Florence historique, monumentale, artistique
The Project Gutenberg eBook of Florence historique, monumentale, artistique
Title: Florence historique, monumentale, artistique
Author: Marcel Niké
Release date: January 4, 2006 [eBook #17459]
Most recently updated: June 28, 2020
Language: French
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MARCEL NIKÉ
FLORENCE
HISTORIQUE, MONUMENTALE,
ARTISTIQUEGUIDE D'ART
DANS FLORENCE ET SES ENVIRONSOuvrage accompagné de plusieurs plans et cartes
DEUXIÈME ÉDITION
LIBRAIRIE DE PARIS
Firmin-Didot et Cie., Imprimeurs-Éditeurs
56, Rue Jacob, PARIS
AVANT-PROPOS
L'accueil indulgent accordé par le public et par la presse à l'Essai d'Itinéraire d'Art en Italie, m'a encouragée à faire paraître ce nouveau travail.
J'ai dû remettre à une date ultérieure Les Arts Accessoires1 destinés, dans mon intention, à faire suite à l'Essai, et interrompre la série de ces Études pour déférer au vœu, souvent formulé, de me voir publier un ouvrage esthétique et pratique sur Florence et sur la Toscane, c'est-à-dire Pise, Lucques, Pistoie, enfin Sienne et ses alentours.
Le volume qui paraît aujourd'hui est consacré à Florence et à ses environs immédiats, matière aussi inépuisable que variée.
L'expérience m'a fait reconnaître quelle perte de temps et quelle fatigue seraient évitées, si, au lieu d'errer à l'aventure, on pouvait procédé méthodiquement et embrasser dans une même visite tout ce qui, dans un même rayon, est digne de remarque.
Pour assurer ce classement, il m'a paru indispensable d'établir un plan spécial de Florence divisé en huit régions correspondant chacune à un des huit chapitres du volume et cela de manière à ce qu'une vue, tout à la fois d'ensemble et de détail, se présente aux yeux du lecteur. Le besoin de clarté m'a encore poussée à m'attacher avec un soin jaloux à la rédaction des tables. Elles sont une brève et complète nomenclature, une sorte de catalogue fidèle autant du livre que de la ville elle-même, où l'on trouvera résumé à sa place alphabétique tout ce qui, dans un même lieu, doit fixer l'attention et se graver dans la mémoire.
A Florence, l'étude de l'art et des monuments est si inséparable, si indissoluble de l'histoire, que j'ai dû forcément placer en tête de cet essai un aperçu historique qui me permît de faire évoluer dans son milieu, à l'aide des événements d'où il a découlé, le noble et complet art toscan. Autant que possible, je me suis efforcée d'évoquer l'épopée florentine et de faire revivre l'inoubliable grandeur de ce peuple, auquel nulle inspiration généreuse n'a été étrangère et dont le cœur n'a jamais cessé de battre noblement pour toute idée de justice et de liberté!
Aussi Florence est-elle la patrie véritable de quiconque, en quête de l'Idéal, poursuit sans trève cette éternelle, cette insaisissable chimère!
La patrie de tous ceux qui, les yeux fixés sur des horizons inconnus, entrent chacun à leur tour dans la carrière où, coureurs infatigables, ils se transmettent le flambeau sacré, sans savoir quelle main le portera jamais au but.
S'il est peu consolant de voir, au cours de l'histoire florentine, l'inanité du progrès et la stérilité de l'effort sous le criminel envahissement du despotisme, le grain semé n'en a pas moins levé, produisant une ample moisson, puisque, dans tous ceux qui auront le culte pur de la Beauté, se perpétuera et fleurira, au travers des temps, l'âme florentine.
APERÇU
SUR
L'HISTOIRE DE FLORENCE
Par sa situation géographique, la Toscane occupe le centre de l'Italie; par toutes ses manifestations artistiques, elle en est l'âme. Cette contrée peu étendue mais privilégiée, comme autrefois la Grèce, par la beauté des sites, la fertilité du sol, la sérénité du climat, semble, comme elle, avoir réuni à un degré unique toutes les conditions propices au développement de l'esprit humain.
La première fois que, dans les temps antiques, un peuple digne de mémoire se rencontre en Italie, c'est en Toscane. Les Étrusques, venus des plateaux de l'Asie centrale, comme tous les immigrants par lesquels fut colonisée l'Europe, y apportaient les bienfaits de toutes les civilisations rencontrées par eux dans leurs étapes successives, soit en Asie Mineure, soit en Grèce ou en Sicile. C'est dans ce fait que réside assurément l'explication toute naturelle de la culture politique, de la culture artistique, si prématurément développées chez le peuple toscan.
Entre l'Etrusque et le Toscan existent les mêmes affinités qu'entre le Gaulois et le Français, c'est-à-dire que l'influence de la souche primitive est si persistante, si profondément enracinée qu'on la retrouve encore par delà les siècles. En effet, la forme massive, pélasgique, pour ainsi dire, des murs imposants de Cortone ou de Volterra ne se reconnaît-elle pas dans les lourdes constructions florentines, et leur bossage même ne rappelle-t-il pas l'appareil étrusque, attestant la perpétuité d'une forte et puissante race sur le sol toscan?
La domination romaine amena une nouvelle colonisation de l'Étrurie et couvrit le pays de villes importantes égales aux anciennes cités, déjà en pleine prospérité.
Ce ne fut pourtant que lorsque Antoine et Octave fondèrent leurs colonies militaires en 50 avant J.-C. que l'une d'elles, s'étant fixée dans la partie du pays réputée la plus fertile, et émerveillée de la richesse de sa nouvelle patrie, appela la ville qu'elle bâtit Florentia, c'est-à-dire la ville des Fleurs.
Jusque vers le IVe siècle il n'est guère fait mention de la colonie que l'on retrouve à cette époque jouissant de franchises et de droits étendus, en lutte ouverte contre le christianisme, auquel il faudra plus d'un demi-siècle pour devenir la religion définitive du pays.
Ainsi, dès lors, la destinée semble avoir voué Florence à une suite perpétuelle d'agitations et d'inquiétudes et son histoire tout entière, telle qu'à sa première page, n'offrira qu'une longue succession de luttes et de combats.
Envahie au Ve siècle par Radagaise, assiégée par Alaric, prise et reprise par Totila et Narsès, il n'en reste plus pierre sur pierre. Relevée de ses ruines par Charlemagne et constituée fief de margraves, elle jouit pendant un siècle et demi d'une tranquillité et d'une paix heureuses; mais à ce calme devait succéder la tempête sous des tyrans cupides et violents. Ce fut alors que toutes les espérances se tournèrent vers le nord, et que l'Empire fut appelé pour la première fois à secourir l'Italie (962). Avec Othon le Grand, les Allemands s'installèrent sans scrupule, comme en pays conquis, chez ceux qui les avaient appelés, et bientôt les évêques et même le Pape ne furent plus que les premiers fonctionnaires de l'Empire.
Pourtant la Toscane, au IXe siècle, retrouva sous de nouveaux margraves une vie propre; elle étendit alors sa domination autour d'elle, à telle enseigne que le Pape arriva à la considérer comme un rempart contre les ambitions démesurées de l'Empire, tandis que l'Empereur y voyait un avant-poste. Le pays n'avait qu'à gagner à ce jeu de bascule, où chacun lui faisait des avances et lui accordait de véritables avantages pour tacher de le gagner sa cause. Malheureusement pour lui, en 1069, la comtesse Mathilde prenait les rênes du gouvernement et le pape Alexandre II obtenait d'elle l'acte fameux appelé la Renonciation de la comtesse Mathilde, par lequel elle se déclarait simple dépositaire de sa puissance et résolue à n'en user que pour le bien de l'Église; c'était la guerre entre la Papauté et l'Empire, c'était le brandon des luttes terribles qui allaient ensanglanter la Toscane pendant tant d'années, car ce que Mathilde donnait à l'Église, les lois de l'Empire ne lui permettaient pas d'en disposer.
Aussi Henri IV, malgré Canossa, envahit-il aussi la Toscane. Sienne, Pise, Lucques, se décidèrent en sa faveur; Arezzo et Pistoie se donnèrent à lui et leurs évêques, bien qu'excommuniés, continuèrent à officier (1081). En récompense de leur fidélité Henri IV octroya aux villes d'amples franchises et confirma la fondation des libertés urbaines, tandis que Florence supportait le poids de son attachement au Pape et à la comtesse Mathilde et qu'assiégée, elle ne devait son salut qu'au départ précipité de l'Empereur pour l'Allemagne. Les quatre années qu'il y resta permirent à Mathilde de jeter les bases d'un gouvernement et d'embellir la ville en y édifiant de nombreux monuments, Florence entreprenait alors de petites guerres contre ses voisins et concluait avec eux des alliances où perçait pour la première fois son esprit actif et pratique.
La mort de Mathilde ouvrit sa difficile succession et ses biens furent disputés âprement par Henri V, le successeur d'Henri IV, et par le pape Pascal II, appuyés, l'un sur les droits du fief, l'autre sur ceux de la donation. Comme tous les deux sollicitaient également l'appui des villes, ils durent, dans le but de se les acquérir, accorder privilèges sur privilèges, créant ainsi leur indépendance, car elles n'avaient garde de se donner et demeuraient platoniquement pour l'Empereur ou pour le Pape.
Après, des rivalités et des luttes sanglantes entre Sienne, Pise et Florence, l'avènement de Frédéric Barberousse, en 1154, vint rallier tous les intérêts devant le danger commun de l'invasion par l'Empereur d'un pays qu'il considérait comme traître et rebelle. Aussi, à sa mort, les cités s'engagèrent-elles à ne plus accepter d'autre souveraineté que celle du Pape.
Dès cette époque, la petite ville des «Mark-grafs» et de la comtesse Mathilde était devenue un État puissant avec une organisation intérieure déjà compliquée.
Les corps des métiers constituaient de puissantes corporations divisées elles-mêmes en métiers nobles et en métiers vils. Les premiers, seuls, au nombre de sept, comptaient pour l'administration ou le gouvernement de la cité.
D'abord venait l'ancienne et puissante corporation des marchands de laine, fabricants de draps grossiers, de lainages ordinaires, à côté de laquelle s'était formé au XIIIe siècle «l'arte de Calimara», commerçants en draps étrangers, auxquels ils donnaient le fini florentin. Venaient ensuite l'art de la soie, destiné plus tard à un grand développement, et enfin, en toute première ligne, les manieurs d'argent, banquiers, changeurs ou usuriers, qu'on appelait «les maîtres de la Zecca», qui allaient devenir les plus grands bailleurs de fonds du monde entier. Les banquiers florentins étaient les préteurs des souverains et des Papes, par lesquels ils étaient même chargés de percevoir les revenus de l'Eglise en tous lieux. A côté d'eux, la multiplicité et la diversité des monnaies faisaient des changeurs une véritable puissance encore doublée par la prérogative de battre monnaie pour le gouvernement florentin. Les trois autres corporations étaient celles des médecins et apothicaires, des peaussiers et fourreurs, des hommes de loi, juges et notaires. Les chefs des «métiers nobles» firent la police et presque la loi jusqu'au jour où, sans institution nouvelle, par la force des choses, ils devinrent les magistrats communaux et formèrent le premier gouvernement florentin. Ils s'appelèrent successivement recteurs, prieurs et plus tard «capitani» quand ils ne furent plus, sous l'autocratie, que les simples délégués des quartiers qu'ils représentaient. A côté de l'aristocratie marchande, il fallait ménager une place aux nobles, les uns immigrés allemands fixés à Florence, les autres seigneurs féodaux, incommodes voisins qu'on avait fait descendre de leurs châteaux et qui haïssaient et méprisaient également les marchands.
Ces familles dont les chefs, appelés «Capitani», n'étaient pas justiciables des tribunaux consulaires, se consacraient uniquement à la carrière des armes et en tiraient souvent une gloire dont le prestige amenait une population bourgeoise à choisir des consuls dans leurs rangs. Par suite de cette immixtion dans les affaires de l'État, les nobles prirent une arrogance redoutable et les querelles qui ne cessaient de s'élever entre eux devinrent si terribles, que, pour se mettre en sûreté, ils en arrivèrent à munir leurs palais de tours démesurées et à les transformer en citadelles inexpugnables, quelquefois assez rapprochées pour qu'on pût se frapper de l'une à l'autre. Cet état de guerre n'existait pas seulement de nobles à nobles, et de nobles à marchands, mais ces derniers eux-mêmes étaient encore divisés par les rivalités de métier. De plus, s'ils voyaient avec joie les nobles s'épuiser en luttes sanguinaires, à leur tour ils vivaient en défiance continuelle de la classe placée au-dessous d'eux et de beaucoup la plus nombreuse, celle qui, originairement composée de serfs, ne comptait pour rien dans le gouvernement recruté parmi le «primo popolo».
A cette époque (1208), l'expérience avait démontré que, dans les conflits de plus en plus graves qui mettaient les grandes familles aux prises, les nobles ne prendraient jamais au sérieux les arrêts prononcés par des juges qu'ils considéraient comme des inférieurs et qui eux-mêmes avaient à redouter leurs ressentiments et leurs vengeances. Aussi Florence et les autres gouvernements démocratiques de la Toscane reconnurent-ils la nécessité d'instituer une magistrature suprême, dont l'autorité s'imposât à tous. Ce nouveau pouvoir fut celui du Podestat.
Originairement le «Potestate» était un commissaire impérial chargé d'administrer au nom de l'Empereur. Cette magistrature, instituée par Frédéric Barberousse, fut rapidement délestée et conspuée dans les villes où elle exerçait un pouvoir absolu et despotique. Mais, si le gouvernement des Podestats avait ses inconvénients, on ne tarda pas à reconnaître que leur qualité d'étrangers les prédisposait à une grande impartialité dans leurs jugements. On se résolut alors à choisir au loin le magistrat auquel on confierait cette autorité redoutable et à ne la lui confier que pour une période limitée, pendant laquelle il lui serait interdit de nouer aucune relation avec ses justiciables.
Le XIIIe siècle ne voit que grandir la discorde, que se multiplier les factions, et cet état de guerre intestine offre le plus étrange contraste avec la prospérité et la richesse croissantes du pays.
La première scission effective dans le parti de la noblesse (1215?) fut causée par la rupture d'un mariage projeté entre un Buondelmonti et une Uberti et cela sans autre motif que le bon plaisir du premier, affront que les Uberti lavèrent en assassinant Buondelmonte. Cet événement jeta les Uberti dans le parti de l'Empereur, tandis que les Buondelmonti embrassaient le parti populaire et que, derrière leurs deux maisons, se groupaient les principales familles florentines constituant deux factions rivales profondément hostiles.
Ce ne fut pourtant qu'en 1240 que furent adoptées les fameuses dénominations de Guelfes et de Gibelins, sous lesquelles les partis allaient ensanglanter l'Italie. Ces noms d'origine allemande n'étaient primitivement que les cris de guerre et de ralliement des deux maisons en perpétuelle rivalité pour le trône impérial. «Hye Woelf» pour Guelfe de Bavière, «Hye Weibligen» pour les Hohenstaufen. Ce double appel passa les Alpes avec les Allemands, pour désigner plus tard, après la guerre des Investitures, le parti de la démocratie et celui de la féodalité. C'est à partir de cette époque que les noms de Guelfes et de Gibelins perdirent leur signification primitive et s'appliquèrent en Italie aux partisans du Pape ou de l'Empereur, sans que les villes eussent parfois d'autre conviction pour être guelfes ou gibelines que l'espoir des avantages à tirer de l'une des deux puissances.
De 1220 à 1258, Florence fut la proie des partis dont la lutte devenait de jour en jour plus acharnée. La faction au pouvoir, non satisfaite de proscrire l'autre, rasait les habitations et confisquait les biens des vaincus. Si l'Empereur descendait en Italie, les Gibelins étaient les maîtres; si l'Empereur s'éloignait, ils prenaient à leur tour le chemin de l'exil et cédaient la place aux Guelfes triomphants. Au milieu de tant d'éléments de désordre auxquels s'ajoutaient les querelles religieuses, les menaces d'hérésie, l'interdit et l'excommunication, on reste surpris et confondu de l'énergie prodigieuse, de la vitalité puissante de ce peuple où les pires calamités ne portent nul préjudice au développement intellectuel, à la prospérité croissante des arts, des sciences et de la fortune publique.
A cette époque, les ambitions inassouvies de Florence ne connaissaient aucun frein. Elle entreprenait une expédition contre la puissante Pise et, après une lutte meurtrière, elle arrivait à réduire et à soumettre sa rivale; mais ce résultat ne la satisfaisant pas encore, elle n'eut de cesse qu'elle ne fût entrée en campagne contre l'orgueilleuse Sienne. Cette cité, gibeline par excellence, était le refuge de tous les proscrits florentins, ce dont la guelfe Florence lui gardait une terrible rancune.
La compétition entre les deux villes devait se terminer aux portes mêmes de Sienne par l'effroyable défaite de Montaperto (1260), dont le résultat fut de livrer Florence, sans défense possible, à la réaction gibeline. Les Gibelins rentrés au pouvoir, leur première pensée fut de raser Florence, «ce repaire du parti guelfe». Le plus illustre des proscrits, Farinata degli Uberti, se leva seul pour protester en demandant «si c'était pour ne pas mourir dans sa patrie qu'il avait tant souffert», et il jura qu'il la défendrait jusqu'à son dernier soupir.
Comme Farinata avait une grande autorité, son intervention sauva la ville, mais elle n'en fut pas moins réduite à un degré d'infériorité humiliant au dernier point.
Après leur triomphe, les Gibelins au pouvoir eurent à compter avec le parti guelfe dont l'opposition sourde et constante fut d'autant plus haineuse qu'il avait plus à redouter l'influence du parti modéré gibelin qui, par de sages mesures, offrait aux Guelfes la possibilité de rentrer dans leur patrie, sans lutte.
Ces vues pacificatrices ne manquèrent pas d'exciter de grandes inquiétudes aussi bien chez les Guelfes que chez le Pape qui voyaient dans l'apaisement des esprits la perte de leur influence. Leur politique devait donc consister à exploiter la moindre apparence de mécontentement et à nier la bonne foi des Gibelins, en les déclarant incapables de gouverner avec impartialité et douceur. Le peuple n'était pas mûr pour comprendre l'intérêt qu'il pouvait y avoir à établir une paix durable par des concessions réciproques; prompt à accueillir les conseils et les insinuations perfides, il se souleva contre les Gibelins, les expulsa et ouvrit ses portes à Guy de Montfort et aux Français (1267).
Le gouvernement guelfe rétabli s'empressa d'offrir à Charles d'Anjou la seigneurie de Florence avec le droit d'y déléguer un vicaire royal et un podestat chargés de tous ses pouvoirs. Les biens des Gibelins furent confisqués et partagés en deux portions: la première distribuée à titre de dommages-intérêts, tandis que la seconde allait constituer le trésor connu sous le nom de «Masse guelfe», destiné à servir de fonds de réserve au parti. Par suite de ces événements, Florence redevenait guelfe dans l'âme et le lys rouge, symbole guelfe par opposition au lys blanc, symbole gibelin, imposa sa couleur à toute chose. En face d'une si violente réaction, la minorité gibeline qui avait été tolérée, dut elle-même se transformer et, suivant la marche des événements et des idées, devenir peu à peu l'élément modéré du parti guelfe.
