← Retour

Fantasques: Petits poèmes de propos divers

16px
100%
« Quand les étoiles auront lui,
Sur le bord du ciel mauve,
Quand le Docteur sera rentré chez lui,
Quand les chattes iront gémir dans la mansarde
Avec leurs matous fauves,
Descendez au jardin, Cydalise, il me tarde
D’entendre votre voix
Murmurer : « Me voici, cher amour, aimez-moi ! »
Pour nous, le rossignol jettera dans la brise
Sa plus savante vocalise
Et Phébé, blanche comme un drap,
Nous sourira,
Malgré sa joue enflée,
Et la cascade, désolée,
Rira de joie en vous voyant,
Le cœur battant, les yeux brillants,
Et la nuit sera plus douce encore, et les fleurs
Embaumeront. — D’ailleurs
J’irai, si vous manquez au rendez-vous, me pendre.
Je suis votre esclave : Léandre. »

CDLII
JEUX

Sanglotant et riant, tour à tour, votre voix
Semble un jet d’eau léger balancé dans la brise ;
Voix évasive, voix d’onde qu’un souffle brise,
Qui pleure pour un autre et se moque de moi.

CDLIII
DÉLIVRANCE

Je connais trop ses yeux si tranquilles, ses lèvres
Précises, son esprit qui, toujours, reste sourd
A mes cris. — Donnez-moi le poison noir qui sèvre
De son corps, de l’amour.

CDLIV
EXOTISME

Vous nous avez donné, de l’Inde et de la Chine,
De charmants petits paysages aux tons doux,
Faits d’un pinceau trempé dans de la vaseline.
Ils sont mignons, mais ils n’évoquent rien du tout.

CDLV
REPOS

De ses gorges aux rocs aigus, le fleuve sort
Avec un bruit de sistres et de rires,
Puis se détend, s’étire,
Se recueille et s’endort.

CDLVI
OCCUPATIONS

Les cartes, (très avant dans la nuit), les catins,
Le billard, le tabac, les plaisirs de la table,
Puis les plaisirs du lit… Souvenirs délectables !
Homo sum et nihil… (pour le dire en latin).

CDLVII
RÉPONSE EN FORME DE QUESTION

Dites ! comment avez-vous pu vous marier
Avec cet adjudant d’Afrique à l’âme basse,
Qui vous bat, sans jamais que vous demandiez grâce ?
— Ne suis-je pas le délassement du guerrier ?

CDLVIII
QUELQUES MOMENTS VÉCUS AU LOIN

Délices du voyage !
Longs jours pareils ou différents,
Soleils flagrants,
Beaux paysages
Que l’aube donne et le crépuscule reprend ;
Cascade aérienne au coude de la route,
Sentier mince, feutré, couvert d’arbres en voûte
Dont la courbe rappelle une église ;
Fleurs simples, fleurs exquises,
Surprise
De les voir tout soudain,
De les sentir comme on ferait en un jardin ;
Décors nouveaux, rythmés au pas
Traînant des chevaux lourds et las ;
On salue, on regarde, on dit adieu,
Tête tournée,
On ne demandera pas mieux
Jusqu’à la fin de la journée,
Bien que l’on souffre de ces joies…
Et voici l’auberge où des chiens aboient.

CDLIX
HUITIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Rosalinde affectait le glorieux maintien
Qu’une grande beauté, sans l’excuser comporte.
Splendide fleur de chair !… Et pourtant, je crois bien
(Voyez ce monument !) que Rosalinde est morte.

CDLX
NEUVIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Depuis Vendredi soir, Mirabelle repose,
(Sous quatre pieds de terre et dans l’épaisse nuit),
Au fond d’un beau cercueil construit en bois de rose.
En attendant le diable, elle songe au déduit.

CDLXI
DIXIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ci-gît le trop subtil Mezzetin. Où qu’on aille,
Onques ne verra-t-on drôle pareil. Le sort
Fut complaisant pour ce prince de la Canaille,
Qui, maintenant, est mort, très mort, tout à fait mort.

CDLXII
A UNE DANSEUSE DE CORDE

Madame, laissez-moi vous dire combien j’aime
Votre grâce native et vos gestes adroits
Quand, rougissante un peu, mais sûre de vous-même,
Vous dansez sur la corde, un parasol aux doigts.
Vous semblez un lutin marchant sur des corolles
Et tâchant de ne point leur faire mal ; je crois
Que vous êtes un ange, avec une auréole
De format inconnu, faite en papier chinois.
Vous avancez, légère, élégante, divine…
On ne respire plus… les regards anxieux
Vous suivent sur la route effroyablement fine
Que vous avez choisie, et l’on vous boit des yeux.
Ce que j’adore en vous, c’est la désinvolture
Dans le maintien, c’est le dédain de tout péril.
Que vient-on me parler de coureurs d’aventures !
Dites donc à ces gens de marcher sur un fil !
Dites-leur de fouler, s’ils ont tant de courage,
Ce chemin frémissant, ce sentier casse-cou !
Non !… glisser sur les airs demeure l’apanage
Des anges, d’Arachné, des sylphes… et de vous !

CDLXIII
MA FANTAISIE

M’endormirai-je ?…
La nuit vibre et s’allège ;
Quelque chose respire
Devant moi,
Quelque chose, pour ainsi dire,
Sans poids.
D’où vient cette hantise,
Cette apparence
Souple et grise,
Qui danse,
Sur l’ombre dense,
Suivant de subtiles cadences,
Et glisse sur la pente
Rapide ou lente
Du rêve que la nuit prépare ?…
La voici qui s’effare
Et va poursuivre un souvenir,
Tourbillon passager, brise jamais saisie,
Expression de mon désir,
Fantôme de ma fantaisie.

CDLXIV
TENDRESSES

Le jour baisse suavement, l’instant est jaune.
Tu m’aimes ; tu me fais de ta plus douce voix
Des serments et de longs discours auxquels je crois,
Sans ignorer pourtant combien en vaudra l’aune.

CDLXV
TROP EST TROP

Gardez-vous un peu moins et vous resterez pure ;
Ainsi vous sauverez cette chère vertu :
On s’obstine à l’assaut d’un seuil trop défendu
Et l’on finit, un soir, par forcer la serrure.

CDLXVI
SATIÉTÉ

J’ai bu du vin trop lourd durant ce long repas ;
Je me couche sans bruit, mais aussitôt, le lit
Ondulatoire m’entraîne dans un roulis
Où mon cœur soulevé ne se délecte pas.

CDLXVII
UNE VIE

De l’aube qui point à peine jusqu’à la nuit,
Tendrement elle fleurit, timide et blanche ;
On l’admire, on parle d’elle, puis elle penche,
Puis on la voit qui plie et tombe en cendres, puis…

CDLXVIII
NÉCESSITÉS

Il faut une fin aux discours,
De la grâce aux femmes qui succombent,
Un peu de clairvoyance à l’homme sourd,
Une tache sanglante au sein de la colombe.

CDLXIX
ÉCLECTISME

La musique m’enchante, ou sacrée ou profane,
Au théâtre, à l’église, au concert, sur un lac,
Et, quand je viens d’entendre une aria de Bach,
J’aime encor le fracas des orchestres tziganes.

CDLXX
SCÈNE DE MÉNAGE

Pleure, si tu veux,
Mais avec moins d’emphase ;
Prends la porte, sans adieux,
Surtout sans phrases !
(Emporte ton parapluie : il pleut.)
Je t’ai trompée avec une dame
Très chaleureuse, mais pourquoi
En faire un drame
De piètre aloi ?
C’est tout au plus un intermède,
Crois-moi !
Non, je ne dirai pas que la dame était laide,
Bien que tu m’en pries :
Sa bouche m’a semblé jolie
Et ses jambes m’ont paru souples ;
Au lit, nous composions un fort séduisant couple.
Maintenant, va-t’en !
Ta femme de chambre t’attend
A la gare ;
Je vais lire des vers en fumant un cigare.

CDLXXI
CHASSE

Je sais par quels moyens subtils nous subjuguons
L’animal qui se traque, ou se force, ou se pêche,
Mais dites-moi comment atteindre ces dragons
Femelles dont chaque regard est une flèche !

