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Fantasques: Petits poèmes de propos divers

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I
DÉDICACE

Pour Henri de Régnier. — Maître, accepterez-vous
L’hommage de ces jeux fantasques de ma muse ?
S’il s’en trouve un ou deux (ou trois) qui vous amusent,
Savoir que vous avez souri me sera doux.

II
PROMENADE

Monté sur son cheval jaune, taché de cendre,
Le poète Bashô, l’œil souriant, s’en va
Composer un poème ironique mais tendre
Auprès des bords inspirateurs du lac Biva.

III
DÉFINITION

Une épigramme est un fétu, lourd de rosée,
Sur lequel une libellule s’est posée.

IV
COURTOISIE

Il est des crapauds vils et des crapauds de race.
Si tu vois, au milieu de ta route, un crapaud
Qui refuse de fuir ou de céder la place,
Fais halte et n’omets point d’enlever ton chapeau.

V
AQUARIUM

Vision sous-marine :
Contre le sable d’or,
Parmi les entrelacs des algues purpurines,
Une élégante anguille se détord,
Tandis qu’un coquillage aux tons mauves s’enroule
Suivant le mouvement supérieur des houles.

VI
SUR LES PROPOS VARIÉS DE CES VERS

Odelette fantasque…
Je voudrais dire, ici,
L’ombre et le masque,
La brise de passage,
L’oiseau qui m’a séduit,
Certain mirage,
La renaissance d’une fleur
Au sein du souvenir, un mot plein d’impudeur,
Et quelques rêves très chers, très graves,
Mais ne pas insister du tout,
Musarder plaisamment, sans entraves,
Enfin, parler de vous
Et de moi,
Tout bas, en confidence, à mi-voix,
Sans que l’on s’en doute,
Et cueillir, sur le bord de ma route,
Un cri de douleur, un rire,
La branche qu’un souffle agite,
Le long frémissement d’une lyre,
Et briser ma flûte ensuite.

VII
INATTENTION

Un saule, au bord de l’eau, lui tend ses souples bras,
Un rossignol l’implore. — Elle n’écoute pas.

VIII
RÉSERVE

Les étoiles qui, sur ces fleurs, mènent leurs danses
Prennent le nom de lucioles, (par décence).

IX
AVERTISSEMENT

Surtout, ne lisez pas mon livre d’une haleine.
Je vous offre ce bol de riz comme un en-cas
Dont les grains détachés ne font point un repas.
Picorez au hasard, sans y prendre de peine,
Et si quelque piment colle à vos bâtonnets,
Ne m’en veuillez pas trop, (même congestionné),
Souriez et passez, pensez à d’autres choses,
Occupez-vous d’algèbre ou lisez de la prose.

X
POSTICHES

Bien qu’une toison teinte en blond me rajeunisse
Et que mon ratelier puisse être vu de près,
Cela me donne moralement la jaunisse
Que vous ayez toutes vos dents et l’œil si frais.

XI
NONCHALANCE

« Voyons, Pierrot ! piler du noir, ronger des os,
Ce sont autant de gestes vains ! En réponse aux
Refus de folle, il n’est que de forcer la porte ! »
Mais Pierrot s’étirait comme une herbe des eaux.

XII
RÈGLE DE VIE

Si vous voulez goûter la paix et le dédain
Du monde, mêlez-vous d’abord à la bagarre.
Avant de cultiver sans bruit votre jardin,
Il vous faudra passer par les verges bulgares.

XIII
A QUELQUES AMIS, CHOISIS

L’heure est dure, je souffre d’elle ;
Que faire pour m’en consoler ?
J’écris quelques lignes nouvelles
Et crois avoir volé
Par ce moyen à la mélancolie
Le droit qu’elle avait de m’étreindre…
— Hypocrite ! n’est-ce pas feindre
En chantant d’oublier le mal dont tu souffris ?
— Oui, mais un long moment de douce paix s’ensuit.
Par divertissement, j’épouse des querelles
Etrangères, je songe à celles
Qu’aux jours passés je défendis ;
Je me retrouve avec des camarades
Bien vivants en mon souvenir,
D’un geste spirituel, je m’évade
Loin du monde sans cœur qui veut me retenir ;
Ainsi, je reprends du courage
Et je me ressaisis ;
Voilà pourquoi je parle dans ces pages
De quelques amis, choisis.

XIV
DÉCISION FERME

Et maintenant, je pars ! adieu !
J’aime mieux vivre
Près d’une lampe, avec un livre,
Que d’agoniser sous vos yeux.
Sans déranger ami ni prêtre,
(Et sans mourir), demain matin, j’aurai l’honneur
De ne plus être
Votre très humble serviteur.

XV
CERTITUDE

Charme divers des jours, nuages qui sont bus
Par le soleil, midis d’une splendeur étrange,
Crépuscules vêtus de brume, horizons nus,
Ciels radieux… mais mon amour jamais ne change.
Orages menaçants qu’un coup de vent détruit,
Matins de jade, soirs d’opale, d’où la pluie
Chassera les derniers rayons, sereines nuits…
Mais pourquoi voulez-vous que mon amour varie ?

XVI
VERLAINE

Un clair de lune pur et des masques ; plaisirs
Orientés et parfumés à toute brise ;
Quelques beaux chants de rossignol et, pour finir,
Une rose, fleurie à l’ombre de l’Eglise.

XVII
COMPLIMENTS

Vous êtes l’oiseau bleu, le duvet et la bulle ;
Vous êtes ce duvet qui vole sur le vent,
Et cet oiseau d’azur, mouvant et décevant,
Et cette bulle d’air qui s’ouvre vide et nulle.

XVIII
RÉPONSE

Ta doctrine est menteuse. Ecoute donc le cri
De la divinité, la plainte humaine et celle
De la bête traquée en son modeste abri !…
— J’entends gémir un pou qui meurt sous ton aisselle.

XIX
HEURE PASSÉE

Retournons en arrière…
L’enfant court comme un fou dans le grand jardin vert
Encore tout mouillé de l’averse d’hier ;
L’enfant court, son âme est ravie.
— C’est donc toi que je regarde, ce soir,
Toi seul qui m’apparais avec tes grands yeux noirs
Avides de jouir,
Déjà tout éblouis par les feux de la vie,
Toi dont le souvenir
Me fait envie ?
— Petit garçon, tu connaissais l’ennui
De la chambre fermée
Ou des livres ; qu’est-il près de celui
Des trop longues années !
En souriant, je vois
Ces travaux qui te semblaient d’un tel poids,
Tes chagrins, tes rêves, tes joies…
Ainsi je comprendrai peut-être, toi que j’aime,
Comment je suis devenu moi-même
Quand, jadis, j’ai été toi.

XX
VISIONS D’HIVER

Faisant craquer la neige dure du chemin,
Deux enfants, la main dans la main,
Tout grelottants, puis une mendiante
Maigre, couverte de sa mante
En lambeaux…
Dans l’air pâle, un corbeau.

XXI
SENTEUR DÉPRÉCIÉE

Lorsqu’on a respiré l’hyacinthe et la rose,
Le parfum d’une courtisane est peu de chose.

XXII
BAL CHAMPÊTRE

Sous les tilleuls, j’entends bruire des guitares.
Hâtons-nous d’accourir… Et voici que le son
D’une flûte a passé. La fête se prépare ;
L’herbe est tendre, la lune est bien ronde, — dansons.

XXIII
SOIR

Le crépuscule est achevé ; je marche sous
L’ombrage poussiéreux des bosquets de bambous,
En écoutant, seuls bruits de la nuit indécise,
Les soupirs d’une brise, le cri des hiboux
Et les aveux dits à mi-voix de Cydalise.

XXIV
A UNE DANSEUSE

Quelle image choisir quand vous entrez en scène ?
Etes-vous tourbillon, serpent, sylphe ou sirène ?

XXV
HOMMAGE

Je te vénère, toi, qui, la nuit, vas semer
Des rêves dans l’esprit d’un maigre chat pâmé,
Toi qui jettes des diamants dans les gouttières
Et le mensonge au fond de certains yeux aimés,
Divine entremetteuse ! ô lune empérière !

XXVI
DÉSIR SAUGRENU

Quand tu me dis que tu veux être singe,
Dans la grande forêt,
Pour danser sous la lune au fade teint de linge,
Pour t’ébattre tout près
Du ciel sombre,
Pour compter les étoiles en nombre
Excessif,
(Sans pour cela prendre l’air pensif,
Scientifique et morose),
Pour manger librement mille choses
Exquises : des fruits verts, des fruits pourris, des roses
Et de petits oiseaux savoureux,
Pour goûter le plaisir d’être deux,
Avec ta chère guenon qui se balance
(Quelle imprudence !)
A bout de bras,
Sur les rameaux qui plient…
Ami, quand tu me dis cela, serait-ce pas
Que tu veux fuir jusqu’au trépas
Cette autre guenon qu’est la vie ?

XXVII
BRUITS DU SOIR

Ce sont d’abord des commérages
De paysannes ; les manants
Répètent ce qu’en leur village
Les femmes content ; maintenant,
Quelques enfants se cherchent noise,
J’entends des cris et des jurons ;
Plus tard, en des luttes courtoises,
Les grenouilles disputeront,
Mais, quand la nuit sera bien close,
Silence… et le parfum des roses.

XXVIII
PREMIÈRE ÉPITAPHE PLAISANTE

Ci-gît le redouté capitan Spezzafer
Qui savait, d’un seul geste, embrocher de son fer
Les aunes de boudin et la coquecigrue.
Quand il marchait, son pas tenait toute la rue,
Sa plume de bonnet piquait les astres d’or…
Or il vient de mourir… il est tout à fait mort.

XXIX
SERMENTS DOUTEUX

Charmante enfant, vous m’assurez
Que vous êtes encore intacte
D’un air beaucoup trop déluré
Pour que je signe le grand pacte.

XXX
IMITATION

Le perroquet redit les phrases
En durcissant un peu leur son ;
Avec une pointe d’emphase,
Vous parlez de même façon.

XXXI
CHANSON GUERRIÈRE

Pour se préparer à la lutte
Contre le méchant épervier,
L’oiseau de mes songes turlute
Sous le ciel morne de janvier.