L'année 1282 est marquée dans l'histoire de Florence par la constitution définitive de la République, forme gouvernementale impérieusement réclamée, comme seule capable de soustraire l'État à la domination d'un maître étranger ou à la tyrannie des coteries locales. Pour remplir une fonction publique, il fallut non seulement être inscrit dans l'un des arts, mais encore l'avoir exercé. A la tête du gouvernement siégeait un conseil qui formait la Seigneurie. Il était composé des six prieurs des arts nobles représentant leur corporation et un quartier de ville (Sestiere). Ces magistrats, élus pour deux mois, n'étaient pas rééligibles avant deux années révolues. Investis de tout le pouvoir exécutif pendant toute la durée de leur magistrature, soumis à l'existence la plus sévère, ils devaient vivre ensemble au Palais Vieux, nourris aux frais de l'État, mangeant à la même table et couchant en commun; enfin ils n'avaient sous aucun prétexte le droit de s'absenter.
La première préoccupation de la République devait être de trouver un remède aux dissensions de la noblesse devenues intolérables. Le gouvernement promulgua, à cet effet, une sorte de charte par laquelle il proscrivait les familles nobles les plus irréductibles et soumettait les autres aux pénalités les plus rigoureuses. Mais, devant l'inefficacité de la loi et l'impossibilité de l'appliquer, il fallut chercher un moyen énergique pour maintenir l'ordre dans la cité, et on se résolut à investir un magistrat d'une autorité redoutable: ce fut la création du Gonfalonat, destiné à devenir par la suite la première charge de la République.
Le Gonfalonier, élu par les anciens prieurs, avait droit de justice sur tous les citoyens indistinctement et pouvait exercer ses poursuites de jour et de nuit, à toute heure et en tout lieu. Au début, il vivait avec les prieurs; mais l'importance de sa charge était telle que, peu d'années après son institution, il avait un train luxueux et considérable.
A cette époque se place l'arbitrage de Florence appelée par Pistoie à se prononcer entre les deux partis qui, sous la dénomination des Blancs et des Noirs, déchiraient et ensanglantaient la malheureuse ville. Mais Florence, en rétablissant l'ordre dans Pistoie décimée par la plus effroyable guerre intestine, prit elle-même le mal qu'elle venait guérir et bientôt les Blancs et les Noirs remplaçaient les Guelfes et les Gibelins et la livraient à toutes les horreurs des guerres civiles.
Les Blancs, c'est-à-dire les Gibelins, étant au pouvoir, les manœuvres des exilés guelfes, conspirant sous la conduite du pape Boniface VIII et de leur chef Corso Donati, ouvraient Florence à Charles de Valois, troisième fils de Philippe le Hardi, décoré pour la circonstance des titres de vicaire général de l'Église et de défenseur de l'Italie.
Le jour de la Toussaint 1301, Charles faisait son entrée triomphale dans la ville où son premier acte fut naturellement un parjure, car après avoir juré de respecter les biens et les propriétés, il ouvrait les portes à Corso Donati et aux Noirs triomphants, et livrait au massacre, au pillage et à la plus affreuse proscription ceux qui avaient eu foi en ses serments.
C'est vers 1300, au milieu de luttes désolantes, qu'apparaît pour la première fois le nom de Dante Alighieri, membre de l'art des apothicaires et l'un des prieurs. Par ses ascendants, le Dante était guelfe, car un de ses ancêtres avait figuré avec honneur à la sanglante défaite de Montaperto, comme garde du corps du fameux «Caroccio», le palladium de Florence, et cet événement avait jeté les Alighieri dans l'exil.
L'éducation de Dante fut des plus soignées: Brunetto Latini lui enseigna les lettres latines; adolescent, il étudia la philosophie à Florence; homme fait, la théologie à Paris. Il rentra ensuite dans sa patrie où l'attendait la guerre civile.
Dante exerça les premières charges de la République, il fut nommé quatorze fois ambassadeur et mena à bien les négociations les plus difficiles; bien qu'il fut guelfe, le Pape n'eut pas à Florence de plus acharné adversaire contre ses demandes d'hommes et d'argent. Son opposition alla même si loin que Boniface VIII, irrité, frappa Florence d'interdit.
Par un de ces retours trop communs dans l'histoire des gouvernements populaires, Dante, alors en ambassade à Rome, fut accusé de concussion et condamné à une amende considérable, faute du paiement de laquelle «seraient prononcées la dévastation et la confiscation de ses biens, jointes à l'exil éternel». Comme Dante ne voulut pas reconnaître le crime dont on l'accusait injustement, il abandonna sa patrie, sa fortune, ses amis, ses emplois; et ses biens furent vendus au profit de l'État, tandis qu'on passait la charrue et qu'on semait le sel sur le terrain où s'était élevée sa maison. Comme si ces mesures iniques ne suffisaient pas encore, on le condamna à mort par contumace et on le brûla en effigie à la place même où, deux siècles plus tard, on devait brûler Savonarole!
Guelfe de naissance, devenu gibelin par haine, Dante allait errer dix-neuf ans loin de sa patrie. Le dédain et la soif de la vengeance firent de lui le poète sublime de la Divine Comédie, celui qui, nouvel Homère, devait peupler l'enfer de ses haines et le paradis de ses amours.
Il avait écrit l'Enfer à Vérone, il composa le Purgatoire à Gagagnano et acheva l'œuvre au château de Tolmino dans le Frioul. Il se rendit ensuite à Ravenne où il devait mourir, et c'est dans cette ville qu'il publia son poème tout entier, dont l'Italie fut révolutionnée à tel point qu'on se demanda si c'était un vivant qui avait été capable de raconter de pareilles choses.
C'est de cette année 1302 qui voyait Charles de Valois et les Noirs maîtres de Florence, que date l'exil de l'homme destiné à flageller si impitoyablement une patrie injuste et ingrate. Dans un intérêt mal entendu, Dante en était venu à souhaiter l'Empereur maître du monde et de l'Italie. Il maintenait dans son système la suprématie spirituelle du Pape et faisait de l'Empereur l'ouaille du Pape, et de la Papauté la vassale de l'Empire, théorie inapplicable et toute scolastique qu'il expose et qu'il développe dans son livre de la Monarchie.
Les années 1328 et 1329 furent des plus désastreuses pour Florence. Les mauvaises récoltes, la disette, les banqueroutes, jointes au fléau des invasions et aux difficultés intérieures de tout ordre, la mettaient dans la situation la plus critique. De 1340 à 1346, elle fut en proie aux mêmes calamités. Gênes et Pise ayant accaparé les blés, la Seigneurie dut acheter au poids de l'or les grains nécessaires à la subsistance de la ville.
Dans l'année 1347, Florence eut à pourvoir aux besoins de plus de cent mille personnes, mais l'insuffisance et la mauvaise qualité du pain augmentèrent la mortalité dans une telle proportion qu'on en vint à ne plus sonner les cloches et à ne plus annoncer les décès. Pour comble de maux, la peste se mit de la partie et les corps épuisés par la famine n'étaient que trop prédisposés à la contagion. Du reste, au printemps de 1348, l'épidémie gagna toute l'Europe, et quelques cités alpestres de la Suisse, du Milanais ou du Tyrol échappèrent seules au fléau.
Les malades, à peine atteints, étaient couverts de bubons charbonneux accompagnés d'hémorragies, et bientôt personne ne voulut plus les soigner. Au premier symptôme du mal, la maison était abandonnée et il ne restait au malade d'autre ressource que de mourir dans l'isolement, bien heureux encore si, avant de le quitter, on laissait à sa portée de quoi calmer la soif qui le dévorait ou, en cas de mieux, de quoi ne pas mourir de faim. Quand la mort survenait, ce n'était parfois qu'au bout de plusieurs jours que l'on s'en apercevait et que l'on venait enlever un cadavre souvent en pleine décomposition, ce qui ne contribuait pas médiocrement à entretenir l'épidémie. Des fortunes colossales furent acquises alors; les drapiers qui avaient en magasin des stocks de drap noir, s'enrichirent subitement; tout ce qui touchait à la mort se payait au poids de l'or.
Aux cimetières, on creusait de grandes fosses où les cadavres étaient couchés par centaines et où, selon l'expression tragico-macabre de Villani, «on jetait sur chaque rangée de corps une légère pelletée de terre, comme on saupoudre de fromage les vermicelles».
Dans les campagnes, la peste était encore plus redoutable que dans les villes. Boccace, dans un récit plein d'horreur, montre les paysans mourant dans leurs maisons ouvertes ou sur les chemins, et leurs cadavres empestant l'air, car personne ne se souciait de les ensevelir, tandis que le bétail, errant sans berger, rentrait de lui-même aux étables, ou bien gagnait la contagion en rôdant autour du maître mort. A la longue, on reconnut que le plus sage était encore d'éviter les exagérations, et les moribonds purent retrouver quelques soins.
Même en 1352, la peste n'avait pas disparu complètement de l'Europe, et dix ans plus tard, on ne s'était pas encore remis des perturbations sociales qui en étaient résultées. La fortune publique se trouvait entièrement déplacée; on voyait dans l'opulence médecins, apothicaires, garde-malades, marchands d'herbes médicinales, de volailles et de pâtisseries, tandis que beaucoup d'anciennes familles, ruinées par la cherté des denrées, se trouvaient presque dans la misère. Ce qu'il y eut de plus singulier au milieu de ces calamités publiques, ce fut la poursuite effrénée des plaisirs, ce fut la folle gaieté à laquelle on se livrait pour échapper, semblait-il, au spectre menaçant de la mort. Au moment où la peste noire faisait à Florence ses plus effroyables ravages, les citoyens tremblants, désespérés, cherchaient à s'étourdir dans de folles orgies, et Boccace, après en avoir tracé le lugubre tableau, commence les charmants récits de son Décaméron. C'est un étrange contraste, quand on est encore sous l'impression de la terreur laissée par le début, de voir ces jeunes cavaliers et ces jeunes femmes, assis sur de verts gazons, se livrer à de joyeux devis, sans jeter en arrière aucun regard de compassion vers la ville qu'ils ont fuie et dont on entend les gémissements dans le lointain. Le présent est tout pour eux, et, dans la jouissance du moment, ils veulent oublier que, le lendemain peut-être, ils seront atteints â leur tour.
Parmi tant d'épreuves, les dispositions des partis, les sentiments de la bourgeoisie et du peuple avaient bien changé. Deux classes se partageaient alors la République: «le peuple gras», où se recrutait l'aristocratie nouvelle sortie des banques et des comptoirs, et le «menu peuple», composé des artisans, des ouvriers, des manœuvres de toute espèce, et animé contre le «popolo grasso» de toute la haine de gens lésés dans leurs intérêts. Bientôt la question des salaires vint encore compliquer la situation, et, soutenu par le parti guelfe mécontent de voir la prépondérance croissante du parti de la banque, le menu peuple, «les Ciompi», se révolta et, resté un instant maître de la ville, se livra aux pires excès. Cette révolution de 1378 profita aux seuls chefs guelfes; mais leur tyrannie s'exerça si odieuse, que bientôt ils furent renversés par une contre-révolution des «Ciompi» guidée par Thomas Strozzi, Benedetto Alberti et enfin Salvestro Médicis. Les chefs guelfes furent forcés de quitter la ville où leurs propriétés furent saccagées et pillées, et où leurs vies mêmes ne furent sauvées que grâce à l'intervention de Salvestro Médicis, alors podestat et idole du peuple.
La famille des Médicis, qui apparaît alors pour la première fois dans un rôle prépondérant, était originaire de Mugello. Déjà à cette époque de 1378, elle était riche, industrieuse, puissante, et avait donné des magistrats habiles et populaires à la République. Villani cite les Médicis en 1304 parmi les chefs du parti des Noirs, et plus tard l'un d'eux marqua par son opposition au duc d'Athènes, sur l'ordre duquel il fut décapité.
Une nouvelle révolte des «Ciompi» en 1382 mit le Gonfalonat entre les mains d'un des leurs, Michel Lando, homme d'une valeur et d'une intégrité exceptionnelles; mais bientôt le parti aristocratique ressaisit l'autorité, et l'ère des soulèvements populaires, des revendications des plus faibles contre les plus forts, fut close sans retour. Avec toutes les chances de succès, les «Ciompi» échouèrent pour n'avoir pas su à propos se contenter de bénéfices relatifs et indirects.
Ils payèrent chèrement cette faute, car les arts majeurs, exaspérés par la crainte qu'ils avaient eue, devinrent leurs pires ennemis. L'aristocratie marchande, jalouse de son autorité, ne devait plus quitter le pouvoir, mais, coterie exclusive, furieuse d'avoir failli perdre ses privilèges, alors même qu'elle les avait recouvrés, elle rompit avec tout ce qui était démocratique et resta un corps absolument fermé. C'est ainsi que les humbles et les petits arrivèrent à considérer comme heureux le sort des villes où des tyrans faisaient peser le joug moins lourdement sur les pauvres que sur les riches, et le peuple ne vit plus dans ces despotes que des instruments pour l'exécution de ses vengeances et de ses haines. Les Médicis arrivaient à point nommé pour remplir un tel rôle. L'astuce de ces banquiers enrichis tissa longuement et patiemment sa trame, mais ils eurent l'art de tenir soigneusement cachés leurs perfides et ambitieux desseins; ils ne leur donnèrent corps que lorsque la faveur populaire leur eut tout permis. D'une habileté plus qu'excessive, ils spéculèrent sur le mérite très surfait du médiocre Salvestro et firent de la popularité exagérée de cet ancêtre le marche-pied de leur élévation. A partir de ce moment, les glorieuses pages de l'histoire sont terminées pour Florence, car à travers de brillants épisodes se poursuivront les progrès du mal auquel succombera ce qui l'avait faite si noble et si grande, la Liberté et la République.
Ce ne sera pas sans révoltes que cette population fière, indocile, ivre de liberté, verra une famille de marchands enrichis confisquer une à une ses libertés publiques; elle se défendra énergiquement et cherchera par tous les moyens possibles à faire rentrer dans le rang ces ambitieux auxquels il ne faudra rien moins que l'intervention armée de Charles-Quint pour imposer leur domination.
A coté de Salvestro se place encore à la tête du parti populaire Jean de Médicis, son cousin, qui tenait comme lui un rang considérable. Comme ses devanciers, modéré en apparence, mais ambitieux au fond, Jean pratiqua avec succès la politique expectante de sa famille, tandis que, grâce à son immense fortune, à son inépuisable munificence, et aux prêts considérables qu'il consentait aux princes et aux souverains, son crédit et sa renommée s'étendaient au loin. Attentif à éviter les querelles des partis, il n'allait au Palais que lorsqu'il y était appelé, et par sa prudence il détourna avec un rare bonheur tous les soupçons. Il sembla accepter par désintéressement les charges publiques, et lorsqu'il les remplit, il se posa comme protecteur du peuple, en attendant de devenir son chef. Loin d'abuser de la situation, il persévéra dans la voie circonspecte qu'il s'était tracée et se contenta de s'opposer à de nouveaux empiétements de l'oligarchie. Jean de Médicis mit le sceau à sa popularité par sa conduite désintéressée à la suite de la guerre avec Philippe Marie, en 1428. Après avoir tout fait pour détourner Florence de cette entreprise hasardeuse, il sut, en présence des malheurs publics, oublier ses opinions et, mettant tout en œuvre pour venir au secours de la République, y consacrer même une partie de sa fortune personnelle. Il sut également résister aux ouvertures qui lui furent faites pour réformer la constitution au profit des classes supérieures et s'opposer à l'emploi de la force pour opprimer le peuple. Il disait qu'en ce qui le concernait, son désir n'était pas de ranimer les factions, mais bien plutôt de les éteindre; aussi ne voulut-il pas non plus tirer parti de ces ouvertures pour s'en faire une arme contre ses adversaires politiques, bien qu'il y fût poussé par les clients de sa maison et par son fils Cosme qui le blâmaient de compromettre à force de modération l'avenir de son parti et la grandeur de sa race.
Fidèle à sa tactique de libéralisme, Jean de Médicis proposa une nouvelle loi destinée à répartir plus également les contributions, en les réglant d'après la quotité des biens possédés par chacun. Cette loi fameuse, appelée «le Castato», était une véritable révolution économique et sociale, car elle rétablissait des taxes équitables et supprimait les privilèges. Aussi excita-t-elle autant d'enthousiasme chez ceux qu'elle exonérait que de colère et de haine chez ceux qu'elle frappait, et comme de raison, l'auteur en fut salué par la reconnaissance du peuple comme le plus zélé défenseur de ses droits et de ses libertés. Jean de Médicis mourut en 1429, laissant à ses fils les plus sages conseils et emportant dans la tombe la reconnaissance d'un peuple dont il n'avait cessé d'être le bienfaiteur. Les regrets que causait sa mort étaient encore aggravés par une situation des plus difficiles.
Cette première moitié du XVe siècle donne lieu en effet à des réflexions peu consolantes. C'est au milieu de mesquineries de toutes sortes, de complications aussi bien intérieures qu'extérieures que se prépare dans ses origines troublées et impures le règne néfaste des Médicis où doit sombrer tout ce qui fit la Toscane glorieuse pendant des siècles.
Après la mort de Jean, l'oligarchie et les Albizzi reprirent le pouvoir et conduisirent les affaires publiques, tandis que Cosme, héritier de la popularité paternelle, se posa dès l'abord comme leur adversaire acharné.
Cosme de Médicis avait un peu plus de quarante ans lorsque le cours des événements lui donna le rôle prépondérant qu'il ambitionnait.
Grave, prudent, astucieux, il n'était, disent les chroniques du temps, «qu'un renard rusé et trompeur»; libéral et humain par calcul, il recherchait la faveur du peuple sans l'aimer et sans avoir les qualités extérieures nécessaires pour le séduire. Laid de sa personne, d'un extérieur mesquin, il ne savait que merveilleusement parler et disserter au milieu des savants, mais il était complètement dépourvu des dons propres à entraîner et à convaincre.
Son esprit s'était formé par l'étude et aussi par de lointains voyages entrepris pour la banque des Médicis. Depuis son retour, il affectait de se tenir éloigné des charges publiques, mais il fréquentait des hommes de toutes conditions, dans le dessein manifeste de se faire des partisans.
Le mot d'ordre donné par Cosme était de répéter que tout allait mal, de semer le découragement dans les masses et de les amener peu à peu au dégoût du régime oligarchique; mais son plus puissant levier était l'immense fortune qui lui permettait d'acheter une popularité que son père avait eu moins de peine à acquérir.
Contre Cosme et sa faction se dressaient les trois plus anciennes familles de Florence, qui n'entendaient nullement se soumettre à ces parvenus: c'étaient les Pazzi, les Pitti et les Acciajuoli. Las de rencontrer partout sur leur route, en affaires et en politique, un rival de plus en plus redoutable, ils lui faisaient une violente opposition. Ligués pour sa perte, ils achetèrent en 1432 le nouveau gonfalonier, homme vénal, et l'amenèrent à se saisir de Cosme et à le jeter en prison, sous prétexte de conspiration contre le régime établi, de dilapidation et d'usure. C'était une accusation plus qu'injustifiée, car Cosme était de ceux qui donnent, et non de ceux qui prennent. Quoi qu'il en soit, cette détention fut de courte durée, et Cosme, banni pour un an, prit le chemin de Padoue où il fut exilé après avoir acheté au poids de l'or cette liberté relative. A Padoue, il devint le chef de tout ce que Florence comptait de mécontents; aussi, quand en 1434 les élections mirent le pouvoir aux mains de ses partisans, l'oligarchie fut-elle tout de suite définitivement désarmée.
Profond politique, loin de rentrer aussitôt à Florence, il laissa peser sur ses amis tout l'odieux des représailles. Si la clémence fut appliquée aux classes inférieures dans une large mesure, les dernières rigueurs furent, sans scrupule et sans miséricorde, exercées contre l'aristocratie vaincue. Il suffisait d'avoir mal parlé du gouvernement pour être spolié de ses biens et enfermé «aux stinche», d'où l'on avait grande chance de ne jamais sortir. Tel qu'Octave, Cosme non seulement laissa faire, mais encore mit à son retour les conditions les plus dures, qu'il fit imposer par d'autres que par lui. Enfin, le plus fort de la besogne étant fait, il rentra à Florence, la veille du jour où on l'attendait, se dérobant au triomphe qu'on lui préparait. Ce ne fut que plus tard que ses panégyristes, en le proclamant «Père de la Patrie, Bienfaiteur du peuple», eurent l'idée de le représenter rentrant dans la ville triomphalement porté sur les épaules de ses concitoyens.
