettre les pieds l'un devant l'autre!
Mais, hélas! il ne courra pas longtemps.
Tous ceux qui sont montés se lancent à sa poursuite, et organisent ainsi à l'improviste une vraie chasse à courre.
Les plus rapides ont coupé la route à l'animal, qui revient, affolé se heurter à la colonne. Il passe entre les jambes des troupiers, qui essayent en vain de l'assommer à coups de fusil.
Il échappe sain et sauf, mais les Arabes du convoi le guettent.
Ceux-ci sont très-adroits avec leurs matraques, qu'ils lancent au-devant du lièvre.
Un premier coup l'atteint dans les jambes. Il roule comme une boule.
Il est tué. Non.
Il se relève et repart dans une autre direction avec une ardeur nouvelle.
Cette fois une matraque, lancé d'une main sûre, l'étend roide mort. Il est ramassé. On lui coupe la gorge pour satisfaire aux prescriptions de Mahomet, qui veut que toute bête soit saignée par celui qui doit la manger.
Lestement la pauvre victime disparaît dans le burnous de son meurtrier, qui la vendra cinq sous à l'arrivé à l'étape.
Souvent les arabes prennent le lièvre au gîte.
Celui-ci, anxieux, ne bouge pas, comme toujours, espérant que cette multitude d'ennemis qui viennent le troubler chez lui, disparaîtront bientôt.
Mais il a compté sans l'Arabe. De son oeil perçant, l'ennemi a découvert l'animal, piteusement ramassé dans sa cachette de verdure.
Le chasseur, insouciant d'allures pour mieux tromper, marche contre le vent. Arrivé près du lièvre, il le cueille délicatement de ses cinq doigts, lui coupe la gorge et l'enfouit sous ses haillons.
A chaque étape se renouvellent ces scènes, qui perdent peu à peu de leur charme par leur fréquence.
En passant à un autre genre d'exercices, on voit quelquefois des fantasias ou mariages arabes.
La colonne arrive près de douairs amis.
On fête un grand mariage. Un jeune cheik vient d'épouser la fille d'un caïd.
Les membres des diverses tribus forment deux groupes nombreux.
D'un côté, les femmes, complètement enveloppées dans leur blancs haïk, suivent la mariée et poussent des cris aigus en signe de joie. Rien d'énervant comme ces bruits. Pour les accentuer davantage, les femmes se frappent la bouche à petits coups; elles interrompent ainsi les sons, et imitent le bruit grincheux de la crécelle.
L'héroïne de ce tapage s'avance stoïquement parmi cette foule, qu'elle domine de toute la hauteur de dromadaire sur lequel elle est juchée.
Habituée aux mouvements onduleux de cette bête du désert, qui oscille comme un vaisseau secoué par la lame, la mariée saharienne se balance mollement sur son palanquin caparaçonné d'or et de pierreries.
Le dromadaire, tout fier de porter un pareil fardeau, marche gravement à travers les sables mouvants, sans se laisser décontenancer par la fantasia furieuse qu'exécutent les hommes formant le second groupe.
Ceux-ci, montés sur de beaux chevaux arabes, font des tours d'adresse et de grâce devant la procession des femmes.
Rien de plus adroit que ces cavaliers indigènes.
Ils prennent une centaine de mètres d'avance sur le cortège, qui s'avance lentement. Se groupant alors par trois ou quatre, et tenant chacun un long fusil à la main, ils reviennent furieusement sur leurs pas, changeant à fond de train.
Arrivés près de la mariée, ils lancent leurs armes en l'air, les ressaisissent lestement et font feu d'une main, en même temps que d'un vigoureux coup de jarret ils exécutent une brusque volte-face avec leurs chevaux, qui s'arrêtent court, frémissant sur leurs jambes nerveuses.
Un maladroit laisse parfois tomber son arme.
Il continue à charger quand même, et, retournant bientôt en arrière, il passe près de l'endroit où repose son fusil, se penche sur l'étrier, enlève prestement le moukala, le fait tournoyer au-dessus de sa tête en un moulinet rapide, et le décharge en poussant des hourras formidables.
Le cavalier arabe, lancé à fond de train, ignore s'il existe.
Tout entier à la joie délirante qui s'empare de lui dans sa course folle, il perd conscience du danger, et abandonne sa monture à une ardeur qui tient de l'affolement. Les cavaliers se croisent, se coupent, se traversent les uns les autres, sans aucun souci des rencontres fatales qui souvent s'ensuivent.
Aussi, de graves accidents arrivent fréquemment.
Un jour, mon bataillon manoeuvrait en ordre serré. Un escadron de saphis faisait l'école des fourrageurs sur notre front.
L'officier qui dirige la manoeuvre ordonne un ralliement.
Prompts comme l'éclair, les cavaliers se précipitent à l'instant de tous les points de l'immense terrain de manoeuvre. Dans leur course oblique pour se rassembler au chef, deux d'entre eux se heurtent l'un contre l'autre. Les chevaux assommés du choc, roulent sur le sol. Les cavaliers arrachés de leur selle, sont lancés de plusieurs pieds en l'air et retombent insensibles. On les relève. Des flots de sang les inondent. Ils meurent à l'hôpital la nuit suivante.
Les camarades ne sont nullement impressionnés de ces accidents. A la manoeuvre suivante, ils apportent la même insouciance dans leurs allures, et continuent, comme par le passé, à se moquer de toute prudence.
La colonne admire, sans s'arrêter, l'adresse et la grâce des jouteurs, jette un regard de convoitise sur le groupe des femmes, et nous défilons devant la mariée, qui entr'ouvre sournoisement son haïk pour regarder les lascars.
Cet incident jette une agréable diversion sur la marche de la colonne.
Ça défraye les causeries et fait oublier une heure.
Lorsque les troupes voyagent en pays habité, des événement d'un autre genre marquent quelquefois notre passage.
Je fus le héros d'une petite aventure, dont le dénoûment, quoique correct, ne m'apporta pas toute la satisfaction que j'étais en droit d'en attendre.
Il est un fait avéré que le troupier en route a toujours faim; tellement que, maintes fois, je me suis moi-même trouvé à point de dévorer l'arrière-train d'un animal, de quelque taille qu'il fût. Aussi, malheur à tout mouton, chèvre ou autre, qui a la malencontreuse fantaisie de venir dans nos parages.
La maraude est sévèrement défendue cependant, et les officiers et sous-officiers ont des ordres précis pour faire exécuter cette prescription.
Nous étions sur la lisière d'une forêt de broussailles.
Un douair arabe avait planté ses pénates dans les environs.
Étant chef de l'arrière garde, j'entends soudain, dans les profondeurs de la forêt, léger bêlement, très-engageant pour un affamé.
Je m'approche, et vois une dizaine d'hommes se précipiter avec ardeur pour faire un sort à un cabri de fort belle taille.
Je m'arrête un moment sous le charme des formes arrondies de l'animal. Ses succulents gigots, promptement dessinés dans mon imagination, m'apparaissent pleins d'attraits, frétillant dans la graisse de la marmite.
Un instant je succombe, et, qu'on me le pardonne, se suis sur le point d'enfreindre ma consigne.
Mais, jetant un regard sur ceux qui m'entourent, leur déploiement de forces me rappelle vite au devoir.
Les troupes administratives, flanquées de saphis et de tringlots, sont bien représentées. Quelques légionnaires, aux allures rigides figurent aussi parmi les assaillants.
Les convoitises effrénées, les désirs immodérés, toutes les mauvaises passions se reflètent sur les visages. Parmi les plus acharnés se distinguent surtout les boulangers, mettant baïonnette au canon pour s'élancer à l'assaut.
Le cabri, calme dans sa candide naïveté, regarde tous ces préparatifs d'attaque d'un oeil doux et profond. Marchant légèrement sur le gazon frais, il tend sa petite tête idiote vers le groupe bariolé, qui le cerne bientôt de tous côtés.
De nouvelles forces attirées par de nouveaux bêlements très-alléchants pour l'ennemi, surgissent de tous les points de l'horizon.
Le cercle des baïonnettes se resserre, et dans quelques instants le chevreau aura cessé de vivre.
Un légionnaire a déjà lancé une botte, indécise, il est vrai, mais le danger grandit, et le dénoûment est facile à prévoir.
Un A vos places! formidable s'échappe de mes lèvres et tombe comme une massue sur ces mécréants, qui s'enfuient, la mine piteuse.
L'animal est sauvé, et je le livre sain et sauf, non sans regrets, au vieil Arabe qui me le réclame.
Le même soir, la bouche souriante d'une sereine satisfaction, je rendais compte au colonel des événements de la marche. Dans l'intérêt de mon avenir, je n'oubliais pas l'incident du cabri.
—Je vous remercie, dit-il à haute voix, vous avez bien fait votre service.
Puis, clignant de l'oeil d'un air malin et parlant mystérieusement:
—Est-il beau, au moins, votre chevreau?
—Magnifique, mon colonel, et son propriétaire, à qui je le rendis, me remercia cordialement de mon intervention opportune.
—Imbécile! fait-il.
Et, tournant dédaigneusement les talons, il s'éloigne en grommelant d'une manière fort peu aimable pour moi.
Atterré de cette singulière réception, je me retirai chez moi, l'âme en proie à un monde de réflexions. Bientôt j'en pris mon parti, et je ne regrettai pas ma conduite, que je considérais comme pleine de dignité.
Cependant, plus tard, mes principes là-dessus perdirent insensiblement de leur pureté primitive. Ils finirent même par s'évanouir tout à fait.
A la guerre comme à la guerre!
Je m'accuse ici de ne pas avoir toujours respecté le bétail intéressant.
Rien de bon comme la faim, mais il faut la satisfaire.
Que ceux qui me blâment me jettent la première poule!
XXVI
MÉLANGES
Je voguais sur le boueux Mississipi, à raison de trois cents milles par jour.
J'avais payé cinq dollars le droit de m'embarquer sur le pont du Grand-Republic, pour y coucher sur des sacs jusqu'à Saint-Louis.
Cela devait durer six jours.
Les passagers de pont étaient multiples et variés. L'élément nègre y régnait en majorité, et y apportait comme accessoire un fameux contingent d'animaux, microscopiques, ou à peu près, comme taille, mais barbares dans leurs effets.
Je m'en aperçus à Memphis, d'une manière qui éloignait toute discussion.
Quoique habitué aux intempéries des choses, mon épiderme se révolta
contre cette invasion inopportune. Je lâche le Grand-Republic à
Memphis.
D'ailleurs, la navigation commençait à me peser, et je désirais ardemment être entraîné vers le Canada par le vapeur terrestre.
Mes habits avaient une certaine allure de vétusté, qui éloignait l'attention. Il m'était impossible de poser en homme élégant. Mes bottes éculées et rougies par absence de cirage, mon paletot déchiré aux poches et ma casquette cosmopolite me défendaient d'avoir aucune prétention.
C'est pour cela que je fus profondément touché dans mon amour-propre, quant un beau monsieur, à longue barbe, portant un élégant pardessus sur le bras, vint s'asseoir près de moi, dans le compartiment du wagon qui devait me porter à Cairo.
—Bonjour monsieur.
—Bonjour monsieur.
Cette entrée en scène me fait beaucoup de bien, et il continue:
—Vous allez au Canada, je crois?
—Parfaitement, monsieur, dis-je avec onction.
—Ah! quel heureux hasard me fait vous rencontrer!
Le mot heureux aurait pu être mieux placé, pensai-je à part moi; mais doucement ému, je réponds:
—Oui, monsieur.
Ces dernières paroles, bien senties, inspirent une bonne idée à mon compagnon, qui poursuit:
—Vous venez prendre un verre?
Ceci met le comble à ma satisfaction. J'accepte.
Chemin faisant, le beau monsieur me décline son nom, sa profession, sa nationalité, ses qualités de marchand d'oranges, ayant une cargaison allant de la Floride à Montréal. Il ajoute que ses bagages sont partis en avant.
Cette dernière phrase ne m'intéresse d'abord que médiocrement, mais je prends un bock quand même.
Un autre gentlemen, que nous trouvons dans la buvette, nous sourit gracieusement et boit avec nous. Nous sortons et j'escorte mon nouvel ami, qui ne me semble pas reprendre le chemin de la gare. Je le lui fait observer respectueusement.
—Nous allons payer mon fret aux bureaux du chemin de fer, répondit-il.
Quelques pas plus loin, un autre gentil monsieur, portant aussi un élégant pardessus sur le bras, avertit mon compagnon que ses oranges sont emmagasinées, et que le transport se monte à tant.
Howard,—c'était le nom de mon bienveillant ami,—s'empresse d'exhiber un chèque de mille dollars.
Le directeur des chemins de fer fait un geste significatif: il n'a pas de monnaie.
Howard se tourne de mon côté, et me prie de vouloir bien lui avancer la somme nécessaire pour payer son fret, contre son chèque que je pourrai toucher le lendemain.
Tout fier de pouvoir rendre service à un si digne gentleman, je fouille dans ma chemise de flanelle, et j'accroche tout ce que j'avais sur moi: à peu près cent cinquante dollars. Je les donne à Howard, sans un moment d'hésitation.
Machinalement, je mets le chèque de mille dollars dans ma poche, et nous voilà en route.
Craignant le départ du train, j'insiste auprès de mon ami pour retourner à la gare.
—J'irai dans un instant, et, si vous voulez vous y rendre tout de suite, veillez, je vous prie, sur mes bagages, que j'ai confiés à un de ces nègres, qui sont si voleurs.
Ce dernier mot, sur lequel Howard appuie la bouche en O, m'ouvre de riants horizons. Un éclair m'illumine. Je me rappelle subitement que les bagages de mon ami étaient partis en avant.
Je suis floué! m'écriai-je, et, prenant un revolver que je portais toujours sur moi, comme tout bon Yankee, je prie Howard de me rendre mes fonds alléguant l'impossibilité de toucher le chèque avant le départ du train.
—Comment, monsieur, vous doutez, je crois de ma véracité!
Ceci est dit avec une telle dignité, que j'en suis tout ébranlé. Je ne me rappelle pas avoir vu un autre visage exprimer aussi douloureusement l'honneur offensé, que celui de Howard en cet instant.
Je me roidis cependant contre ma mollesse, et j'insiste avec plus d'énergie encore pour être remboursé de mon argent.
