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Femmes nouvelles

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DEUXIÈME PARTIE

I

Hélène pressait le pas. Une clarté blonde vibrait dans l'air léger ; le feuillage printanier, d'un vert intense et frais, sur le large trottoir de l'avenue d'Antin agitait sa dentelle d'ombre et d'or. Le fronton grêle de Saint-Philippe-du-Roule s'enlevait, lumineux, sur l'azur d'avril.

Des enfants qui jouaient autour d'un banc, le sourire heureux d'une jolie passante, doucement appuyée au bras d'un jeune homme, redoublèrent sa mélancolie. Elle perçut plus amèrement le désaccord de la belle journée avec le cours douloureux de ses pensées : comme le temps marchait! six mois déjà. Pauvre, cher bon père!… Et pour la millième fois cette affreuse sensation de vide, du trou béant depuis la disparition de l'être aimé. Quelle place il tenait pourtant dans leur vie, cet homme d'une douceur si réservée, d'habitudes si calmes! Dire qu'elle ne s'en était aperçue qu'après… On vit côte à côte, on ne se comprend pas toujours ; souvent l'on dispute ; d'être si près empêche de se bien voir. Viennent le coup de foudre de la mort et le recul du souvenir, on se rend compte, on mesure alors toute l'étendue de la perte. Hélène voyait nettement ce que son père avait été pour elle, l'ami sûr, le guide parfois effarouché, mais si tendre, si patient. Elle se reprocha d'anciennes vivacités… Ah! si l'on songeait davantage au précaire, à l'incertain de la vie, comme on s'éviterait tant de menus sujets de froissements, de peine!

Elle pensa à sa mère, dans un vif rapprochement de tendresse, se promit d'être plus conciliante, plus affectueuse. A elle, dans les petits heurts involontaires, les divergences d'idées inévitables, d'avoir tout le sang-froid, la volonté, puisque Mme Dugast, depuis l'horrible événement, demeurait frappée, désemparée. Son existence rompue, le changement d'habitudes la laissaient, après tant d'années d'une union parfaite, dans une solitude irrésolue. Après sa longue obéissance, son effacement, elle se trouvait aux prises avec les responsabilités de la vie : initiative nulle, velléités courtes. Soumise à l'influence de son beau-frère, de son fils, subissant le nouveau joug sans se l'avouer, elle réservait pour sa sœur, pour sa fille, ses manifestations inopportunes d'indépendance, d'autorité… Chère tante Édith! avait-elle montré assez de dévouement, de sûre intelligence. Accourue à la Neuville au lendemain du malheur, elle revenait pour la seconde fois, avec Willy, ces six mois passés, préoccupée par les dernières lettres d'Hélène. Quelle bonne quinzaine elles allaient vivre ensemble!

Hier déjà, la réconfortante soirée, malgré l'aveu qui lui avait tant coûté à faire, le récit de cette nuit de cauchemar où, éperdue, elle avait couru jusqu'au pavillon, surpris André chez Germaine. Jamais elle n'aurait confié, même à sa tante, un secret qu'elle jugeait odieux ; mais le temps pressait : Du Marty, croyait-elle, allait s'apercevoir de tout ; elle redoutait une catastrophe. D'abord, à la suite de l'explication qu'elle avait eue avec son frère, une scène très pénible que suivait une fêlure d'affection, — douleur de l'aimer encore, de l'estimer moins, — André avait semblé tenir sa promesse, renoncer à sa liaison coupable. Mais non, il avait menti. Elle le voyait bien. Tout devait continuer comme par le passé ; son attitude peu à peu redevenue la même, la contrainte peureuse, sournoise de Germaine, ce sentiment d'irréparable qui pesait sur eux trois dans leurs paroles ou leurs silences… Et tout ce dont elle n'avait pas encore parlé, les soucis causés par l'emploi de sa fortune, ses doutes, presque son inquiétude au sujet de Vernières!

Elle avait gravi l'escalier, poussait la porte de l'appartement ; elle entrait au salon. Près d'une petite table à ouvrage, dans l'embrasure de la fenêtre, Mme Dugast et tante Édith causaient. Les deux sœurs avaient la même taille, tournure pareille ; mais où Mme Dugast penchait sur sa broderie un visage las, dans une détente de tout son corps vêtu de noir, Édith plus jeune la regardait, une franchise vaillante dans ses yeux clairs, avec un redressement du buste. Hélène les embrassa.