Cosme, maître du pouvoir, continua à proscrire sans pitié tous ceux contre lesquels il nourrissait quelque ressentiment; mais estimant avec une justesse de vue rare qu'il ne régnait que grâce à l'opinion et à la guerre constante faite par sa famille à l'oligarchie, il s'appuya sur le menu peuple, et l'assouvissement de ses vengeance personnelles passa pour une satisfaction accordée à la haine générale. Grâce au point d'appui qu'il prit constamment sur la démocratie, il arriva à transformer son pouvoir d'influence en pouvoir d'autocratie, œuvre de patience hypocrite et lente, à laquelle son caractère était singulièrement porté. Telle était son astuce qu'alors qu'il était le maître de Florence, aucun acte public, aucune pièce ne furent revêtus de sa signature; mais son pouvoir occulte n'en était que plus redoutable.
A ce moment, les traits communs entre Cosme et Octave s'accentuent encore. Cosme en effet ne devint clément, comme Auguste, que lorsque, après son nivelage terrible, il n'eut plus rien à redouter. A Florence, comme autrefois à Rome, la République n'existait plus que de nom, bien que ces deux grandes ambitions eussent également affecté d'en respecter la forme; et le succès de ce travail souterrain fut tel qu'à la mort de Cosme, son fils Pierre, incapable et impotent, héritait sans difficulté de ses fonctions.
De 1453 à cet avènement, le gouvernement tourna de plus en plus à l'autocratie. Toute opposition avait disparu, décimée, fauchée, proscrite, et les Médicis n'avaient plus à lutter que contre les idées souvent trop avancées de leurs propres partisans.
Un des chefs les plus considérables de ces factions cosimesques était Lucca Pitti, qui, nommé plusieurs fois gonfalonier, était l'âme damnée de Cosme et lui était plus dévoué que tout autre. Grisé par l'apparente prépondérance que Cosme lui abandonnait volontairement, il voulut, à défaut d'autorité, éclipser les Médicis par son luxe. A cet effet, il commanda à Brunelleschi le fameux palais appelé encore de son nom et pour la construction duquel tout criminel, tout individu coupable de vol ou de meurtre, trouvait, en s'employant à la bâtisse, un asile inviolable. Quoique Pitti eût tiré un large parti du régime de l'arbitraire pour mener son édifice à bien, il dut l'abandonner inachevé, car il était devenu la ruine de sa maison.
Malgré tout son pouvoir, Cosme, arrivé au déclin de sa vie, n'était pas heureux. Après avoir réalisé une fortune extraordinaire, puissant au dedans, respecté au dehors, il souffrait d'infirmités qui le torturaient, sans lui laisser un instant de répit.
En 1450, il avait perdu son frère Lorenzo, dont la postérité était destinée à remplacer la sienne. En 1463, la mort de son cadet, Jean, anéantissait ses plus chères espérances, car son fils aîné, Pierre, était si débile qu'on n'avait jamais présumé qu'il pût lui survivre, et tout l'avenir de sa maison se trouvait reposer sur les têtes fragiles des enfants de Pierre, ses petits-fils Laurent et Julien. Quand Cosme mourut en 1464, à sa villa de Carreggi, ce fut dans un isolement complet, et on célébra par des réjouissances publiques le retour de la liberté qu'on pensait avoir reconquise. C'était se réjouir trop tôt, car Florence ne gagnait, à la mort de Cosme, que de passer sous la domination d'un fils qui lui était plus qu'inférieur. Ce ne fut que plus tard, et par comparaison, qu'elle jugea de la différence et que les Florentins, pleins de regrets rétrospectifs, décernèrent à Cosme le surnom pompeux de «Père de la Patrie», si mal justifié du reste.
Au point de vue littéraire, l'époque de Cosme fut incomparable. Les Médicis eurent la rare fortune d'arriver à point nommé pour récolter l'admirable moisson préparée sous la République par des siècles de régime libéral, dont ils eurent l'intelligence de s'approprier les fleurs et les fruits. Par des soins éclairés et intelligents, en vingt ans, la ville avait complètement changé de physionomie et doublé d'étendue; elle s'était couverte d'églises, de monastères et de monuments somptueux. Cosme commandait à Michelozzo le superbe palais où allaient habiter ses successeurs jusqu'au jour où leur élévation au rôle de grands-ducs leur ferait aménager le palais Pitti, comme plus digne d'eux; enfin, à côté de cette demeure terrestre, Cosme, préoccupé d'élever une sorte de Panthéon aux mânes de sa famille, édifiait l'Église San Lorenzo qu'il consacrait à cette destination. Véritable Mécène, il s'était entouré de savants, de poètes, de philosophes ou d'artistes, dont il était devenu l'ami plus encore que le protecteur.
Sa mort devait être le signal d'une réaction violente, à laquelle la personne même de son successeur donnait plus de prise, car Pierre, à quarante-six ans, était déjà un podagre pliant sous le poids des infirmités. Il avait l'esprit borné, il était aussi hautain qu'avare et, de plus, il avait à peine l'expérience des affaires; il fallait que la domination de Cosme eût déjà terriblement asservi les Florentins pour leur faire admettre un principe d'hérédité avec un tel individu. Pourtant, à la longue, comme l'impopularité de Pierre allait toujours croissant, ses ennemis, s'étant comptés, se trouvèrent assez nombreux pour entreprendre la lutte contre lui. Lucca Pitti, Angelo Acciajuoli, Dietsalvi Neroni, Niccolò Soderini se groupèrent à la tête des mécontents, minant le terrain sous les pas de Pierre et tâchant, au dedans comme au dehors, de lui ôter tout appui. Sa situation devint si périlleuse qu'il dut agir et se décider à risquer la partie, en faisant arrêter les principaux conjurés par une sorte de coup d'État, pour l'exécution duquel il eut recours au plus effroyable escamotage. Il fit inculper les prisonniers de complot contre l'État, de trahison envers la patrie, et se montra contre eux d'une telle rigueur, d'une si féroce cruauté que tous ceux qui échappèrent à la torture et à la mort, furent condamnés à un exil éternel (1466).
Pierre mourut en 1469, laissant un aussi piètre souvenir à ses contemporains qu'à la postérité. Ce qu'il y a encore de mieux à en dire est qu'il fut heureux pour l'avenir de sa maison, que son règne ne se prolongeât pas assez pour lui permettre de renverser l'édifice si laborieusement élevé par Cosme, et qui se serait peut-être écroulé, s'il avait dû le posséder plus longtemps. Des deux fils laissés par Pierre le Goutteux, Laurent n'avait pas vingt ans et Julien n'en atteignait pas seize; on pouvait donc se demander à juste titre si Florence serait assez dégénérée pour subir le joug de deux enfants. On ne le croyait guère et l'on s'attendait à des changements radicaux dans la forme même du gouvernement.
Ce fut une des plus grandes habiletés de Laurent de laisser croire qu'il résignait le pouvoir, pendant qu'il s'arrangeait avec les partisans de sa maison pour prendre possession des rênes de l'État, tout en semblant y renoncer.
Laurent n'était pas fait pour plaire: trop large d'épaules et laid de visage, il avait une bouche démesurée, surmontée d'un nez trop étroit et de gros yeux de myope. L'odorat lui manquait, sa voix était rauque, tandis que la somptuosité de ses vêtements et l'exubérance de ses gestes faisaient encore ressortir son air commun. Au moral, si son intelligence était très vive, son caractère versatile le rendait incapable de toute persévérance; il n'aimait en réalité que les arts, la littérature ou la poésie, pour lesquelles il avait une véritable aptitude et où il faisait montre d'une érudition développée. Il les aimait même d'un amour si profond qu'il ne souhaitait rien tant que la paix intérieure et extérieure pour que rien ne le privât du plaisir de s'y livrer tout entier.
Des entreprises odieuses contre Prato et Volterra le rendirent si populaire, qu'on accepta même ses démêlés avec le pape Sixte IV, dont il voulait obtenir le chapeau de cardinal pour son frère Julien. Il avait jugé que l'état ecclésiastique était le meilleur moyen de se débarrasser d'un compétiteur inquiétant, mais comme il n'avait pas su flatter à propos le népotisme du Pape, non seulement il ne put rien en obtenir, mais encore il s'en fit un ennemi dangereux autour duquel pouvaient se rallier tous les mécontents. Les premiers d'entre eux étaient les Pazzi, rivaux séculaires des Médicis, auxquels vinrent s'ajouter successivement le roi de Naples et des prêtres de Volterra exaspérés par le sac infâme de leur ville. La mort de Laurent fut décidée, mais comment et à quel moment s'exécuterait le meurtre? Frapperait-on les deux frères ensemble ou séparément? A qui des conjurés incomberait ce soin? Autant de questions pour lesquelles chacun préconisait sa solution. Enfin, après maintes hésitations, on résolut de se débarrasser d'eux ensemble et l'on arrêta qu'on les frapperait au Dôme, le jour de l'investiture du nouveau cardinal, nommé par le Pape à la place de Julien, cérémonie à laquelle ils devaient nécessairement assister l'un et l'autre. Ainsi qu'il avait été convenu, au moment de l'élévation, les conjurés se précipitèrent sur les Médicis et Julien, mortellement frappé, fut achevé avec férocité par François Pazzi et Baroncelli.
A cette vue, les deux prêtres de Volterra chargés d'en finir avec Laurent, eurent un instant d'hésitation qui lui permit, entraîné par ses amis les Cavalcanti, de se jeter dans le chœur et de gagner la sacristie, dont les portes de bronze, chef-d'œuvre de Luca della Robbia, refermées à point nommé, le mirent hors de toute atteinte.
Dans ces circonstances, Laurent se montra fort piètre, et après l'échec de la conjuration, ses amis eurent toutes les peines du monde à lui persuader de quitter son asile pour rentrer dans son palais; mais la populace, toujours portée à se prononcer en faveur du succès, l'ayant acclamé, il dut se montrer, le cou enveloppé de linges couvrant une légère blessure.
Il n'entrait pas dans les principes des Médicis d'user de clémence envers les vaincus; aussi la férocité des représailles fut effroyable et frappa dans les familles jusqu'aux membres qui non seulement n'avaient pris aucune part au complot, mais avaient encore ignoré son existence. Il n'y a pas dans l'histoire d'exemple d'un pareil acharnement; deux années ne suffirent pas à assouvir les vengeances, et au bout de ce temps, on refusait encore la sépulture aux victimes. Comme de raison, Julien eut de somptueuses obsèques, et son frère, ayant appris qu'une femme restait enceinte de lui, recueillit et éleva l'enfant qui fut plus tard le pape Clément VII.
Parvenu au comble de sa fortune, Laurent se voyait, grâce à la tentative des Pazzi, couronné de l'auréole du martyre et du même coup délivré d'un frère qu'il aurait fait disparaître, si ce frère avait jamais prétendu au partage du pouvoir. Il exploita les circonstances avec astuce pour obtenir des prérogatives presque royales, et la conjuration lui fournit un admirable prétexte pour se défaire de quiconque le gênait.
Les trois années suivantes virent croître sans arrêt la fortune de Laurent; en 1480, il faisait sa paix avec le Pape, et Florence, réconciliée avec l'Église, le portait aux nues; il obtenait ensuite de faciles avantages sur des voisins peu redoutables, et, comme dit Machiavel, «les paix lui faisaient gagner ce que lui faisaient perdre les guerres». Enfin, en 1488, il devenait l'arbitre et le protecteur de l'Italie, tandis que, pour cimenter encore mieux sa paix avec Innocent VIII, sa fille Madeleine épousait le bâtard du pape, François Cybo, et le Pape donnait le chapeau de cardinal à Jules de Médicis, bâtard puîné de son frère Julien.
Par un revirement singulier et fréquent dans l'histoire des Médicis, pendant que la fortune ne cessait de sourire à Laurent dans sa vie publique, sa vie privée était assombrie de chagrins domestiques; il perdait coup sur coup sa fille Louise, sa femme Clarisse, sa sœur Blanche. Pour se distraire de ces deuils, il trama l'assassinat de Riario, seigneur de Forli, dont le Pape lui avait promis la principauté, s'il venait à mourir. Il était devenu si redoutable que personne n'osa l'accuser de ce crime et que Catherine Sforza, la veuve de la victime, dut se résigner à épouser le cousin du meurtrier de son mari, Jean de Médicis. De cette union devait bientôt naître le fameux Jean des Bandes Noires, père du grand-duc Cosme Ier: ainsi, par un juste retour des choses d'ici-bas, la postérité de Catherine était destinée à remplacer celle de Laurent prématurément éteinte.
Même à cette époque où Laurent occupait une situation si prépondérante et où Florence bénéficiait d'une paix inconnue jusqu'alors, la susceptibilité d'un peuple jaloux de son indépendance était telle qu'il ne pouvait s'avancer que pas à pas et avec la plus extrême prudence, tant se maintenaient vivaces les défiances florentines sans cesse en éveil à l'égard de tout ce qui ressemblait à de l'arbitraire. Il se voyait réduit à biaiser, à n'acquérir l'autorité que peu à peu, à n'imposer que ce qu'il pouvait en faire accepter, et cela, à l'aide de précautions, de ménagements infinis, et presque à l'insu de ceux qui devaient porter le joug.
Quand on parle des trois premiers Médicis comme protecteurs des lettres et des arts, c'est un tort, semble-t-il, de les mettre sur la même ligne, alors qu'il y a lieu d'établir des distinctions capitales dans la manière dont chacun d'eux remplit ce rôle. Si leurs tendances ont le même objet, les résultats sont pourtant tout autres et le splendide essor des arts sous Cosme n'a rien qui puisse lui être comparé sous son petit-fils. L'éducation littéraire de Laurent avait été très soignée, mais la multiplicité des professeurs appelés à y contribuer amena dans son esprit de singulières disparates, et créa une étrange opposition entre un certain nombre d'opinions religieuses qu'il appelait «ses principes» et ses mœurs étrangement débauchées.
Dans le cours entier de son existence, il est impossible de citer un acte de générosité, et cela, aussi bien à l'égard de sa famille que de son pays. S'il fut le protecteur des arts et des lettres, ce fut bien plutôt pour le profit qu'il en tirait que par amour pur et désintéressé, et il savait parfaitement combien il lui était avantageux de donner cette direction aux esprits, qu'il détournait ainsi du souci plus grave des affaires publiques. Rien de curieux comme cette vie en partie double, où, après avoir sévi, assassiné, confisqué, il entrait à l'Académie platonicienne et dissertait sur l'immortalité de l'âme, avant de se mêler à la jeunesse dissolue ou de composer des chansons érotiques au milieu des orgies. Il faut, malgré tout, rendre à Laurent la justice que son esprit ouvert et curieux le porta vraiment à s'entourer de toutes les illustrations de son époque. Passionné pour le Dante, pour Pétrarque et pour Boccace, il l'était principalement pour tout ce qui touchait à la Grèce où Platon était son dieu. Il fît les efforts les plus louables pour répandre la science, et il acheta partout au poids de l'or les manuscrits les plus rares, ceux mêmes qui étaient destinés à former l'admirable bibliothèque qui porte son nom. La renommée de Laurent attira à Florence les savants de l'Europe entière; mais ceux-ci ne devaient pas éclipser les anciens clients de la «Casa Médicis», les Ange Politien, les Marsile Ficin, les Pulci et les Pic de la Mirandole, alors dans toute leur gloire.
Quant aux beaux-arts, Laurent ne sut en rien prévenir la décadence déjà sensible à son époque. En effet, quand il prit le pouvoir, en 1448, les Masaccio, les Angelico, les Brunelleschi et les Ghiberti avaient disparu, tandis que les Lippi, les Ghirlandajo et les Botticelli étaient déjà en pleine floraison. Il n'eut en vérité qu'à exploiter des talents arrivés à leur apogée et il ne sut les faire servir qu'à son apothéose ou à la glorification de sa maison. Sa théorie sur les arts était étrange, car il n'admettait pas qu'un artiste pût atteindre la perfection si sa naissance n'était pas relevée et son éducation distinguée, préjugé qui lui fit dédaigner Léonard de Vinci et refuser ses services à cause de sa naissance illégitime.
Les derniers jours de Laurent furent empoisonnés par la sourde opposition qu'il rencontrait partout et dont le chef s'était enfin trouvé dans un moine dominicain, Jérôme Savonarole.
Frère Jérôme Savonarole, né à Ferrare en 1452, manifesta dès son enfance une irrésistible vocation religieuse. Après les plus sérieuses études de philosophie et de théologie, il entra, à vingt-deux ans, chez les dominicains de Bologne, et dès 1483, on l'envoyait à Florence où ses prédications eurent un insuccès notoire dû à sa parole difficile et embarrassée; mais, sans se décourager, il se retira dans un couvent de la Lombardie où il se livra à des études d'éloquence et à la lecture approfondie de la Bible et des Écritures. Aussi, quand, au bout de sept ans de réclusion, le dominicain revint à Florence, il était persuadé de sa mission et convaincu que Dieu l'avait élu pour parler au peuple. Ses premiers essais le confirmèrent dans sa croyance. Les temps étaient bons pour s'ériger en prophète, l'Italie était pleine de factions, l'Église de scandales, Innocent VIII occupait la chaire de Pierre et ses seize enfants lui valaient le surnom de «père du peuple»; aussi les sujets ne manquaient pas à l'éloquence de Jérôme Savonarole. Il prit pour texte de ses discours: La réforme de l'Église, le châtiment de l'Italie, et il ajouta de sa voix prophétique l'annonce que tous ces événements s'accompliraient avant la mort de celui qui les prédisait.
De tels sermons eurent un retentissement énorme et tout Florence se précipita pour entendre la parole de ce moine bientôt considéré comme un saint. Esprit indépendant et vigoureux, Savonarole avait résisté au double courant païen et classique dont il voyait également les dangers, et telle était l'inflexibilité de son caractère, qu'il refusa d'aller, selon la coutume, rendre hommage à Laurent, lors de sa nomination au siège de prieur de San Marco, en 1490. Depuis l'échec de la conjuration des Pazzi, c'était la première opposition dressée devant Laurent, aussi son orgueil fut-il blessé au vif. Il fit avertir le moine d'avoir ou à modérer sa fougue ou à interrompre ses prédications, défi auquel répondit Savonarole en prophétisant la mort de Laurent, qui survint en réalité dix-huit mois plus tard.
Hanté par l'idée de cette assignation, Laurent, sur son lit de mort, fit appeler Savonarole, dans l'espoir qu'une réconciliation in extremis avec le moine pourrait le concilier à son fils Pierre. On ne sut jamais ce qui se passa dans cet entretien suprême, où l'on dit que Savonarole refusa au mourant la dernière bénédiction: «Et comme sa mort,» dit Machiavel, «devait être le signal de grandes calamités, Dieu permit qu'elle fût accompagnée de sinistres présages; la foudre tomba sur le Dôme et Roderic Borgia fut nommé pape!»
Laurent, après avoir déployé toute sa vie ce faste qui lui avait valu le surnom de «Magnifique», fut enseveli sans pompe, d'après ses dernières volontés, tant il craignait, à cause de son fils, de provoquer l'envie.
Le peuple, oublieux de ses torts, de ses défauts et de ses vices, suivit ses funérailles et pleura celui qu'avec l'exagération italienne on appelait «le père et le maître de la ville», tandis qu'asservi par trois générations de Médicis, il trouvait tout simple de reporter sur le fils de Laurent, âgé de vingt et un ans, un respect dont il ne devait jamais se montrer digne.