Le revolver aidant, mon ami se met à compter ma petite fortune. Il fait cependant disparaître vingt dollars, et je suis bienheureux d'en être quitte à si bon marché.
Essoufflé, j'arrive à la gare à temps pour sauter dans mon wagon. Je respire avec bonheur, et, prenant mon calepin, j'écris: «Je viens de l'échapper belle. Un malin a failli me la faire à l'américaine. Il s'en retire avec vingt dollars seulement.»
C'est en voyant aujourd'hui ce bon vieux carnet que je consigne ici ce souvenir. J'en trouve bien d'autres dans ce calepin des temps passés.
Le train qui me portait vers le Canada se conduisit comme tous les trains.
Un pont avait été enlevé à quelques milles de Memphis, et il fallut transborder passagers et bagages. C'était d'autant plus ennuyeux qu'il y avait beaucoup de boue. A part ce retard, nous n'eûmes aucun arrêt important jusqu'à Montréal, et la nappe d'air qui me séparait de cette ville fut déchirée avec un entrain remarquable.
Quand le sifflet de la locomotive m'annonça ma ville natale, je faillis être suffoqué par l'ouragan de soupirs qui me gonfla la poitrine. Il y avait trois ans que je voyageais.
Trois ans! je trouvais cela bien long, et maintenant il y aura bientôt dix ans que je n'ai pas revu mon beau Canada.
Alphonse Kart a bien raison de dire que le plus pur patriotisme réside chez les exilés. Plus les années de séparation s'accumulent, plus grandit chez eux cet amour que ressent tout individu pour le pays qui l'a vu naître.
La patrie pour moi, c'est le petit village qui se mire dans la rivière des Prairies.
Je vois encore, debout dans la plaine Germain, le cher collège, où j'appris à épeler les premiers mots.
J'évoque, dans mon esprit, le souvenir de tous mes camarades d'enfance, avec lesquels je me flanquais de fameuse tripotées: les Barrette, les Bazinet, les Bisson, les Terriens, et surtout les Caier. Ces derniers, deux frères, me détestaient cordialement. Ah! ça, par exemple, je le leur rendais bien. C'étaient toujours entre nous, des duels à mort où le sang n'était qu'un accessoire très-rare.
Le haut et le bas du village formaient deux camps. Malheur à celui qui osait s'aventurer seul chez l'ennemi. Il était sûr de recevoir une maîtresse raclée.
Ces jeux de guerre ont peut-être contribué à me donner le goût pour la boxe.
Tout cela est déjà bien loin. Et si mes petits adversaires d'alors daignent me lire aujourd'hui, je les prie de me pardonner les coups de poing d'antan. Car autant je détestais mes ennemis de l'enfance, autant je les aime maintenant.
Je revois encore le beau couvent de mon village. Son deuxième étage était paré,—l'est-il encore?—d'une immense galerie, sur toute sa longueur.
Les pensionnaires y prenaient leurs ébats à certaines heures. Je ne manquais pas alors de me rendre aux environs, et de lorgner une certaine brune, aux yeux bleus, qui me répondait de son mieux. Quelle joie quand nous pouvions échanger un sourire, et quelle tristesse quand je constatais son absence!
Elle est bonne mère de famille maintenant, et elle a, j'en suis sûr, oublié son amoureux de douze ans.
En face de l'église, le terrain descend en pente roide.
L'hiver, c'était le rendez-vous des gamins pour les glissades. Nous faisions le désespoirs des passants.
Un de nos grands camarades s'avise un jour d'y amener une longue traîne [1]. Nous nous fourrons une quinzaine dedans. Nous partons comme une flèche, et le conducteur, n'ayant pas la force de diriger un projectile pareil, nous lance sur la clôture du député.
[Note 1: Sorte de grand traîneau.]
Deux gamins se font des blessures assez graves. Un rassemblement se forme à l'instant. Les coupables disparaissent tout de suite, comme par enchantement laissant dans la brèche la pièce conviction. Quelle terreur pour la bande!
Le député sort de chez lui, s'emporte violemment et menace les coupables de la prison de Réforme.
Diable! briser la haie d'un député, c'était terrible, et nous, dans notre ignorance, nous n'avions pas attaché assez d'importance à cette grave affaire.
On ne glissait plus devant l'église depuis cet événement. Et chaque fois que je rencontrais le député, je rougissait de mon mieux. M'a-t-il pardonné le trou dans sa haie?
Le moyen de voler les pommes sans être pincé fut inventé, je crois, par un de mes compatriotes. Il prenait une longue gaule, à l'extrémité de laquelle il attachait un crin à noeud coulant.
Sous prétexte d'attraper des oiseaux, il contournait les vergers, fouillait les arbres, et, choisissant le plus beau fruit, il le décrochait vivement.
J'avais ma part dans l'opération, et, quoique laissant mon camarade agir comme plus adroit, je lui désignais les pommes à saisir. Elle étaient toujours d'un savoureux exquis.
Le temps des noix amères amenait un autre genre d'occupation: la chasse aux suisses. C'est un petit rongeur, genre écureuil, qui se loge dans les clôtures de pierre.
Le point de rassemblement était toujours la maison d'un ami, dont le père était bon pour les petits compagnons. Les pères ne sont pas toujours bons. Témoin quelques-uns qui nous recevaient à coups de fouet; ce qui manquait d'encouragement. Le père de mon ami Lozeau était très-complaisant et ne se servait jamais du fouet. Nous nous réunissions donc chez lui, et de là partions en chasse, par un jour de congé.
Arrivés aux champs, chacun ouvrait l'oeil, et, le premier suisse découvert, nous chargions en fourrageurs.
L'un guettait une passe avec une pierre énorme; l'autre fouillait un trou avec un bâton. Celui-ci, les manche retroussées, attendait le gibier pour le frapper au passage; celui-là surveillait les environs.
Le voilà! et tout le monde de courir, de crier à tue-tête.
On en pinçait quelques-uns, le plus souvent on les manquait.
Ensuite nous allions aux noix.
Nous devenions à l'instant mystérieux. Le propriétaire ne badinait pas et défendait l'entrée de sa propriété aux amateurs de noix. Grimpant sur les arbres quand même, nous bourrions consciencieusement nos poches, nos chemises, nos casquettes.
Voilà M. Désormeaux!
A ce cri, des bruits de branches qui se cassent d'habits qui craquent, de culottes qui se déchirent, se faisaient entendre; quelques-uns se laissaient tomber de l'extrémité des branches. Et quelle fuite! quelle panique!
Pendant les grandes chaleurs, c'étaient des baignades à n'en plus finir.
D'immenses radeaux étaient attachés au rivage, et nous y organisions nos plaisirs. Prenant un grande rame, que l'on plaçait en équilibre, un bout sous un plançon,[2] on s'en servait comme tremplin d'où l'on piquait des têtes splendides.
[Note 2: Tronc d'arbre équarri servant à la construction des navires.]
Quand il faisait trop froid, on se chauffait au soleil, sans se rhabiller, et l'arrivée d'une autre bande de gamins donnait le signal de nouveaux plongeons. Cela se renouvelait quinze fois par jour.
Le moyen de ne pas succomber à la canicule avec une vie pareille!
Aussi, un été, j'avais en même temps quatre clous dans le dos, deux plus bas, trois sur le genou gauche, un dans la tête et cinq sur la poitrine. Mais je me baignais toujours, et la canicule n'eut jamais raison de mon amour pour les plongeons.
Les bonnes petites histoires que l'on se racontait le soir, quand, mollement enfouis dans l'herbe, chacun couché sur le dos, regardait les étoiles!
Un grand garçon dont le père était guide de cage, [3] avait le monopole de ces choses.
[Note 3: radeau.]
«Mon père revenait de la ville par une nuit bien noire. Sa jument trottinait doucement dans la grande montée, quand minuit sonna. Il se trouvait, en ce moment-là, dans un endroit écarté, entièrement entouré de bois. Soudain, il s'aperçoit qu'on le poursuit avec persistance. Se retournant, il voit un grand cheval noir qui le regarde d'un oeil brillant.
«Prenant peur, mon père fouette sa jument, qui part comme un trait.
«Le cheval noir suit sans effort et paraît, à chaque instant, vouloir mettre ses pieds de devant dans la charrette.
«Mon père sent ses cheveux soulever son bonnet de castor, et il fouette sa bête avec une ardeur nouvelle.
«Le cheval noir n'est nullement ébranlé de cette vitesse insensée, et, choisissant probablement l'endroit propice, il met ses pieds de devant dans la charrette, qui s'arrête court. Puis, regardant mon père d'un air suppliant, il semble lui demander un service.
«Mon pauvre papa, presque mort de frayeur, croit voir des cornes à la tête du cheval et des fourches à ses pieds. Recommandant son âme à saint Jean-Baptiste, son patron, il prend son couteau et frappe légèrement le loup-garou derrière l'oreille. Une goutte de sang s'échappe de la blessure, et, à l'instant, le cheval devient un homme.
«Ce loup-garou était un malheureux pécheur que ne s'était pas confessé depuis sept ans, et le bon Dieu, pour le punir, l'avait changé en cheval. Chaque nuit le voyait, infatigable, courir partout jusqu'au matin, pour recommencer la nuit suivante.
«Remerciant mon père de l'avoir délivré des griffes du démon, il promit de faire à l'avenir ses devoirs religieux et disparut dans les bois.»
Là-dessus le camarade se tait, et nous nous serrons tous les uns contre les autres.
Le silence règne pendant quelques instants, et chacun réfléchit au trajet qu'il a à faire pour arriver chez lui. Certains doivent traverser une grande distance sans maison, et craignent qu'un loup-garou quelconque leur demande délivrance.
Un brave se hasarde cependant à demander une autre histoire.
Faisons bien la différence entre histoire et conte. Le dernier n'est jamais vrai, mais l'autre l'est toujours. Malheur au sceptique qui oserait en douter. Il serait honni, conspué de toute la jeune génération, et de beaucoup de vieux, qui, pour le plus grand nombre, croient aussi à ces choses effrayantes.
Notre grand camarade se fait un peu prier, mais, finalement, devant l'insistance générale, il se décide à nous raconter une autre fantastique aventure de son père.
Il réclame une attention soutenue,—chose bien inutile,—car, dit-il, c'est une histoire de feux follets.
Il commence.
«Mon père descendait la rivière, en canot, par une nuit sombre. Mettant son aviron en travers, il se laissait aller au courant de l'eau et faisait sa prière du soir.
«Tout à coup, trois feux follets, en trépied, lui apparaissent et se mettent à danser sur la pince[4] du canot.
[Note 4: Proue.]
«Faisant un signe de croix, mon père prend son aviron et vire de bord.
«Les feux follets s'éloignent et continuent leur danse sur le milieu de la rivière. Quelques moments après, ils reviennent de nouveau sur l'avant de l'embarcation.
«Mon père se sent devenir fou de peur. Il rame avec une vigueur surhumaine, mais sans résultat; car, cette fois, les apparitions maintiennent le canot immobile. Épuisé, il recommande son âme à Dieu et interroge les feux follets. Silence terrible.
Peu à peu, la rivière se couvre de nombreuses lumières. Dans toutes les directions apparaissent quantités de feux fantastiques, qui achèvent de faire perdre la tête à mon pauvre père, qui reste comme pétrifié dans le fond du canot immobile.
«Soudain, il se rappelle ne pas avoir payé une messe, qu'il avait promise pour le repos de l'âme de sa mère. Il jure tout de suite d'en commander deux le lendemain matin.
«A l'instant, tout s'évanouit. La nuit redevient noire, et le courant entraîne de nouveau le canot.
«Mon père tint parole et fit chanter deux messe. Les feux follets ne lui apparurent jamais depuis.»
Cette histoire terminée, personne ne tient en place. On essaye de se rassurer en se pressant davantage les uns contre les autres. Les yeux se ferment, crainte d'apercevoir quelques feux follets dans le noir horizon. L'oeil brûlant du grand cheval noir loup-garou perce les ténèbres, et sème une indicible terreur dans nos jeunes âmes.
Pour ma part, je me figure être en canot entouré de sinistres compagnons: feux follets en trépied, luques blancs, cercueils rangés en quantités innombrables, plusieurs antéchrists de sept ans chacun, qui me brûlent de leurs yeux de flammes, revenants par milliers, démons fourchus et cornus annonçant la fin du monde, chaînes se traînant bruyamment dans les masures abandonnées, fées terribles, et encore, et encore.
Nous n'avons plus, personne, la force de demander à notre ami de continuer, mais lui, un fois lancé, ne tarit plus.
C'est étonnant comme ce garçon-là était érudit. En y réfléchissant maintenant, je me demande encore où diable il avait pu apprendre tout ce qu'il nous racontait.
Il aborde la venue prochaine de l'Antéchrist, prédit la fin des siècles, parle du purgatoire, cause du miroir des âmes,—livre effrayant qui peint l'horreur d'une âme en péché mortel.—Enfin notre camarade est inépuisable.
Quand l'heure nous force, malgré nous, à regagner le logis, c'est en tremblant, l'oeil sur le qui-vive, que nous arrivons chacun chez nous.
Aussitôt couché, je nage dans un bain de sueur. Je n'en persiste pas moins à me couvrir complètement, et mon imagination de travailler.
Je vois une grande fosse; au fond, un cercueil où m'attire un cadavre qui lance des flammes par les yeux, le nez, la bouche, les oreilles. J'essaye de fuir ces visions effroyables. Vains efforts. Une corde, que je coupe et qui se rattache sans cesse, s'enroule autour de moi et m'attire dans la fosse. Je veux crier; ma voix s'éteint sur mes lèvres. J'étouffe et je perds connaissance.
Le lendemain soir, je prie mon grand camarade de nous raconter encore des histoires, et en me couchant, je recommence un autre cauchemar.
Quelles franches et terribles peurs nous avions en cet heureux temps!
Ce qu'il y a d'étonnant cependant, c'est qu'actuellement je n'approuve pas du tout l'habitude qu'ont les personnes âgées d'effrayer les enfants. Ces braves vieilles gens choisissent de préférence un endroit solitaire pour y faire surgir toute une kyrielle de sorcier, fées, revenants. Ah! comme c'est épouvantable pour le gamin de passer près de ces endroits, quant le hasard le force de fréquenter ces dangereux passages!
Je me demande comment il se fait que je ne sois pas mort de frayeur.
