François de Bienville: Scènes de la Vie Canadienne au XVII siècle
CHAPITRE V
AUX ARMES! AUX ARMES!
Le lendemain du jour où les événements qui précèdent s'étaient accomplis, le chevalier de Vaudreuil,--on doit se souvenir que M. de Frontenac l'avait envoyé à l'île d'Orléans,--ayant apporté la nouvelle qu'un mouvement inusité se faisait sur la flotte, on s'attendait donc à la voir bientôt paraître. En effet, le 16 au matin, c'était un lundi, on aperçut les premières voiles, qui semblaient planer au loin sur la Pointe-Lévis.
La ville qui, jusqu'à ce moment, était demeurée assez tranquille, s'émut tout à coup; et un sourd bourdonnement parcourant bientôt toutes les rues, fit sortir les citoyens de leurs maisons, tandis que les femmes effarées mettaient la tête aux fenêtres.
Puis, ce bourdonnement s'enfla, s'enfla et se fit dans un instant clameur immense, pendant que la voix des cloches sonnant à toute volée lançait l'alarme aux quatre coins du ciel.
Alors, tout se fit bruit, tout devint mouvement.
"Aux armes! aux armes! Voilà les Anglais!" Telles étaient cependant les notes dominantes de tout ce vacarme, pendant que le son aigu des clairons, appelant les soldats aux armes, éclatait de temps à autre en cris stridents et prolongés.
Les militaires couraient à leur poste, les bourgeois par les rues, et les femmes un peu partout, mais sans savoir où elles allaient.
Cependant les principaux citoyens s'étaient tout d'abord portés au château, où M. de Frontenac, entouré de son état-major, se tenait sur la terrasse suspendue au-dessus du cap, pour examiner les mouvements de la flotte ennemie. Le gouverneur fit prier les notables de se rendre auprès de lui, et les ayant salués gravement, il braqua de nouveau une lunette de longue-vue qu'il tenait à leur arrivée, sur la flotte dont les premiers vaisseaux débouchaient déjà dans le port.
--Monsieur de Bienville, dit le comte en se tournant vers celui-là, qui, jusqu'à ce moment, s'était quelque peu tenu en arrière, votre vue de jeune homme vaut mieux que la mienne; indiquez-moi donc le nombre et la capacité des vaisseaux à mesure qu'ils apparaîtront.
En ce moment toutes les voiles étaient en vue.
--Les premiers sont des vaisseaux de haut bord, répondit Bienville. L'amiral est en tête, et je crois qu'il se dispose à jeter l'ancre, vu qu'il serre déjà ses premières voiles.
--Est-ce bien l'amiral qui vient le premier?
--Oui, monseigneur. Je reconnais parfaitement son pavillon, qui flotte au grand mat. Je crois même qu'il a jeté son ancre, car il me semble que les voiles de perroquet battent les mâts et que la frégate commence à éviter.
En effet la marée montante faisait déjà tourner le vaisseau amiral sur lui-même, et M. de Frontenac, à l'aide de sa longue-vue, put distinguer un groupe d'officiers qui se tenaient sur la poupe du navire commandé par Phipps.
--Mais que font donc les plus petits bâtiments? on dirait qu'ils veulent dépasser l'amiral.
--Ils rangent la côte de Beauport, monseigneur, afin, je suppose, de trouver moins d'eau pour leur ancrage.
Bienville ne se trompait pas; car, les derniers vaisseaux, imitant la manœuvre des premiers, avaient mouillé l'ancre près de la côte et commençaient à carguer leurs voiles.
--Combien sont-ils? demanda froidement M. de Frontenac.
--Trente-quatre, dont, je crois, trois frégates et cinq corvettes, qui tiennent le milieu du fleuve. Les autres, rangés près de la côte de Beauport, ne sont que des brigantins, des caiches, des barques et des flibots.
Suivirent quelques minutes de silence, durant lesquelles les yeux de ceux qui étaient sur la terrasse examinèrent avec anxiété les diverses manœuvres de la flotte anglaise.
Il était à peu près neuf heures et demie du matin lorsque la dernière voile disparut repliée sous ses cargues.
Alors Bienville s'écria tout à coup:
--Voyez-vous ce canot qui se détache de l'amiral? Eh! parbleu! il doit y avoir un parlementaire à bord, car j'aperçois un pavillon blanc qui flotte à l'avant.
--Dans ce cas, repartit aussitôt le gouverneur, il faut aller au-devant de lui. Parlez-vous l'anglais, monsieur de Bienville?
--Je ne parle anglais qu'à coups d'épée, monseigneur. Mais voici mon ami M. d'Orsy à qui cette langue est familière, vu son séjour dans la Nouvelle-York.
--En effet, j'oubliais, reprit le gouverneur. Eh bien, monsieur d'Orsy, vous allez accompagner M. de Bienville en qualité d'interprète. Quant à vous, monsieur de Bienville, descendez en grande hâte à la basse ville et allez au-devant de cet envoyé, avec une escorte de trois canots montés par quatre hommes chacun. Si le parlementaire demande à descendre à terre, bandez-lui les yeux, afin qu'il ne remarque pas l'état précaire de la place. D'ailleurs, ayez pour lui tous les égards possibles. Allez!
Bienville et d'Orsy saluèrent le gouverneur pour le remercier de l'honneur qui leur était fait, sortirent du château et descendirent à grands pas la côte de la Montagne.
Bientôt quatre canots laissaient la terre et se portaient vivement à la rencontre de la chaloupe anglaise, poussés qu'ils étaient par de vigoureux rameurs.
Les cinq embarcations se joignirent au milieu du fleuve, à mi-chemin entre la terre et la flotte.
--Ohé! du canot! cria Bienville, quand il fut à portée de voix du parlementaire; puis il fit arrêter ses embarcations.
--Stop! commanda l'officier anglais à ses hommes. Et l'on s'arrêta des deux côtés en s'observant d'un air menaçant.
--Qui êtes-vous et que voulez-vous? demanda alors en anglais Louis d'Orsy à celui qui commandait la chaloupe ennemie.
--Je suis envoyé par l'amiral sir William Phipps, pour traiter de la reddition de la place avec votre gouverneur, répondit l'Anglais avec suffisance.
--Harthing! grommela d'Orsy; et il serra les mâchoires pour arrêter au passage un énergique juron qui lui montait à la bouche.
--D'Orsy! murmura de son côté l'officier qui commandait la chaloupe anglaise.
--Que dit votre Anglais? demanda François de Bienville à son ami.
--Il vient prier le gouverneur de capituler!
Les Canadiens accueillirent ces paroles par un immense éclat de rire.
D'Orsy les fit taire d'un regard, et s'adressant au parlementaire:
--Si vous voulez voir M. le comte de Frontenac, il faut vous soumettre à ses conditions, qui sont, de vous bander les yeux pour vous conduire au château Saint-Louis, et de nous suivre à terre sans votre escorte.
A ces paroles, le rouge monta à la figure du lieutenant Harthing, qui répondit avec un emportement mal contenu:
--Remarquez bien, monsieur d'Orsy, que je ne viens pas en espion!
--Les ordres de M. le comte de Frontenac sont formels, répliqua froidement d'Orsy, et monsieur Harthing est parfaitement libre de retourner à son bord si ces conditions lui déplaisent.
Harthing se mordit les lèvres, et, après avoir réfléchi quelques instants:
--Sachez au moins que je représente une nation, et qu'à ce titre ma personne est inviolable.
--Vous ne m'apprenez rien, monsieur, répondit d'Orsy, et je sais très bien quels égards vous sont dus.
--C'est bon! je vous suis, reprit flegmatiquement l'envoyé.
Bienville fit alors approcher son embarcation bord à bord avec la chaloupe anglaise, et Harthing prit place sur le canot canadien, en ordonnant à ses gens d'attendre son retour.
Pendant les quelques instants qu'ils se trouvèrent côte à côte, les Canadiens et les Anglais se toisèrent d'un air fort peu bienveillant; mais, grâce à la présence de leurs officiers respectifs, pas un mot ne fut échangé, pas un geste ne trahit ce bouillonnement intérieur de vieilles haines nationales qui n'auraient pas mieux demandé que de se manifester activement.
--Nage à terre! commanda Bienville à ses gens, dont les rames mordirent la vague.
--J'en suis bien fâché, monsieur, dit d'Orsy au lieutenant anglais, mais ma consigne est de vous bander les yeux.
--Faites.
Au bout de dix minutes les quatre canots accostaient la levée aujourd'hui nommée quai de la Reine.
M. de Frontenac n'avait cependant pas perdu son temps dans l'inaction. Chez cet homme énergique les idées décisives ne se faisaient point attendre; à peine convoquées, elles arrivaient vigoureuses, sages et hardies, et l'action suivait chez lui la pensée de près.
Bienville et d'Orsy avaient à peine mis le pied dans le canot qui les devait conduire au-devant du parlementaire, que déjà le gouverneur avait donné les ordres suivants aux officiers qui l'entouraient.
Il enjoignit d'abord à M. LeMoyne de Maricourt, frère de François de Bienville, d'aller prendre position à la basse ville, avec la compagnie qu'il commandait, sur la plateforme, qui était défendue par trois pièces de canon. M. de Maricourt était arrivé de Montréal avec son frère, M. LeMoyne de Sainte-Hélène, durant la nuit précédente, apportant la nouvelle que les troupes de cette ville ne tarderaient pas d'arriver. M. de Sainte-Hélène devait occuper un autre quai fortifié à la ville basse, avec le détachement dont il venait d'être fait capitaine. Puis, afin de tromper le parlementaire sur l'état de la place, vu que les troupes de Montréal et des Trois-Rivières n'étaient pas encore arrivées, ordre fut donné aux seuls trois cents hommes en état de combattre qui se trouvaient alors dans la ville, de faire un grand bruit d'armes sur le passage de l'envoyé de Phipps. Pour ajouter à l'illusion du parlementaire, qui n'y verrait rien au travers de son bandeau, le major Provost devait disséminer les troupes en différents endroits et les faire manœuvrer bruyamment par toutes les rues de la ville.
Les ordres du comte furent si bien exécutés que les premiers sons qui frappèrent l'oreille du lieutenant Harthing quand il mit le pied sur la levée, ne laissèrent pas que de l'étonner; car les Anglais croyaient, et non sans raison, la ville hors d'état de se défendre. Quelques artilleurs traînaient lourdement les pièces; d'autres roulaient des projectiles à quelques pouces de ses pieds ou faisaient cliqueter leurs épées à ses oreilles.
--Fanfaronnades que tout cela, se dit Harthing.
Mais il n'était pas à bout de mystifications.
D'après l'ordre du gouverneur, on lui fit faire les plus longs détours, le ramenant souvent au même point de départ, et toujours avec un grand bruit d'armes.
Harthing atteignit ainsi le pied de la côte de la Montagne; mais ici ce fut bien pis encore. J'ai déjà dit que la montée du port à la haute ville était barricadée par trois retranchements formés de chaînes et de tonneaux remplis de terre et de pierres. Aussi l'Anglais trébuchait-il à chaque instant. Ici un tonneau lui barrait le passage, là il serait infailliblement tombé sur un amas de pierres, sans la précaution que ses guides avaient de le soutenir; plus loin une chaîne tendue bien raide heurtait ses tibias.
--Diables de Français! grommelait-il.
Il parvint enfin à la haute ville. Mais bien loin de le conduire directement au château, ses guides s'engagèrent avec lui dans la rue Buade, en se dirigeant vers la grande place. En ce moment une compagnie d'infanterie les dépassa au pas de course; les trente hommes qui la composaient frappaient si bien du talon, que notre Anglais crut qu'il y en avait deux cents.
Il n'y eut pas jusqu'aux femmes qui ne s'avisèrent de mystifier le pauvre envoyé. La sœur Juchereau de Saint-Ignace rapporte, dans l'Histoire de l'Hôtel-Dieu, que les dames de Québec assaillirent de quolibets le parlementaire ahuri, et qu'elles l'appelèrent colin-*maillard, à cause du bandeau qui l'empêchait de voir.
Cependant Marie-Louise d'Orsy s'était mise à sa fenêtre dès le commencement du vacarme qui régnait dans la ville. Voyant approcher plusieurs militaires qui entouraient un officier anglais dont les yeux étaient bandés, la curieuse jeune fille mit la tête hors de la croisée.
Harthing n'était en ce moment qu'à quelques pas de la maison, et toujours escorté par MM. de Bienville et d'Orsy.
L'attention de Marie-Louise se trouvait tellement concentrée sur l'homme au bandeau, qu'elle ne remarqua pas d'abord son fiancé, qui lui envoyait le plus gracieux des saluts. Son regard s'attachait à la figure de l'étranger à mesure qu'il approchait. Lorsqu'il passa devant sa fenêtre, les yeux de la jeune fille devinrent d'une fixité étrange; puis elle pâlit, et se rejeta brusquement en arrière en poussant un cri qu'on entendit de la rue.
--Qu'avez-vous donc, mademoiselle? lui dit aussitôt la vieille Marthe, sa servante, qui se trouvait auprès d'elle.
--Mon Dieu! c'est lui! je l'ai reconnu! répondit Marie-Louise, dont la pâleur devint encore plus prononcée.
--Qui donc, mademoiselle?
--Harthing! Marthe, Harthing!
--L'Anglais!............
--Oui! O mon Dieu! s'écria-t-elle en fondant en larmes, faites, je vous prie, que ce pressentiment soit menteur! Mais quand j'ai vu cet homme près de mon fiancé, mon cœur s'est serré, Marthe, et il m'a semblé voir un nuage de sang qui passait entre eux! Mon Dieu! mon Dieu!
Et ses sanglots redoublèrent.
Le premier mouvement de l'officier anglais, lorsqu'il entendit le cri poussé par la jeune fille, fut de porter la main au bandeau qui l'empêchait de voir; mais d'Orsy, prompt comme l'éclair, arrêta son bras à moitié chemin, et lui dit d'une voix qu'il s'efforça de rendre calme:
--Monsieur Harthing, n'oubliez pas les conditions auxquelles vous vous êtes soumis.
L'Anglais laissa retomber son bras.
Oh! s'il eût pu s'imaginer qu'il venait de passer à trois pas de cette demeure qu'il brûlait de connaître!
Ce n'était pourtant que dans le but d'apercevoir l'habitation de Mlle d'Orsy qu'il avait sollicité, puis obtenu d'être envoyé comme parlementaire. Et dire qu'il lui fallait parcourir la ville sans rien y voir!
Au cri jeté par sa fiancée, Bienville avait fait un pas rétrograde; mais d'Orsy rappela son ami près de lui d'un regard si impératif, que le pauvre amoureux ne put s'empêcher d'obéir, tout en se demandant s'il ne rêvait pas, et quelle pouvait être la cause de ce drame muet dont il venait d'être le témoin.
Harthing et son escorte continuaient cependant leur marche.
Quand ils arrivèrent sur "la grande place," aujourd'hui le marché, trois compagnies y paradaient, tambours et fifres en tête.
--Ces démons-là sortent donc de terre! se dit Harthing; on nous assurait pourtant que la ville était complètement dépourvue de garnison.
Après maints détours, après mille circuits pour dépister notre homme, après l'avoir laissé se heurter plusieurs fois sur les quelques chaînes dont on avait barré les rues principales, l'escorte du parlementaire prit enfin le chemin du château.
M. de Frontenac y attendait l'envoyé de Phipps dans la grande salle, avec les officiers qui se trouvaient à Québec, et les gentilshommes des environs, que la première nouvelle du danger avait amenés auprès de lui.
Aussi, rien ne saurait peindre la surprise du parlementaire lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu'il se trouva en si nombreuse et surtout en si bonne compagnie.
Ils étaient en effet dignes de figurer à côté de leur chef, ces braves gentilshommes qui n'attendaient qu'un mot de sa part pour sauver leur patrie d'adoption, ou mourir comme on mourait alors, le mousquet ou l'épée à la main.
Auprès du comte de Frontenac, dont l'extérieur imposait tant à ceux qui l'approchaient, venaient, d'abord le chevalier de Vaudreuil, le sieur Juchereau de Saint-Denis,22 qui par sa belle conduite durant ce siège devait mériter des lettres d'anoblissements, M. LeMoyne de Sainte-Hélène, que la mort allait bientôt frapper au champ des braves, ses dignes frères MM. de Bienville et de Maricourt, et le major Provost, que le lecteur connaît déjà.
Vous auriez pu voir encore M. de La Touche, fils du seigneur de Champlain, et le chevalier de Clermont, qui tombèrent glorieusement tous deux sur le champ d'honneur, trois jours plus tard.
Il y avait enfin les de Saint-Ours, les Linctôt, les Couillard, les Boucher, les d'Ailleboust, les Chambly, les Dugué, les d'Arpentigny, les Tilly, les Baby, les de Lotbinière, et maints autres nobles gens d'épée qui se signalèrent tous dans les fréquents combats de ces temps chevaleresques dont les annales font aujourd'hui notre orgueil.
Harthing, qui s'était cependant remis de sa surprise première, s'avança le front haut vers le gouverneur, qu'il n'avait pas eu de peine à reconnaître au milieu de son état-major. Et, tendant un parchemin au comte, il lui dit en anglais, avec aplomb:
--Voici la sommation par écrit que mon commandant l'amiral sir William Phipps vous envoie.
--Monsieur d'Orsy, dit le gouverneur qui, sans toucher au parchemin, garda son poing gauche sur la hanche, à la royale, et demeura le front ombragé de son large chapeau, d'où jaillissait une gerbe de plumes blanches, veuillez prendre cet écrit et nous en traduire à haute voix la teneur.
D'Orsy prit le papier des mains du parlementaire et en traduisit le contenu à voix haute.
Un religieux silence règne dans la grande salle pendant cette lecture, silence à peine interrompu par le cliquetis des fourreaux d'épées qui heurtent le parquet, par suite de quelques mouvements nerveux de ceux qui les portent. Car elle est des plus propres à agacer les nerfs, cette sommation de l'amiral anglais.