CDLXXII
SONGE ABSORBANT

De cet arbre si vert je ne vois que la sève,
Je pense aux profondeurs des ruisseaux où je bois,
Et, dormant, je retiens toujours le même rêve,
Ce rêve au doux parler qui m’entretient de toi.

CDLXXIII
DÉCEPTION

Ils ont connu les fruits couleur d’ambre, les brises
Lourdes de beaux parfums et les libres amours.
Je comprends ce sanglot réprimé quand ils disent :
« C’est donc là mon pays ! » le soir de leur retour.

CDLXXIV
PASSAGES

L’astre aux yeux clairs s’éteint comme il venait de naître ;
L’orchidée a péri sous un courant d’air froid ;
La perle précieuse est morte entre mes doigts ;
Mes enfants ont rejoint les mânes des ancêtres.

CDLXXV
INSTANT PROMETTEUR

La lune, à son lever, brille d’un éclat tendre,
Son halo met de la douceur dans le ciel noir ;
Cela prédirait-il qu’on viendra me surprendre
Pour jouer à des jeux suivis de nonchaloir ?

CDLXXVI
TRADITION

Je trouve à des plaisirs bien modestes leur prix :
J’aime écouter (de loin) le bruit d’une fanfare
Jouant sous les ormeaux d’une ville aux toits gris.
Cela vaut largement des voluptés bizarres.

CDLXXVII
ARBRE

Vision soudaine : arbre sombre,
D’espèce rare, dont le tronc d’encre se tord,
Arbre qui veut faire le mort,
Mais s’accroche de ses racines aux décombres
D’une muraille triste,
Et qui, tout biscornu, persiste
Obstinément à vivre ;
Arbre dont les rameaux compliqués sont couverts
De cent fougères aux tons verts
Un peu passé et de lichens couleur de cuivre
Usé, baisé, de cuivre vieux ;
Arbre d’exception qui serait mieux
Présenté dans le fond d’un temple,
Sur un panneau de bois,
Comme exemple
D’art chinois,
Mais qui paraît, ici, trop loin de la nature,
Car il s’obstine à dessiner de ses bras longs,
Sur le nuage blanc cotonnant le vallon,
Des gestes que l’on n’a vus qu’en peinture.

CDLXXVIII
LA PROMENADE DE THISBÉ

Le soir. Un petit lac. Une barque. Madame
Thisbé trempe sa main dans le sillage clair.
Le Chevalier dirige et l’Abbé tient les rames.
Une senteur d’abricots mûrs imprègne l’air.
On parle de l’amour et de ses aventures.
L’Abbé chante un couplet, le Chevalier décrit
L’ardeur extrême qui le brûle, puis il jure
De se noyer tout aussitôt, et Thisbé rit,
Tandis qu’un cygne, blanc du col jusqu’à la queue,
Entr’ouvre de sa proue en plumes l’onde bleue.

CDLXXIX
UN CŒUR

Le coffret précieux fait prévoir un trésor.
Je cherche le trésor recellé dans ton corps.
Trouverai-je en ton corps ce beau cœur inutile,
Ce beau cœur superflu que tu dis être en or ?
Ce cœur prétentieux qui passe pour facile…
Peut-être à tort ?

CDLXXX
DÉBUT DE JOURNÉE

Moment…
L’aube grise se lève ;
Le long rêve
Si charmant
Que j’entreprenais s’achève
Brusquement…
La lourde nuit se terre dans son trou.
Une limace argente
Mes choux.
Le vieux forgeron chante,
Suivant le chant de ses marteaux.
Une procession de fourmis diligentes
Fait le tour de l’église en traînant des fardeaux.

CDLXXXI
MÉTHODE

Si la voix du coucou te plaît, suis-le partout.
S’il chante mal, apprends à chanter au coucou.
Si le coucou ne chante plus, tords-lui le cou.

CDLXXXII
LE CRI DU VIOLON

Je voudrais entendre une danse hongroise
Qu’un cymbalum et des violons me joueraient,
Cachés dans un bosquet auprès
D’un bassin vert, je crois que la douleur sournoise
Qui rôde et rampe autour de moi mourrait bientôt,
Percée au cœur d’un javelot
Sonore,
Au début de la danse, et néanmoins j’ignore
Tout au juste pourquoi.
— Mon souvenir a-t-il, peut-être, fait le choix
De cette mélodie aux durs accords,
Un soir que je longeais le quai sombre d’un port,
Au lever de la lune pleine,
Et que je fus m’asseoir dans un café de nuit
Pour y bercer ma peine ?
On y buvait, on y chantait, sous la lumière
Acide d’un grand lustre, mais le bruit
Ne pouvait effacer par sa clameur vulgaire
La voix du violon, et ma douleur s’enfuit
A ce cri déchirant… Oh ! le sublime cri !

CDLXXXIII
A UNE ROSE

Rose, referme-toi ! Cette abeille, enivrée
Par tes parfums secrets ne prend plus son essor.
Puisqu’elle te chérit, puisqu’elle s’est livrée,
Qu’elle meure en ton sein ! Est-il plus belle mort ?

CDLXXXIV
COMPLIMENTS INUTILES

Vous êtes l’ornement de ma vie et sa flamme,
Sa couronne d’acier, son myrte et son laurier ;
Sur mes blessures, votre souffle est un dictame,
Mais, lorsque je vous dis ces choses, vous riez !

CDLXXXV
LUNE OU LIMACE ?

Ce trait d’argent que vous preniez pour de la bave
Est l’œuvre de la lune. Aux heures du sommeil
Des plantes, elle passe et dans ses rayons lave
Leurs feuilles des rousseurs qu’y laissa le soleil.

CDLXXXVI
MÉTHODES DIVERSES

Ils vont de gauche à droite en imitant la ligne
D’écriture hollandaise ou celle du ruisseau
De mon jardin. — Pourquoi ce vol bizarre, ô cygnes
Qui suiviez si souvent le trait de mes pinceaux ?

CDLXXXVII
INTIMITÉ

Portes closes, volets fermés…
Une lampe, du feu qui jase… On peut se taire,
Tricoter son rêve, s’aimer,
Se le prouver pertinemment, de façon chère.

CDLXXXVIII
A UN AMI

Ingénieux conteur ! à cette heure, sans doute,
Tu regardes Victor Hugo tendant le bras
Au milieu du Palais-Royal. — La longue route
Chinoise où nous marchons, ce soir, n’en finit pas.

CDLXXXIX
FAUNE SIMPLE

Non, ne lui prêtons pas de pensées
Abstruses, pour lui farcir la tête :
Cette heure est, maintenant bien passée.
Point de discours
Chargés de sens, qui gâteraient la fête
Agreste de ses jours…
Que j’aime mieux le voir, grattant sa toison brune,
Adossé à ce chêne où filtre un peu de lune !
Regardez-le : sa lippe s’exagère ;
Il a jeté sa flûte à terre,
Il écoute, sans mystère,
Le babil du vent disert
Qui frise l’eau ;
Il se cambre parfois, les mains aux hanches,
Le souffle court, les yeux mis-clos,
Sous le dôme humide des branches,
Pour aiguiser nerveusement ses cornes torses,
Le long des sillons de l’écorce.
Vers l’aube, il chantera d’une voix adoucie,
Sans faire aucune prophétie.

CDXC
LE VIVIER

Ce cher vivier dormant est votre paysage ;
Il est bleu, d’un bleu pur et pâle, le passage
D’une nuée, au ciel, vient parfois l’assombrir
Et changer la turquoise en un profond saphir,
Mais il vous plaît toujours, et toujours il apporte
Un rêve d’autrefois où des princesses mortes
Goûtent le crépuscule en somptueux atours.
L’hiver torrentueux, durant ses mauvais jours,
A beau laver le sol et brouiller chaque trace,
L’eau réfléchit encor l’image qui s’efface.
— Dans ce miroir subtil, vous avez regardé
Si souvent le reflet du vieux mur lézardé,
Le reflet de vos yeux, le blanc reflet des cygnes
Et celui de l’Amour de plâtre qui désigne
Certaine grotte obscure et propice aux serments !
— C’est votre paysage où, très indolemment,
Vous vous laissez porter dans une barque basse.
Le grand arbre du bord, d’un geste plein de grâce,
Penche toute sa verdure pour abriter
Votre front délicat des ardeurs de l’été,
Une brise en mineur chuchote à vos oreilles,
Vous écoutez les soupirs du bois, une abeille
Qui bourdonne, tandis que les duvets de l’air
Viennent avec respect caresser votre chair.
Souvent vous abordez à la rive de l’île
Charmante qui paraît, sur cette onde tranquille,
Comme un bouquet surgi du fond secret des eaux ;
Là, pour vous pénétrer du rêve d’un oiseau,
Vous prenez le tapis de l’herbe comme couche,
Enfin vous souriez, en regardant ma bouche…
Je vous regarde aussi… L’heure coule sans bruit…
Puis vient le soir, puis vient le noir, puis vient la nuit.