XXXII
POUR LES MORTS

On ne saurait donner de trop belles louanges
A ceux que l’on aime et qui vivent,
Mais, quand ils ont changé de rive,
Le mensonge pieux, par une ruse étrange,
Fait qu’on ne les reconnaît plus.
— Si vous l’avez beaucoup aimé, très bien connu,
Beaucoup pleuré, ne modelez pas dans la cire
Ce cher visage disparu ;
Quand vous voudrez le voir sourire,
Conservez-le tel qu’il fut.
— Les morts vont vite, a-t-on dit…
Ceux-là seuls que l’on a détruits
En faisant d’eux
Des dieux.
Les autres restent des amis,
Non point morts, à peine assoupis.
Regardez-les dormir,
Dessinez de leurs traits des images précises,
Car seul un souvenir
Juste les éternise.

XXXIII
OPINIONS JUSTIFIÉES

La carpe estimera les parfums de l’été,
Le sourd discutera de gammes et d’arpèges,
Le nègre donnera son avis sur la neige…
Vous, ma chère, vous parlerez de pureté.

XXXIV
SCRUPULE

Dès maintenant, je me demande, avec dépit,
Si ce livre valait la peine d’être écrit…

XXXV
SUJETS DIVERS

Notons encor deux vers dans le goût japonais,
Pour fixer le reflet d’un rayon qui renaît,
Deux autres, de courbe évasive, pour décrire
La spirale volubile de votre rire,
Celui-ci qui suivra les cyprins du bassin,
Ce dernier pour humer les roses de vos seins.

XXXVI
DOUBLE AMOUR

Laure me donne du plaisir
Par ses jeux délicats, par ses chaudes étreintes,
Mais Paulette, poudrée et peinte,
Sans avoir l’air de rien, sait me faire souffrir.
Paulette a tout mon cœur et toutes ses blessures
Et toute sa rancœur, mais Laure tient encor
Mon pauvre corps
D’une main sûre.

XXXVII
REFLET DANGEREUX

Le colimaçon noir humecte
D’un sillon de bave suspecte
Ce laurier vert. Piège d’insecte…
Splendeur abjecte…
Fourmi ! pour querir ton repas,
Sois prudente, ne te hasarde
Pas
Sur ce sentier brillant ; prends garde.

XXXVIII
SOURIRE

Votre sourire est bien à vous,
Je ne l’ai jamais vu chez personne ;
Un peu railleur, triste, très doux,
Un peu mystérieux, il donne
Des rêves sans prix ; il paraît
Quelquefois trop subtil…
Se moque-t-il ?
Serait-il prêt
A me tromper, ce clair sourire ?
En sa belle courbe indécise
Devrait-on lire
Une feintise ?
— Non point, car il m’apporte, à moi,
Chaque matin, comme un présent nouveau,
La paix, la joie
Et le repos.
Entendez bien : la longue paix sans nul ennui,
La sourde joie avec ses discrétions rares,
Enfin le grand repos de l’amour, qui prépare
Au repos sombre de la nuit.

XXXIX
PRÉCISIONS

Tout ce qui se divise et qui devient poussière
En se subtilisant nous apparaît confus ;
Votre pensée offerte en paroles sincères
Ne se détaille pas ou perd de sa vertu.

XL
QUELQUES FLEURS

1

Chevelu, sans parfum, tout droit, toujours le même,
Il lui suffit qu’on dise : « Ah ! le beau chrysanthème ! »

2

Le muguet est modeste, hélas ! avec excès.
On fait grand cas de la modestie. — Il le sait.

3

Un lys, dans mon jardin brûlant, souffre et s’ennuie.
Je voudrais qu’il tombât, ce soir, un peu de pluie.

4

L’hortensia devient rose ou bleu. Quand il change,
C’est moins selon ses goûts que suivant ce qu’il mange.

5

J’aime les rêves que m’inspire l’orchidée,
Mais la tenir pour une fleur… ah ! quelle idée !

6

L’iris à trop servi de décor. Je le vois,
Peint sur un mur, plus à son aise qu’en un bois.

7

De quel bizarre amour et pour quelle raison
Prisez-vous un œillet fleuri hors de saison ?

8

Cueillie à l’aube d’un beau jour, la marguerite,
Bien qu’elle soit un peu vulgaire, a son mérite.

9

J’accorde que la reine des fleurs est la rose.
Mais qu’en dire, après tant de vers et tant de prose ?

XLI
HIÉROGLYPHES

Regardez à vos pieds, devinez le problème :
Sur la neige, cette écriture en fins réseaux,
Ce lacis délicat fait d’arabesques blêmes,
Qui donc le dessina si bien ? — Pattes d’oiseaux ?

XLII
AME CAPTIVE

Elle voudrait courir
Par le monde,
Elle voudrait courir en vagabonde,
Au gré de son désir,
Elle voudrait errer sous les palmes d’une île
Des tropiques,
Entendre, au loin, de fiévreuses musiques,
Se promener à cheval dans des villes
Rouges et galoper sur une grève
Neuve, devant la mer que nul souffle ne ride,
Sans autre guide
Que le torrent clair de ses rêves.
— Or elle court,
Il est vrai,
Dans le sens qui lui plaît,
Mais toujours
En rond, sur la même aire nue,
Elle bondit, en achevant son tour,
Comme fait une chèvre au piquet retenue,
Et chacun de ses bonds est trop court.

XLIII
ÉPÎTRE AFFECTUEUSE

C’est à Montbéliard que j’adresse ma lettre.
J’ai, là-bas, une amie exquise qui paraît
Soucieuse de moi. — Je n’ose me permettre
De vous dire son nom : cela lui déplairait.

XLIV
CHEMIN PERDU

Temps couvert et bouché, sentier gluant, la route
S’enfonce mollement en un brouillard obscur.
On atteindra l’étape avant ce soir, sans doute,
Mais pressons-nous : le ciel est noir, le ciel est mûr.

XLV
TÉLÉGRAMME RECOMMANDÉ

« Grand’tante décédée au milieu de la nuit.
Testament excellent. Trente mille. Cousine
Hortense furieuse. Avertis Célestine
Nous faire un cassoulet pour lundi. Lettre suit. »

XLVI
VISAGE

Tête sombre aux cheveux courbés en ondes lentes,
Regard vivant et grave où je lis mon destin,
Bouche malicieuse et pourtant consolante,
Cher visage en exil, beau visage lointain !

XLVII
RETRAITE VOLONTAIRE

Consignez-moi près d’un marais brûlant de fièvre,
Sur une île déserte, un volcan du Pérou,
A l’un ou l’autre bout du monde, n’importe où,
Mais pas en ce chef-lieu de canton de la Nièvre !

XLVIII
DEUXIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ci-gît et se recueille Isabelle aux doux yeux.
Ayant vécu d’amour, elle poussa la porte
De l’enfer et croyait s’ouvrir ainsi les cieux.
Elle est morte, très morte, hélas ! tout à fait morte.

XLIX
CHANT TRISTE

Un coulomb pleure sous les feuilles…
Pas un cœur généreux qui m’accueille
Et qui m’empêche de souffrir,
Ou me montre, dans l’avenir,
Un coin d’horizon bleu !
Pas un cœur tendre qui me dise :
« Peut-être t’aimerai-je un peu ! »
… Si je voyais, sur la mer grise,
Une île verte,
Tout aussitôt, mon âme ouverte
Fleurirait,
Un parfum frais
En monterait dans l’air de l’aube !
Alors, la bête à son réveil, l’oiseau qui rôde
Et les abeilles en maraude,
Viendraient me dédier leurs grâces et leurs laudes,
En les murmurant tour à tour…
Mais pas un cœur ne veut m’aimer ! pas un cœur n’ose
Pleurer près de moi, même en fraude !
… Et le coulomb pleure toujours.

L
LOTERIE

Mon ami se marie. — Avant qu’on ne la mange,
Sait-on quelle saveur nous réserve une orange ?

LI
NOCTURNE

L’ombre s’étend
Très tendrement
Sur mon étang,
Comme pour en caresser l’onde.
— Par les rameaux, la lune ronde
Risque un regard, de temps en temps.

LII
LETTRE A UN JEUNE AUTEUR

Par son marivaudage et sa gaîté subtile,
Votre livre me plaît, bien qu’il paraisse long.
Il est discret, badin, j’en goûte fort le style,
Mais vos phrases n’ont-elles pas un cul de plomb ?

LIII
CONTEMPLATION

Avant que de franchir ton seuil, regarde encore,
Penché sur ta béquille et le visage au ciel,
Dans l’air aromatique et chaud que l’heure dore,
Au-dessus des pins noirs, cette lune de miel.

LIV
PUDEUR CROISSANTE

Ses yeux baissés semblaient me désigner sa bouche.
Les voici clos. Que veut-elle ? Mais… qu’on la couche !

LV
TROISIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Le Docteur Bolonais qui dort tout de son long,
Ici même, a tué Léandre, Pantalon,
Isabelle, Valère et, pour finir, sa femme,
Farinette aux yeux clairs. — Ce médecin des corps,
En un nouveau séjour, va-t-il soigner des âmes,
Maintenant qu’il est mort ?

LVI
SOUVENIRS D’UN PAYSAGE LOINTAIN

Me retrouver loin des rues,
Loin du tumulte toujours accru
Que font les hommes d’ici-bas,
En ce pays,
Par leurs combats !
Me retrouver dans la plaine où le riz
Foisonne,
Contre la glaise humide et rouge,
Où, dans l’herbe, le serpent bouge,
Où les fleurs s’étonnent
D’être si belles et si brèves,
Où la terre est pleine de sève,
Où les oiseaux ont tant d’éclat !…
Banyans noueux chargés de pierres
Que leurs racines enserrent
De cent bras !
Bosquets de bambous bleus qui redisent,
D’une voix fine et jamais importune,
De très vieux secrets à la brise,
Sous l’œil si jaune de la lune !

LVII
BALLET CHINOIS

Au lieu de composer des sentences morales
Ou de subtiliser sur la vertu des lois,
Je frappe d’un maillet la pierre musicale
Et les cent animaux dansent autour de moi.

LVIII
IMPROMPTU

Un palmier souple, une cascade,
Un érable où l’hamadryade
Survit encor,
La plainte en pleurs d’une colombe,
Le bruit d’une feuille qui tombe
En robe d’or,
Des abeilles gagnant leur ruche,
Pour camarade, dame Pluche
Au verbe haut,
Pour ami, celui qui sait dire
Ses chagrins avec un sourire :
Fantasio ;
Dans le ciel, un blanc vol de nues,
Quelques vérités toutes nues
Et l’air du temps…
En faut-il plus pour que l’on plonge
Dans la vie ainsi qu’en un songe ?…
(Heureux, j’entends.)