— Comme tu rentres tard! dit Mme Dugast en relevant son front blanchi. Elle avait les paupières gonflées de quelqu'un qui depuis longtemps a beaucoup pleuré.

— C'est Denise qui m'a retenue.

Et poussée par l'air soudain méfiant, presque hostile de sa mère, autant que par la vive expression de sympathie d'Édith, elle reprenait :

— Quel intérieur! La misère, et la misère d'autant plus navrante qu'elle se cache sous un air de bien-être. Simonin sortait, pardessus neuf et bottines vernies ; il dînait dehors. Au cinquième, le petit Louis claquait la fièvre entre ses draps troués. Et dans le garde-manger, pas ça!

— Je vois, dit Mme Dugast avec une ironie amère, que tes cinq mille francs n'ont pas fait long feu.

Hélène répondit :

— Ce n'est pas la faute de Denise, elle fait tout dans son ménage. Peu de femmes auraient sa résignation angélique.

— Il faut avouer, dit Édith, que le cousin est une jolie canaille. La dot de Denise nettoyée en deux ans ; ses dentelles, ses derniers bijoux, l'argenterie, et jusqu'aux meilleurs meubles, tout passant aux lettres de change inattendues, au perpétuel argent de poche. Monsieur a dû s'engager pour un ami, c'est sacré! Monsieur a une affaire merveilleuse en train, il faut traiter Un tel au restaurant… Heureux, quand ce n'est pas Une telle! Et la malheureuse qui croit tout, se prête à tout!

— Ah! fit Hélène, l'homme chef de la famille, guide et soutien des siens, quelle dérision dans ce cas-là! Moi je mets un bandit élégant comme Simonin bien au-dessous d'une brute du peuple comme ce Lepillier qui vit aussi de sa femme, au lieu de la faire vivre.

— Si encore, ajouta Mme Dugast en poursuivant son idée, cela te servait de leçon! Mais non, je te connais, tu donneras encore. Aujourd'hui même peut-être… Et sur un geste de sa fille :

— Oh! tu es libre, certes, tu es libre!

Mais un blâme ulcéré démentait ses paroles. Hélène répliqua :

— Denise a du cœur ; la preuve, c'est qu'elle cherche un emploi.

— La pauvre petite, fit Mme Dugast, de quoi est-elle capable? Ce n'est pas son brevet supérieur qui la nourrira. Courir le cachet? Ce n'est pas bien relevé, tu en conviendras, pour une femme de notre monde. Elle ferait mieux de rester chez elle.

— Et vivre, ma bonne? objecta Édith. Penses-tu que ce soit pour leur plaisir que tant de femmes aujourd'hui quittent leur foyer, vont chercher le pain au dehors?

— C'est à leurs maris de les nourrir, dit Mme Dugast avec une conviction inébranlable.

— Persuade Simonin, railla Hélène.

— Et celles qui restent filles? demanda Édith, car plus nous allons, plus l'homme hésite, recule devant les charges, les responsabilités de l'union.

— C'est bien, fit Mme Dugast, je n'ai plus rien à dire, je me tais.

Et reprenant sa broderie, elle se mit du bout de son crochet à compter les points avec une attention qui signifiait : « Il suffit que je pense une chose pour que vous en souteniez une autre ; vous vous mettez à deux, comme toujours! » Et dans ce petit silence tenaient des années de rancune.

— J'ai vu aussi Louise Guilbert, dit Hélène pour faire diversion. Elle m'a donné des nouvelles de ma paralytique. On va l'envoyer à Berck-sur-Mer, le grand air salin la fortifiera.

Muette, Mme Dugast hochait la tête. Très gentille, Louise Guilbert, mais ce n'est pas à elle qu'elle se confierait si elle était malade. Seul, un homme pouvait exercer cet art austère et mystérieux. Toute la médecine tenait pour elle dans la cravate empesée, le ton sentencieux du vieux docteur Laurent.

On apportait une carte.

— Le notaire, soupira-t-elle.

