← Retour
Fantasques: Petits poèmes de propos divers
16px
100%
Il a beau n’être fait qu’en papier rouge ou blanc
Et servir de jouet aux gamins de la rue,
Les grands aigles ont peur d’un petit cerf-volant…
Un philosophe a peur de la vérité nue.
CCXX
CHACUN SON GOÛT
Ce prince est accompli : chacune de ses flèches
Touche l’oiseau volant ; il écrit des centons
De vers délicieux ; il sait peindre… n’empêche
Que son épouse couche avec un marmiton.
CCXXI
DÉCLAMATION LYRIQUE
« Tu m’as mordue au cœur et ma vie est un drame,
Amour ! terrible Amour ! impitoyable Eros !
Mon pauvre corps se sent brisé ! Je n’ai plus d’âme ! »
… N’écoutez pas ! laissez pisser le mérinos.
CCXXII
JARDIN
Torses et d’un dessin compliqué, des rocailles
Décorent un bassin d’onde verte ; alentour,
Serpente un sentier blanc ; quelques oiseaux piaillent
Dans des ifs ténébreux qui trempent en plein jour.
CCXXIII
DANSE
Oui, vous dansez
Délicieusement,
Tout en songeant à votre amant.
Vous l’encensez
Par de beaux gestes du bras droit,
Tandis que la main gauche envoie
Vers sa bouche de longs baisers.
Vous vous grisez
De joie
En dansant à son intention.
Pour lui vos reins se cambrent ;
Pour lui, vos jambes
Sont prises de passion ;
Pour lui, vos voiles couleur d’ambre
Montent dans l’air et flambent
Comme des flammes, se tordent et tremblent…
Puis, soudain, vous fuyez, mais sans vous laisser prendre :
Votre amant n’est pas là…
Et vous tombez à terre en un tout petit tas,
Un tas impalpable de cendre.
CCXXIV
DÉCOR
… Et voici que le mont Fuji paraît, doublant,
Dans l’eau verte du lac, son profil rose et blanc.
CCXXV
ARBRES
Il a plu, toute cette nuit, sur les sapins.
Ils luisent maintenant, vernis, tout neufs, repeints.
CCXXVI
MOMENT
Soir d’automne : le coin d’un cimetière où volent
Des phalènes de cendre et quelques lucioles.
CCXXVII
ABSENCE
Où donc est-il, cet enfant blond qui, l’an dernier,
Poursuivait des sauterelles sous mes pruniers ?
CCXXVIII
L’ATTRAIT DU MYSTÈRE
Non, ne me traitez plus d’esprit sceptique et froid !
L’âme de vos parents me paraît très à l’aise
Dans cette table Louis XVI
Qui se trémousse sous vos doigts.
CCXXIX
UN GOURMET
Le perroquet méchant vient de croquer
Tous les pépins de mon orange.
« C’est un mets fort délicat que je mange, »
Se dit le méchant perroquet.
CCXXX
DÉCENCE
Depuis plus de trente ans, la vieille demoiselle
Au cabas noir se doute bien
Qu’il est certains plaisirs délicieux, mais elle
Interdit l’amour à son chien.
CCXXXI
FLEUR EN DANGER
Garde-toi mieux, je t’en supplie,
O somptueux coquelicot
De la prairie !
Sans vouloir te froisser… n’attires-tu pas trop
Tous les regards ?
Hélas ! je crois qu’il est trop tard :
Une vache d’aspect bourgeois
Me paraît avoir l’œil sur toi…
Eh oui ! certaines fleurs devraient être plus sages
Pour assurer leur avenir !
Or ce grand animal domestique et sauvage,
Dont le cœur est de cuir,
Va, dans un instant, te cueillir
De sa lourde langue d’une aune ;
Alors le bousier noir, le frelon, le phalène,
Le mille-pattes tortillart qui se promène,
L’abeille, le papillon jaune
Et la bonne bête-à-bon-dieu
Ressentiront une profonde peine…
— Coquelicot, je pleure en te disant adieu !
CCXXXII
DISCRÉTION
Hausser le ton est superflu pour quatre vers ;
Chanter me semble oiseux quand il suffit de dire.
Ce ridicule essai finirait en revers
Et serait bien jugé par un éclat de rire.
CCXXXIII
CAPTIVITÉ
Je crois vivre en prison, une branche
Se balance devant mes barreaux ;
Je frémis chaque fois qu’elle penche,
Et j’entends le pas de mon bourreau.
CCXXXIV
DERNIÈRE JOIE
Ne plus pouvoir chérir ni les vergers fleuris,
Ni les étangs moirés, ni les aubes écloses.
Et ne plus distinguer qu’un plaisir de l’esprit :
La délectation qui fut dite morose.
CCXXXV
VOISINAGE
Ce beau cerisier aux branches fleuries
A comme voisin, sinon comme ami,
Un membre influent de l’Académie
Qui sut faire éclore un nouvel ennui.
CCXXXVI
AUBE TROPICALE
La tribu des jacassantes perruches
Dans les branches du banyan s’éveille.
Le vampire s’endort et les abeilles
En bourdonnant s’éloignent de la ruche.
CCXXXVII
RÉPONSE
J’ai reçu ton billet, timbré des bords de Seine.
Cette page me cause un sensible plaisir.
Je songe à mes amis lointains ; la lune pleine
Propage des parfums que je voudrais saisir.
CCXXXVIII
CALME DU SOIR
Posez sur mon épaule votre tête ;
Respirez doucement…
Un moment,
J’ai pu vous croire prête
A pleurer !
Votre regard n’est-il pas délivré
De son angoisse ?
Je veux que rien
Ne vous froisse,
Pas un mot dans nos entretiens,
Pas la plus petite chose,
Pas un écho, pas un reflet, pas un soupir,
Pas le plus léger pli d’une feuille de rose,
Et pas le moindre souvenir
De tristesse.
— Qu’allez-vous dire ?
Est-ce
A moi que vous dédiez ce sourire ?
N’en faites rien, car j’aime mieux
Voir ce sourire dans vos yeux.
CCXXXIX
LE NÈGRE DE THISBÉ
A quoi donc peut servir ce négrillon nabot ?
Il a tous les défauts : la paresse, la ruse,
La gourmandise, mais Thisbé le trouve beau.
Parfois elle l’embrasse et souvent s’en amuse.
« Ah ! qu’il est donc gentil, mon nègre ! » Elle a pendu
Un petit anneau d’or à son nez ; elle tresse
Des colliers de corail dans ses cheveux crépus…
De tous ces jeux, l’abbé a le cœur en détresse :
Thisbé ne pourrait-elle, en un moment d’oubli,
Prendre le négrillon, quelque soir, dans son lit ?
CCXL
VOYAGE
Qu’elle soit d’un vert d’émeraude
Ou du bleu mystérieux des saphirs,
D’une aube à l’autre un spectre rôde
Sur la mer et nous engage à partir…
O vents qui secouez les voiles,
Dites-moi le chemin qui conduit aux étoiles !
CCXLI
CINÉMA
La lune rend plus noirs les créneaux du donjon ;
Devant un crucifix la blanche Aline prie ;
Le traître fait dans l’ombre un ultime plongeon…
Chacun sanglote, du parterre aux galeries.
CCXLII
STRATÉGIE
Lorsque le taon voit l’éléphant, au lieu de fuir,
Il l’attaque tout droit, mais c’est la grande bête
Qu’il veut atteindre, quand il le pique à la tête,
Non pas les petits poux qui paissent sur son cuir.
CCXLIII
BALLET
La poudre des chemins, sous un choc de semelles
Rejaillit pour danser au bal inattendu
Où des moucherons d’or allègrement se mêlent
A des échos de cloche et des duvets perdus.
CCXLIV
POINT DE VUE SPÉCIAL
Tu veux voir une nymphe auprès de chaque source,
A quelques pas d’un joli temple :
Aréthuse, par exemple,
Suivant de ses yeux clairs la course
De son onde et dont la chevelure
Suit aussi le courant d’eau pure.
Tu veux voir le satyre peignant sa fourrure,
Certaine flamme dans les yeux
Et des raisins dans les cheveux,
Et le faune jouant du flûteau,
Et l’hamadryade aux bras haut
Levés ou largement tendus,
Comme pour bénir,
Et la naïade au long buste vêtu
De seule écume. — Ton plaisir
Est d’espérer cela, mais, ô jeune homme ! tu
Ne verras rien, si ton esprit ne se délivre,
D’abord, du souvenir hallucinant des livres :
Les demi-dieux
Ont peur d’un bachelier ès-lettres curieux.
CCXLV
PREMIER QUARTIER
Lune ! c’est donc toi ! je te croyais morte ?
Lève encore un peu ta corne qui luit !
Par quel soupirail, cheminée ou porte,
As-tu pu rentrer au sein de la nuit ?
Tu semblais si maigre, ô ma pauvre amie !
Je me résignais à ne plus te voir,
Et je me disais : « Elle est réunie
Aux astres défunts du firmament noir. »
Car il est, au ciel, un lieu de retraite
Pour les derniers jours des étoiles d’or,
Où les feux éteints des vieilles planètes
Goûtent le repos près des soleils morts.
— Puisque te voilà, donne-moi ta bouche
Dont l’arc recourbé sourit sans repos,
Mais ferme, un instant, ton œil blanc qui louche :
Ce regard gelé me glace les os.
Veillé par Riegel et par Betelgeuse,
Je veux sommeiller entre tes bras nus
Et boire le lait d’une nébuleuse,
Et goûter le miel d’un rêve inconnu.
Je veux caresser la lyre des brises
Que tenait jadis Phébus Apollon,
Et danser le long de la route grise
Où courait Hermès aux divins talons.
— Afin d’obtenir ces sublimes choses,
Quels sont, ô Phœbé, mes premiers devoirs ?
Il faut, me dis-tu, dédaigner les roses ?
Ne plus respirer les parfums du soir ?
Oublier les jeux du soleil sur l’onde,
Les jeux des ruisseaux, des flammes, de l’air,
Et, quand un orage au ciel jaune gronde,
Ne plus me baigner dans les purs éclairs ?
Ne plus adorer les lèvres des femmes,
Ne plus m’abriter sous les tournesols,
Et ne plus chanter des épithalames
Pour les noces d’or de mes rossignols ?
Oublier l’étang qu’une étoile irise,
Les émois obscurs, les chères douleurs
Dont l’angoisse est douce et la peine exquise,
Oublier aussi le contour des fleurs ?
— Faut-il renoncer à la vie humaine
Pour revivre au sein du subtil éther ?
Ah ! tes caresses au front des sirènes !
Tes lueurs de jade au ras de la mer !
— Faut-il donc mourir ? Eh bien, soit ! Silence !