LIX
REGARD INDISCRET

Par sa gueule, on peut voir, quand la grenouille bâille,
(Comme peut-être, chez la femme, par les yeux),
Le cœur et ses pensers, le ventre et ses entrailles,
Mais on les voit, chez la grenouille, beaucoup mieux.

LX
TRAVAUX DOMESTIQUES

Je dédaigne ce que l’on mange :
Pendant que mon épouse range
Les confitures et les poires
Dans les recoins secrets de l’odorante armoire,
Je fais des mots carrés et des mots en losange.

LXI
ÉPIPHANIE

Melchior, Balthasar et le nègre Gaspard
S’étaient rencontrés, par hasard,
Marchant d’une façon majestueuse et grave,
Devant l’étable, au carrefour de trois chemins,
Avec leur escorte d’esclaves.
Melchior serrait dans ses mains
Un lourd présent de myrrhe,
Balthasar portait une lyre,
Gaspard, enfin, traînait un grand cheval de bois.
Après s’être, sur leurs tributs,
Complimentés avec force saluts,
Ils entrèrent tous trois.
— Là se trouvaient Jésus, la Vierge,
Joseph, l’âne et le bœuf, éclairés par des cierges
Dont les flammes semblaient d’or.
L’Enfant respira la senteur exquise
Qu’apportait Melchior,
Fit murmurer sur la lyre une brise,
Puis, regardant Gaspard, pour lui dire merci
Baisa le grand cheval et le grand nègre aussi.

LXII
ATTENTION DÉLICATE

Je vais me fournir d’eau chez mon voisin depuis
Qu’un liseron retient la corde de mon puits.

LXIII
TOURISME

Un petit ânon bistre et blanc s’impatiente
Sur la plage de sable où tu fais la pédante.
L’âne est délicieux, ton discours saugrenu ;
Le fleuve roule devant nous ses ondes lentes
Où quelques négrillons s’ébattent, un peu nus,
D’une façon qui te paraît inconvenante.

LXIV
ABSENCE

Il ne connaîtra plus les brises qu’il aima,
Le crépuscule obscur, l’aube argentée ou blême,
L’air odorant des pins, l’air de Matsushima…
Jamais il n’entendra l’écho de ses poèmes.

LXV
A MES MOINEAUX

Moineaux qui picorez le raisin de ma treille,
Tout en vous nourrissant selon votre appétit,
Evitez avec soin de manger les abeilles.
Il faut que les petits songent aux plus petits.

LXVI
SPÉCIALITÉS

L’ornithorynque (dit paradoxal), le renne
Caribou, la vigogne et le grand tamanoir
Sont les seuls animaux que je voudrais avoir
Dans mon petit jardin de Clichy-la-Garenne.

LXVII
SUPPLICE CHINOIS

Sans même discuter, je cède à tes prières…
Tombant avec un bruit maigre, insistant et fin,
La moindre goutte d’eau sait creuser une pierre.
Pour me convaincre, toi, tu bavardes sans fin.

LXVIII
VACANCES

Et la mare aux mille miroitements,
Aux molles moires ;
Et la terrasse où nous échangions nos serments,
Dix ans après, par un beau soir,
Mais qui servait alors de champ de courses ;
Et les vieux pins où nous grimpions comme des ours,
Les bosquets où le peau-rouge campe,
L’escalier dont nous descendions la rampe
A califourchon, malgré la défense
De nos parents… Ah ! quand j’y pense !…
Enfin nos jeux,
Et mes grands cris, et vos manières,
Et la façon dont vous disiez : « Je veux ! »
Souvent, vous me tiriez les cheveux,
(Vous étiez très autoritaire),
Et parfois vous me battiez presque.
Moi, je vous laissais faire
Par sentiment chevaleresque,
Mais vous en abusiez : vous vous saviez aimée !
— Reflets bariolés, échos brouillés, fumées…

LXIX
PANNEAU BRODÉ

Cabré, le daim soyeux veut happer une mouche ;
Sa biche, tendrement, le suit d’un œil qui louche.

LXX
HARMONIE

— C’est une nuit très pâle, une nuit de féerie,
Faite pour le baiser ou pour un tendre aveu.
La plaine, en ses lointains, s’estompe peu à peu,
L’heure que nous vivons est une rêverie.
— La lune, sur les bois, pose sa broderie
De fils d’argent et l’herbe exhale un brouillard bleu…
Ce voile fait d’azur terni, traversons-le :
Un songe est là qui veille au bord de la prairie.
— Pénétrons la futaie en suivant le chemin
Fréquenté par le faune et, la main dans la main,
Contemplons le sommeil des nymphes décoiffées,
— Puis nous reviendrons sur l’herbe du pré natal
Interrompre vos jeux si purs, ô blondes fées
Qui lancez vers la lune un globe de cristal !

LXXI
PROPOS MONDAINS

Dans un accès sentimental, le sous-préfet
Du Loir-et-Cher, parlant à des dames âgées,
Déplore de façon très fine les effets
Désolants des amours bien ou mal partagées.

LXXII
SECRET

Vous offrez le semblant d’une boîte à surprises :
J’ai peur des rires fous où votre voix se brise
Et je ne sais pas plus ce qui mûrit en vous
Que le Doge ce qui se tramait à Venise.

LXXIII
CHAÎNE SANS FIN

Un vieux guerrier poursuit de passion fervente
Une femme de peu qui voit tout l’avenir
Dans les yeux d’un jeune homme épris d’une servante
Friande du guerrier. Et tous, voudraient mourir.

LXXIV
ODILON REDON

Onze
Fleurs de teintes somptueuses, piquées
Dans un vase à reflets de bronze :
D’abord une nombreuse orchidée,
Grappe retombante, marquée
De petits points d’écaille,
Puis deux glaïeuls rouges et froids, faits en émail,
Quatre pavots éblouissants,
Couleur de sang,
Couleur d’ambre,
Et ce cinquième pavot, bien plus sombre,
Aux pétales poudrés de cendre,
Discrètement caché dans la pénombre
Que projette
Une ample et large feuille verte,
D’un vert veiné de malachite,
Enfin, ouvrant leurs tiges maigrelettes
Comme des branches d’éventail, trois marguerites
Dont le cœur est d’un jaune pur…
— Magnifique bouquet pour éclairer ce mur.

LXXV
OPINIONS

L’escargot méprise la flèche
Qui n’emporte pas de fardeau ;
Le peuplier trouve trop sèche
La hampe du jet d’eau.

LXXVI
ACROBATIE

Je te laisse absolument libre
De t’amuser, fourmi, mais tu
Risques de perdre l’équilibre
Sur le fil de ce fin fétu.

LXXVII
FAÇONS D’ÊTRE

L’alouette remonte
En chantant, après être tombée en plein champ.
La cascade a grand’honte
De s’étendre dans l’herbe en étouffant son chant.

LXXVIII
ARBRE MÉMORABLE

Veillez avec respect sur le poirier sauvage.
Cet arbre est, entre tous, un noble végétal.
Le prince de Chao coucha sous ce feuillage
En revenant, jadis, dans son pays natal.

LXXIX
ANALOGIE

Une guêpe jaune et venimeuse bourdonne
Au sein d’un liseron simple, couleur de ciel.
Candeur fausse mais séduisante, cœur cruel…
Esquisse ?… Non, c’est un portrait. Je vous le donne.

LXXX
NOSTALGIE

J’offrirais sans délai mes dix derniers sequins
Et quatre pièces d’or pieusement gardées
Pour contempler le bois d’un bar américain,
Ses verres bleus et verts et ses catins fardées.

LXXXI
NOTES DE MUSIQUE

Dans le bois clair,
Un oiseau chante
Ses petits airs.
Leur mélodie est tantôt vive, tantôt lente,
Leurs sujets sont toujours divers.
Le menton dans la main, silencieux, j’écoute
La chanson triste qui s’égoutte
Et cette autre qui semble fuir…
L’oiseau s’envole, il revient, il se pose
Pour chanter les vertus exquises d’une rose
Qui doit bientôt s’ouvrir
Sous la rosée insidieuse qui l’arrose.
Il dit les cerisiers en fleurs,
Les robes de l’aurore,
Un lac mort aux mobiles couleurs
Et mille autres choses encore…
Il chante l’onde, il chante l’air,
Il chante tous ses petits airs ;
Enfin, d’une discrète voix,
Il te chante, il te loue, il me parle de toi.

LXXXII
MERVEILLES

Est-il rien de si beau que cheval au galop,
Sinon femme qui danse ou frégate cinglante ?
Est-il rien de plus pur que, se mirant dans l’eau,
L’oiseau d’or qui me hante et qui, chantant, m’enchante ?

LXXXIII
CONCERT NOCTURNE

Aux heures où la lune luit
Sous les rameaux couleur de rouille,
Prêtez l’oreille au preste bruit
Que font les plongeons de grenouilles.

LXXXIV
BAVARDAGE

Tu redis, tous les jours, d’identiques sottises,
Tu pleures en songeant au « terrible avenir »,
Tu parles du printemps, de ses fleurs, de ses brises
Et de ton âme si délicate… Oh ! dormir !

LXXXV
IN PACE

On dit que, dans l’obscur, sous les dalles qu’on scelle,
Cheveux d’amante, ongle d’homme poussent encor :
Car l’ombre de la femme à l’amour est fidèle
Et la vengeance épanouit l’âme du mort.

LXXXVI
ENTRÉE EN SCÈNE

Je vous imagine sylphide
D’opéra, dansant les pieds nus,
Sur un lac peint en bleu, (sans rides,
Bien entendu.)

LXXXVII
DIALOGUE

Le jeune romancier : « Ai-je commis, enfin,
Mon chef-d’œuvre : un roman simple et puissant, la vie
D’un égoïste forcené mais d’esprit fin ? »
L’ami parfait : « Est-ce une autobiographie ? »

LXXXVIII
GESTES D’INSECTES

Ciel de midi,
Chaleur excessive…
La fourmi
S’accroche à demi
Sur une herbe vive ;
Plus loin, dans le plein jour,
Un frelon lourd
Se pelotonne au sein d’une fleur qu’il renifle,
Mais le parfum le grise,
Il pâme, il lâche prise,
Il tombe et la fleur gifle
Un papillon qui se promenait dans la brise.
J’aperçois, sur le sable clair
Du sentier, un scarabée
Versé, griffant l’air
De ses six pattes recourbées ;
Je le sauve, il s’en va sans souci,
Sans me dire merci,
Sans même saluer cette limace flasque
Venue à point pour finir mon fantasque.