Laurent disparaissait de la scène du monde au moment propice pour sa renommée, alors que l'Italie, atteinte de vieillesse précoce, allait entrer en pleine décadence. Le XVIe siècle montre l'établissement des tyrans dans tous les États et la reconnaissance en leur faveur du principe d'hérédité; il montre Alphonse régnant à Naples, Borgia assis sur le trône pontifical, Ludovic le More gouvernant Milan, avant même d'avoir volé la couronne ducale, et enfin, figure digne de paraître en si illustre compagnie, Pierre II de Médicis succédant à son père.
Pour l'héritier de Cosme et de Laurent, l'heure était passée de prendre des précautions ou d'user de prudente dissimulation dans l'exercice du pouvoir: il en jouit avec toute l'âpreté de son orgueil, toute la plénitude de sa puissance. On ne se fit pas de longues illusions sur sa valeur personnelle, et il s'attira la haine si générale par sa manière de s'imposer que les conjurations se tramèrent et se nouèrent bientôt sans trêve.
Tout étroite que fût l'intelligence de Pierre, il était autrement séduisant que son père. Ange Politien avait été chargé de son éducation et, avec le goût des lettres, il lui avait donné la passion de la Grèce et de Rome. Ardent au plaisir, les affaires publiques l'intéressaient médiocrement, mais, quand par hasard il s'en occupait, c'était avec la violence qu'il tenait des Orsini par sa mère et qui le rendait aussi prompt à la colère qu'impuissant à se dominer et implacable dans l'assouvissement de ses vengeances. La famille même de Pierre eut à souffrir de ses emportements. La branche cadette, issue du frère de Cosme l'Ancien, avait jusqu'alors évité par sa prudence tout sujet de suspicion, mais, malgré cette sagesse, les deux cousins de Pierre avec lesquels il avait été élevé, Laurent et Jean de Médicis, ayant provoqué son ressentiment et son envie, furent jetés en prison et condamnés à mort par ses ordres. Il commua cette sentence inique en bannissement perpétuel du territoire florentin avec la confiscation de leurs biens, seul point essentiel pour lui, l'immense fortune de cette branche de sa famille étant une proie bonne à prendre.
Par cette conduite, il faisait des siens mêmes les chefs de l'opposition, tandis que par ses rigueurs maladroites il s'attirait les anathèmes de Savonarole et excitait la fureur du peuple indigné de voir son idole forcée de quitter Florence sur ses injonctions. C'était une inimitié terrible dressée en face de lui, et la situation extérieure compliquait encore les difficultés qui l'assaillaient de toutes parts. La politique cauteleuse de Laurent, poursuivie par son fils, l'avait fait renoncer aux traditions séculaires de la Toscane et prendre parti contre la France, en poussant le roi de Naples à refuser la paix offerte par Ludovic le More. Celui-ci appela Charles VIII à son secours, lui proposant, pour le défendre, le centre et le sud de l'Italie, à la seule condition que ses États lui fussent laissés. Pendant ces événements, loin de ménager la France, Pierre donnait libre carrière à sa verve satirique et entretenait ainsi les ressentiments du roi encore aggravés par les incitations des cousins de Pierre réfugiés à sa cour. L'effet de cette politique ne tarda pas à se faire durement sentir, car, lorsque Pierre voulut obtenir les subsides nécessaires pour entrer en campagne contre la France, l'âpre parole de Savonarole et sa haine contre les Médicis déchaînèrent une telle opposition qu'il ne put se faire ouvrir aucun crédit. Pitoyable dans cette occasion, sans prendre ni avis, ni conseil de personne, Pierre se rendit au camp de Charles VIII et, après avoir fait au roi les plus plates excuses, il prit, au nom de Florence, les engagements les plus durs, dont l'un des moindres était la remise de Pise aux mains des Français.
Pierre avait lieu d'être fort inquiet de la façon dont serait acceptée son incartade. En effet, l'émotion publique fut portée à un tel degré que tous se trouvèrent d'accord pour secouer un joug abhorré; on le somma de venir rendre ses comptes à la Seigneurie et, le jour même de la reddition de Pise, le 19 novembre 1494, il osa se rendre à cette injonction, accompagné d'une escorte si nombreuse et si arrogante que la ville entière se souleva contre lui, sans lui laisser d'autre moyen que la fuite pour mettre sa vie en sûreté.
La réaction contre les Médicis fut terrible, mais la situation extérieure n'en restait pas moins troublée et on était dans l'ignorance la plus grande sur l'entrée de Charles VIII et sur le traité de paix qu'il imposerait. En dépit de tant de sujets d'inquiétude, le bonheur d'avoir échappé aux Médicis était tel que, malgré tout, les Florentins ne pouvaient s'empêcher de manifester leur joie d'avoir reconquis la liberté. Aussi l'entrée de Charles VIII à Florence eut-elle lieu avec une pompe indescriptible. Mais, ce premier moment d'exaltation passé, les Florentins et les Français se regardèrent avec une défiance toujours croissante et Charles, accusé de connivence avec les Médicis, fut forcé d'en rabattre sur les conditions draconiennes qu'il avait primitivement imposées et de se contenter du titre de protecteur de Florence. Les Français enfin partis, le peuple s'abandonna aux transports d'un enthousiasme aussi immodéré qu'il était injustifié, car, les Médicis chassés, il n'en restait pas moins que des ruines, sans que les citoyens possédassent ni la volonté, ni les vertus nécessaires pour relever l'édifice des libertés florentines dont la main de l'absolutisme avait sapé les bases, détruit les œuvres vives et ruiné l'équilibre. Florence se vit alors dans la triste nécessité de faire un retour sur elle-même et de constater combien cinquante années de régime absolu avaient anéanti les institutions et avili les caractères. Pour faire une réforme dans le gouvernement, l'union des intérêts et des idées eût été essentielle; trois factions, au contraire, se trouvaient en présence et se disputaient le pouvoir. Il y avait le parti populaire avec Savonarole pour chef, qui comptait des hommes considérables et de la plus haute intégrité morale, comme Valori et Soderini. En face de lui se dressait la faction oligarchique qui ne voulait après tout que l'autocratie déguisée sous une autre forme; entre les deux partis extrêmes, se groupaient les neutres, «la plaine ou les tièdes», ainsi que les baptisait Savonarole. sorte de gens qui ne pensaient qu'à leurs intérêts et ne cachaient pas leur effroi des théories du Frate. Il y avait encore les partisans nombreux des Médicis, qui, trouvant leur avantage direct à se rallier au parti populaire, venaient grossir et fortifier le groupe de Savonarole. Pendant les deux années suivantes, le moine ne cessa de grandir et son influence était devenue si prépondérante que la Seigneurie le chargea d'organiser un nouveau gouvernement. Libre dès lors de donner carrière à ses idées démocratiques, il établit son système sur la base la plus large qu'ait encore eue la République florentine. Mais ce n'était pas assez pour lui d'instituer matériellement la liberté, il fallait avant tout réformer les mœurs et faire prévaloir les vertus sans lesquelles elle ne peut se maintenir; car les Médicis ayant répandu l'or à pleines mains, le goût du luxe, des plaisirs, d'une vie voluptueuse et facile s'était peu à peu développé, si bien que Savonarole sentait combien la nécessité des réformes morales était impérieuse.
Il choisit l'époque du carême pour tonner contre «les vanités du siècle» et pour lancer l'anathème contre ceux qui y sacrifiaient. Ses sermons de ce temps flagellent impitoyablement tous les vices: il reproche aux jeunes gens leurs débauches, il accuse les femmes de les encourager par leurs excès de toilette et de luxe, enfin il s'en prend à l'esprit même de la Renaissance et au paganisme des lettres et des arts. A sa voix de prophète, il semble qu'une fièvre de renoncement ait saisi Florence, où chacun se hâtait d'apporter ce qu'il avait de plus précieux et où l'on amoncelait en bûcher sur les places publiques, tableaux, statues, livres, bijoux, vêtements de brocart, auxquels Savonarole mettait le feu, entouré de la ville entière chantant les louanges du Seigneur. Au milieu de l'entraînement général, les raffinés et les délicats de la Renaissance, désespérés de voir disparaître tant de chefs-d'œuvre, résistaient seuls; c'étaient des ennemis si peu à négliger que bientôt le Frate allait être à même de ressentir les effets de leur mécontentement.
Après avoir triomphé jusqu'alors de tous ses adversaires, Savonarole allait enfin s'attaquer au colosse contre lequel il devait se briser. Alexandre VI Borgia, monté sur le trône pontifical, y avait porté les scandales de sa vie privée; aussi, sans hésiter un instant, Savonarole attaqua Rome avec sa violence accoutumée. Le pape crut répondre efficacement à ces accusations enflammées en interdisant la chaire au moine et en fulminant contre lui une bulle d'excommunication pour crime d'hérésie. Mais Savonarole déclara qu'une excommunication injuste était sans effet et continua ses invectives de plus belle, avec plus de force, de liberté et d'enthousiasme que jamais.
A cette rébellion, le pape répondit par un bref déclarant à la Seigneurie que, si les prédications de Savonarole ne cessaient pas, il lancerait cette fois une excommunication générale contre Florence et que tous les biens des Florentins situés sur le territoire pontifical seraient saisis et confisqués au profit de l'Église. La Seigneurie, qui sentait César Borgia aux portes de la ville, n'osa résister et enjoignit à Savonarole d'avoir à suspendre ses sermons. Mais, loin de se tenir pour averti, il répondit par un nouveau défi et, du haut de la chaire, parla en ces termes: «Le temps d'ouvrir la cassette approche; nous donnerons un tour de clef et tant d'infections et d'ordures sortiront de la cité de Rome que l'odeur se répandra dans toute la chrétienté, que chacun en sera empuanti.»
De telles paroles n'étaient pas faites pour calmer les esprits. Aussi la fermentation était-elle terrible; il semble qu'un vent de folie ait à ce moment soufflé sur Florence et le fanatisme inspiré par Savonarole devint tel qu'il se trouva débordé. Quand l'exaltation arrive à cet excès, elle dépasse la mesure et constitue un danger véritable pour celui qui l'a provoquée. La tempête fut déchaînée par un de ses dominicains de San Marco, Dominique Buonvicini qui, sans l'aveu du prieur, alla porter «le défi du feu» au franciscain François de Pouille, prédicateur à Santa Croce et ennemi acharné de Savonarole dont il déniait la mission. Cette épreuve consistait à traverser un bûcher enflammé où Dieu se déclarait lui-même pour celui qui en sortait indemne. La Seigneurie et Savonarole eurent un déplaisir extrême de voir qu'on se fût ainsi aventuré, mais il était trop tard pour reculer, car le peuple comptait sur un spectacle inattendu, inouï, terrible, et il n'y avait pas moyen de l'en frustrer sans exposer la ville à un soulèvement de la populace.
Le jour arrivé, les franciscains, épouvantés par la sérénité confiante de leurs adversaires, engagèrent d'interminables discussions théologiques, lorsqu'un violent orage éclata à point nommé, dispersant les partis; mais le peuple, furieux de voir son miracle lui échapper et se croyant joué, faillit mettre dominicains et franciscains en pièces. Savonarole n'échappa qu'à grand'peine à la colère de la foule, mais de ce jour son prestige était détruit; il ne fut plus qu'un moine fanatique et un faux prophète et, dès le lendemain, toute la tourbe florentine mettait le siège devant le couvent de San Marco et, les portes enfoncées, se ruait à la recherche du prieur en vociférant des cris de mort. Les dominicains se défendirent comme des forcenés, mais Savonarole, voyant l'émeute tourner à la guerre civile, pour mettre fin à la lutte, se livra lui-même à la Seigneurie, et il ne fallut pas moins que des gens armés pour l'escorter et le défendre contre une foule ameutée pour l'écharper.
Le procès de Savonarole fut une pitoyable chose! Pressés par le pape, les juges eurent beau le mettre à la torture, ils ne lui arrachèrent aucun aveu, et trouvèrent si peu matière à condamnation qu'Alexandre VI, pour en finir, dut adjoindre à la Seigneurie deux commissaires apostoliques!
Le 22 mai 1498, la sentence enfin rendue condamnait pour cause d'hérésie Savonarole à être brûlé vif en place publique, après avoir fait amende honorable. Il expira comme il avait vécu, les yeux au ciel, et si fort détaché de la terre que la douleur ne lui fit pas exhaler une plainte; déjà il était enveloppé de flammes qu'on l'entendait encore bénir le peuple et chanter l'hymne saint qu'il allait continuer dans l'éternité. A peine fut-il mort, que le souvenir de toute sa vie et le spectacle de ses derniers moments, en si complète harmonie avec elle, ouvrirent les yeux aux plus aveugles, et ceux qui avaient été les premiers instigateurs de sa mort furent les premiers à le considérer comme un martyr et un saint. Florence ne tarda pas à porter le poids de l'iniquité commise, car la mort de Savonarole la livrait aux pires incertitudes. Les quatre années suivantes, fertiles en terribles crises, intérieures et extérieures, la virent perdre Pise et tomber par deux fois aux mains de César Borgia, à l'affreuse tyrannie duquel l'intervention de Louis XII la fit seule échapper. Devant l'imminence du péril public et en l'absence de toute autorité, une réforme gouvernementale s'imposait d'urgence. On décréta, au lieu du Gonfalonat temporaire, le Gonfalonat à vie, et, en 1502, Pierre Soderini fut nommé à ce pouvoir presque souverain.
La destinée des Florentins les remettait entre les mains d'un homme d'une valeur et d'une intégrité rares; il craignait Dieu, aimait sa patrie avec passion; fort jaloux de son honneur, il était d'une grande circonspection; son impartialité devait même plus tard lui susciter bien des inimitiés.
Dans le gouvernement de Florence, Soderini fit preuve d'une discrétion, d'une sagesse, d'un tact remarquables, et cela, même dans l'enivrement des premiers jours, alors qu'une foule de courtisans pouvaient lui donner l'illusion du pouvoir absolu. D'une extrême prudence dans sa politique extérieure, il trouva à l'intérieur le moyen de libérer en peu d'années Florence de la terrible dette accumulée par ses prédécesseurs. Dès le début, il fut puissamment servi par les événements: la mort d'Alexandre VI qui délivra Florence du spectre de César Borgia, l'avènement du cardinal de la Rovère destiné à être le fameux pape Jules II, et enfin la mort de Pierre de Médicis, survenue en 1503, mettaient les Florentins au comble de leurs vœux. Ils avaient la conviction d'en avoir fini avec les Médicis et de n'avoir plus rien à craindre d'eux; malheureusement leur erreur était grande, car la mort de Pierre faisait de son frère, le cardinal Jean, le chef de la famille, chef d'autant plus dangereux qu'installé à Rome, il voyait venir les événements, sans perdre une occasion de monter l'esprit du pape contre Florence.
L'année 1509 vit, grâce à l'heureuse négociation de Machiavel envoyé par Soderini en ambassade auprès de Louis XII, Florence enfin rentrée en possession de Pise. La joie de cet événement fut immense, et ce succès si longtemps attendu ne parut pas acheté trop chèrement au prix des sacrifices qu'il avait coûtés depuis tant d'années. A la même époque, Florence obtenait aussi de Louis XII un traité d'alliance vivement désiré.
Après de si heureuses négociations, il semble que Soderini aurait eu tous les droits à la reconnaissance de ses concitoyens; malheureusement il n'en fut rien et ses ennemis se coalisèrent avec les adversaires de son gouvernement large et démocratique sur le terrain d'une haine commune contre le gonfalonier et la France. Ne redoutant plus rien de celle-ci, on força Soderini à se rapprocher de l'Empire et à traiter avec Maximilien de l'abandon des droits, très platoniques, que l'Empereur pouvait avoir sur Pise. Déjà la politique qui portera le nom de Machiavel affirme ses tendances, et cette alliance avec l'Empereur n'empêchera pas Florence de ménager assez la France pour se la conserver comme alliée et de manœuvrer de façon à pouvoir s'appuyer alternativement sur l'un et sur l'autre. Cette duplicité ne tarda pas à porter ses fruits et Soderini, empêché de prendre parti entre Louis XII et Jules II, se trouva mécontenter tout le monde par sa politique timorée et hésitante.
Jules II poussait jusqu'au fanatisme la haine des Français et des Allemands, mais il ne professait pas les mêmes sentiments à l'égard des Espagnols, dont on vit à cette époque la première immixtion directe dans les affaires de l'Italie. Mû par ces sentiments, le pape nomma alors le roi Ferdinand d'Aragon chef de la sainte ligue pour l'expulsion des «barbares» et son lieutenant Ramon de Cardoña passait à l'état de bras droit du souverain pontife.
Ce qui pour la Toscane devenait plus grave, c'était la protection accordée aux Médicis et, devant le refus formel de la Seigneurie de consentir à leur retour, la terrible colère de Jules II dont les conséquences allaient être de déchaîner sur Florence Ramon et ses hordes les traînant à leur suite. L'épouvantable sac de Prato apprit à l'Italie ce qu'elle pouvait attendre de la férocité des soldats du Roi Très-Catholique et ce qu'elle devait penser de la domination de princes qui laissaient exécuter sous leurs yeux de pareilles infamies. La terreur à Florence fut telle que, dès le lendemain du sac, la ville députait à Ramon ambassade sur ambassade, auxquelles il répondait en s'obstinant au retour des Médicis et en exigeant une rançon énorme. Le trouble et la fermentation des esprits étaient tels que Soderini comprit l'impossibilité de toute résistance avec un peuple déjà conquis par la frayeur, et, la mort dans l'âme, il renonça à défendre plus longtemps une ville qui ne voulait plus être défendue, forcé même de mettre en sûreté par la fuite sa vie en danger, unique récompense de la loyauté avec laquelle il avait servi sa patrie!
Le seul reproche qu'on puisse faire à ce patriote fut d'avoir manqué de résolution et d'énergie, tort grave pour un chef d'État; il crut à l'efficacité de la douceur et à la seule force de la loi pour gouverner les partis, et s'illusionna au point de penser que la patience pourrait triompher des difficultés extérieures.
Le matin même de son départ, tous les amis des Médicis, dépêchés au camp de Ramon, acceptaient les conditions qu'il imposait au nom de Sa Majesté Espagnole, et le jour suivant (2 septembre 1512), les Médicis faisaient leur rentrée triomphale dans la ville, au milieu d'une foule si enthousiaste et si fanatique qu'ils manquèrent d'étouffer. Les protestations de dévouement et d'affection ne se firent point attendre et, peu d'heures après leur retour, Florence était à la merci de ses anciens maîtres, si bien que ceux-ci, étonnés eux-mêmes d'une si brusque réaction, résistaient aux avances et repoussaient les propositions qui leur étaient faites pour les amener à ressaisir le pouvoir. En attendant leur bon plaisir, l'anarchie régnait et le fantôme gouvernemental s'évanouissait sous l'impopularité et le discrédit. Les Espagnols se promenaient comme en pays conquis et les horreurs commises étaient telles que la Seigneurie dut activer par tous ses efforts le paiement de la rançon exigée pour leur départ.
Quand on les eut à peu près satisfaits, le maître de Florence, le cardinal Jean, le second fils de Laurent le Magnifique, fit son entrée triomphale, entouré de ses condottieri et des troupes à sa solde. Il était accompagné de toute sa famille, c'est-à-dire de son frère Julien et de son neveu Laurent, le fils de Pierre de Médicis, auxquels s'ajoutaient les nombreux bâtards de sa maison: Jules, fils naturel de Julien, la victime des Pazzi; Hippolyte, fils naturel de son frère Julien; enfin Alexandre, qu'on disait fils naturel de Jules, et qui devait être le premier grand-duc.
