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Femmes nouvelles

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QUATRIÈME PARTIE

I

Deux mois et demi s'étaient écoulés. Après une saison d'eaux à Vichy, où Mme Dugast, sur le conseil du docteur Laurent, avait été soigner une légère maladie de foie, suite naturelle de tant de soucis, Hélène et sa mère rentraient à la Neuville, pour y passer la fin de l'été et l'automne. Les Pierron devaient selon leur habitude venir les y rejoindre en septembre. Elles avaient retrouvé le Vert-Logis bien vide, la maison devenue trop grande, le jardin silencieux, désert presque, sous les grands marronniers et les trembles. Tout faisait sentir la disparition de l'être aimé, chaque souvenir creusait l'absence, et le voisinage bruyant de la Chesnaye, le mouvement de vie joyeuse qui emplissait le château rendaient le contraste plus sensible, plus douloureux encore.

Hélène gardait de sa visite de la veille une impression maussade ; l'oncle Marcel, d'ailleurs harcelé par les innombrables soins de l'usine qu'il dirigeait seul maintenant, était tout à son ambition nouvelle ; briguant aux élections le titre de conseiller général, il recevait à dîner le soir même une vingtaine de personnes dont l'influence pouvait lui être utile ; tante Portier, affairée, attendait avec anxiété l'arrivée de petits fours, commandés à Mantes. Yvonne et Germaine, avec de grands éclats de rire, faisaient le long des pelouses une moisson de roses dont elles chargeaient à brassées toute une escorte de jeunes gens, parmi lesquels le comte Soulier se démenait avec une ardeur d'adolescent. Il se déclarait de plus en plus, chaque jour fouetté davantage dans sa convoitise sénile. Ainsi chacun, sans souci de ce que pouvait éprouver le voisin, tournait dans son cercle d'occupations et de plaisirs. Elle ouvrit toute grande la fenêtre, se souvenant de cet autre matin de l'année passée où, le lendemain de son arrivée, si fière de se sentir majeure et libre, elle avait, devant l'éblouissante matinée de parfums et de soleil, aspiré longuement cette splendeur, la joie de vivre. Le clair avenir s'ouvrait alors devant elle. Depuis, que de tristesses! La mort de son père, l'existence jour à jour dévoilée dans sa petitesse et sa laideur, ses illusions mutilées… Elle mesurait la distance qu'il y a du rêve à la réalité : ses grands désirs s'étaient limités à de petites actions. A peine quelques charités, le concours de sa fortune à une œuvre bienfaisante, et toujours cette force déconcertante des événements qui la rappelait au peu qu'elle était, au peu qu'elle pouvait. Elle comprenait maintenant l'ironie du sourire fatigué de Minna quand, au retour de Brighton, devant sa vieille amie, elle laissait éclater ses aspirations crédules.

Et pourtant, malgré tant de chagrins et de déceptions, elle conservait une foi obscure et ardente dans la destinée, elle participait à la magnificence robuste de la terre, des arbres, de l'eau, sous l'éclat radieux de la lumière. Son cœur battait à l'unisson du cœur invisible des choses : elle faisait corps avec le reste du monde, atome si humble, s'avouait-elle, mais atome conscient, où, de frémir imperceptiblement à cette seconde, la vie immortelle palpitait.

Comme naguère, les feuilles blanches des trembles reflétaient leur agitation dans les bassins glauques ; les grands vernis du Japon, au-dessus de la petite rivière, dressaient leurs bouquets de rouille et, là-bas, en avant de la charmille se découpait la danse immobile du faune. Entre les marronniers, la Seine paisible miroitait. Le temps avait eu beau passer sur tout cela, ajouter une lèpre au marbre de la statue, épaissir l'eau verdie avec les feuilles brunes de l'automne ; on eût dit que rien n'avait changé. Dans le jardin solitaire, le bruit d'un râteau s'élevait derrière un massif. Hélène s'attendit presque à voir M. Dugast surgir avec son chapeau de paille et, d'un pas flâneur, gagner, sécateur en main, son cher plant d'œillets, plus beau que jamais. Alors elle éprouva cruellement qu'elle seule avait changé, et, par un mensonge pieux, elle voulut au moins revivre les heures évanouies, dans une sorte de pèlerinage à travers ce passé dont, impatiente, elle n'avait connu jadis que les ennuis, et dont elle ne percevait plus que la triste, la lointaine douceur.

Descendue, elle trouvait déjà Mme Dugast dans le salon, fermant elle-même les volets ; à peine arrivée, elle en avait repris le maniement méticuleux.