Les voyages de l'intelligence, aidée de l'instruction, dépouillent l'homme de ces sottes peurs. Cependant, j'ai vu des garçons sains et vigoureux de corps et d'esprit,—des voyageurs[5] par exemple—conserver, jusqu'à leur dernier soupir, les craintes superstitieuses de leur enfance.
[Note 5: Flotteurs de bois.]
Dans les chantiers de la rivière d'Ottawa et du nord de Montréal, les principaux amusements des hommes, après le repas du soir, consistent à écouter les histoires de deux ou trois de leurs camarades, qui excellent dans ce genre de récits.
Chaque chantier possède généralement quelques sceptiques qui affichent de ne croire à rien. Il blasphèment avec une ardeur admirable, chaque fois qu'une occasion futile se présente. Ils finissent ainsi de faire croire à leurs cédules compagnons tout ce qui leur passe par l'imagination. Ils affirment même avoir des relations directes avec le diable en personne. Pour cela, ils s'arrangent de manière à amener les événements dans lesquels ils s'entourent, comme héros, de circonstances voulues et préparées d'avance.
Bientôt la renommée diabolique de ces soi-disant suppôts de l'enfer s'étend sur toute la région où hivernent les voyageurs, et cette renommée fait la gloire de ces ambitieux.
Ces pauvres diables sont bien inoffensifs cependant, et quand un accident les amènent trop près de la mort, ils se mettent tout de suite à faire des signes de croix répétés, accompagnés d'actes de contrition suprême.
Ce que je dis de la vie des chantiers au pays m'est dicté par mon expérience personnelle, car j'ai fait moi-même une campagne de printemps à la drave.[6] Mais avant de vous la raconter, il me faut revenir à la gare Bonaventure, où je venais d'arriver, à ma rentrée des États-Unis, dont un des malins habitants avait failli me soulager de mon porte-monnaie à Memphis.
[Note 6: Flottage du bois.]
J'ai déjà dit que mes vêtements laissaient quelque peu à désirer, sous le rapport de l'élégance.
Il me fallait faire peau neuve pour me présenter à ma famille. On ne revient pas d'un voyage de trois ans aux États-Unis sans avoir fait fortune. C'était alors l'idée qui me hantait.
Pour prouver ma richesse, j'entrai dans un magasin de confection de la rue Saint-Joseph et j'y achetai un complet galbeux.
Comme complément d'élégance, je me procurai une chaîne en plaqué pour attacher une vieille montre, que je cachais dans mon gousset. Il est bien entendu que cette chaîne ne se trahit jamais, et eut toujours l'honneur d'être en or le plus pur.
Ainsi affublé, je pris le tramway et courus chez mon père.
Mon retour inattendu fut une grande réjouissance. On assomma le vaillant veau gras pour me recevoir. Ce ne furent que noces et festins pendant au moins quinze jours.
Ensuite il fallut songer à une occupation.
Je n'avais qu'à faire le choix d'un état, car mes travaux multiples et variés aux États-Unis me permettaient de me présenter partout comme très-expert dans toutes sortes de métiers.
En conséquence, je débutai chez un marchand tailleur que je lâchai bientôt pour un épicier, auquel succéda une agence d'assurances. Cette dernière position ne me sourit pas longtemps, et j'entrai à l'École militaire, où j'eus l'honneur des deux certificats gagnés sans trop d'efforts.
Puis je devins comptable d'un entrepreneur de la municipalité.
Quinze jours après, j'étais conducteur de tramways. Un jour de mauvaise humeur, le flanquai sur le pavé de la rue Notre-Dame un inspecteur qui m'embêtait, et, après une histoire orageuse, conséquence de la culbute du susdit inspecteur, je m'engageai dans une briqueterie.
Je montrai de réelles aptitudes dans le discernement des briques de front, de refente, d'intérieur, de cheminée, et, en peu de temps, je fus contrôleur. Heureux de cet avancement exceptionnel, j'étudiai davantage l'art de prendre le plus de briques possible dans les mains et de les lancer à une distance incroyable. Je chargeais un tombereau avec une gracieuse élégance.
Ces grandes qualités, aidées de dispositions commerciales inédites, me casèrent fort avant dans la confiance des patrons, qui m'envoyèrent dans Ontario, pour vendre une machine à mouler le plus grand nombre de tuiles dans le plus court espace de temps possible. Cette machine brevetée était due au génie inventeur de mes bourgeois.
Je parcourus toutes les principales villes d'Ontario. Je faisais beaucoup d'argent et j'étais très-heureux. En conséquence, je m'ennuyais beaucoup, et j'abandonnai un jour tuiles, briques, machines, etc., pour m'embarquer pour le Manitoba, que je visitai comme militaire.
De retours au pays, quinze mois après, autre veau gras assommé, réjouissances, nouvelle édition, puis marasme et enfin recherche d'une occupation.
Pour varier et faire du neuf, j'entrai en campagne, à la drave des bois, sur le lac Ouareau.
Notre chantier était construit sur les bords de la petite rivière
Shwaugan.
J'étais ce qu'on appelle un novice, et, maintenant que j'ai fait le tour du monde, je jure ici n'avoir jamais vu d'individus risquer aussi vaillamment leur vie que les voyageurs de nos chantiers.
Il est vraiment admirable de voir ces gaillards diriger une embarcation dans les plus dangereux rapides. Une jam se forme-t-elle, tout de suite les hommes partent avec des leviers, et se mettent en train de la briser.
Une jam est un amoncellement de bois qui se forme dans les rapides, les chutes, les passages étroits, les bas-fonds. La circulation est ainsi arrêtée, et il s'agit coûte que coûte de briser ce barrage accidentel.
Les hommes sont chaussés de fortes bottes, garnies aux talons de clous solides et pointus, qui empêchent le travailleur de glisser sur le bois lisse et gluant, suite d'un séjour prolongé dans la rivière. Ces bottes sont en outre percées de trous qui permettent aux eaux de s'échapper.
Le foreman[7] examine d'abord la jam d'un oeil connaisseur, et, ayant trouvé la pièce de bois, cause du barrage, il la désigne à ses hommes, qui se lancent hardiment sur le pont vacillant. Un ou deux restent en observation et avertissent les autres d'un mouvement quelconque de la masse, qui souvent part comme la foudre.
[Note 7: Conducteur.]
Il n'est pas rare de voir quelques uns de ces malheureux voyageurs perdre la vie, entraînés par les bois. Chaque printemps, on enregistre des pertes d'existences assez nombreuses.
Pendant ma campagne, on opérait sur le lac Ouareau, comme je l'ai dit plus haut. Voici la manière de procéder pour la descente des bois. On entasse les billots l'hiver sur la glace d'un lac quelconque qui a son débouché sur une grande rivière, par le moyen d'un petit cours d'eau, souvent accidenté ci et là de rapides et de chutes assez élevées.
Près de la source de cette petite rivière, s'élève un barrage solide qui retient les eaux au printemps, à la fonte des neiges. Ce barrage est interrompu au milieu par une écluse qui s'ouvre, non-seulement pour donner passage aux eaux, mais encore pour laisser sortir les bois que le courant charrie comme une avalanche, à travers les rapides.
Telles sont à peu près les dispositions générales pour la drave du printemps. Cependant, quelquefois les bois peuvent être amenés directement à une grande rivière, quand les chantiers d'hiver n'en sont pas trop éloignés.
A notre arrivée au lac Ouareau, nous constations que la surface en était encore gelée. Il fallut scier un passage à travers ce pont artificiel. Quinze jours entiers furent employés à cette besogne, extrêmement fatigante. Voici la manière de procéder.
Calculant la largeur nécessaire, on scie la glace sur toute la surface à canaliser. Les morceaux sont ensuite saisis et plongés sous les bords du canal au moyen de gaffes, le passage se trouve ainsi libre.
Une fois cette importante opérations terminée, il s'agit de pousser avec des perches les billots dans le couloir ainsi obtenu après tant de peines.
Chaque flotteur fait rouler à l'eau une dizaine de morceaux de bois et les pousse devant lui jusqu'au barrage.
Lorsque tous les billots sont amassés près de l'écluse, deux hommes adroits se postent, un de chaque côté du passage. Ils n'ont pas une mince besogne, car il s'agit d'empêcher toute pièce de bois de se présenter en travers à la sortie.
Pour cela, il faut avoir bon pied, bon oeil, une grande vigueur corporelle, et surtout un longue habitude de ce travail, car il est facile de se figurer la force, l'impétuosité des eaux s'écoulant par l'étroite écluse. Le niveau du lac dépasse souvent de dix pieds celui de la petite rivière. Si par malheur un morceau de bois arrivait en travers, il occasionnerait une jam dans l'écluse; ce qui amènerait de graves retards et souvent de sérieux accidents.
Deux hommes restent donc près du déversoir du barrage.
Les autres sont échelonnés de distance en distance sur tout le parcours de la petite rivière,—deux ou trois milles.—jusqu'au grand cours d'eau, dans lequel flottent librement les bois, que d'immenses booms [8] reçoivent à destination, où les propriétaires font faire le triage.
[Note 8: Sortes de grands cadres flottants qui retiennent les bois.]
Près des passages difficiles, tels que rapides, chutes, points resserrés, on met plusieurs hommes, pris parmi les plus habiles. Ils ont pour mission d'empêcher toute pièce de bois de stationner contre un roc.
Si, malgré leurs efforts, il se forme une jam, on avertit le poste suivant, qui passe la consigne à son voisin, et ainsi de suite jusqu'à l'écluse, qui est immédiatement fermée.
Puis on procède à la rupture du barrage près duquel tout le monde est appelé.
Pendant ma campagne de 1874, je fus témoin,—d'après le dire de vieux flotteurs,—de la la plus grosse jam qui ne se soit jamais produite sur la rivière Shwaugan.
L'amoncellement de billots s'était formé dans une chute, haute d'une quarantaine de pieds. Il provenait d'un seul morceau de bois, qui s'était fiché dans une fente du rocher. Impossible de le déloger, car son point d'appui était à mi-hauteur de la chute.
On crie à l'instant de fermer l'écluse. Mais avant que cet ordre pût être exécuté, des milliers de pièces de bois étaient venues se masser sur la jam.
L'eau interrompue, tout le monde se met à la besogne. On essaye les divers moyens dictés par l'expérience.
Le foreman désigne maintes pièces qui, pensait-il, devraient être la clef du barrage, mais toujours sans résultat.
Comme cette jam était par trop dangereuse pour travailler dessus librement, on employait un autre moyen pour arracher les billots du tas. Voici en quoi il consistait. Un croc énorme, portant sur le dos un petit anneau auquel s'attachait une cordelle, était solidement lié par un grand câble.
Deux hommes, placés sur une rive attiraient le croc à eux au moyen de la cordelle, et le laissait ensuite tomber sur la pièce de bois désignée par le conducteur.
Une fois le crochet fiché dans le bois, les autres hommes, postés sur la rive opposée, tirait au câble, forçant le croc à s'enfoncer d'avantage dans le billot.
Puis c'étaient des Ha! hi!… Ha! ho!… pendant de longs moments.
Tout à coup l'obstacle cédait et roulait dans l'abîme avec un fracas terrible. Les hommes de la cordelle guettaient le moment de la chute du morceau de bois pour ramener le croc, qui s'échappait de son logement.
Et l'on recommençait.
Ce travail était très-dangereux. Car si l'on n'avait pas réussi à enlever le croc du billot arraché à la jam, câbles, cordelle, tout aurait été entraîné dans la chute. Il est alors facile de comprendre que l'appareil entier aurait probablement, dans sa fuite, accroché quelques malheureux voyageurs.
Aussi, comme nous nous garions prudemment!
Après maints essais infructueux, le foreman faisait ouvrir l'écluse. Un déluge épouvantable, avec un fracas de tonnerre, inondait la jam, et enlevait quelques pièces, mais le plus souvent ne réussissait qu'à consolider l'obstacle davantage.
Alors, on recommençait à arracher les bois morceau par morceau
Cela dura dix jours.
Vers le soir du dixième jour, un certain découragement s'était emparé du conducteur. Il ordonne de mettre fin aux travaux et inspecte minutieusement la jam.
On lui attache une forte corde sous les bras. Puis, une hache à sa ceinture et une scie à la main, il se fait descendre au bas de la chute, afin de pouvoir examiner les dessous du barrage.
Pendant une heure, ce ne sont que des cris de: Montez! Descendez!
Finalement, le foreman apparaît souriant et nous promet que le lendemain sera la fin de nos ennuis.
En effet, le jour suivant, il s'équipe de la même manière que la veille et descend encore sous la chute. Puis il se met à scier un billot qui était réellement la clef de toute l'obstruction.
A chaque craquement sinistre, ceux qui tiennent le câble portant Jolibois,—c'était le nom du conducteur,—tirent vivement à eux. Le danger passé, on descend de nouveau le travailleur.
Tout le monde est sur la rive gauche, attendant le dénoûment avec anxiété. Les vieux disent que Jolibois a le diable au corps, et craignent beaucoup pour sa vie.
Tout à coup, un craquement terrible se fait entendre. Un effondrement, d'abord très-lent, puis rapide comme la foudre, fait bientôt disparaître dans l'abîme les masses mouvantes de l'obstruction.
Les hommes, au câble, essayent d'arracher Jolibois à la mort, mais un obstacle insurmontable arrête l'ascension.
Lâchez tout! est le cri général.
En effet, l'eau est très-profonde au pied de la cataracte, et l'on pourra peut-être sauver le foreman en le laissant plonger avec les billots; mais il y trouverait une mort certaine en résistant à leur chute.
Tout ceci se passe dans un court espace de temps, à peine concevable à la pensée.
Pendant quelques minutes, la terre tremble, des milliers de morceaux de bois s'engouffrent avec un fracas épouvantable, et le pauvre Jolibois a entièrement disparu dans la débâcle.
Les derniers billots tombés, un certain calme renaît. Le bois, qui au moment de sa chute disparaissait totalement dans les profondeurs de l'abîme, revient peu à peu à la surface de l'eau. Le petit lac, formé au bas de la cataracte, en est bientôt complètement couvert, et nous croyons tous que Jolibois est perdu.
Quelques bons habitants,[9] très-pieux, se mettent à genoux et prient pour le repos de l'âme de notre brave conducteur.
[Note 9: Nom général donné aux cultivateurs canadiens. Ces braves gens utilisent les loisirs de la morte saison en allant travailler au flottage du bois.]