Adieu !… Je m’en vais sommeiller, un temps,
Et les traits d’argent, Phœbé, que tu lances
Me réveilleront au fond de l’étang.
CCXLVI
PRUDENCE
Offre tes compliments aux Puissances Divines,
De grand matin. — Les dieux à l’homme sont pareils :
L’encens les concilie et flatte leurs narines
Plus sûrement s’il fut brûlé dès le réveil.
CCXLVII
EMPLOI DU TEMPS
Henriette, tous les vendredis, se promène ;
Elle papote du dimanche au mercredi ;
Elle lit le jeudi, (du moins elle le dit) ;
Elle m’aime, le dernier jour de la semaine,
Mais son amour me semble encor plus superflu
Que les romans touchants qu’elle dit avoir lus.
CCXLVIII
REGRETTABLE INCIDENT
Il arrive, tenant une rose à la main.
Elle lui dit : « J’aurais préféré du jasmin.
Si je vous laisse aujourd’hui seul,
Bercez-vous au moins de l’idée
Que je vous aimerai demain. »
Le lendemain, c’est un glaïeul
Qu’elle voudrait, le jour suivant, une orchidée…
« Dimanche, lui dit-elle, si vous me baillez
Une gerbe d’œillets
Panachés, il se peut qu’alors je m’évertue
A vous aimer. Impossible plus tôt ! »
Mais lui, sans insister auprès d’elle, se tue
En se servant d’un vieux couteau
Damasquiné, dont la lame est pointue,
Et qui brille.
Le pauvre bougre s’est piqué de tout son cœur,
Sous le sein gauche, avec cette arme
De famille,
Si bien qu’il meurt.
S’ensuivent mille cris, des regrets et des larmes.
CCXLIX
MARINE
Lune décroissante, eau d’ébène,
Délicatesse des cordages,
Plainte lointaine des sirènes…
Invitation au voyage.
CCL
CHRONIQUE
César est mort ; un scarabée
Tend vers le ciel ses pattes noires ;
Jacob n’est plus, ni Bethsabée…
Ce sont là des dates d’histoire.
CCLI
PASTORALE
Midi, grand soleil. — Le vieux faune
En ricanant se penche sur
Une fleur délicate et jaune
Perdue en un champ de blé mûr.
CCLII
PROMESSES
Comment douter de vous, lorsqu’en vous tout incite
A l’espoir ?
Vos yeux sont clairs, vos yeux sont purs, vous savez voir
Et, par ces mêmes yeux, rêver ensuite,
Vous savez deviner, ami compatissant,
Le secret d’une parole qui semblait dite
En passant,
Et vous savez sentir la plainte retenue
Par peur de vous montrer une douleur trop nue.
— Belles promesses, hautes promesses
Que vous tiendrez !
Vous grandirez ! Ne doit-on pas tout espérer
D’un esprit sans paresse,
Toujours prêt à comprendre,
Dont la subtilité n’a point de fourberie,
Miroir d’un cœur robuste et tendre ?
— Ami, n’oubliez pas nos longues causeries
Près du feu, l’autre hiver, au fond du petit bois…
Comme les bûches prenaient mal ! qu’il faisait froid !
Souvenir… j’allais dire : d’autrefois !
CCLIII
ÉGOÏSME
J’ai souffert pour l’oiseau, pour la bête qu’on chasse,
Pour l’arbre qu’on abat, j’ai partagé l’émoi
D’un cœur flétri. Ce sont des jeux dont je me lasse.
Je voudrais, maintenant, souffrir un peu pour moi.
CCLIV
DÉGÉNÉRESCENCE
A soixante ans, vous conservez un teint de rose,
Une voix d’argent clair, lorsque vous vous moquez,
Mais votre fille Esther a déjà l’air morose,
Insatisfait et sec des très vieux perroquets.
CCLV
CAPOUE
Mon esprit a besoin du fracas des armées.
Comment sortira-t-il du lit de sa langueur ?
J’ai vécu, ces temps-ci, trop près de votre cœur
Qui me trouble et me rend « empesché de fumées ».
CCLVI
DIVERTISSEMENT
Ernestine, Denise et la blonde Suzanne,
Assises près de moi, font des mines exquises…
« Monsieur ! redites-nous le conte de Peau d’Ane,
La Belle au Bois dormant ou quelque autre sottise.
Non ! sortez-nous plutôt de votre vieille tête
Un récit tout nouveau qui ne soit pas trop bête ! »
Divertir des enfants est une dure école !
Il me faut inventer une histoire bien folle,
Cocasse, compliquée et cependant précise,
Pour amuser Suzanne, Ernestine et Denise.
CCLVII
A LA CUISINE
Tu pleures ! tu n’es donc plus toi-même, Brigitte ?
Au lieu de surveiller fidèlement les os
Et le poulet, bouillant au cœur de la marmite,
Tu rêves de certain sergent, beau comme Eros.
Tu tâches d’évoquer cette face adorée,
Et tes larmes vont se mêler à la purée.
CCLVIII
HÔTES INATTENDUS
Me voici, comme jadis, en Afrique :
Le soir tombe, il est tard.
Un ciel fumeux, couleur de brique,
Fatigue mon regard.
Je trouve, en entrant dans ma chambre,
Des visiteurs inattendus :
Deux oiseaux, un lézard, des guêpes couleur d’ambre,
Un crapaud gris, pustuleux et pansu.
Ce lézard violet à tête verte
Paraît fixé sur le plafond,
Des oiseaux sont entrés par la fenêtre ouverte,
Ils piaillent, ils font des ronds ;
Une étrange souris s’échappe de ma couche,
M’aperçoit et s’affole ;
Des phalènes frôlent ma bouche,
Je vois luire des lucioles ;
De petits serpents noirs veulent passer mon seuil,
Des moustiques pointus m’empêchent de dormir,
Mais à tous je ferai bon accueil…
De mon rêve je prends tout ce qu’il peut m’offrir.
CCLIX
BONNE EXPOSITION
Au seuil ensoleillé de ma fenêtre ouverte,
Pieusement, je cultive de l’estragon,
Dans les flancs rebondis d’un vase à panse verte
Où se tordent et se détordent deux dragons.
CCLX
HIVER
Débâcle, enfin ! la rivière, prise
Depuis quatre longs mois par le gel,
Se brise en miroirs où se divise
Le grand lac bleu de cendre du ciel.
CCLXI
RECUEILLEMENT
Immobile, je songe auprès de cette tombe.
Pas un souffle de vent ne vient troubler la nuit
Et pas un chant d’oiseau… Des pommes de pin tombent
Mollement, sur le gazon court, à petit bruit.
CCLXII
PRUDENCE
Loin de vous reprocher, belle, d’être si noire,
J’accorde que vous ne l’êtes pas à demi,
Mais veuillez vous cacher dans cette vaste armoire
Durant l’heure où je vais recevoir mes amis.
CCLXIII
TROPIQUES
Au bord vaseux de la lagune,
Un caïman dort dans les joncs ;
Il ouvre un œil gluant, considère la lune
Et disparaît dans l’eau par un brusque plongeon.
CCLXIV
BOISSON RÉCONFORTANTE
Après avoir goûté, (devoir de camarade),
Les vers indifférents d’un poète de peu,
Je veux, pour oublier leur charme sirupeux,
Boire, à l’urne d’André Chénier, du vin d’Hellade.
CCLXV
LOUANGES
Pour sa tête si belle
Qui ne craindra rien des hivers,
Saurai-je composer la louange immortelle,
Rayonnante de nobles vers ?
Pour sa tête impassible et pure
Dont les yeux regardent si loin,
Quels sont les mots qui ne défaillent point,
Et les hymnes qui durent ?
Pour en écarter le malheur,
Que ne puis-je donner à sa tête guerrière
Dont un hochement me fait peur
La louange qui monte en forme de prière ?
Que ne puis-je chanter les reflets suzerains
De ton casque d’ébène,
Tête chère, tête hautaine
Au front serein !
Ah ! que ne puis-je… Et, maintenant, penche la tête
Et laisse-moi caresser de mon mieux
Les cheveux onduleux de cette tête faite
Pour les dieux.
CCLXVI
SOMMEIL NÉCESSAIRE
Le prince dort sous un dais d’or et de bambous.
Quand ses ordres n’arrivent pas avant l’aurore,
Il les donne à rebours, trop tard ou pas du tout,
Il dort. Ah ! qu’il dorme longtemps ! je l’en implore !
CCLXVII
SUR LA GRÈVE
Le ciel perd sa teinte cerise,
Le soleil s’engloutit sous le poids de la nuit.
Les coquillages que l’on brise
En marchant font un triste bruit.
CCLXVIII
JUSTE DISCIPLINE
J’estime le bon-sens de la gardeuse d’oies
Qui, jusqu’à vêpres, fait patiemment son devoir.
Martin, passant alors, l’assaille chaque soir ;
Elle s’y prête et goûte ainsi plus d’une joie.
CCLXIX
PETIT PORTRAIT
Sourire âpre et revêche,
Fort belle chevelure
D’un blond doré, tournure
Passable, mais odeur peu fraîche
Et déplaisante d’une pêche
Trop mûre.
CCLXX
MÉLITE RÉFLÉCHIT
Quel songe singulier composez-vous, Mélite ?
Quelle vilaine trahison, très inédite ?
CCLXXI
AUBE DE LUNE
Un dragon bleu, penché par-dessus la pagode,
La gueule ouverte, va dévorer comme un fruit
Cet astre coloré de sang et teint d’iode
Qui monte dans la nuit.
CCLXXII
MAGIE DU SOIR
Des rameaux sombres, découpés
Sur l’horizon drapé…
Profils grotesques d’arbres noirs
Contre le ciel orange ;
Instants où le soir
Aérien se change
Par lente magie en nuit…
On dirait que s’apaisent
Le monde et son bruit,
Tandis que les braises
Du soleil meurent,
Que le ruisseau parle plus bas,
Que la brise s’éteint qui chantait tout-à-l’heure,
Que le voyageur tâche de feutrer son pas,
Que les oiseaux ont peur
De se laisser entendre
Parmi tous ces murmures sourds,
Que l’occident perd ses couleurs…
— Ce sont les cendres
D’un beau jour.
CCLXXIII
HEURE MAUVAISE
Vraiment, il pleut depuis trop longtemps, je m’ennuie.
Lire ? quoi donc ? Dormir si je pouvais ! et pour
Aimer, il n’est plus temps. J’écoute, le cœur lourd,
Ce discours interminable que fait la pluie.
CCLXXIV
A UNE REINE
O reine Stratonice ! où donc êtes-vous née ?
Est-ce dans le vaste palais d’une île fée,
Où la légende grecque et le conte allemand
Venaient mêler pour vous tous leurs enchantements ?