CDXCI
VILLÉGIATURE

Calme et grave, c’est loin du fracas de nos villes
Que votre face est la plus belle.
Venez me retrouver dans ce canton tranquille
De Chine, à l’ombre d’une ombrelle.
Venez vite : l’endroit est d’un facile accès.
Les chinois du pays sont chinois sans excès ;
Ils vous feront un beau succès.

CDXCII
L’AMATEUR ET LE BOUSIER

L’insecte dodu passe
Dans la poudre du sentier blond,
Laissant la trace
Minuscule de ses membres minces et longs.
Tu le contemples fixement ; il roule,
A reculons,
Une encombrante boule
Qu’il mène au loin, là-bas,
En marchant à petits pas.
Cela, certes, est un métier bien rude,
Cela, certes, est fort curieux,
Disons mieux :
Cela ferait même un sujet d’étude,
Et cependant, les longues heures consacrées
A regarder un scarabée
Qui ne t’inspire ni des rêves, ni des livres,
Sont-elles pas du temps perdu ? Quand tu veux suivre
Ces travaux d’un insecte noir,
Mon ami, tu ne sais plus voir
La majesté du monde et tu ne sais plus vivre.

CDXCIII
CRITIQUE LITTÉRAIRE

J’aime votre recueil de pensées ;
Il paraît plein de choses sensées,
Précises, quelquefois, un peu nulles :
Sagesse digestible, en pilules.

CDXCIV
FIN DE CONTE

La fée aux pieds d’argent vient de gagner son antre ;
Un chambellan obèse et chamarré la suit.
Dans l’ombre de l’étang, une sirène rentre…
Minuit.

CDXCV
ÉCLAIR

Ciel d’orage tumultueux, ciel de labour…
Soudain, un soc d’acier déchire l’ombre pour
Nous enterrer sous une nuit plus sombre encore,
Mais je t’ai reconnue en cet instant si court.

CDXCVI
BEAU PARLEUR

Il nous entretiendra d’abord de ses aïeux,
Seigneurs immaculés au cœur impérieux,
Puis il évoquera l’image de sa mère ;
Son âme de valet n’en paraîtra que mieux,
Et des pleurs éloquents mouilleront ses paupières.
D’ailleurs, il parle bien, sans filandreux discours,
Ses hommages aux vieilles dames sont d’un tour
Particulier et d’un parfum de vieille France,
Mais sentent néanmoins un peu la basse-cour
Où le paon ne saurait perdre son importance,
Car les fleurs de sa roue éblouiront toujours.

CDXCVII
SPLEEN NOCTURNE

Florise, berce-moi ! Quand pourrai-je dormir ?
Que ferons-nous demain, si demain nous ramène
Les tortures de ce matin ? Tout l’avenir
S’annonce comme un long catalogue de peines…
Florise ! penses-tu que la nuit va finir ?

CDXCVIII
LE MOT JUSTE

Je te répète que je t’aime,
Je te dis que tes yeux furent pris en plein ciel,
Mes déclarations d’une élégance extrême
Ont la douceur du miel ;
Je te compare
Doctement à Phébé,
A certain bel oiseau
Dérobé
Aux Mille et Une Nuits,
A cette fleur en forme de fuseau
Qui couronne mon puits
Et l’embaume d’un parfum troublant ;
Je te cherche des surnoms galants ;
J’ai trouvé : « Mon Entéléchie »…
A-t-on jamais dit mieux ?…
Mais tu sembles plutôt rafraîchie
Par ces brûlants aveux ;
Je crois que tu veux
Autre chose…
Tu veux que je t’appelle : « lapin rose. »

CDXCIX
FAÇONS D’AIMER

O chats libidineux ! me croyez-vous donc sourd ?
Ne peut-on s’adorer de façon moins amère,
Moins bruyante surtout, et dans d’autres gouttières,
En plein jour ?

D
JUILLET

Des tourbillons dansent sur la route,
Des oiseaux criards dansent aussi…
Fête d’été sous la voûte
D’un ciel sans merci.

DI
CHEVELURES

A choisir : languissante et douce, (un peu trop douce),
Blonde, vraiment, sans artifice,
Ou bien mondaine, vive et pleine de malice,
Mais cependant un peu trop rousse.

DII
LE JARDIN DE THISBÉ

Thisbé vient de se perdre au sein du labyrinthe
Qu’un artiste venu de Florence a construit.
On y voit se croiser, dans une triple enceinte,
Mille petits sentiers propices au déduit.
Voici le rond-point de l’Occasion, la vasque
Du Cygne, l’espalier des Tardives Amours,
Le banc de l’Iroquois, le chemin bergamasque
Qui ramène au bassin d’Eros par un détour…
Et Thisbé, de sa voix la plus perçante, appelle
Frontin, pour la tirer de ce piège à pucelles.

DIII
FATIGUE PRÉVUE

Nous sommes aux derniers jours de l’automne. Il neige,
Ma houppelande se couvre de flocons blancs.
Mon cœur est déjà lourd : les chagrins ne l’allègent
Guère ! — Neige, chagrins… quel ensemble accablant !…
Et si la neige fond à la saison prochaine,
Vos doux yeux feront-ils aussi fondre ma peine ?

DIV
RETOUR DE SYLVIE

Je reverrai bientôt Sylvie !
Brûlant orchestre de l’été,
Fleurs sonores de mélodie,
Accords d’azur dans la clarté !
Les coteaux ont pris leurs couleurs de fête,
Mille alouettes sont prêtes
A jaillir comme des fontaines vers les cieux
Et retomber en chansons de Jouvence,
Afin que nous gardions plus longue souvenance
D’un jour délicieux.
Maintenant, tressons des couronnes,
Profitons des rayons que le soleil nous donne,
Cueillons dans l’ardent matin
Des corolles aussi parfumées
Que la chair de ma bien-aimée,
Sans que leur doux éclat puisse égaler son teint.
La voici ! L’heure hésite et s’attarde, ravie…
Gloire ! J’entends sonner au fond des airs
Des trompettes de timbre clair,
Pour saluer le retour de Sylvie.

DV
AMOUR

Elle était à ses yeux ce qu’il était pour elle :
Un mal renouvelé qui toujours se prolonge,
Dont le venin subtil, versé dans la prunelle,
Va se glisser jusqu’au fond du cœur et le ronge.

DVI
CHINE

Quand reverrai-je le grand fleuve
Rampant sous son manteau de soie ?
L’anse dormante et noire où les buffles s’abreuvent ?
Le paysage de ma joie ?

DVII
QUALITÉS

Vous êtes faible, assurément, d’âme légère,
Sans grande intelligence et d’esprit très pointu ;
Vous aimez un peu trop changer de lit, ma chère,
Et brillez par d’autres vertus que la vertu.

DVIII
ALTITUDE

Vieux proverbe chinois : « Tout l’esprit de la femme
Est reclus dans son ventre ». Axiome assez bête,
Car l’esprit de la femme et son cœur et son âme
Flottent très au-dessus de sa tête.

DIX
TOMBE D’UN AMI

Je reviens d’une promenade au cimetière.
Le jardin de la mort souriait, la lumière
Y mettait sa douceur. Je crois que le carré
De terre où dort Pierrot est, en somme, paré
Fort congrûment : un peu de marbre, quelques lignes
Discrètes… presque rien… tout cela blanc de cygne.
Beaucoup de fleurs : iris, muguets, lys et jasmins
Candides, deux ou trois marguerites, enfin,
Contre la pierre blanche, un rosier blanc retombe,
Pour que l’on puisse voir, toujours, près de sa tombe,
Ainsi qu’un souvenir de lune et de frimas,
Des pétales teintés par l’astre qu’il aima.