Soudain: Lâchez l'écluse! est le cri vibrant qui frappe les oreilles. On reconnaît la voix du foreman. Un regard, dans la direction du cri, nous montre Jolibois, à moitié nu, luttant avec vigueur pour monter sur les bois flottants.
Lâchez l'écluse! c'est-à-dire, ne vous occupez pas de moi, mais pensez au devoir, lancez vivement l'eau pour faire flotter le bois pendant qu'il est libre. Ah! le brave homme!
Des hourras formidables, des cris de joie s'échappent de toutes les poitrines.
On s'empresse d'exécuter l'ordre du chef. Quelques-uns s'occupent du sauvetage, et tous félicitent cordialement le foreman, que apparaît en lambeaux. Une de ses épaules est assez fortement contusionnée, mais, à part cela, il est sain et sauf. Il sourit de satisfaction et paraît avoir fait une chose tout à fait ordinaire. Il n'a rempli que son devoir.
Je dirai ici que l'on choisit toujours le foreman d'un chantier parmi les plus braves et les plus habiles. Partout où un danger réel existe, il ne demande jamais à personne d'y aller, il y va lui-même. Il se dit payé pour cela.
L'habitude donne divers genres de courage. Ce brave Jolibois, qui, dans son état, affrontait la mort chaque jour, aurait certainement frémi au premier sifflement d'une balle à ses oreilles. De même, un vieux guerrier aurait tremblé en face du danger couru par Jolibois. Celui-ci, cependant, serait vite devenu un brave, dans le vrai sens du mot, car son âme était bien trempée.
Je m'approchai discrètement du foreman au moment où il sortait de l'eau, et je le regardai avec admiration. Mes yeux étaient humides d'émotion. Ah! comme j'enviais la force et le courage de ce beau grand garçon, découplé en Hercule!
Je le priai de me donner la main. Il le fit en souriant.
—Allons, ce n'est rien, petit, ce que je viens de faire, et toi,—en me regardant profondément,—tu en feras autant plus tard.
Ces paroles me sont restées gravées dans la mémoire. Il est doux à la vanité humaine d'entendre de semblables prédictions dans la bouche d'un pareil homme.
Hélas! non, mon brave, mon bon Jolibois, je n'en au jamais fait autant, car j'ai quitté tout de suite ton rude métier! J'aurais cependant été si fier de voir ta prédiction s'accomplir!
La Shwaugan clairée, le flottage se fait dans la rivière l'Assomption, dont les eaux sont presque partout assez profondes pour porter le bois. A certains endroits cependant, les rapides assez difficiles donnent parfois de grands travaux.
Le système de flottage change beaucoup dans les eaux profondes.
Les hommes sont répartis en trois groupes: un sur chaque rive et le troisième dans des chaloupes.
Chaque chaloupe est montée par quatre flotteurs, dont deux sont armés de perches ferrées, longues et fortes, et les deux autres, de leviers à crochets. A ces hommes incombent la besogne de faire dégringoler les billots arrêtés par les rochers.
Si un barrage se forme, une chaloupe s'y dirige tout de suite. Les porteurs de leviers travaillent alors, pendant que les deux autres, armés de perches s'arc-boutent, chacun à une extrémité de l'embarcation, la maintenant immobile dans les endroits les plus dangereux.
L'adresse et la force de ces hommes ne souffrent pas de comparaison. Ils ont une telle solidité dans les muscles, qu'il peuvent conduire une chaloupe d'une rive à l'autre, dans les plus puissants rapides, sans céder un pouce au courant.
A joliette, une jam s'était formée sur le barrage d'un moulin, en amont de la ville.
Un équipage arrive immédiatement sur les lieux. En quelques instants, la circulation est rétablie, mais menace d'être de nouveau embarrassée par un amas de billots qui se forme au pied de la digue. Celle-ci domine le niveau de l'aval de la rivière de sept à huit pieds. Son déversoir livre passage à une nappe d'eau de trois pieds de profondeur.
Il est facile de concevoir la force d'attraction engendrée par cette masse énorme, attirée par une chute de huit pieds. Les hommes n'hésitent aucunement.
Laissant leurs perches gratter obliquement le fond de la rivière, ils permettent à la chaloupe de glisser avec précaution et lentement jusqu'à la chute.
Arrivé au barrage, l'homme de l'avant qui tient sa perche en arrêt la fiche solidement dans le bois de la digue, se campe sur le pont de l'embarcation, et, d'un effort surhumain, arrête net la chaloupe. Son camarade de l'arrière se cramponne à son tour.
Une bonne assise de fond, trouvée pour la perche, leur permet de laisser encore l'embarcation suivre le fil de l'eau, de manière que la demi-partie antérieure de la chaloupe arrive à surplomber, dans le vide, le gouffre liquide; et plus rien ne bouge.
Les deux hommes armés de leviers, se penchent alors en dehors de la barque et travaillent à leur aise à déloger les billots.
Ceci dure un bon quart d'heure, pendant lequel une seule défaillance de la part des deux autres hommes peut les précipiter tous dans l'abîme.
Mais ils en ont vu bien d'autres.
Les pieds cloués sur le pont de la chaloupe, le corps roide et dur comme le roc, les muscles d'une sûreté d'acier, les deux hommes attachés aux perches, attendent patiemment que la besogne des camarades soit terminée.
Le travail fini, il s'agit de remonter le courant.
Un surcroît d'efforts prodigieux, alternant d'un homme à l'autre, a bientôt fait avancer la chaloupe, qui se dirige vers une autre jam comme si de rien n'était.
Je remercie le sort de m'avoir convié à ces scènes magnifiques, et j'affirme que je n'ai jamais vu nulle part de travail plus herculéen que celui que fait si simplement le voyageur canadien.
Quelques-uns de ces hommes sont en outre doués d'une adresse qui tient du prodige, dans le maniement des bois flottant librement.
Un homme fatigué de marcher sur la rive pour suivre les billots, en attire un à lui et, aidé de sa longue perche qui lui sert de balancier, il saute sur la pièce de bois et se laisse aller à la dérive.
Il s'amuse quelquefois à faire de brillants exercices. Se mettant en travers du billot, qui descend longitudinalement le courant, le voyageur fait face à une des rives, et piétinant sur la pièce de bois, il la fait rouler sous ses pieds avec une vitesse vertigineuse.
Ces évolutions précipitées impriment un mouvement de propulsion au billot que traverse ainsi la rivière.
L'homme courant toujours sur place, donne quelquefois au morceau de bois une impulsion de rotation si violente, que l'eau, soulevée par l'action, vole en l'air par-dessus la tête du flotteur, qui apparaît comme nageant dans un éblouissant arc-en-ciel, quand le soleil brille.
Un novice, non habitué à ce genre d'exercice, ne pourrait tenir un instant en équilibre sur le véhicule cylindrique du voyageur. En mettant un pied dessus, il serait tout de suite lancé à l'eau.
Ces légers aperçus de la vie accidentée de nos voyageurs canadiens me sont dictés par mes souvenirs. Mais je promets ici à ces vaillants garçons, qui forment une si grande partie de notre robuste population, de les étudier à fond quand je retournerai au Canada.
Si je ne contribue pas à agrandir leur gloire, j'essayerai au moins de les faire connaître davantage.
XXVII
UNE COLONNE CAMPÉE
On donne quelques jours de repos à la colonne.
Notre camp est installé à une centaine de mètres de l'ancienne redoute construite à Aïn-ben-Khélil, en 1852. Il a la forme d'un rectangle, dont les faces sont couvertes par l'infanterie.
Deux bataillons, une section d'artillerie, un escadron de cavalerie et les services administratifs nécessaires composent l'effectif.
Les avant-postes comprennent une escouade par compagnie. En cas d'alerte, la section seule à laquelle appartient l'avant-garde prend les armes. Les autres restent au camp et dorment, s'ils le peuvent.
Sur le front de chaque compagnie, on a creusé un grand trou circulaire, au fond duquel on allume des feux. Un rempart de sable protège les causeurs des intempéries du climat, qui est très-froid par une nuit d'hiver. Les parois de l'excavation sont garnies d'une banquette aménagée pour servir de sièges aux hommes, qui se chauffent avant de se retirer sous la tente.
Ces feux de bivouac sont le rendez-vous des blagueurs et des loustics.
Les chanteurs y donnent quelquefois de brillants concerts. Les Suisses et les Allemands excellent dans ce genre d'occupations. Ils forment des choeurs très-harmonieux.
Les échos des montagnes du Sud-Oranais eurent souvent l'occasion de répéter les chants belliqueux des troupes hétérogènes qui composent la légion étrangère.
Par une nuit bien sombre, lorsque les feux de bivouac fouettent le vide noir et estompent leur lumière sur les faces brunies, le spectacle de ces rassemblements tient de la fantasmagorie.
Les costumes sont variés; quelques chasseurs d'Afrique se mêlent aux zouaves et aux légionnaires. Par ci par là, un artilleur jette sur l'ensemble la note sombre de son uniforme sévère.
Les causeries roulent sur les marches précédentes et sur les entreprises probables de l'avenir. Les chefs sont ensuite passés au crible de la critique plus ou moins éclairée du troupier.
Parfois un grand silence se fait, et tous les yeux sont fixement pointés sur la lueur capricieuse des feux. Les pipes fument avec ardeur, et chacun réfléchit au bonheur de ce monde.
Puis l'heure avance.
Quelques-uns se retirent discrètement.
Enfin, lassés, énervés, les retardataires se décident à se fourrer sous la tente.
Le lendemain, ça recommence.
Des jours, des semaines, des mois entiers, il en est ainsi.
Et quand l'ordre annonce un départ, tous respirent. Car on se fatigue plutôt du repos que des marches. Celles-ci éreintent le soldat, mais chassent l'ennui; tandis que le repos donne prise à la réflexion, de là souvenirs cuisants, idées sombres, désoeuvrement, apathie.
La nature se donne quelquefois le plaisir d'émoustiller une colonne campée. Elle agit sous forme de vent ou de pluie.
Les tempêtes de vent déracinent les tentes, et en sèment le contenu aux quatre points cardinaux. La pluie écrase ces mêmes tentes et amène des résultats identiques, sous une autre forme.
L'an passé, mon bataillon se rendait de Géryville à Mascara. Nous avions un jour de repos à Saïda, petite ville qui se trouve à trois étapes au sud de Mascara.
J'employai cette journée à assommer des poupées.
Voilà un amusement assez bizarre! dira-t-on. Ma foi, oui, j'en conviens.
Mais, étant sanguinaire par tempérament,—j'ai peut-être dit le contraire plus haut,—et n'ayant rien à détruire, dans les conditions déplorables de paix où nous vivions alors, j'éteignais ma rage sur d'innocents jouets.
L'établissement qui offrait ces divertissements mérite l'attention.
C'était un pot-pourri varié.
L'ensemble se présentait sous la forme confuse d'une agglomération de tentes, vieilles, sales déguenillés, quelques petites rues étroites permettaient la circulation dans cette ville de saltimbanques, de charlatans, de marchands forains.
Je m'approche.
Au nord, une attrayante lucarne lance deux jets de flammes qu'il s'agit d'éteindre avec un fusil à capsule.
J'y essaye mon adresse, mais je remporte une veste superbe, d'autant plus que les fusils tout amorcés m'étaient présentés par une dame borgne, aux plantureux appas.
Honteux de mon insuccès comme éteignoir, j'essaye les pipes.
Je prends un flaubert et je me venge sur les gambiers, qui volent en éclats au choc de ma balle bien dirigée.
Satisfait, je respire largement, et, le front haut, je me lance sur la roue de la fortune.
Le mécanisme de cette construction est assez simple: un rond de planche, à surface accidentée de petits trous concaves, rouges et noirs, sur lesquels se loge une boule.
A l'extérieur, une espèce de catapulte à poignée que l'on attire fortement à soi, et à ouvrir ensuite brusquement la main. La boule, placée devant le bélier, en reçoit un choc violent et roule dans l'arène avec fracas.
C'est le moment de s'émouvoir.
L'attention s'avive, le mouvement se corse et l'émotion arrive à son comble quand, frémissante, la capricieuse bille, effleurant légèrement les trous noirs qui perdent, pour paraître vouloir se loger dans un rouge, et coquine, par une dernière oscillation, va mourir au fond d'un trou noir, au grand désespoir du malheureux joueur.
Je tente donc le sort à la roue de fortune.
Un grand jeune homme, malpropre et très-avenant, surveille l'opération.
Je me prépare vivement à l'attaque, et lance le catapulte en action.
Cric! crac!… Quelle course, mes amis, quelle course! La boule est affolée.
Une violente anxiété m'étreint l'âme, et j'attends les événements.
Enfin, je crois rêver quand le malpropre jeune homme m'annonce, d'une voix sourde, que j'ai gagné pour quatre sous de pralines.
Je savourais encore les délicieuses sensations de mon succès, quand, vlin! vlan!… un tapage de tous les diable me fait jeter les yeux dans le fond de l'établissement.
Un train de chemin de fer s'y promenait bruyamment. Ce train, bélier à ressort, frappait une bille qui tourbillonnait dans une arène semblable à celle décrite plus haut.
On ne gagnait rien à manger à métier-là.
D'ailleurs, l'enseigne suivante, inscrite en majuscules sur la façade de la gare du train: Ici, on ne gagne pas de sucre d'orge, prouve ce que j'avance.
Je dédaignai cet amusement sans résultat, et je me dirigeai vers le sud.
Le massacre des innocents fut ce qui frappa mes regards.
Arrêtons-nous ici. C'est le clou de la situation.
Trois rangées de bonshommes, costumés avec fantaisie, regardent crânement le spectateur. Tout le monde y est mis en scène.
Bismarck coudoie Polichinelle, qui fraternise avec le gendarme. Cartouche et Mandrin causent tranquillement avec la maréchaussée. Moltke donne la main à Gambetta. Baudry-d'Asson embrasse le colonel Riu. Le Czar presse le Sultan sur son coeur. Jules Ferry fait une risette engageante à Rochefort. Celui-ci, l'oeil amical, guigne tendrement Paul de Cassagnac, qui fait des mamours à Jérôme. Le petit Victor se soumet à son papa qui lui signe son abdication. La reine Victoria danse une gigue effrénée avec le Mahdi, au son d'un harmonieux violon tenu par Gordon, etc., etc.