Où l’elfe et la bacchante, où le sylphe et le faune
Jouaient à se poursuivre autour des buissons d’aulnes ?
Parce que votre voix est pure et que vos pas
Semblent glisser à peine et ne se poser pas,
Il est des instants où vous m’évoquez l’image
De Loreley qui laisse un lumineux sillage
Sur l’eau triste du fleuve, en chantant dans la nuit.
Mais, à d’autres instants, vous changez et je suis,
Dans vos yeux, le reflet d’une si grave peine,
Que vous me rappelez cette princesse hellène
Qui, devant l’horizon de la mer et des cieux,
Souffrait de la colère injuste de ses dieux.
O Reine ! dites-moi quel souvenir vous donne
Ainsi l’air douloureux de la blanche Antigone ?
CCLXXV
DÉSACCORD
Des roses, un regard, la mer, le bruit du vent…
Poèmes que le moindre souffle met en prose !
— Un mot sans harmonie efface bien souvent
Le bruit du vent, la mer, ton regard, et les roses.
CCLXXVI
CHEMINEAU
Malgré tous mes serments et mon humeur chagrine
Je marche sans souci, tout droit, tournant le dos
Au soleil. — Sur la route, un spectre se dessine,
Couché, très noir, très plat, sans muscles et sans os,
Qui m’entraîne, tenant par ses pieds mes bottines.
CCLXXVII
UN COUPLE
Il est beau de la beauté que l’on prise
Dans les ateliers de modiste ;
Cheveux gras et bouclés, bouche aux tons de cerise,
Cravate « genre artiste ».
Elle est fort bien aussi, mais autrement
Que son prince Charmant :
Mince, longue, des yeux très noirs,
Un air autoritaire,
Des lèvres sans mystère et de mauvaises dents…
Et cependant,
Vers le soir, aux lumières,
Un peu de fard aidant,
Elle plaît au passant sous son chapeau de fleurs.
Rose aime Roger de tout son cœur,
De toute son âme,
(En a-t-elle une ?) de tout son corps,
Mais Roger, les beaux jours passés, prévoit le drame :
« Combien de temps, Rose qui m’est si chère,
Pourra-t-elle marcher encore ?
Sans elle, c’est le pot-au-feu, c’est la misère ! »
CCLXXVIII
MA BLANCHE AMIE
Lune ! je vois briller entre les nymphéas,
Au fond de l’étang vert et bleu que rien ne souille,
Ton profil séducteur qui toujours m’agréa,
Reine des suicidés ! princesse des grenouilles !
CCLXXIX
VILLÉGIATURES
Les turbans excessifs que portait Madame X…
Et d’autres attributs de même provenance
Sont chez la revendeuse, au coin du quai. Je pense
Qu’elle-même fait les cent pas au bord du Styx.
CCLXXX
REPOS JUDICIEUX
Couché dans ce verger mollement gazonné,
Pourquoi donc songerais-je à grapiller la treille
Lourde de fruits, ou même à rimer un sonnet ?
Je sommeille, attendant que Laure me réveille.
CCLXXXI
THE RAVEN
Je croyais, en ouvrant toute grande ma porte,
Voir l’ange aux yeux d’azur qui brandit un flambeau,
Mais la nuit m’apparaît, silencieuse et morte,
Sans lune. — Sur mon seuil, pas même le corbeau !
CCLXXXII
PORTRAIT DE BÊTE
Armature de fer, pattes de caoutchouc,
Cuir laineux et malsain, gaufré par mille plaies,
Bête de cauchemar qui ne semble pas vraie,
Avec sa cloche au cou. — C’est le chameau mandchou.
CCLXXXIII
DANGER
Fût-ce dans ton appartement le plus secret,
Garde-toi de penser : « En ce moment, personne
Ne me voit. » Pour l’esprit il n’est rien de sacré,
Il n’est rien que l’esprit ne sache ou ne soupçonne.
CCLXXXIV
MOTIF DE SÉRÉNADE
Malgré le ciel d’un bleu si rare,
Si précieux, il manque un chant de rossignol
Et le froissement doux des guitares
A ce soir
Si divin qu’on le dirait espagnol.
J’y voudrais voir
La lune, cependant l’air est clair
Et ces lanternes ont bel air ;
Mais ne faudrait-il pas quelque pierrot de neige,
Quelque bourgeois en travesti
Comique à ce cortège
Où notre amour se divertit ?
Je voudrais aussi des tambours de basque,
Des marottes tintantes, des sequins,
Des loups, des masques
Et des manteaux d’Arlequin,
Tout de même qu’à votre face,
Miroir divers de la frivolité,
Je voudrais que se pût découvrir une trace
Plus sensible de volupté.
CCLXXXV
CHARME DU FOYER
La petite maison normande qui m’abrite
Me plaît, je m’y sens bien en sûreté ; le site
N’effarouche pas l’œil, mais le toit bleu d’un temple,
Sous le soleil asiatique, a son mérite.
CCLXXXVI
ATTITUDES
Triste, toujours, comme au théâtre,
(Douleur de parade) ; à vos joues,
Un peu de poudre, un peu de plâtre ;
Dans votre cœur, un peu de boue.
CCLXXXVII
SIXIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE
Scapin dort d’un sommeil très long que je déplore.
Le trépas est un port. Il entra dans ce port
En souriant ; je crois qu’il doit dormir encore,
Bien qu’il soit mort, très mort, hélas ! tout à fait mort.
CCLXXXVIII
FLEUR INVARIABLE
Cette nuit, j’ai rêvé plaisamment jusqu’au jour ;
Ma songerie avec l’aurore s’est éteinte ;
Je ne me souviens plus de son tendre contour…
Mais l’iris du jardin garde toutes ses teintes.
CCLXXXIX
OFFRANDE
Afin de célébrer sa valeur coutumière
(Nonpareille, pourtant !) offrons-lui la première
Pêche de mon verger, quelques brins de laurier
Et la virginité de Manon, la fermière.
CCXC
TROUVAILLE
Ton agréable petit livre est trop honnête,
Compendieux Joubert ! — Et néanmoins tu sus,
Malgré tant de fadeur, te révéler poète
En disant que la vie était « du vent tissu ».
CCXCI
CERCLE VICIEUX
Que devenir ? aller me pendre ?
Cela pourrait surprendre
Péniblement
De bonnes gens qui me sont chers.
M’engager ? partir pour la guerre ?
Hélas, non ! car, en ce moment,
Cela n’arrive guère
Que dans les romans !
Boire ? j’entends : boire beaucoup ?
Je n’ai pas soif quand je suis seul, (oh ! pas du tout !)
Et je déteste les cafés.
Me livrer à l’humeur hypocondre ? c’est fait !
Courir la gueuse ?
Je voudrais des heures heureuses…
Lire des livres ?
J’en ai trop lus, je m’en délivre.
Prier ? je me sens loin des cieux !
Alors… vivre ?
Serait-ce mieux ?
— Voilà le cercle vicieux.
CCXCII
RÉALITÉS
Les pieds au feu, tu regrettes de n’avoir pas
Aimé Didon, (malgré ses plaintes), Mélusine,
Aude, la belle Hélène, Yseult ou Dalila…
Mais Stéphanie a tant de goût pour la cuisine !
CCXCIII
UTILISATION
Comme on fait d’un suppôt sadique de la mort,
Je tiens qu’il faut toujours étrangler la souffrance,
Sans vouloir lui trouver ni charme, ni plaisance…
Toutefois, il convient de s’en servir d’abord.
CCXCIV
PAROLES FAMILIÈRES
Qu’importent l’accent dur de ce parler barbare
Et ce jacassement où je ne comprends rien !
Sous la brise, un palmier fait son bruit de guitare
Et le flot chante un air que je reconnais bien.
CCXCV
LA COIFFURE DE THISBÉ
Une heure avant d’aller au bal de cour, Thisbé,
Contente de son fard et de ses mouches, daigne
Sourire à son coiffeur dont les doigts ont bombé
La fausse tresse d’or que fixe un double peigne.
L’homme, dans les cheveux que sans fièvre il boucla,
Fixe des ornements avec un goût d’artiste :
Un point de poudre, ici, trois petits rubans, là…
Il fait enfin voler le peignoir de batiste,
Puis, les lèvres en cœur et souriant un peu,
Dans la coiffure il pique un hortensia bleu.
CCXCVI
HONNÊTE GAGNE-PAIN
Si vous triez bien proprement ce tas d’ordures,
(Vieux chiffons, culs de bouteilles, charognes mûres,
Débris), vous gagnerez peut-être vos trois sous.
D’ailleurs, quand il fait beau, la besogne est moins dure,
Et l’on trouve, parfois, quelques restes de chou,
Quelques croûtes de pain (anglais) gardant du goût.
CCXCVII
SUR UNE VIE INTERROMPUE
Tu mourais, tu me disais ta peine
D’avoir vécu, te semblait-il, en vain
Et d’achever ces heures vaines
En ne nous laissant rien
Qu’un homme mort,
Rien qu’un vieux corps
Prêt à pourrir ; puis tu mourus.
— Maintenant, tu te tiens raide et grave,
Le col nu,
La face have,
Et tes mains sont couleur de cire ;
Tes yeux bleus où je savais lire
Restent ouverts,
Tes prunelles semblent de verre,
Mais tu gardes ton sourire.
Jamais je n’oublierai tes rêves, leur fraîcheur,
Ni l’exemple de ta douleur ;
Jamais je n’oublierai tes manières de dire,
O mon ami dormant,
La vie en son rayonnement !
CCXCVIII
PROSPECTUS
On raccommode, ici, les assiettes, les tasses,
Les faïences de Perse et de Rhodes, les plats
Espagnols, les cristaux de Bohème, les glaces
De Venise et les cœurs qu’un grand amour fêla.
CCXCIX
HARMONIE
Tu chantais, rossignol… Je respirais des roses…
Jamais, ô cher oiseau, ton chant ne fut si beau ;
Jamais tu ne m’as dit de si troublantes choses.
Promets-moi de chanter, plus tard, sur mon tombeau.
CCC
BELLE, MAIS PEU SENSIBLE
Elle tenait ses mains aux phalanges fragiles
En avant, comme pour défendre d’approcher
Et les souples sursauts de ma ferveur agile
Se heurtaient vainement à ce charmant rocher.
CCCI
RETOUR LOINTAIN
Nous sommes séparés par des milliers de lieues
Et pourtant, chaque soir, je me sens près de toi,
Comme s’il n’y avait ni vastes plaines bleues,
Entre nous, ni déserts de sable, ni grands bois.
CCCII
SÉDUCTION
Je puis, modeste et réservé, sans me vanter,
Fixer l’amour du monde en me montrant moi-même.
Si je veux, par surcroît, mériter que je m’aime,
Le séducteur du monde est un autre, (inventé).