DX
BOURGEOISIE

Que viens-tu faire ici, dans le vent dur et froid ?
Retourne donc chez toi !
Va retrouver les vergers à mi-côte,
La maison douce au voyageur et l’hôte
De souriant accueil,
La porte ouverte à deux battants, le seuil
Facile, au niveau de la rue, un feu qui chante,
Les lourds chenets,
Le bon fauteuil capitonné
Et la servante
Accorte qui se laisse embrasser dans le cou,
Enfin, contre le mur tendu d’étoffe grise,
Régulière surprise,
La pendule helvétique où s’enferme un coucou.
Pars, mon ami ! regagne au plus tôt ces parages
Tempérés et modestes
Qui te plaisent, contemple à loisir un visage
Souriant sans malice aucune et reste
Devant l’âtre, paisible amant,
A te chauffer la plante des pieds, sagement.

DXI
PROPOS DE COUR

Prince ! dessinez-vous un lys à noble tige,
Il embaume, un oiseau roucoulant sur un if,
Il roucoule en effet. — Ah ! prince ! que ne puis-je,
Quand je parle de vous, être moins excessif !

DXII
INSTANTS HARMONIEUX

Des parfums dans le vent, une rose qui tremble
Au bord d’un jardin jaune et vert ; chantant ensemble,
Deux rossignols tressent déjà leurs hymnes purs,
Et votre visage est moins sévère, il me semble.

DXIII
FEMME CHARMANTE

Elle est ardente féministe et vieille fille ;
Jamais on ne la vit aimer, rire ou pleurer,
Mais elle sait brandir un parapluie aiguille
Et s’en servir, mieux qu’un prévôt de son fleuret.

DXIV
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

J’entends toutes tes paroles,
J’en souffre sans dire mot…
Heureux, l’oiseau qui s’envole !

2

Ton sourire m’a déplu…
Etre une onde qui s’écoule
Et ne revient jamais plus !

3

Tes attaques meurtrières
Savent m’atteindre en plein cœur…
La taupe, sage, se terre.

4

Esclave de ton plaisir,
J’attends humblement tes ordres…
Un lièvre pourrait s’enfuir.

5

Tous ces fruits que tu m’apportes,
Il faut bien m’en délecter…
Le vent passe sous les portes.

DXV
CAUCHEMAR ANCIEN

Je me trouvais couvert d’une ombre
Durement déchirée
Par d’affreuses lueurs pourprées.
Autour de moi, j’apercevais quelques décombres
De rêves anciens. J’avais froid.
Une maigre figure
Me regardait, de maigres doigts
Serraient mon cœur et je sentais une morsure
A mon cou ; je souffrais, je me plaignais ; du sang
Coulait sur ma poitrine, à lourdes gouttes.
Un homme bien vêtu me raillait en passant
Sur cette route
Blanche, sans arbres, toute nue,
Où je devais marcher, où s’ouvraient de grands trous…
Soudain vous m’êtes apparue.
— J’en garde un souvenir si lumineux, si doux,
Que j’ai tout oublié de mes rêves amers
Et je crois même
Que j’aime
Avoir souffert.

DXVI
BIBELOTS

Dès qu’elle ouvre les yeux, la belle Rosalinde
Réclame d’une voix plutôt aigre
Ses lapins, sa gazelle des Indes
Et son libidineux petit nègre.

DXVII
VILLÉGIATURE

La poursuivre ? Ah ! pour quoi faire ?
Laissez-la plutôt courir !
Elle a besoin, parfois, de changer d’atmosphère
Pour tuer ses souvenirs.

DXVIII
RÈGLEMENT DE COMPTES

Horizon lourd, temps triste…
Je vais noter en souriant et sans émoi
La redoutable liste
De vos nombreux sujets de plaintes contre moi.

DXIX
ONZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Dans cette tombe où son corps se recroqueville,
Sommeille pour longtemps le maigre Mascarille…
Canaille, si l’on veut… pourtant on l’aimait bien !
Il savait plaisanter, chanter, aimer et boire ;
Il sut même mourir honnêtement. — Combien
De temps durera sa mémoire ?

DXX
SUPRÉMATIE

Le soleil n’admet pas de rivaux en été ;
Le rossignol lui-même, à l’aurore, se tait.

DXXI
LIBÉRALITÉS

Si mon vieux pommier vous séduit,
Si mon rosier vous plaît avec ses fleurs de braise,
Cueillez les roses et les fruits,
Donnez vos yeux que je les baise.

DXXII
ARABESQUE

Vos pommettes,
Vos ongles sont roses ;
Vous dansez au son des clochettes
Et prenez d’adorables poses
Pour séduire l’esclave noir.
— Devant tous les petits trous de serrures,
Les eunuques se sont accroupis pour vous voir.
Vous dansez sans règle ni mesure,
Sans penser au Sultan brûlant de jalousie,
Sans penser même aux convenances !
Vous dansez à votre fantaisie.
Vous piquez dans le laineux tapis vert
Un petit pied pointu, plein d’assurance,
Tandis que l’autre reste en l’air,
Et que vos mains se tordent,
Et que vos dents de perle mordent
L’amant toujours absent (oh ! déplorable absence !)
L’amant qui vit je ne sais où…
— Demain soir, nous verrons la fin de cette danse,
Car, demain soir, on vous coupe le cou.

DXXIII
BILLET SANS ADRESSE

Chère, je vous revois en tous lieux, jour et nuit !
Loin de vous, je ne peux vivre : votre visage
Se dessine dans les nuages,
Dans les étangs, au fond des puits.
Attendez un moment celui qui fut le prince
Absolu de tous vos plaisirs…
Il garde, en souvenir de vous, un poignard mince
Dont il voudrait bien se servir.

DXXIV
DOUZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Après dix jours de jeûne et treize jours de fièvre,
Zerbinette mourut, un sourire à ses lèvres.
Elle voyait le ciel comme un grand carnaval :
Anges arlequinés, Trônes armés de battes
Et Dominations culottés d’écarlate,
Scaramouche drapé d’ombre menant le bal…
En rêvant aux plaisirs que le trépas apporte,
Zerbinette a souri ; maintenant elle est morte.

DXXV
DIALOGUE

« Tais-toi ! — Je me tairai s’il me plaît de me taire !
— Ah ! folle ! t’ai-je dit jamais deux fois : je veux ? »
Apres accents, larmes et cris, gestes nerveux…
Ce n’est rien !… c’est un peu de bonheur qu’on enterre.

DXXVI
RENAISSANCE

Comme un souple éventail mauve clair qui s’éploie,
Une lueur grandit au seuil de l’horizon.
Voyez ce point de feu, ce point sanglant ! — Oh ! joie !
La douce lune a pu sortir de sa prison !

DXXVII
HEURES HEUREUSES

Vous voir, vous contempler, recueillir la promesse
Que vous resterez là, près du feu, jusqu’au soir…
Ce regard enchanteur, c’est à moi qu’il s’adresse,
C’est à moi qu’il redit ce que je crois savoir !

DXXVIII
REFLET INSAISISSABLE

L’ombre est encore indécise, il fait clair ;
Silencieux, je sonde
Mon rêve à l’eau profonde ;
Hésitant sur le bord du ciel vert,
Une étoile se double dans l’onde
De la mare, parmi les lotus entr’ouverts.
Au fond de ce miroir,
Il me plairait d’apercevoir
Votre visage !
Ce beau reflet complèterait le paysage :
Il serait grave
Comme lui,
Et comme lui teinté légèrement de nuit
Par une ombre suave
Que vous paraissez avoir prise
A l’heure que Verlaine appelait l’heure exquise,
A cette heure qui met
Tant de douceur en vos grands yeux sans ruse…
Mais, hélas ! le reflet qui déjà se formait
(Et qui s’était promis) se refuse !

DXXIX
LE MAUVAIS ABRI

Cet univers triste et mouillé que je traverse
Est un abri mal fait pour garer de l’averse.