Dès le lendemain, Julien de Médicis s'emparait du gonfalon et usait du pouvoir à son gré, tandis que le cardinal Jean laissait la soldatesque piller la ville. L'abaissement des caractères était tel qu'il n'y eut même pas un semblant de résistance et qu'on pensa devoir encore de la reconnaissance aux Médicis pour avoir délivré Florence de Ramon et de ses bandes; pourtant la malheureuse cité n'était pas au bout de ses peines, car bientôt elle se voyait décimée par les sanglantes représailles des Médicis, ruinée par leurs impitoyables exactions.
Avant que Jean n'eût eu le temps de prendre possession de l'État, la mort de Jules II le rappelait en toute hâte à Rome où allait s'ouvrir le conclave (1513). Le cardinal Jean n'avait pas trente-sept ans quand, sous le vocable de Léon X, il fut appelé à succéder au grand pape dont il était l'antithèse vivante, et auquel l'Italie ne tenait pas assez compte de son éclatante supériorité, à cause des désastres que, dans l'aveuglement de son patriotisme, il n'avait pas craint de déchaîner sur elle.
La différence entre ces deux hommes ne peut être mieux marquée que par les portraits qu'en a peints Raphaël. Autant l'un est courbé, voûté, dévoré par le feu de la combativité, consumé par l'ascétisme, autant l'autre avec sa tête trop grosse, son visage rougeaud, ses gros yeux à fleur de tête, donne l'impression de l'épicurien bon vivant, peu grand seigneur et si peu prêtre qu'après son élection à la papauté, il fallut l'ordonner. Médiocre politique, son incurie au moment de la querelle des Investitures fut une des principales causes de la Réforme, car pour lui Luther n'était pas, et non seulement il ne le discutait pas, mais il niait même son existence; aussi, dans cette crise terrible pour le catholicisme, montra-t-il autant d'imprévoyance que d'inconséquence. Comme protecteur des lettres, il ne valut guère mieux; il ne voyait dans les sciences et dans les arts que la contribution qu'ils pouvaient apporter à son agrément ou à ses plaisirs; fastueux et prodigue, entouré de bouffons et d'histrions, par beaucoup de points il rappelait les empereurs de la décadence. Ses faveurs n'étaient accordées qu'aux courtisans les plus vils, et il ne pouvait voir Michel-Ange dont le génie sombre et farouche lui était antipathique; Léonard de Vinci lui était également odieux, il lui déniait tout talent. En tout il préférait le joli au beau; et il était si mauvais juge des aptitudes qu'au lieu de laisser Raphaël à ses pinceaux, il le nommait architecte de Saint-Pierre. Rien n'est donc plus injustifié que d'avoir appliqué au siècle tout entier le nom de Léon X, comme rien ne motive, dans sa vie ou dans ses idées, cet excès d'honneur.
Excellent parent, il avait pour sa famille de si ambitieuses visées qu'il considérait comme très au-dessous de la dignité de son frère ou de son neveu de gouverner Florence, et quand il s'agit de régler le sort de la ville, il se contenta de lui donner comme maître le bâtard de Julien, Jules de Médicis improvisé cardinal et légat pour la circonstance. Mais, comme Jules préférait le séjour de Rome à celui de Florence, il n'y résida même pas et ce fut à Julien, âgé de vingt ans, qu'incomba toute l'autorité. Pendant ces arrangements de famille, François Ier envahissait le Milanais et récompensait par le duché de Nemours l'attachement de Julien à sa cause. Enfin, en 1516, à la mort de Julien, Laurent de Médicis, fils de Pierre II et petit-fils de Laurent le Magnifique, succédait à son oncle autant dans le gouvernement de la ville que dans les bonnes grâces du roi de France, et, fort d'un tel soutien, se hâtait, à l'encontre de toute justice, d'occuper, sans coup férir, le duché d'Urbin. Par reconnaissance de l'appui que son puissant allié lui avait prêté dans ces circonstances, Laurent ne voulut aller chercher femme qu'en France, mais il n'en ramena Madeleine de la Tour d'Auvergne que pour lui communiquer le mal par lequel elle fut enlevée, après avoir donné le jour à Catherine de Médicis.
Un mois après, Laurent était emporté de la même manière et le cardinal Jules, forcé par les événements, prenait en mains les rênes du gouvernement (1519).
Florence subissait depuis deux ans le joug de Jules de Médicis lorsque le conclave fut ouvert par la mort de Léon X. Malgré tous les efforts du cardinal, ce fut l'ancien précepteur de Charles-Quint, l'adversaire acharné des Médicis, qui fut exalté à sa place sous le nom d'Adrien VI; mais la mort du pontife, survenue en 1523, ayant ouvert de nouveau la succession au trône pontifical, Jules de Médicis acheta le conclave et fut élu pape sous le nom de Clément VII, vocable choisi, disent ses contemporains, «comme symbole de clémence et d'oubli», vertus qu'il inaugura, un mois après son élévation, par l'empoisonnement des quatre cardinaux envers lesquels il avait pris le plus d'engagements. Si Florence avait eu par le départ du cardinal Jules quelque espoir d'échapper à son dur servage, elle vit bientôt combien elle avait eu tort d'espérer et combien elle avait au contraire lieu de tout craindre d'un tel maître. En effet, Clément VII ne trouva rien de mieux, pour la gouverner, que de lui imposer deux bâtards chers à son cœur, Hippolyte et Alexandre. Le premier passait pour le fils de Julien, duc de Nemours, tandis que le second, fils d'une esclave mulâtresse, était attribué ou à Laurent duc d'Urbin, ou à un muletier, ou à Clément VII lui-même, en faveur duquel étaient encore les présomptions, fondées sur l'affection profonde portée par le Pape à Alexandre. Hippolyte, alors âgé de quatorze ans (1524), envoyé à Florence le premier, gouverna la ville plus d'un an avant que l'arrivée d'Alexandre, en le forçant à partager le pouvoir, suscitât entre eux une terrible inimitié, encore accrue, chez Alexandre, par sa haine de la popularité et de la beauté physique de son cousin, tandis que la violence de sa nature et le type presque nègre de sa figure faisaient de lui-même un objet d'effroi et d'horreur.
Rien de plus triste que l'histoire de Florence à partir de ce temps. Soumise à toutes les exactions pontificales, une malheureuse campagne contre Sienne amenait le connétable de Bourbon devant ses portes, sans qu'elle eût pour cela le courage de secouer le joug des bâtards, et il ne fallut rien moins que l'effroyable sac de Rome (1527) et les horreurs de la domination espagnole avec la captivité de Clément VII pour la décider enfin à secouer son esclavage par un soulèvement unanime.
Mais, les tyrans chassés, il s'agissait encore de gouverner à leur place, et le fonctionnement d'un gouvernement était d'autant plus difficile que le peuple, gorgé de plaisirs matériels et de grossières délices, avait perdu le goût de la liberté, et que les citoyens eux-mêmes n'avaient plus ni la notion de l'indépendance ni le sens de l'autorité. Aussi le gouvernement, péniblement organisé, fonctionna-t-il péniblement au milieu de cruelles incertitudes, et la Seigneurie dut se débattre dans de terribles crises intérieures et extérieures qu'elle était impuissante à résoudre.
La politique cauteleuse et machiavélique suivie à cette époque par Florence devait lui être néfaste. Elle flottait indécise, sans s'arrêter à un parti, entre l'alliance de la France et la protection espagnole, et le seul résultat de ses tergiversations fut de l'isoler complètement et de la livrer sans défense aux ressentiments de Clément VII. Le pape avait tellement à cœur de châtier une ville qui, par une audace sans seconde, s'était soustraite à son autorité, qu'oublieux de ses humiliations, de ses rancunes, il se réconcilia avec l'Espagne, à condition que Charles-Quint l'aidât à reconquérir la Toscane. L'Empereur, trop heureux de faire à si bon compte sa paix avec l'Église, envahit et dévasta le pays et le soumit au plus effroyable régime discrétionnaire.
Tant d'horreurs réveillèrent l'âme florentine et le grand souffle du passé l'anima de nouveau. Charles-Quint ayant investi la ville, elle se retrouva héroïque et, pendant une année entière, lutta, sublime, contre la famine, la mort et les horreurs d'un pareil siège, tenant tête aux armées réunies de Charles-Quint et du pape. Il fallut, pour venir à bout d'elle, que l'infâme trahison de son capitaine général, Malatesta, acheté par Clément VII, la livrât à ses ennemis. La noble attitude des assiégés, en commandant l'estime et l'admiration à leurs adversaires mêmes, leur obtint des conditions moins dures, relativement! car les clauses du traité étaient la mort politique de Florence. Charles-Quint se réservait le droit de la faire gouverner à sa guise, tandis qu'elle était ruinée par une rançon exorbitante et que l'Empereur exigeait le rapatriement des exilés. Bientôt les portes s'ouvraient pour Alexandre de Médicis qu'un rescrit impérial nommait grand-duc de Toscane, le 1er mai 1532. C'était la fin de la République, la fin de ce vaillant petit peuple dont le génie politique et artistique a pénétré le monde.
Le jeune duc Alexandre était de la race redoutable de ces despotes que rien n'arrête. Il abusa sans vergogne de l'autorité et soumit la malheureuse Florence au joug le plus impitoyable. Tandis que ses goûts de débauche l'entraînaient à tous les désordres et à toutes les abominations, l'impunité lui était assurée et sa situation était encore affermie par son mariage avec la fille naturelle de Charles-Quint, Marguerite d'Autriche, la future duchesse de Parme, régente des Pays-Bas. L'appui d'un tel beau-père lui permettait d'étouffer toute tentative de révolte; du reste, si le fantôme de la liberté avait encore pu hanter les esprits, Charles-Quint se serait chargé d'y mettre bon ordre: «considérant les affaires de son gendre comme les siennes». Et, fort de cette assistance, Alexandre n'hésita même pas à tenir tête au pape Paul IV, l'adversaire acharné des Médicis. Le meurtre vint heureusement délivrer Florence de ce monstre. Tous les complots noués contre Alexandre avaient échoué et avaient été noyés dans le sang. Une seule tentative réussit parce qu'elle fut conçue et exécutée par un seul, ce fut celle de Lorenzo de Médicis.
Lorenzo était le chef de la branche cadette descendue de Laurent, le frère de Cosme, et subdivisée elle-même, plus tard, en deux rameaux. De quinze ans plus jeune qu'Alexandre, il avait été élevé à Florence sous la tutelle de sa mère, puis sous celle de Philippe Strozzi. Malgré leurs soins, son caractère étrange ne tarda pas à se développer, singulier mélange de raillerie, d'inquiétude, de désir, de doute, d'impiété, d'humilité et de hauteur, sorte de créature hermaphrodite comme peut en produire la nature aux époques de dissolution. De temps en temps jaillissait de ces éléments hétérogénes un vœu ardent de gloire, de vertu ou d'immortalité, d'autant plus imprévu dans ce corps efféminé qu'en le voyant si mou et si humble, on ne l'appelait plus même Lorenzo, mais, par mépris, Lorenzaccio.
Voilà ce qu'était l'homme qui s'était mis à courtiser le duc Alexandre avec tant d'adresse et une si feinte humilité que non seulement il était devenu son unique ami, mais encore son serviteur complaisant et indispensable pour les besognes les plus honteuses. Le duc avait en lui une confiance absolue, et la preuve la plus certaine qu'il pût lui en donner était de le prendre pour entremetteur dans toutes ses fantaisies amoureuses; aussi Lorenzaccio était encore plus détesté à Florence que le duc lui-même.
Telle était la situation, quand le duc Alexandre s'amouracha d'une femme de vertu inattaquable et de haut rang, cousine de Lorenzaccio, et le chargea de s'entremettre auprès d'elle. Loin d'instruire sa parente, qu'il estimait fort, des desseins du duc, Lorenzaccio vit dans ces circonstances un moyen assuré de se défaire d'Alexandre qu'il haïssait férocement. Après avoir longuement attisé la passion du duc et avoir exalté les résistances qu'il prétendait rencontrer, Lorenzo, sous le prétexte d'un rendez-vous enfin consenti, attirait chez lui le duc seul, sans escorte, et l'assassinait le 6 janvier 1537, aidé d'un sbire entièrement à sa dévotion. Lorenzo ne profita point de son crime; pris de terreur, il alla d'une traite jusqu'à Venise, ne songeant qu'à se mettre hors de portée et abandonnant le pouvoir auquel il avait droit. A Florence, en l'absence du meurtrier passé pourtant à l'état de héros sauveur, le conseil, composé d'âmes damnées des Médicis, nomma à l'unanimité comme chef de l'État le jeune Cosme de Médicis, âgé de dix-huit ans, fils de ce Jean des Bandes Noires, créateur de la célèbre infanterie de ce nom si populaire à Florence (1537).
Cosme, à ce moment, offrait toutes les garanties à ceux qui l'élevaient au pouvoir; sa jeunesse, son inexpérience leur semblaient des gages auxquels ses goûts paraissaient en ajouter d'autres. Il avait toujours vécu à la campagne, occupé uniquement à la chasse et à la pèche; on le croyait facile à conduire et à gouverner; aussi la surprise fut-elle extrême quand il montra une ambition effrénée et une volonté de fer pour n'en agir qu'à sa tête. Ayant obtenu de Charles-Quint la reconnaissance de ses droits, Cosme prit possession du pouvoir, mais ce ne fut qu'en 1569 qu'il prit officiellement pour lui et pour sa descendance le titre de grand-duc et de prince souverain. Il ne rencontra aucune opposition à ses ambitieuses visées, tant il avait su se défaire de ses ennemis par l'exil ou la mort, et, comme rien ne l'arrêtait, il faisait assassiner les derniers Lorenzaccio et Soderini à Venise où ils s'étaient réfugiés.
Sa domination bien établie, Cosme écarta des affaires avec une rare habileté tous ceux dont un conseil aurait pu le gêner et, sans scrupule, se débarrassa de toute entrave, sans qu'il put jamais être accusé positivement d'y avoir trempé les mains. Personne ne sut user comme lui de la confiscation; il avait une police inquisitoriale et, par des lois féroces, il interdisait jusqu'à la liberté de penser.
Il entrait dans la politique de Cosme, puisqu'il écartait systématiquement les citoyens des affaires publiques, de donner un but et une occupation à leurs esprits en développant toutes leurs tendances vers la vie facile et somptueuse, vers le luxe démoralisateur, tandis que, par des conquêtes faciles et sans gloire, il abaissait le niveau des idées de justice. Mais, s'il pouvait annexer Sienne, il ne pouvait régénérer l'art, et la décadence atteignait le pays jusque dans ses manifestations intellectuelles et artistiques.
Sous le joug dédaigneusement protecteur de Cosme, les lettres purent fleurir, les arts multiplier leurs productions, tout ne se ressentit pas moins de ce milieu et porta le caractère d'une époque d'absolutisme, incapable de rien de grand. Pour que le génie puisse se développer, il faut que la liberté de conception et d'exécution soit respectée, il faut que le despotisme n'intervienne pas, et que, par crainte du lendemain, l'artiste n'en soit pas réduit au rôle de courtisan.
L'installation royale au palais Pitti, devenu désormais l'habitation des grands-ducs, attira une nuée de dessinateurs, de sculpteurs, de peintres chargés de ses embellissements. Les fêtes, les spectacles interrompus si longtemps par les malheurs publics, reprirent de plus belle. Cosme faisait exécuter les premiers opéras marquants dans l'histoire de la musique, il réorganisait l'université de Pise et fondait partout des académies. Plusieurs des principaux historiens du XVe siècle sont florentins et les Varchi, les Segni, les Nerli et les Pitti forment un rare assemblage d'esprits remarquables auxquels sont dus d'impartiaux et précieux documents sur l'histoire de leur pays. Sous ce régime fastueux, les étrangers affluèrent et ils furent dès lors la principale source de richesse d'une ville dont le trafic allait tous les jours diminuant.
Les Médicis avaient de tout temps habitué les Florentins aux désordres et à la licence de leur vie privée; mais, si grand qu'eût été le scandale, aucun n'était encore parvenu aux raffinements d'ignominie de Cosme et de ses successeurs. Pour Cosme, après avoir assassiné un de ses fils, fait mourir de chagrin sa femme Éléonore de Tolède, aimé d'un amour sacrilège sa fille Isabelle, il donna dans sa famille le plus affreux exemple de vices monstrueux.
A sa mort, en 1574, son fils, le grand-duc François, continua dignement les traditions paternelles. Héritier présomptif, il avait pris comme maîtresse une fille de la noble maison vénitienne des Capello, qui avait fui Venise au bras d'un amant et qui s'était réfugiée à Florence. François, éperdument épris de Bianca, voulait l'épouser; mais, comme le grand-duc avait arrangé pour son fils un mariage destiné à rehausser l'éclat de sa maison, il dut plier devant la volonté de Cosme et épousa Jeanne d'Autriche, sans pour cela cesser aucunement de vivre, comme par le passé, avec Bianca Capello.
François, devenu lui-même grand-duc et maître tout-puissant, fit construire pour elle une demeure somptueuse aux portes mêmes du palais Pitti. Un abandon si outrageux et si public frappa au cœur la malheureuse Jeanne d'Autriche qui mourut bientôt de chagrin, en faisant jurer à son mari d'abandonner cette femme néfaste et de se soustraire à son influence redoutable. Un an plus tard, François épousait sa maîtresse, et Bianca Capello devenait grande-duchesse de Toscane.
Au bout de plusieurs années passées parmi les plaisirs et les fêtes, Bianca n'ayant pas donné d'héritier au grand-duc, et obsédée par le désir fou d'exercer la régence, si François venait à mourir avant elle, eut recours à un simulacre d'accouchement et à une supposition d'enfant. Mais son beau-frère, le cardinal Ferdinand, découvrit la supercherie, et elle en conçut contre lui une haine si féroce qu'elle se résolut à l'empoisonner. Pour atteindre ses fins, elle lui servit une pâtisserie dont elle le savait friand et qu'elle lui disait avoir, par une attention délicate, confectionnée elle-même; mais cette tentative se retourna contre elle, car Ferdinand, animé des plus justes soupçons contre sa belle-sœur, déclina son offre, et le grand-duc, froissé de ce refus blessant, voulut à toute force faire honneur au gâteau, pour réparer l'affront fait à sa femme. L'empêcher d'y toucher, c'était se trahir, et comme, François mort, elle n'avait plus rien ni à espérer ni à attendre, elle prit résolument son parti et partagea avec lui ce funèbre repas.
Le lendemain, François et Bianca avaient cessé d'exister et Ferdinand, jetant sa barrette aux orties, montait sur le trône (1587).
Avec son règne commence pour la Toscane une ère de calme plat, d'insignifiance complète et de honteuse léthargie. A Ferdinand succédèrent Cosme II, son fils (1606-1621), Ferdinand II (1621-1670) et enfin Cosme III (1670-1723) dont le règne de cinquante années fut marqué par l'établissement des Jésuites en Toscane et par l'épuisement du trésor public pour subvenir aux frais de leur installation.