CCCIII
MAUVAIS MOMENTS
L’orage monte à l’horizon ; mon chien se traîne,
La langue basse ; mes poiriers sont accablés
Par leurs fruits mûrs ; des fleurs se fanent dans les blés,
Et Célestine a des regards chargés de haine.
CCCIV
AU VILLAGE
Pourquoi ce regard
Hagard
Et pourquoi cette joue humide ?
Pourquoi cet air si soucieux ?
Pourquoi ces rides
Sous tes yeux ?
A quoi peut te servir de contempler la meule
Du coin du champ,
Et comment te trouve-t-on seule,
Toute seule, et si triste, et d’aspect si touchant ?
Dis-le moi comme à confesse,
Dis-le moi, morbleu !
Sans larmes, fais-m’en l’aveu…
Serait-ce
Ton père qui t’aurait grondée,
Ou plutôt… oui, plutôt, le charmant Amédée
Qui t’accompagnait très souvent,
Depuis son retour de voyage,
Et dont l’humeur volage…
Hélas ! je comprends tout, pauvre fille ! Au couvent !
CCCV
EXCÈS
Vous regretterez d’être sage !
Vous l’êtes bien ! oh ! oui, vraiment !
Sage comme une chaste image
D’ange dans un missel flamand.
Cette attitude décourage,
En ses luxurieux hommages,
Le plus épris de vos amants.
Son âme est bourgeoise : il abrège,
Volontairement, des moments
Qui lui paraissent sacrilèges.
CCCVI
PETIT INCONVÉNIENT
Cette première rose au ton rouge ponceau
Fait valoir la seconde, adorablement pâle ;
La troisième entretient un ver sous ses pétales…
Je choisis la troisième avec son vermisseau.
C’est ainsi que je vous ai préférée, Hortense,
Mais votre vermisseau prend beaucoup d’importance…
CCCVII
REPROCHE
Bel arbre au tronc retors, arbre noir et très vieux
Dont le feuillage sec a des reflets si durs,
Cher arbre compliqué, sombre et silencieux,
Ton ombre est un peu trop précise sur ce mur.
CCCVIII
DÉNOUEMENT
La Princesse qui pleure en sa prison va-t-elle
Se laisser dévorer par le Dragon ? — Non pas !
Un Prince de beauté vraiment surnaturelle
Et d’air avantageux se rapproche à grands pas.
CCCIX
FIN DE NUIT
L’aube vient de toucher le sommet de la tour.
La lune qui reluit de tout son disque lourd
Nous apparaît, pendue au ras des ondes, comme
Un gong de cuivre clair pour annoncer le jour.
CCCX
A UN AMI PLEIN DE FANTAISIE
Tu reviens de la grande guerre,
Blessé, meurtri,
Mais tu n’as rien perdu de cette printanière
Vision de la terre
Qui donne à tes songes leur prix.
Tu parles, et je vois le monde
Par tes yeux :
Les rêves les plus fous y dansent une ronde
Dont le rythme est délicieux.
Tu décris de beaux soirs en Alsace,
Le bourg détruit par la mitraille, où passent
Des soldats joyeux,
Tu me dépeins une aube d’Orient,
Le ciel bleu, le flot riant,
La rive nue
Sous un rais d’or,
Et tes paroles contenues
Emeuvent plus encor :
Enchantements clairs d’une fantaisie
Choisie.
CCCXI
DISTINGUO
Mon général, vous saluez avec noblesse ;
Personne, mieux que vous, ne tourne un madrigal…
J’admire… mais des madrigaux pleins de finesse
Et de nobles saluts font-ils un général ?
CCCXII
L’ANCIENNE LIQUEUR
Tu vantes le bonheur où cet amour te plonge :
Boire à sa bouche est devenu ton seul plaisir…
Saoule-toi donc, mais sans perdre le souvenir
De ce vin plus léger que te versaient tes songes.
CCCXIII
COMPENSATION
Cette dame, fort riche et de noble alliance,
Use encor de l’amour. Elle abuse, la nuit,
D’un lycéen qui prend son mal en patience
Car la femme de chambre a des égards pour lui.
CCCXIV
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS
1
Un haïkaï de mon vieux maître
A cent fois plus de parfum
Que ce lys sur ma fenêtre.
2
Les passions allumées
Par l’amour à son printemps
Montent dans l’air sans fumée.
3
Le long du ruisselet fou,
Truite vive et bondissante,
Brillant si clair, tout à coup !
4
Dans le fossé de la route,
N’est-ce pas le clapotis
Triste des premières gouttes ?
5
Quel orgueil quand je vois naître
Un sourire approbateur
Sur les lèvres de mon maître !
CCCXV
LE PAYS MERVEILLEUX
Ciel jaunâtre, taché de gris,
Sur l’horizon livide ;
Pas un souffle d’air, pas un cri ;
Mon village semble vide.
Il pleut tout droit,
En silence,
Contre le vert des prés et le rouge des toits…
Désir d’absence,
D’être ailleurs,
Loin de ces pleurs,
Loin de ces longs traits de la pluie,
Barreaux de ma mélancolie…
Et cependant on reste sans bouger, sans dire
Rien,
Quand on voudrait marcher vers le bout de la terre,
En chantant, jusqu’à ce bel empire,
Vous savez bien !
Où, m’a-t-on dit, il ne pleut guère,
Jusqu’à ce radieux empire, tout là-bas,
Où, peut-être, il ne pleut pas.
CCCXVI
PRÉDICTION
Jeune homme, vous irez loin ! Je vous vois des crocs
Aiguisés, une face plaisante, (un peu trop
Cabotine), et le goût bien raisonné des filles ;
Tout ce qu’il faut pour faire un joli maquereau.
CCCXVII
FUMÉE EN MUSIQUE
Tu chantes et ta voix a de souples contours ;
Il est tard, les rideaux filtrent le clair de lune ;
Indolemment couché sur le dos, je pétune.
Dans ces conditions, le temps me semble court.
CCCXVIII
SAVEUR AMICALE
J’aime autant ne plus te revoir, ami très cher,
Car je ne sais en quoi ton absence me prive :
Ta conversation a le goût du bitter,
Sans aucune de ses vertus apéritives.
CCCXIX
EMPLOI DU TEMPS
Beau dimanche ; promenades dans la banlieue ;
C’est la forme municipale de l’ennui
Qui s’étend, tout le long des heures et des lieues,
D’une aube sans beauté jusqu’à la dense nuit.
CCCXX
LE REFUGE
Au lieu de savourer en paix cette vesprée
Si douce, j’ai le cœur douloureux et pantois,
Mais je sais un répit pour l’âme déchirée :
Lorsque je souffre trop, je me repose en toi.
CCCXXI
RÉPLIQUE DÉCISIVE
« Mademoiselle, vous avez le plus grand tort
De vous prêter ainsi sans vous donner : ce corps,
Un jour, sera volé. » Vous répondez, sournoise :
« Chaparder et voler n’offrent aucun rapport. »
CCCXXII
VOIX CHANGEANTE
Charme suprême d’une voix
Où je crois
Entendre l’écho d’un gémissement
Et celui d’un rire étouffé…
Vous parlez doucement,
D’une voix tout à fait
Calme et pourtant sonore…
Ah ! quelle voix ! parlez encore !
Parlez encore, ma très chère !
Ce ruisseau
Tombe en se vaporisant, cet oiseau
Chante si clair
Que l’on dirait un gazouillement d’eau,
Cette brise, filtrée au treillis des rameaux,
Nous dit les plaisirs, les soucis
Qui l’entraînent… Votre voix est ainsi :
Apaisée ou comme en délire,
Triste, brisée, aérienne et parfois ivre,
Suivant ce qui l’inspire,
Notre amour ou le mal de vivre.
CCCXXIII
APPARITION
Encore un nouveau jour… Je m’éveille et revois
La table, l’encrier, la page, (blanche encore,
Mais qui sera noircie), et, couché près de moi,
Le corps luxurieux, las et lisse de Laure.
CCCXXIV
AU CAMBODGE
Quelques nuages lourds à l’horizon s’étirent,
Violets sur un fond de perle ; trois vampires
Frémissent, accrochés au toit de ma canha ;
Les fleurs s’épanchent en parfums, le sol transpire.
CCCXXV
SOUVENIR LITTÉRAIRE
La lune a des pâleurs romantiques, ce soir.
Composons le tableau : des chansons de Venise,
Sur l’eau verdâtre, une gondole à felze noir
Et deux amants que l’heure et le lieu divinisent.
CCCXXVI
DÉCISION
Pourquoi me raconter que votre âme est de braise
Si votre corps s’obstine à paraître glacé ?
Plus un mot ! Allons-y, Madame, à la française !
Et je m’arrêterai quand vous direz : « Assez ! »
CCCXXVII
REPROCHES
Ragots, lamentations, plaintes :
« Tu veux te dérober ! tu mens !
Tu m’as dit : ses yeux sont charmants ! »
Absinthe ! Absinthe !
CCCXXVIII
HÉBÉ
Nul doute que la mort ne l’ait prise de court.
Elle goûtait les vers, les parfums, la musique,
Les bons vins et l’amour, (mais préférait l’amour).
Sur sa tombe fleurit un grand lys ironique.
CCCXXIX
OISEAU DÉCORATIF
Instant d’attente
Où rien ne bouge, heure éclatante…
Surgissant du pré vert, je vois
S’envoler soudain devant moi,
Comme ferait un cri de joie,
Le plus féerique oiseau qui soit :
Rouge, avec des ailes orange,
(Sont-elles de soie ?)
Un bec vermeil
De courbe étrange…
— Oh ! quelle grâce quand il monte,
Cet oiseau merveilleux, pareil
A ceux des contes,
Vers le soleil !
Glissant sur l’air, il fait cent tours
Comme un feu-follet de plein jour,
Puis il plonge dans l’herbe touffue,
Flamme errante,
Un moment aperçue,
Mais que le vent souffla, puis il chante.
CCCXXX
GÉOMÉTRIE
Limiter par un trait les songes de l’amour,
C’est fixer aux parfums de la brise un contour.
CCCXXXI
QUESTION
Qu’as-tu fait de tes fards ? Ce visage de cendre
En un ciel printanier n’est-il pas malséant ?
On dirait que, ce soir, lune, tu vas descendre
Pour jamais au tombeau que t’ouvre l’océan !
CCCXXXII
ESCLAVAGE
Elle pleure, gémit, grince, accuse le sort
De l’accabler de mille et un maux. Je crois fort
Qu’elle est tout à fait sotte. Aujourd’hui je l’adore
Comme je l’adorais dès son premier abord,
Mais sachez que l’amour est une dure tâche
Quand on aime les yeux ouverts, et qu’on est lâche !