DXXX
SUPPLIQUE

Lune peinte et fardée ! ô blanche avant-courrière
D’un songe tissé de fils d’or !
Faucille des lacs froids, écoute ma prière :
Je veux des rêves quand je dors !
Je veux, Parfum du Ciel ! des rêves qui me disent
Ce que je n’ai pu deviner :
Les secrets inouïs emportés par les brises
Et le mal des grands lys fanés.
Je veux des songes fous d’une beauté vivante,
Musicaux, sonores, sereins,
Où passe le soupir du vent des mers, où chante
La conque des tritons marins.
Je veux des songes imprévus qui me répètent
Les monologues des corbeaux
Et le grincement dur que fait la girouette
Avant de me tourner le dos.
— Toi qui poses du rouge aux lèvres des nuages
En paraissant à l’horizon !
Toi qui poudres d’argent les nocturnes feuillages,
Dame d’atours des frondaisons !
Toi qui sais composer des arcs-en-ciel plus tendres
Et plus subtils que ceux du jour,
Pour charmer ton ami Pierrot prêt à se pendre
Et les princesses dans leurs tours !
Toi qui, te promenant sur les vieux cimetières,
Caresses la pointe des ifs
Et veux bien adoucir d’un rayon de lumière
Les tombes des gens positifs !
Toi qui sais enseigner aux farfadets, aux gnomes,
Aux sylphes, aux lutins fluets,
Et jusqu’à la tribu frigide des fantômes
A danser de bleus menuets !
Toi dont la face un peu sévère est adoucie
D’un halo mauve quand il pleut,
Toi qui verses du lait sur les herbes roussies,
Protectrice des chats galeux !
Toi qui, d’un seul regard, peux engourdir les sèves,
Prêtresse de cultes divers,
Mère des pavots noirs, vends-moi tes plus beaux rêves !
Je les paierai avec des vers.

DXXXI
LE PLAISIR DE VIVRE

Notre existence vaut son prix, mais rien de plus…
Le papillon perd sa splendeur dès qu’il a plu.

DXXXII
AMOUR CONDITIONNEL

Comme elle ouvre son lit, Chloris offre son corps
Entier, lisse, nerveux, rose et tendre, à qui l’ose
Prendre et congédiera, pour peu qu’il s’ankylose,
Damon, solide amant qu’elle chérit encor.

DXXXIII
GRAND AGE

Quand la mouche est sordide, elle vit très longtemps…
Je ne m’étonne point que vous ayez cent ans.

DXXXIV
SPLEEN

Tristesse qui se creuse
Sous soi, mélancolie affreuse,
Sans forme, sans figure,
Mais présente ;
Tristesse harcelante
Qui s’impose, qui dure,
Qui, chaque jour, nous semble rajeunie ;
Pour mieux nous donner à souffrir,
Elle se sert d’un souvenir,
D’un regret, d’un espoir, d’un rêve à l’agonie ;
Elle retire, brin par brin,
Les fils tordus de notre vie
Et nous les montre : tel chagrin,
Tel mouvement d’envie,
Telle déception cruelle,
Tel plaisir avorté,
Tel mauvais songe et telle
Petite lâcheté.
— Que faire avant demain, sinon devenir fou
Et sauter à pieds joints dans le trou ?

DXXXV
PASSANTE

Passez, de votre pas gracieux et futile !
Chacun vous suit : l’agent des mœurs, le professeur,
Le lycéen, le caporal, le vieux chasseur
De jupons frémissants et le mime Bathylle.

DXXXVI
FLEURS PERDUES

Oh ! par un jour si triste où les prés desséchés
Jaunissent, bien qu’au ciel le soleil soit caché,
Que ne puis-je revoir la claire et folle pluie
Qui tombait lentement des branches du pêcher !

DXXXVII
PROMESSE

Quand tu sauras pleurer, t’indigner et sourire,
Quand tu sauras chanter sur des rythmes divers
Et faire vibrer les sept cordes de ta lyre,
Alors tu connaîtras le secret des beaux vers.

DXXXVIII
FLEUR MÉLODIEUSE

Le bord du ciel mauve s’irise,
L’ombre est moins dense,
Plus de brise ;
Dans l’air immobile, un courli
Lance,
Comme on lance une flèche, son cri.
Je l’écoute,
Rêvant de mon amour… et voici
Les rayons de la lune au teint clair ;
Ils ajoutent,
Dirait-on, du mystère
A cette douce nuit…
Mon rêve danse,
Mon rêve se divise
Comme un essaim, mon rêve fuit.
— Et, maintenant, sur l’onde grise
Du petit lac, un lotus luit
Sous la lune qui se balance,
Et je crois que le lotus chante
Un chant d’ivoire au milieu du silence.

DXXXIX
TREIZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Ici dort Brighella, fin buveur de faro,
Voleur de grands chemins que l’on aurait dû pendre.
Il fut, l’heureux rival de notre ami Pierrot
Et pour lui Colombine eut des soucis fort tendres.
Il trahit, déroba, tricha, fit pis encor,
Mais, depuis avant-hier, il est tout à fait mort.

DXL
QUATORZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Lucinde eut des amants (et de plus d’une sorte).
Cela n’empêche pas que Lucinde est bien morte.

DXLI
CRIME PRÉMÉDITÉ

Jour d’hiver. — Le chasseur va querir sa victime ;
Il voit un loriot sur l’arbre noir et nu ;
Sa flèche part, l’oiseau culbute de la cime ;
L’arbre est plus noir encor ; le loriot n’est plus.

DXLII
LA VOIE HÉROÏQUE

Le chemin contourné que l’on m’a dit de prendre
Est, paraît-il, le seul qui mène à votre cœur.
Je le suis, le sourire aux lèvres, mais j’ai peur
De m’égarer, un soir de brume, en ses méandres…
Et, cependant, je le suivrai, s’il me conduit,
Avant qu’il soit trop tard, dans votre lit, la nuit.

DXLIII
HEURE MATINALE

Grise, avec des reflets d’étain,
Une vapeur couvre les prés.
Le bleu du ciel paraît plus près,
Le vert de l’herbe moins certain.

DXLIV
DÉLECTATION

Je vais rêver au suc des pêches, sans bouger,
Couché sous un des lourds pêchers de mon verger.

DXLV
NOSTALGIE

Je songe à la rive déserte,
Aux cris perdus dans la nuit verte,
Au sol brûlant
Dont la splendeur effarait l’œil,
A ce rustique seuil
Branlant
De ma cabane,
A l’aigle qui tournoie au-dessus de la brousse,
Aux vipères de l’herbe rousse,
Aux arbres bleus pleins d’oiseaux en chicane,
Aux négresses qui se promènent les seins nus,
Portant sur leurs cheveux crépus des vanneries,
A la batellerie
Des pirogues, à certains astres inconnus,
A certains fruits parfumés,
Aux grands feux de branches sèches que j’allumais…
— Indicible magie
D’un souvenir pareil !
O nostalgie
De l’ombre chaude et du soleil !

DXLVI
LETTRE TENDRE

Vous êtes loin, pourtant votre absence me semble
Heureuse. Voyagez, l’été va vous brunir,
Puis vous me reviendrez ; nous pillerons ensemble
Un trésor débordant de riches souvenirs.

DXLVII
CHANSON

Je crois, en essaim, voir voler
Des vers que, jadis, vous me lûtes,
Dans ce parc aux tons violets
Où s’évapore un air de flûte.
Ces vers formaient une chanson
Dont la grâce, tant soit peu vieille,
Tenait sa gaîté du pinson
Et son dard cruel de l’abeille.
Ils chantaient les rêves d’un fou :
Mes soupirs, vos regrets, mes fièvres,
Vos deux bras autour de mon cou
Et ma bouche contre vos lèvres ;
Ils célébraient à son éveil
Le terrible amour aux yeux sombres…
Jadis, ils volaient au soleil,
Maintenant, ils volent dans l’ombre.

DXLVIII
MISE AU POINT

Votre talent consiste à dire des fadaises
Sur un ton singulier, parfois même brillant.
On vous juge penseur profond… à Dieu ne plaise !
Mais vous savez très bien réduire en copiant.