Cosme III avait épousé Louise d'Orléans, la fille de Monsieur et la sœur de la grande Mademoiselle, «qui lui fit voir le diable» à telle enseigne qu'il dut la laisser rentrer en France où elle resta sans jamais consentir à rejoindre son mari. Du reste, tout, pour Cosme, prend une tournure fatale. Il semble qu'un mauvais génie pèse sur cette race destinée à succomber fatalement. Poursuivi par de sinistres pressentiments, aussitôt son fils aîné en âge de se marier, Cosme l'unit à Violente de Bavière, princesse vertueuse, mais stérile, et de chagrin, Ferdinand se plongea dans de telles débauches qu'il y consuma rapidement sa vie. Le grand-duc s'empressa aussitôt de marier son second fils, Jean-Gaston, avec une princesse allemande destinée, semblait-il, à lui donner une nombreuse postérité; mais la princesse de Saxe-Lövenburg refusa toute soumission à son mari, et les interminables querelles qui attristèrent le ménage du père vinrent assaillir et troubler celui du fils. Aussi Jean-Gaston, à l'exemple de son frère, se plongea dans tous les excès, et les Toscans virent avec effroi un tel prince arriver à la toute-puissance, tant ses orgies monstrueuses étaient devenues un sujet d'horreur. Lorsque Jean-Gaston monta sur le trône, il était le dernier de sa race et il était mourant lui-même; il rappela pourtant tout ce qui lui restait de forces pour réagir contre la situation désespérée où il trouvait le pays, et son premier soin, à peine au pouvoir, fut de chasser les prévaricateurs et les vendeurs de places si chers à son père; aussi, après l'avoir méprisé et redouté, finit-on par le bénir et l'adorer.
Comme aucune humiliation ne devait être épargnée au dernier des Médicis, d'après le droit réservé par Charles-Quint et Clément VII, le roi d'Espagne Philippe V, du vivant même de Jean-Gaston, lui nomma un successeur en la personne de son fils, l'infant don Carlos. A peine ce jeune prince avait-il pu faire apprécier son heureux naturel, qu'il fut appelé à la conquête du royaume des Deux-Siciles et qu'il abandonna la Toscane sans retour. On ne consulta pas davantage Jean-Gaston pour installer, à la place de don Carlos, le prince François de Lorraine, auquel on donnait la Toscane en dédommagement de ses États réunis à la France. Lorsque le grand-duc mourut, en 1737, le pays était plongé dans un tel marasme qu'il ne chercha même pas à recouvrer son indépendance et accepta ces changements de maître et de dynastie, sans aucune velléité de résistance (1745).
En 1801, par la paix de Lunéville, le grand-duc Ferdinand de Lorraine renonça à la Toscane qui, en treize années, eut un semblant d'indépendance comme république, fut incorporée à l'empire français et devint royaume d'Étrurie, pour faire, en 1814, retour à ses anciens maîtres.
Les grands-ducs de la maison de Lorraine se succédèrent avec des fortunes diverses jusqu'en 1860, où, par un plébiscite, la Toscane se réunissait définitivement au nouveau royaume d'Italie, et retrouvait dans l'unité qui se fondait, la vie éteinte depuis des siècles.
TOPOGRAPHIE GÉNÉRALE
DE FLORENCE
Florence, divisée par l'Arno en deux parties inégales, est située dans une riante et fertile vallée où descendent les dernières ramifications des Apennins, dont le cirque imposant l'entoure de toute part.
Des hauteurs environnantes les points de vue sur Florence sont innombrables et de partout se découvrent ses monuments, ses églises, ses palais et ses tours sous l'aspect séduisant et élégant qui la caractérise.
Les anciens remparts, construits de 1285 à 1388, out cédé la place aux longs boulevards des quartiers neufs, prolongés à l'ouest sur les rives de l'Arno jusqu'aux Cascines.
Les portes, ainsi que les anciens ponts de l'Arno, sont mieux conservées. Six ponts mettent en communication les deux rives du fleuve, sur lesquels deux suspendus relient, à l'extrémité sud de la ville, le viale duca di Genova à la barrière San Niccolò et, à l'extrémité nord, la place Victor-Emmanuel aux Cascines.
Ponts anciens.
1° Ponte alle Grazie, le plus ancien de tous, fut construit en 1237.
2° Ponte Vecchio, dont la fondation remonte, dit-on, à l'époque romaine. Maintes fois détruit et rebâti, il doit à Taddeo Gaddi son aspect définitif (1302). Il est bordé de boutiques occupées dès 1593 par les orfèvres; elles sont surmontées par la longue galerie qui met en communication le musée des Offices et le palais Pitti et sont interrompues dans la partie centrale du pont où la galerie n'est plus soutenue que par trois arcades ouvertes, d'où l'œil embrasse l'admirable perspective de l'Arno.
3° Ponte Santa Trinita, fondé en 1252 et reconstruit vers 1567 par Bartolommeo Ammanati.
4° Ponte alla Carraja, bâti en 1218, détruit par la fameuse inondation de 1333, fut reconstruit aussitôt en 1337 et fut finalement restauré et modifié par Ammanati en 1572.
Sur les deux rives du fleuve s'étendent les larges quais formant le Lung'Arno; seule, la partie de la rive gauche comprise entre le Ponte Vecchio et le Ponte Santa Trinita a conservé son caractère et ses vieilles maisons dont les fondations reposent dans le fleuve.
Les rues de Florence laissent une grande impression de sévérité imposante, due à ses anciens palais dont les constructions massives lui conservent l'aspect d'un autre âge, comme leurs noms mêmes évoquent le souvenir des familles illustres et des corporations de la République.
Sur la rive droite, les principales artères sont:
La via Tornabuoni, qui va du Ponte Santa Trinita au cœur de la ville.
La via Calzajuoli, qui, parallèle à la précédente, relie la place de la Seigneurie à celle du Dôme.
Enfin la via Cerretani, qui réunit la place du Dôme à Sainte-Marie Nouvelle.
RIVE DROITE (LE CENTRE)
I
DU DOME AUX OFFICES
LA PLACE DU DOME ET SES MONUMENTS.
LA VIA CALZAJUOLI ET OR SAN MICHELE.
LA PIAZZA DELLA SIGNORIA, LA LOGGIA DEI LANZI ET LE PALAIS VIEUX.LA PLACE DU DOME forme le cœur de Florence et réunit trois des plus beaux monuments de l'art: le Baptistère, le Dôme et le Campanile. LE BAPTISTÈRE (San Giovanni Battista), ancienne cathédrale de Florence, est un petit édifice octogonal à trois étages et à coupole. Il offre un des types les plus curieux de l'architecture romane italienne, avec la modification qu'elle subit dès le XIe siècle, sous l'action de Nicolas de Pise (1274) quand elle fut ramenée par ses découvertes au sentiment de l'antique. Ce n'était pourtant ni à Nicolas, ni même à Jean qu'était réservé l'honneur de fonder à Florence l'école des Pisans, mais bien à leurs élèves ANDREA PISANO et ARNOLFO DI CAMBIO, et à ces derniers la ville allait devoir ses plus beaux monuments.
Les premiers travaux d'ARNOLFO à Florence furent le dégagement et le revêtement du Baptistère dont les abords étaient encombrés de sarcophages et d'urnes funéraires, tandis que les faces extérieures en étaient bigarrées d'incrustations et d'inscriptions juxtaposées au hasard et en désordre.
Dans cette restauration qui eut lieu en 1293, ARNOLFO fit enlever tout ce qui déparait l'extérieur du monument et lui donna de la grâce et de la légèreté en dégageant le soubassement presque enseveli dans le sol. Il appliqua ensuite sur chaque angle de l'octogone deux pilastres corinthiens soutenant une corniche couronnée d'un second étage de même ordre, coupé de trois longues fenêtres à fronton. Enfin, pour achever cette belle décoration, il disposa des plaques en marbre noir de Prato dans les parties pleines ménagées entre les grandes lignes de l'architecture, tandis que, dans le troisième étage en retrait, il répétait sur chaque face les pilastres à chapiteaux corinthiens.
Trois portes donnent accès au Baptistère. Dès 1321, les Consuls avaient résolu de faire couler en bronze des portes pour Saint-Jean-Baptiste; seulement, comme il ne se trouvait alors à Florence aucun artiste en état d'entreprendre ce travail, la Seigneurie donna mission à un orfèvre florentin d'étudier les portes de Pise et de se rendre ensuite à Venise, qui passait alors pour posséder seule des fondeurs capables d'un pareil ouvrage.
Pendant le cours de ces recherches, ANDREA PISANO avait obtenu, par l'entremise de son ami Giotto, la commande d'une des portes, et cela, malgré les lois de la ville et l'interdiction absolue de donner du travail à un étranger. Aussi son contrat spécifiait-il qu'«il ne devrait livrer qu'un modèle de porte en terre ou en cire, dont l'exécution resterait confiée aux maîtres vénitiens».
Ce fut en l'année 1330 que ceux-ci entreprirent les opérations de la fonte, et, bien qu'elles aient duré jusqu'en 1332, elles se trouvèrent définitivement si manquées, qu'il ne fut pas possible de les reprendre en sous-œuvre. Andrea eut alors commission de mener à bien une nouvelle fonte, qu'il réussit en l'espace de deux mois (1335).
La porte d'ANDREA PISANO, divisée en vingt compartiments, est consacrée aux différents traits de la vie de saint Jean-Baptiste. De plus, dans sa partie inférieure, elle comporte huit panneaux de moindre dimension, avec les figures des Vertus.
Dans cette maîtresse œuvre, le progrès réalisé sur les Pisans est considérable. Andrea y devine les lois de la perspective, épargne les figures et modère les mouvements. Il est aussi sobre de plans et de lignes que ses maîtres en furent prodigues, et rencontre du premier coup, comme Giotto, les lignes mères de la composition, c'est-à-dire l'ordonnance la plus simple et la plus claire. Tous les motifs sont conçus avec une parfaite convenance au sujet, et sont traités avec un sentiment profond, exprimé par des gestes harmonieux et sans violence, tels que les veut la gravité sculpturale. Si le sujet traité par Pisano est calme, les plis sont rares, comme, par exemple, dans la composition des Vertus; tandis qu'au contraire, si la scène réclame du mouvement ou dénote l'agitation intérieure, les plis se pressent, toutefois sans abondance inutile, et le maître a su donner à ses figures une grâce d'attitude qui fait de son œuvre une sorte de trait d'union entre l'art antique et l'art moderne.
Il reste à observer combien, en cela encore semblable à Giotto, le maître néglige l'indication du lieu; ses groupements sont au plus sur deux rangs, si bien que ses plans, rapprochés de la conception hellénique, présentent les premières figures en haut relief et les secondes en bas-relief.
La porte finie, la République donna pour récompense à l'artiste pisan le droit de bourgeoisie, accordé rarement et seulement aux étrangers de la plus haute distinction, ou d'un mérite éclatant. Placée à l'entrée principale de l'est, c'est-à-dire en face l'autel, elle dut, en 1446, céder la place à la porte de Ghiberti et fut transportée sur la face sud, qu'elle occupe depuis. C'est lors de ce transfert que le fils de Ghiberti, VITTORIO, l'entoura de la riche guirlande de fleurs et de fruits qui en fait le délicieux encadrement.
Après la mort de Pisano, l'achèvement des portes du Baptistère resta suspendu et ce fut seulement à la suite de la fameuse peste de 1403 que la Seigneurie en décida l'exécution. A cet effet, fut ouvert un concours dont le sujet était l'histoire de Jésus-Christ et auquel prirent part les DELLA QUERCIA, les NICCOLÒ d'AREZZO, les BRUNELLESCHI et les GHIBERTI, et où la préférence devait être donnée à la composition la plus rapprochée de l'œuvre d'Andrea Pisano. Brunelleschi s'étant retiré, GHIBERTI l'emporta en dernier lieu; il avait alors vingt-cinq ans.
Dans cette porte où il était strictement limité par l'obligation de se subordonner à l'œuvre gothique, Ghiberti adopta la même division en vingt panneaux supérieurs et en huit inférieurs contenant les figures des Évangélistes et des Pères de l'Église, et encadra chaque châssis de têtes saillantes, tandis qu'il couvrait les chambranles de fleurs, de fruits ou d'oiseaux. Cependant, si les figures dépassent celles de la porte gothique comme animation et comme expression, elles n'atteignent pas à la grandeur sévère et à la sérénité calme de celles d'Andrea. Elles ont pourtant une grâce ingénue et juvénile dont s'exclut encore tout soupçon de maniérisme et l'art plastique y atteindrait la perfection, si Lorenzo avait mieux compris les conditions du bas-relief, et son incapacité à exprimer les saillies nuancées, les plans successifs ou les profondeurs feintes. Ce grave défaut de son style, déjà sensible dans cette première œuvre, devait par ses développements ultérieurs entraîner la sculpture dans une voie funeste.
(Ces 8 admirables figures, d'une très noble allure, sont assises devant des pupitres, les évangélistes debout accompagnés de leurs symboles.)
La première porte de Ghiberti ne fut pas plutôt achevée qu'on se décida à lui confier la seconde, considérée par ses contemporains comme son chef-d'œuvre, mais où s'accuse déjà fortement le parti pris d'obtenir du bronze les effets de la peinture par une fusion impossible des deux arts.
Cette fois, entière latitude lui était laissée. Aussi s'affranchit-il résolument de toute influence et divisa-t-il son sujet en dix panneaux où il traitait les principaux épisodes de l'Ancien Testament. Mais, comme cette donnée était trop considérable, il se résolut à réunir dans chaque panneau plusieurs actions différentes n'ayant aucun rapport entre elles. Il encadra chacun de ses tableaux d'une large bordure ornée de figurines placées dans des niches alternant avec des médaillons d'où sortent des têtes en ronde bosse et il décora les chambranles de guirlandes compliquées.
Il fallut seize ans à Ghiberti pour mener à bien son œuvre, mise en place seulement en 1452, et, dans le principe, entièrement dorée, comme les autres portes.
Les trois portes de San Giovanni sont surmontées de groupes de grandeur naturelle en bronze et en marbre.
Au Sud: Décollation de saint Jean par VICENTE DONI (1571), d'un mauvais style.
Au Nord: Prédication de saint Jean par GIOVANNI RUSTICA (1500); élève de Verrocchio, supérieur au groupe précédent.
A l'Est: Le Baptême de Jésus-Christ par ANDREA SANSOVINO, de beaucoup le meilleur des trois morceaux (1500). L'ange qui seul le dépare, est de Spinazzo (XVIIIe siècle).
Intérieur: A l'intérieur de l'édifice on retrouve la disposition des trois étages extérieurs, décorés d'après le même principe de marbres alternés blancs et verts.
Les colonnes rondes en granit de la rotonde soutiennent, sur leurs chapiteaux corinthiens dorés, l'entablement portant la tribune circulaire du deuxième étage éclairée par les fenêtres extérieures et dont le balcon est décoré de mosaïques exécutées en 1225 par un moine nommé Jacobus. Le troisième étage enfin, également orné de mosaïques dues à Jacobus, sert de base à la coupole terminale, couverte de mosaïques du XIIIe au XVIe siècle.
L'abside carrée, destinée à contenir l'autel, est construite en dehors du monument. Décorée de mosaïques, elle renferme actuellement un groupe détestable de TICCIATI exécuté en 1732, dans ce que le «rococo» a pu offrir de plus flamboyant. Un autel mural, à gauche de la porte de l'est, est surmonté de la célèbre statue en bois de la Madeleine par DONATELLO, d'un réalisme désagréable, à force d'être violent. En face, près du maître-autel, sont les fonts baptismaux, ouvrage d'une recherche déplaisante, fondu en 1371 par un des nombreux élèves d'Andrea Pisano. Enfin, à droite, adossé au mur, est le tombeau du pape Jean XXIII (1419), déposé par le concile de Constance. Sa belle statue couchée est l'œuvre de DONATELLO et de MICHELOZZO (1420-1425), mais le dais qui l'abrite et le monument qui l'accompagne, par leur mauvaise ordonnance et leur lourdeur, ne sont pas dignes de Donatello.
Sur le côté nord de la place s'élève la COLONNE SAN ZENOBE, érigée en 1330 en commémoration de la translation des reliques de saint Zenobe, patron de Florence.
LE DOME, SANTA MARIA DEL FIORE, ainsi nommée des fleurs de lys figurant dans les armoiries de Florence, occupe l'emplacement d'une ancienne église consacrée à Santa Reparata. La décoration et le revêtement du Baptistère furent terminés en 1293; l'année suivante, la République rendait un décret mémorable ordonnant à ARNOLFO DI CAMBIO d'exécuter un modèle et des dessins pour la reconstruction de Santa Reparata: «Avec telle hauteur et magnificence qu'on ne puisse attendre de l'industrie humaine rien de plus noble et de plus beau, dans cette pensée que les œuvres entreprises par la commune doivent être conçues avec une grandeur correspondant à la grande âme que forment tant de citoyens réunis dans une seule et même volonté.»
Comme Santa Reparata dépendait de la corporation des marchands de laine, il fut établi qu'ils auraient à supporter la plus lourde part des frais de reconstruction, mais, à titre de dédommagement, on leur concéda un droit sur les exportations. Après avoir démoli Santa Reparata, Arnolfo traça le plan de sa basilique, d'après les traditions pisanes, en forme de croix latine, c'est-à-dire qu'il donna les mêmes dimensions aux bras du transept et du chœur, et il affecta au déambulatoire cinq chapelles polygonales développées extérieurement en cinq pans symétriques.
Arnolfo était trop imbu de l'antique pour prévoir l'effet qu'allaient produire dans le style gothique la nudité et la sécheresse de lignes qui en sont l'antipode. Une autre erreur de son plan fut l'importance donnée aux membres séparés, d'après ce principe que chaque chose grande en soi agrandit l'ensemble, ce en quoi il perdait de vue la loi architecturale, qui veut, pour l'harmonie d'un édifice, que toutes les parties se subordonnent à l'ensemble. Tout à l'opposé des cathédrales du nord où l'étroitesse relative de la nef élève les voûtes à l'infini, Arnolfo élargit les siennes dans de si vastes proportions qu'elles produisent à première vue une impression d'écrasement, aggravée encore par la vue des grands espaces de murs laissés nus entre les fenêtres aussi étroites que parcimonieusement ménagées.
Quand Arnolfo di Cambio mourut en 1300, il avait amené l'œuvre à la croisée, et la construction fut continuée par son successeur immédiat, le Giotto, auquel sont dus les revêtements extérieurs des transepts et du chœur.
En 1357, le plan d'Arnolfo subit une première modification, et, à partir de cette époque, s'ouvre la longue série des architectes du dôme, placés sous la direction de commissaires pris parmi les chefs des corporations et sans l'assentiment desquels nul n'avait le droit d'ajouter une pierre à la cathédrale. Ces gens sans connaissances techniques, qui n'obéissaient qu'au seul mobile de faire de Santa Maria del Fiore un monument unique, arrivèrent forcément à lui donner cette absence de coordination si fâcheuse et que la fameuse coupole, la belle œuvre de Brunelleschi, contribue, pour sa part, à rendre plus frappante encore.
C'est en 1418 que fut ouvert, pour le modèle de la coupole, le concours où Brunelleschi triompha de ses concurrents. Il ne lui fallut pas moins de quatorze années pour mener à terme cette entreprise hardie, et encore la lanterne ne fut-elle achevée qu'en 1462. La façade, qui fut détruite en 1588 pour être remplacée magnifiquement, a été refaite depuis quelques années seulement avec une complication et une surchage extrêmes. Les quatre portes latérales sont des XIVe et XVe siècles. Ce sont des ouvrages de l'école Pisane ornés de mosaïques et surmontés d'une statue. La plus remarquable de ces portes, la deuxième du nord (1408), est l'œuvre de PIERO D'AREZZO, aidé de NANNI DI BANCO. C'est à ce dernier qu'est dû le haut relief dit de la Madona della Cintola, où se pressentent déjà Ghiberti et Donatello. La mosaïque du tympan, l'Annonciation, fut dessinée par le GHIRLANDAJO (1496).
L'Intérieur de Sainte-Marie des Fleurs est d'une austérité allant jusqu'à la froideur d'un temple méthodiste.
Le maître-autel, placé sous la coupole, est entouré d'une clôture en marbre, de forme octogonale comme la coupole, et ornée de bas-reliefs de BACCIO BANDINELLI, œuvre médiocre substituée à la belle clôture en bois de Ghiberti.