CCCXXXIII
RESPECT FILIAL
Pei-you se vit, un jour, fustigé par sa mère ;
Bien qu’il fût un enfant courageux, il pleura.
Comme elle s’étonnait : « Oui, ma peine est amère,
Dit-il, de voir la force abandonner ton bras. »
CCCXXXIV
MANIÈRES D’AIMER
L’épouse a six façons d’assurer le bonheur
De l’époux : elle peut être une âme, une sœur,
Une muse, une amie, une amante, une esclave.
De ces rôles divers, l’esclave est le meilleur.
CCCXXXV
TEL QU’ON LE PARLE
Je m’exprime très mal, ne sachant point sa langue,
Cependant je lui dis combien elle me plaît ;
Je crois qu’elle s’émeut de ma douce harangue
Mais, hélas ! on se refuse, même en anglais.
CCCXXXVI
A LA LUNE DIVINE
Depuis que le plus clair des écus,
Depuis que la lune m’a plu,
Je parle d’elle à tort et à travers,
En prose, en rêve, même en vers.
— Soit qu’elle visite une mare,
Ou fasse figure de phare,
Ou glisse sur le dos
D’encre et d’étain des flots,
Ou sonde la luisante Seine
Et s’y détrempe,
Ou caresse mes peines
Qui ne s’endorment pas quand j’ai soufflé ma lampe,
Cette planète me séduit.
Je m’empresse de le lui dire, et le lui dis,
Pour mon plaisir et pour le sien peut-être,
Quand vient le soir, quand je la vois s’en aller paître,
Cornes en avant, ce pré noir,
Serré comme un étroit couloir
Entre deux murs de coton blanc, ou mieux
Quand, ronde et grasse, elle traverse les champs bleus.
CCCXXXVII
INCONVENANCE
Au corps disgracieux, il faut de la tenue…
Madame, croyez-moi : ne vous montrez pas nue !
CCCXXXVIII
EN CHINE
Grand repos sur la jonque. Un soir taché de rouille…
A l’avant, le coolie industrieux s’épouille.
CCCXXXIX
FÊTE CHAMPÊTRE
On soupe dans le parc. Les violons sont là.
La voix du rossignol va leur donner le la.
CCCXL
INQUIÉTUDE
Ces distiques tout secs, ces petits riens subtils,
Malgré la rime riche, à quoi donc riment-ils ?
CCCXLI
CONSCIENCE
Même vaincu dans le combat, ne t’abandonnes
Jamais au désespoir, si tu sais, en ton for,
Que tu fis, sans faiblir, ton plus farouche effort,
Car la lutte vaut mieux que le prix qu’elle donne.
CCCXLII
SALUTATIONS
Vous passez d’un pied léger, les bêtes
Se pressent pour vous voir de plus près,
Et le vieux mulot, hochant la tête,
Vous intronise reine des prés.
CCCXLIII
IMAGE
Ah ! mon ami ! te souviens-tu de certain temple
Près duquel s’élevait, crêté de jaune, un mur
Où sept souples dragons se courbaient dans un ample
Enroulement, sur des vagues de sombre azur ?
CCCXLIV
LA NOTE FAUSSE
Ta voix, d’abord,
Est douce et tendre :
Tu vas prétendre
M’aimer ! Ta voix a des accords
Justes ;
Toute ruse m’en paraît bannie ;
Je déguste
Son harmonie.
Comment garder le moindre doute
Devant une voix si claire ?
Je l’écoute…
Cette voix n’offre aucun mystère.
— Bientôt, je me dis qu’il fait sombre
Et que ta voix manque un peu d’ombre,
Elle paraît mal correspondre
A l’expression de tes yeux ;
Elle devrait, me semble-t-il, être plus basse ;
Alors, je l’écoute mieux :
Tu me dis que jamais mon amour ne te lasse…
Et, dans ta voix, sonne soudain la note fausse.
CCCXLV
LE SPECTRE
Retourner sur ses pas est dangereux : on craint
De rencontrer, si beau que soit le paysage,
Tapi dans l’herbe, cet insidieux chagrin
Que l’on pensait avoir tué par le voyage.
CCCXLVI
SURPRISE
Il pleut, je me sens triste et loin de ce que j’aime…
Quelle est cette lueur ? Ferait-il beau ? Soudain,
Je vois dans le ciel gris monter la lune blême,
Et les ombres des pins tombent dans mon jardin.
CCCXLVII
LE DANGER
Crains les pièges soyeux et, surtout, ne te livres
Pas toute entière aux invites d’un vent subtil,
Mouche à l’armure d’or, aux bourdonnements ivres !…
L’araignée a, devant ton vol, tendu ses fils.
CCCXLVIII
INUTILE PRUDENCE
Pour que tes rossignols ne puissent voyager
Et n’aillent pas chanter chez le seigneur d’en face,
Un mur suffira-t-il, autour de ton verger ?
Souviens-toi que l’oiseau change aisément de place.
CCCXLIX
PROMENADE
Nous ne faisons nul bruit, marchant sous les tilleuls :
Vous portez galamment une rose à l’oreille,
Je vous parle tout bas, nous croyons être seuls,
Sans penser que Phœbé, jalouse, nous surveille.
CCCL
SURENCHÈRES
Quoi de plus léger que les duvets ? la poussière ;
De plus léger que la poussière ? je crois bien
Qu’on peut nommer le vent ; et chose plus légère ?
La femme ; et plus légère encore ? oh ! certes, rien !
CCCLI
A L’HÔPITAL
On chante, tout en bas dans la rue,
Un air vulgaire et sot…
O savoureuse mélodie,
Reconnue
Aussitôt !
Elle me parle de la vie,
Elle dit qu’il est doux de vivre…
Je distingue mal ses paroles,
Mais cette chanson me console
Mieux qu’un beau livre.
Je l’aime, je la trouve exquise ;
Quelques instants, j’oublie,
Par sa douce entremise,
Mes hoquets sourds, mes lourdes quintes
D’agonie,
Mes grincements de dents et mes plaintes.
— Sotte chanson, tu me rends ivre
D’espoir, tu me donnes envie
De goûter à nouveau la saveur de la vie
Et, bien modestement, tu m’engages à vivre.
CCCLII
LUTTE DÉCEVANTE
Il l’approche de près, il l’étreint corps à corps,
Il s’est épris de ce problème qui le ronge,
Il ne s’en déprendra que le jour de sa mort,
Sans se douter que ce problème n’est qu’un songe.
CCCLIII
VISITEUR INSISTANT
J’ouvre ma porte et vois, sautillant dans la neige,
De cet air décidé qui lui sied, un bouvreuil,
Permettons-lui d’entrer, car il ferait le siège
De notre seuil.
CCCLIV
LÉGENDE CHINOISE
Il lui conta sa flamme en de magiques vers
Et sema de feuilles de saule sa chair nue.
Cette chair se couvrit aussitôt de poils verts,
D’où le nom : « Pavillon de la reine poilue. »
CCCLV
POINTS DE VUE DIFFÉRENTS
Devant un glaive nu, l’homme sage s’enfuit,
L’amoureux croit revoir le corps mince qu’il aime,
Le soleil se regarde en cet acier qui luit
Et le fourreau de cuir se l’enfonce en lui-même.
CCCLVI
LUMIÈRE
Tout au loin, parmi l’ombre, au flanc de la montagne,
Un petit point scintille, un instant, puis s’éteint…
Je me retrouve seul, comme avant, mais j’y gagne
De quoi rêver en paix jusqu’à demain matin.
CCCLVII
GRAVITATION
Mes deux chats en amour vont tomber de ce mur ;
De ce prunier pesant se détache une prune ;
Un parfum se répand de ce jasmin trop mûr ;
Un rayon pâle et froid va glisser de la lune.
CCCLVIII
LECTURE ÉMOUVANTE
J’ai relu ton livre,
Aujourd’hui,
Je t’ai vu vivre,
Je t’ai suivi
Dans les plaines herbeuses des Hors, sur les monts
Du Nyarong, vers Népémakö, jusqu’au fond
Du pays inconnu qui t’est cher,
Dont tu nous dis les hommes et l’âme
Et le mystère.
— Tes pages, comédie ou drame,
Troublent par leur intense vie
Et leur éclat. J’y sens la foi
D’un croyant doué d’ironie.
Alors ma voix
Tremble d’envie
En murmurant : « Comment montrer ce que l’on voit
Avec cette émotion neuve,
Troupeaux obscurs, temples au bord d’un fleuve,
Routes, ravins et bois ? »
— Toi, tu as été là !
CCCLIX
SOLITUDES
Je repense à l’oiseau qui se perd dans le vent,
A la fleur délaissée au centre d’une plaine,
A la barque roulant en pleine nuit… souvent
Mon cœur se perd ainsi dans le flux de ses peines.
CCCLX
HUMEUR CHAGRINE
Un papillon bleu vient d’éclore
Et vole dans l’aube d’argent.
Mon vieux merle, perché sur sa branche, déplore
L’air futile des jeunes gens.
CCCLXI
PAYSAGE
Nuit commençante sur la rivière, — tableau…
A l’avant de notre jonque tremble un falot ;
Le bosquet de bambous se fonce ; ombre furtive,
Une hirondelle file obliquement vers l’eau.
CCCLXII
INDIFFÉRENCE
Le vent siffle et s’essouffle et se plaint et s’irrite,
Plie un arbre, le tord, le secoue et l’abat,
Tandis qu’au ciel, parmi les nuages en fuite,
La lune regarde faire et ne bouge pas.
CCCLXIII
PARURE DE LUXE
Bien que sa toile soit tout entière baignée
Par l’averse qui vient de choir si brillamment,
Je crois deviner que Madame l’Araignée
Prisera peu ce superflu de diamants.
CCCLXIV
SPLEEN
Le destin, m’a-t-on dit, change. Il se peut, hélas !
(Pour d’autres…) mais pour moi l’ennui n’a plus de bornes,
Et le ciel désirant garder ses teintes mornes,
Je me ronge les poings comme un catoblepas.
CCCLXV
TCHERAGAN
C’est un chat noir, il est prince persan ;
Il aime trop le sang
Pour me plaire…
(Il ne méprise pas le lait.)
Vous me dites que Baudelaire
L’aurait mieux compris ? Je ne sais.
— Il se peut que l’on trouve en Chine,
En Malaisie, (ou bien ailleurs),
Ce même air de bourreau railleur
Et d’aussi longs frémissements d’échine ;
Allez-y voir ! mais quand il lèche,
Sadiquement, à petits coups
Mesurés de sa langue rêche,
La plaie
D’un oiseau palpitant, que voulez-vous !
Mon chat m’effraie !
Puis il me prend par cette patte qu’il allonge
Et retire, par le mystère de ses songes
Et, mieux encor, par ce grand amour de la nuit
Qui me le fait aimer quand j’ai si peur de lui.