DXLIX
RENDEZ-VOUS

Sa démarche toujours me la fait reconnaître
Quand, de loin, je la vois paraître…
C’est elle !… Qui pensiez-vous que ce pût être ?
Voici sa face si ravissante et ravie,
Si douce aussi dans la lumière…
« Bonjour ! comment vous portez-vous, ma chère
Sylvie ? »

DL
PROMENADE NOCTURNE

Promenons-nous, mon cher amour,
Le soir est tendre ;
Sortons par la ruelle du faubourg.
La lune, au bord du ciel, a des tons d’ambre
Qui, peut-être, vous plairont.
Sur la route paisible où tombe
L’ombre,
On entend, tout au loin, des appels de clairon.
Nous parlerons de nos chers souvenirs
Devant les prés couleur de cendre ;
Nous saurons même nous comprendre
Sans rien dire…
Puis, comme il sera tard, nous rentrerons en ville
Par la rue Alexandre Dumas, très tranquille
A cette heure. Enfin, quand nous aurons
Dépassé la boutique du charron
Et suivi le mur de l’église
Jusqu’à l’ancien abreuvoir
Qu’elle domine en son manteau de pierre grise
Nous nous dirons à voix basse : au-revoir !…

DLI
PRÉTENTION

De ce rôle de reine au milieu de sa cour
Je ne vois plus que le costume.
Redevenez bourgeoise ! Un palais fait de brume
S’évanouit avec le jour.

DLII
PRÉTENTION

Votre pensée agile aux lignes grêles
Fait des écarts en bondissant : je crois
Qu’elle voudrait passer pour sauterelle,
Mais celle-ci saute-t-elle pas droit ?

DLIII
PRÉTENTION

J’ai mangé tout le jour des fruits délicieux
Qui caressent la langue.
Je voudrais maintenant manger la lune : aux cieux
Elle apparaît comme une rouge et mûre mangue.

DLIV
ALPINISME

J’aime grimper aux flancs des montagnes, pourvu
Qu’elles ferment la vue, et je n’ai nulle envie
D’atteindre les sommets neigeux, libres et nus
D’où l’on peut distinguer l’horizon de sa vie.

DLV
ÉTÉ

Le ciel brûle et le sol se couvre d’un manteau
De poussière trop blanche où le soleil assène
Ses lourds rayons ainsi que des coups de marteau.
Les pruniers, au tournant du chemin, me font peine.

DLVI
PRIÈRE

N’obéis pas, ô rêve ! à ma voix qui t’appelle !
Reste pelotonné dans le sein de la nuit !
Ne viens pas me montrer le visage de celle
Qui me fascinerait avec un air d’ennui !

DLVII
L’HOMME QUI DANSE

Il danse
Agréablement,
Avec légèreté, comme il ment ;
Son élégance
Est certaine, son charme aussi,
(Son charme est pire !)
Des mots précis
Définiraient ce qu’il veut dire
Mieux que des pirouettes et des sauts,
Mais la parole, à ce qu’il semble, est pour les sots.
— Il préfère danser en petit comité,
Tromper la vie et l’éviter,
Se gausser d’elle, la rejoindre
Et ne pas voir la vérité
Fraîche qui pourrait poindre,
Effrayante de nudité.
— Dansez donc, faites vos pirouettes adroites,
Mais n’oubliez pas qu’il vous reste
A combler une boîte
Où vous devrez dormir sans mensonges ni gestes.

DLVIII
FERVEUR

Nous n’avons parlé ni du clair de lune, ni
Des rougeurs du couchant… Nous nous regardons vivre.
Tu verras dans mes yeux un amour infini,
Je lirai dans les tiens comme on lit dans un livre.
Nous nous taisons ; beauté de l’instant, rythme sourd
De nos deux respirations… Mais l’heure court
A petits pas pressés sous la lourde pendule.
O Cydalise ! il faut nous séparer ! adieu…
Je veux dire : à demain. — Qu’il me fut doux, ce lieu
D’où tu sors comme s’y glisse le crépuscule !

DLIX
NOCTURNE

Le nuage s’écarte, un pan de ciel se montre,
Tout noir, encadré d’ambre ; un astre clair y luit,
Solitaire et perdu, qui semble collé contre
L’ombre dont la paroi fait le fond de la nuit.
Cet agréable arrangement est fort propice
A de voluptueux et tendres exercices.

DLX
QUINZIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE

Gilles serait donc mort et dormirait ici ?
Gilles, ce Prince Charmant de la fantaisie,
Ce roi de la frivolité, roi sans souci
Mais très bon roi pour ses sujets en poésie,
Et dont le sceptre était un lys ?… Ah ! coups du sort !
Maintenant, il est mort, très mort, tout à fait mort.

DLXI
DERNIÈRE ÉPITAPHE PLAISANTE

Dis ! te rappelles-tu les seins de Francisquine,
Passant qui viens fouler l’herbe de la colline
Où tant de morts, côte à côte, sont allongés ?
Te les rappelles-tu, ces seins ? as-tu songé
Aux baisers qui leur furent donnés, aux caresses
Qui les frôlèrent, à leur éclat, leur souplesse
Et leur altière fermeté ? — Sache-le bien,
Ces seins voluptueux et blancs ne sont plus rien
Qu’un petit tas de cendre en un cachot sans porte…
Car Francisquine est morte.

DLXII
DANS LA TRANCHÉE

Il pleut, il pleut, bergère,
Des gouttes d’eau quelque peu dures,
Et le lourd fracas du tonnerre
N’est pas précisément un murmure…
Il faut s’y faire ;
On s’y fera : n’y pensons plus !
Demain, nous dirons : il a plu
Dans la tranchée
Boueuse encore et que le vent
A mal séchée,
Mais nous sommes toujours vivants,
(Jusques à quand ?)
Sourions donc, prenons la vie
Comme elle vient
Et prenons de même la mort.
D’ailleurs, il ne nous manque rien,
Pour adoucir les rigueurs du sort,
En ce boyau de terre,
Que la bergère
Dont j’évoquais l’image tout d’abord.

DLXIII
LIMITE

Puisque vous y tenez, ayez l’âme brisée,
La conscience obtuse et le cœur avili,
Mais ne servez donc pas de publique risée
A cause d’une enfant qui sait se mettre au lit !

DLXIV
DÉTAILS

Vous userez vos yeux, vous gâcherez vos veilles
En examinant à la loupe, (avec quel soin !)
D’évanescents reflets sur une aile d’abeille.
Et chaque instant qui passe est un instant de moins.

DLXV
NUIT BLANCHE

Saurai-je m’endormir enfin, malgré les cris
Du vent dans le jardin plein de branches cassées ?
Malgré les festins et le galop des souris ?
Malgré le vagabondage de mes pensées ?

DLXVI
AMBITION

Tu veux laver la lune et le soleil, tu veux
Boucher les trous que fait une alouette aux cieux
Et repriser les déchirures des nuages…
Ne pourrais-tu, d’abord, te nettoyer les yeux ?

DLXVII
RETOUR PRÉCIPITÉ

Je rêvais, j’étais sur une autre terre,
Dans une prairie, au bord frais d’un bois,
Quand je vis soudain ma fleur familière
Et je fus de nouveau chez moi.

DLXVIII
BRUIT IMPRÉVU

Sous la brise, l’étang des nénuphars se ride,
Un flamboyant se défleurit
Et la cascade agite un long voile liquide…
Quel est donc cet oiseau qui rit ?

DLXIX
LA DOUCE HALTE

Avant de vous connaître, Sylvie,
Les yeux clos, je tâchais de prévoir
De beaux spectacles pour ma vie.
Je rêvais ainsi, chaque soir.
Je galopais au pied de la Grande Muraille,
Et beaucoup plus loin,
Je me mêlais à des batailles
Héroïques, j’avais besoin
Du bruit
Des flots ou du silence atroce de la nuit,
Ou de la voix
Voluptueuse et littéraire des sirènes,
Ou d’un aboi
D’hyène,
Dans des ruines de palais…
Mais j’ai quitté ces lieux exotiques, ces grèves,
Et ces déserts dorés où m’emmenaient mes rêves,
Car, aujourd’hui, je ne me plais
Qu’au seul bonheur où me convie
Votre bouche humide, Sylvie.

DLXX
LES AMOURS DE THISBÉ

Dans le sentier du parc mauve, des ombres passent,
Par couples et sous la lune, comme il convient.
Derrière la verdure, on entend des voix basses
User de beaux serments qui n’engagent à rien.
L’abbé Ponce Poupette a poudré sa perruque
De frais, ce qui lui donne un air des plus galants ;
Il arrête Thisbé pour lui baiser la nuque
Et soupire ; tous deux repartent à pas lents.
Et, sous l’œil de Phœbé, le parc mauve protège
Ces pauvres cœurs humains qui se prennent au piège.