Phipps accusait d'abord les Français de souffler la discorde en Amérique, témoin les hostilités qu'ils avaient commencées l'hiver précédent dans la Nouvelle-Angleterre et sur plusieurs points des frontières. Les colons anglais, craignant justement tout de gens qui les attaquaient en traîtres comme ils avaient fait à Schenectady, voulaient mettre fin à cette guerre de guet-apens, d'embûches et de massacres qui désolait depuis trop longtemps le continent américain.
En conséquence, l'amiral Phipps, venu au nom du roi Guillaume et de la reine Marie, sommait les Français d'avoir à rendre tous leurs châteaux forts et leurs forteresses, avec armes et munitions, enfin à se remettre eux-mêmes et leurs biens en la bonne disposition de l'amiral anglais vainqueur des Acadiens.
"Ce que faisant," ajoutait la sommation de Phipps, "je vous pardonnerai en bon chrétien, ainsi qu'il sera jugé à propos pour le service de Leurs Majestés et la sûreté de leurs sujets."
A mesure que M. d'Orsy traduisait cette impertinente sommation, le rouge montait à la figure des Canadiens. Lorsqu'il en vint à l'accusation de traîtres que Phipps lançait aux colons de la Nouvelle-France, un sourd murmure d'imprécations circula dans l'assemblée. Mais quand il s'agit de reddition et du pardon de l'amiral, la voix de l'interprète fut couverte un moment par les menaces bruyantes qui grondaient de toutes parts.
--Pendons l'envoyé! s'écria même M. de Valrennes d'une voix vibrante qui domina toutes les autres.23
Harthing comprenait bien le français; mais il n'en avait voulu jusque-là rien laisser paraître; aussi pâlit-il un peu quand il entendit cette voix qui demandait sa pendaison.
Mais il eut honte de laisser percer quelque crainte, et, tirant sa montre d'une main qu'il eût pourtant voulu être plus ferme, il dit que dans une heure, au plus, l'amiral désirait avoir une réponse positive.
Comme les murmures de ses officiers irrités devenaient de plus en plus prononcés, M. de Frontenac promena son regard fier et calme sur l'assemblée, et ces grondements s'éteignirent aussitôt.
Se tournant ensuite vers le parlementaire, qui s'était entièrement remis:
"Monsieur, lui dit-il avec dignité, vous nous avez laissé voir, il n'y a qu'un instant, que vous entendez parfaitement le français, veuillez donc transmettre à votre amiral ce que je vais vous dire.
"D'abord, sachez que je ne reconnais nullement Guillaume, prince d'Orange, pour roi de la Grande-Bretagne; il n'est à mes yeux qu'un lâche usurpateur qui a foulé aux pieds les droits les plus saints en jetant à bas du trône son beau-frère, Jacques II, dont il a pris la place. Je n'ai donc rien à démêler avec lui.
"Quant aux accusations dont vous nous gratifiez si légèrement, laissez-moi vous dire que vous les méritez bien plus que nous. Quelle est en effet la cause qui m'a fait ordonner l'expédition de Corlar,24 dont la réussite vous a causé tant d'émoi? Rappelez-vous, monsieur, cet odieux massacre de Lachine dont vous fûtes les instigateurs. Comment appeler l'acte de gens qui, semblant craindre de faire la guerre à leurs propres frais et périls, soudoient ces cruels enfants des bois qui méconnaissent tout droit des gens, et se réjouissent ensuite à huis-clos des cruautés auxquelles ils paraissent étrangers, mais dont ils sont pourtant bien les auteurs?
"La destruction de Corlar n'a été qu'une légitime représaille de cette œuvre ténébreuse et sanglante de Lachine, à tout jamais marquée du sceau de l'Angleterre. La postérité, j'en suis sûr, comprendra la dure nécessité du sang versé par nous dans la Nouvelle-Angleterre, mais elle flétrira de toute son indignation la lâcheté des fauteurs du massacre de Lachine.
"Quant à accepter les conditions par trop humiliantes que nous offre si peu courtoisement sir William Phipps, quant à nous rendre, en un mot, croyez-vous que si j'inclinais à le faire, tant de braves gens ne s'y opposeraient pas?
"Vous avez ouï les murmures d'indignation que votre arrogante sommation a soulevés autour de moi; eh bien! sachez que ces sentiments sont communs à tous nos gentilshommes ainsi qu'au dernier de nos paysans.
"Enfin, quand même les conditions que vous nous offrez seraient plus douces et courtoises, croiriez-vous par hasard que nous voudrions nous y fier? Pensez-vous, monsieur, que la parole d'un homme qui n'a pas rougi de violer la capitulation de Port-Royal, soit de bon aloi sur le sol canadien?
"Détrompez-vous alors, et allez dire à votre maître qu'il n'est à mes yeux qu'un rebelle, puisqu'il a manqué à la foi qu'il devait à Jacques II, son roi légitime, et qu'au nom de Louis le Grand, roi de France, je méprise l'insolent défi que votre amiral n'a pas craint de m'envoyer."
Harthing restait confus et humilié par la rude réponse du gouverneur, à laquelle il ne s'attendait guère. Mais comme il n'aurait pas été prudent pour lui de transmettre mot pour mot, à sir William, les paroles du gouverneur, il demanda une réponse écrite.
--Allez! lui dit le comte de Frontenac, dont l'indignation si longtemps contenue se faisait jour enfin, allez! Je vais répondre à votre maître par la bouche de mes canons! Qu'il apprenne que ce n'est pas de la sorte qu'on fait sommer un homme comme moi!25
--Messieurs de Bienville et d'Orsy, dit-il ensuite à ceux-ci, reconduisez monsieur avec les mêmes égards et les mêmes précautions qui ont accompagné sa descente à terre.
Quand il entendit prononcer le nom de Bienville, Harthing lança un regard haineux à ce dernier. Dent-de-Loup, qui lui-même tenait ce renseignement de Boisdon, lui avait appris que François était le fiancé de Marie-Louise d'Orsy.
Une demi-heure plus tard, Harthing rejoignait de nouveau sa chaloupe, après avoir toutefois circulé à satiété parmi les chausse-trapes et les chevaux de frise qui semblaient naître sous ses pas.
--Au revoir, d'Orsy, grommela l'Anglais hors de lui, en mettant le pied sur son embarcation. Et son regard acéré alla tâter celui de Bienville, qu'il rencontra prêt à la riposte.
--A bientôt, monsieur Harthing, répondit courtoisement le jeune d'Orsy, qui salua le parlementaire et lui tourna le dos pour revenir à la ville.
--Cet Anglais ne me plaît pas du tout, dit alors Bienville à son ami.
--Peut-être te plaira-t-il encore moins, quand tu sauras qu'il est la cause du cri que ma sœur a jeté tantôt en le voyant.
--Oh! enfin! enfin! dis-moi par quelle fatalité cet homme............
--Mystère! pour le moment, mystère! interrompit d'Orsy. Et d'un bond, il s'élança sur la levée, que son canot venait d'accoster.
CHAPITRE VI
LE TROPHÉE.
Lorsque MM. de Bienville et d'Orsy abordèrent le quai de la Reine, l'animation bruyante qui régnait dans la ville quand les deux amis l'avaient laissée pour la seconde fois, avait presque complètement cessé.
D'après les ordres du gouverneur, toutes les troupes et les milices disponibles en ce moment étaient échelonnées sur les remparts, où les soldats, le mousquet au poing, devaient se tenir prêts à toute éventualité.
On se souvient que le major Provost avait, en l'absence du comte de Frontenac, disposé trois batteries de canons à la haute ville; la première, composée de huit pièces, était placée à l'endroit où l'on voit aujourd'hui le jardin du vieux château; trois autres canons étaient montés auprès d'un moulin à vent sur le Mont-Carmel; on avait enfin pointé quelques petites pièces au-dessus de la rue Sault-au-Matelot, à l'endroit même où l'on voit aujourd'hui la grande batterie.
Cette artillerie était servie par des canonniers de l'armée régulière.
Les deux autres batteries, chacune de trois canons, que l'on avait établies à la basse ville, étaient confiées à deux compagnies de la marine commandées par Paul LeMoyne de Maricourt et par Jacques LeMoyne de Sainte-Hélène. Et certes, elles étaient entre bonnes mains, puisque MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène passaient pour les meilleurs canonniers pointeurs de la colonie.
François LeMoyne de Bienville et Louis d'Orsy, servant tous deux dans la compagnie commandée par M. de Maricourt, se trouvaient donc rendus à leur poste lorsqu'ils mirent le pied sur la levée où nous avons vu accoster leur canot.
Les pièces étaient déjà chargées, et l'on n'attendait plus pour faire feu que le premier coup de canon qui devait partir de la haute ville.
--Vous arrivez à temps, messieurs, dit alors le sieur de Maricourt à son frère et à Louis d'Orsy; car je viens de parier avec le chevalier de Clermont que j'abats le pavillon de l'amiral des trois premiers coups que je tire sur l'ennemi. Le chevalier prétend que le vaisseau de Phipps se trouve hors de la portée d'une pièce de vingt-quatre. Qu'en dis-tu, Bienville?
Celui-ci mesura du regard l'espace libre qu'il y avait entre la flotte et le quai, puis se tournant vers son frère:
--Je soutiens ton pari contre le chevalier de Clermont.
--Vraiment? Bienville, fit celui-là.
--Oui, chevalier.
--Bien que l'habileté de notre commandant comme artilleur me soit connue, je ne crois pas qu'un boulet de vingt-quatre puisse atteindre sûrement le but que vous lui donnez.
--Vous pourriez bien vous tromper.
--Parbleu! je le souhaite, mais je tiens à mon opinion.
--Fort bien! chevalier. Mais moi je parie toujours pour mon frère. Bien plus, la marée monte; or je m'engage à aller chercher à la nage ce pavillon anglais qui flottera sur les eaux avant un quart d'heure.
--Ah! Bienville, si je ne savais pas que la forfanterie est aussi loin de votre cœur que le courage en est proche, je croirais cette offre-là fort hasardée. Qu'en dois-je donc conclure?
--Ce que vous en devez conclure, mille bombes! s'écria Bienville piqué au vif, c'est que nous voulons montrer aux Anglais, mon frère et moi, quels sont les gens qu'ils viennent attaquer. Tiens-tu pour moi, d'Orsy?
--Certes! répondit celui-ci, le beau moment pour reculer!
--Pardonnez-moi, Bienville, reprit alors le chevalier de Clermont en tendant la main à son compagnon d'armes. Mordiable! votre projet de bain glacé me sourit assez, et je vous demande sérieusement la faveur d'être de la partie.
--Oh! bien volontiers! d'ailleurs la baignoire est assez grande pour nous trois.
M. de Maricourt venait cependant de pointer lui-même sa dernière pièce, lorsqu'une forte détonation qui partait de la cime du cap, fit lever la tête aux artilleurs.
--Le signal! s'écria Bienville.
--Haut la mèche! haut le bras! commanda Maricourt.
Trois artilleurs rapprochèrent de leur pièce respective les étoupilles allumées.
--Première pièce! feu! cria le commandant.
Un long jet de flamme jaillit de la gueule du premier canon qui, en reculant, parut se cabrer d'aise de montrer enfin sa grosse voix.
Les officiers, qui avaient eu soin de se tenir en dehors du nuage de fumée que devait produire l'embrasement de la poudre, avaient les yeux rivés sur le vaisseau amiral.
--Bien visé, Maricourt! s'écria Bienville; le projectile a coupé les haubans de bâbord du dernier hunier, quelques pieds plus bas que le pavillon.
--Voyons ce que fera le second, dit le commandant, qui ordonna le feu d'une autre pièce.
--Très bien! exclama de nouveau Bienville, le bois est entamé, cette fois! Bas les habits, d'Orsy.
--Eh! corbleu! Bienville, oublies-tu que j'en suis, repartit le chevalier de Clermont en ôtant son justaucorps.
Le troisième coup de feu couvrit sa voix.
--Bravo! bravo! s'écria Bienville en applaudissant de la voix et des mains. Voyez un peu maintenant, chevalier.
Le projectile avait porté en plein bois, fracassant le mât et hachant les haubans de tribord.
Alors une immense acclamation roula sur les flancs du cap, car le pavillon de l'amiral, dépourvu d'appui, venait de tomber sur les eaux du fleuve, entraînant sa drisse avec lui.26
Et les détonations se succédèrent sans interruption sur les remparts et les quais.
Cependant d'Orsy, Bienville et Clermont, en simple costume natatoire, se tenaient sur le bord de la levée, prêts à sauter dans le fleuve aussitôt que le pavillon serait en vue.
Bienville fut le premier à l'apercevoir.
--En avant, messieurs, dit-il en piquant une tête dans le Saint-Laurent.
Les trois plongeons n'en firent qu'un, puis la tête des nageurs reparut ruisselante hors de l'eau.
--Brrrrrr! fit d'Orsy en secouant la tête, froide en diable cette eau-là!
--J'ai vu mieux que ça...... à la baie d'Hudson...... le printemps dernier, dit Bienville qui, nageur émérite, avait déjà quelques pieds d'avance sur ses compagnons. Il nous fallait... emporter un petit fort... dont nous étions séparés... par une rivière... de deux arpents...de large... Mais nous avions compté ... sans la fonte des neiges... et l'inondation... La rivière coulait... à pleins bords... quand nous y arrivâmes... Vingt-deux hommes seulement... savaient nager dans ma compagnie... Cinquante Anglais... nous attendaient de l'autre côté... N'importe, je donnai... le signal et l'exemple... et houp! en avant!... nous y étions... Diable d'eau!... qu'elle était froide!... Elle aurait gelé celle-ci.
--Et vos Anglais? demanda Louis d'Orsy, qui suivait son ami de près.
--Bah! repartit Bienville en se tournant sur le dos pour faire la planche, afin de permettre à Clermont, qui tirait de l'arrière, de le rejoindre, bah! nous en eûmes... bientôt raison. Allons! chevalier, arrivez donc... Êtes-vous engourdi?
--Depuis que j'ai reçu... certain coup... de tomahawk... sur la jambe gauche... je nage ... avec peine.
--Dans ce cas... retournez à terre.
--Bienville... vous voulez me rendre... la monnaie de ma pièce... de tantôt... Vous êtes... dans votre droit... En avant!... messieurs... en avant!
Les trois nageurs, qui se trouvaient alors vis-à-vis de l'ancienne douane, mais à dix arpents de terre, piquèrent au large vers le pavillon. Ce dernier était encore à huit cents pieds plus bas; mais la marée montante l'entraînait vers les trois gentilshommes.
Ils virent jaillir l'eau en plusieurs endroits dans les environs du pavillon, que le flux leur apportait, et plusieurs fortes détonations parties de la flotte leur firent lever la tête.
D'autres décharges succédèrent aux premières et quelques projectiles vinrent en sifflant tomber auprès des trois amis.
--Parbleu! dit alors Bienville avec un admirable sang-froid, il paraît que... nous allons au feu dans l'eau... Mais ces messieurs...
Un boulet qui vint s'engloutir à dix pieds de lui et le couvrit d'eau en tombant, lui coupa la parole.
--Ces messieurs... nous prennent décidément... pour des cibles... puisqu'ils tirent à côté, continua-t-il, comme si de rien n'était.
Le pavillon flottait alors à quelques cinquante pieds en avant.
Bienville redouble de vigueur, tandis que balles et boulets pleuvent autour de lui. Quelques brasses énergiques l'amènent enfin près du pavillon, qui tient encore au tronçon du mât coupé par le boulet de Maricourt.
Appuyant alors ses deux mains sur ce dernier débris, et sortant hors de l'eau son buste qui ruisselle:
--Vive la Nouvelle-France! crie Bienville aux Anglais, de toute la force de ses poumons.
Et trois fois ce cri de victoire s'en va déchirer l'oreille de l'amiral, qui rugit sur son banc de quart.
--Feu partout sur ces démons! s'écrie Phipps d'une voix étranglée par la rage.
Un réseau de flamme et de fumée enveloppe un instant le gaillard d'arrière du vaisseau amiral, qui ne peut faire feu des deux côtés de ses sabords, vu la position que lui donne le flot.
Quelques projectiles passent en miaulant près de Bienville, qui a pris soin de rentrer dans l'eau jusqu'au cou, après avoir jeté ses trois défis. Une balle vient même couper la drisse qui rattache le mât au pavillon.
--Ça me va, dit-il, car j'avais oublié mon couteau. Merci, messieurs, ajouta-t-il, en tournant le dos aux Anglais. Puis, il saisit le pavillon avec ses dents et l'entraîne à la remorque.
Bienville avait cependant perdu ses amis de vue depuis quelques minutes, et, lorsqu'il les rejoignit, à son retour, il s'aperçut que d'Orsy soutenait le chevalier.
--Diable! êtes-vous blessé, Clermont? lui dit-il en voyant une teinte rougeâtre colorer l'eau.
--Ne m'en parlez pas, Bienville... ces mécréants m'ont... entamé la jambe droite... justement la meilleure... les chiens!
--Es-tu fatigué, d'Orsy? demanda Bienville.
--Pas le moins du monde...
--Dans ce cas... continue de nager... à droite de notre ami; je vais en faire autant... à sa gauche... pour le soutenir aussi.
--Messieurs, repartit alors le chevalier de Clermont, j'ai bien peur... que vous ne puissiez pas... gagner terre... en me soutenant ainsi... Laissez-moi donc... m'en tirer seul... Bah! en supposant... que je périsse... un jour plus tôt... un jour plus tard.... cela ne fait rien.
--Or çà, chevalier, répliqua Bienville, pour qui nous prenez-vous donc? Allons! laissez-nous faire... et tout ira bien.
Ils continuèrent d'avancer vers la terre, tout en entendant passer des projectiles autour d'eux.
Les artilleurs de la ville ne restaient pas inactifs, et pour protéger la retraite des trois braves, ils nourrissaient un feu d'enfer entre eux et la flotte ennemie; ce qui eut pour effet d'empêcher les Anglais de mettre leurs chaloupes à l'eau, et de poursuivre les trois Canadiens.