Elle porta la main à ses tempes, se souvint qu'elle avait une migraine affreuse, gagnée le matin à faire ses comptes, et avec cet effroi que lui causait chaque décision, elle gémit dans un désarroi subit :

— Ah! mon Dieu! jamais de repos. Faites entrer dans le cabinet de travail.

Et tournée vers Édith :

— Cela me serre le cœur, chaque fois que je rentre dans cette pièce…

Assise sur un tabouret bas, auprès de sa tante dont elle tenait la main, Hélène répondait à ses questions… Oui, elle avait eu bien des tracas aussi avec cette bête préoccupation d'argent. La succession d'abord, longue à débrouiller, et dont le règlement, avec toutes ces lenteurs de notaire, n'était pas encore terminé. Sa mère, en attendant, touchait une pension viagère, M. Dugast étant mort sans testament ; elle fit allusion à la sécheresse d'André, réclamant un partage strict, leur mère réduite au quart de l'usufruit… Quant à l'emploi de sa fortune personnelle, que d'hésitations, que de difficultés, avant d'en trouver un placement conforme à ses idées! D'abord, elle avait offert à Minna de commanditer son journal ; elle eût participé volontiers à cette courageuse campagne d'amélioration sociale, à cette bataille pour le progrès que livrait l'Avenir en faveur des droits de la femme. Mais Minna aux premiers mots l'avait arrêtée, refusant avec une délicatesse affectueuse de l'associer aux risques de l'entreprise. Qu'elle conservât sa dot! Hélas, elle en aurait besoin.

Enfin, après bien des recherches, grâce aux indications de leur amie, elle avait consacré la somme presque entière au développement d'une vaste exploitation agricole, les fermes de Rosay, dans le Maine-et-Loire. Cette œuvre, sorte de colonie où ne travaillaient presque exclusivement que des femmes, créée sous l'Empire par le baron Sassy, le célèbre philanthrope, avait pour but d'arracher à la misère un certain nombre de déshéritées. Après une période de plein succès, la mort du fondateur avait ralenti l'élan ; une transformation des modes de culture, un renouvellement du matériel allaient assurer de nouveau, avec un précieux résultat moral, une part d'intérêts modeste à coup sûr, mais qu'Hélène jugeait suffisante, malgré le haussement d'épaules, le ricanement d'André : « Deux et demi pour cent! »… Lui, conseillé par Vernières venait de faire un placement superbe, des mines de pétrole, en Transylvanie.

— Il a beau avoir le cœur pris, fit Édith cinglante, la tête reste libre!

— Heureusement! Il n'a pas trop de toute sa présence d'esprit pour parer à ses besoins! Car, j'en ai l'impression, — Hélène baissa la voix, eut une moue de mépris, — Germaine les complique.

— Oh! protesta Édith indignée, crois-tu vraiment? Vénale?

— Non, non! Elle ne se rend pas compte, évidemment. Mais de quoi se rend-elle compte, avec sa petite cervelle d'oiseau? Ni religion, ni morale ; son éducation absurde, toute de vanité, porte ses fruits. Pour son mari comme pour André, elle n'est qu'une poupée. Toujours des robes, des bijoux ; il faut qu'elle achète, mais payer? Voilà comment Du Marty a fini par s'apercevoir qu'il y avait du louche. Je suis horriblement inquiète, ils sont à la merci d'une imprudence. Moi, je ne puis plus rien, après ma scène avec André. Vous peut-être, chère tante, si vous parliez à Germaine, peut-être prendriez-vous sur elle quelque influence ; votre douceur, votre autorité…

Édith lui serra la main, la baisa au front :

— Je tâcherai.

Et après un silence :

— Occupons-nous de toi, fit-elle.

De ses bons yeux francs dont Hélène sentait descendre jusqu'au fond d'elle-même l'interrogation tendre, elle la dévisageait :

— Oui, où en sommes-nous?

— Vrai, je ne sais pas, — elle vit l'étonnement attentif d'Édith, — ou plutôt, je ne sais plus… D'abord son charme m'a conquise, cette grâce élégante qui vous a séduite vous-même, il y a six mois. Il a été si prévenant, si délicat depuis la mort de père. Il me semble qu'il m'aime réellement.