Concert touchant, qu'il s'agit de troubler avec des pelotes de guenilles.
Tous ces personnages, pris au centre de gravité par une charnière, s'étendent sur le dos quand ils sont touchés.
Je m'en donne à coeur joie. J'en abats, j'en abats… à un point tel que la petite patronne,—qu'elle est donc belle, la petite patronne!—m'offre dix cornets de pralines pour cesser le massacre.
J'accepte.
Ma tâche est remplie, et de m'écrier, comme un antique grand'homme: «Je n'ai pas perdu ma journée!»
Sur ce, je vais me coucher.
Je dormais comme le juste du Seigneur, quand brusquement je fus éveillé par un petit déluge qui, sous l'aspect d'un torrent fluet, venait avec fracas s'engouffrer dans mon oreille hospitalière.
Aïe! quelque peu interdit, je lève la tête, et j'embrasse d'un oeil d'aigle la grandeur de la situation.
Une pluie serrée nous rendait visite. Elle était en train d'inonder notre camp. Pas un souffle dans l'air. Seul, le bruit monotone et continu d'une de ces pluies que vous savez.
Peu à peu, tout le monde est saisi de la réalité.
Chacun se livre à l'occupation nécessaire d'empêcher sa tente de s'en aller.
En Algérie, le troupier porte sur son sac une partie de la tente qui doit l'abriter. Moins de quatre hommes ne peuvent camper seuls. Avec les toiles vont les trois piquets, le support des cordeaux nécessaires.
A l'arrivée sur le terrain de campement, les hommes se groupent par quatre, mais plus souvent par six, et montent leur tente. Boutonner les toiles ensemble et ficher le tout au sol, au moyen de piquets et de cordeaux, c'est le travail d'un instant.
Ceci fait, l'un se procure la paille de couchage; l'autre cherche le bois pour la cuisine. Celui-ci fait un petit fossé qui facilite l'écoulement des eaux autour de la tente; celui-là place les couvertures et les effets.
Enfin, tous vaquent à la besogne générale, et en quelques minutes l'installation est terminée.
Quand le temps n'est pas au grain, on oublie quelquefois de faire le petit fossé. C'était arrivé dans notre camp de Saïda.
Ma tente était dressée pour les six sous-officiers de la compagnie. L'occupation à laquelle nous fûmes tous forcés de nous livrer demande de l'attention.
L'un des sergents, grognant avec énergie, tirait ferme le bas de la toile, tandis qu'un autre, agenouillé dans la boue, serrait sur sa poitrine le support que courbait la tension des toiles. Un troisième plaignait sa tunique maculée de boue et la tenait à bras tendus.
Mon fourrier pleurait sur sa comptabilité casée dans une petite caisse où l'eau s'infiltrait comme dans un panier.
Mon ordonnance, crachant avec fureur des jurons à faire frémir tous les cochers de l'univers connu, maudissait les colons, la pluie, l'Afrique, l'Algérie, Saïda et le reste: il ne réussissait qu'à se mouiller davantage.
Quant à moi, stoïquement assis à la mode arabe, et tenant un support entre mes jambes croisées, je méprisais l'eau qui m'envahissait peu à peu.
Les yeux fermés, je m'abandonne aux plus capricieux écarts de mon imagination.
Je suis à Montréal, dans une chambre bien chaude.
J'ai les pieds juchés sur la cheminée. Un bon cigare brûle entre mes lèvres.
Un mien tendre héritier saute gaiement sur les genoux de ma gentille petite femme, qui me caresse de l'oeil.
Le chat de circonstance, roulé sur un tabouret, ronronne paresseusement. Le non moins inévitable chien de tout intérieur qui se respecte repose son museau endormi sur ses pattes de devant, grandes allongées.
Une douce lumière éclaire le tout.
Au dehors, il fait un froid canadien. Une majestueuse tempête de neige sévit dans toute sa splendeur. Des violentes rafales frappent les vitres avec des sifflements aigus.
Les trottoirs, encombrés de glace et de givre, sont impraticables. Parfois un grincement strident annonce le pénible passage d'un véhicule quelconque.
De rares passants, renfrognés dans d'immenses collets de paletot, se frayent un difficile chemin à travers l'amoncellement des neiges.
Soudain un cri perçant traverse l'épaisse atmosphère gelée. C'est un petit vendeur de journaux annonçant aux populations enthousiastes le dernier fascicule des fameuses Expéditions autour de ma tente.
Le bonheur m'étouffe. Que je suis donc content de vivre et de voir clair!…
Insensiblement, cependant, le chien et le chat se sont retirés de la scène… Ma femme elle-même a disparu dans une pénombre mystique… Tiens, tiens, tiens!
Et mon héritier qui se sauve en me tendant les bras. L'âtre est devenu noir, la chambre, froide. Les carreaux se sont brisés, et la rafale, entrant avec violence me ramène vite au sentiment des choses.
Aie, aie! quel contraste!
L'eau monte, monte, et considérablement. Et cette ascension, dont l'effet immédiat est de refroidir sensiblement la partie inférieure de mon individu, ne me laisse bientôt aucun doute sur la réalité des événements.
Ma vision a décidément disparu, mais le camp de Saïda me reste dans toute sa fraîcheur.
La pluie avait détrempé le sol à fond. Les piquets, n'y tenant plus, s'arrachaient sous la tension des toiles. Les tentes s'abattaient lourdement sur leurs occupants.
La scène change alors, et devient bouffonne.
Le premier ennui essuyé, le troupier sait toujours y faire succéder la gaieté.
Quelques-uns ont réussi à allumer des bougies, qu'ils protègent contre la pluie par tous les moyens connus.
On rit, on chante.
Ceux-ci jurent, ceux-là ramassent les effets. Enfin, chacun se livre à un travail quelconque, qui fait de l'ensemble un tableau vraiment féerique. On dirait une bande de sorciers, éclairés de feux fantastiques, dansant dans la nuit une sarabande diabolique.
Trêve à tout cela. Il faut faire le café; car, sans le café, impossible de marcher. Ce breuvage, comme nous l'avons déjà vu, est la seule nourriture que prend le matin, avant le départ, le soldat en route.
Allumer du feu? Inutile d'y songer.
Entrer chez l'habitant? Ah bien oui! c'est bon quand on est une dizaine, et nous sommes six cents.
On propose ceci, on propose cela; mais rien n'aboutit. Et l'heure du départ arrive avec le jour, sans qu'aucune décision pratique n'ait été prise.
Oh! si l'on avait été en plaine, les choses se seraient bien passées autrement.
Quelque forte que soit la pluie, on trouve toujours moyen d'allumer du feu. Les hommes prennent du thym et le font sécher, sous leurs habits, par la chaleur de leur corps.
Abritant ensuite ce combustible avec une toile de tente ou une capote, ils y mettent le feu, et réussissent ainsi à faire la soupe ou le café.
Mais nous sommes en lieux habités. Aucune plante de la sorte n'existe aux environs. Et le bois ne sèche pas aussi vite que le thym.
Enfin, il fallut renoncer à boire le café ce jour-là.
A cinq heures, nous nous mettions péniblement en route.
Nous marchions, nous marchions, nous marchions sans cesse. Pas une parole, pas une chanson n'égayait le trajet.
Un cuisinier, loustic de ma compagnie, avait réussi,—je ne sais et je n'ai jamais su comment,—à faire du café. Se faufilant dans les rangs, sa marmite au bras, il servait aux camarades de ce breuvage, nectar mille fois délicieux.
En ayant reçu un quart, je fus un peu ravigoté… Et la pluie tombait, tombait, et superlativement.
Des ruisseaux, prenant source sur les képis, coulaient le long des habits. Chaque homme ressemblait à un arrosoir ambulant.
Quel contraste entre cette promenade mouillée et celle que je faisais sur cette même route quelques années avant: j'étais pékin, alors. Je voyageais en diligence, et j'avais pour compagne une houri avec tous les yeux noirs possibles.
J'ai une démangeaison terrible de raconter cette aventure, mais je me retiens.
Le calendrier marquait alors 18.., et nous sommes en 18… Puis-je l'oublier, grand Dieu, en voyant ce que m'entoure!
Enfin, nous voilà à l'étape.
Le camp délimité, pas un homme ne bouge. Tous s'entre-regargent d'un air hébété.
A nos pieds, de la boue jusqu'aux chevilles. Au-dessus de nos têtes, des nuages et une pluie… toujours surabondante.
Impossible de défaire les courroies du sac, un engourdissement complet ayant saisi les articulations. Un quart d'heure se passe avant de pouvoir se déboucler.
Ceci fait, autre difficulté. On ne peut déboutonner les guêtres. Une roideur énergique tient ferme la colonne vertébrale, qui refuse de fonctionner. Et… Aïe! oh! la la!… effort inutile, pas moyen de se baisser.
Le linge entièrement mouillé. Rien de sec.
Un frisson, prenant naissance à l'endroit du dos que cachait le sac, donne à tous de violentes secousses, où la fièvre a sa part.
Quelques-uns commencent à courir en tous sens. Bientôt une multitude de malheureux piétinant dans la boue avec rage, imitent les premiers.
Joli spectacle, et bonheur parfait!
Une demi-heure s'écoule avec ces exercices, aussi monotones que réjouissants. Un peu de souplesse revient aux membres paralysés. L'épine dorsale se soumet, et l'on déboutonne les guêtres. Le sang circule.
Les nuages deviennent bons garçons, et s'en vont peu à peu. Un lointain soleil risque un rayon discret, bientôt suivi de plusieurs autres.
Les habitants sortent des maisons. Ils nous apportent, qui du vin chaud, qui du lait, etc.
On trouve du bois sec. On allume du feu. On fait le café, que l'on boit bien chaud; quel soulagement!
On monte les tentes, on fait sécher les habits. On renaît à la gaieté. On chante. On s'ennuie. On se fourre sous la tente, et l'on fait la sieste…
Notre camp d'Aïn-ben-Khélil fut aussi souvent assailli par de violentes pluies; mais elle n'y causèrent pas tant d'embêtement qu'à Saïda, car le matin ne nous ordonnait pas de partir.
La pluie est toujours supportable quand un camp est stationnaire. On n'a qu'à rester sous la tente, où l'on se moque des éléments.
Cependant le vent est quelquefois terrible, car il fait voyager les tentes dans la plaine. Et cela m'amène aucune satisfaction.
Dès les premier jours de notre installation à Aïn-ben-Khélil, les aquilons des gorges voisines vinrent furieusement souffler sur nos logis.
On avait donné à chaque compagnie une grande tente conique pour le bureau du sergent-major. La comptabilité de la compagnie y était installée. J'y passais des jours entiers à mettre un peu d'ordre dans nos paperasses, que les marches nous avaient forcés de négliger.
Le fourrier et moi logions dans une petite tente, à trois pas de là.
Un soir, après avoir soigneusement bouclé notre bureau, nous nous étions couchés avec l'intention bien évidente de dormir. Un reste remarquable de fatigue nous y engageait.
Ayant brûlé la pipe traditionnelle, je me mis en devoir de suivre l'exemple de mon compagnon, qui ronflait déjà.
Je dormais depuis plusieurs heures quand un certain bruit, d'abord impossible à définir, mais qui bientôt se traduisit par des coups mats et saccadés, me fit bondir sur ma litière de paille.
C'était mon ordonnance qui enfonçait les piquets de notre tente à grand renfort de maillet.
Le vent soufflait en tempête.
Je me précipitai dehors, et, hélas! un côté de notre tente-bureau m'apparut battant les airs, l'autre menaçant de suivre son exemple.
De nombreux papiers voltigeaient dans toutes les directions. Certaines taches indécises, fuyant comme l'éclair et accompagnées de froissements bruyants, m'annonçaient, à chaque instant, que ma comptabilité me quittait en détail.
J'eus au coeur une immense douleur. Quoi! mes chères paperasses, jadis peut-être trop fidèles, se sauver ainsi! Pouah! quelle ingratitude!
Mon fourrier ne prend pas le temps de s'attendrir. Il est bien plus pratique. Il charge en tous sens comme un enragé. Tantôt, s'abattant avec la rapidité de la foudre, il saisit avidement une feuille de prêt en fuite; tantôt, bondissant comme un tigre, il accroche au vol un ingrat bon de vivres.
Son exemple est contagieux.
Mon ordonnance capture aussi plusieurs bulletins de versements fugitifs.
Moi-même électrisé enfin par leurs gestes, je happe au passage quelques bons d'habillement.
Mes situations journalières se font surtout remarquer par leur empressement à quitter ma tente. Certainement qu'elles se sauvent plus vite, et en plus grand nombre, que mes bons de campement. Ceux-ci cependant et les extraits de masse rivalisent de zèle à courir, mais ils ne sont pas à comparer avec mes situations journalières.
Rien ne peut exprimer la rapidité de celles-ci. Le lendemain, les hommes m'en rapportèrent une douzaine. Ils les avait trouvées, tristement accrochées à des buissons, à un ou deux kilomètres du camp.
Parmi mes fidèles, je cite mes livres. Ils restèrent attachés au bureau.
J'ai pu croire cependant, par le frétillement impatient de leurs feuillets, qu'ils avaient aussi été tentés d'aller faire l'école buissonnière. Mais, malgré le grand vent, leur poids a dû être un sérieux obstacle à leur déplacement.
Ils jugèrent donc à propos de rester fidèles au poste. Quoi qu'il en soit, je leur donne un bon point.
Mon ordonnance jurait par séries successives et graduées, et tiraillait violemment les pans de la tente. Aussitôt une corde fixée au sol, aussitôt il courait à une autre; mais celle-là s'envolait avant que celle-ci eût été attachée.
De là, grincements de dents et nouveaux efforts de sa part.
Mon fourrier, ayant réussi à saisir quantité de fuyards, s'était couché à plat ventre, tenant sous lui ses captifs. Dans cette intéressante position, il attendait que notre bureau fût de nouveau sur pieds.
Après maints efforts, souvent renouvelés sans succès, nos fichons enfin notre grande tente au sol. Et l'on essaye ensuite de réparer les dégâts.
Une quantité innombrable de papiers manquaient à l'appel.
Ayant, à la lueur d'une bougie agitée, classé ce qui restait, j'attendis le jour.
De toutes parts nous arrivaient des papiers, des cris, des chaussettes russes, des jurons, des képis, des furieux courant à fond de train. Au jour, les environs du camp nous apparaissent pittoresquement parés d'une variété d'ornements: caleçons, bonnets de nuit, chemises, tentes entières.