Ceux-ci avançaient lentement; car M. de Clermont, dont la blessure n'était pas grave, mais qui pourtant perdait beaucoup de sang, ne pouvait presque pas s'aider à nager.
--Soyez raisonnables... mes chers amis, dit-il bientôt. Laissez-moi... je vais faire la planche... Peut-être la marée... me portera-t-elle.... à terre.... et...
--Dieu me pardonne! chevalier... mais vous divaguez... Allons! courage, ami...voici qu'on vient à nous.
Des chaloupes que M. de Maricourt envoyait pour les recueillir, accouraient à force de rames.
Quelques minutes plus tard, les trois nageurs étaient hissés sur la première embarcation venue, par dix bras empressés.
--Ouf! les dents me font mal, le pavillon était lourd à traîner, dit Bienville en reprenant haleine.
--C'est qu'il est chargé de gloire, repartit d'Orsy.
Une véritable ovation attendait les trois braves. A peine eurent-ils mis pied à terre, que vingt robustes gaillards les enlevèrent du sol pour les porter à la haute ville. Clermont eut beau se défendre sur sa blessure, rien n'y fit; et après avoir bandé sa jambe, tant bien que mal, il lui fallut suivre ses amis à la hauteur de leur triomphe. Et les enthousiastes porteurs se dirigèrent en acclamant vers la côte de la Montagne.
Le véritable triomphateur était François de Bienville. Fièrement drapé dans le pavillon anglais, les bras croisés sur sa forte poitrine, il semblait se dire que ces honneurs ne lui étaient que justement dus. Aussi jetait-il un regard assez calme sur la foule de militaires, de bourgeois, de femmes et d'enfants qui se pressaient sur son passage en le saluant de mille joyeux vivats. Car le Français, brave et glorieux par excellence, n'est jamais étonné des honneurs de la victoire.
A l'entrée de la rue Buade, M. de Frontenac, qu'on avait mis au courant des hauts faits des trois amis, s'en vint au-devant d'eux.
--Bien! messieurs! très bien! s'écria le gouverneur en les apercevant. Ces Anglais fussent-ils cinq mille, avec cinq cents hommes comme vous à mes côtés, je ne les crains pas.
--Vive monseigneur! Vive Bienville! Vive la France! vociféra la foule qui encombrait la place.
Bienville détourna la tête pour cacher l'émotion qui le gagnait. Il aperçut alors Marie-Louise qui le regardait de sa fenêtre; elle applaudissait de tout cœur, tandis que des larmes de bonheur glissaient sur ses joues.
Ces doux pleurs de sa fiancée lui allèrent au cœur, et, saisi d'une indicible émotion, il déroula vivement le drapeau qu'il avait jeté autour de son buste; et, se levant debout sur les épaules de ses porteurs, il agita son glorieux trophée sur la foule qui endoyait à ses pieds, en criant d'une voix tonnante:
--Vive la France! et mort à l'Anglais!
Le peuple répondit par un écho terrible qui s'en alla s'éteindre sur la flotte ennemie.
Le cortège continua sa marche vers la "grande église." Bourgeois et soldats, enfants, femmes et vieillards, tous, tant qu'ils purent, entrèrent dans la cathédrale, à la voûte de laquelle on suspendit le glorieux trophée.27
Note 27: (retour) "Les batteries de la basse ville ouvrirent le feu bientôt après. Les premiers coups abattirent le pavillon de Phipps; des Canadiens allèrent l'enlever à la nage, malgré un feu très vif dirigé sur eux de la flotte. Ce drapeau a resté suspendu à la voûte de la cathédrale de Québec, jusqu'à l'incendie de cette église pendant le siège de 1759." (M. Garneau.)
Et les prières ardentes de tous ces hommes de foi montèrent des dalles et des parvis vers l'Éternel, qui entendit la voix suppliante d'un peuple héroïque.
A peine François de Bienville et ses deux compagnons avaient-ils enfin repris pied sur le sol, sortaient-ils de la cathédrale, que le bruit mat de plusieurs tambours battant aux champs se fit entendre.
D'abord éloignés, ces sons qui viennent des plaines semblent se rapprocher.
On court vers la rue Saint-Louis, et les vivats d'ébranler de nouveau les airs en joyeuses acclamations.
M. de Callières entrait dans la ville, à la tête de huit cents hommes du "gouvernement de Montréal." Craignant d'être surpris sur le fleuve par quelque vaisseau anglais, M. de Callières avait, la nuit précédente, fait débarquer ses troupes à la Pointe-aux-Trembles; et le reste du trajet s'était fait à pied.
Bienville et d'Orsy, avant de retourner à leur poste auprès de M. de Maricourt--Clermont était allé faire panser sa blessure--purent voir les nouveaux venus, qui semblaient des plus joyeux d'arriver.
--Quel dommage, s'il n'était rien resté pour nous, disaient entre eux les gens de Montréal en défilant par la rue Saint-Louis. Mais, Dieu merci, les violons seuls ont commencé à jouer; nous serons donc à temps pour la danse! bravo!
CHAPITRE VII
ANGLAIS ET FRANÇAIS.
Sur les huit heures du soir de la même journée, François de Bienville se reposait de ses nobles fatigues auprès de son ami d'Orsy et de son heureuse fiancée.
Comme rien ne laissait présager une attaque nocturne, les deux officiers avaient obtenu congé pour la nuit; seulement ils étaient avertis qu'un coup de canon tiré du fort Saint-Louis devait rappeler, en cas d'alerte, officiers et soldats à leur poste.
La conversation roulait naturellement sur les événements de la journée. Aussi, point n'était besoin de lieux communs, cette peste de nos soirées bourgeoises inventée pour la grande mortification des gens d'esprit.
--Mon Dieu! si vous saviez ce que j'ai souffert aujourd'hui! disait, avec un tendre accent de reproche, Marie-Louise à son fiancé.
--Qu'est-ce donc qui vous a causé cette souffrance?
--La crainte.
--Mais vous n'avez couru nul danger, que je sache?
--Oh! je n'ai pas tremblé pour moi, mais pour vous seulement.
--Pour moi!
--Cela vous étonne? Mais vous ne savez donc pas que je vous ai vu lutter contre les flots, et que chacun de vos mouvements resserrait cet étau d'angoisse qui broyait mon cœur. Oh! dites-moi, auriez-vous agi de la sorte, si vous aviez pensé que j'étais peut-être témoin de votre téméraire action?
--Ne vous fâchez pas de cet aveu, Marie-Louise, mais je crois, au contraire, que le pressentiment que j'avais d'agir sous vos yeux est bien entré pour quelque chose dans la hardiesse de mon entreprise.
--Méchant! fit la jeune fille, qui le caressa d'un regard moitié grondeur et moitié satisfait.
Car il n'est pas de femme dont l'amour-propre reste insensible aux beaux faits qu'elle sait inspirer.
--Mais, je vous en prie, dites-moi, reprit Bienville, quelle est la cause de la frayeur que vous avez manifestée ce matin.
--Ce matin! mais à quelle occasion?
--Ne vous rappelez-vous pas ce cri qui vous est échappé lorsque nous avons passé devant la maison, avec le parlementaire anglais?
--Ah! mon Dieu! ne me parlez point de cela, monsieur de Bienville.
--Mais pourquoi donc?
--C'est qu'il en est de certains souvenirs comme des morts, il ne faut point les évoquer.
--Mille pardons de mon indiscrétion, repartit Bienville, mais je n'insisterais pas si votre frère ne m'avait déjà promis des révélations.
--Qu'as-tu donc dit à M. de Bienville? demanda Marie-Louise à son frère.
Celui-ci faisait en ce moment une guerre acharnée aux tisons ardents qui s'ébaudissaient dans l'âtre. Il se donnait cette occupation afin de ne point prendre part à la conversation des deux amoureux, et partant de les laisser causer tout à leur aise.
Cependant la question de sa sœur lui fit lever la tête, et il répondit tranquillement:
--Je lui ai dit que la vue de Harthing est la cause du cri que tu as jeté lors de son passage.
--Tu aurais bien dû...
En ce moment on frappa deux coups secs à la porte.
--Qui diable peut venir à cette heure? dit Louis.
Et il alla ouvrir.
--Est-ce bien ici la demeure de M. Louis d'Orsy? demanda quelqu'un du dehors.
Telle était l'obscurité que Louis distingua seulement l'ombre d'un homme, le nez dans son manteau et le feutre tiré sur les sourcils.
--Oui, monsieur, répondit Louis.
--Alors, veuillez remettre cette lettre à Mlle d'Orsy, reprit l'inconnu, qui mâchonna ces mots, fit un pas en avant et tendit à Louis la missive. Mais la lumière qui éclairait l'intérieur de la maison, vint, par le mouvement qu'il fit, frapper le messager à la figure; et, malgré la précaution que ce dernier avait prise de se voiler le visage d'un pan de son manteau, Louis entrevit assez son homme pour le reconnaître plus tard, quand la marche des événements lui indiqua que cet individu était Jean Boisdon.
Aussitôt qu'il se fut acquitté de son message, le porteur ne se fit point prier pour tourner les talons et disparaître dans la nuit.
--Une lettre pour toi, dit Louis en tendant à sa sœur une missive cachetée d'un grand sceau de cire rouge.
--Pour moi!.... Mon Dieu! qui peut m'écrire ainsi?
--Déachète-la donc! lui dit son frère, moitié souriant et moitié sérieux.
--Harthing!......s'écria Marie-Louise qui, après avoir lu la signature, recula d'un pas et resta quelques instants immobile et comme pétrifiée par la terreur.
Instinctivement, le même cri déchira la gorge des deux amis.
--Harthing! grommela Louis, qui se rapprocha de sa sœur.
--Harthing! toujours cet homme! gronda Bienville.
Frissonnante, Marie-Louise tendit la lettre à son frère en lui disant:
--Tiens, lis, toi.
Celui-ci lut alors à voix haute ce qui suit, sans pouvoir empêcher pourtant le dédain et la colère d'assourdir sa voix.
"Mademoiselle,
"L'éloignement ni le temps n'ont pu affaiblir en moi l'ardeur de mes sentiments à votre égard. Et malgré le refus cruel et la malheureuse scène qui précédèrent votre départ de Boston, je vous aime encore avec, au moins, toute la passion d'autrefois.
"Pourquoi donc faut-il qu'une simple question de nationalité mette entre nous deux une muraille plus dure que le fer? Hélas! mon seul nom d'Anglais amena sur vos lèvres un méprisant sourire, alors que je vous fis, là-bas, le premier aveu de mon affection pour vous!
"Et pourtant, depuis quand l'amour s'est-il pu choisir une patrie?
"De toutes les femmes que j'ai rencontrées, vous seule, mademoiselle, avez pu faire vibrer les fibres d'un cœur toujours insensible à tout autre regard que le vôtre. En vain ai-je voulu étouffer en moi votre souvenir par les moyens les plus énergiques, et souvent, hélas! les plus opposés à ce culte idéal que je vous avais voué; non seulement je n'ai jamais pu l'éteindre, mais encore a-t-il vaincu ma force et ma fierté blessée. Sans cesse ni relâche, ce souvenir me poursuit le jour, et, quand vient la nuit, il se suspend à mon chevet pour se glisser dans chacun des rêves qui passent sur mon front brûlant. Il me tuera, sans doute!
"Le seul fait de vous avoir écrit vous prouvera que j'ai cessé, de guerre lasse, cette lutte impossible contre moi-même. Aussi dois-je avouer que je ressens plus que jamais l'affreux malheur de vous être non seulement indifférent, mais presque odieux.
"Car, tant que je résistai à cet entraînement, les raisons que je trouvais pour me persuader de la démence de ma passion, me forçaient de rompre avec toute espérance; je voyais un refuge seulement dans la mort, que je cherchais partout sans qu'elle vînt jamais.
"Mais maintenant qu'un hasard--l'appellerai-je heureux?--me rapproche de vous, maintenant que je ne combats plus parce que, peut-être, j'incline à espérer encore, je souffre horriblement à la seule pensée qu'un autre que moi vous pourra posséder.
"Car je sais que vous aimez un jeune Canadien nommé Bienville. Oh! qu'il est heureux, celui-là! et que je l'exècre!"
--Je te le rends bien, va! interrompit François.
"Mais, cet homme vous aime-t-il autant que je sais vous aimer, moi?... Sa constance a-t-elle fait ses preuves ainsi que la mienne? Aurait-elle pu tenir contre un refus sanglant et près de trois ans de séparation? A-t-il, comme moi, fait partie d'une expédition lointaine et grosse de périls, rien que pour apercevoir le toit qui vous abrite, ou seulement voir un coin du ciel sous lequel vous vivez?
"Et encore, quelles sollicitations, que d'adresse ne m'a-t-il pas fallu employer pour obtenir d'être envoyé comme parlementaire, afin d'avoir le bonheur de vous entrevoir au moins une fois. Mais, ô fatalité! le sort ne l'a pas voulu...
"Voilà comment j'ai su prouver à quel point vous méritez d'être aimée.
"Vous remarquerez peut-être qu'il aurait été bien plus court de m'adresser ce matin à votre frère, que la fortune semblait envoyer à ma rencontre. Hélas! je ne le pouvais pas. Ma qualité de parlementaire s'opposait d'abord à ce que je traitasse d'un sujet aussi étranger à ma mission. Et d'ailleurs, vous l'avouerai-je? j'avais peur que d'un seul mot, tant votre frère était froid à mon égard, il ne détruisît les chères illusions qui seules m'ont fait vivre depuis quelque temps.
"Maintenant, dites-moi, est-ce ainsi que ce Bienville a su vous prouver son amour? Et pourtant, vous l'aimez! tandis que moi...
"Oh! non, vous ne serez pas à lui! sous peu de jours, peut-être dans quelques heures, on donnera le signal de l'assaut. Sans doute que la ville sera emportée... et alors...
"Mais que la place soit prise ou non, n'importe! Je te veux revoir,
Marie-Louise, et je te reverrai! Je le jure par les puissances de
l'enfer! Dussé-je, pour cela, traverser le fleuve à la nage, passer sur
le corps sanglant de vos sentinelles, et, seul, escalader, l'épée aux
dents et l'espoir au cœur, l'abrupte rocher qui te protège! Oui, j'irai
te chercher bientôt, fût-ce le jour ou la nuit et au péril de mille
morts. Il te faudra bien me suivre alors, ou sinon, malheur à toi!....et
sur moi malédiction!
John Harthing."
Un éclair brûla l'œil de Bienville. Et ce lion rugit:
--Oh! veuille le sort, infâme, que nous nous rencontrions face à face dans la mêlée!
--Ah! tais-toi! tais-toi! s'écria Marie-Louise éperdue.
Et joignant les mains, elle leva sur son fiancé des yeux pleins de prière et de larmes, en lui disant, au milieu des sanglots qui l'étouffaient:
--Par grâce, tu le fuiras, n'est-ce pas?... Mais dis-moi donc que tu le fuiras... C'est qu'il te tuerait, vois-tu.... Fuir! qu'ai-je dit? je te demande de fuir, à toi?... O malheureuse que je suis! mon Dieu! mon Dieu!
Et, vaincue par la souffrance et la terreur où la jetaient ces pensées, la pauvre enfant s'affaissa sur elle-même.
--Revenez à vous, Marie-Louise, s'écria Bienville en se jetant à genoux aux pieds de sa fiancée. Pourquoi cette terreur et ces larmes? Ne voyez-vous donc point que cet homme est fou? Vouloir à lui seul pénétrer dans la ville!...
--Et prendre la place d'emblée! repartit Louis, qui se mit à rire afin de rassurer un peu sa sœur.
--Oh! si vous l'aviez vu comme moi, François, si vous saviez quelle énergie se peint sur sa figure, vous verriez bien alors qu'il est capable de tout!
--Oui, de tout ce qui est humainement possible, peut-être, mais point de ce dont il se vante.
Puis voyant l'excitation nerveuse de Marie-Louise se calmer un peu:
--Mais il est bien temps, ce me semble, que je connaisse la funeste cause qui jeta cet homme sur votre voie. Je vous supplie de ne m'en plus faire un mystère?
--Oh! moi, je ne pourrais point... Mais, mon bon Louis, parle, toi, dis-lui tout!
Celui-ci fit alors à son ami le récit qui va suivre.
--C'était un homme de caractère que John Harthing, comme l'indiquaient des sourcils épais et deux plis entamant son front de bas en haut à la naissance du nez, ainsi que des lèvres plates qui semblaient adhérer aux dents. Son front pâle, sillonné de rides, était comme un voile agité toujours par le souffle intérieur des passions. Et lorsque ses yeux, d'un gris verdâtre, s'animaient sous leurs paupières inquiètes, on y voyait passer les fauves reflets de ses appétits désordonnés. Une chevelure épaisse et rousse recouvrait négligemment ses tempes et son cou. Sa taille était un peu au-dessus de la moyenne, et sa figure accusait au moins trente ans.
Si cet homme, dont les désirs n'admettaient point d'obstacles, eût mis son énergique volonté au service d'une passion généreuse, il eût fait de grandes choses. Malheureusement ses instincts mauvais se faisant jour à chaque instant, la fièvre du mal dévorait aussitôt les bons sentiments qui dormaient en lui.
Pour peu qu'on veuille bien se reporter aux événements qui figurent dans le second chapitre, on se souviendra quelle passion subite la beauté de Mlle d'Orsy avait inspirée tout d'abord à Harthing, lorsque des circonstances deux fois fatales avaient amené l'officier anglais en la demeure des nouveaux orphelins. A peine fut-il sorti de leur habitation, alors que les pauvres enfants pleuraient le bon père qu'ils venaient de perdre, que John Harthing se mit à chercher un moyen pour revoir Marie-Louise.