LXXXIX
A PIERROT

Tu nous parleras de la lune, de ses grâces,
De ses candeurs, de ses vapeurs, de ses pâleurs,
Et des sillons cendrés que tu pris pour des traces
De larmes… hélas, oui !… mais de quelles douleurs !
Tu nous parleras d’elle en sa gloire naissante,
Couleur d’ambre, de sang, de lavande ou de miel,
Et d’elle que l’on voit, fugitive passante,
S’égarer à midi dans les splendeurs du ciel…
Quand tu nous auras dit ta misère notoire,
Due au bel astre blanc que tu chérissais trop,
Ayant touché la fin de cette longue histoire,
Tu la recommenceras, Pierrot !

XC
LOISIRS

Jouer au « trente et un », lire attentivement
« Rocambole » et « le Secrétaire des Amants »,
Ce sont là, je le sais, des passe-temps peu nobles,
Mais ils ne manquent pas d’un certain agrément.

XCI
AU COIN DU FEU

Il était, une fois, une princesse, un pâtre,
Un crapaud qui portait une perle à son front,
Un vieux magicien d’humeur acariâtre…
Poursuivez… C’est ainsi que les contes se font.

XCII
CONCERT

Un mince rais d’étoile grave
Des mots mystérieux sur le jade des eaux…
Ecoutons bien, car les roseaux
Vont les chanter, ces mots d’amour… Instant suave !

XCIII
CITATION

L’œuvre achevée, on peut songer à ce qu’on aime,
Le vrai délassement de l’homme est à ce prix :
« Et que le cœur repose où repose l’esprit, »
Disait Robert Browning dans un de ses poèmes.

XCIV
FANTASQUE FALOT

Falot,
Fantaisiste et fou,
Mais un peu flou…
Jeu lointain de grelots…
Plume sur l’eau…
Passage
D’un filament qui se dévide sur l’azur…
Souvenir du langage
Obscur
Que l’on parle à merveille en songe
Et dont le sens ne se prolonge
Jamais avec le jour…
Fantasque sans contours
Bien définis, fantasque échevelé…
Verre fêlé
Qui sonne
Assez faux, en somme :
(Ecoutez donc !) Mais se peut-il que l’on en rie,
De cette bonne
Ou médiocre plaisanterie ?

XCV
L’ARRIVÉE DE THISBÉ

Des îles où mûrit la mangue ou le coco,
Thisbé débarque avec un singe et deux perruches.
Sa robe est faite d’un très rouge caraco,
D’un collet zinzolin et de nombreuses ruches.
Sa jupe à fleurs, où court un quadruple feston,
A cet air pastoral des jupes de théâtre ;
Elle presse à sa bouche avivée un bâton
De sucre qu’elle suce avec un air folâtre.
Un négrillon la suit qui, très gravement, tient
Une cage en osier où jappe un petit chien.

XCVI
PRESSION ATMOSPHÉRIQUE

Le dragon ténébreux qui domine le monde
Et recouvre le ciel de ses sombres couleurs
N’est pas très redoutable : il nous menace, il gronde,
Mais il s’apaisera, bientôt, pour fondre en pleurs.
Je crois qu’il conviendrait de nous garer ensemble
Sous ce beau flamboyant dont les corolles tremblent.

XCVII
BARQUE D’AUTOMNE

A Versailles, la nuit. — Le bassin de Neptune
Est à peine ridé par la brise. Du bord
Se détache une feuille aux tons roux, et la lune
Jette une ombre à côté de cette voile d’or.

XCVIII
ENTRAÎNEMENT

Ce cavalier, dans son sillage,
Nous laisse, en passant au galop,
La belle fièvre des voyages
Par les plaines ou sur les flots.

XCIX
AIR NOUVEAU

Elle me semble enfin trop lourde, la rançon
De ce goût que j’avais pour les femmes méchantes !
Ce n’est donc plus pour vous que je chante et rechante,
Ni que je chanterai, comme dit la chanson.

C
FIN D’UN BEAU JOUR

Ce long jour s’achève en douceur ;
Vers le couchant, quelques vagues rousseurs
S’obscurcissent…
Le soir est là,
Un soir tendre et triste
Où persistent
De sourds éclats,
Sur les dalles de grès
Mat et lisse.
— Asseyons-nous, causons, l’heure est bonne ;
Dans la vasque, tout près,
Le jet d’eau fait un bruit monotone,
Et se répète, et se lamente
De son égale voix dormante,
Comme si l’on pleurait,
Comme s’il pleuvait…
Et longtemps ce jet d’eau familier nous arrose
De ses mille gouttes d’ennui… Puis une pause
Soudaine. Il se tait :
Notre jardinier l’a coupé.

CI
MUSE CHAMBRÉE

Poète de bureau, vos vers et vos discours
Sont de seconde main, entendus dans la rue
Ou lus. — Vous écrivez : « A la pointe du jour… »
Cette pointe du jour, où donc l’avez-vous vue ?

CII
ASSURANCE

On m’a dit qu’un vieux loup, même subtil, trébuche
Parfois et se laisse prendre à l’appât.
Bien qu’il fût entouré des plus viles embûches,
Notre Empereur jamais n’a pu faire un faux pas.

CIII
COÏNCIDENCE

Courbant ses doigts fluets et fleuris de carmin,
Pourquoi Lodoïska tient-elle dans sa main
Ce merle qu’elle veut lier d’un fil de perles,
Tandis que me revient le nom d’Albert Samain ?

CIV
RETRAITE

Jardin délicieux ; un grand mur le sépare
Du monde ; un cerisier chargé me tend ses fruits ;
Des fleurs ont envahi l’herbe qui me prépare
Une couche sous la lune pour cette nuit.

CV
VAINE TENTATIVE

Tu te lasses, chacun de tes projets échoue :
Tu cours après le rêve, usant tes forces pour
Te saisir du refrain martial d’un tambour ;
Or c’est le bras qu’il faut saisir ! le bras qui joue !

CVI
ÉCONOMIE

Je nourris mes repas quand mes sillons s’allongent ;
Ayant creusé mon puits, je sais ce que je bois ;
Comme je fais mon lit, je peux choisir mes songes ;
Pourquoi donc les puissants penseraient-ils à moi ?

CVII
LA PART DU RUISSEAU

Que le ruisseau prenne ce qu’il lui plaît
De prendre… Je m’en moque !
Qu’il prenne le chiffon d’âme, la loque
D’un caractère qui fut noble, le portrait
Parodique
De la beauté, la mélancolie aux attraits
Littéraires, les esclaves de la musique
Ou des grands mots, victimes
Du vent pernicieux qui souffle sur les cimes.
Permettez au ruisseau de prendre ce qu’il veut :
Les serments trop sonores, les vœux
Trop sublimes ;
Qu’il prenne ceux qu’animent
La jalousie ou le mépris ;
Qu’il garde, en plus, ce que d’avance il avait pris :
Ce qui naît de l’ennui
Après jouir et boire ;
Qu’il prenne le laurier des faciles victoires
Et, surtout, ce qui semble être d’or,
Mais qu’il ne tente pas de salir un cœur fort.

CVIII
DOUTE

Je sais bien que la terre et le ciel et le temps
Ne pèseront pas plus qu’un fétu, mais pourtant…

CIX
LE RETOUR DE L’HISTOIRE

En soupirant, tu me racontes une histoire
Abusive et fallacieuse sur ton cœur,
Sur ton cher petit cœur… Si je pouvais y croire
Un peu ! juste assez pour l’apprendre au vent rôdeur !
Le vent la transmettrait au nuage qui passe,
Qui la reflèterait dans l’onde du lac vert,
Dont les rides la rediraient d’une voix basse
Aux pétales naïfs des nymphéas ouverts.
Ces fleurs délègueraient le conte à des phalènes
Tourbillonnant au sein magique d’un rayon
Et ceux-ci garderaient avec beaucoup de peine
Le lourd secret qu’on livre à leur discrétion ;
Vite, ils en instruiraient cette lune d’ivoire
Qui te l’enseignerait par des mots refroidis,
Et tu pourrais peser la valeur de l’histoire
Mensongère et rédhibitoire
Que tu me dis.

CX
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

Trois vers et très peu de mots
Pour vous décrire cent choses…
La nature en bibelots.

2

Pourquoi gémir sans vergogne,
Puisque, demain, vous rentrez
Chez vous, rapides cigognes ?

3

Clair de lune, aride espace
Sur les vastes prés d’argent…
Paysage fait de glace.

4

Petite scène au Japon :
La poule blanche que j’aime
Gonfle son plumage et pond.

CXI
FUNÉRAILLES

Rossignol mort, couché sur la mousse…
Les moineaux, les crapauds se lamentent, la pie
Sanglotte en jacassant, deux grands lys prient
De façon pâle et douce ;
La brise dit sa peine
D’une voix qui se traîne
Parmi les branches ;
En souvenir du rossignol,
Un roseau penche
Son mince col,
Le tournesol
Fait un discours et la pervenche,
Si timide, ne peut
Empêcher que des pleurs ne mouillent ses yeux bleus.
Le rouge-gorge seul a quelques mots acerbes…
Enfin le long cortège des fourmis
Peut se développer dans l’herbe ;
La famille se réunit ;
On prépare une cérémonie
Superbe.

CXII
BON CONSEIL

Je formule en ces mots la doctrine des sages :
« Fuis l’exaltation qui te peut surmener. »
Si j’impose à mon corps de longs et durs voyages,
C’est que mon fol esprit les eût imaginés.

CXIII
EFFET DE VOL

Une buse descend contre le mur de roche,
Son ombre la rejoint, la double, la poursuit,
Passe, palpite, plane, ondule, se rapproche,
Plonge et s’évanouit.

CXIV
DESSEIN CACHÉ

Je te trouve un peu didactique, ce soir, cher,
Epiloguant, sans yeux pour la si bonne chère,
Sans goût pour ta voisine à la si rose chair ;
Convoiterais-tu donc, en Sorbonne, ma chaire ?

CXV
RÉCRÉATIONS

A votre âge, Monsieur, c’est, je pense, utopie
Que de vouloir en badinant vous rajeunir.
A quoi peut vous mener de fouetter la toupie ?
Cherchez plutôt, avec le fouet, d’autres plaisirs.