— Mais toi, chérie?

— Ah! moi!… Certains jours je crois l'aimer, puis je suis prise de doutes, d'anxiété. Sa personne me plaît ; il y a des coins de son esprit où je pénètre, il y en a d'autres qui me restent fermés. Je n'éprouve pas cette communion de sentiments et d'idées qui existe, n'est-ce pas, dans le véritable amour? Quelque chose demeure entre nous. Maman, elle, me presse ; je ne trouverai pas mieux, dit-elle. Elle est subjuguée.

Une sonnerie de timbre, un bruit de porte, des voix ; Hélène se dressa, elle ne put s'empêcher de rougir. Et derrière André, qui, froid, tiré à quatre épingles, allait saluer Mme Hopkins, Vernières, fin, svelte, charmant, apparaissait, la boutonnière fleurie. Il semblait un peu fatigué. Le cerne léger des yeux soulignait sa pâleur mate, vraie mine d'amoureux, — ou d'homme qui a passé la nuit précédente en aimable compagnie. Ils revenaient de l'exposition d'Horticulture, avaient assisté au départ du Président : foule, chaleur, orchidées admirables. A la dérobée, les yeux perçants d'Édith examinaient André, contraint. Une gêne naissait, en dépit de la verve, des plaisanteries de Vernières. Ces dames iraient-elles visiter les fleurs demain, avant qu'elles ne fussent fanées? Il serait heureux de les diriger… Il y avait surtout une petite bruyère mauve, toute simple, une merveille!

Une bonne frappait : le courrier. Une enveloppe carrée, timbrée d'Angleterre, à l'écriture ferme…

— Des nouvelles de ton mari, dit Hélène. Et sans les ouvrir, elle-même jetait un coup d'œil aux deux lettres qu'elle venait de prendre sur le plateau. Tiens! l'une était de Gabrielle Duval, maintenant professeur au lycée Fénelon, l'autre… Elle la retourna, un papier sale, des jambages grossiers… Les deux hommes se levaient, prenaient congé. Et tandis que Mme Hopkins, près de la fenêtre, à la lumière du jour décroissant décachetait sa lettre, la parcourait bien vite, Hélène lentement ouvrait la sienne. Qu'est-ce que lui voulait ce vilain billet, avec son écriture inconnue? Elle le lut une première fois, sans bien comprendre ; elle le relisait encore, dans une stupeur de dégoût, d'angoisse, dont la voix d'Édith la tira comme d'un mauvais rêve.

— Qu'as-tu, mais qu'as-tu donc, mon enfant?

Et devant le visage effrayé de sa tante, Hélène sans un mot, brusquement, lui tendit du bout des doigts la chose immonde, la délation anonyme. Mme Hopkins, bouleversée, lut à son tour :

« Mademoiselle,

« Si je vous écrit, s'est à seule fin que vous vous méfiai du moncieu qui vous fait la cour. Il ne vaut pas tant qu'il paret. Et si je vous écrit, s'est pour vous dire que s'est vos écus qu'il veu. Mes il fau vou maifier tou de même, car moncieu le viconte ne se gène pa pour abandonner une femme et l'enfant avec. Ça n'est pas beau. Demandé-lui donc des nouvelles d'Henriette Leroy. »

— Qu'est-ce que ça prouve? dit Édith. Brûle vite, ça sent mauvais.

— Non, donnez… Et Hélène, grave, replia soigneusement le papier.

— Comment croire une infamie pareille? s'écria Mme Hopkins.

Hélène dit :

— C'est impossible.

Mais toutes deux, sous l'apparente sérénité, conservaient au fond d'elles-mêmes une inquiétude inavouée, un sentiment indéfinissable qui se mêlait à la tristesse du crépuscule, insensiblement venu.

Soudain, la porte s'ouvrit ; un garçonnet de dix ans, courts cheveux blonds et grands yeux hardis, fit irruption, tout animé de sa course. C'était master Willy, la peau fraîche, le verbe haut :

Good evening, dear mother, good evening, aunty!

Et la voix claire, la vivacité joyeuse de l'enfant dissipaient, de leur lumineuse candeur, l'ombre honteuse, la pensée noire.

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