--Oh! qu'elle est belle! s'était-il dit en sortant. Voici que je l'aime, sans lui avoir jamais parlé, sans que son regard ait rencontré le mien pour me dire si je pourrai lui faire partager un jour l'émotion que sa vue m'a causée. Qu'elle est belle! combien je l'aime! et que je serai heureux.... si toutefois elle le veut bien! ajouta-t-il avec un soupir.
Au bout de huit jours, qui avaient paru bien longs à Harthing, celui-ci se présentait chez Louis d'Orsy, et cachait le but de sa visite sous deux prétextes assez plausibles. D'abord, il venait assurer les orphelins de la part qu'il prenait à leur juste douleur. Et ensuite, il demandait à Louis de vouloir bien lui donner, outre ses leçons d'escrime, quelques notions de français qu'il viendrait prendre chez M. d'Orsy lui-même, vu qu'il avait à sa caserne deux compagnons de chambrée qui les gêneraient dans leurs études. D'Orsy, sans défiance, se rendit aisément à ces raisons spécieuses, et consentit à recevoir ainsi l'officier chez lui quatre fois la semaine.
Les sévères vêtements de deuil que portait Marie-Louise, donnaient encore plus de relief à la pureté de son teint ainsi qu'à la distinction peu commune de sa personne.
Aussi, durant les quelques semaines qui suivirent, le malheureux Harthing sentit sa passion s'accroître de jour en jour; tandis que la blessure qu'elle lui causait devenait de plus en plus cuisante, à mesure qu'il voyait combien peu Marie-Louise paraissait lui porter d'attention.
C'était le soir que d'Orsy donnait ses leçons au lieutenant; et, pendant tout le temps qu'elles duraient, Marie-Louise, assise à l'écart, se livrait à des travaux d'aiguille, sur lesquels ses yeux restaient obstinément arrêtés, tandis que l'officier lui jetait de temps à autre un regard à la dérobée.
Mais n'importe; il la rencontrait assez souvent pour se dire qu'un jour viendrait peut-être où la jeune fille s'apercevrait enfin d'une admiration aussi constante que respectueuse. Ensuite, il la voyait presque chaque jour; que lui importait l'avenir? Et il était loin de penser qu'une brusque séparation pourrait bien mettre un terme à ces douces entrevues.
Il vint pourtant ce jour; ce fut lorsque Louis et sa sœur, après avoir reçu de France la nouvelle de la mort de leur tante et son héritage, purent payer leur rançon et se préparer à passer au Canada. Mais Harthing ignora tout presque jusqu'au dernier moment; car d'Orsy, ayant ses raisons pour ne point admettre un étranger dans la confidence de ses démarches intimes et de ses projets d'avenir, n'en avait rien dit à son élève. Quatre jours seulement avant de quitter Boston, il avertit ce dernier qu'il leur faudrait bientôt cesser leurs études. Et en même temps le jeune baron instruisit Harthing de son prochain départ pour Québec.
Cette nouvelle frappa le lieutenant comme un coup de foudre. Il eut pourtant assez d'empire sur lui-même pour n'en rien laisser paraître tant qu'il fut en présence des orphelins; mais une fois sorti de leur demeure, il exhala par les plaintes les plus amères la douleur que lui causait l'annonce de cette séparation inattendue.
--Pourquoi donc, s'écria-t-il en étouffant un sanglot qui lui montait à la gorge, pourquoi donc avoir entrevu le bonheur?... seulement pour le voir s'évanouir, alors que j'avais lieu d'espérer d'en pouvoir goûter un jour toutes les délices! Insensé! pourquoi ne lui avoir point fait plus tôt l'aveu de l'affection, de l'admiration sans bornes qu'elle a su m'inspirer? C'en est fait! elle m'a vaincu sans le savoir; eh bien! dès demain, j'irai la trouver pour lui offrir de partager mon sort et de porter mon nom. Elle est pauvre, et elle voudra bien accepter sans doute. Ah! oui, j'irai!
Quand la matinée du jour suivant fut assez avancée pour lui permettre cette démarche, Harthing, le cœur partagé entre l'espérance et la crainte, frappa discrètement à la porte de la chambrette que Marie-Louise allait bientôt quitter.
Celle-ci vint ouvrir et recula de surprise à la vue du lieutenant. En ce moment elle était seule; car son frère parcourait la ville pour hâter les préparatifs du départ.
--M'accorderiez-vous, mademoiselle, la faveur d'un moment d'entretien, dit le visiteur en saluant profondément Mlle d'Orsy.
--Certainement, monsieur, veuillez entrer, répondit celle-ci, qui rougit pourtant à la pensée de se trouver seule avec le jeune homme.
Et, montrant un siège à l'officier, elle alla s'asseoir, mais à une certaine distance de l'étranger.
--Où veut-il en venir? pensa Marie-Louise de plus en plus embarrassée.
--Permettez-moi d'abord, continua John Harthing, de m'excuser auprès de vous d'avoir caché sous de vains prétextes les fréquentes visites que je vous ai faites depuis quelques semaines. Vous me pardonnerez peut-être, quand je vous aurai dit que je vous aimai dès le premier jour où je vous vis.
A ces derniers mots la jeune fille se redressa soudain, tandis que l'expression de sa figure devenait sévère, et que le sang fuyait ses joues.
Harthing, troublé lui-même, prit en bonne part l'émotion que ses paroles semblaient produire sur la jeune personne. Et, s'enhardissant à mesure qu'il croyait causer une impression de plus en plus favorable:
--Oh! oui, mademoiselle, je vous aime comme vous n'avez jamais été aimée sans doute et comme peut-être vous ne le serez jamais. Vous êtes devenue, sans vous en douter, le but de toutes les aspirations de ma vie, mon seul espoir, mon seul bonheur. Dans le culte que je vous ai voué, le plus indifférent de vos gestes fait ma joie. Que serait-ce donc, ô mon Dieu! si votre regard venait répondre au mien, et si d'un mot vous alliez réaliser mes craintives espérances!
Surprise par cette brusque déclaration, Marie-Louise restait muette.
--Oh! dites-moi, s'écria-t-il avec plus d'ardeur encore, dites-moi que vous ne refusez point mon amour. Mettez un terme, aussi éloigné que vous le voudrez, à l'accomplissement de mes vœux les plus chers, mais promettez-moi, Marie-Louise, d'être ma femme un jour.
Aussi pâle que le fichu qui recouvrait sa gorge agitée, Mlle d'Orsy se leva, et jetant à l'Anglais un regard où la colère et le dédain semblaient rivaliser:
--Jamais! dit-elle.
--Oh! n'est-ce pas que je n'ai point compris, s'écria le malheureux en se jetant à genoux devant elle.
--La fille des barons d'Orsy ne peut pas être la femme d'un homme dont les compatriotes ont tué mon père! Allez! monsieur.
Et d'un geste impérieux la noble enfant lui fait signe de sortir.
Mais l'insensé, oubliant tout dans sa déception, saisit la main de Mlle d'Orsy.
En ce moment la porte s'ouvre avec violence et Louis d'Orsy, d'un bond, se jette sur Harthing.
--Comment! monsieur, dit-il d'une voix qui tremble à faire peur, voudriez-vous abuser de la faiblesse d'une jeune fille? Seriez-vous un lâche, monsieur l'officier?
Celui-ci veut répondre, mais la honte de sa déconvenue et la rage qui le domine l'en empêchent; et les mots s'arrêtent dans sa gorge desséchée.
--Sans vouloir vous espionner, continue d'Orsy, j'ai entendu vos propositions avec le juste refus qu'elles vous ont attiré; et je confirme ce que vous a dit ma sœur. Maintenant, monsieur, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Harthing s'était relevé; il était là, le front haut, pâle comme un mort, les mâchoires contractées et l'œil injecté de sang.
--Oh! enfers! cria-t-il enfin, éperdu, haletant. Je n'avais jamais daigné descendre jusqu'à l'amour... Il me semblait indigne d'un homme de guerre de perdre son temps aux genoux d'une femme... Et maintenant que j'en suis venu à mendier le regard d'une enfant, voilà qu'elle se rit de moi comme du dernier des bourgeois!
Il se dirigeait déjà vers la porte, quand il se retourna soudain, sombre comme le génie du mal, en s'écriant:
--Marie-Louise d'Orsy... je fais le serment de prendre une éclatante revanche... un jour... tôt ou tard... Au revoir, monsieur!
Et la fureur du malheureux était si grande qu'il ne pouvait plus se contenir. Il lui fallait de l'espace, et il quitta, pour n'y plus rentrer, cette demeure qui l'avait vu tant aimer et tant souffrir.
Quand d'Orsy eut finit ce récit que nous avons complété dans les détails qu'il devait nécessairement ignorer, Bienville, qui était devenu plus sombre encore, repartit:
--Je conçois maintenant le ton de sa lettre. C'est celui d'un homme qui, n'ayant plus rien à espérer par voie de persuasion, veut essayer les moyens violents pour voir s'ils ne lui réussiront pas mieux.
--Ce message, dit d'Orsy à son tour, est d'un insensé plus à plaindre qu'à craindre, je crois. Arrivé aux paroxysme d'une passion déçue et sentant bien qu'il n'a plus aucun ménagement à garder, il se laisse emporter par toute la fougue de son violent caractère.
--Mes pressentiments n'étaient pas menteurs, dit enfin Marie-Louise en sortant un peu de l'état de torpeur où le récit de son frère l'avait de nouveau jetée. Car depuis l'autre soir où cette sinistre figure m'est apparue par la fenêtre, un trouble, une angoisse indicible me tourmente. Il me semble qu'un affreux malheur me menace et m'atteindra bientôt. Pourquoi, mon Dieu! pourquoi donc avoir jeté ce forcené sur mes pas?
Un assez long silence suivit cette exclamation de la jeune fille. La sinistre figure de Harthing venait de surgir entre eux; adieu, doux propos! charmants rêves d'avenir, adieu!
Lorsque dans les beaux jours du printemps, les oisillons, ivres de joie, gazouillent sous la feuillée, ou traduisent en capricieuses roulades leurs naïves amours, ils semblent oublier alors tout danger qui pourrait les menacer. Mais le chasseur est là, qui guette, et, le doigt sur la détente, prend son temps et attend l'occasion pour mieux tuer. Soudain, le coup part et le plomb meurtrier traverse leur retraite. Adieu la joie! La volée s'enfuit en poussant des cris plaintifs. Bienheureuse encore, si la bande n'a pas trop d'absents à pleurer, quand elle s'abattra plus loin dans un secret recoin du bois.
Cependant les deux amis, tant pour rassurer Marie-Louise qu'afin de pourvoir à sa sûreté, car ils ne pouvaient se défendre eux-mêmes d'une certaine inquiétude, convinrent ensemble de veiller avec un soin extrême sur la petite maison de la rue Buade.
Ils décidèrent que durant le jour la jeune fille demanderait l'hospitalité aux dames ursulines, et que les nuits où Louis serait appelé au dehors par le service, François viendrait au logis.
Et comme il était déjà tard, Bienville prit congé et retourna au château.
M. de Frontenac y veillait encore. Bienville, lui ayant fait demander un moment d'entretien, lui raconta qu'une lettre partie du vaisseau amiral avait été apportée mystérieusement à Mlle d'Orsy. Comment avait-elle pu parvenir à sa destination? Était-ce par l'entremise d'un traître ou d'un espion?
--Le fait est grave, dit M. de Frontenac, et, si ce n'est un traître, l'espion qui pénètre ainsi dans nos murs est bien hardi; et je ne vois nullement par où quelqu'un peut s'introduire dans la place. J'ai fait poster des sentinelles partout où leur présence peut être requise. Mais je pensais, précisément avant votre arrivée, qu'il serait bon d'établir une barricade à l'entrée de la rue Sault-au-Matelot; car, à la faveur d'une nuit noire et de la marée haute, l'ennemi pourrait opérer un débarquement sur les bords de la rivière Saint-Charles et arriver, inaperçu, par la rue Sault-au-Matelot, jusqu'au pied de la côte de la Montagne. Je crois donc qu'il serait expédient de faire élever sans délai une barricade à l'endroit que je viens d'indiquer. Aussi vais-je donner mes ordres pour qu'on la commence immédiatement. D'ailleurs, dit le comte en congédiant le jeune homme, je vais voir à ce qu'on exerce une surveillance secrète.
CHAPITRE VIII
MOUSQUETADE ET MOUSQUETS.
Le matin du 17 octobre s'annonça sombre, humide et froid. Une forte brise de nord-est soulevait des vagues dans le port et les affolait en les irritant, tandis qu'une pluie fine et pénétrante jetait son manteau gris sur la ville engourdie.
Sept heures sonnaient au château, lorsque la sentinelle qui grelottait sur la terrasse, crut voir, au travers du brouillard, plusieurs embarcations se détacher des vaisseaux ancrés au milieu du fleuve. Le factionnaire se persuada bientôt, à n'en point douter, que ces chaloupes étaient chargées d'hommes. Aussitôt il donna l'alarme.
Nous avons vu que le château était bâti à l'endroit où est maintenant notre plate-forme. Située à quatre-vingts pieds au-dessus du niveau du fleuve et sur le sommet de la falaise, la maison du gouverneur général avait alors deux étages et cent vingt pieds de long, avec deux pavillons à chaque bout. La terrasse qui régnait en avant du château et regardait le fleuve et la basse ville, était longue de quatre-vingts pieds. Le château était irrégulier dans sa fortification, n'ayant que deux bastions situés tous deux à l'endroit où est maintenant le jardin du Gouverneur. Aucun fossé n'en défendait l'approche.
La garnison du château du Fort était de deux sergents et vingt-cinq soldats, outre la compagnie des gardes du gouverneur; celle-ci se composait d'un capitaine, d'un lieutenant et de dix-sept carabiniers.28
Dès que M. de Frontenac eut entendu le signal donné par la sentinelle, il s'empressa d'accourir. Et pourtant à peine avait-il pu reposer une heure, occupé qu'il avait été durant la nuit à donner ses ordres aux officiers. Le vieux militaire avait trop longtemps dormi sous la tente et au bivouac pour n'être pas brisé à cette vie d'alertes et de surprises qui est celle du soldat.
--Qu'y a-t-il? demanda le comte au factionnaire qui se tenait devant son chef, raide et au port d'armes.
--Il y a, monseigneur, répondit le soldat, que l'Anglais se prépare à prendre terre pour nous tomber dessus; voyez plutôt!
--Qu'on m'apporte ma lunette de longue-vue, demanda le gouverneur.
--La voici, monseigneur, lui dit bientôt une voix humble sortant d'un individu plus humble encore, qui courbait modestement l'échine devant le comte. Ce n'était autre que maître Saucier. Un bonnet de laine bleue, dont la mèche retombait paisiblement sur son oreille gauche, couvrait la tête du cuisinier, tandis que le classique tablier de sa caste dessinait les contours arrondis de son abdomen.
Maître Olivier avait très mal dormi durant la nuit précédente, ayant été berné par un cauchemar incessant. Il n'avait rêvé qu'assaut, saccage et massacre, et s'était réveillé baigné de sueurs froides, lorsque le jour commençait à poindre. Alors notre homme s'était levé tout de suite en essayant de chasser les idées sombres que ces rêves de la nuit suscitaient en lui. A peine entendit-il quelque bruit qu'il se mit à rôder dans les corridors du château. Aussi accourut-il un des premiers lorsque la sentinelle donna l'alarme. Puis ayant entendu le gouverneur demander sa lunette, il s'était empressé de l'aller quérir.
--Tiens! dit le comte, c'est vous, père Saucier! C'est bien, mais regagnez vos fourneaux, maintenant; car n'oubliez pas que j'aurai beaucoup d'hôtes à ma table d'ici à quelque temps. D'ailleurs, cet endroit-ci est très malsain pour un homme de votre corpulence.
--Jésus Dieu! je n'y pensais pas! fit Saucier en portant vivement les deux mains sur sa bedaine, comme s'il eût senti quelque biscaïen y faire une trouée.
Puis il prit sa course vers la cuisine.
M. de Frontenac braqua sa lunette sur la flotte, et resta quelques minutes à examiner les mouvements de plusieurs chaloupes ennemies qui se dirigeaient vers la terre.
--Vous aviez raison, mon brave, dit-il ensuite à la sentinelle; l'ennemi se prépare à débarquer. Allons! fit-il en se tournant vers quelques officiers qui l'avaient suivi, qu'on batte la générale et que chacun soit à son poste!
Alors un caporal tambour, escorté de deux soldats armés, parcourut toute la ville en sonnant la batterie d'alarme, tandis que, selon l'usage, tous les tambours de la place la répétaient à l'instant. Ce tapage mit en un moment le civil et le militaire en émoi.
Sir William Phipps avait compté sans l'orage et la marée pour le débarquement de ses troupes de terre.
Car le vent, prenant les embarcations en flanc, les entraînait vers la ville ou les poussait sur des brisants que la marée baissante laissait à découvert. L'un de ces bateaux, commandé par le capitaine Savage--Harthing était à son bord--parvint cependant, en forçant de rames, à se diriger vers la terre en droite ligne; mais le reflux laissa cette embarcation à sec entre la rivière Saint-Charles et l'église de Beauport; en vain voulut-elle regagner le large, il n'était plus temps.
Ceux qui la montaient se trouvèrent alors dans la plus critique des positions; car ils ne pouvaient plus communiquer avec les leurs, qui s'étaient empressés de rejoindre les vaisseaux. Leur situation était d'autant plus précaire qu'ils furent bientôt attaqués par quelques Canadiens qui accouraient déjà sur le rivage.29
Pendant plusieurs heures la barque anglaise, et ceux qui la montaient, souffrirent beaucoup d'une mousquetade bien nourrie dirigée sur eux par les habitants de Beauport que commandait leur seigneur M. Juchereau de Saint-Denis. Mais on dut se contenter de part et d'autre de s'attaquer de loin; car le terrain mouvant et vaseux des battures s'opposait à ce qu'on y pût marcher à l'ennemi sans danger.