— Impossible d'obtenir cela des bonnes, soupira-t-elle, c'est déjà plein de mouches.

Les meubles, sous les suaires des housses, avaient dans cette obscurité une raideur mélancolique. Les deux femmes se contemplèrent en silence : Hélène vit aux yeux de sa mère la même impression de dépaysement et de peine. Mme Dugast avait pleuré, elle reprit :

— Je laisse ouvert au contraire le cabinet de travail. Il y a quelques traces d'humidité. Allons, je me sauve. J'ai de quoi m'occuper ce matin.

Hélène pénétrait seule dans la haute pièce du rez-de-chaussée où, malgré le jour et l'air rentrant à flot par les portes-fenêtres, planaient sur les bibliothèques à hauteur d'appui, sur le bureau Louis XV désormais vide et nu, la désolation et le froid de la mort. Elle revoyait son père à cette table même, son bon regard si tendre et si grave, entendait la voix affectueuse. Qu'il eût été là, qu'il eût parlé, souri, et que maintenant plus rien n'existât! L'absence, le néant!… Tout ce qu'il y avait en elle de force jeune et de tendresse se révolta plus amèrement que jamais contre cette affreuse loi, ce mystère insondable. Et de nouveau la sensation du temps écoulé, les résultats imprévus, les tournants du sort… C'est à cette place qu'il avait écouté avec indulgence sa première résolution de femme, admis l'acte qui pour elle était le signal d'une ère nouvelle, cet emploi de sa fortune jugé par tous imprudent et absurde ; à cette place qu'ils avaient causé de l'avenir figuré alors par la possibilité d'un mariage avec Vernières… Comme il aurait compris depuis, l'excellent ami, tout ce qu'elle avait souffert, son soulèvement de dégoût et de tristesse ; sans doute, il aurait été le premier à reconnaître combien elle avait raison de se méfier, à regretter la légèreté avec laquelle il avait accueilli sans contrôle suffisant les avances de Vernières. Comme son honnêteté se fût indignée! Comme il eût fait justice des insinuations perfides dont le malheureux essayait de la salir aujourd'hui, par rage d'avoir été découvert, chassé! Car ce drôle avait prudemment attendu le départ et l'éloignement d'André, avant de couvrir son échec de prétextes malveillants. Rien, à vrai dire, qui touchât l'honneur… « Il s'était seulement désintéressé de Mlle Dugast à cause de ses idées trop libres, de son éducation avancée. Il désirait avant tout une femme qui s'occupât de son foyer au lieu de courir de dangereuses chimères… » Hélène avait appris avec moins d'étonnement que de dédain que, parmi leurs relations, ces racontars avaient trouvé créance près d'un certain nombre de mères ayant filles à marier et de vieilles dames jalouses. Elles s'en souciait peu d'ailleurs ; c'était le train du monde.

Maintenant, elle achevait son tour de maison par une brève visite à la fidèle Anna, heureuse d'avoir retrouvé ses fourneaux ; si attachée qu'elle fût à ses maîtres, elle n'avait pas de préoccupations plus grandes que de fourbir et polir sa cuisine. Elle aussi vivait dans son cercle étroit. Hélène passait devant les communs où Pierre, — hier dans la voiture qui les ramenait de la gare de Mantes, elle l'avait trouvé vieilli encore, dos tassé, — faisait à coups lents d'étrille le pansage de Junon, campée, lasse, sur trois pattes…

Elle longeait la pelouse où s'espaçaient dans un éclat rose et blanc les corbeilles odorantes d'œillets, gagnait d'un pas machinal l'allée droite des fusains. Une ombre fantômale traversa sa mémoire : André sous le clair de lune blême… A petits pas, elle suivait ce chemin qu'elle avait parcouru dans un élan tragique. Elle arrivait à la porte de séparation des deux jardins, apercevait, par-dessus le mur, le toit du pavillon où cette nuit-là Germaine à son appel s'était penchée, éperdue, à la fenêtre, tandis que là-bas M. Dugast gisait inerte, frappé du coup terrible. La fenêtre était close ; le pavillon, volets fermés, semblait garder son secret. La vie marche! André maintenant consacrait, au fond de la Russie, toute son activité à la création de l'usine nouvelle. Germaine, comme si rien ne se fût passé, avait repris une vie de distractions et de plaisir. Du Marty, vite lassé, paraissait reculer devant le scandale et la durée d'un procès où lui-même avait tant d'ennuis en perspective. Les choses en étaient restées là, aucune assignation n'ayant été signifiée de part et d'autre. L'oncle Dugast, revenu à une politique plus sage, n'était pas éloigné de souhaiter à présent une solution conforme aux convenances. A quoi bon se séparer avec éclat quand on pouvait le faire sans bruit? Chacun de la sorte, reprenant sa liberté d'action, ne pouvait-il, sous l'égide du nom commun, conserver la dignité des apparences? Ils auraient ainsi l'avantage de demeurer aux yeux du monde M. et Mme Du Marty, sinon un ménage uni, du moins une fort honorable association d'intérêts, sauvegardant les principes et la morale. De toute sa force, l'austère M. Pierron poussait à cette solution, estimant dans son aveugle conviction de juriste octogénaire qu'un détestable mariage vaut mieux qu'un bon divorce.