CXVI
INSTANT PÉNIBLE

Jusque dans ton baiser, je trouve quelque chose
Qui me paraît cruel pour un homme harassé,
Et je tremble d’effroi lorsque je sens passer
« Aliquid amari » par tes lèvres décloses.

CXVII
SOUVENIRS SAVOUREUX

Les mangues ont le goût d’un rêve, les goyaves,
La saveur de l’amour. Dans cette eau de cristal,
Je me baigne, le soir, avec ma belle esclave…
C’est tout de même mieux que le pays natal !

CXVIII
PAROLES SUPERFLUES

Je te parle d’amour, mais tu n’écoutes guère
Les beaux serments que je fais, tu préfères,
Aux fleurs de mon esprit,
Les fruits savoureux de la terre.
Ceux-là seuls, si légers qu’ils semblent, ont du prix.
Une nuance, un reflet te consolent
Mieux que mes plus douces paroles
Qui n’éveillent que ton mépris.
Quel présent sauras-tu comprendre,
Et que puis-je t’offrir, en ce soir triste et tendre ?
— Le croissant de la lune, au fond du bassin vert,
Double son profil pâle ;
Pour étoiler le pré, les jasmins ont ouvert
Leurs blancs pétales ;
La lune aérienne est blonde,
L’onde
A pris des reflets d’or
Et les jasmins embaument…
— Que veux-tu ? cette lune, ou cette onde qui dort ?
Ou cet arome ?

CXIX
SCEAUX CHINOIS

« Un homme vraiment mort ne se décrit qu’en prose. »
« Quel est le bel oiseau que l’on ne peut saisir ? »
« Clair de neige… des pas oisifs le long des roses. »
« O douleur ! ne viens pas dévorer mon loisir ! »

CXX
TEMPÉRATURE BASSE

Bras blancs, noble poitrine, fier visage,
Regard sec…
Je fais serment de respecter votre corsage,
Nymphe de type grec !

CXXI
PETIT CHIEN SUPERFLU

Qui donc a dit : « La conscience est un chien maigre » ?
Oui, ce chien te mordille aux talons, il aboie
Très fort, mais ne saurait interdire la voie
De gauche qui n’est pas celle de l’homme intègre.

CXXII
LES BÊTES DE THISBÉ

Chez elle, Thisbé garde un singe du Brésil.
Véritable joyau de sa ménagerie ;
Il rêve à ses forêts, se gratte le nombril
Et chatouille le nez d’un dogue de Hongrie.
Sur un perchoir d’argent, Gonzalve, perroquet
Natif d’un beau pays par delà les mers bleues,
Imite l’aboi sec et rauque d’un roquet
Chauve, sauf un plumet ridicule de queue ;
Enfin, dans sa tournette, on voit un écureuil
Grignotant une amande et qui fait le doux œil.

CXXIII
NUMÉRO

Vous entrez d’un air digne et grave, les seins nus,
Très grasse ; vous chantez une ode à la science,
Quelques couplets pervers, une tendre romance
Et de plaisants rondeaux sur les maris cocus.
Quand, la sébille en main, vous faites votre quête,
Les artilleurs et les dragons perdent la tête.

CXXIV
POUR L’AMOUR DU LAURIER

Médite ces conseils : choisis
Avec grand soin tes ennemis ;
Refuse de combattre un homme aux muscles mous ;
Ne brise pas sur ton genou
Du bois pourri ;
Ne te contente
Que rarement du petit lit
Ouvert à tout venant de la jeune servante,
Quand tu peux occuper celui de sa maîtresse
Moins accueillante,
Aussi jolie et quelque peu traîtresse ;
Fuis la séduction des souvenirs bourgeois
Qui, de prime abord, savent plaire ;
Ne bois
Qu’à des sources froides et claires,
Enfin, n’use jamais de cris
Lorsqu’un mot murmuré suffit ;
Respecte tes paroles !
La gloire obscure est à ce prix…
Aimes-tu mieux la gloriole ?

CXXV
RÉVERSIBILITÉ

Lue à l’envers, tant elle est logique, ton ode,
Sèche et de rythme étroit,
Donnerait du plaisir au penseur d’antipode,
Mais à lui seul, je crois.

CXXVI
LA BONNE NOUVELLE

Tout le long de la rue un floconnement gris
Et mauve se répand comme un ruisseau de brume,
Quand soudain, de son fond, jaillit un mince cri :
« Hé ! bonnes gens ! Voilà le marchand de légumes ! »

CXXVII
CHANT NUPTIAL

Elle est vierge (dit-on) et pourtant philogame,
Prête à tous les devoirs, potelée à souhait…
Pour elle, je polis le miroir de mon âme
Et, sous des rubans bleus, je dissimule un fouet.

CXXVIII
MINE MÉDIOCRE

Aux trois quarts seulement de sa métamorphose,
Le visage gonflé comme d’une tumeur
Et le teint piqueté d’inquiétants points roses,
La lune a l’air, ce soir, de bien mauvaise humeur.

CXXIX
FUMÉES

… Puis je fais quelques pas le long du cimetière
Et je vois, au dessus du petit mur de pierre,
Comme un brouillard couvrant les champs, aux soirs d’été,
Flotter confusément de muettes prières.

CXXX
PETIT DÉFAUT

Vous ignorez l’économie : ah ! quelle verve !…
Faunesse aux épuisants baisers, certes, je veux
Etre chéri par vous, mais un peu de réserve
Ne gâterait en rien l’échange de nos vœux.

CXXXI
FLEUR EMPHATIQUE

Fleur éclatante, fleur rouge et tigrée,
Fleur savamment bouturée
Qui prends au jardin tant de place,
Tu sais bien le prestige
Que te donne une haute tige,
Certaine grâce
Altière et tes vives couleurs !
— Auprès de toi, les autres fleurs
S’éteignent : l’hémérocale
Perd son allure impériale,
Le lys commun a l’air trop pur,
La rose blanche paraît blême,
Enfin, dressés contre le mur,
Près d’un bosquet, là, tout au fond,
Mes chrysanthèmes
Semblent faits de vieux chiffons.
— Pour te punir de ton emphase,
Je te cueille de deux doigts,
Et tu complèteras la splendeur de ce vase
Chinois.

CXXXII
FROIDURE

C’est la première neige, elle arrive trop tôt…
Dans le bois, un enfant ramasse des fagots.

CXXXIII
SPLEEN

Une cigogne, ce matin,
Vient de rentrer dans son village ;
Elle songe aux pays lointains,
A l’horizon jaune des plages ;
Elle se souvient d’un palmier
Qui se consumait dans la plaine,
Et, durant mon spleen coutumier,
Je rêve à mon cher Henri Heine.

CXXXIV
IMAGE

Sur cette haute branche, un oiseau se secoue…
La neige est pure, en l’air, mais tombe dans la boue.

CXXXV
EXPRESSION JUSTE

De Caliban, Shakespeare a dit, dans « la Tempête »,
Qu’il n’était qu’un veau de lune mal dégourdi.
Veau de lune… pour offensant et malhonnête
Que soit le mot, cela me semble fort bien dit.

CXXXVI
MILLE REGRETS

Il est mort. C’était un grammairien sans fiel ;
Il ennuya son temps par de savants lexiques.
Assis, depuis hier, dans le cercle angélique,
Il ennuie, à côté de Rollin, tout le ciel.

CXXXVII
LA MAUVAISE NOUVELLE

Ces murmures, le soir, ont des échos trompeurs.
Le pas du messager, contre les feuilles mortes,
Fait un bruissement inquiétant. J’ai peur…
Sait-on jamais ce que le messager apporte ?

CXXXVIII
CAUCHEMAR

Je te cherche depuis longtemps ; où donc es-tu ?
Ici ? non pas ! Là-bas ? peut-être…
Je te poursuis, je n’en puis plus !
Je me hâte ; c’est toi qui viens de disparaître,
Courant, tout au loin, sous
Ces arbres roux
Qui font un bouquet dans la plaine.
Arrête-toi ! j’ai tant de peine !…
Non ! tu me fuis toujours,
Le long des rues,
Des carrefours,
Sous une grêle drue,
Dans des villes, parmi la foule…
J’entends des charrettes qui roulent,
Je n’entends plus tes pas
Et je te cherche en tous les lieux
Où je sais bien que tu n’es pas.
Je vais tomber… Enfin, merveille !
Tu me réveilles
En posant ta main sur mes yeux.

CXXXIX
ESPRIT LIBÉRÉ

Vous parlez doctement de votre indépendance,
Vous y tenez très fort, vous l’exercez en tout,
Vous la définissez d’un air plein de jactance,
Mais vous cassez toujours les œufs par le gros bout.

CXL
INITIATION

Je l’ai comprise
Dès ce premier baiser de saveur si nouvelle ;
Depuis lors, je me grise
D’elle.

CXLI
HOME, SWEET HOME

Beau rêve. — Une villa spacieuse et rustique,
Bien construite, devant un calme paysage.
La gare n’est pas loin. La lumière électrique
Et l’eau chaude font l’agrément de chaque étage.

CXLII
CIEL MENAÇANT

Moiteur molle de l’air, tiédeur un peu lassante ;
L’averse ne vient pas, pourtant le ciel est noir…
Nous resterons tous deux dans cette lourde attente
De la pluie et des pleurs et d’un nouvel espoir.

CXLIII
MÉDECINE MENTALE

Y parviendrai-je ? Pour ce faire, j’ai goûté
Aux jeux de volupté comme aux jeux de folie,
Mais je voudrais, afin de forcer la gaîté,
Trouver le vrai topique à la mélancolie.

CXLIV
BLASON

Madame, votre esprit vous tient place de cœur ;
Vous vivez de pensée et je vois dans vos armes,
Auprès du livre ouvert, moucheté par des larmes,
La fleur bleue et le bas de pareille couleur.

CXLV
NATURE MORTE

Atmosphère morose ;
Salle à manger provinciale ; je suppose
Que c’est dimanche.
Sur la table, une nappe blanche,
Bien tendue,
Semble donner de la lumière ;
Vers la gauche, une cafetière
Inattendue
Reflète des raisins rosés,
Mollement posés
Dans le fond d’une coupe fine
De cristal.
On voit aussi deux mandarines
Et trois abricots mûrs.
— Le tableau ne fera pas mal
A coup sûr,
Quand vous l’aurez pendu au mur,
Avec ces noirs, ces jaunes et ces blancs
Si violents…
Et, néanmoins, la cafetière me surprend.