Note 29: (retour) "On the next morning, we attempted to land our men, but by a storm were prevented, few of the boats being able to row ahead, and found it would endanger our men, and wet our arms; at which time the vessel Capt. Savage was in went ashore, the tide fell, left them dry, the ennemy came upon them." (Journal du major Whalley, commandant en chef des troupes de terre.)
Il serait impossible de rendre les accès de rage folle qui agitèrent Harthing durant tout ce temps. Certain que sa lettre avait été remise à Mlle d'Orsy la veille au soir, il sentait bien que ce message n'était pas de nature à lui concilier l'affection de la jeune fille et qu'il ne lui restait plus de ressource, pour parvenir à ses fins, qu'en la réalisation de ses menaces. D'ailleurs, il avait besoin de mouvement pour s'étourdir; et il était là, cloué sur un écueil, dans une complète inaction. Il appelait l'assaut de tous les vœux de son âme; et, loin de pouvoir y monter, il était, pour ainsi dire, assiégé lui-même, et exposé à tomber sous la fusillade que l'on entretenait du rivage contre le bateau qui le portait.
--Par Satan! grommelait-il, les éléments vont-ils donc se joindre aussi à tous les obstacles contre lesquels il me faut déjà lutter? Quelle puissance occulte te protége donc, Marie-Louise d'Orsy? ou quels démons acharnés contre moi me lient ainsi de leurs chaînes de fer? Tout semble conspirer contre moi: destins, préjugés, patrie, nature, ciel, enfer, tous me meurtrissent et m'écrasent et semblent s'égayer de ma longue agonie avant de jouir de mon dernier râle! Oh! allez! allez toujours! car je suis fort encore et je serai lent à mourir!
--Oh! que je l'aime! ajoutait-il; mais que je souffre au cœur!... J'ai du feu dans les veines!... Malédiction!...
Et ce supplice, d'autant plus insupportable qu'il était concentré, dura trois heures.
Aussi renonçons-nous à décrire l'état d'excitation du malheureux Harthing, quand la marée, venant déchouer leur bateau, permit aux Anglais de rejoindre la flotte.
Cependant l'émoi que la batterie de la générale avait jeté par la ville, y régnait encore. Tout le militaire était sous les armes, ainsi que les bourgeois en état de les porter. Pendant ce temps, les vieillards, les femmes et les enfants transportaient en grande hâte aux Ursulines leurs objets les plus précieux, voire même des marchandises, pour les mettre à l'abri dans les murs épais du couvent.30
Ce n'était que cris, confusion, vacarme et désordre depuis la "grande place" jusqu'au monastère des bonnes sœurs. Les rues des Jardins et du Parloir étaient encombrées de femmes et d'enfants, de meubles et d'effets, le tout criant, remuant et grouillant.
--Place donc! s'écriait dame Javotte Boisdon, robuste commère dont les reins solides et les jarrets musculeux pliaient à peine sous le poids d'un gros coffre où elle avait jeté pêle-mêle linge, habits, chaudrons et casseroles; mais rangez-vous donc, vous autres!
--Rangez-vous donc vous-même! riposte d'une voix aigre et chevrotante une petite vieille ridée et cassée qui chancelle sous la pesanteur d'un lit de plumes qu'elle traîne à la remorque.
--Allons! mère Picard, soyez tranquille, reprend l'autre. On ne déménage plus à votre âge; et vous auriez mieux fait de rester couchée sur votre paillasse que de la traîner avec vous.
--Et votre batterie de cuisine y gagnerait de passer par le feu, réplique la vieille; car il y a trop longtemps qu'elle n'a pas vu l'eau!
Dame Javotte irritée bouscule sa voisine, qui va donner de la tête dans la vitre d'une horloge; cette glace vole en éclats sur le dos d'un enfant qui la porte, tandis qu'un méchant clou, dont la pointe sournoise dépasse l'un des angles du coffre aux chaudrons, pénètre dans la couverture du matelas, qu'elle laboure dans sa longueur en y faisant une ample déchirure par où la plume s'échappe, roule sur la terre ou s'envole au vent. Et l'enfant de pleurer, la vieille de se lamenter, tandis que la gaillarde moitié du digne Boisdon continue son chemin sans remarquer le dommage qu'elle a fait.
Ici, un vieillard voulant mettre en sûreté les quelques jours qui lui restent à vivre, se traîne avec l'aide du faible bras de sa fille. Là, une jeune mère haletante, échevelée, emporte en courant un enfant à la mamelle et dont les yeux regardent avec étonnement la scène étrange qui les frappe.
Plus loin, c'est quelque pauvre invalide ou un moribond que l'on transporte sur une litière improvisée.
Partout le grotesque et le sublime, la faiblesse, l'empressement et l'effroi se heurtent et se poussent en tout sens dans la direction du monastère.
Tout à coup, la tête de cette cohorte alarmée s'arrête, ce qui occasionne un mouvement rétrograde parmi le reste de la cohue. Et les cris: Place! place! dominent le tumulte.
On se range instinctivement de chaque côté de la rue; on se pousse, on s'écrase avec des cris de douleur étouffés. Alors dans l'espace laissé libre s'avancent des prêtres en habits d'office et précédés de quelques enfants de chœur portant en procession un tableau de la sainte Famille. On s'en va le suspendre au clocher de la cathédrale pour mettre la ville sous la protection de la sainte Famille.31
Note 31: (retour) "Nous prêtâmes aussi en cette occasion notre tableau de la sainte Famille qui fut exposé au haut du clocher de la cathédrale, pour témoigner que c'était sous les auspices de cette famille et sous sa protection que l'on voulait combattre les ennemis de Dieu et les nôtres." (Annales des Ursulines.)
On s'incline au passage de la croix d'argent portée en tête du pieux cortège, et la confiance semble renaître dans les cœurs alarmés de ces êtres faibles et tremblants qui continuent d'avancer vers le monastère.
Mais si l'on voit la frayeur troubler cette partie naturellement timide des habitants de Québec, il n'en faut pas conclure que l'autre se laisse gagner par le mal souvent contagieux de la peur. Tous les citoyens auxquels leur âge le permet, se sont rangés sous les ordres de leurs officiers. Plus d'un vieillard en qui le souvenir des exploits d'autrefois ranime un reste de vigueur qui va s'éteignant, et bon nombre d'adolescents qu'un courage prématuré transporte, renforcent les rangs des miliciens rassemblés. Soldats du roi et volontaires attendent à leur poste que l'ordre de l'action soit donné: les troupes brûlant d'envie de donner l'exemple aux milices, et ces dernières frémissant d'ardeur de prouver aux autres que les enfants du sol sont encore Français.
Tous étaient répartis sur les différents points de la ville, d'après les ordres du gouverneur, qui attendait certains mouvements de l'ennemi pour se porter à sa rencontre. La majeure partie des troupes de ligne étaient concentrées sur la place d'armes, et s'amusaient à regarder une compagnie de miliciens composée des Québecquois âgés et mariés. Un capitaine exerçait ces derniers à manier l'arquebuse et le mousquet à mèche,32 et ce au grand plaisir des soldats de ligne, qui pouffaient de rire à chacune des bévues commises par messieurs les bourgeois. Le grand nombre de ces derniers montrait cependant beaucoup de bon vouloir et satisfaisait même l'officier chargé de les exercer. Mais il y avait pourtant un milicien qui le désespérait par ses balourdises; c'était le numéro treize du rang de serre-file, ou, si vous l'aimez mieux, notre connaissance Jean Boisdon.
Note 32: (retour) Aujourd'hui que l'on ne parle que de chassepots, ou de fusils à aiguille, il serait peut-être à propos de donner ici une idée des armes à feu de nos ancêtres.L'arquebuse, plus lourde que le mousquet (il y en avait qui pesaient de cinquante à cent livres) nécessitait l'emploi d'une fourquerie, ou fourche ferrée sur laquelle on appuyait l'arme pour viser plus sûrement. Ce bâton d'appui était ferré par le bas, afin de pouvoir être fixé solidement en terre, et fourni par le haut d'une béquille ou fourchette sur laquelle reposait l'arme que l'on voulait ajuster, et qui prenait alors le nom d'arquebuse à croc. On ne se servait pourtant des plus pesantes que sur les remparts.
Le mécanisme de l'arquebuse et du mousquet à mèche était très simple. L'extrémité inférieure de la platine portait un chien, nommé serpentin à cause de sa forme, entre les dents duquel on adaptait la mèche. En appuyant fortement sur la détente, on faisait jouer une bascule inférieure qui abaissait le serpentin avec la mèche allumée sur le bassinet, où il faisait prendre feu à l'amorce.
Les munitions de l'arquebusier étaient contenues dans un appareil nommé fourniment. Le fourniment était pourvu de plusieurs petits tubes en métal contenant chacun leur cartouche, et d'une poire à poudre renfermant une poudre très fine que l'on nommait pulvérin d'amorce.
Était-ce distraction ou gaucherie? pensait-il au risque à courir dans la ténébreuse affaire qu'il machinait avec Dent-de-Loup? La chronique ne le dit pas; elle constate seulement que notre homme était d'une maladresse désespérante.
--"Portez la main droite au mousquet,"33 commandait l'officier.
Note 33: (retour) Tous les commandements qui suivent sont exactement ceux dont on se servait au 17e siècle, dans l'armée française. Ils sont tirés d'un ouvrage intitulé: "Des travaux de Mars, par Alain Mannesson Mallet, maistre de mathématiques des pages de la petite écurie de Sa Majesté, ci-devant ingénieur et sergent-major d'artillerie en Portugal. Paris, 1684, 3 vol. in-16." Voir aussi Monteil, 3e vol., p. 188, édition de Victor Lecou, 1853.
Boisdon troublé cherchait sa main droite, qu'il confondait avec la gauche.
--"Haut le mousquet," continuait le capitaine.
Et l'aubergiste-soldat menaçait le ciel de son arme, qui dépassait celles de ses voisins de deux pieds.
"Joignez la main gauche au mousquet." Mais, numéro treize de serre-file, vous ne savez donc pas encore, à votre âge, distinguer votre gauche de votre droite? s'écriait l'officier impatienté.
Quelques instants après, comme le capitaine allait commander le feu à ses hommes, qu'il venait de disperser en tirailleurs, le cri: "Tirez!" arrêta sur ses lèvres; car il s'aperçut que Boisdon avait laissé la baguette dans le canon de son arme, qui menaçait le capitaine, placé à vingt pas en avant de sa compagnie.
--Mille bombardes! s'écria-t-il, ne voyez-vous pas, numéro treize de serre-file, que vous n'avez pas retiré la baguette du canon de votre mousquet, et que vous alliez m'en percer? Mais n'avez-vous pas entendu le commandement: "Tirez la baguette et remettez-la en son lieu?......" Animal de bourgeois, ajouta-t-il en aparté.
En voyant le danger à courir, s'ils continuaient à se tenir au bout des mousquets, les badauds qui se tenaient en avant de la compagnie, s'en éloignèrent respectueusement.
Les miliciens firent feu de leurs cartouches blanches, et l'on procéda au rechargement des armes.
La voix vibrante du capitaine cria de nouveau:
--"Prenez le fourniment"...... "Mettez-le dans le canon"...... "Remettez le fourniment en son lieu"...... "Tirez la baguette"...... "Bourrez"...... "Remettez la baguette en son lieu."...... Entendez-vous, numéro treize de serre-file?
Jusque-là, Boisdon, stimulé par les rires de ses camarades et les reproches de son commandant, ne s'exécutait pas trop mal.
--"Mettez la mèche sur le serpentin," continua le capitaine. "Mettez les deux doigts sur le bassinet"...... "Soufflez la mèche "......
Mais Boisdon négligea de couvrir le bassinet de ses doigts, précaution qui avait pour effet d'empêcher la poudre d'amorce d'y prendre feu. Aussi, quand notre homme souffla sur la mèche pour en raviver la flamme, une malencontreuse étincelle alla tomber sur la poudre d'amorce, qui s'enflamma en faisant partir le coup.
Or Boisdon se trouvait couvrir, comme disent messieurs les militaires, le numéro treize du rang de front, qui n'était autre que le cuisinier du château, Olivier Saucier. La gueule du mousquet de l'aubergiste (ce dernier se tenait trop en arrière de son rang) touchait presque la partie charnue terminant l'échine du pauvre Saucier. Aussi ce dernier reçut-il dans cette partie proéminente de son humanité, toute la charge, bourre et poudre, du mousquet de Boisdon.
--Ah! Jésus! mon Seigneur! je suis mort! crie le cuisinier, qui s'affaisse à terre comme une masse inerte, le poids de son gros ventre le faisant tomber la face en avant.
On accourt, on s'empresse autour du blessé, qui croit rendre l'âme par la plaie saignante.
--Vite! de l'eau! de l'eau! voilà que Saucier prend feu! s'écrie un milicien.
En effet le coup avait atteint le chef de si près, que la partie de ses chausses qui recouvrait l'endroit atteint avait pris feu et brûlait en grillant les chairs grasses qu'elles avaient pour mission de voiler pudiquement.
--Au secours! au secours! miséricorde! hurle Saucier.
Un soldat de ligne qui s'était approché, fend les rangs des miliciens et frappe de toutes ses forces du plat de la main sur la partie enflammée.
--Ah! ah! ah! fait Saucier en poussant de pitoyables gémissements à chacun des coups vigoureux que le malin soldat lui donne à dessein.
--Allons! mon vieux, laissez-vous faire, dit le militaire; sans quoi vous allez être incendié.
--Oh! je vais mourir!.....Je me.....meurs, crie le cuisinier d'une voix plaintive.
--Non, non, père, vous n'en mourrez point, repart le soldat, qui vient enfin d'arrêter l'action dévorante du feu. Vous en serez quitte pour ne point vous asseoir sur la dure pendant trois semaines. Ne craignez rien, mon brave, le cœur est loin!
Pendant ce temps, Boisdon ahuri regarde tantôt son mousquet, qu'il a laissé tomber à terre dans le premier moment de la surprise, et tantôt son ami qu'il vient de blesser si gauchement.
On fait un brancard sur lequel Saucier gémissant est transporté au château.
--Est-ce parce que je te dois dix écus, scélérat, que tu as voulu m'assassiner! dit à Boisdon Saucier qu'on emmène.
--Chacun à son poste, commande le capitaine instructeur... Serrez vos rangs!... Et vous, numéro treize de serre-file, vous n'êtes qu'une bête! Vous feriez mieux d'aller retrouver vos cruches, broc à vin!
Et voilà comment Boisdon fit ses premières armes.
CHAPITRE IX
CANONNADE ET BATAILLE.
Le plan de l'amiral anglais était de faire débarquer sur le rivage de Beauport quinze cents hommes qui devaient ensuite traverser la rivière Saint-Charles sur des chaloupes, et puis marcher contre la ville. Pendant ce temps, quelques vaisseaux s'avanceraient vers la place et feraient mine de la tourner pour simuler un débarquement à Sillery. Alors, les quinze cents hommes du major Whalley, commandant des troupes anglaises, s'élanceraient sur la ville, du côté de la rivière; une fois sur la hauteur, ils mettraient le feu à une maison, signal qu'on reconnaîtrait de la flotte en débarquant à la basse ville deux cents hommes qui s'ouvriraient un passage du port à la ville haute. Les assiégés, ainsi pris entre deux feux, ne sauraient où porter leurs coups, tandis que les deux détachements anglais se rejoindraient dans la place et cerneraient les habitants.
Mais la précipitation et l'inconséquence de l'amiral, ainsi que la vigoureuse résistance que rencontra Whalley, mirent ces projets à néant.
M. de Frontenac n'avait pas le dessein d'empêcher l'ennemi de prendre position sur terre. Il n'était décidé qu'à inquiéter, par quelque escarmouche, le débarquement des troupes anglaises pour les engager à se transporter de ce côté-ci de la rivière Saint-Charles, où il aurait donné contre elles avec ses forces, alors que la marée haute eût enlevé toute chance de fuite aux ennemis. De la sorte, ceux qui auraient échappé aux balles françaises n'auraient guère pu se préserver d'un bain forcé non moins dangereux.
Aussi le gouverneur n'envoya-t-il à leur rencontre, lorsqu'ils prirent pied à la Canardière, le 18 octobre, que trois cents hommes choisis parmi les troupes de Montréal et commandés par M. de Longueuil.
Du côté de Beauport, M. Juchereau de Saint-Denis, le seigneur du lieu, devait inquiéter les Anglais avec les soixante miliciens, ses censitaires, que, malgré son grand âge, il dirigeait en personne.
Nous verrons bientôt comment le major Whalley fut reçu avec ces quinze cents hommes par les trois cent soixante Canadiens. Suivons pour le moment cinq gros vaisseaux anglais, qui, l'amiral en tête, s'avancent formidables vers la ville.
Il pouvait être deux heures de l'après-midi lorsqu'ils jetèrent l'ancre pour s'embosser devant Québec.
Suivirent quelques minutes, employées à carguer les voiles. Et, soudain, d'innombrables éclairs jaillirent des sabords, comme autant de longs serpents de feu.
Au même instant, nos remparts et nos quais se couvrirent à leur tour de flamme et de fumée, tandis que de formidables détonations s'entre-choquaient dans l'air qu'elles faisaient vibrer d'un fracas terrible.
Alors une scène splendide anima la ville et la vallée de la rivière Saint-Charles.
C'était par une de ces belles journées d'automne où la saison du vent et de la pluie semble suspendre ses rigueurs comme pour nous faire souvenir de l'été qui n'est plus, et nous permettre d'oublier un moment les jours froids et sombres trop prompts à paraître.
Le ciel était pur et bleu, à l'exception d'une teinte purpurine et vineuse qui frangeait l'horizon sur la cime des monts lointains.
Les arbres qui ombrageaient encore à cette époque la vallée de la rivière Saint-Charles, exhibaient mille nuances variées jusqu'aux montagnes, que l'éloignement teignait d'un bleu pâle.
Partout, dans la vallée comme sur les monts, les feuilles des arbres, dont la sève était figée, se desséchaient sous les étreintes du froid et sous l'action des pluies d'automne.