Derrière le maître-autel se trouve la fameuse Déposition de MICHEL-ANGE, œuvre de vieillesse et inachevée qu'il tailla dans un chapiteau antique du Temple de la Paix que lui avait donné le pape Paul III. Cet ouvrage pèche par des défauts de proportion malheureusement très apparents. Sainte-Marie des Fleurs contient nombre de monuments et d'œuvres remarquables.
Le mur de la façade est percé d'un vitrail rond, de FRANCESCO, exécuté sur les dessins de Ghiberti; au-dessous, dans la lunette de la porte est inscrite une admirable mosaïque, le Couronnement de la Vierge de TADDEO GADDI (1280), où, malgré le byzantinisme encore marqué, est déjà très sensible l'influence de la révolution naturaliste opérée dans l'art, grâce aux efforts de Cimabue et de Giotto.
Deux grandes fresques infiniment intéressantes occupent le mur au-dessus des portes latérales de la façade. Celle de gauche est le portrait équestre de John Hawkwood, condottiere à la solde de Florence, peint en 1392 par Paolo UCCELLO; tandis que celle de droite est l'admirable portrait équestre de Niccolò Marucci da Tolentino, œuvre d'ANDREA DEL CASTAGNO (1456), de la plus haute allure.
Nef de droite: Monument de Brunelleschi, tombeau médiocre dû à son élève BRUGGIANO.
Statue de l'homme d'État Gianozzo Manetti par CIUFFAGNI.
Monument du Giotto élevé par la commune sur l'initiative de Laurent le Magnifique, en 1490. Ce bel ouvrage de BENEDETTO DA MAJANO est placé au-dessus de l'inscription latine composée par Ange Politien. Au-dessus de la première porte latérale, le sarcophage du général Pierre Farnèse par AGNOLO GADDI et PISELLO (1395). Statue de Josué par DONATELLO (1412) où se trahit encore dans les draperies l'inexpérience de la jeunesse, bien que la tête en soit fort belle. Donatello y sacrifie déjà au goût qui lui fera, dans toutes ses statues, reproduire les traits de ses contemporains. A côté de la deuxième porte latérale est placé le buste en marbre du savant platonicien Marsile Ficin, avec la remarquable inscription latine de Ferrucci (1521). Au-dessus de la deuxième porte et malheureusement placé trop haut, est le beau monument de l'évêque Antonio d'Orso, le vaillant défenseur de Florence contre l'empereur Henri VIII, œuvre du Siennois TINO DI CAMAINO (1336). La statue de l'évêque est assise sur un sarcophage à l'antique.
Dans le transept droit, orné au-dessous des fenêtres de fresques médiocres peintes par Lorenzo de Bicci (1427), s'ouvre la vieille sacristie. Le tympan de la porte d'accès est décoré d'un magnifique bas-relief de LUCA DELLA ROBBIA, l'Ascension. Dans la sacristie, deux admirables anges agenouillés, œuvre monochrome de LUCA DELLA ROBBIA, tiennent des calices.
Le lavabo est un ouvrage contourné de BUGGIANO (1492).
La chapelle terminale du chevet est consacrée à saint Zenobe et contient le reliquaire en bronze du saint par GHIBERTI (1440).
Dans quatre autres chapelles sont des statues assises, primitivement destinées à la décoration de la façade.
Première à droite: Saint Marc, par NICCOLÒ D'AREZZO.
Deuxième à droite: Saint Luc, par NINO DI BANCO.
Quatrième chapelle à gauche: Saint Mathieu. Mauvais ouvrage de CIUFFAGNI.
Cinquième chapelle à gauche: Saint Jean, par DONATELLO. Quoique encore influencé par la tradition des «Trecentisti», le maître se montre ici d'une incomparable supériorité. La tête, d'une expression profonde et prophétique, admirable par sa grave austérité, fait penser à Michel-Ange. Cette œuvre de premier ordre est placée aussi mal que possible dans le jour le plus défectueux; il est difficile même d'en apprécier toute la beauté.
La nouvelle sacristie s'ouvre à la suite des chapelles supérieures de la croix. Le tympan de sa porte est occupé par un magnifique bas-relief de LUCA DELLA ROBBIA, la Résurrection. Jamais le délicat poète que fut Luca n'a été plus inspiré que dans cette composition, où la divinité triomphante du Christ s'oppose à l'humanité abandonnée des soldats endormis, ses gardiens.
La porte en bronze commandée d'abord à Donatello en 1437 et retirée au maître après dix ans passés, sans qu'il eût mis la main à l'œuvre, fut, en 1465 seulement, confiée à LUCA DELLA ROBBIA. Il y a représenté, en compartiments quadrangulaires, la Vierge et l'Enfant, la Résurrection, les quatre Évangélistes et les quatre Pères de l'Église, ces derniers en haut relief, assis entre deux anges. Aux angles des cadres sont des têtes en ronde bosse, d'une grande beauté. Luca s'est volontairement abstenu de toute complication et de tout mouvement susceptible de maniérer la composition. Ses figures tirent leur caractère de leur austérité et de la belle simplicité de leurs draperies, poussées cependant au dernier degré de la perfection. Elles laissent aussi loin derrière elles les œuvres de Ghiberti, si souvent gâtées par une recherche de l'effet de mauvais goût, écueil que Luca semble avoir évité avec soin, pour se rapprocher autant que possible du style pur et large d'Andrea Pisano. La sacristie est entièrement revêtue d'une marqueterie en bois dont les panneaux forment des tableaux; cette belle décoration est l'œuvre de BENEDETTO DA MAJANO.
En retournant par la nef gauche, à côté de la deuxième porte latérale, on trouve le portrait en pied du Dante, peinture sur bois exécutée par ordre de la République, en 1465. Domenico di Michelino a représenté Dante devant une vue de Florence, entouré de divers épisodes de la Divine Comédie.
A gauche, pour désigner l'Enfer, s'ouvre, au milieu de rochers désolés, la porte «où est laissée toute espérance», tandis qu'à droite un labyrinthe symbolise le Paradis et la difficulté d'y parvenir.
A côté de la première porte latérale, monument du musicien Squarcialupo (1490) par BENEDETTO DA MAJANO, d'une ordonnance analogue à celle du monument de Giotto auquel il fait face et sert de pendant. Enfin, au premier pilier, Saint Zenobe, en vêtements pontificaux, est une peinture d'ORCAGNA.
LE CAMPANILE de Sainte-Marie des Fleurs s'élève isolé à la hauteur de sa façade. En 1334, après la mort d'Arnolfo, la Seigneurie confia à GIOTTO, alors âgé de près de soixante ans, les travaux du dôme, avec ordre, d'abord, de se consacrer à l'érection du campanile qui faisait défaut. Le premier soin de Giotto fut d'asseoir les fondations à une profondeur inusitée alors, et de donner ainsi à sa construction une assiette telle, que, jusqu'à ce jour, elle n'a eu besoin d'aucune réparation. TADDEO GADDI l'aida jusqu'à 1336, époque de sa mort, et ANDREA PISANO reprit l'œuvre, qui fut achevée par François Talenti.
Le campanile carré comporte cinq étages de hauteurs inégales et croissant avec l'élévation, car, par un souci de perspective bien rare pour l'époque, Giotto reconnut et appliqua ce principe, que, plus une construction s'élève, plus les plans successifs doivent gagner en hauteur, pour que rien n'interrompe à l'œil la justesse des proportions. Par l'application de cette théorie, le campanile acquiert une grâce et une légèreté incomparables. La préoccupation qu'avait Giotto d'atteindre ce but était telle qu'elle l'amena à modifier ce qu'aurait eu de sec l'angle aigu sur une pareille masse et à rabattre les côtés en les flanquant de piles polygonales. Comme au dôme, il revêtit le campanile de marbres alternés noirs, rouges et blancs du meilleur effet décoratif.
Le plan de Giotto comportait une flèche quadrangulaire terminale qui devait exhausser la tour d'un tiers; mais Gaddi et Pisano, après sa mort, crurent devoir la supprimer comme de style gothique et déjà suranné. La vérité est que cette modification ne fut pas heureuse, et que le campanile, terminé en terrasse, semble tronqué au sommet.
La simplicité des lignes dans l'œuvre de Giotto contraste avec l'exubérance des ornements. Tout le premier étage est décoré d'une double série de médaillons en demi-relief exécutés sur ses plans par ANDREA PISANO. Ils sont inspirés par la riche symbolique du moyen âge et retracent, dans une large idée philosophique, les progrès de l'humanité en intelligence, en art et en industrie, depuis sa création.
A l'Ouest on voit, accompagnés de leurs attributs bibliques: La création. Les premiers travaux de l'agriculture, avec Adam et Eve labourant. La vie pastorale, Jacob et ses troupeaux. Jubal, inventeur de la musique. Tubal Caïn, premier forgeron. La viticulture personnifiée par Noé.
Au Sud: L'astronomie sous la figure d'un mage avec la sphère céleste. L'architecture représentée par des maçons construisant une maison. L'art du potier par des femmes achetant des ustensiles de terre. Viennent ensuite l'homme dompteur de chevaux; le tissage; la législation, figurée par un juge; Dédale, symbole des émigrations lointaines.
A l'Est: La navigation sous la forme d'une barque. Hercule, dompteur des éléments. Le cheval, attelé à un char comme bête de travail.
Enfin au Nord: La sculpture avec Phidias. La peinture avec Apelles. La grammaire avec Donatus. Le lyrisme avec Orphée. La philosophie avec Platon et Aristote. La géométrie avec Ptolémée.
La rangée supérieure des médaillons hexagonaux est consacrée aux Vertus théologales et cardinales, aux Sept Œuvres de Miséricorde, aux Sept Béatitudes et aux Sept Sacrements.
Le deuxième étage du campanile est orné de niches garnies de statues de docteurs, de prophètes, de sibylles ou de Pères de l'Église, et complète l'ensemble de cette magnifique décoration.
Parmi ces sculptures, il faut citer les statues des prophètes dues à Donatello, œuvres de premier ordre exécutées par le maître entre 1415 et 1425, et qui joignent à la perfection du travail le grand intérêt d'être de vivants et célèbres portraits, pour lesquels le sculpteur s'est livré à une véritable débauche de réalisme, sans aucun souci de la couleur historique pour les héros sacrés qu'il devait représenter.
La plus connue, sous le nom du «Zuccone», placée à l'ouest, représente le roi David, pour lequel le maître choisit comme modèle un certain Giovanni di Barduccio Cherichini, réputé le plus laid des citoyens florentins, remarquable par sa calvitie, sa maigreur et sa mine patibulaire: Cette vieillesse et cette laideur presque repoussantes ont été rendues par Donatello avec une prodigieuse vérité, tandis qu'il traitait l'anatomie avec son incomparable sûreté en traits aussi souples que larges. On raconte que, parmi tant de chefs-d'œuvre, le «Zuccone» resta celui dont le maître se montrait le plus fier, et cela, au point de jurer par lui, quand il voulait prêter serment. Sur ce même côté se trouvent encore deux statues: celle du prophète Jérémie, sous les traits de l'ami de Donatello, Francesco Soderini, et celle de Saint Jean-Baptiste, jeune et belle figure à laquelle nous sommes peut-être redevables du Saint Georges, le chef-d'Œuvre d'Or San Michele. Enfin, à l'est, on doit au maître la figure d'Abraham sur le point de sacrifier Isaac, pour laquelle il se fit aider par Nanni di Banco, et encore celle du prophète Habacuc, exécutée très postérieurement aux autres, et également le beau portrait d'un vieillard contemporain.
Autour de la place du Dôme s'offrent plusieurs édifices importants au point de vue artistique. A l'angle de la via Calzajuoli s'élève la LOGGIA DEL BIGALLO, petit monument du plus pur style gothique, élevé de 1352 à 1358 pour la confrérie des Capitani della Misericordia et plus tard occupé par celle del Bigallo dont il prit le nom. La loggia comporte trois arcades cintrées surmontées de deux fenêtres accouplées. Une troisième arcade fait retour sur la via Calzajuoli et, en face d'elle, s'ouvre, au fond du portique, un oratoire, petite chapelle décorée de trois statues, la Vierge et deux anges, ouvrage unique d'ALBERTO D'ARNOLDO (1364), où se pressent déjà la Renaissance. Un toit avancé sur des consoles sculptées couvre le charmant édifice du Bigallo.
A côté de lui, sur la place, se trouve l'orphelinat des Enfants trouvés, l'ORFANOTROFIO DEL BIGALLO. Dans la salle du Conseil d'administration, une fresque de GIOTTINO (1342), la Miséricorde, est placée au-dessus d'une vue de Florence.
Sur le mur du fond, une fresque plus petite d'un des giottesques, VENTURO DI MORO, représente la loggia del Bigallo où deux capitani recueillent les enfants qu'on leur amène. Si, dans cette œuvre remarquable, l'influence de Giotto subsiste par la simplicité des plans, les attitudes et le dessin plus étudiés sont déjà presque dignes des «Quatrocentisti», tout en laissant aux figures l'adorable naïveté des primitifs.
L'ORATOIRE DE LA MISÉRICORDE, situé au sud de la place, appartient à la confrérie de la Miséricorde, fondée en 1244, dans le but de secourir les pauvres et les malades, mais surtout d'ensevelir et de porter les morts. Toutes les classes sont représentées dans cette confrérie actuellement encore de plus de deux mille cinq cents membres, tous également vêtus de la cagoule en toile noire, lorsqu'ils font leur service.
Au-dessus de l'autel, une des meilleures œuvres d'ANDREA DELLA ROBBIA, retable en deux parties. Dans le bas-relief supérieur, Jésus-Christ bénissant. Dans l'inférieur, la Vierge entourée de chérubins entre deux saints. Une prédelle représente l'Annonciation, la Nativité et l'Adoration des Mages.
La salle contiguë à l'oratoire sert de vestiaire aux frères; au fond se trouve le dortoir où six frères doivent chaque nuit être en permanence.
L'OPÉRA DEL DUOMO(Musée du Dôme) est situé sur la place, directement derrière l'Abside. L'intérieur, où se conserve tout ce qui a trait au baptistère et au dôme, est un assemblage divers de qualité et de style, et constitue un musée très complet de l'histoire de ces deux monuments.
La première des trois salles du musée, au premier étage, contient des chefs-d'œuvre. Il faut en toute première ligne placer les dix admirables Bas-reliefs des enfants danseurs et musiciens exécutés de 1431 à 1440 pour la tribune des orgues de la cathédrale par LUCA DELLA ROBBIA. Vasari décrit ainsi ces magnifiques compositions: «Luca fit en ces compartiments les chœurs de la musique, chantant de diverses façons, et il y mit tant de talent et y réussit à tel point qu'on distingue, à la hauteur où ils sont placés, le gonflement de la gorge de ceux qui chantent, le battement des mains de ceux qui lisent la musique par-dessus l'épaule des chanteurs plus petits qu'eux, enfin les diverses manières de jouer, de danser, de chanter et les autres mouvements inspirés par la musique.»
Luca, lorsqu'il exécuta ces bas-reliefs, était véritablement arrivé à l'apogée de son talent. Il possédait toutes les qualités d'un grand sculpteur: la clarté dans la conception, la science du dessin et une extraordinaire habileté de main, qualités subordonnées pourtant à l'infinie poésie d'une âme raffinée et mystique tout ensemble.
A côté de l'œuvre de Luca, il faut placer le fameux devant d'autel du baptistère, en argent massif, une des principales œuvres d'orfèvrerie laissées par le XIVe et le XVe siècles. Le plan général et les encadrements datent de 1466; ils furent exécutés par LEONARDO DE SER CRISTOFANO, BELLO DI GERI, CRISTOFANO DI PAOLO et MICHELE DI MONTE. Le travail des hauts reliefs intérieurs fut exécuté par Antonio POLLAJUOLO, GHIBERTI et VERROCCHIO, et reproduit l'histoire de Saint Jean-Baptiste. Si ceux de la naissance, dus à Pollajuolo, sont de premier ordre, on retrouve, dans la partie centrale due à Ghiberti, les qualités et les défauts des portes du baptistère inhérents à son style.
Cette précieuse décoration est complétée par la Croix destinée à être placée sur l'autel, chef-d'œuvre de l'orfèvrerie du XVe siècle achevé par ANTONIO POLLAJUOLO en 1456. Il y employa avec une habileté consommée l'art de l'émailleur, du graveur et de l'orfèvre. La croix, enrichie de gravures d'émaux sur paillons et de statuettes, repose sur un pied de toute beauté, accompagné de deux précieuses figurines placées de chaque côté, où se retrouvent la grande allure du maître, son remarquable dessin et son précieux fini. Le tertre où est plantée la croix est couvert de minuscules animaux où la minutie poussée à l'excès montre une fois de plus le goût si cher aux artistes de l'époque pour l'exagération du détail.
ANTONIO POLLAJUOLO a encore fourni les dessins des magnifiques ornements religieux conservés dans cette salle et qui appartenaient au trésor du baptistère.
Dans une vaste salle contiguë sont réunis tous les modèles pour le dôme, parmi lesquels le modèle des absides par ARNOLFO DI CAMBIO et celui de la coupole par BRUNELLESCHI.
En descendant la via Calzajuoli, on arrive rapidement à l'ÉGLISE D'OR SAN MICHELE, édifiée en 1284 pour servir de marché et de halle aux grains. Cet édifice, brûlé en 1304, lors de l'incendie mis à la ville par le féroce prieur Neri degli Abbati, pour assouvir une haine de parti, fut réparé à deux reprises, en 1308 et en 1321; mais, comme cette loggia en bois, basse et obscure, déparait un quartier déjà embelli par les travaux du baptistère, on résolut, en 1336, de la rebâtir et d'en faire un palais. Les travaux furent confiés à TADDEO GADDI, à BENCI DI CIONE et à NIERI FIORAVENTI, et la nouvelle construction consista en une grande loggia quadrangulaire surmontée de deux étages.
Dans cette loggia était placée la peinture sur bois d'une Vierge miraculeuse, objet d'une si grande vénération chez les Florentins que leur piété la comblait d'offrandes. Aussi, à la suite de la peste de 1348, la riche confrérie des grainetiers d'Or San Michele se décida-t-elle à mettre à couvert la précieuse image peinte par BERNARDO DADDI. ORCAGNA, auquel fut confiée cette transformation de loge ouverte en loge fermée, s'en tira avec un rare bonheur. Il aveugla les arcades du rez-de-chaussée où se tenait la bourse et il éclaira l'intérieur par de belles fenêtres de marbre blanc ouvertes aux étages. Dans un angle de cette salle partagée en deux par des piliers, il enchâssa l'image sacrée dans un tabernacle que l'on peut considérer au double point de vue architectonique et sculptural comme un inestimable chef-d'œuvre.
Le rez-de-chaussée d'Or San Michele est composé d'arcades aveuglées jusqu'à mi-hauteur, remplies, dans leur partie supérieure, par une rose de pierre ajourée reposant sur de sveltes colonnettes, surmontées de statuettes exécutées par FRANSCESCO TALENTI. Le mur, entre chacune de ces arcatures, est occupé par une niche, variée de forme, en marbre blanc, où se trouve une grande statue de saint en marbre ou en bronze, don d'une corporation, toutes signées des plus grands noms des XVe et XVIe siècles.
A côté de l'entrée, sur la façade occidentale, la statue en bronze de Saint Mathieu, offerte par les changeurs, est une belle œuvre de GHIBERTI de 1420.