Elle longea les espaliers, redescendit par la charmille. Le murmure des eaux tombantes, une fraîcheur annoncèrent le vivier. Un instant elle s'amusa, penchée sur le treillage, à regarder la bouche de rochers et de lierre, la cascade croulant dans un remous d'écume. Puis elle ouvrit la petite porte de la berge, retrouva devant la courbe étincelante du fleuve, sous l'azur intense, l'aveuglement de ses souvenirs. Une clarté vibrante dorait les falaises rousses. A l'endroit où sous un parasol blanc Dormoy peignait près du port aux bateaux, un petit garçon faisait des ricochets sur la nappe d'eau lisse. Le peintre avait disparu du paysage comme de sa mémoire. Elle sautait dans sa barque, gagnait le bord opposé à coups rythmés d'avirons qui secouèrent leur pluie de diamants au soleil.

La berge aride, et, sous les hangars, l'amoncellement toujours pareil des charbons que des péniches débarquaient. A Moranges, plus encore qu'à la Neuville, rien de changé. Autour des bâtiments massifs et des vastes toits de l'usine, sur la terre rase et sans un arbre, se groupaient les maisons basses du village ouvrier, lamentables et noires, parmi la zone d'herbe pelée. Hélène retrouva l'identique amas des sordides masures paysannes, des maisonnettes symétriques aux briques déjà noircies, aux jardinets chétifs. Comme naguère, elles semblaient vides. L'usine en travail absorbait, dans son bourdonnement d'énorme ruche, la vie entière du misérable hameau, du pays à la ronde. Çà et là, derrière une vitre, un visage de malade ou de vieille.

Hélène, sérieuse, reprit son éternelle tournée. En même temps que ses anciens pauvres, elle avait d'autres misères à soulager. Et, de nouveau, le sentiment de son impuissance l'envahit. Tandis que loin de ce morne entassement de souffrances elle avait vécu pour son compte, l'effrayant labeur avait continué, courbant hommes et femmes sous la meule d'acier. Des enfants étaient nés, des vieux étaient morts ; accidents et misères perpétuaient leur recommencement sans fin, et toujours, venues du fond de la Géorgie et de la Louisiane, les balles de coton s'engouffraient par milliers dans les batteurs, se démêlaient aux cardes, aux peigneuses, s'étiraient et se tordaient dans les bancs à broche et les métiers à filer. Mouvements agiles, regards tendus s'hypnotisaient aux bobines tournantes ; et de l'infatigable travail des machines, de l'épuisante activité humaine qui mettaient cependant un tel roulement d'or en branle, rien, presque rien ne demeurait aux mains déformées et durcies de ces ouvriers, de ces ouvrières, instruments vivants de la colossale fortune qui leur coulait entre les doigts.

Elle passa devant le logis vide de l'Abeille — la petite paralytique à Berck-sur-Mer, Lepillier devenu, depuis le divorce, un étranger. Hautneuil l'avait pris tout entier ; il y tenait une guinguette louche, dans une ruelle au bord du fleuve. Hélène entrait chez le père Lefèvre. Grâce au livret de caisse d'épargne, où sa fille puisait, de temps à autre, à des secours fréquents, le bouge était moins fétide. Les deux garnements à l'école, l'aveugle vivait seul en compagnie du petit, tandis que la mère trimait à l'usine. Le sol était balayé : un pot-au-feu ronronnait dans l'âtre.