Sur certains arbres du vallon, elles se paraient d'un rouge feu tranchant sur les tons plus pâles qui en doraient d'autres. Sur le plus grand nombre, elles n'avaient qu'une teinte jaune clair. Enfin, on voyait encore, çà et là, quelques rameaux conserver un reste de verdure.
Mais pour contraster avec ce riche deuil de la nature, ce n'était partout que bruit et mouvement.
Dans les intervalles de chaque décharge d'artillerie, on entendait au loin crépiter la fusillade; car tandis que les vaisseaux de Phipps jetaient l'ancre devant la ville, les troupes commandées par Whalley et portées sur une multitude de bateaux et de chaloupes, forçaient de rames vers la terre, où elles paraissaient être chaudement reçues. Ce bruit distant de mousqueterie se confondait avec les détonations plus bruyantes du canon, roulant de roche en roche, de vallon en vallon, pour aller se perdre enfin dans les lointaines Laurentides comme le grondement d'un tonnerre décroissant.
Enfin, on entendait de temps à autre, au-dessus de la ville, le sifflement des boulets anglais, qui se frayaient dans l'air un bruyant passage.
Si le feu de la flotte était bien nourri, celui de nos cinq batteries ne l'était pas moins, ce qui étonnait beaucoup les Anglais. Car ayant capturé, près de l'île d'Anticosti, madame Lalande et mademoiselle Joliette,34 les ennemis leur avaient demandé si Québec était bien défendu. Ces dames avaient dit que non, ajoutant même que le peu de canons qu'il y avait dans la place étaient démontés et à moitié enfouis dans la terre et le sable. Mais quand nos boulets de dix-huit et de vingt-quatre se mirent à hacher les cordages, à casser la mâture, à fracasser les bordages, à trouer la coque des vaisseaux et à décimer les équipages, les assiégeants durent modérer la joie prématurée que la réponse de leurs prisonnières leur avait causée. Et faisant venir les dames, ils leur montrèrent quelques-uns de nos projectiles, en disant: Sont-ce là les boulets de ces canons que vous disiez enterrés dans le sable?35
Mais si l'on voit notre artillerie faire du dégât sur la flotte ennemie, il n'en faut pas conclure que les effets de la sienne soient aussi dommageables à la place assiégée. Bien au contraire, jamais ville bombardée ne souffrit moins du boulet. A peine y eut-il quelques hommes blessés, dont un seul mourut. Ce dernier était un écolier; il fut atteint par un boulet qui le frappa après avoir ricoché sur le clocher de la cathédrale.
La Hontan rapporte que pendant tout le bombardement, qui dura la plus grande partie de l'après-midi du 18 octobre pour recommencer le matin et finir le soir du 19, c'est à peine si les projectiles ennemis firent pour cinq à six pistoles de dommage aux maisons.
Et pourtant, il devait pleuvoir des boulets par toute la ville, puisque la sœur Juchereau de Saint-Ignace raconte, dans l'Histoire de l'Hôtel-Dieu, qu'il en tomba tellement sur le terrain des révérendes mères, que celles-ci "en firent tenir jusqu'à vingt-six en un jour à ceux qui avaient soin des batteries, pour les renvoyer aux Anglais."
Aux Ursulines, un boulet rompit la fenêtre et le volet d'un dortoir et vint, sans respect pour cet inviolable asile, tomber au pied du lit d'une jeune pensionnaire. Un autre projectile, non moins impudent, souleva puis emporta gaillardement le coin du tablier de l'une des sœurs. "Quantité d'autres boulets," dit la narratrice des annales de la communauté, "sont tombés dans nos cours, jardins et parcs; mais, par la grâce et protection de Dieu, personne n'en a été blessé; nous en avons été quittes pour la peur."
Le fait suivant, rapporté dans l'Histoire de l'Hôtel-Dieu, explique, jusqu'à un certain point, l'inhabileté singulière des artilleurs anglais. Il paraît que ces derniers, ayant aperçu le tableau de la Sainte-Famille suspendu au clocher de la cathédrale, interrogèrent encore leurs prisonnières à cet égard. Celles-ci leur répondirent que ce n'était sans doute qu'un pieux talisman que les fervents catholiques de la ville avaient placé là pour la protection de leurs personnes et de leurs demeures.
Les susceptibilités religieuses des marins et des soldats protestants qui montaient la flotte anglaise, s'irritèrent de ce que nos frères dissidents ont toujours appelé une grossière superstition. Et le tableau servit de but à leurs projectiles. Mais en vain ces nouveaux iconoclastes pointèrent leurs pièces avec le plus grand soin et tirèrent un grand nombre de coups sur le cadre, aucun projectile n'atteignit son but. Cela fit que tous leurs boulets qui prirent cette direction élevée passèrent par-dessus la ville, et allèrent s'enfouir inoffensifs dans le terrain alors inoccupé de nos faubourgs.
Tandis que les ennemis perdent leur temps et leurs munitions de la sorte, nos artilleurs canadiens, loin de tirer comme eux leur poudre aux moineaux, pointent en plein bois sur les flancs rebondis des vaisseaux anglais.
Les deux batteries servies par MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène font surtout des merveilles.
--Allons! courage, enfants, dit le capitaine de Maricourt à ses hommes pour les animer. Chargez vite, mais sans précipitation.
--Ayez pas peur, mon capitaine, lui répond un vieux marin, nous allons lui pratiquer une si grande gueule à ce gredin de vaisseau amiral, qu'il ira bientôt boire à la grande tasse.
Maricourt de rire, et se tournant vers son frère:
--Bien tiré, Bienville! dit-il à ce dernier, qui était chargé, avec Louis d'Orsy, du commandement des deux autres canons de la batterie.
Puis revenant à ses propres pièces:
--Chargez!... Pointez!... Feu! crie-t-il.
Sans relâche l'airain hurle, bondit et tonne en vomissant soufre et mitraille.
Cet ouragan de fer et de flamme dura sans discontinuer jusqu'au soir; mais quand l'obscurité ne permit plus de bien pointer les pièces, on cessa le feu des deux côtés.
Il n'y a pas à douter que, s'il eût été donné à Maricourt d'arrêter la marche du soleil à l'instar de Josué, il se fût trouvé le plus heureux des hommes. Mais l'amiral Phipps en eût été bien marri; car ses vaisseaux faisaient eau de partout, troués qu'ils étaient en maints endroits dans leurs œuvres vives.
Il pouvait être huit heures, lorsque le dernier écho de la dernière détonation s'éteignit au loin dans l'ombre crépusculaire qui déjà couvrait la plaine et les montagnes.
Bientôt vint la nuit silencieuse et sereine. Groupés alors autour de leurs pièces, les artilleurs français voulurent compter leurs pertes; mais pas un soldat ne manquait à l'appel.
En attendant qu'on les vînt relever du service, les officiers et les soldats causaient entre eux.
Assis à terre, auprès des canons, les artilleurs de Maricourt, le brûle-gueule aux lèvres, fument en échangeant des quolibets sur la maladresse montrée par les Anglais.
Mais ils ne parlent qu'à voix basse, vu que les vaisseaux ennemis ne sont pas loin de terre et que le canon rapproche singulièrement les distances. Bien que la nuit soit froide, on ne leur a point permis d'allumer de feu, de peur que l'ennemi ne s'en serve comme d'un point de mire. Aussi sont-ils tous plongés dans une obscurité tempérée seulement par la lumière des étoiles, et ne présentent-ils tous au regard que des groupes indécis et se mouvant dans l'ombre. Parfois cependant, le feu de quelque fourneau de pipe, venant à percer la cendre du tabac embrasé, jette une lueur fugitive sur la mâle figure de l'un des fumeurs.
MM. de Maricourt, de Bienville et d'Orsy, appuyés tous trois sur un affût de canon, devisent à voix basse.
--Il y a maintenant une couple d'heures que la mousqueterie a cessé là-bas, dit Maricourt.
--Oui, répond d'Orsy; mais le silence régnant partout depuis, il est difficile de conjecturer si l'ennemi a pris position sur terre ou s'il a été forcé de se rembarquer.
--Regardez donc, interrompt Bienville dont les yeux sont fixés depuis quelques moments dans la direction de la rivière Saint-Charles. Ne sont-ce pas des feux de bivouac qu'on allume là-bas, sur les hauteurs de la Canardière, et à mi-chemin entre Beauport et la ville?
--Eh! vive Dieu! tu as raison, Bienville, répond d'Orsy.
En effet, plusieurs feux rapprochés les uns des autres, semblaient jaillir successivement des hauteurs de la Canardière; et de dix qu'ils étaient tout d'abord, il y en eut bientôt vingt, cinquante, puis enfin cent et plus.
--Alors, les Anglais sont campés là, reprend Bienville; car les milices de Beauport ont dû regagner leur village ou retraiter vers la ville avec les hommes de M. de Longueuil. D'ailleurs, ceux-ci seraient-ils réunis, ce grand nombre de feux leur serait inutile. Mais je m'étonne de ce que mon frère36 et ses hommes ne soient pas encore de retour.
En ce moment, un roulement de tambours, d'abord éloigné, mais se rapprochant de plus en plus, frappe l'oreille des officiers.
--Ce bruit vient, je crois, du Palais,37 dit le capitaine. Alors, ce sont nos gens qui reviennent du combat; et nous aurons bientôt des nouvelles par Bras-de-Fer.
Le roulement des tambours se rapprochant de plus en plus, on put distinguer bientôt un air sémillant joué par quelques fifres qui les accompagnaient en jetant leurs rires aigus au vent du soir.
Dix minutes plus tard, un canonnier que M. de Maricourt avait placé en sentinelle à quelques pas des pièces, entendant quelqu'un s'engager sur le quai, arma le mousquet qu'il portait et dont la mèche brûlait lentement entre les dents du serpentin.
Il épaula son arme et cria:
--Qui vive!
--France et Bras-de-Fer.
La réponse de l'arrivant excita l'hilarité générale; mais, comme son nom n'avait aucun rapport avec le mot d'ordre, le capitaine dut aller au-devant du nouveau venu pour le reconnaître d'une manière plus officielle.
--Qui va là? demanda-t-il à l'arrivant, que le mousquet de la sentinelle tenait toujours à distance respectueuse.
--C'est moi, Pierre Bras-de-Fer, mon capitaine, répondit l'autre.
--Avance à l'ordre, Pierre Bras-de-Fer, reprit Maricourt.
Le factionnaire releva son mousquet, et une espèce de géant se rapprocha du capitaine en deux enjambées.
--D'où viens-tu donc, à pareille heure? lui demanda l'officier.
--Du feu, mon capitaine. J'ai à peine eu le temps d'arrêter une minute chez Boisdon, pour me glisser une petite larme dans le gosier, que j'avais aussi sec que de l'amadou d'un an. C'est que, voyez-vous, mon capitaine, on en a mangé de la poussière aujourd'hui, sans compter le reste. Je vous assure qu'on s'est joliment escrimé là-bas; joint à cela que...
--C'est bon! c'est bon! bavard, interrompit M. de Maricourt. Mais il n'est rien arrivé de fâcheux à mon frère M. de Longueuil?
--Non, Dieu merci. Mais ce pauvre M. de Clermont!...
--Comment! qu'entends-tu dire? s'écrièrent à la fois tous ceux qui étaient présents.
--Atteint d'une balle et mort à mon côté!
--Mort! répétèrent les assistants sur tous les tons d'une émotion douloureuse.
Tandis que cette nouvelle attriste tous les auditeurs, donnons quelques détails sur Bras-de-Fer, et les motifs qui lui ont fait quitter sa compagnie durant la journée.
Pierre Martel, surnommé Bras-de-Fer, avait trente-cinq ans, six pieds de haut, un physique assez agréable, avec une langue des mieux pendues. Sa figure sympathique et placide annonçait plutôt la bonté que toute autre chose. Aussi les malins disaient-ils, mais bien bas, que Pierre était plus fort des bras que de la tête; ce qui n'empêchait pourtant pas qu'il eût, lors d'une rencontre avec les Iroquois, reçu en plein crâne un coup violent de tomahawk, lequel avait rebondi et glissé sur l'os, ne laissant d'autre marque de son passage qu'une grande balafre qui descendait, en séparant les chairs, jusqu'à l'œil gauche. Voilà probablement ce qu'aurait répondu Pierre à celui qui aurait osé lui laisser entrevoir la différence qui pouvait exister entre la force de sa tête et celle de son bras.
Car notre homme ne se fâchait pas aisément. La colère était si profondément enfouie dans ce robuste corps, qu'il fallait du temps, voire même de la patience, pour l'en faire sortir. Mais une fois irrité, il était terrible. On ne se souvenait de l'avoir vu fâché qu'en deux occasions seulement, et voici ce qui s'en était suivi.
Il labourait un jour certain champ pierreux et accidenté, avec deux bœufs dont l'un traînait la charrue pour la première fois. Ce dernier, dont la jeunesse et l'ardeur s'alliaient mal avec la marche lente et grave de son vieux compagnon, était toujours hors de la voie, marchant lorsqu'il fallait arrêter ou s'arrêtant quand il aurait dû avancer. Pendant tout le jour, Pierre l'avait plus ou moins contenu au moyen de l'aiguillon, sans qu'aucun mouvement de colère démentît sa patience. Mais l'animal récalcitrant ayant, sur le soir, cassé tout à coup le joug qui le retenait à la charrue, Pierre finit par s'impatienter, et, de sa main gauche, le saisissant par une corne, il lui asséna de la droite le plus formidable coup de poing qui ait jamais broyé le front d'un taureau. L'animal tomba mourant aux pieds du jeune homme, étonné seulement d'avoir mis un tel emportement dans sa correction. C'est alors qu'on lui donna le surnom de Bras-de-Fer.
Six ans après, lors d'une course à travers les forêts, Pierre, devenu coureur des bois, fut fait prisonnier avec son jeune frère, par dix Iroquois qui rôdaient dans les environs du lac Saint-Pierre, près duquel ils chassaient tous deux. Sur le soir, les sauvages lièrent leurs captifs à des poteaux de chêne solidement plantés en terre; et, jugeant que Pierre, le plus robuste des deux, souffrirait plus longtemps la torture, ils le gardèrent comme pour le dessert. Commençant par son frère, l'un des sauvages s'avança vers ce dernier avec une hache rougie au feu et la lui appliqua tranquillement sur la poitrine mise à nue.
--Quarante mille tripes de démons! s'écrie Pierre qui ploie son corps en deux, et, le relevant d'un puissant effort, arrache de terre le poteau qui le retient et rompt les liens dont il est garrotté. Saisissant le pieu, il en assomme quatre sauvages sur place en autant de tours de main. Tandis que les autres Iroquois épouvantés croient sans doute avoir affaire à quelque manitou redoutable, Pierre rend son frère à la liberté et reprend le chemin du pays.
Il était né à Beauport, en 1655, d'un pauvre cultivateur de l'endroit. A douze ans, se voyant l'aîné d'une dizaine de marmots dont le nombre ne paraissait pas devoir en rester là, grâce à la jeunesse38 de dame Martel et à la vigueur de monsieur son père, Pierre quitta la maison paternelle et alla prendre du service à Montréal chez M. Charles LeMoyne, père de notre héros François de Bienville.
Il y demeura jusqu'à l'âge de vingt-six ans, partageant quelquefois les jeux et souvent les escapades des fils aînés de M. LeMoyne, ou berçant sur ses genoux les plus jeunes, à mesure qu'ils arrivaient. Dame! était-il fier aussi, de dire à quiconque voulait l'entendre, qu'il avait couru les bois avec MM. d'Iberville, de Sainte-Hélène et de Maricourt, à l'insu de leurs parents, alors qu'ils étaient trop jeunes encore pour le faire sans un danger inutile. Les larmes lui venaient aux yeux quand il ajoutait qu'il avait maintes fois endormi dans ses bras François de Bienville enfant, en lui chantant une ballade des temps passés.
Au sortir de chez M. LeMoyne, Pierre se fit coureur des bois, par goût d'abord, ensuite par nécessité. Pendant huit ans, il battit les immenses forêts du Canada, des colonies anglaises et de la Lousiane, tantôt chassant, guerroyant, bivouaquant ou dormant sous un ouigouam ami, tantôt poursuivi, traqué, serré de près par les Iroquois, qui le connaissaient tous à la justesse de son coup de feu et à la force musculaire de ses bras puissants.
Mais les lois étant devenues très sévères, en ce temps-là, contre les coureurs des bois, et la famille LeMoyne lui ayant offert une charge de fermier, Pierre accrocha son vieux mousquet dans la cuisine de son ancien maître; c'était en 1689.39
Un des premiers à s'enrôler l'année suivante, il obtint de servir dans la compagnie de la marine dont M. de Maricourt était capitaine et Bienville enseigne.
Vrai type de ces bons serviteurs d'un temps qui n'est plus, Pierre avait voué un attachement sans bornes à ses maîtres, et ne se sentait heureux qu'autant qu'il les pouvait partout suivre et servir.
Voici maintenant par quelle circonstance il était absent de son poste dans l'après-midi du 18 et qu'il avait assisté à l'engagement qui eut lieu à la Canardière entre les Canadiens et les Anglais.
M. de Frontenac, voulant garder près de lui les Québecquois pour la défense de la place, envoya, comme nous l'avons déjà vu, M. de Longueuil et trois cents hommes de Montréal à la rencontre du major Whalley. Mais comme aucun des premiers ne connaissait la Canardière, ni les abords de la ville, le gouverneur fit demander à M. de Maricourt de vouloir bien lui envoyer Bras-de-Fer, natif de l'endroit, pour guider M. de Longueuil et ses gens; ordre auquel Pierre Martel s'était aussitôt rendu.
--Allons! Pierre, dit M. de Maricourt en essuyant du revers de la main une larme brûlante que la fatale nouvelle de la mort du chevalier de Clermont avait fait rouler sur sa joue, dis-nous comment il est tombé, et ce qui s'est passé là-bas cette après-midi.