CXLVI
SOIRS

1

Bruit domestique et singulier que fait la Drogue :
Une essence de fleurs que l’on frirait au feu…
Je suis à bord d’un grand voilier tout blanc qui vogue,
Sans tanguer ni rouler, sur un océan bleu.

2

Nuit savoureuse, nuit parfumée et fermée
Où la longue insomnie apporte ses plaisirs,
Où l’on suit, dans les arabesques de fumée,
La transmutation d’un rêve en souvenir !

3

Clair-obscur et deux corps allongés sur les nattes…
La lampe, le ringard, les pipes… je ne vois
Rien d’autre. Nos pensers prennent des teintes mates
Et la Drogue fait battre en nous un cœur chinois.

4

Il nous avait quittés, mais voici que se lève
Entre nous un fantôme. — En écoutant craquer
Le plafond de papier, parlons de notre rêve,
Couchés à la lueur falote du quinquet.

5

Repos sans poids, repos que l’on ne trouble pas,
Sommeil conscient près de la lampe allumée,
Cependant que la nuit passe à tout petits pas,
Dans le grésillement grêle de la fumée.

6

Partons pour quelque temps ! pénétrons notre songe !
En selle ! les rumeurs de la ville ont faibli.
Ruade… hennissements… la route se prolonge…
Perpétuons ce temps de galop dans l’oubli.

7

… Et, pour chacun, la Drogue a des effets divers :
On orne un paysage, on arrange sa vie…
Quand tu fumes, les yeux alourdis mais ouverts,
Toujours elle t’inspire des niaiseries !

CXLVII
NOVEMBRE

Perchés tous deux sur la cime d’un arbre sec,
Au centre de la vaste lande monotone,
Deux moineaux se sont mis à repasser leur bec,
Dans la bise qui siffle et grince. — Fin d’automne.

CXLVIII
PRIMAVERA

Ecoutez la saison charmante
Qui nous tente :
Ecoutez le printemps qui palpite, qui monte
En ondes lentes
Au cœur des plantes,
Au cœur de l’homme, au cœur du monde ;
Ecoutez le printemps qui raconte
La mort de l’hiver et qui chante
De folles rondes
Qu’en automne, plus tard, les bacchantes
Rousses ou blondes
Danseront ; respirez la senteur persistante
Des roses mûres ;
Prêtez l’oreille au doux murmure
Qui nous poursuit sous l’ombre claire des ramures
Et qui dévale sur les pentes ;
Prenez entre vos doigts cette vive corolle,
Si plaisamment ornée,
Et souriez, parfait symbole :
Jeunesse de l’année.

CXLIX
KAKÉMONO

Ce ruisselet mélodieux et mince arrose
Des mousses d’où jaillit un long lys élancé.
Une branche se penche, un oiseau noir s’y pose…
Sur la branche, l’oiseau gazouille, balancé.

CL
FONCTIONNAIRE CULTIVÉ

Industrieux servant de la Sainte Régie,
Tout en vous présentant un paquet de tabac,
Il développera des plans de stratégie
Qui, bien suivis, mettraient nos ennemis à bas.

CLI
DIFFÉRENCE

L’œil satisfait et rond de la plume de paon
Nous dit les vanités de l’oiseau qu’elle pare.
La plume du poète a des couleurs moins rares,
Mais son bec est enduit d’un venin de serpent.

CLII
SOUVENIR

Paysage embaumé, décor aux simples lignes
Devant lequel nous nous promenions sans témoins,
Du coteau rocailleux où grimpait une vigne
Jusqu’à cette prairie où l’on faisait les foins.

CLIII
QUATRIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Laure vient de mourir en sa vingtième année,
Elle est morte, bien morte, hélas ! morte et damnée.
Son grêle petit corps ne pourra plus servir
Qu’à saupoudrer de gris une rose fanée.

CLIV
INVITATION

Viens habiter chez moi, scarabée aux tons rares
Qui sembles rebondir sur le vent quand tu voles
Et qui te fournis à toi-même ta fanfare !
Entre dans ma maison, bel insecte frivole !

CLV
SUR UN AMI TROP PASSAGER

Tu passes, tu passes toujours ;
Ne pourrais-tu t’arrêter un moment ?
Le monde n’a-t-il pas de contours
Assez fiers, assez charmants,
Pour t’éprendre,
Pour te retenir,
Pour te créer des souvenirs
Nobles ou tendres,
Des souvenirs durables, sans arrangements ?
— Non, tu tiens à jouer ton rôle,
Ton rôle d’acteur :
Tu hausses les épaules,
Tu vas ailleurs,
Tu souris de tes yeux railleurs,
Tu parles de tuer le temps,
Et tu passes,
Tu passes toujours. — Autant
Passer tout à fait : on se lasse,
A la fin, de suivre tes traces !
Va-t’en !

CLVI
GRAND CHAGRIN

Chère vous abusez des larmes ! donnez-leur
Quelque discrétion, fussent-elles sincères.
La honte de l’amour est comme sa douleur :
On la sent une fois ; elle ne revient guère.

CLVII
MATINES

La cloche du Temple réveille,
Pour saluer un nouveau jour,
La vieille femme, la corneille,
Et mon amie aux beaux yeux lourds.

CLVIII
RETRAITE

Je revois le jardin rocheux qui s’accagnarde
Sur un flanc de coteau. Mon logis, encadré
Par les pins, a vraiment figure campagnarde…
Je m’y trouverai bien quand vous me rejoindrez.

CLIX
CHANSON INTIME

Sous les feuilles,
Je veux, ce soir, jouer un air.
Le bois en murmurant m’accueille,
Le vent se perd
Dans l’ombre grise…
Chanterai-je le vent,
Les murmures sourds de la brise ?
Ils sont trop décevants !
Chanterai-je la lune ?
Non pas !
Plus d’une
De mes chansons la chanta !
Chanterai-je l’ombre douce ou méchante ?
Bien mieux que moi, durant les nuits d’été,
Le rossignol la chante…
Je chanterai votre bonté,
Votre sourire sans rival
Et les tendres mouvements de votre âme…
Mais ne m’en veuillez pas, Madame,
Si je les chante mal.

CLX
A UN CLOWN

Clown étrange, nourri des rimes de Banville
Et drapé largement de satin réséda,
Qui ravis à la fois et la cour et la ville
Et la forte nourrice et le petit soldat !
Quelles rimes millionnaires de ballade
Décriraient justement le merveilleux entrain
Que tu mets à jouer cette pantalonnade
De ton invention sans te casser les reins ?
En te voyant, je crois revoir un oiseau rare
Dont le plumage vert et le panache blanc
Font une symphonie à tout le moins bizarre
Qui charme les jardins tropicaux de Ceylan.
Tes jeux malicieux de force et de féerie,
Quel sonnettiste fou les chantera jamais ?
Et qui dira le son de ta voix ahurie
Quand tu parles d’amour avec l’accent anglais ?
Tu marches gravement, mais ton beau nez qui flambe
Dément cet air profond… A quoi réfléchis-tu ?
Pourquoi donc, cher ami, te grattes-tu la jambe ?
Quel songe te séduit sous le bonnet pointu ?
— Tout à coup, tu bondis… Un cri d’énergumène
A jailli de ta bouche, un éclair de tes yeux,
Et tu parcours la piste blonde, ton domaine,
Entremêlant la volte et le saut périlleux.
Sous quel astre insensé le ciel t’a-t-il fait naître ?
A quel philtre secret ta lèvre a-t-elle bu,
Pour que tu sois brûlé par l’ambition d’être
Roi de la turlutaine et du tohu-bohu ?
Tu t’exprimes souvent en une obscure langue,
Et ta cocasserie a plus de verve encor,
Aux heures où tu fais d’impayables harangues
Par la matassinade alerte de ton corps.
Tu passes en légèreté la sauterelle,
La liane en souplesse, en imprévu zéphyr…
Tu te renverses, tu te fends, tu t’écartèles,
Puis, soudain, tu t’assieds et pousses un soupir.
— Maître bouffon ! ta farce est de vertu si fine
Et tu mets tant de grâce en cet imbroglio,
Que, malgré ton déguisement, l’on s’imagine
Voir revivre, un instant, Puck et Fantasio.
La valse de tes entrechats est un poème
Que nous scandent tes pieds, sur vingt rythmes divers,
Et je retrouve en ta plastique ce qu’on aime
Dans les gestes du vent et la courbe des vers.
Par cette fête de gambades délicates,
Tu relèves tous les rôles de ton emploi :
Poète-pantalon et rêveur-acrobate,
Mais, maintenant, mon pauvre ami, repose-toi !
On sonne la retraite et, dans quelques minutes,
Le cirque sera noir. Le spectacle est fini.
Va-t’en laver ta face et gagne en trois culbutes
L’espace interstellaire où Banville te vit.
Allons ! va te coucher ! tu rêveras de choses
Charmantes, de femmes pâles qui t’aimeront,
De jets d’eau, de paons bleus, de guitares, de roses,
Et les anges de Dieu te baiseront au front.
Ils veillent au chevet du petit lit de sangle
Où tu t’es allongé, fatigué par ton art,
Loin de ces gens assis que tes farces étranglent,
Sans travestissement, sans public… et sans fard.

CLXI
DÉMISSION

J’aspire, puisqu’il faut préciser mes hommages,
Au règne indécevant du rat dans son fromage.

CLXII
SUR UN CŒUR D’HOMME INCOMPRIS

Tu ne ressembles pas à tout le monde,
Heureusement, car on ne sonde
Guère les basses eaux ; tu plais,
N’étant jamais « shallow », comme on dit en anglais.
Je ne perds pas mon temps quand je veux te connaître :
Ton être
Est animé d’un courant sourd
Dont on ne prévoit ni la fuite,
Ni les détours,
Ni les sources subites.
Ne change rien à tes couleurs
D’eau profonde ; persiste
Dans tes rôles d’ami, d’artiste ;
Garde le rythme de ton cœur :
Il fait une musique tendre
Et pure à ceux qui savent bien l’entendre.
D’autres, devant ces eaux qui leur paraissent mortes,
Se lasseront ; qu’importe !
Ils ne te comprendraient jamais.
« Ce ne sont point ceux-là, diras-tu, que j’aimais. »

CLXIII
CHEMINEAU

J’entreprendrai, le cœur léger, ce long voyage.
La route sera douce et je marcherai seul,
Sans plus me retourner, n’ayant pour tout bagage
Qu’un bout de corde pour me pendre et mon linceul.