CCCLXVI
LA SOUFFRANCE DE THISBÉ
Thisbé souffre beaucoup d’un rhume de cerveau ;
Elle est couchée et porte, autour de sa figure,
Un fichu céladon fait en un point nouveau,
Pour que ne tombent pas ses coques de coiffure.
Elle voudrait savoir si la mouche du coin
De sa tempe est toujours en place et si la tresse
Qui double ses cheveux n’aurait pas grand besoin
D’être reépinglée avec moins de mollesse.
Elle songe, tandis que, sous le ciel du lit,
Un papillon perdu volète et s’affaiblit.
CCCLXVII
SENSIBILITÉ SPÉCIALE
On dirait que vos sourires sont préparés,
Et vos rires aussi, mystérieuse Laure !
Très sagement, sans vous tromper, vous mesurez
Le ton de votre voix en disant : « Je t’adore ! »
Avec méthode, vous savez même pleurer…
Je vous verrai mourir ainsi, (mais pas encore).
CCCLXVIII
DISTINCTION
De ta rusticité plus d’un ami te loue :
« C’est un diamant brut ! » répètent-ils entre eux.
Mais un diamant brut, sans facettes, sans feux,
En quoi diffère-t-il d’un vieux morceau de boue ?
CCCLXIX
CHARME SECRET
Ne dédaignez donc pas notre sous-préfecture !
Un cours d’eau la traverse, entre des saules verts ;
De petits lacs discrets lui font une ceinture…
C’est un lieu bien choisi pour composer des vers.
CCCLXX
CHANT
Ce moment est divin ! Le rossignol dégoise,
Sur quelque haute branche, un hymne pur, sans mots ;
Ta voix tremble d’amour, beau poète, et se croise
Avec la voix du vent qui parle de ses maux.
CCCLXXI
HOMMAGE
Je t’aime, je te le répète…
Le sais-tu ?
Je te le dis encore, je m’entête :
Toujours, je fus têtu,
Têtu comme un gros livre
Pénétré d’une seule idée…
Et c’est à toi que je l’ai demandée,
L’idée âpre qui me fait vivre !
Mais, depuis lors, je t’aime,
A la façon dont les roses sont rouges
Ou blêmes,
A la façon dont les nuages bougent
Ou se défont, suivant le souffle qui les mène.
— Je t’adore et ne sais pourquoi ;
Je vais où me conduit ta voix,
Et si mon âme est lasse,
Mon cœur blessé, parfois,
(Parfois… serait-ce pas souvent ?) tant pis pour moi !
De ta bonté je te rends grâce
Et je m’incline sous ta loi.
CCCLXXII
PSYCHOLOGIE
Le respect des chétifs ne va pas sans mystère :
Je viens de voir, à l’aube, une pie en plein vol
Foncer sur une buse. On oubliait ses vols
Et son caquet. — Florise, aussitôt, me fut chère.
CCCLXXIII
ÉCHOS NOCTURNES
J’écoute les accords d’une invisible lyre
Que de magiques mains par instants frôleraient,
Au fond d’un ciel d’argent où la lune s’admire
En versant le trésor suave de ses rais.
CCCLXXIV
CHOIX MALHEUREUX
« Je choisis, avait dit Chloris, d’être damnée,
Entre les bras noueux de mon nouvel amant,
A la condition d’y vivre vingt années. »
Chloris est morte, hier, indiscutablement.
CCCLXXV
CENT SOUS
Sous la toque de drap qu’une rose dépasse,
Vous m’avez fait la plus engageante grimace,
Puis vous avez repris ce sinistre parcours
Dont les deux bornes sont deux fontaines Wallace.
CCCLXXVI
MÉLOMANIE
« Quand je songe à de beaux accords, je me sens ivre,
Dis-tu ; mon âme aspire au firmament ! » Ce n’est,
Clorinde, vraiment pas la peine de poursuivre,
Car tu vas me parler de Monsieur Massenet.
CCCLXXVII
DANGERS A ÉVITER
Comme au bout de ta course un tout dernier faux-pas,
Crains les cruches de vin sur la fin d’un repas ;
Crains dans l’herbe du pré la vipère lovée,
Comme en ton lit la femme qui ne t’aime pas.
CCCLXXVIII
FLEUR SÈCHE
En caressant ces vieilles soies,
En feuilletant ces albums effacés,
Vous deviendrez la proie
Des fantômes du temps passé.
Quoi ! ne trouve-t-on plus, piquetant les prairies,
De belles fleurs
Fraîches, dont les couleurs
Ternissent toute broderie
Et dont l’éclat semble toujours nouveau ?
Chère, croyez-moi sur parole,
La fleur vivante vaut
Cette corolle
Aux tons séchés
Que vous cherchez
Dans un vénérable volume.
Certes, le souvenir évoqué nous parfume
Et la pauvre fleur grise me plaît,
Mais, ne l’oubliez pas, en dépit des prières,
Il est bien mort, il est poussière,
Le beau temps où Berthe filait.
CCCLXXIX
ÉCONOMIE SOCIALE
Le coudrier croît sur les monts et la réglisse
Dans les marais. A son foyer chacun se plaît.
Il est malséant que le paysan rougisse
De sa chaumière ou l’empereur de son palais.
CCCLXXX
CHOIX
Je m’explique mal ce regard déçu
Puisque vous aimez votre amant bossu.
Dans votre lit comme aux repas,
Les goûts ne se discutent pas.
CCCLXXXI
LE VRAI JAPON
Un volcan reflété dans lac d’azur triste,
Un lotus peint sur éventail (quel objet d’art !)
Voilà tout le Japon rêvé par les modistes.
Il s’achète, pour vingt centimes, au bazar.
CCCLXXXII
CHANT PERDU
Assis dans son fauteuil, le père de famille
Suppute ses devoirs d’honnête bourgeois, mais
N’écoute pas le rossignol qui s’égosille
Dans la fiévreuse nuit de mai.
CCCLXXXIII
SEPTIÈME ÉPITAPHE PLAISANTE
Ici dort Fiammette, (un beau petit squelette !)
Près d’elle on a posé des bonbons, un miroir,
Quelques bijoux, une guitare, sa houppette…
Vaines précautions : le trou lui semble noir.
CCCLXXXIV
GESTE LUNAIRE
Ce soir, la lune a ses deux cornes qu’elle tourne
Vers l’occident rougeâtre. Elle traverse l’air
Et, d’un seul coup de son croissant jaunâtre, enfourne
Au gouffre de la nuit un nuage trop clair.
CCCLXXXV
VARIATIONS
Je pense qu’il convient d’estimer vos serments
Au prix de ceux de la Fortune.
Votre regard est celui de la lune,
En plus dément,
Et si votre teint est moins blême
N’est-il pas aussi froid ?
Lorsque vous me disiez : « Mon ami, croyez-moi,
Je vous aime !
Je n’aime que vous, cher amant ! »
Je vous écoutais bonnement,
Avec candeur,
Et ne me doutant pas que vous étiez parjure,
Je vous présentais en pâture
Mon cœur.
Vous avez su vous en repaître…
— Mais, aujourd’hui
Que vous m’aimez avec des larmes et des cris,
Aujourd’hui que je suis le maître
Devant lequel on se traîne à genoux,
J’aime encore… et ce n’est plus vous.
CCCLXXXVI
MÉLODIE
La grenouille qui tient ses pattes étendues,
Sans bouger, sur le bord de la mare au cresson,
Renverse brusquement une tête fendue,
Pour chanter au crépuscule sa chanson.
CCCLXXXVII
PRÉTENTION
Sur le cours, (est-ce pour instruire les enfants ?)
On exhibe un étrange animal de six toises.
A ne vous rien cacher, c’est un pauvre éléphant
Qui prétend être blanc bien qu’il me semble ardoise.
CCCLXXXVIII
HOMMAGE
Ne pouvant vous offrir ni ce rameau qui ploie
Sous le faix de ses fleurs, ni ce merle siffleur,
Ni ce collier liquide et composé de pleurs,
Je déroule à vos pieds leurs portraits peints sur soie.
CCCLXXXIX
SUPERPOSITIONS
Sur le dos gazonneux du jardin, ma tortue
S’avance lentement et d’un air endormi.
Sur son dos une fourmi rouge s’évertue…
Mais que verrai-je sur le dos de la fourmi ?
CCCXC
SOINS NÉCESSAIRES
Notre âme est un coffret qu’il convient de bien clore
Et qu’il faut surveiller comme un vin précieux.
Le songe, mal gardé, s’aigrit ou s’évapore,
Au lieu qu’il prend du corps en devenant plus vieux.
CCCXCI
ÉVOCATION
Crapaud ! ta courte voix de verre me rappelle
Ces contes que, jadis, j’écoutais près du feu :
Les danses de la fée au manteau de dentelle,
L’Ogre, le Chat-botté, Peau d’Ane et l’Oiseau bleu.
CCCXCII
PLAINTES FLUVIATILES
Fleuve lourd qui coule sans bruit,
Fleuve à l’onde épaisse qui luit
Grassement dans le crépuscule, puis s’enterre,
Dirait-on ; souvenirs des jeux d’une eau légère
Et translucide qui chantait…
Pourquoi donc faut-il que je sente,
Tout soudain, ces rapports obscurs, ces parentés,
Ces reflets de miroir à miroir ?
Heure opaque… le fleuve augmente
Ma tristesse de ce soir
Et ces fleurs augmentent ma peine,
Ces fleurs pourpres dont me plaît le contour
Mais qui ne valent pas les roses anciennes…
Prison parfumée aux murs sourds,
Exil royal sans reine,
On y souffre du poids des chaînes
Et du regret d’une eau qui vibre
Et de l’écho d’un rire libre
Et d’un lointain amour… comme jadis :
Super flumina Babylonis.
CCCXCIII
ROMAN
D’où viennent ses ardeurs lyriques ? — Elle m’aime !…
Je l’adorais jadis, mais j’en suis revenu.
J’écoute avec ennui ses langoureux poèmes,
Et celle qui les lit « n’en a jamais rien su. »
CCCXCIV
ÉCOLE
Festoyer n’est plaisant que pour celui qui sait
Manger et boire. Il faut apprendre. On ne s’enivre
Pas avec élégance au tout premier essai.
Une bouteille a son mystère, comme un livre.
CCCXCV
SONGES PERDUS
Ne rêve pas du Pacifique, des grands bois,
Ni d’un pays soumis a de plus libres lois !
Ton âme est faite pour les villes et les rues.
Souffle vite ta lampe : elle file, je crois !
CCCXCVI
HEURES VÉCUES
Etape cavalière ou marche fantassine…
Nous entrons dans l’auberge odorante, on s’étend
Sur les nattes du lit, on s’endort et, le temps
Passant, l’aube renaît sur les champs de la Chine.