--Bien volontiers, mon capitaine; mais j'éprouve le besoin de fumer une touche, et si ça vous est égal...
--C'est bon! fais vite et commence.
--Ah! les satanés gredins d'Anglais! s'écria Pierre, après avoir vainement cherché dans toutes ses poches; il m'ont fait perdre ma blague, une blague toute neuve et taillée dans la peau d'un petit loup marin que j'assommai l'année passée sur l'île à M. Sainte-Hélène.40 Ah! qu'il m'en tombe sous la patte un de ces Englishs, et si je ne me fais pas un sac à tabac du meilleur de sa peau, je veux être scalpé à la Toussaint. Voyons, vous autres, chargez-moi ma pipe.
Vingt bras se tendirent vers Pierre Martel, qui, après avoir allumé son brûle-gueule, s'assit sur l'affût d'un canon et fit à ses auditeurs attentifs le récit qui va suivre.
--Eh bien! donc, commença Bras-de-Fer, vous savez qu'il pouvait être comme une heure, lorsque nous laissâmes la ville, tambour battant et l'arme au bras. Après avoir traversé la rivière Saint-Charles dans le bac des Sœurs, nous suivons quelque temps la grève pour piquer ensuite à travers le bois jusqu'au sud d'une petite rivière qui se décharge dans le fleuve.41
A peine sommes-nous embusqués sur la bordure du bois, que le seigneur42 nous fait avertir par mon petit frère Jacquot--un vrai lutin du diable, qui n'a que treize ans et joue déjà de l'arquebuse comme un homme fait--qu'il s'est caché avec soixante de ses gens à deux cents pas au nord du ruisseau. Il nous fait savoir que les chaloupes anglaises jetteront probablement leur monde sur les bords du cours d'eau; car il a vu un de leurs canots en sonder l'embouchure au petit jour. Alors il nous sera facile de leur tomber dessus en nous entendant avec lui pour les prendre entre deux feux.
--C'est bon! répond M. de Longueuil à Jacquot. Mais dis à ton capitaine qu'il laisse les ennemis gagner de mon côté, vu que j'ai cinq fois plus d'hommes que lui.
--Monsieur! mon capitaine n'a pas peur, répond effrontément ce satané Jacquot, et si l'Anglais vient de notre bord, laissez-nous faire; le temps des prunes est passé, mais on lui fera manger des noyaux tout de même.
--Allons, décampe, lui dit en riant M. de Longueuil après lui avoir tiré l'oreille. Jacquot fait la grimace du côté de l'Anglais et disparaît comme un renard à travers le fourré.
Il n'y a pas une demi-heure que nous sommes à l'affût, quand cinquante chaloupes remplies d'Anglais nagent vers la terre. Mais la mer a baissé, et il leur faut débarquer à quelques arpents du rivage, hors de la portée de nos mousquets.
--Oh! quel dommage que la lisière du bois soit si loin d'eux! murmure notre commandant, qui m'a fait placer à côté de lui pour profiter de ma connaissance des lieux.
En effet, les goddem, forcés de se jeter à l'eau jusque sous les bras,43 parce que leurs bateaux s'échouent dans le sable, gagnent la terre sans ordre et pêle-mêle comme des moutons. Mais une fois là, pourtant, ils reforment leurs rangs et se dirigent au pas vers nous. On aurait entendu bâiller une mouche tant nous étions tranquilles dans notre cachette. L'ennemi n'est plus qu'à cinquante pas de nous.
--Attention! enfants, nous dit à demi-voix notre commandant. Visez bien chacun votre homme. En joue! Feu! Brrrrr, près de quatre cents balles, car les hommes de M. Juchereau ont fait feu avec nous, sortent en sifflant du milieu des broussailles et tapent au beau milieu des hérétiques, dont cinquante au moins mordent la poussière.
Pendant que l'ennemi surpris tourne les talons et fait mine de nous souhaiter le bonsoir,44 nous chargeons, tirons, puis rechargeons encore.
Mais les Anglais semblent se remettre un peu et font feu sur nous, c'est-à-dire au-dessus; car ils tirent à hauteur d'homme, et nous sommes tous couchés à plat ventre. Bien visé! fameux! mes mignons! que je leur dis. Puis, apercevant un petit officier dont les cheveux sont rouges comme l'habit qu'il porte, je lui envoie une dragée dans sa vilaine boule. Vlan! le voilà les jambes en l'air. Eh! c'est comme ça qu'on tire, mes amours! que je leur redis, en donnant à gober une autre balle à la gueule de mon mousquet qui a faim de tuer.
Les Anglais, qui voient que le feu est moins nourri du côté de M. Juchereau, s'élancent au pas de course dans cette direction.
--Debout, enfants! s'écrie notre capitaine; suivons-les et feu sur eux!
Alors, on se disperse en tirailleurs, et, cachés, qui derrière un arbre, qui à l'abri d'un rocher, on fait descendre sa garde à plus d'un habit rouge.
Pendant qu'on serre ainsi l'ennemi de près, M. Juchereau nous a rejoints avec sa troupe. Le vieillard45 a encore bon pied et bon œil, je vous assure; car il se tenait à côté de nous, sautant comme un jeune homme par-dessus les mares d'eau et les cailloux, et faisant le coup de feu comme vous et moi.
Nous sommes une trentaine d'hommes réunis autour de M. de Longueuil, et comme nous nous trouvons les plus près de l'ennemi et que nos coups portent mieux, nous attirons bientôt l'attention des Anglais. Ils tirent sur nous et rechargent leurs armes en courant. A la première décharge qu'ils ont faite de notre côté, une balle est venue casser la tête du jeune M. de Latouche.46 Il rend l'âme dans les bras de deux de ses censitaires, qui le chargent sur leurs épaules pour l'emporter hors du champ de bataille.
J'avertis plusieurs fois M. de Clermont, qui nous avait suivis comme volontaire, de ne pas trop s'exposer, et de se cacher derrière un arbre ou une butte pour tirer plus sûrement et sans danger. Mais l'imprudent jeune homme ne m'écoute point; aussi reçoit-il une balle qu'un damné Iroquois--ah! si jamais je le rencontre, ce particulier-là!...--lui envoie en pleine poitrine; puis il vient tomber dans mes bras en me disant d'une voix à faire pleurer: "Mes adieux à mon père... à Bienville... à d'Orsy..." Et il meurt. Je le charge sur mon dos et l'emporte au travers du bois avec moi.
Quand je rejoignis les autres, une balle venait de casser le bras au seigneur Juchereau. Mais le vieux capitaine, qui est aussi brave que l'épée du roi, n'a pas voulu quitter son poste; et il a continué de commander ses hommes, tandis que son bras droit pendait sans vie à son côté.
On s'est ainsi battu jusqu'à six heures, fusillant l'Anglais qui n'osait s'engager dans les bois à notre poursuite. Alors un corps de troupe, envoyé par le gouverneur, est venu appuyer notre retraite, qui s'est faite en combattant toujours; car les ennemis, qui cherchaient sans doute un lieu de campement, ne se sont arrêtés qu'à la ferme où vous voyez leurs feux.
Après avoir retraversé la rivière Saint-Charles, je fis un brancard et j'emportai, avec mes camarades, le corps de M. de Clermont jusqu'à l'Hôtel-Dieu, où nous l'avons laissé pour y être enterré.
--Combien d'hommes avez-vous perdus? demanda M. de Maricourt, après un assez long silence.
--Oh! pas beaucoup, mon capitaine. A part M. de Clermont et M. de Latouche, nous n'avons eu que dix à douze blessés.47
--Connaît-on les pertes de l'ennemi?
--Oui, mon capitaine; quelques coureurs des bois que M. de Longueuil avait envoyés sur le champ de bataille pendant que nous revenions vers la ville, nous ont rejoints comme on y rentrait. Ils disent qu'il y a cent cinquante ennemis48 sur le carreau, depuis le camp des Anglais jusqu'au lieu où ils ont débarqué.
On entendit en ce moment le bruit des pas d'une patrouille qui s'avançait vers le quai. On échangea le mot d'ordre, et il se trouva que les arrivants étaient chargés d'apporter des vivres à la compagnie. M. de Frontenac envoyait aussi un officier pour commander le poste durant l'absence des chefs laissés libres d'aller prendre quelques heures de repos.
Bienville qui, tout le jour, avait conçu mille inquiétudes au sujet de Marie-Louise, reprit avec empressement, mais seul, le chemin de la haute ville. Car MM. de Maricourt et d'Orsy restaient quelques instants de plus sur le quai pour présider au partage des rations et donner leurs instructions à l'officier chargé de les remplacer.
De noirs pressentiments serraient le cœur de François; il lui semblait qu'un malheur menaçait sa fiancée. La lettre de John Harthing n'était pas de nature à rassurer Bienville. Aussi se dirigea-t-il en grande hâte vers la demeure de Louis d'Orsy.
CHAPITRE X
NUIT TERRIBLE.
Un peu avant l'heure où Bras-de-Fer faisait son apparition sur la plate-forme défendue par la batterie de Sainte-Hélène, Harthing, qui était attaché à l'expédition de terre, se présentait devant le major Whalley, son commandant.
Ce dernier avait établi son camp à peu près à un mille en deçà de l'endroit où ses troupes étaient débarquées, et à un demi-mille au nord de la rivière Saint-Charles. Afin de pouvoir surveiller les mouvements de la flotte et d'assurer au besoin sa retraite, le major avait fait placer, durant la nuit, un tiers de ses troupes au lieu même du débarquement. Son quartier général occupait une ferme, où les soldats purent se mettre à l'abri dans les quelques bâtiments qui s'y trouvaient.
Lorsque John Harthing parut devant son chef, celui-ci, installé dans la meilleure pièce de la ferme, causait avec quelques officiers. Voyant que son lieutenant désirait lui parler et qu'il restait à l'écart, Whalley le rejoignit et, l'entraînant à quelques pas du groupe d'officiers qui composaient son état-major:
--Eh bien! monsieur Harthing, avez-vous des renseignements à me donner, lui demanda-t-il?
--Non, monsieur, répondit l'autre. Mais si vous voulez me donner congé ce soir, peut-être réussirai-je mieux aujourd'hui que Dent-de-Loup hier.
On se souvient que le lieutenant avait fait tolérer la présence du sauvage sur la flotte, sous prétexte que ce fidèle allié offrait à s'introduire dans la ville pour y découvrir un endroit faible par où l'on pourrait y pénétrer par surprise.
Aussi lui avait-il d'abord été facile de rendre plausibles aux yeux de ses chefs, la première reconnaissance de Dent-de-Loup et l'expédition de la veille, où celui-ci avait donné à Boisdon la lettre remise par ce dernier à Louis d'Orsy.
Mais, comme on le peut bien croire, ces démarches n'ayant pas beaucoup profité à l'utilité générale des assiégeants, vu que Harting ne donnait sur ces deux tentatives que d'évasives réponses, les chefs de l'expédition retirèrent aussitôt leur confiance à ces vaines sorties nocturnes. Aussi Whalley répondit-il froidement à son lieutenant:
--D'après le résultat de vos premières tentatives, il est difficile, monsieur, d'augurer mieux d'une nouvelle. Cependant je veux bien vous laisser libre de faire un dernier effort; mais si la réussite ne vient pas cette fois à votre aide, il me faudra vous empêcher d'exposer inutilement votre vie.
--Aussi est-ce bien mon intention, monsieur, de vous demander congé seulement pour ce soir. Mais, vous plairait-il de me donner le mot de passe, afin de ne pas être retardé par nos sentinelles?
--Le mot d'ordre est: "Prenez garde," dit Whalley qui regarda froidement Harthing.
Celui-ci ne put supporter ce coup d'œil inquisiteur, et après avoir salué profondément, il sortit.
A peine eut-il franchi le seuil et refermé la porte de l'habitation, qu'un homme surgit devant lui: c'était Dent-de-Loup.
Le lieutenant s'attendait à cette apparition, car il dit au sauvage:
--C'est bien! suis-moi.
L'autre, qui portait un petit baril sous son bras gauche, emboîta le pas derrière Harthing.
Ils marchèrent ainsi pendant un quart d'heure, sans rien dire autre chose qu'une courte réponse au qui-vive des sentinelles. Lorsqu'ils eurent laissé derrière eux le dernier factionnaire, placé en enfant perdu à quelque distance du camp, Dent-de-Loup prit le premier la parole.
--Mon frère pâle ne se souvient plus, dit-il à Harthing, que nous avons fumé tous deux le calumet du conseil dans son ouigouam du grand village des blancs.49
--Et pourquoi ne m'en souviendrais-je pas?
--Parce qu'il semble au chef qu'il est plutôt l'esclave que l'allié de son frère au visage pâle.
Harthing se mordit les lèvres. Bien que ce fût la première fois que Dent-de-Loup se plaignît du rôle passif que son allié lui avait fait jouer jusqu'alors, il importait beaucoup aux projets du lieutenant que le chef ne se révoltât point au moment où l'Anglais croyait prévoir le succès de ses intrigues. Aussi, maîtrisant l'inquiétude que la brusque sortie de l'Agnier suscitait en lui, répliqua-t-il d'une voix calme:
--Mon frère croit-il, par hasard, que je veuille le tromper?
Le Chat-Rusé ne répondit pas.
--Alors, fit Harthing en s'arrêtant, le chef est libre d'abandonner un ami, s'il est le jouet d'un tel soupçon.
--Les hommes blancs sont prompts comme la balle de leurs mousquets, dit le sauvage. Non, le désir du chef n'est pas de trahir un frère avec lequel il a fumé le calumet du conseil. Mais il voudrait bien savoir s'il pourra travailler bientôt à l'accomplissement de ses propres projets; ce dont son frère blanc a su le détourner jusqu'à ce jour.
Harthing, craignant de se fermer tout accès dans la ville, avait en effet défendu jusqu'alors à Dent-de-Loup de donner cours à ses idées de vengeance.
--Si j'ai jusqu'à présent agi de la sorte, répondit Harthing refoulant en lui toute la mauvaise humeur que lui causaient les trop justes plaintes de l'Iroquois, c'est que j'ai voulu rendre plus sûre la vengeance que nous désirons exercer tous deux sur nos ennemis.
--Le pauvre homme des bois ne saurait comprendre ces belles paroles.
--Eh bien! que mon frère écoute et il se convaincra de ma sincérité à son égard. N'est-ce pas bien commencer à se venger des Français que d'enlever la jeune fille pâle? N'y a-t-il pas deux hommes qui pleureront des larmes de sang lorsque la jeune fille aura disparu? Sans compter qu'elle-même......
Dent-de-Loup sembla convenir tacitement de cette assertion; car il se rapprocha du lieutenant et parut attendre avec le plus vif intérêt ce que celui-ci allait ajouter.
--Mais pour faire réussir ce premier plan, continua l'Anglais satisfait d'un tel avantage, il faut retarder un peu l'exécution des autres. Car si tu avais tué d'abord quelques Français, nous ne pourrions maintenant nous introduire dans la place; et pour un ou deux ennemis que tu aurais occis, au grand risque de ta propre vie, il nous devenait impossible d'empoisonner les jours de ceux qui vont bientôt ressentir les effets de notre colère. Or ces derniers souffriront plus et pendant plus longtemps de la catastrophe qui les va frapper par notre main, que les quelques malheureux que tu aurais massacrés et dont la peine se serait terminée avec la mort.
--Le manitou de la vengeance parle par ta bouche, repartit l'Agnier convaincu.
--Mais une fois la jeune fille enlevée, dit Harthing en terminant, je jure à mon frère, sur les mânes sacrés de mes aïeux, que, loin d'arrêter le couteau du chef sur le cœur d'un ennemi, je l'aiderai moi-même à l'y enfoncer plus profondément encore!
Le serment fait par Harthing et que les sauvages ont toujours regardé comme inviolable, rendit toute confiance à Dent-de-Loup. Il tendit à l'Anglais sa main et dit:
--Le cœur du visage pâle est franc comme ses paroles et ces dernières sont une douce musique aux oreilles du chef. Mais allons, et réparons le temps perdu.
Harthing ne demandait pas mieux et il s'efforça de suivre de près le sauvage, qui se dirigeait déjà d'un pas rapide vers la grève de la rivière Saint-Charles. Les épais mocassins qui chaussaient leurs pieds étouffaient le bruit de leurs pas et diminuaient de beaucoup le danger où ils étaient d'être entendus de quelque rôdeur ennemi.
Ils atteignirent la rivière en dix minutes de marche.
Là, Dent-de-Loup s'orienta et se mit à ramper comme un reptile vers un rocher situé à cinquante pas de distance. Il fut satisfait de cette exploration, car il revint bientôt vers Harthing et lui fit signe de le suivre.
Quand ils arrivèrent au rocher, l'Anglais vit un canot d'écorce que le sauvage avait caché dans une anfractuosité du roc. Ils prirent alors sur leur dos la légère pirogue et marchèrent vers l'eau du Saint-Charles, que la marée montante refoulait depuis deux heures dans l'embouchure de la rivière. Mais ils avançaient lentement, car leurs pieds s'enfonçaient à chaque pas dans le terrain mouvant et vaseux que la marée détrempe deux fois le jour.
Enfin la pirogue est mise à flot, et armés chacun d'un aviron, Harthing et Dent-de-Loup rament vigoureusement vers Québec. Bientôt ils abordent sur une plage de sable que les hautes marées recouvraient alors jusqu'à l'endroit que les nombreux piétons de la rue Saint-Pierre foulent maintenant de leurs pas affairés.
Ils se glissent ensuite en tapinois au pied du cap, après avoir mis leur canot hors des atteintes de la marée. Mais ils n'ont pas fait trente pas, que Dent-de-Loup saisit son compagnon par le poignet et le force à s'arrêter.