CLXIV
ART DÉCORATIF

Sur l’étang, la lumière inscrit, chaque matin,
De souples courbes d’or aux teintes imprévues,
Comme les moires d’une étoffe de satin
Tendue.

CLXV
DÉBUTS

Saura-t-il se servir de la science apprise
Au nid, cet écolier ? Bien duveteux encor,
Cet oiseau saura-t-il se mêler à la brise ?…
Nous pourrons en juger au tout premier essor.

CLXVI
SOUPLESSE

Vous vous laissez guider par de nobles pensées,
Lucinde, et me donnez une impression d’art
Lorsque vous souriez, la tête renversée,
En faisant sur cette table le grand écart.

CLXVII
CONSEIL

Non, ne refusez rien, mangez tout le gâteau
Et buvez tout le vin que nous offre la vie !
Qu’importe ce hoquet, ce petit goût de lie :
La sagesse viendra toute seule et trop tôt !

CLXVIII
PUDICITÉ

Reconnaître la Vérité sortant du puits
Figure à mes yeux un comble d’immodestie.
Pour ma part, je ne veux la voir qu’en pleine nuit,
Sèche et vêtue ou, mieux encore, travestie.

CLXIX
LOUANGE D’UNE JEUNE MORICAUDE

J’aime la couple de ses seins,
J’aime ses mains rapides et farouches ;
Son regard franc ne cache nul dessein
Obscur ; quel émoi quand je touche
Son enfantine bouche
Aux lèvres dures !
Elle ne fait jamais de discours équivoques,
Elle s’exprime par murmures
Rapides, singuliers, un peu baroques,
Très peu subtils,
Dont me séduit la musique barbare.
Son ventre tout petit, tout rebondi, se pare
D’un grand nombril
Bien surprenant, noueux, tortueux et bizarre,
Qui m’amuse comme ferait un coquillage
Aux contours précieux.
D’ailleurs, en elle, tout me plaît : ses brusques yeux,
Son babillage,
Ses attitudes immodestes,
Ses dents félines, ses cheveux drus… et le reste.

CLXX
VIOLON D’INGRES

Mes trois paons, (ah ! qu’ils sont majestueux !) se louent
De paraître, d’abord, semblables à des rois.
Afin de le prouver ils font, tous trois, la roue,
Et, pour le confirmer… ils chantent, tous les trois.

CLXXI
AGONIE

Cette rose discrète et qui faisait ma joie,
Cette humble rose par les passants dédaignée,
Sera flétrie avant demain : une araignée
Maigre met tous ses soins à l’entourer de soie !

CLXXII
GRAND LUXE

Ajustez à la lune un beau manche de jade,
Maniez-le très lentement d’un geste las…
Pour caresser vos yeux, aux soirs de sérénades,
Quel éventail prestigieux vous aurez là !

CLXXIII
PASSE-TEMPS

Je suis triste et prends l’air tout à la fois faraud
Et déjeté. Tandis que montent les ténèbres,
Je contemple la pluie et bats, sur les carreaux,
Le rythme lourd et lent d’une marche funèbre.

CLXXIV
PORTRAIT

Par ce regard distant et cette pose roide,
Vous ressemblez, Madame, à la Dame de Cœur.
Je vous adore obstinément, mais j’ai grand peur
De ce cœur si bien dessiné de reine froide.

CLXXV
PAYSAGE

Un serpent se détord ; la haute forêt jongle,
De branche à branche, avec de longs singes criards ;
Un éléphant barrit tout au loin, dans la jungle ;
Les parfums de la nuit s’étalent : il est tard.

CLXXVI
JARDIN LUMINEUX

Je vous aime, jardin, pour vos fleurs et vos fruits,
Pour ce mur si nu qui reluit,
Bleu contre le ciel de midi,
Pour vos sentiers bordés de buis
Et qui ne mènent nulle part.
Je vous aime, jardin rencontré par hasard,
Sur les bords d’une mer brillante.
J’aime cet arbre où l’oiseau chante,
Comblé de jour,
Comblé de joie, et, tout autour,
Le lacis de ces plates-bandes.
Jardin doré qui m’êtes cher,
Jardin jaune, je vous demande
Quelques instants de plaisir en plein air ;
Puis, adieu ! car bientôt Paris
M’aura repris
Et j’irai revoir la lumière
Prétentieuse des grands cafés, des boutiques
Et la clarté chauve des réverbères,
Toujours si romantiques.

CLXXVII
SCÈNE

Les jets d’eau ne sanglotent pas,
L’heure est encor trop claire, ils jouent.
Sur cette allée où, pas à pas,
Le soir vient, des paons font la roue.
Au sommet chauve de ce mur,
Une chatte marche, sournoise ;
Dans le feuillage, un coin d’azur
Perd ses tons pâles de turquoise.
La nuit descend ; déjà le sort
Du jour malade se décide,
Et bientôt prendra son essor
Le vol diapré des sylphides.
Un farfadet lascif s’étend
Sur le lit d’une nymphe brune
Et les grenouilles de l’étang
Font des madrigaux à la lune.
Allons ! c’est l’heure de dormir :
Le sereno chante sa plainte ;
Plus un baiser, plus un soupir !…
Toutes les lampes sont éteintes !

CLXXVIII
EN CHINE

La plaine, au crépuscule. — Un buffle énorme suit,
Bien sagement, l’enfant tout nu qui le conduit.
Contre le ciel, ce buffle aux cornes plates semble
Démesuré, — l’enfant aussi, mais en petit.

CLXXIX
LA RÈGLE ET L’EXCEPTION

La maîtresse nous trompe et l’ami nous déçoit ;
Le poète, au lieu de chanter, s’amuse à braire
Ou veut monter plus haut que ne permet sa voix…
Pourtant, je sais quelques exemples du contraire.

CLXXX
RENDEZ-VOUS

Sous un très vieux pommier paré de fleurs vermeilles,
Je l’aimai tout un jour. — Attentif à son pas
Et couché sous un arbre aux corolles pareilles,
Je sens battre mon cœur, mais elle ne vient pas.

CLXXXI
AMABILITÉS

Elle lui dit : « Je me doute bien
Que pour toi je ne suis rien
Qu’un divertissement de passage.
Quand tu parles de mon âge,
Des teintes grises
De mes cheveux, de l’air lassé de mon visage,
Mon cœur se brise.
Lorsque tu poses sur ma joue
Un baiser froid, très amical,
Tâche d’être sincère, avoue
Que c’est l’aumône méprisante,
L’aumône qui fait mal,
Jetée à l’ennuyeuse amante.
Je suis un pauvre corps
Trop usé que tu n’oses tuer tout à fait,
Et que son amour déshonore.
Je te méprise, je te hais,
Mais je n’ai de plaisir que lorsque je te plais. »
Il lui répond : « Pourquoi me le redire encore ?
Je le sais. »

CLXXXII
APPELLATION

Je vous traiterai d’odalisque,
Emma, puisque vous insistez,
Mais ce charmant vocable risque
D’être assez mal interprété.

CLXXXIII
PASSAGE

Sans me dire où,
Ce triangle de grues
S’enfuit par dessus les bois roux.
— S’est-il effarouché d’une rime incongrue ?…

CLXXXIV
AUTRE PASSAGE

L’heure douce, à peine posée,
S’envole. — Je ne dis pas non,
Mais, en ce monde de rosée,
La rosée a parfois du bon.

CLXXXV
DÉCEPTION

Lys flétri, bouche trop baisée,
Idéal perdu sans recours,
Sensations vulgarisées
Où je pensais trouver l’amour !

CLXXXVI
DÉMARCHE

Sur le sable jaune de l’anse,
Un crabe rouge à reflets verts
Dessine un sillon et s’avance,
Précipitamment, de travers.

CLXXXVII
OBJECTION GRAMMATICALE

Les imparfaits du subjonctif,
Fleurs de vos discours caillouteux,
Y sont placés sans nul motif
Valable. — Prenez pitié d’eux !

CLXXXVIII
DÉSORDRE DANS LA NUIT

Je subis un rêve
Affreux
Et me sens assiégé par d’innombrables yeux…
Nue et longue, une femme lève
Entre deux doigts un œil de verre
Soucieux ;
Un autre œil, grand, couleur des cieux,
Pleure purement sa misère ;
Un autre bat de la paupière,
De l’air le plus affable ;
Un autre encore,
Dont l’iris est piqueté de points d’or,
Se pose sur l’encrier de ma table ;
Un autre, enfin, semble un œil mort,
Œil de poisson pourri, blanchâtre, épouvantable,
Qui me fait signe
De me liquéfier comme lui,
Puis il cligne,
Puis il s’égoutte dans la nuit…
Je voudrais hurler… je ne puis…

CLXXXIX
INDICATIONS

L’auréole nous dit quelle est la sainte tête ;
La joie et la douleur parachèvent des cris ;
Un bel orient donne à la perle son prix ;
Seul un cœur palpitant fait sa place au poète.

CXC
VOISINAGE MARIN

Petits arbres tout secs, compliqués et tordus,
Sagement alignés le long de cette allée
Sablonneuse que borde un vieux gazon tondu ;
Poussière… Dans la bouche une saveur salée.

CXCI
PIÈGE

Vous pensez donc que ce sourire me rassure ?
Oh ! pas du tout ! considérez dans ce miroir,
Avec un peu d’honnêteté, votre figure :
Peut-être y verrez-vous ce que je crois y voir.

CXCII
LE PERROQUET DE THISBÉ

Gonzalve est un oiseau magnifique, son bec
Fut autrefois doré par un doreur de proues.
Ses ailes sont de feu ; sa tête verte, avec
Le panache qui la domine et cette roue
De plumes, figurant une fraise, a grand air.
Sa voix est déplaisante et son humeur traîtresse :
D’un coup de bec il vous tailladera la chair
Et vous fera, l’instant d’après, mille caresses,
Mais tout reste permis à Gonzalve, d’autant
Qu’il compte, assure-t-on, plus de quatre-vingts ans.

CXCIII
DEUIL

Ils ont perdu, le mois dernier, leur chère tante,
Dame pieuse au parler dur… (si méritante !)
Ils ne ménagent ni les soupirs, ni les pleurs ;
Leur cœur sait estimer dix mille francs de rente.
La tombe disparaît sous un tapis de fleurs
Acquises à bon prix. Cela leur fait honneur.