CCCXCVII
A UNE DAME DE FANTAISIE
— Tu souris, deux doigts sur la tempe…
Ecoutons les heures s’enfuir,
Considérons la belle estampe
Où sont gravés nos souvenirs,
Imaginons des choses folles,
Sans suite et sans utilité…
L’été convient à ces paroles
Qui conviennent aux soirs d’été.
— Ma fantaisie est diaphane,
Nul chagrin n’ose la ternir,
Pourtant notre bonne Sœur Anne
S’obstine à ne rien voir venir ;
Le crépuscule subtilise
Cendrillon qui tient son fuseau…
Un oiseau passe avec la brise
Et la brise emporte l’oiseau.
— La Dormeuse a su me séduire
Qui reposait au fond du Bois ;
En rêvant, elle eut un sourire
Comme pour l’amant d’autrefois ;
Des affinités électives
M’ont fait parler à cœur ouvert…
Dans l’arbre vert jasent des grives,
Douze grives dans l’arbre vert.
— Docte astrologue, son Altesse
Prospero regarde le ciel
Et confond sans délicatesse
Caliban avec Ariel ;
Le Prince Charmant se pavane
Comme s’il était déjà roi…
Près de toi, une fleur se fane,
Une fleur moins belle que toi,
— Alexandre V d’Utopie
Epouse Elvire de Thulé,
Dans le parc humide, une pie
Se joint aux chants du jubilé
Car la hideuse reine-mère
Vient d’avoir quatre-vingt-dix-ans
Et, les courtisans sachant plaire,
On imite les courtisans.
— Gulliver, entravé de chaînes,
Epouvante encor Lilliput ;
Les tourterelles du grand chêne
Vocalisent vers le contre-ut,
Et, dans le jardin d’Isabelle
Dont nous encensent les jasmins,
La main de cette tendre belle
Tendrement se noue à mes mains.
— Arlequin baise Colombine,
Pierrot capture un oiseau d’or ;
L’étang de saphir où s’incline
La sylphide frissonne encor…
O toi qu’un son de flûte enchante
Et qu’un rêve toujours conduit,
Vois, la nuit pleure, et chaque plante
Retient un des pleurs de la nuit !
— Ispahan a toutes ses roses,
Samos est parfumé de thym,
Les fleurs de Cadix sont écloses
Et Florence embaume au matin,
Tandis que, sur la rouge terre
De Sicile où les fruits sont mûrs,
Les murs ont appelé le lierre
Et le lierre a couvert les murs.
— Tu m’avais dit qu’aux heures grises
Tu me joindrais sur le gazon ;
Pour toi, j’abandonnai Denise,
Estelle, Armande et Louison,
Et, bien que j’eusse laissé veuve
Agnès qui, jadis, me dupa,
Je ne vis pas sur l’herbe neuve
La trace neuve de tes pas.
— Que veux-tu que je dise encore ?
Le roi de Chypre te plaît-il ?
La bayadère de Mysore
A-t-elle un art assez subtil ?
Veux-tu que, chaussé de babouches
Et tenant en main son carquois,
Un dieu chinois baise ta bouche,
Ta bouche au sourire chinois ?
— Veux-tu des opales, des perles,
Tous les trésors du Grand-Mogol ?
Veux-tu le ramage des merles
Ou les hymnes du rossignol ?
Veux-tu des vers ou de la prose ?
Dis-moi, chère ce que tu veux…
Au coin de ta lèvre, une rose,
Ou des roses dans tes cheveux ?
— Mais non ! tu n’écoutes qu’à peine
Ce bavardage superflu :
Rêves perdus, paroles vaines !
Mes vers fantasques t’ont déplu,
Car, dans ce mauve crépuscule
Qui sied bien au ton de ta chair,
Tu remplis d’air de vastes bulles
Et les bulles crèvent en l’air.
CCCXCVIII
PRIVILÈGE
O lune ! comprend-il son bonheur, le grand hêtre
Qui dresse sa verdure au sommet du coteau ?
Si je renais un jour, c’est lui que je veux être,
Pour te voir, chaque soir, quelques instants plus tôt.
CCCXCIX
PROPOS
Quand le boiteux, le cul-de-jatte
Et le bancal sont réunis, ils se querellent
A propos de la sauterelle
Qui ne sait pas se servir de ses pattes.
CD
SOUVENIRS
Vous me contez d’une voix enrhumée
La splendeur de vos jeunes ans :
Il vous aimait, vous l’aimiez… quel roman !
Souvenirs sans flamme ! fumées !
CDI
INVITATION
L’heure sonne ; voici votre écharpe amarante,
Vos chaussons noirs, vos voiles fous,
(Si blancs !) enfin voici votre collier de trente
Perles fausses… Danserez-vous ?
CDII
CONCILIABULE
Ces grands pins murmurants qui dominent la plage
Parlent-ils d’embellie ou d’un prochain orage ?
CDIII
JADIS
Te souviens-tu, Calliste,
De l’arbre sous lequel nous nous dîmes adieu ?
Il était blanc de fleurs contre un horizon bleu.
Les fleurs sont mortes, mais le lourd chagrin persiste.
CDIV
EMPREINTE PROFESSIONNELLE
Tu ne sortiras plus du rigoureux dédale
Où t’enferment les mots ! Sont-ils d’un si grand prix ?
Humble valet de la grammaire, ton esprit
Même en amour a des raisons grammaticales.
Maintenant je comprends pourquoi ta femme a dit
Qu’elle s’ennuyait moins à tes cours qu’en ton lit.
CDV
TROPIQUES
Au lieu de t’essuyer le front, regarde, vois
Dans ces gorges, sous les rides horizontales
Des fougères,
Les lianes perpendiculaires, légères
En leur décor et lourdes par leur poids,
Tombant des branches qui s’affalent
Sur une eau jaune, furibonde,
Qui rejaillit et plonge
Bas,
Puis tourbillonne, se divise, gronde,
Et ronge
Le roc droit,
Tout droit, tout nu, qui monte vers
Ce bouquet de bananiers verts
Piquant leurs beaux boutons de feu
Comme des pointes de flèches,
Contre ce toit trop bleu,
Trop dur, ou ce toit gris, cotonneux et mouillé,
Ou cette voûte trop peu céleste et trop sèche,
Aux tons souillés.
CDVI
INSPIRATION
De sa chambre, Musset regarde dans la nuit,
« Sur le clocher jauni », la lune au teint malade
Et, devant ce tableau familier, il se dit
Que cela pourrait faire un sujet de ballade.
CDVII
CONSEIL
Lorsque tu veux juger, ne lève pas les yeux,
Baisse-les. — Une tour se mesure à son ombre
Plate et plaquée au sol, un prince, par le nombre
De ses bas envieux.
CDVIII
RAFFINEMENT
Madame, depuis votre arrivée à Paris,
Je note un changement dans vos goûts littéraires,
Car vous balbutiez des vers de Baudelaire
Et citez moins souvent « ce charmant Soulary ».
CDIX
PRÉCAUTION
Si tu veux la garder aimante et tendre, parque
La femme que, jadis, tu retiras du bouge,
Et fais, de temps en temps, reparaître la marque
(Un soufflet suffira) du fer rouge.
CDX
FIGURE DE ROMAN
Corps de couleuvre, face pâle,
Grands yeux d’eau verte au regard froid,
Vous ressemblez à la « femme fatale »
Qui florissait sous Napoléon III.
CDXI
LA SEULE INJURE
Marchez-lui sur le pied, frappez-le par traîtrise,
Dites même qu’il triche au jeu, honteusement,
Mais ne doutez jamais de sa belle maîtrise
D’amant !
CDXII
CONSEIL TENDRE
Ne retiens pas les ombres noires,
Ma belle enfant :
Il faut alléger ta mémoire.
Je te défends
Les tristes songes
Où, certains soirs, tu plonges
A cœur perdu,
Ces songes dont tu ne sors plus !
Pense à l’instant présent, pense à l’aube prochaine ;
Qu’importe le crépuscule d’hier !
Pense à l’aube sur la mer,
A cette aube qui ramène
La joie au cœur ;
Ecarte le souvenir obsesseur,
Et si tu retrouves des traces
D’anciennes larmes, efface !
Souris, mais sans mentir, parle sans biaiser,
Que ton âme soit transparente…
Lève enfin ta face charmante
Pour me rendre ce baiser.
CDXIII
QUELQUES HAÏKAÏ JAPONAIS
1
Ecrivez une épigramme
Mauvaise, mais ne froissez
Ni les roses, ni les femmes.
2
C’est un acte malfaisant
Que de railler la pervenche
Par un mot, fût-il plaisant.
3
Respectez une grenouille
Sage. — Devant l’escargot
Réfléchi, je m’agenouille.
4
Il n’est pas de fleur vulgaire.
Si l’on sait la regarder,
La plus simple a de quoi plaire.
5
On trouve un rêve partout :
Sous le ventre des limaces
Et dans le sein vert des choux.
CDXIV
EXPRESSION JUSTE
Un juste sobriquet accuse la nature.
Vous agréez, dit-on, (même hors de saison),
L’hommage de chacun. — Serait-ce la raison
Pour laquelle on vous surnomme : « Vaine pâture » ?
CDXV
INCERTITUDE
De ce vase couleur de cire,
Jaillit un lys au pistil frêle.
Une abeille veut le séduire,
Mais… saura-t-elle ?
CDXVI
GRACE PARFAITE
Vos légères façons d’aimer, légère amante,
Vos si légers discours, votre légère mort,
(Vous avez su mourir comme une autre plaisante),
Tout cela m’a formé le plus lourd des trésors.
CDXVII
PROJETS
Tourbillons de souvenirs sans suite,
Poèmes de propos divers, (sans dédicaces),
Couleurs, sons et parfums qui passent
Vite :
Echos d’arpèges d’une harpe,
Brusque image d’un saut de carpe,
Tragédie, en mon jardin,
D’une rose qui succombe
En s’effeuillant soudain,
Son perlé d’une goutte qui tombe
Et tinte,
Dans la douve aux mille teintes ;
Spectacles d’une seule minute :
Chute
D’un rayon d’or au milieu de ma table,
Course très délectable,
Devant les cyprès de la route,
D’une libellule qui fuse…
Des riens !… sans doute,
Mais qu’importe, s’ils vous amusent !
CDXVIII
DANS LA RUE
Ce gamin du ruisseau semble heureux : les pieds nus,
Il patauge sous l’œil d’un réverbère et joue
Et sourit au profil de la lune, apparu
Dans le miroir terni d’une flaque de boue.
CDXIX
MUSE
Fermière qui passez, les bras chargés de fruits,
Votre aspect donnerait au poète sénile,
Avec le plaisir du déduit,
Le plan tout dessiné de nouvelles idylles.