C'est qu'on avait opéré des changements depuis le dernier passage de l'Iroquois en cet endroit; car M. de Frontenac avait fait établir une barricade à l'entrée de la rue Sault-au-Matelot, afin de prévenir une descente des ennemis sur ce point. Les trente hommes qui gardaient ce poste avaient converti en corps de garde une maison avoisinante; et, tandis que les autres reposaient, un factionnaire veillait sur la barricade.
--Par les cinq cent mille diables! se dit Harthing, tous les obstacles vont donc surgir devant moi au moment même où le succès paraissait me sourire! Est-ce un dernier avertissement que m'envoie le ciel? Oh! qu'importe alors! car si je risque tout, l'enjeu en vaut la peine.
--La tanière des loups est difficile à approcher, murmura le Chat-Rusé à son oreille.
--N'y a-t-il pas quelque moyen de passer?
--Un seul; mais j'ai bien peur qu'il ne nous soit funeste, si les bons manitous nous sont contraires.
--Peste soit de tous les manitous passés, présents et futurs! pensa le lieutenant. Et s'adressant au sauvage:
--Je suis prêt, dit-il; tentons le destin!
--Que mon frère me suive, alors, lui répondit l'Iroquois.
Et il rétrograda d'une vingtaine de pas, puis grimpant sur le flanc du cap, il fit un détour afin de passer au-dessus de la barricade.
La pente du roc en cet endroit est très rapide; aussi se figurera-t-on le danger que couraient les deux aventuriers. Harthing suivait intrépidement Dent-de-Loup, s'accrochant comme lui à toute saillie de rocher qui se rencontrait sous sa main, se cramponnant aux arbustes et aux racines, qui semblaient quelquefois céder sous la pesanteur du poids de ceux qu'ils retenaient suspendus à vingt-cinq pieds au-dessus de la rue.
Deux fois l'Iroquois, qui ne perdait pas de vue la sentinelle, crut remarquer que le bruissement des feuilles sèches foulées par ses genoux et par ceux du lieutenant, et le craquement des racines sous leurs nerveuses étreintes, attiraient l'attention du factionnaire. Mais, soit que ce dernier fût inattentif ou que ces bruits vagues se perdissent dans la forte brise qui se jouait sur les feuilles et les branches mortes, soit même que Dent-de-Loup se fût trompé, Harthing et lui tournèrent ce dangereux obstacle, sans que leur passage eût été remarqué.
Lorsqu'ils redescendirent dans la rue, à cent pas en deçà de la barricade, Harthing s'arrêta un moment pour respirer, et, s'adressant à son compagnon:
--Eh bien! que pense le chef de son frère au visage pâle? Croit-il que je puisse marcher avec un peau-rouge dans le sentier de la guerre?
--Le visage pâle est en effet brave et agile; mais qu'il me dise donc comment il s'y serait pris pour apporter jusqu'ici ce baril et ces liens.
Harthing ne put retenir une légère exclamation de surprise. Car, outre un paquet de cordes que Dent-de-Loup avait apporté de son canot, il ne s'était pas un moment départi du barillet que nous lui avons vu sous le bras à son départ du camp des Anglais. Et pourtant il n'avait fallu rien moins que l'audace et l'indomptable force de caractère et de muscles du lieutenant pour escalader, avec ses mains libres, les flancs escarpés du cap.
--Mais comment ferons-nous pour amener l'autre avec nous? demanda-t-il à Dent-de-Loup.
--Ce fardeau sera doux et léger aux épaules du chef.
--Avançons donc.
Vingt pas les rapprochèrent de l'endroit par où nous avons déjà vu le sauvage escalader le cap et entrer dans la ville; c'est-à-dire au-dessous des édifices de l'évêché. L'ascension du roc se fit sans obstacle; après quoi, les deux hommes se glissèrent comme des couleuvres dans la cour de l'évêché, qu'ils traversèrent sans faire de fâcheuses rencontres, et vinrent s'arrêter à l'endroit où les murs de clôture du séminaire et du palais épiscopal se réunissaient. Ici le Chat-Rusé imita doucement le parler sentimental d'un chat en bonne fortune.
Le même signal répondit au sien de l'autre côté du mur, que Dent-de-Loup se hâta d'escalader; et Harthing rejoignit aussitôt son compagnon, qu'il trouva conversant à voix basse avec un tiers. Instinctivement, l'officier porta la main à son poignard.
--Ce visage pâle est notre ami le vendeur d'eau de feu, dit le sauvage, qui remarqua ce mouvement.
--Ah! charmé de vous rencontrer ici, monsieur Boisdon, dit Harthing à voix basse.
--Vraiment! repartit l'hôtelier; moi je vous assure que cela ne me va pas autant, bien que je ressente un honneur infini de toucher la main de milord. Car, outre que je grelotte ici depuis une heure, il m'a fallu rester caché en cet endroit, frôlé à chaque instant par les patrouilles qui parcourent la ville en tous sens.
--Eh bien! voici pour vous récompenser de vos peines, et des dangers que vous avez courus à notre service, fit Harthing en lui présentant une bourse pesante dont l'avare Boisdon se saisit avec plus d'empressement qu'il n'avait fait de la main de milord, comme il appelait l'Anglais. Mais attendez ici notre retour, et faites bonne garde, ajouta Harthing.
Le sauvage et son compagnon marchèrent à pas de loup vers la demeure de Louis d'Orsy, tandis que l'aubergiste se recouchait sur le sol pour attendre leur retour.
L'hôtelier entendit bientôt, en frissonnant de tous ses membres, le bruit d'une fenêtre que l'on ouvrait précipitamment et qu'on refermait de même de l'autre côté de la rue; au même instant des pas qui venaient de la côte de la basse ville, se rapprochèrent graduellement de la place où il était blotti. Puis ses yeux, habitués aux ténèbres, distinguèrent un homme qui, en le dépassant, remonta la rue Port-Dauphin, s'engagea dans la rue Buade et alla s'arrêter sous la fenêtre par laquelle Harthing et Dent-de-Loup venaient de s'introduire dans la demeure du lieutenant d'Orsy.
Mais laissons Boisdon exhaler par tous les pores de sa peau les sueurs froides de la terreur, et transportons-nous chez Mlle d'Orsy, que nous avons par trop négligée depuis quelque temps.
D'après les ordres de son frère, notre héroïne avait dû se réfugier, durant l'après-midi, au couvent des Ursulines; car la petite maison de la rue Buade était trop exposée aux atteintes du boulet, pour que Louis permît à sa sœur d'y demeurer pendant le bombardement.
Mais le feu de la flotte ayant cessé vers le soir, Marie-Louise était revenue chez elle avec la vieille Marthe, que les détonations successives du canon avaient beaucoup effrayée et qui tremblait encore de tous ses membres.
Quand Marie-Louise eut pris le repas du soir et préparé, avec Marthe, celui de son frère qu'elle attendait d'un moment à l'autre, il était neuf heures passées.
Alors la jeune fille se mit à regarder avec inquiétude vers cette fenêtre de la cuisine, où l'apparition de la figure hideuse de Dent-de-Loup l'avait effrayée quelques jours auparavant.
Sans être tout à fait noire, la nuit n'était cependant éclairée que par la seule lumière des étoiles. Aussi Mlle d'Orsy ne pouvait-elle voir bien loin au dehors; mais elle espérait entendre au moins les pas de son frère... et de son fiancé.
Enfin, elle revint s'asseoir dans cette chambre où nous l'avons vue pour la première fois avec Bienville, et au même endroit qu'elle occupait alors.
Une humble chandelle de suif éclairait faiblement la chambre. La lumière rougeâtre et triste qu'elle jetait et le champignon qui semblait dormir au milieu de la flamme fumeuse de la bougie, attestaient qu'on négligeait de s'occuper de ces détails. C'est que Marie-Louise était en proie à une préoccupation trop grande pour y prêter attention. Quant à Marthe, elle s'était affaissée dans une chaise à bascule et à dos élevé, où, toute recoquillée, la pauvre vieille avait fini par succomber au sommeil, si facile à cet âge. Mais elle paraissait encore agitée des émotions de la journée; car un frisson nerveux passait de temps à autre sur ses membres débiles, et de ses lèvres s'échappaient d'incohérentes paroles.
Laissée seule à son inquiétude, énervée déjà par les graves événements des jours précédents, et partant prédisposée à se laisser aller à ces craintes si naturelles à son sexe, Marie-Louise sent un malaise étrange la gagner peu à peu.
Elle tressaille au moindre bruit; une vitre que le vent fait battre sur les châssis, un grillon qui chante en remuant les cendres du foyer, une poutre de la charpente craquant sous le poids des murs de la maison, un vieux meuble qui semble s'étirer et se plaindre d'un trop long service, font passer par tout son corps de fiévreux frissons.
Cet effroi semble augmenter encore lorsqu'une rafale de vent s'en vient ranimer les cendres chaudes de la cheminée, et jeter, en faisant vaciller les meubles, une lueur passagère sur la pénombre qui règne dans la grande salle.
La jeune fille n'ose faire un mouvement et retient son haleine dont le seul bruit l'effraie.
Soudain ses yeux, qui se sont arrêtés machinalement sur la fenêtre de la cuisine, s'y fixent avec terreur. Il lui semble que cette fenêtre est agitée par secousses, comme si on la forçait du dehors.
--Je suis folle! dit-elle pour se rassurer.
Tout à coup deux hommes bondissent à l'intérieur et referment derrière eux la croisée qu'ils ont ouverte avec fracas.
C'est Harthing, c'est Dent-de-Loup dont la figure bizarrement tatouée lui est une fois apparue hideuse comme celle d'un génie malfaisant et avant-coureur de l'infortune.
L'Anglais s'avance vers le siège où la jeune fille est clouée par la stupeur, tandis que Dent-de-Loup reste dans l'ombre.
--Ne vous avais-je pas dit "au revoir," mademoiselle, lors de notre entrevue à Boston? fait Harthing en s'inclinant d'un air railleur.
Comme Marie-Louise terrifiée ne peut rien répondre, Harthing continue, mais d'un ton plus sérieux:
--C'est que, voyez-vous, mes sentiments sont de ceux que l'absence ne saurait tuer. Ainsi, tel j'étais quand nous nous séparâmes là-bas, tel vous me revoyez encore.
--Eh bien! monsieur Harthing, sachez aussi que mes dispositions à votre égard n'ont pas plus changé que les vôtres, repart la jeune fille, à qui la gravité de la situation rend en partie l'énergie que la seule surprise lui avait enlevée.
--O Marie-Louise! ne vous hâtez pas de vous perdre en me perdant aussi! s'écrie Harthing, qui s'avance avec un geste moitié suppliant et moitié menaçant.
--Vous oubliez, je crois, monsieur, qu'outre l'inconvenance de vous introduire chez moi à pareille heure, il y a lâcheté de votre part à menacer une femme seule et sans défense!
--Mademoiselle, le temps presse et ne doit pas être perdu en vaines déclamations! Je vous aime, vous le savez; et pour vous posséder, l'enfer serait-il béant devant moi, j'y sauterais à pieds joints, pourvu que je pusse rouler avec toi dans l'abîme en te serrant sur mon cœur! Tu vois donc que cet amour est un sûr garant de ton bonheur, si tu consens à partager mon sort... Marie-Louise d'Orsy, voulez-vous être ma femme?
--Plutôt mourir! répond la jeune fille indignée.
--Alors, mademoiselle, je suis forcé, bien qu'à regret, de vous annoncer qu'il va falloir me suivre de gré ou de force!
--Monstre! je te méprise autant que je te hais!
Et, belle comme Junon courroucée, la fille du baron d'Orsy foudroie l'Anglais du regard.
Harthing fait un pas... Mais au même instant la fenêtre s'ouvre avec une violence extrême, et un homme tombe comme un boulet au milieu de la chambre, en criant:
--Damnation!
C'est Bienville, lui que Boisdon vient de voir s'arrêter près de la demeure du lieutenant d'Orsy.
On se souvient que Bienville avait quitté seul le quai de la Reine pour revenir à la haute ville. Assiégé de mille inquiétudes au sujet de sa fiancée, il avait pris à la hâte le chemin de la demeure de Marie-Louise. Il n'était plus qu'à vingt pas de la maison, lorsqu'il vit deux ombres sortir du sol et bondir à l'intérieur de l'habitation de son amie, en forçant une des croisées qui donnaient sur la rue.
Il accourt, approche ses yeux ardents de la fenêtre que l'on a vitement refermée, et voit John Harthing auprès de sa fiancée, dont la pâleur atteste l'effroi. Il va s'élancer, cédant au premier mouvement de son cœur; et pourtant la réflexion lui venant en aide, il se contient et attend.
Mais lorsqu'il a vu son rival abhorré prêt à porter sur Marie-Louise des mains violentes, il rugit, bondit et tombe dans la maison l'épée au poing.
--Ah! attends un peu, infâme! s'écrie Bienville d'une voix étranglée par l'exaspération; nous allons voir si tu peux aussi bien manier l'épée que violenter une femme. Oh! oh! je te tiens enfin, misérable!
--Pas encore, mon cher monsieur! répond Harthing avec un ricanement satanique. Et, sans prendre la peine de dégainer, il fait un signe à Dent-de-Loup.
Celui-ci, que François n'a pu voir en entrant, saisit ce dernier par derrière, le terrasse, et, avec l'aide de l'Anglais, il garrotte et bâillonne Bienville avant même que celui-ci ait eu le temps de porter un seul coup de pointe à ses ennemis.
La vieille Marthe veut appeler au secours; elle se lève, jette un cri sourd et tombe évanouie de frayeur.
Dent-de-Loup sort de sa gaîne un long couteau à scalper, en appuie la pointe acérée sur la poitrine de Bienville et interroge Harthing du regard.
--Non! répond celui-ci, pas devant cette jeune femme. D'ailleurs, la poudre que tu as apportée nous en débarrassera plus vite. Entendez-vous, galant chevalier, dit-il à Bienville, ce baril contient vingt livres de poudre, et, dans cinq minutes, vous sauterez bravement dans les nuages comme un soldat sur un bastion miné! J'en suis bien fâché, mais pourquoi diable aussi vouloir intervenir entre cette femme et moi?
Et, sans s'occuper de Bienville qui se tord, impuissant, dans ses liens, il se retourne vers Dent-de-Loup. Celui-ci va scalper la servante.
C'était une horrible scène.
Ici Bienville se roulant à terre dans une rage folle, les artères du cou gonflées, les muscles tendus et les yeux rouges de sang; là, Harthing les traits contractés par toutes ses passions mauvaises et dévorant de son regard de feu Marie-Louise qui vient de perdre connaissance. Plus loin Dent-de-Loup qui, après avoir fait décrire à la pointe de son couteau un cercle rapide sur la tête de Marthe, retient entre ses dents la lame ensanglantée dont il vient de se servir; et, posant son pied droit sur le dos de la pauvre femme, la saisit par la chevelure qu'il arrache violemment par une brusque secousse, en laissant nu l'os du crâne.
Pour éclairer cet affreux tableau, une chandelle fumeuse jette sa sinistre lumière dont la lueur blafarde rougit la muraille comme d'une teinte de sang.
Harthing n'a pu vaincre le dégoût que lui inspire la brutalité sauvage de son complice; il a détourné la tête et relève Marie-Louise évanouie. Puis il saisit ce fardeau si léger à ses bras et se dirige vers la porte, quand il remarque Dent-de-Loup qui se prépare à scalper aussi Bienville.
--Laisse-le donc mourir en paix, dit-il au sauvage.
L'homme des bois ne répond que par un grognement sourd et appuie la pointe de son couteau sur la tête de François, tandis qu'un hideux sourire crispe ses lèvres.
En ce moment le ciel semble s'illuminer au dehors, et plusieurs fortes détonations font trembler la maison, pendant que de rauques rugissements déchirent le voile de silence qui plane sur la ville.
--Voilà que l'amiral fait feu sur la place! s'écrie Harthing. Il n'y a pas une seconde à perdre! Allons! vite! ouvre la porte, Dent-de-Loup, et, lorsque je serai sorti avec la jeune fille, allume la mèche du baril et suis-moi!
Le sauvage lui lance un regard haineux; et pourtant, laissant là Bienville qu'il allait scalper, il obéit à l'ordre du lieutenant.
Mais à peine la porte est-elle entrouverte qu'un bruissement de pas et de voix se fait entendre dans la côte de la basse ville.
Tandis que l'Anglais se précipite au dehors avec Marie-Louise, le sauvage, qui entend les pas se rapprocher rapidement, pousse le baril de poudre jusqu'à la porte, mais au dedans du seuil, afin de pouvoir s'esquiver plus vite. Puis, saisissant la chandelle allumée, il en met la flamme en contact avec une mèche fixée à l'un des bouts du barillet, rejette dans la cuisine la bougie qui s'éteint en tombant; et, sans prendre le temps de refermer la porte, vu que les pas du dehors deviennent de plus en plus distincts, il court rejoindre Harthing, qui déjà rampe avec sa proie dans l'ombre.
Afin de rendre plus mystérieux l'enlèvement de Marie-Louise, Harthing avait imaginé de faire sauter et d'incendier la maison, pour laisser ainsi croire qu'une bombe avait pénétré, puis éclaté dans la demeure de Louis d'Orsy. Car il savait que l'amiral devait recommencer le bombardement durant la soirée.
Spectateur enchaîné, Bienville a tout vu, tout entendu. On enlève celle qu'il aime... il ne peut la secourir... et le feu, consumant la mèche, va se communiquer au volcan...
Il concentre ses forces, et raidit ses membres, qu'il fait se détendre violemment contre les liens qui le retiennent; mais ces derniers résistent, car Dent-de-Loup les a choisis neufs.
O rage! ô désespoir!
Vingt fois Bienville se tord contre la corde qui l'enchaîne, et vingt fois ses muscles épuisés craquent à se rompre dans leurs impuissants efforts....
Une sueur froide enveloppe son corps comme du linceul de l'agonie....
C'en est fait, il lui faut mourir! Car il voit dans l'ombre la lueur tremblotante de la fusée dont chaque étincelle ronge, en pétillant, le faible lien qui le tient suspendu sur son éternité......