CXCIV
MIDI

Jour torride…
Au ciel pas un nuage, en mer pas une ride :
Mer métallique, ciel nu.
Des moustiques au chant pointu
Intriguent
Pour entrer sous ma tente…
Spleen épais, inutile fatigue,
Fatigue qui m’affadit,
Fatigue pesante,
Désespoir lourd de midi…
Pas un mot… Les cœurs mêmes se taisent !
— Je ne saurai plus vivre en ce pays de braise
Où le plus cher souvenir se défait,
Où la brise jamais ne passe ; il me faudrait,
Pour mourir en me sentant à l’aise,
Pour songer, pour dormir bien au frais,
Il me faudrait, pour retrouver le calme,
Etre couché, non pas au fond d’un trou,
Mais tout en l’air, parmi les palmes,
Dans un cercueil très léger de bambou.

CXCV
PLEINE LUNE

Avant que de franchir ton seuil, regarde encore,
Penché sur ta béquille et le visage au ciel,
Dans l’air aromatique et chaud que l’heure dore,
Au-dessus des pins noirs, cette lune de miel.

CXCVI
MAUVAIS CALCUL

Même avec un tel maître, il me semble inutile
De donner des leçons de musique à Cécile,
Car l’enseignerait-on sur les rampes du Pinde
La dinde gardera toujours sa voix de dinde.

CXCVII
BEAUX YEUX

Sauvages, vos grands yeux, comme les yeux des biches ;
Effarés quelquefois, mais bien vite calmés ;
Fermés sur votre songe intérieur, mais riches
D’un trésor de bonté sereine… Et vous m’aimez !

CXCVIII
LANGAGES DIVERS

L’âne braît, le bœuf meugle et le rossignol chante ;
La violette embaume et la pierre se tait ;
Le torrent, d’une voix vaporeuse ou méchante,
Nous dit sa vie au jour le jour, — et vous mentez.

CXCIX
BLANC

Les ruisseaux et les prés sont blancs et blancs les cieux ;
Les arbres blancs n’ont plus leurs tons roussis ou fauves ;
Mais, en ce dur concours de blancs impérieux,
La lune a des pâleurs qui semblent un peu mauves.

CC
CINQUIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ici dort Rosalba, reine des mascarades.
Elle ne goûtait pas les amoureux transis
Et préférait un corps à corps aux sérénades.
Rosalba, pour longtemps, dort son sommeil ici.

CCI
VIATIQUE

Un hochement de votre tête,
Un souple geste enveloppant de vos deux bras,
Quelques mots murmurés bas
De façon sévère et secrète,
Votre main repoussant la grille
D’un beau jardin, les verdures de la charmille
Où vous vous promeniez, le soir,
Un soulier noir
Dépassant la jupe bleu sombre,
Votre ombre
Sur le palier de ma porte,
Votre ombre encor
Sur le tapis d’ocre et d’or
Composé par les feuilles mortes,
Le son… hélas ! l’écho de votre voix profonde,
Douce et mystérieuse musique…
— Et, maintenant, je puis partir,
Je puis courir le monde,
Le cœur vaillant, sans autre viatique
Intime que ces souvenirs.

CCII
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

L’air fuyant, l’onde traîtresse
Nous enseignent, chaque jour,
Le dédain de la sagesse.

2

Songe de ma nuit d’été :
Ce lys dans un rais de lune…
Poésie et pureté.

3

Ecoutez ! les morts revivent
Et souvent nous parlent, sous
Le tapis de l’herbe vive.

4

Le vrai poème : une brise
Musicienne, un soupir
Que la mémoire éternise.

5

Son chant nous fait-il prévoir,
Lorsque la cigale chante,
Qu’elle mourra, demain soir ?

CCIII
EXAGÉRATION

Il est sage, parfois, de se lever très tôt,
Pour traiter sensément une affaire futile,
Mais trancher un poulet avec le grand couteau
Commis à dépecer les bœufs est inutile.

CCIV
NUIT NOIRE

A mes pieds, ce vieux bourg chinois dessine un creux
Sombre et sourd ; chacun dort ; pas un seul point de feu,
Et le veilleur de nuit passe avec sa claquette
Pour prier les voleurs de se hâter un peu.

CCV
DOUX PROJET

J’étais impatient que le printemps revînt.
Le voici : mon verger retrouve sa vêture.
Devant un bon repas et des cruches de vin,
Quand discuterons-nous sur la littérature ?

CCVI
ONDES

Ondes qui dévalez entre les sapins noirs
Sous un manteau d’écume, et qui charmez le soir
De vos mélodieuses courses ;
Ondes vivantes d’une source ;
Ondes vertes et claires
Qui filtrez le soleil dans des vasques de pierre
Et débordez à petit bruit subtil,
Parmi les lichens et les mousses ;
Ondes rapides, ondes douces
D’une averse d’avril ;
Ondes pures et fortes,
Crevant ce nuage lourd, teint de cendre ;
Ondes épaisses d’une mare morte
Où s’ébattent les salamandres ;
Ondes dont le goût reste amer
Au mauvais voyageur ; folles ondes des mers
Qui, jadis, saviez bercer mes peines ;
Ondes au gazouillis délicieux
D’une familière fontaine ;
Nobles ondes brûlantes de vos yeux.

CCVII
DÉGUSTATION

Les mantes m’ont semblé d’un bon-sens inouï :
Elles mangent l’amant dont elles ont joui.

CCVIII
FAIRE-PART

Il est mort tout soudain et sans presque y penser,
Comme meurt un enfant que l’on a délaissé
Dans le vent noir, au coin d’une ruelle hostile.
Notre Pierrot est mort à la façon tranquille
Et sans prétention dont un rayon s’éteint.
Il est muet, ce soir, il riait ce matin.
J’aurais voulu cueillir, au seuil du grand silence,
Son dernier trait d’esprit, sa dernière sentence
Morale, son dernier bon mot et son dernier
« Sonnet blanc pour la lune implacable », signé :
Pierrot, « chanteur mondain », mais il est mort trop vite.
Nous l’avons enterré… Maintenant, il habite
Dans l’ombre, avec les racines des vieux bouleaux,
Les serpents engourdis et les froids vermisseaux.

CCIX
PLÉNITUDE

Un ample mimosa pose sur la colline
Sa tache d’or, le vent glisse sous un ciel bleu,
Apportant avec lui des senteurs de résine
Et de chers souvenirs. — Mon cœur bat tant qu’il peut !

CCX
AMABILITÉS

Admirez, cher ami, la parfaite noblesse
De ce jeune canard qui longe mon étang,
Les soirs de bal, quand vous entrez chez la duchesse,
Vous prenez, sous l’habit, ce même air important.

CCXI
CASCADE

Voile vague, long voile évanescent d’eau vive,
Qui se divise en l’air, s’évapore et se perd
En tombant, du rebord de la roche pensive,
Sur le tapis diamanté d’un gazon vert.

CCXII
VOYAGE IMAGINAIRE

Tranquille, transparente,
Douce à vivre,
L’heure passe sous les branches…
Il a plu.
Maintenant, l’air est limpide, tu lis un livre,
Sans lire, puis, sans voir, tu regardes l’air nu,
Par les fenêtres du feuillage.
Tu t’enfuis, tu te perds sur d’étranges rivages
Où de minces cocotiers balancent
Leurs jets d’eau verts.
Ecoute ces oiseaux ailés d’argent qui lancent
De longs cris sur la mer !
Ecoute aussi la brise
Qui parle bas ! écoute enfin le flot qui brise
Sur le corail et chante un chant
Impatient, méchant…
— Non ! reviens vite ici !
Le ciel se couvre de nouveau, le ciel est gris,
Le ciel est sombre, l’air est lourd,
Et je te garde un beau baiser pour ton retour.

CCXIII
MORALE PRATIQUE

Conseils au modéré : « Franchis la poule, évite
Le tigre, le serpent, l’âne quand il braît fort ;
Surtout ne poursuis pas la chèvre : elle court vite ;
Fais ta prière au bœuf qui te mène à la mort. »

CCXIV
QUELQUES FLEURS

1

De gros rhododendrons, groupés en lourds massifs,
Conviennent au jardin d’un banquier positif.

2

Le dahlia, fleur fausse et très bien composée,
Fait toujours piètre figure sous la rosée.

3

J’allais parler de lui ! pardonnez mon erreur :
Je prenais ce papillon bleu pour une fleur !

4

Cette fleur de prunier qui tombe, est-ce un flocon
De neige un peu tardif ou bien un papillon ?

5

Fleur pudique d’hiver, camélia, princesse
Glaciale que tacherait une caresse.

6

Tournesol, ton orgueil est vraiment sans pareil :
On dirait que tu veux diriger le soleil !

7

La fleur de l’ancolie est d’intérêt minime,
Mais le poète en a grand besoin pour la rime.

8

Quels parfums voulez-vous que les brises dissipent
Quand elles frôlent des corolles de tulipes ?

9

L’immortelle, qui n’est presque pas une fleur,
A l’air sec et pincé de certaines douleurs.

CCXV
NAVIGATION

Depuis que, sur la jonque, on nous a déhalés,
Penché sur le plat-bord, je demeure affalé,
Pour sentir mon esprit, coulant avec l’eau claire,
Traversé par la fuite inverse des galets.

CCXVI
UNE DAME AUX CHEVEUX FAUVES

Ses cheveux étaient d’un blond roux,
Chaud, mais très doux,
Dans l’ombre ; son regard
Errait au hasard,
De la plus frêle fleur à la plus folle vague,
Et n’exprimait jamais rien
Qu’un ennui vague,
Sauf quand elle sentait un lien
La retenir ;
Alors, en ce regard, passait un tel désir
D’indépendance
Qu’on hésitait, qu’on avait peur.
— Je l’aimais tendrement, de toute l’imprudence
D’un pauvre cœur.
Souvent elle s’en étonnait, disant : « Je t’aime
D’autre façon ; pourquoi ces soins extrêmes
Que tu mets à m’émouvoir ? »
Je répondais : « C’est pour te rendre
Un peu plus proche, un peu plus tendre. »
Elle est partie, à pas de loup, ce soir.

CCXVII
OCCUPATIONS

Nous chevauchons, clairons sonnants, tambours battants ;
D’autres mangent, d’autres font des vers sous un orme,
En automne, ou sous un cerisier, au printemps ;
D’autres comptent leurs bénéfices ; d’autres dorment.

CCXVIII
BRUIT SUBTIL

Quel est donc ce murmure ?
C’est le vent qui s’amuse
A se glisser par ruse
Au cœur vert des ramures.

CCXIX
ÉPOUVANTAIL

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