On se met courageusement à la besogne.
A midi, le vent ayant cessé, les pertes étaient presque toutes réparées, et les fuyards rentrés au bercail.
J'en excepte cependant une page récalcitrante de mon carnet de tir, qui ne me revint que trois jours après. Un troupier l'avait trouvée soigneusement cachée dans un ravin, à trois kilomètres du camp.
Les gens paisibles, tranquillement assis sur le légendaire rond de cuir, croiront peut-être que ces événements de pluie et de vent causent de véritables malheurs au guerrier campé.
Qu'ils se détrompent! La tempête est souvent pour lui un agréable passe-temps. Mieux vaut-elle qu'une monotonie accablante.
Le plus grand ennemi, c'est l'ennui.
Rien de plus puissant que ce sinistre compagnon. Quant ce monstre-là étreint franchement un mortel peu d'espoir d'en échapper.
Il faut toute l'énergie d'une grande âme pour se débarrasser des griffes de l'abrutissant démon.
J'ai été, comme le commun des mortels, souvent aux prises avec le spleen. Eh bien! là, vrai, je désespérais de mes facultés. Je désirais, avec toute l'ardeur de mon âme immortelle, être victime d'une peine, d'un malheur, d'une maladie quelconque.
Quel bonheur si j'avais pu avoir une grave blessure qui m'aurait bien fait souffrir! Enfoncé le spleen! Enfoncé les plates journées! Une bonne et sérieuse souffrance à dorloter, à choyer, voilà de l'occupation! voilà qui chasse les miasmes abrutissants des longs jours inoccupés!
Je me serais écrié, après Descartes, avec une petite variante cependant:
«Je souffre, donc je vis.»
Ah! ouais! jamais mes voeux ne furent exaucés. Pas la plus petite égratignure. Rien à déplorer.
Alors, soudain, je me rappelle que le monde est plein de lecteurs à assommer, et de courir à mes plumes, et de verser des flots d'encre.
Voilà comment furent engendrées les célèbres Expéditions autour de ma tente.
Et, ma foi, tant pis!
XXVIII
MES PRISONS
Silvio Pellico eut huit ans de Spielberg pour son Conciliateur; Paul-Louis Courier, deux mois de Sainte-Pélagie pour son Simple Discours. Je ne dirais rien de Béranger, qui fut longtemps à l'ombre pour ses chansons, ni du Masque de Fer, prisonnier et mort pour cause de naissance, si Mirabeau n'avait aussi dû à ses dettes quelques années de tranquillité à l'île de Ré.
De même Louis-Napoléon, pendant six ans, ne s'amusa guère, paraît-il au fort de Ham. Et puis Latude, ce pauvre vieux!
Oui, tout cela, c'est bien triste; cependant ces gens-là avaient le droit d'être en prison; et moi, j'y fus mis pour… un vrai crime.
C'est pénible à avouer, allez! mais enfin, j'ai subi quinze jours de prison pour avoir bu un café en ville. Un tel forfait peut paraître effrayant. On me sait homme de bien, bon militaire, et l'on hésitera avant de me croire coupable d'une telle infamie.
Hélas! il n'y a pas à dire, il faut ajouter foi à ce que j'avoue. J'ai réellement commis l'attentat, et là-dessus écoutons mon récit, en essayant de contenir notre indignation.
Avant d'être soldat, j'habitais Paris. Je ne m'y ennuyais pas du tout, car j'étais sans le sou depuis longtemps.
Rien comme un gousset plat pour chasser l'ennui. Le moyen de cultiver le spleen un brin, quand on se pioche l'imagination pour trouver à dîner!
Toujours est-il que j'étais à Paris.
J'y avais de bons amis, dont deux, à mon départ m'accompagnèrent à la gare de Lyon. La séparation fut triste, comme on s'en doute bien.
J'ai juré une reconnaissance éternelle à ces deux amis, et, ô miracle! je ne les ai pas encore oubliés.
Puis le train m'emporta vers Marseille.
Le trajet ne fut pas gai, mes pensées me rendant sombre comme un cyprès.
J'abandonnais tout, et à mon âge, impossible de revenir en arrière.
Finies les escapades d'autrefois. Devenu sérieux, il me fallait, coûte
que coûte, percer ma voie dans une nouvelle carrière.
Arrivé à Marseille, on me relégua au fort Saint-Jean.
Cette place est d'un aspect assez riant, vue de dehors, mais l'opinion s'altère une fois à l'intérieur. Corvées de balayage, corvées de ci, corvées de ça; enfin, ça manque d'amusements.
Pendant un moment de répit, je regarde classiquement la mer.
Au loin, à gauche, le château d'If, comme un point à l'horizon; à droite, un long filet noir, s'avançant dans les flots, indique la limite de la Joliette. Plus loin, bien loin, quelques vaisseaux microscopiques, comme autant de taches grises sur le ciel bleu.
A mes pieds, le tapage ordinaire de tout port maritime.
Ici, un voilier vide sur les quais son chargement de houille; là, un autre vomit sa cargaison de tonneaux de sucre. A côté, un grand vapeur fume de tous ses pores, et s'apprête à lever l'ancre; plus près, un paquebot venant de Chine tâtonne et cherche à accoster.
De nombreux bateaux de pêche étalent, sur leurs ponts gluants, les produits variés de la Méditerranée. Des balancelles espagnoles ou italiennes, fourrées partout, regorgent d'oranges et de mandarines.
Au second plan, une perspective de mâts et de vergues cingle les flots, comme autant de hachures entrecroisées.
Partout circulent un grand nombre d'embarcations légères, montées par des équipages multicolores. Les unes chargées de fruits, offrent leur marchandise dans toutes les langues du monde, avec ce son de voix particulier aux gens de lamer; les autres, maniées par des pêcheurs, reviennent à la hâte, avec leurs prises: la pieuvre montre son corps noir, à travers un fouillis coquillages, entremêlés de langoustes et de homards.
Étendus sur les sièges rembourrés des chaloupes luxueuses, quelques promeneurs, touristes américains ou anglais pour la plupart, regardent le tout d'un air indifférent.
Lentement, le jour baisse.
Le grand navire est parti et disparaît du côté de la haute mer. Le paquebot de Chine a débarqué ses passagers, qui s'éloignent d'un air affairé. Les pêcheurs, attardés, se sauvent, en trottinant, un panier de poisson sur la tête. Les marchands cessent peu à peu leurs cris, et tout commence à prendre cette teinte indécise, qui n'est ni le jour ni la nuit.
Mon regard, vague de réflexions, plane sur cette vie intense qui se meurt.
Ma pensée est au pays. Je revois les miens et me rappelle les scènes du départ: un ami, me serrant la main, détourne le tête pour me cacher son émotion; un frère qui m'accompagne silencieusement à la gare, ma mère… une soeur…
—Que faites vous là? me crie une voix, vous manquez à l'appel. Allons! entrez manger votre soupe.
Cet ordre me ramène vite au devoir. J'entre et je mange ma première soupe. Quelques haricots, flottants, sans entraves, dans un maigre bouillon, deux tiges d'oignon, une demi-feuille de chou vert, une petite pomme de terre, un microscopique morceau de viande, quatre tranches et demie de pain: tout cela, c'était ma soupe.
J'y allai hardiment, et le soir je dormais sur un banc dans la cour du quartier.
Ces débuts militaires, pour un brave capitaine du 65e bataillon de carabiniers du Mont-Royal, ex-sous-officier d'état-major dans le bataillon provisoire de la Rivière-Rouge, ex-caporal dans l'armée de la grande République, ex…, n'étaient presque pas empreints de succès.
Mais le courage, la volonté… Nous nous embarquâmes le troisième jour.
Le détachement était en quatrième classe.
Un matelot me vendit le privilège de coucher dans son hamac noir et crasseux. J'étais tout près des machines, ce qui, cependant, valait mieux que de rester sur le pont, au grand air, pendant trois jours.
La suie me barbouillait le visage, le bruit m'empêchait de dormir, mais je n'étais pas trop malheureux, allons!
Le matin, quand je montais sur la dunette, je ne me réjouissais pas de ma face noire, et une migraine aiguë me donnait une certaine préoccupation.
Nous accostons à Oran.
Un caporal russe me reçoit au quai, un caporal italien m'installe au fort.
J'y reste quatre jours, puis nous voilà en route. Quatre étapes, nous toucherons au port.
Marcher militairement équipé est très-fatigant, mais en pékin, cela dépasse l'imagination. Les chaussures sont serrées généralement, et les pieds, les pieds, le soir, à l'étape!
Nous entrons à Bel-Abbès.
A l'arrivée au quartier, un reste d'élégance de costume, faisant tache sur l'ensemble du groupe des conscrits, attire l'attention sur ma personne.
Apprenant qui j'étais, on m'invite à dîner. Les sous-officiers faisaient l'honneur de la fête. Arès le repas, on propose d'aller prendre le café en ville.
Attention, ici, les événements se précipitent, et bientôt nous verrons la conséquence d'un proposition aussi hardie.
Tous consentent à sortir, mais que faire de l'invité? Je n'étais pas habillé, c'est-à-dire que j'avais encore mon costume bourgeois.—Et défense était de quitter la caserne sans être en tenue.
Un sergent tranche la question et on m'affuble des effets de son ordonnance.
Je passe intact sous les Fourches Caudines en piou-piou, et j'avais trois heures de liberté devant moi.
Mes malles à l'hôtel me permettent de me vêtir avec la plus exquise recherche, et le soir, après avoir bu le fatal café, je faisais mon apparition en pschutteux vlan.
A peine étais-je au lit, que le sergent de semaine, gonflant sa voix au diapason du ton de service, lance mon nom aux échos endormis de la chambrée.
Saperlipopette! Comme j'avais peur!
Je ne reconnaissais plus ma voix, quand je lâchai le sacramentel: Présent!
—L'adjudant vous demande, me dit cet excellent guerrier.
Cré nom d'un chien! me voilà pincé!
Je m'habille avec soin et j'arrive, tremblant, devant le redoutable fonctionnaire.
L'adjudant est la terreur du quartier. Il y gouverne en souverain, et malheur aux fauteurs de la discipline.
Il m'interroge sur ma sortie, j'avoue mon crime et il me fourre à la salle de police.
Tous savent ou ne savent pas ce que peut bien être une salle de police.
Il y a des variantes, mais voici la moyenne:
Une grande chambre, percée de petites lucarnes masquées. Une lumière sombre y règne le jour; la plus parfaite obscurité, la nuit.
Comme ameublement, sur toute la longueur, un simple lit de camp, séjour incontesté et incontestable de millions de punaises. Jour et nuit, ces intéressantes petites bêtes enseignent aux pénitents l'étude de la patience et l'emploi des dix doigts dans l'art de se gratter.
Dans un coin, pour les nécessités urgentes, se dresse un tambour, d'où s'exhalent d'âcre parfums.
Une cruche d'eau, des rats, un balai, des cafards, des puces complètent l'ameublement.
Une quinzaine d'hommes grouillent constamment dans ce séjour de pénitence.
En entrant, un choc violent me coupe net le sifflet. Ça ne sentait pas bon du tout. Insensiblement, les voies respiratoires se soumettent, et je m'habitue à cet oxygène extravagant.
Tâtonnant, je parviens à me loger dans un coin, non sans avoir, au préalable, soulevé quantités de jurons expressifs.
On voulut voir le nouveau camarade. Un curieux allume une bougie, et… Péché! Miséricorde! Quel orage! Quelle tempête! Jamais je n'avais été à pareille noce!
Gibus! Tuyau! Bolivar! Chapeau! Canne! Enlevez-le!… Des faces narquoises s'épanouissent dans un rire effrayant, des crampes envahissent les ventres, des suffocations précipitées tordent les flancs. Je suais comme un arrosoir.
Je me regarde.
Ma dextre, gantée proprement, tenait le stick pschutteux, ma redingote, irréprochable, était correctement croisée sur ma poitrine. Droit et rigide dans un coin, un chapeau haute forme élégamment assis sur le sinciput, je devais faire une de ces têtes…
J'étais victime de l'émotion qui m'avait bêtement empêché de laisser dans la chambre tout cet attirail élégant, probablement plus convenable sur le boulevard que dans une salle de police.
Je sentais une sourde colère s'emparer de moi. Tas de morveux! va! si je daignais seulement faire jouer mes biceps, la scène changerait.
Mais j'eus la bonne idée de réfléchir,—la réflexion, c'est mon fort,—et je me mis à rire aux éclats, avec un entrain tel que c'en était un bouquet de fleurs.
On fut interdit, j'explique ma situation, on a pitié de moi et l'on me fait une place sur le lit de camp.
Mais là, sans blagues, ma position me paraissait alors pleine d'intérêt. Quoi, ma bonne volonté? méconnue. Mon ardent patriotisme? vain mot. Me fourrer aussi carrément en prison… Je tenais une légère attaque de découragement.
Il est assez facile, et même du meilleur ton, de rire de tout, mais je défie qui que ce soit d'avoir une gaieté folle dans une situation pareille. Ames sensibles! Appréciez ma première nuit de salle de police!
Il me restait l'espoir d'être libéré le lendemain. Car enfin, je ne suis pas coupable. J'ai enfreint la consigne, il est vrai, mais à l'instigation de sous-officiers. Si quelqu'un doit subir un châtiment pour cette faute, ce sont, sans contredit, ceux qui entraînèrent le conscrit. Au lieu de me guider dans la bonne voie, les sergents avaient fraudé le règlement en m'habillant pour me faire sortir en contrebande. Tant pis pour les sous-officiers s'ils agirent avec légèreté. Mon péché ne provient que de mon ignorante des choses, dont la connaissance aurait dû m'être communiquée par ceux qui me forcèrent à enfreindre les ordres. Incontestablement le droit est pour moi.
Tel est mon raisonnement, sous les verrous. Fort de la justice de ma cause, j'essaye de dormir. Des cauchemars me troublent toute la nuit, les punaises font merveille, et le jour me rend l'espoir d'être élargi.
Une clef grince dans la serrure. Enfin! je serai libre! Le caporal de garde entre, sourit avec amabilité, et me montrant trois fois ses cinq doigts, m'apprend que j'avais quinze jours de prison.