DLXXI
AVERTISSEMENT

Vous piaffez, frappant du pied comme un cheval,
Vous secouez la tête et refusez d’entendre,
Vous insistez. — Je cède. Allez donc à ce bal
D’où vous rentrerez tard, courbatue et très tendre.
Mais, chère, dès maintenant je vous avertis
Que je compte dormir, cette nuit, dans mon lit.

DLXXII
COMPENSATION

On a certes raison de dire
Que le bon, chez la femme, est mille fois meilleur
Que chez l’homme, par l’âme et l’esprit et le cœur,
Mais le mauvais est dix mille fois pire.

DLXXIII
LE BEAU JOUR

Je ne serai plus seul sur la grand’route dure !
Je marche vers mon but en chantant. C’est donc vrai ?
Lève encore une fois vers mes yeux ta figure…
Non ! je ne croyais pas que ce moment viendrait !

DLXXIV
CROQUIS DE LUNE

Du sommet de ma tour de veille, tout en haut,
Vous pourrez admirer la lune, son halo,
Ses grimaces d’amour et de mélancolie
Et, plus bas, son reflet ironique dans l’eau.

DLXXV
COULISSES DE CIRQUE

On répète… Bruits de cymbales, de triangles,
Instruments lumineux jouant parfois ensemble ;
Défroque de clown près d’un habit noir,
Cerceaux roses qui sont, chaque soir,
D’un si magique effet,
Plats brillants que l’on fait
Tourner en équilibre au bout d’un bâton mince,
Autres plats, un peu ternis,
Qui ne servent que pour la tournée en province,
Lanternes, gobelets, fusils de bois, flamberges,
Croupes de chevaux endormis…
Je caresse, en passant, le chat de la concierge
Et dis bonjour au vieux trapéziste intrépide,
Aux Japonais qui se mettront en pyramide,
Vêtus de beaux costumes verts…
Mais, où que j’aille
Le long de ces charmants chemins couverts
Où flottent des drapeaux de satin,
Je retrouve toujours la même odeur de paille,
Et la même odeur de crottin.

DLXXVI
SPLEEN

Que la terre poudroie et brûle ou qu’il ait plu,
Que les prés soient couverts de soleil ou de givre,
Je détourne les yeux : j’ai le dépit de vivre,
Comme un enfant que son jouet n’amuse plus.

DLXXVII
VIEILLE DAME

Avec sa robe noire et luisante, son sac
Tenu de près, son chapelet et cette mine
De belette triste ou de fouine,
On dirait qu’elle sort d’un roman de Balzac.

DLXXVIII
VAINE POURSUITE

Il est plus d’un gibier : délaisse la Licorne !
Soumets d’autres aventures à ton esprit.
La route que tu veux suivre n’a qu’une borne :
Cette pierre levée où ton nom est inscrit.

DLXXIX
INTRIGUE AMOUREUSE

Octave s’est épris d’Isabelle ; indiscret,
Il le répète à tous les échos du village.
Scaramouche a surpris au vol ce beau secret
Et double son essor par de longs bavardages.
Isabelle l’a su ; Octave lui plairait
S’il ne disait sa flamme à la brise qui passe…
Un rendez-vous est pris : Octave se tient prêt ;
Il arpente de long en large la terrasse…
Isabelle viendra vers minuit. — L’air est pur,
Une haleine très douce évente les ramures,
La lune glisse des reflets contre ce mur
D’où monte le parfum juteux des pêches mûres.
— Octave attend, s’impatiente, hésite encor…
Derrière sa courtine, Isabelle s’endort.

DLXXX
DÉFAILLANCES

Aux heures de sommeil, le tigre s’humanise…
Les dieux eux-mêmes font, quelquefois, des sottises.

DLXXXI
AMOUR TRAGIQUE

Toi, tu dis que tu m’aimes,
Quoi que je puisse faire, quand même.
Tu le proclames
A tout venant, devant chacun tu le répètes.
Tu parles de ton cœur, de ton âme,
En te prenant la tête
D’un air douloureux,
Avec une certaine arrogance…
(On en pense,
D’ailleurs, ce que l’on veut.)
Tu fais un discours sur mon inconstance
Que rien ne prouve.
Tu dis que ton amour est celui de la louve,
Mais tu l’exprimes par des plaintes.
Tu dramatises nos étreintes,
Tu mêles le miel et l’absinthe.
Moi, je voudrais garder un cœur allègre,
Quand tu laisses tomber dans la crème
Une ou deux gouttes de vinaigre,
Car, malgré ton amour, je t’aime.

DLXXXII
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS

1

M’offrir des oignons devant
Ce rouge bosquet de roses…
Oh ! quel geste inconvenant !

2

Tes mots d’esprit durent-ils
Plus longtemps que la rosée,
Tout en étant moins subtils ?

3

C’est une sombre fontaine,
Mais je reconnais vos yeux
Dans ce beau miroir d’ébène.

4

J’ai l’âme vraiment ravie,
Moins par cette chaude nuit
Que par les seins de m’amie.

5

Eau qui court… vent passager…
Larmes aussitôt taries…
Ce soir, je me sens âgé.

DLXXXIII
LE LINCEUL VIVANT

Ce vieux chêne, jadis, prit un manteau de lierre
Afin de s’ennoblir à nos yeux ; depuis lors,
Le serpent végétal sombre et souple l’enserre,
Porte des fruits, fleurit… mais notre chêne est mort.

DLXXXIV
EXAGÉRATION

Il convient de subir son mal avec courage,
Sans l’aimer, toutefois, ni l’étudier trop,
Car on finirait par comprendre le bourreau
Qui nous fit tant souffrir, et goûter ses outrages.

DLXXXV
CHARITÉ CHRÉTIENNE

L’homme dont vous parlez passe pour un goujat ;
Il est faible, indécis, tremblant de tous ses membres.
Pardonnez ! il ne vaut certes pas le combat :
Ce serait secouer un arbre en fin novembre.

DLXXXVI
SOMMEIL DE SYLVIE

Prenez un air plus grave, s’il vous plaît !
Le carnaval est mort,
Le jour renaît.
Dans son grand lit, Rosine dort ;
Cuvant son vin, Pierrot s’étire…
S’il flotte encor,
Sur les canaux, une vapeur de rire,
Le soleil la dissipera.
Vous vous tournez entre les draps
Et me tendez votre bouche, Sylvie !
Ah ! je connais bien cet appel :
Baisers sucrés, baisers de miel,
Baisers magiciens qui me rendaient la vie,
Aux jours mauvais…
Penchez la tête un peu, je vous en prie,
Car je vais
Troubler votre sommeil, tendrement…
Vous murmurez quelque chose en dormant ;
Vous souriez !… Ouvrez les yeux
Et prenez, ô Sylvie, un air plus sérieux !

DLXXXVII
JADIS

Marche en avant ! ne tente pas de revenir !
N’écoute plus la voix, par les échos grandie,
Des vagues du passé qui rongent l’avenir
Et déferlent, de mille douleurs alourdies !

DLXXXVIII
CAUSERIE SCIENTIFIQUE

Mon cher hôte, je vous croyais plus charitable :
La science n’est pas mon fort, je l’aime peu,
Mais quand vous m’invitez, tous vos propos de table
Traitent des Mexicains adorateurs du feu.

DLXXXIX
LE DANGER

Nerval ! tu n’aurais pas dû fréquenter les fées !
On les voit sous la lune, on les entend jaser,
Rire et chanter tout bas, d’anémones coiffées,
Et l’on meurt de n’avoir pas connu leur baiser.

DXC
GROS CHAGRIN

Je voudrais moins pleurer, mais une larme suit
D’autres larmes, incessamment. En vain, j’essuie
Mes yeux rougis d’avoir trop pleuré. Jour et nuit,
L’eau tombe de mes paupières, comme une pluie.

DXCI
DIFFÉRENCE

Le chat se plaint de ses amours dès leur début,
Preuve évidente de sagesse ;
Quand l’homme crie au bord des toits, c’est tout au plus
Qu’il vient d’occire sa maîtresse.