Elle dut essuyer quand même les jérémiades de l'ancêtre, chaque jour plié davantage vers la terre, rapproché de la fosse. Encore un intérieur de misère, un autre. Elle n'éprouvait un peu de soulagement qu'en arrivant chez la grand'mère Flénu, où dans la cuisine humble, mais propre, son filleul, courts cheveux de soie frisant sous le bourrelet, gigotait heureux sur les genoux de la vieille. En quelques mots discrets, l'image évoquée de Marthe s'éleva du passé. Attendrie, Hélène se penchait sur le petit corps emmailloté, baisait les joues molles et fraîches. La mère Flénu demanda des nouvelles de son gas, contente de le savoir casé à Paris, peinée pourtant de ne jamais le voir. Elle raconta les histoires du pays, et dans sa voix caustique et résignée, toute la comédie, tout le drame quotidien, défilèrent. Une telle avait épousé son amoureux ; un beau mariage : la faim et la soif! La mère Quillebœuf, la barbière, était morte. Et puis ce verrat de Dulac avait encore fait des siennes. Les filles à Grellou avaient bien sujet de le réclamer comme père de leurs petits, deux messieurs nés à trois mois de distance. Ils pouvaient se vanter d'être signés, ceux-là! Ça n'empêchait pas le contre-maître de se défendre comme un beau diable : A d'autres!… Hélène revit le groin rougeaud, les yeux aigus. On ne le mettrait donc jamais à la porte, cet horrible Dulac?

— M. le Directeur, vot' oncle, l'a bien fait appeler dans son bureau. Mais bast! le gueux en est sorti plus fier qu'avant. Faut croire qu'il est utile. En attendant ses gosses peuvent claquer du bec. Ils seront pas les derniers. C'est comme ça chez nous…

Invinciblement, la pensée de Georges Leroy, avec sa ressemblance criante, l'étreignit. Celui-là au moins ne mourrait pas de faim. Un mois après leur visite impasse des Thermopyles, Minna, devant la détresse accrue des deux femmes, le père ne donnant toujours pas signe de vie, avait indiqué à Mme Sassy cette bonne œuvre à faire. Et depuis quelques semaines, le triste enfant, admis à Rosay avec sa mère, reprenait sous le ciel limpide de Touraine un peu de santé, à défaut de bonheur.

Elle gagnait au plus court pour rejoindre la berge. Comme elle approchait de l'usine, elle reconnut l'automobile de l'oncle, devant la grande porte. Et presque aussitôt, Marcel Dugast apparut sur le seuil, causant avec Pierre Arden. Ce dernier depuis cinq semaines vivait à la Chesnaye. Au commencement de l'été, l'oncle, que le projet de doter Moranges d'une eau potable préoccupait plus que jamais, — quelques cas de fièvre typhoïde venaient comme chaque année d'éclater encore, — avait résolu de mettre à exécution l'entreprise méditée de longue date. Le forage d'un puits artésien, dans une terre qu'il possédait à deux kilomètres de Moranges, permettrait de remédier au danger constant que présentaient l'impureté de la Seine et celle des puits riverains contaminés par l'infiltration. Sa philanthropie orgueilleuse trouvait d'ailleurs, dans la réalisation de cette œuvre, divers avantages pratiques dont profiterait, en même temps que l'usinier, le candidat aux élections du conseil général. L'engouement dont il s'était récemment pris pour Arden, — engouement justifié et au delà par la perfection des plans que l'ingénieur avait tracés pour l'établissement de la filature russe, — l'avait décidé à mettre les travaux en train, aussitôt les études préliminaires terminées.

— Tiens, s'écria l'oncle, voilà mademoiselle de la Bienfaisance! Je t'y prends, à venir encore prêcher l'anarchie chez moi…

Il était de bonne humeur, il se frotta les mains, la regarda de côté, de son air d'ironie bienveillante.

— Nous allons voir les travaux. Est-ce qu'on t'emmène?

Hélène sans façon acceptait.

— Monte-là, dit M. Dugast. Je me mettrai derrière.

Elle s'assit à côté d'Arden. Ils avaient échangé un « bonjour » cordial, lui tout à ses idées, sans la moindre nuance de galanterie, elle avec un franc plaisir, où elle oubliait d'être femme et coquette. Même, à la réflexion, elle trouva qu'il aurait bien pu l'honorer d'un regard, car elle se sentait jolie, aujourd'hui, avec son instinctive joie de vivre et le reflet lumineux de la belle matinée au visage. L'automobile se mettait en marche. Elle examinait l'ingénieur, dans son vêtement sobre, penché sur les appareils. D'une main nerveuse et brune, il assurait le levier, réglait de l'autre une manette. Il regardait devant lui, bien droit. Autour d'eux la plaine inondée de soleil étendait la terre sèche des chaumes ras et des prés ; un petit nuage blanc flottait très haut, dans l'azur. La grande route étala son ruban gris. Hélène sentait à son front, à ses joues, dans ses cheveux, le vent tiède de la course, un souffle sain et fort.

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