Boum! Ça y était!…Ça t'apprendra, misérable bourgeois, pékin brumeux, boudiné juteux, à aller prendre le café en ville avec tes supérieurs!…
Ce mot de prison me tintait aux oreilles comme un glas funèbre. C'est certain, allez! que je n'avais pas envie de rire.
On me conduisit à la prison. Je montais d'un grade.
Ma nouvelle résidence ressemblait à l'autre: c'était son sosie.
Comme dernier arrivé, j'avais la plus mauvaise place.
L'heure des corvées arrive. Un peu remis, je fais contre fortune bon coeur, et je débute, dans l'expiation de mon crime, en faisant fonction de cheval, au tombereau chargé de balayures du quartier.
J'y allais, sans conviction, mais j'obtins d'assez grands succès cependant. Mon gibus surtout causait une douce désopilation aux guerriers spectateurs.
Enfin, je pris goût à mon travail, et peu à peu je passai maître dans l'art de tirer au brancard.
L'adjudant, émerveillé, me promut balayeur.
Là, mes vraies aptitudes se révélèrent. Je n'étais pas balayeur, j'étais épatant. J'excellais dans le choix des balais, et je leur donnais toujours une tournure soignée. La poussière et les feuilles se rangeaient délicatement, sans s'envoler, devant les poussées discrètes de mon arme. Quand je portais mon balai sur l'épaule droite, la figure épanouie du troupier admirateur me chatouillait vraiment.
Enfin, j'obtins un succès tel que l'adjudant me prononça digne de la pelle.
Ainsi, après huit jours de détention, j'obtenais ma troisième promotion. Chose inouïe dans les annales de la prison. Bien plus, ce même adjudant me promit le grade de chef d'atelier, si ma conduite se soutenait dans une aussi brillante persévérance.
Très-vaniteux par tempérament, je me livrais au plaisir du succès acquis, au point d'oublier ma soupe.
Bien des hommes, se croyant trempés à froid, succombent cependant sous le poids de la fortune!
Après la sieste, je me précipite sur les pelles et, m'emparant de l'insigne de mes nouvelles fonctions, je fais un violent effort sur moi-même et je rattrape mon sang-froid.
Comme à tout bonheur se mêle un peu d'amertume, le nouveau travail que l'on me confia faillit à tout jamais me détacher de la pelle. Heureusement que l'épreuve ne fut pas renouvelée.
L'histoire est simple.
Dans un coin du quartier, isolé de tout, s'élève un petit édifice, très-coquet à l'extérieur, mais l'expérience m'a prouvé qu'il ne se soutient pas à l'intérieur.
Je ne veux pas le désigner autrement, quoique les Anglais n'hésitent pas à l'appeler chez eux: water closets.
Deux heures de ma vie, qui est pourtant une chose bien courte, furent gaspillées, que dis-je? furent empoisonnées par l'intérieur de ce petit édifice coquet.
Il faut bien tout détailler, quand on se mêle de parler de ses prisons.
Témoin Linguet, qui dit de croustillantes histoires sur la Bastille.
Patience cependant, car j'arrive à l'apogée de mon incarcération avec une dernière peinture de nos moeurs d'internés.
Dix grands fourneaux cuisent les aliments d'un bataillon. A heure fixe, les cuisiniers retirent la viande des marmites et la partagent en parts égales.
Les prisonniers, au courant des choses, accourent à la distribution. Chacun reçoit en cachette son os à ronger. On place un factionnaire qui avertit les dîneurs de l'approche d'une autorité quelconque.
J'avoue, à ma honte, que cette occupation m'avait toujours déplu, quand j'étais simple balayeur. Mais la pelle me donna du nerf, et rougissant un peu, je crois, je priai un cuisinier de me donner ma part. Ce brave garçon fut stupéfié. Je l'ai toujours soupçonné de m'avoir pris pour un spécialiste, à qui la faim était inconnue. Il ne savait pas, sans doute, la cause de mon sommeil dans le tombereau de Chicago.
Je reçus un énorme gigot. La glace était rompue, et, chaque jour depuis, je grugeais un bon morceau, à neuf heures et demie précises.
Ces délices de Capoue me firent un peu négliger la pelle, et la fin de ma détention arriva sans que j'eusse l'honneur de passer chef d'atelier. J'en fus peiné, mais cet ennui était tempéré par le plaisir de respirer l'air libre.
O jeunesse aventureuse, qui songez aux guerres, à la gloire, aux grades, méfiez-nous des prisons! Je vous jure ici, à la fin de cette peinture navrante, qu'il fait meilleur dehors!
XXIX
ENLÈVEMENT FRAUDULEUX
Mon ami Z… était amoureux, et,—ce qui est plus grave,—au point de vouloir se marier.
Juvénal du moment, je lui répétais: Quoi! mon bon, tu veux te marier? Et il y a tant de maisons qui ont cinq étages, tant de fenêtres béantes ouvertes, tant de cordes inoccupées! Et des ponts, des revolvers, des poisons!
Mais que peut obtenir le sain raisonnement sur un homme pincé par le dieu de la jeunesse? Tous mes conseils tombaient dans l'eau, ou plutôt ne faisaient qu'aggraver le mal.
Se marier paraît être assez facile à quiconque n'attache qu'une superficielle importance aux choses pratiques de la vie.
Mais dans le mariage entrent plusieurs facteurs. D'abord il faut un homme et une femme. L'expérience des siècles nous enseigne qu'aucun mariage n'a pu réussir sans ces deux données.
L'homme qui veut se marier possède bien le premier facteur, mais il lui faut trouver le second. On y arrive assez souvent, et là ensuite commencent les vrais ennuis.
N'allons pas croire que ces ennuis proviennent de la valeur intrinsèque des futurs. Fi donc! il proviennent des convenances. Et les convenances?…
Un jeune homme a une position, et il aspire à l'hymen. Il adresse une circulaire au ban et l'arrière-ban de ses parents, amis, connaissance. Il a de beaux appointements, il appartient à une bonne famille, il jouit de tant de milliers de francs de rente. De l'âge, du physique, des qualités morales du postulant, rien. Les rentes, la position, les appointements suffisent amplement à une jeune fille élevée dans une saine morale.
Enfin on trouve la fiancée. Elle convient sous tous les rapports: elle a une belle dot.
On ménage une entrevue. Gracieusetés extérieures sur toute la ligne, grimaces intimes des deux futurs. Ça ne fait rien. On s'aime par convention, on s'adore à 25,000 francs par an, et l'on ira devant M. le maire, d'autant plus tôt que les revenus des candidats sont plus gros. Si l'on allait manquer cette bonne affaire!
Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font de cette manière.
Ce qui m'étonne, c'est que beaucoup de ces unions sont malheureuses. A voir les soins qui accompagnent les pourparlers, j'aurais cru le contraire, mais je me trompe en ceci comme en bien d'autres choses.
Il faut voir les bonnes amies, rongées de jalousie, raconter avec force commentaires le succès d'une jeune mariée. Peu jolie, presque pas de dot, elle a intrigué pour avoir M. X…, qui a 100,000 francs de rente.
Pendant que les bonnes âmes sèchent sur pattes, la pauvrette se meurt d'ennui et cache ses larmes à son riche époux.
Que le monde est donc beau! Pauvre Pangloss! que tu serais heureux si tu vivais au dix-neuvième siècle! Tu chercherais peut-être ton Candide comme Diogène son homme. Mais c'est égal, tu aurais lieu d'être satisfait. Je vois ici ta vieille bouche édentée crier, avec une suave satisfaction: Plus ça change, moins ça change: donc, tout est pour le mieux, C. Q. F. D.
Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font dans d'aussi bonnes conditions, oui, mais le centième?
Celui-là se fait par amour.
Un garçon voit une jeune fille, l'apprécie, l'aime, cherche à l'épouser. La fiancée répond aux sentiments de son amant. Les parents, bonnes et braves gens, facilitent leur union.
Tout ça, c'est incroyable, et d'un rococo! Mais que voulez-vous, on ne peut être parfait. Notre aimable siècle des inventions, des arts, des sciences, doit bien avoir aussi quelques taches. Oui, malgré les efforts de la vraie morale, des doctrines pratiques et intelligentes, il se trouve encore de nos jours des gens assez naïfs pour se marier par amour.
C'est moi qui plains ces pauvres diables. Mais d'où sortent-ils donc? Qui les a élevés? Où vivent-ils Demandons cela à qui le sait; moi, je l'ignore.
Mon ami appartenait à cette dernière catégorie. Il aimais sa future, et celle-ci le lui rendait bien. Mais la maman de la jeune fille connaissait la valeur des gros sous, justement ce qui manquait à Z…
De là, oppositions, tracasseries, entraves de toutes sortes qui centuplaient les désirs des jeunes gens. Finalement, défense formelle de se voir. Pleurs, soupirs, rien n'y faisait, la matrone était inflexible.
Mon ami, garçon de moyens, savait se tirer d'un mauvais pas, mais il lui fallait un tiers.
A cette époque, j'étudiais le métier difficile de vendre des paletots. Mes travaux prenaient fin le soir, à six heures. Je fumais tranquillement la pipe des réflexions, quand Z… l'oeil à l'orage, les cheveux en coup de vent, s'écroule, comme une avalanche, dans mon modeste logement.
—Ah! mon pauvre vieux, toi seul peux me rappeler à la vie.
—Fichtre! ça me flatte, mais tu ne me parais pas trop malade.
Le sort m'est fatal. Si mon état se continue, je me fais sauter la cervelle.
—Veux-tu que je t'ausculte? Sont-ce les poumons qui gémissent ou la moelle épinière que déménage?
—Allons! allons! pas de blagues, j'aime à la folie et je suis aimé; mais une mère cruelle s'oppose à mes voeux. Ah! je me meurs.
—Diable! ceci est tragique et très-grave. Il me semble difficile de te guérir. Si je pouvais aimer à ta place, hein?
—Assez. Tu parles bien l'anglais. Ta binette a une certaine allure américaine. Tu vas te faire passer pour un citoyen de la grande République, et tu iras comme tel chercher ma fiancée.
—Ah! ça, je le veux, mais comment?
—Habille toi sur ton trente et un.
—Très-bien.
—Mets tes chaussures à talons plats et à becs de canard.
—Parfait.
Prends un chapeau de feutre mou et gris, mais gris, tu entends.
—Compris
—Tu portes moustaches et barbe au menton. Rase tes moustaches, et tu sera un Yankee tschock.
—Aie! ça, ça m'ennuie. Pour toi cependant, je mettrais ma main au feu; ça serait dur, mais enfin… Après?
—Ma fiancée parle l'anglais comme un cockney,—sa mère n'en sait pas un mot.—Elle est avertie de ta venue. Tu dois te présenter, sous le nom de Scudder, à neuf heures ce soir, dans la rue Amherst, pour la conduire à une surprise party. La mère est au courant de la chose, sa fille l'a préparée. Vous sortirez tous deux, je vous guetterai et je pourrai une fois encore, avant de mourir, embrasser ma chère Philomène. Donc, en route, et souviens-toi que tu tiens ma vie entre tes mains.
—Compte sur mon amitié.
Cette expédition me plaisait assez. Depuis longtemps je vivais dans un marasme malséant. Rien à faire. Puis, ne s'agissait-il pas de flouer une marâtre, qui s'opposait aux amours pures et honnêtes de deux aspirants à l'hymen?
A l'heure fixée, j'arrive à la maison de Philomène, l'air suffisamment
Yankee.
On m'introduit. Je fais une question en anglais, la domestique reste tout baba. On me fait entrer au salon, et Philomène, que ne n'avais jamais vue, entre et me dit tout de suite: «Je suis celle que vous venez chercher.»
Elle était tellement belle que je faillis perdre mon sang-froid britannique.
Elle me présente à sa maman, qui se courbe en angle droit. J'en fais autant et me redresse, comme un ressort qui reprend sa roideur primitive.
—C'est étonnant, dit la bonne femme, comme monsieur a l'air Canadien.
On ne dirait pas du tout qu'il est Américain.
Je riais dans mon ventre, mais ma figure était sombre et inconsciente.
Z…, accompagné d'un camarade, avait eu la curiosité de me suivre de loin, pour voir comment je m'acquitterais de mon ambassade.
C'était en été. La croisée était ouverte, les volets fermés. Et l'appartement, au rez-de-chaussée, permettait aux deux amis de se rendre compte des événements de l'intérieur.
Rieurs constitutionnels tous deux, ils étouffaient dans leur mouchoirs les bouffées bienfaisantes occasionnées par ma face rasée aux lèvres. A la remarque de la maman sur ma parfaite ressemblance avec tous les Canadiens du Pays, ils n'y tiennent plus. Z… roule dans le fossé de la rue, se fourrant un mouchoir dans la bouche, s'enfonçant les côtes. L'autre, faisant un saut de carpe, s'affaisse comme un paquet, dans des étouffements épileptiques.
La dame, entendant quelque bruit, ouvre brusquement les volets. Puis ne laissant rien paraître sur sa figure, elle ferme tout.
—Ah! ces gamins! fait-elle.
Toujours impassible, je prévoyais le moment où l'on me flanquerait à la porte, ne doutant plus que l'on ne fût au courant de l'affaire.
Je soutiens mon rôle jusqu'au bout cependant, et, quelques minutes après, je sortais, grave comme un diplomate, Philomène au bras.
J'envoyais Z… à tous les diables; mais devant le succès de mon entreprise, je commençais à croire qu'il n'y avait rien de cassé.
Ah! ouais! la vieille était rusée. Elle avait parfaitement bien entendu les rires des deux camarades, et, comprenant l'affaire, elle voulait voir la fin de l'aventure.
A peine étions-nous sortis, qu'elle se met à nous suivre.
Trois ou quatre cents pas plus loin, je livre Philomène à Z…, à qui je fais de violents reproches sur sa curiosité. Il m'assure qu'il n'a pas été vu.
Reprenant tous courage, nous nous dirigeons vers la demeure d'une amie commune. La soirée fut splendide d'entrain. Musique, danse, chant, rien n'y manqua. Et sur le tard, à l'heure convenable pour la fin d'une surprise party, nous reprenions allègrement le chemin de la rue Amherst.
Je dépose Philomène chez elle, et, rejoignant Z…, nous nous livrons tous deux au bonheur divin de nos succès. Mon ami sautait, gambadait. Je l'imitais, avec moins d'entrain pourtant car je regrettais mes moustaches.