En face, celle de Saint Étienne, également par GHIBERTI, fut commandée en 1428 par les drapiers. Cette figure d'un caractère sobre et sévère, traitée dans le sentiment de la première Renaissance, fait grand honneur au maître. La troisième niche est occupée par Saint Éloi, patron des maréchaux ferrants, ses donateurs. Cette œuvre de NINO DI BANCO est d'une facture très développée pour son époque (1408). Ce qui lui manque est le sentiment de la vie intellectuelle, encore absent dans ses physionomies. Sur la face méridionale, la première niche contient la statue de Saint Marc offerte par les menuisiers, œuvre de jeunesse de DONATELLO (1411) déjà en pleine possession de ses qualités. La figure, noble et majestueuse, exprime la puissance et la force. La deuxième niche, don des pelletiers, est occupée par une statue en bronze de Saint Jacques, dans le caractère des «Trecentisti». Cet ouvrage est attribué à Ghiberti en raison du ravissant bas-relief en marbre blanc, encastré dans le mur au-dessous de la niche, qui représente la Décollation de saint Jean-Baptiste traitée comme le sujet analogue à la porte du baptistère.
La niche suivante contient la statue en bronze de Saint Jean l'Évangéliste, donnée par les tisseurs de soie, œuvre médiocre de BACCIO DA MONTELUPO (1515).
Sur la façade orientale, celle de la rue Calzajuoli, la première niche contient la statue en bronze de Saint Jean-Baptiste, don des marchands de drap, une des premières œuvres de GHIBERTI (1414), raide et durement ciselée.
L'architecture de la niche du milieu, due à DONATELLO, se compose de pilastres cannelés supportant un fronton angulaire où est représentée la Trinité. C'est une des dernières œuvres du maître, qui ne fit jamais la statue à laquelle elle était destinée. Le groupe en bronze qu'elle contient fut exécuté par ANDREA VERROCCHIO, à cette époque encore dans l'atelier de Donatello et directement sous son influence. Il représente le Christ et saint Thomas, et il serait digne du maître, s'il n'y avait pas dans les draperies quelque chose de tourmenté et de cherché qui nuit à la simplicité des lignes. Ce groupe, don des commerçants, fut exécuté en 1483. Dans la niche suivante, la statue en bronze de Saint Luc, due à JEAN DE BOLOGNE, fut donnée par les juges et les notaires, en 1562. Elle a déjà le caractère exagéré et le mouvement intempestif de la sculpture du XVIe siècle.
La première niche de la face nord, don des bouchers, a reçu une assez médiocre œuvre de la jeunesse de Donatello (1408) où le manque de proportion est très sensible. La seconde niche contient un Saint Philippe, patron des cordonniers, par NANNI DI BANCO. Dans la troisième, un groupe de NANNI DI BANCO se compose de quatre Saints offerts par les maçons, charpentiers, forgerons et tailleurs de pierre, et œuvre d'une valeur secondaire, exception faite du charmant petit bas-relief qu'elle surmonte. Enfin, dans la quatrième et dernière niche, est placé le don des armuriers, l'admirable statue en marbre blanc de Saint Georges par DONATELLO, exécutée en 1416.
Cette œuvre de tout premier ordre représente un jeune homme debout et le cou nu, un manteau négligemment jeté sur l'épaule. La cuirasse et les brassards qui le protègent, ainsi que le haut bouclier hexagonal qu'il tient devant lui, n'empêchent pas de deviner ce qu'il y a de force et de souplesse dans ces membres si bien couverts. Sa figure juvénile, martiale et austère, son regard libre et fier caractérisent admirablement le chevalier chrétien, aussi éloigné du sentimentalisme que de la forfanterie. Jamais n'a été mise au jour une image plus saisissante du courage calme et sûr de lui.
Il faut encore mentionner le délicieux bas-relief exécuté pour être placé au bas de la statue, mais qui fut transporté sous la niche de la face méridionale. Le saint à cheval transperce le dragon, tandis que sainte Marguerite, pour laquelle il combat, prie avec ferveur. Par sa perfection ce chef-d'œuvre serait digne de compter parmi les merveilles de l'art grec.
Au-dessous de chaque niche sont des médaillons occupés par les armes des corporations donatrices; cinq d'entre eux sont dus à LUCA DELLA ROBBIA.
A l'intérieur, l'admirable ciborium d'ORCAGNA fascine par sa magnificence. Le caractère de ce petit monument est grave et la grâce en est sévère; c'est le triomphe du génie de la première Renaissance. En traversant le moyen âge, pour ressusciter après quatorze siècles, l'art antique, sans perdre sa beauté, semble avoir renoncé à sa sévérité et à son impassibilité, pour se laisser pénétrer par le sentiment qu'il cherchera désormais à exprimer. Il était seulement beau, il devient humain.
Après avoir conçu son ciborium dans le style ogival florentin, Orcagna recourut, pour le décorer et l'enrichir, à tous les procédés connus alors. Les colonnes torses qui soutiennent le baldaquin sont mirlitonnées de mosaïques de marbre et de verre polychrome; les marbres précieux alternent avec une profusion inouïe de sculptures. Le ciborium est entièrement fermé derrière l'autel par un mur sculpté dont les côtés en retour viennent former à l'image de la Vierge un cadre d'Anges de profil étagés en bas-relief les uns sur les autres. La face postérieure de ce mur est divisée horizontalement en deux parties représentant la mort de la Vierge et son Assomption. Les trois côtés qui portent les pilastres du baldaquin sont ornés de médaillons traités en bas-relief, ressortant sur un fond de mosaïque à dessins géométriques. Les sujets en sont: 1°la Naissance de la Vierge, la Foi, et la Présentation au Temple; 2° l'Ange venant annoncer sa mort à la Vierge, la Circoncision; 3° la Naissance du Christ, la Charité et l'Adoration des Mages. L'autel a une décoration analogue; trois de ses bas-reliefs sont remarquables: ce sont l'Annonciation, l'Espérance, et surtout le Mariage de la Vierge, œuvre sculpturale de premier ordre. Orcagna, pour protéger cette création délicate contre les allées et venues des gens affairés dans la Bourse, l'entoura d'une balustrade assez élevée formant deux étages de compartiments de marbre ajourés et remplis par de légères rosaces de bronze.
LA MAISON DES CARDEURS DE LAINE s'étend devant la façade d'Or San Michele, auquel la relie une galerie de communication jetée sur une haute arcade. Cette maison du XVe siècle est crénelée et porte l'Agneau pascal, armes de la corporation.
D'Or San Michele, la rue Calzajuoli mène en peu de temps à la PLACE DE LA SEIGNEURIE.
Si la Renaissance peut être considérée, à bon droit, comme la résurrection de la personnalité humaine, encore fallait-il, avant d'affranchir l'individu, chercher l'affranchissement des collectivités représentées par la commune; ce fut le grand travail de la première Renaissance. Cette marche lente, mais progressive, vers l'égalité civile, fut marquée en Toscane par la construction successive des palais publics, des tours et des loges communales. Aussi la place de la Seigneurie, avec ses monuments, doit-elle être considérée comme le cœur même de Florence, comme le berceau de ses franchises et de ses libertés, comme l'endroit où furent prises toutes les grandes décisions de son histoire et où sonnèrent également les heures les plus sombres de ses destinées, celles où les luttes sanglantes entre les Gibelins et les Guelfes, ou entre les Noirs et les Blancs, mettaient son existence même en jeu.
LA «LOGGIA DEI LANZI» est située à l'angle méridional de la place. Parmi les privilèges que possédait l'aristocratie à Florence, trois des principaux consistaient dans la dignité de chevalier, dans l'exercice des fonctions consulaires et dans la possession d'une loge.
Lorsque les Guelfes, devenus les maîtres de Florence, eurent fait construire par Arnolfo le palais de la Seigneurie avec sa vieille tour à mâchicoulis et à beffroi, destinée à dominer toutes les autres, leur première pensée fut de posséder la loge nécessaire pour offrir un abri digne de lui au premier magistrat de la République, lorsqu'il paraissait en public. La Seigneurie rendit donc, en 1335, un décret ordonnant la construction, à côté du palais, d'un portique destiné à cet usage. ORCAGNA en dressa les plans; mais l'édifice, commencé après sa mort, en 1376, par ses élèves BENCI DI CIONE et FRANSCESCO TALENTI, ne fut terminé qu'en 1391.
La Loggia dei Lanzi est un des plus beaux monuments profanes laissés par le style gothique tempéré du classicisme spécial à l'Italie.
L'harmonie des proportions y est telle que ses dimensions colossales disparaissent, tant l'impression produite est satisfaisante à l'œil. Le portique est formé par cinq piliers qui supportent l'arc en plein cintre de l'antiquité; à l'intérieur, la voûte à nervures très simples correspond aux arcs extérieurs. Entre ces arcs, AGNOLO GADDI plaça des médaillons en bas-relief représentant des Vertus, sujets qu'il emprunta sans scrupule à la porte du baptistère d'Andrea Pisano, et, afin que rien ne fût épargné pour donner à l'édifice plus de magnificence, ces médaillons furent peints et dorés, tandis que les murs intérieurs étaient décorés de fresques et que la voûte était semée des armoiries de Florence, de celles du pape Innocent VIII, de la maison d'Anjou et des Guelfes.
Au XVIe siècle, le grand-due Cosme de Médicis, dans la crainte des souvenirs rappelés au peuple par ce monument, témoin de sa liberté et de son antique splendeur, eut un instant l'idée de le détruire. Grâce à Michel-Ange consulté, la Loggia fut conservée, mais toutes ses peintures furent effacées et elle devint le corps de garde des lansquenets de Cosme (dei Lanzi), auxquels elle doit son nom actuel.
Cependant, le souvenir vivace des jours passés persistant dans l'esprit des Florentins, les Médicis transformèrent la loge en musée, cherchant à distraire le peuple du souci de ses affaires par le spectacle journalier d'un art énervant et efféminé. Ils placèrent le sensuel Persée sous la statue de la Justice, tandis que le voluptueux groupe de Jean de Bologne se dressa au-dessous de la Tempérance.
Tout intéressantes et toutes belles que soient ces sculptures de la Renaissance, elles sont en dissonance complète avec le style grave et sévère de la loge d'Orcagna, de Cione et de Talenti.
A l'intérieur, sous l'arcade gauche, est placé le Persée en bronze de BENVENUTO CELLINI (1553).
Persée, debout sur le corps décapité de Méduse, en présente la tête d'une main et tient son glaive de l'autre. Ce groupe fameux manque de simplicité: empreint d'une grâce efféminée, il est pourtant la meilleure et la plus énergique œuvre d'un maître bien plutôt orfèvre que sculpteur. Le Persée est placé sur un socle de marbre blanc lourd et surchargé, où se manifestent déjà les tendances du barocco; les statuettes qui le décorent sont d'une complication et d'un maniérisme exagérés. En face, sous l'arcade droite, est le groupe célèbre de l'Enlèvement des Sabines, par JEAN DE BOLOGNE (1583), sculpture puissante et mouvementée d'un grand effet.
Cet ouvrage, comme le précédent, peut donner une idée parfaite du changement radical qu'un siècle a suffi pour amener dans la manière même de comprendre l'art! Tandis que les dernières années du XVe siècle voient l'effort admirable des artistes pour atteindre à la vérité naturaliste et réaliste, sans qu'il soit pourtant rien sacrifié des conditions idéalistes indispensables à tout art vraiment élevé, le milieu du XVIe siècle produit des virtuoses consommés pour lesquels tout consiste à résoudre quelque difficile problème de technique et à réussir le tour de force par une sorte d'acrobatie picturale ou sculpturale. Cette recherche excessive nuit à l'émotion qu'obtiennent parfois d'autres œuvres d'une facture bien moins accomplie.
Sous l'arcade, vers le vieux Palais, se trouve la Judith de DONATELLO, bien fâcheusement juchée sur un socle de granit en forme de candélabre d'où il est résulté le plus mauvais effet de raccourci. La Judith est la plus célèbre des statues de femmes faites par Donatello. Coulée en bronze, en 1440, pour Cosme l'Ancien, elle fut, en 1495, après l'expulsion des Médicis, installée devant le Palais Vieux avec la fière épigraphe «Exemplum Salutis Publicae Cives Posuere». Cet ouvrage peut compter pour un des premiers groupes profano-héroïques où Donatello se soit laissé emporter par son penchant au réalisme et au naturalisme. Cette tentative, hardie alors, peut motiver certaines critiques. Judith est embarrassée dans des draperies trop amples et trop riches qui lui enlèvent sa fierté, tandis que le geste par lequel elle brandit le glaive manque de noblesse; Holopherne, gisant à ses pieds, tourne le dos dans une position forcée, c'est une figure peu attrayante; mais l'admirable maîtrise de Donatello se retrouve dans la belle expression de la Judith et dans les magnifiques bas-reliefs du coffre triangulaire sur lequel est monté le groupe.
Les autres statues de la Loggia sont d'un intérêt très relatif. Des deux groupes placés au centre, l'un représente Ajax avec le corps de Patrocle ou d'Achille, antique très restauré, à la fin du XVIe siècle; l'autre, Hercule terrassant le centaure Nessus, de Jean de Bologne. Au fond sont rangées cinq médiocres statues antiques de femmes drapées.
L'immense masse sombre et carrée du PALAZZO VECCHIO déborde sur le côté est de la place.
La République, instruite par les leçons de l'expérience et voulant se mettre à l'abri des entreprises et des coups de main des factieux, fit élever, dès 1298, par ARNOLFO DI CAMBIO, un édifice communal puissant et robuste, mi-partie palais, mi-partie forteresse, dont l'aspect imposant serait complété par la fière tour du beffroi dressée au-dessus de lui. Imbu de l'esprit démocratique du temps, Arnolfo, dans cette maîtresse œuvre, se conforma merveilleusement aux vues d'un pouvoir ombrageux qui voulait tout à la fois protéger et surveiller Florence. Dans ce rude édifice tout parle, tout redit l'histoire des tourmentes florentines; elle est écrite tout entière dans ce formidable appareil de pierres brutes, saillant en énormes bossages, dans ces mâchicoulis démesurés qui surplombent et dont les profondes arcatures, portées par des corbeaux décorés, sont occupées par les fières armoiries florentines: lys de Florence, armes des prieurs avec la devise «Libertas», armes des Guelfes, armes de la maison d'Anjou, armes du peuple florentin ou armes mi-partie, communes à Florence et à Fiesole. Au nu des créneaux menaçants qui couronnent les mâchicoulis, s'élance, pour ainsi dire dans le vide, la tour carrée, elle aussi hérissée formidablement de mâchicoulis et surmontée du beffroi où était suspendue la cloche qui appela tant de fois les citoyens à la défense de la patrie et de la liberté.
La façade d'ARNOLFO est tout ce qui reste de l'ancienne splendeur du palais. Cet asile inviolable des magistrats florentins fut remanié au XVIe siècle par VASARI, le courtisan et l'ami des Médicis, animés eux-mêmes contre le Palais Vieux et la Loggia de la haine que leur inspirait tout souvenir de la grandeur et de la liberté florentines. Sur leurs ordres, Vasari coupa les étages, fit tous les agrandissements sur la via del Leone, décora somptueusement les appartements et transforma la sévère demeure des prieurs en une fastueuse résidence princière. Déjà en 1450, sur l'ordre de Cosme, MICHELOZZO avait dû ouvrir la cour intérieure entourée de portiques dont les colonnes, trouvées trop simples, furent surchargées ensuite par MARCO DA FAENZA d'arabesques en stuc dans le goût de la décadence raphaëlesque.
Des œuvres si nombreuses commandées par Laurent le Magnifique au VERROCCHIO, peu ont subsisté; l'une d'elles est l'Enfant au Dauphin placé au milieu de la vasque occupant le centre de la cour. C'est un ravissant petit amour en bronze qui s'envole en pressant contre son cœur un dauphin, charmant ouvrage, parfait de naturel et de grâce enfantine.
A l'intérieur, un escalier monumental conduit au premier étage et à l'immense Salle des Cinq Cents construite par VASARI, qui détruisit à cet effet toute une partie de l'intérieur du palais. Il la décora de fresques détestables et démesurées relatives aux guerres de Florence et de Sienne. Le plafond allégorique par Vasari est une apothéose des Médicis.
Un passage fait communiquer cette salle avec la salle du Conseil à laquelle donne accès une adorable porte du vieux Palais, exécutée en marbre blanc par GIOVANNI DI TEDESCO (1388). Les colonnes torses qui lui servent de cadre, supportent un admirable linteau où sont sculptées les armes de Florence, celles des Guelfes, et celles de la maison d'Anjou, triple association dont l'image mystique occupe le tympan sous la forme de la triple face de la Trinité. Des vantaux en bronze doré, ornés de compartiments à mascarons, complètent cette belle décoration.
La salle du Conseil est une magnifique pièce dont le beau plafond à caissons a été sculpté par MICHELOZZO.
Une frise décorée d'armoiries reliées par des guirlandes entoure la salle, dont les murs sont couverts de belles tapisseries de la manufacture de Florence où se déroule l'Histoire de Joseph d'après les dessins du BRONZINO. La petite salle voisine a également un magnifique plafond à caissons dû à BENEDETTO DA MAJANO.
Au deuxième étage subsistent encore quelques salles de l'ancienne disposition. La salle du Gonfalonier est actuellement nommée salle des Lys à cause de son beau plafond à caissons dorés contenant un fleuron autour duquel rayonnent les six fleurs de lys florentines, belle œuvre du XVe siècle.
GHIRLANDAJO décora de fresques murales une grande Partie des salles du Palais Vieux. De ce travail il ne subsiste que la décoration de la salle du Gonfalonier, et encore est-elle mutilée par une porte ouverte, sous les Médicis, au beau milieu d'un des panneaux. Sous trois arcades d'une magnifique architecture saint Zenobe est représenté en riches ornements pontificaux; il est assis et bénit entre deux diacres debout. Cette belle œuvre de Ghirlandajo est traitée avec une puissance et une largeur de composition remarquables (1481).
Une ravissante porte sculptée par BENEDETTO DA MAJANO, en 1481, réunit la salle des Lys à la salle d'Audience. Les deux vantaux de la porte sont une mosaïque de bois où JULES DE MAJANO a représenté les portraits de Pétrarque et de Dante.
Le beau plafond à caissons du XVIe siècle, dans la salle d'Audience, est l'œuvre de MARCO DEL TASSO.
Après avoir traversé la petite Chapelle des prieurs de Saint-Bernard, où Savonarole passa sa dernière nuit, puis une succession de salles sans intérêt, à part une peinture sur bois de la Vierge avec l'Enfant et Saint Jean-Baptiste par BOTTICELLI, on arrive à la salle de la Justice décorée par BRUNELLESCHI d'une fontaine soi-disant copie de celle de la maison de Pilate à Jérusalem.
La salle des Cartes géographiques est l'ancienne bibliothèque. Elle est entourée d'armoires dont les portes sont décorées à l'extérieur de cartes géographiques peintes au XVIe siècle et reproduisant le monde connu alors.
Sur LA PIAZZA DELLA SIGNORIA, à droite de l'entrée du Palazzo Vecchio, est un groupe d'Hercule et de Cacus (1540) par BACCIO BANDINELLI, le rival malheureux de Michel-Ange. A l'angle nord-est du palais se voit aussi une fontaine surmontée d'un Neptune colossal et de Tritons par Bartolommeo AMMANATI (1575). Ces sculptures, comme les précédentes, se ressentent de l'influence déplorable exercée par Michel-Ange sur des artistes secondaires. Des divinités marines en bronze de JEAN DE BOLOGNE contribuent à l'ornementation de cette fontaine érigée à la place où se dressa le bûcher de SAVONAROLE, le 23 mai 1498. A côté s'élève la statue équestre de Cosme par JEAN DE BOLOGNE (1594).
LE PALAIS UGGUCIONE, sur un côté de la petite place, eut, dit-on, Raphaël pour architecte.
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