CDXX
ABSENCE
Les étoiles, pour l’honorer, chantaient en chœur,
La lune rougissait en lui faisant hommage,
Mais le Prince rêvait de quelque autre visage
Et n’écoutait que le seul rythme de son cœur.
CDXXI
APPRÉCIATION
Dans la tranchée. — Il fait beau, l’oiseau chante,
La brise apporte un souvenir de fleurs.
Dupont me dit que la guerre est charmante…
Un sifflement, un éclat. — Dupont meurt.
CDXXII
RETENUE
Gardez-vous d’exprimer fortement votre haine
Envers ce rat puant et couvert de poils roux,
Quand un vase chinois de fine porcelaine
Se trouve sur la table entre le rat et vous.
CDXXIII
LETTRE
Ton silence est bien long ! — Dis-moi quelles merveilles
Tu veux écrire : un drame en cinq actes ? des vers ?
Quel rêve te séduit, aujourd’hui, toi qui veilles
Et t’éblouis des pas de Phœbé sur la mer ?
CDXXIV
LA CHINE TELLE QU’ELLE EST
La Chine est un pays où jamais on ne mange
Que des choses étranges ;
Les œufs n’y sont bons que pourris ;
L’Européen mal élevé y dépérit,
Car les bâtonnets à la mode
Restent longtemps d’un emploi peu commode
Et ne valent pas nos fourchettes ;
Les somptueux temples chinois
Sont ornés de clochettes
Qui tintent maigrement et toutes à la fois ;
En Chine, chaque soir, on torture
Quelqu’un et l’on répand ainsi beaucoup de sang,
Ce qui procure
Des spectacles intéressants ;
La chinoise a des pieds tordus et minuscules,
Mais qui se dissimulent
Dans de jolis souliers de soie ;
Le chinois ne parle pas, il aboie,
Il s’éclaire avec des lanternes ;
Les hôtels de Péking sont des hôtels modernes.
CDXXV
THISBÉ AU LIT
La malade éternue et demande un mouchoir ;
L’Abbé le lui apporte avec un pot de rouge,
Des épingles, la houppe à poudre, le miroir…
Tandis que le plumet caudal du roquet bouge.
A l’aide de ce bout d’aérien linon,
Thisbé panse le bord gonflé de sa narine,
Puis, durant qu’on répète un mot de Voisenon,
Elle s’amuse à peler une mandarine…
Et les draps blancs du lit semblent plus blancs encor
Sous la grasse couleur des épluchures d’or.
CDXXVI
COMPENSATIONS
Tes gestes ont toujours je ne sais quoi de dur,
Ta voix a des accents qui giflent et qui cinglent,
Tu te sers de tes mots comme on fait d’une épingle,
Mais ton regard si bleu ne cesse d’être pur.
En contemplant ces yeux d’un azur si céleste,
Je tâche d’oublier tes gestes, et le reste.
CDXXVII
MASQUE
A cinquante ans, par son allure cavalière,
Elle peut faire illusion (avec beaucoup
De fard) en cachant sous des perles les salières
De ce cou décharné qui fut un si beau cou.
CDXXVIII
COÏNCIDENCES
Les duvets pensent à danser, la brise pense
A murmurer d’abord, puis à s’évanouir,
L’homme pense à parler, à danser, à mourir,
Et le vent meurt souvent à l’heure où l’homme danse.
CDXXIX
FIN D’ÉPÎTRE
… Enfin, très cher ami, pour que ma longue lettre
S’achève par un vers honorable à citer,
Je signerai ceci du mieux que va permettre
« Une plume de fer qui n’est pas sans beauté ».
CDXXX
ÉTRENNES UTILES
Je t’offre, ami, ce poignard d’acier clair
Et ces lourds fruits d’automne ;
Je t’offre cette couronne
Forgée en fer ;
Je t’offre un oiseau d’or dont les reflets sont verts,
Et ce coffret, tout grand ouvert,
Qui montre son trésor ;
Je t’offre ce bateau qui rentre dans le port,
Chargé d’épices rares ;
Je t’offre ces bijoux barbares
Et ces cruches de vin ;
Je t’offre des objets que l’on voit, que l’on touche…
Prends cette femme, enfin,
Dont la bouche
Saura charmer tes nuits
Et promet les plus folles fêtes…
— Tu refuses mes dons en détournant la tête :
Un mauvais rêve a pour toi plus de prix,
Car tu ne peux te reposer
Que dans l’imaginaire ou dans le supposé.
CDXXXI
RENAISSANCE
Ce vieux songe ne vaut
Certes pas un écu ; je souffle sur le songe…
La flamme se rabat, se recourbe, s’allonge
Et me brûle d’un feu nouveau.
CDXXXII
IMMORTALITÉS
Chérissez la nymphe qui sort
En chantant du rocher, le satyre au poil d’or,
Le centaure et la néréide :
Ceux-là sont immortels ! ceux-là n’ont point de rides !
CDXXXIII
RESSEMBLANCE
A cause de vos yeux d’expression si dure,
Si cruelle, toujours, je comprends que l’on voie
En vous un épervier, un bel oiseau de proie
Qui trouve son plaisir dans le sang et l’ordure.
CDXXXIV
L’INCONSTANTE
La brise m’inquiète ; un souffle passager
Me fait grand peur : Florise est d’un poids si léger !
CDXXXV
BONNE ÉLÈVE
Vous apprenez par cœur ce que l’on vient de dire,
Puis vous le répétez, en l’ornant d’un sourire.
CDXXXVI
ANALOGIE
Prenez garde ! il n’a pas fini de radoter
Au hasard ! — Les vieux pins poussent de tous côtés.
CDXXXVII
ANALOGIE
Vois le bateau perdu dansant sur la mer blême,
Au clair de lune. — Ton esprit danse de même.
CDXXXVIII
PARFUM FANTÔME
Parfum fuyant, parfum qui rôdes !
Souvenir d’une nuit
Prise en fraude
Au bonheur d’autrui !
Je te poursuis,
Par les sentiers d’un beau printemps, mais tu t’évades,
Tu me fuis,
Jusqu’au fond du verger rose et vert,
Parmi la mascarade
Des arbres joyeux, couverts
De fleurs, de clair soleil,
De brises et d’abeilles
Bourdonnantes,
Et tu me fuis tandis que les cigales chantent !
— Parfum poignant de mon amour ! odeur prenante
D’un corps chéri ! je te poursuis dans la lumière,
Dans l’ombre fraîche, ici, là-bas, plus près,
Plus loin, jusqu’au bout de la terre,
Et je te trouve, enfin, sous les cyprès
Déplorables du cimetière.
CDXXXIX
TRACES PERDUES
Certes, rien n’a changé, son parfum ni ses teintes.
Tout proche, un oiseau chante encor à plein gosier,
Mais, dans le sable, où donc trouverai-je l’empreinte
De celle qui, jadis, a planté ce rosier ?
CDXL
RÊVE DOUBLE
Je vis en rêve un pot de bière, trois pygmées,
Un chat galeux, un profil juif, un vieux miroir,
Et tout cela se confondait dans la fumée
Qui s’élevait obscurément d’un fourneau noir.
En même temps, je vis en rêve une aubépine,
Une cascade, une cigogne, un bol de thé…
Et tout cela se découpait de façon fine
Sur le lavis bleu turquoise d’un ciel d’été.
Mais, plus le souvenir du rêve se prolonge,
Moins son délice enchevêtré se désunit,
Et je ne sais plus qui m’a jeté dans ce songe :
Mon cher Hoffmann ou bien mon cher Toyokouni.
CDXLI
TOMBE FERMÉE
Aux morts recommençant à vivre, je crois peu ;
Une âme dissipée est à jamais perdue.
Pourrait-on réunir de l’onde répandue ?
Rappelle-t-on la fumée à son feu ?
CDXLII
ESTAMPE JAPONAISE
… J’en ignore l’auteur. — Au bord d’un champ d’avoine,
Un merle picorant de son bec jaune et long,
Et, tout contre la lune basse, une pivoine
Qui penche sous le poids pelucheux d’un frelon.
CDXLIII
RETOUR
Je m’en veux d’avoir cru que j’arrivais trop tard :
Voici les mêmes yeux au singulier regard,
Des gestes que je reconnais, ces mêmes lèvres
Que je baisais si tendrement à mon départ.
CDXLIV
RUPTURE
Je prends congé de vous, sur ces mots, dame blonde
Aux yeux verts, qui m’avez mené
Baller près de vous, dans les rondes
Où dansent les damnés.
J’y fréquentai quelques sorcières
De sifflants serpenteaux coiffées,
Des satyres, des douairières
Et de méchantes fées.
Chaque soir, je pensais descendre,
Pour tout de bon, jusqu’à ces lieux inférieurs,
Tapissés de braise et de cendre,
Dont est fameuse la chaleur.
Comme sous les feux verts que vos prunelles dardent,
En ce torride four,
On se sent essoufflé, mal à l’aise, et l’on arde
Pour d’innombrables jours ;
Mais, si puissamment que mon âme
A votre corps pût sembler asservie,
Je prends congé de vous par ce salut, Madame,
Et retourne auprès de Sylvie.
CDXLV
NOTE D’UN NATURALISTE
Jamais un rossignol pour chanter ne se pose
Sur un pêcher trop vieux, sur un cerisier mort,
Ni sur la branche d’un rosier privé de roses :
Pour bien chanter, il faut qu’il puisse aimer encor.
CDXLVI
A LA HUSSARDE
J’enlève mon chapeau, j’entre, je dis bonjour,
Je vous baise les doigts, mon regard vous décoche
Un trait brûlant, enfin, je vous parle d’amour.
Si vous ne cédez pas, votre cœur est de roche.
CDXLVII
AUBE TRISTE
Le ciel s’est recouvert d’une espèce de fard
Que le soleil traverse mal, un jour blafard
Rend plus sinistre encor le village en ruines,
Et les soldats, dans la tranchée, ont le cafard.
CDXLVIII
PASSAGE
La nuit ; fenêtre lumineuse ; une ombre passe
Et disparaît, laissant en mon esprit la trace
Que laisse un souvenir adoré ; mais pourquoi
Cette vivacité nouvelle en votre grâce ?
CDXLIX
SECRET
Mon cœur limpide n’est pourtant pas un miroir,
Comme l’eau qui dort sous la lune ;
Malgré tous mes efforts, je ne saurais y voir
La cause de mon infortune.
CDL
PORTRAIT
Chaste, je le veux bien, chaste sans élégance ;
Candide comme peut l’être un pot de faïence ;
Droite comme un lys droit mais artificiel ;
Aimable, rarement, et toujours sans nuances.
CDLI
LETTRE ÉCRITE EN ITALIEN
Chargement de la publicité...