Enfin, chacun entre chez soi pour se livrer à un sommeil bien acquis.
La journée du lendemain se passe tranquille pour moi; mais, le soir, je vois arriver Z…, la tête entre les jambes. Il faisait un nez long comme ça…………….
—Oh! mon cher, tout est perdu.
—Encore!
—Imagine-toi que la mère de Philomène a tout compris, tout vu.
—Ah! diable!
—Elle nous a entendus rire.
—Je te le disais bien.
—Et puis elle nous a suivis, et, passant la soirée à la porte de la maison où nous étions, elle s'est amplement repue de nos accès de gaieté.
—Ça se corse.
—Ce matin, elle tombe chez moi, et me fait une scène épouvantable.
—Ça devient épique.
—Elle me qualifie de toutes sortes de noms malsonnants.
—Tu les mérites.
—Mais ce n'est pas tout.
—Continue.
—C'est toi, mon pauvre vieux, qui fus salé.
—Parbleu.
—Comment, monsieur, criait-elle, avec une sainte colère, vous m'envoyez un homme qui a l'air respectable, à qui l'on donnerait le bon Dieu sans confession, une sainte nitouche enfin!
—Ça, c'est très-flatteur pour moi, merci.
—Il se fait passer pour un Américain, continuait-elle. C'est une vraie fraude, ça, monsieur, oui, une vraie fraude, et j'en verrai la fin.
—Me voilà propre. Comment faire?
—Je viens exprès pour réfléchir, avec toi, aux moyens de te tirer de là.
—Réfléchissons…
Nous faisons deux mines longues à perte de vue.
Mon parti est vite pris.
—Laisse cette bonne dame agir comme elle l'entendra; après tout, ça m'est indifférent.
Mon ami se range à mon opinion, et nous sortons prendre le verre de l'amitié.
Jamais plus je n'entendis parler de cette affaire.
Et ces deux intéressants jeunes gens se marièrent peut-être?
Hélas! je m'arrête ici, car je pourrais rendre sombre un chapitre que j'ai voulu faire gai.
XXX
EN PERMISSION
Nous avions navigué cinq mois à patte, sur les mers d'alfa des
Hauts-Plateaux. Pendant les grandes chaleurs, on mit le cap sur le Tell,
et l'on jeta l'ancre, pour quinze jours à trente-deux kilomètres de
Daya, port le plus voisin.
Un ardent désir d'aller en permission s'empare alors de tout le monde.
Les chefs, indulgents, accordent assez facilement quatre jours de congé.
Chaque matin, c'était une émigration en masse.
D'abord indifférent, je me laissai aller peu à peu au désir de faire comme tout le monde. Au bout de huit jours, j'en étais malade. D'autant plus que Bel-Abbès, en liesse, à l'occasion de sa fête patronale, m'attirait comme le fruit défendu.
J'obtins la permission tant désirée, et le jour même je m'échappais seul du camp, afin de pouvoir gagner vingt-quatre heures.
C'était imprudent, car avant d'arriver à Daya, il fallait traverser une forêt fréquentée par des maraudeurs.
Je n'avais pas hésité cependant, et, après cinq heures d'une marche rapide, j'entrais sans encombre dans le murs de la bonne ville.
Daya, pour une jolie ville, voilà une jolie ville. Deux rues qui se coupent à angle droit; au bout de la première, l'église, deux faméliques gamins, un bourriquot fiévreux, un Juif ivre, un tas de fumier où grouillent plusieurs poules. En tout, dix maisons. L'autre rue court du nord au sud. On y voit l'école où dorment cinq élèves à longs cheveux, l'institutrice à lunette qui lit un roman, deux mercantis juifs,—on en trouve partout,—un troupier qui se promène, une rigole qui charrie une eau sale, un soleil de feu qui la brûle dans toute sa longueur. Total: treize maisons.
Touchants rapprochements, mais je décris ce que je vois. Cette description a une tendance réaliste. N'y croyez en rien, cependant, elle n'est pas fidèle.
Comme tout me semblait beau quand même, sur l'écorce terrestre!
Quoi! une permission de quatre jours? Et des maisons, des tables, des femmes, des verres des bourgeois, des chaises, de la bière, un lit. Toutes ces choses-là existaient?… Ce n'est pas un rêve?… Je puis en jouir sans remords?…
Et l'on se croit malheureux ici-bas. Merci! oh! merci!
Mais il me fallait encore faire 70 kilomètres le lendemain pour arriver au terme de mes voyages.
Il y avait une telle affluence de clients pour l'unique diligence, que je trouvai le cahier rempli de places retenues pour six jours à venir.
J'intriguai puissamment pour déguerpir le lendemain, et, malgré tout mon habileté, je ne partis pas.
Ainsi fut perdue la journée si péniblement gagnée la veille par une marche de sept kilomètre à l'heure.
Le jours suivant, nous nous embarquons dix dans une bienveillante patache de six places.
Ce véhicule mérite description. Il y avait quatre roues et deux essieux, disparaissant sous de multiples prolonges. Sur cet appareil, un boîte carrée, avec deux bancs latéraux pour six places, dans le sens de l'axe de la route. A ajouter le siège du cocher là où l'on sait. Deux croisées perçaient la boîte, l'une devant, l'autre derrière.
J'obtins la croisée de devant. Si j'avais pu m'y placer à cheval comme Xavier dans son Expédition nocturne, j'aurais été très-mal; mais comme cela m'était impossible, j'étais encore plus mal.
Tout le monde a vu une grenouille ramassée sur elle-même, prête à s'élancer dans le vide. Eh bien! c'était moi!
Les jambes recroquevillées jusqu'au menton, les bras enlaçant le châssis de la croisée, le cou allongé dans une attente anxieuse, j'avais le côté opposé au ventre enfoncé dans l'ouverture, dont le cadre inférieur me coupait littéralement les cuisses.
Soixante-dix kilomètres, à raison de huit kilomètres à l'heure, égalent neuf heures de voyage sur ce candide perchoir.
Perspective:—premier plan: dos arrondi, casquette incroyable du cocher; second plan: cahots, ornières, montées, descentes.
Nous partons.
J'ai bien réussi. Au lieu d'attendre six jours, je partais le deuxième.
Sans apparat, il est vrai, mais je partais enfin.
Tout est là dans la vie. La fin, la fin, au diable les moyens!
Eh! mon Dieu! si! c'est comme ça dans les grandes affaires du monde.
On a trouvé autrefois qu'il fallait un bateau pour se rendre d'Europe en Amérique. Depuis cette inquiétante découverte, on se sert d'un bateau pour traverser l'Océan. Les uns prennent un sabre pour arriver à la gloire, les autres, une plume, et moi, j'ai pris une croisée de patache pour arriver au bonheur; et j'ai bien fait.
Avec une goutte de philosophie, les mauvaises choses nous paraissent plus mauvaises encore, partant, ma croisée me semblait détestable.
Consolation suprême cependant, j'avais le cocher.
Ce brave garçon était un chef-d'oeuvre; ceci soit dit sans trop d'efforts.
Si chacun apportait dans ses plans l'attention et les connaissances que ce cocher déployait pour conduire sa voiture jusqu'à destination, ce chacun deviendrait certainement un grand homme.
Cet automédon classique nous la faisait en artiste.
Contournant savamment les ornières dangereuses, il profitait de chaque mètre de bon chemin pour trotter ne perdant pas un pouce de terrain.
Toujours souriant et plein de bonhomie, il rassurait d'un petit rire protecteur et bon enfant le voyageur qui lui criait sa terreur, à la vue d'un passage scabreux.
L'événement donnait toujours raison au rire du cocher, et, après d'anxieux craquements, le véhicule reprenait son train-train, pour traverser bientôt de plus vilains endroits encore.
Maintes et maintes émotions poignantes envahirent les âmes timorées des passagers, pendant ce mémorable voyage.
Enfin Bel-Abbès se montre aux regards avides.
Dans un lointain rapproché, apparaissent ses cheminées, ses dômes, ses minarets orientaux, construits par les Occidentaux. Un rouge soleil couchant colore la masse inerte de ses constructions bariolées, et les grands platanes, qui enlacent cette charmante ville, jettent, dans les feux du soleil, la note chatoyante de leur verdure de bon aloi.
Le chemin était empierré à cet endroit. Le cocher en profita, et nous filions un train d'enfer.
A la nuit tombante, la ville promise nous ouvrait ses portes.
Un moraliste estimable a dit: «La frugalité aiguise les appétits», et je dis comme lui.
Un homme qui vient de se nourrir de la misère de la plaine, pendant de longs mois, trouve tout beau: maisons, arbres, enfants, réverbères et chiens d'aveugle. Et comme un idiot, il s'étonne de ne s'en être pas aperçu plus tôt.
Je respirais avec joie la poussière civilisée, je m'extasiais devant l'étalage d'un marchand de bibelots indigènes, fabriqués à Paris; je m'arrêtais, ébahi, au passage d'une nourrice avec son poupart; je soupirais, doucement charmé, à la vue d'un charlatan décrochant son boniment sur un certain remède empirique, panacée à tous les maux.
Tout à coup, boum! un coup de canon. C'est le feu d'artifice.
J'y cours.
A ce spectacle, je perds toute retenue. Comme Américain, j'avais juré, en quittant mon pays, de ne m'épater jamais de rien. Eh bien! si mes compatriotes, en ce moment-là, avaient vu ma bouche en gueule de four, mes yeux en billes de billard, j'aurais été flambé dans leur estime.
Après, le bal public, sur la place, au grand air.
Naturellement, je m'y amène.
Surcroît d'émotions. Que de femmes! palsambleu! que de femmes!
La guerre est réellement un grand malheur. Elle accapare les hommes, dans la force de l'âge, et les livre ensuite à la vie, après avoir tiré d'eux les plus belles années de leur jeunesse.
Et puis après?… Si la guerre était une chose intelligente, est-ce que les hommes la cultiveraient comme un art?
Bon, voilà que je blasphème, maintenant.
Décidément ce voyage de Bel-Abbès me fait perdre toute conscience de mes paroles. Moi, le soldat quand même, médire de la guerre! C'est plus fort que jouer au bilboquet.
Le lendemain, je m'ennuyais.
Cette effrayante assertion, de ma part, n'étonnera pas le lecteur. Eh bien! oui, je regrettais mes calmes passe-temps de Ras-el-Ma.
Ma première nuit de Bel-Abbès avait été houleuse, fantastique, phénoménale de mouvement et de péripéties. Le séjour de ma tente à Ras-el-Ma faisais contraste.
Le changement, trop brusque, avait bouleversé mes facultés vacillantes.
Là-bas, j'avais quelques livres, mes journaux, et le courrier, chaque matin, à heure fixe, m'apportait une petite provision d'émotions, à dose minime, qui suffisait à remplir doucement les vingt-quatre heures.
Ici, tourmenté comme une épave, je me heurte à chaque instant aux écueils multiples de trop nombreux bonheurs.
A Ras-el-Ma, je m'entretenais avec l'univers entier, à l'aide de mes chères gazettes.
Je conseille à ceux qui voudraient apprécier franchement les journaux de leur pays de faire un petit voyage de dix ans à quinze cents lieues du village natal. Qu'il essayent ensuite de la lecture des papiers compatriotes, et ils m'en diront des nouvelles.
Tout semble beau, jusqu'aux annonces, dont le style pur et simple prend parfois une tournure presque ampoulée, dans l'âme attendrie du lecteur.
Et puis ensuite, quelles excellentes nouvelles!
Un cher ami, que l'on aime comme soi-même, de notaire est devenu scieur de long; ainsi le dit le journal. Quelle satisfaction pour une âme bien née, d'apprendre cette capricieuse fugue de tante Fortune!
Dans un autre genre, on a l'amère satisfaction de savoir qu'un paltoquet quelconque, connu comme idiot au collège, est devenu gros comme un tonneau et riche comme l'or.
Ces espèces de nouvelles amènent chez tous, diverses sensations qui se conçoivent facilement, mais qui s'expriment mal.
Essayons un exemple cependant.
Ainsi, les succès qui gorgent un ami retentissent dans le coeur par deux sons. Le premier son veut dire un certain plaisir de voir l'objet aimé arriver à ses fins; le second est un léger dépit, naturel à l'homme, qui, de tout temps, n'a pu se débarrasser tout à fait d'une certaine aigreur devant les succès de l'ami. Ces deux sensations, arrivant simultanément, fraternisent ensemble, de telle sorte qu'il est difficile d'établir entre elles une ligne de démarcation.
Ouf! mes jambes! saperlipopette! mes jambes! Sauvons-nous devant cette obscure et lourde morale.
Oui, ami lecteur, ferme ce livre, mais ne me maudis pas. Car, sache le bien, le soleil brûlant d'Afrique, la misère, les fatigues…
Avant ma permission, j'exécrais Ras-el-Ma, j'adorais Bel-Abbès; après ma permission, j'exécrais Bel-Abbès, j'adorais Ras-el-Ma.
Donc, l'homme désire ce qu'il n'a pas, est ennuyé de ce qu'il possède.
La Palisse aurait crevé avant de trouver celle-là.
Avec un peu de bonne volonté, j'aurais pu me contenter de mon existence au pays. J'avais assez d'argent pour satisfaire mes petites fantaisies, une bonne table pour dîner, un bon lit, une chambre confortable.
J'ai quitté cela. Qu'ai-je gagné au change? une position à vingt sous par jour, une tente pour abri, une gamelle pour table, la voûte des cieux pour protection contre la température, des fatigues, de la misère.
Chez moi, j'étais rongé de spleen et de satisfaction; ici, je souffre.
Les gens raisonnables me donnent tort, et ils ont raison; les illuminés me donnent raison, et ils ont tort.
Enfin, pourquoi, diable, êtes-vous allé vous fourrer dans cette galère?
Pourquoi?
Parce que je suis Canadien-Français.
Pourquoi?
Parce que j'aime la France.
Pourquoi?
Parce que je me ferai certainement tuer pour elle, si je le puis.
Je me vante en disant cela. Parbleu, je le sais bien, que l'honneur de se faire tuer pour son ancienne mère patrie n'appartient pas à tous. Et comme je suis fier d'être un des élus!
Aussi je lui ai prouvé, je lui prouve et je lui prouverai, Dieu aidant, à cette belle et glorieuse France, que ma reconnaissance pour cette suprême faveur vivra jusqu'à ma mort.