DXCII
EFFORT INUTILE

Si l’on vous dit d’être méchante, refusez,
N’essayez pas : vous ne pouvez sembler cruelle.
Quand votre bouche prend un air rigoureux, elle
Sourit, l’instant d’après, pour mieux s’en excuser.

DXCIII
FANTAISIE AU PIANO

Notes simples, vaste pré vert
Aux tons divers
Où des oiseaux jasent…
Extase
De chanter si librement au soleil !
Trilles rieurs, notes plaisantes,
Brusque réveil
D’une eau légère,
D’une eau courante
Qui va se taire,
Qui va bientôt s’endormir, qui s’endort,
Dans une mare,
Par d’étranges accords
Monotones ;
Note plus vive, note rare
Qui nous étonne,
Note subtile, note nue
Que l’on attend,
Et qui reste pourtant imprévue,
Et qui fait rêver si longtemps !

DXCIV
MÉTAPHYSIQUE

A mi-hauteur du mur moussu, des dieux trépignent,
Les fumerons d’encens montent dans l’air épais,
Et, sur l’autel, un spectre en marbre noir fait signe
De se donner à lui pour connaître la paix.

DXCV
BEL AIR

Votre regard pesant promet, déçoit et ment ;
La gazette soutient que vous êtes l’amant
D’une dame fort riche aux ardeurs tropicales…
D’ailleurs, le ton de vos cravates est charmant.

DXCVI
BRUITS INFÉRIEURS

Dans la cour, le canard cointe, le vieux chien grogne,
La poule pond muettement, le bœuf mugit…
En quoi cela peut-il émouvoir la cigogne
Maigre et si haut perchée au centre de son nid ?

DXCVII
LE BEAU JARDIN

1

— Je voudrais faire naître, au milieu du désert,
Un jardin tout peuplé de comédiens en masques,
Où d’élégants jets d’eau pleureraient dans des vasques,
Où des oiseaux soyeux chanteraient dans les airs.
— Mezzetin, compagnon fantaisiste et disert,
Agacerait Géronte en lui tirant les basques,
Et le gros Pantalon, interrompant ses frasques,
Dirait les vers que murmurait Gaspard Hauser.
— Clorinde cesserait de danser une ronde
Pour lisser au miroir ses fins cheveux de blonde,
Tandis que notre ami Pierrot, toujours épris,
— Mais toujours dédaigneux de fixer la fortune,
Redirait d’une voix qui sanglote et qui rit :
« Je m’offre en holocauste aux beaux yeux de la lune ! »

2

— Chère ! que j’aimerais à vivre, près de toi,
Sous les orangers ronds de ce charmant domaine !
Déjà tu connais bien les devoirs d’une reine,
Et je serai très bon dans mon rôle de roi.
— Un livre contiendrait tous nos textes de lois :
Un livre de beaux vers. — A ceux que l’amour mène,
Qui n’ont jamais souffert des tourments de la haine,
Notre sceptre ne pèserait pas d’un grand poids.
— Chaque heure serait douce et comme enrubannée,
Chaque jour serait jour de liesse, l’année
Entière formerait un printemps merveilleux,
— Et jusqu’au soir, quand s’assombrissent les ramures,
Je ne rêverai qu’à la couleur de tes yeux,
Au parfum de ta bouche et de ta chevelure.

3

— Dédaigneux de la hache et de la pendaison,
Nous paraîtrons des souverains très peu sévères.
Point de chaînes, peu d’estafiers, nulles galères !
Les seuls bosquets de houx serviraient de prison.
— A l’heure délicate et grise où l’horizon
Se nuance, nous jugerons les adultères,
Les libertins et ceux que le désir altère.
Nous tiendrons nos Grands Jours, couchés sur le gazon.
— Comment punir Pierrot de ses amours sublimes ?
Parce que Mezzetin vient de voler la rime
Finale du sonnet qu’écrivit Pantalon,
— Allons-nous le punir ? Punirons-nous Cassandre ?
Punirons-nous Scapin, ce philosophe ? Non !
Mais il comparaîtra pour qu’on puisse l’entendre.

4

— Ainsi, nous entendrons Nérine au blanc jupon
Qui, d’après son tuteur Géronte, se déprave,
Le Notaire qui me déplaît par son air grave,
Frontin qui te considère d’un œil fripon,
— Gilles qui déroba chez Ruzzante un chapon,
Sylvia qui voulut s’enfuir avec Octave,
Spavento qui, parfois, fait un peu trop le brave
Et Jeannot qui se montre insolemment capon.
— Tu plaideras pour eux et ta voix musicale
Charmera le jardin. Les merles, les cigales,
Les jets d’eau se tairont. Puis, je me dresserai,
— Solennel… et combien, déjà, cela m’amuse
De songer que mes plus inflexibles arrêts
(Sans frais) seront d’oubli, de pardon ou d’excuse !

5

— Diras-tu qu’au désert ne pousse aucun jardin,
Que c’est, tout au plus, un mirage qui se lève ?
Détrompe-toi ! Je réalise tous mes rêves :
J’ai découvert, jadis, la lampe d’Aladin.
— J’asservis les démons ; les quatre Facardins
M’ont donné leur tapis ; je sais la phrase brève
Qu’il suffit de prononcer bas pour qu’il m’enlève
Dans l’azur par un vol merveilleux et soudain.
— Pour traverser l’espace au galop des chimères,
Pour commander aux vents, à l’onde, à la lumière,
Aux esprits du matin, aux fantômes du soir,
— A l’heure qui s’écoule, aux heures éternelles,
Nous garderons toute licence et tout pouvoir,
Puisque nous nous aimons et puisque tu es belle.

DXCVIII
VÊTEMENTS INUTILES

Couverte de la peau d’un tigre, la brebis
Se plaît à voir de l’herbe et fuit devant l’image
Du loup qu’elle devrait épouvanter. — L’habit
Ne fait ni le guerrier, ni le saint, ni le sage.

DXCIX
EAU MALSAINE

Pourquoi me laisses-tu cette saveur amère,
Souvenir qui, souventefois, me désaltère ?

DC
IMPOSSIBILITÉS

Devant que de chercher la pitié chez les chattes,
Priez le perroquet d’être moins médisant,
Demandez au serpent de vous montrer ses pattes,
Aux femmes d’avouer le chiffre de leurs ans.

DCI
APPRÉCIATION

« Cette mouche saignée
Garde encore du goût, »
Dit la grosse araignée
En lui suçant le cou.

DCII
CROQUIS SOMMAIRE

Il fait très froid, le ciel a pris des tons de cire.
Contre le bord luisant de neige de mon toit,
Pour amuser l’enfant que j’aime à voir sourire,
J’ai dessiné le mont Fuji, avec un doigt.

DCIII
SÉPULTURE

Tâchez de me trouver, dès aujourd’hui, ma chère,
Dans vos très proches alentours
Un endroit bien choisi pour y dormir, sous terre,
Ce long sommeil muet que l’on n’interrompt guère
Au jour.
Je ne demande pas de saule
Ni de marbre sculpté,
Mais je voudrais, en souvenir de votre épaule,
Un beau coussin de soie où m’accoter,
Et, sur la tombe, un grand bosquet de roses
Afin que, dans les longues nuits d’été,
Le rossignol s’y pose
Pour chanter.
Les fleurs me rappelleront vos lèvres
Et les chants de l’oiseau cette suavité
D’une voix dont je connus la fièvre.
Ainsi, mon amour, je pourrai,
Malgré la pierre lourde,
Dormir tout seul, au sein de l’ombre sourde,
Sans pleurer.

DCIV
LA NOBLE CHAÎNE

Vous demandez pourquoi je vous suis attaché,
Pourquoi je vous vénère et pourquoi je vous aime ?
C’est que vous rendez pur tout ce que vous touchez.
C’est que vous avez su me rendre pur moi-même.

DCV
CLÔTURE

… Et voici le quatrain qui termine ce livre
Composé sans lien, selon l’heure et le vent,
Où j’ai rêvé parfois et plaisanté souvent,
Où je notais des vers en me regardant vivre.

Sur les routes de Chine,
au soleil d’Afrique,
dans un village d’Alsace,
à l’hôpital,
en d’autres lieux.
1912-1918.

Chargement de la publicité...