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François de Bienville: Scènes de la Vie Canadienne au XVII siècle

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CHAPITRE XI

BOISDON S'AGITE ET DIEU LE MÈNE.

Revenons à Jean Boisdon, que nous avons laissé se morfondant de peur près de la clôture de l'évêché.

Cinq minutes ne s'étaient point écoulées depuis que l'hôtelier avait vu Bienville s'approcher de la maison du lieutenant d'Orsy, puis y pénétrer après Harthing et Dent-de-Loup, qu'un nouveau bruit de pas vint désagréablement résonner à son oreille. Ceux qu'il entendait cette fois étant plus sonores et moins réguliers, il en conclut que plusieurs personnes devaient s'avancer de son côté; raisonnement qui se confirma quand il entendit des sons de voix entrecoupés et confus.

--L'Anglais et le sauvage auront une fière chance s'ils s'en retournent les mains nettes, pensa-t-il. Eh! mais, mon Dieu! s'ils allaient être poursuivis et qu'on vînt à me découvrir ici! Ah! par saint Jean, mon patron, je me suis mis en de beaux draps! Je donnerais bien--il mit la main dans la poche de son haut-de-chausses et tâta l'or que venait de lui donner Harthing--je donnerais bien.... l'une des pièces contenues dans cette bourse, pour être à cette heure couché auprès de Javotte. Car, bien qu'elle soit jalouse, partant revêche, ma pauvre femme, et qu'elle semble se complaire à faire de notre lit le théâtre de nos querelles domestiques, j'aimerais mieux, en ce moment, la paillasse commune que cette terre humide, sans compter..... Mais bon Dieu! qu'est-ce là?

Une clarté subite venait d'illuminer la nuit; Boisdon sentit le sol trembler sous son corps, tandis qu'un jet de terre et de sable le couvrait des pieds à la tête, et que plusieurs fortes détonations ébranlaient le tympan de ses oreilles.

C'était le feu de l'artillerie anglaise qui, au même instant, forçait Harthing à précipiter sa retraite avec Dent-de-Loup. Phipps, exaspéré des avaries que ses vaisseaux avaient essuyées, s'était avisé de troubler au moins le repos des assiégés et avait ordonné de faire quelques décharges d'artillerie sur la ville, à l'heure où les habitants devaient y sommeiller.

Quelques boulets qui viennent s'enfouir non loin de l'endroit où se tient Jean Boisdon, réchauffent au plus haut point chez ce dernier l'instinct de la conservation.

--Jésus Dieu! préservez-moi! s'écrie-t-il en se levant tout debout, sans penser qu'il peut être remarqué par le premier passant.

--A terre! ou tu es mort! lui dit une voix sourde et contenue, tandis que la pointe aiguë d'un poignard s'appuie sur sa poitrine.

C'est Dent-de-Loup, qui vient de retraverser la rue avec Harthing.

Cédant à la force d'un bras vigoureux, Boisdon se laisse glisser à terre en grelottant de frayeur.

--Impossible de franchir le mur à présent, avec la jeune fille, murmure Harthing; car ces hommes ne sont plus qu'à vingt pas de nous. Et le baril qui va sauter! Par Satan! cette mèche aura brûlé jusqu'au bout avant que ces maudits importuns nous aient dépassés!

Une effroyable contraction étreignit le cœur de ces trois hommes obligés de rester exposés au feu de la terrible mine qui allait éclater à cent pieds d'eux. La fusée adaptée au baril devait embraser la poudre en cinq minutes; et il y en avait au moins deux d'écoulées depuis que Dent-de-Loup l'avait allumée.

--Oh! puisqu'il faut périr avant que d'être heureux, se dit Harthing, je vais lui donner au moins le baiser des fiançailles de la mort!

Et ses lèvres en feu pressent avec force la bouche glacée de Marie-Louise évanouie.

En ce moment quinze hommes armés venant de la basse ville passaient devant eux.

Au même instant aussi, un boulet frappe la muraille contre laquelle Harthing, Dent-de-Loup et Boisdon se serrent avec frayeur; le projectile tombe à dix pas d'eux et les couvre de fragments de pierre dont plusieurs blessent Boisdon.

--Sainte Vierge Marie! je suis mort! hurle l'hôtelier, qui écarte violemment le sauvage pris au dépourvu, bondit sur ses jambes et s'élance en courant vers la rue Buade, avec la frénésie aveugle de la terreur. Il ne voit, il n'entend rien; mais il court avec l'emportement furieux d'un cheval qui a pris le mors aux dents.

Aussi va-t-il donner au beau milieu de la patrouille. Boisdon bouscule un soldat qui se trouve sur son chemin et continue sa course effrénée vers la cathédrale.

--Sacrebleu! qu'est-ce là? s'écrie le soldat renversé par l'aubergiste.

--Eh! l'ami! arrêtez! mordieu! crient ses camarades.

Mais l'hôtelier ne se rend point à cet ordre.

--Feu sur lui! commande Louis d'Orsy, le chef du détachement.

L'un des soldats tenait déjà son mousquet en joue. Le coup part.

Boisdon n'est plus qu'à trois pas de la maison de Louis d'Orsy, quand la balle du mousquet vient lui casser une jambe. Emporté par son élan, il tombe dans la porte entr'ouverte de la demeure du lieutenant. Sa tête frappe le baril de poudre, dont la fusée brûle toujours.

--Ah! mon Dieu!... ce baril de poudre!... la mort!.... s'écrie Boisdon qui, de ses mains désespérées, presse, étreint, arrache la mèche fumante qu'il rejette au dehors.

Cependant, Harthing et Dent-de-Loup qui n'ont pu arrêter Boisdon, sont restés couchés sur la terre, au pied de la muraille. Ils retiennent jusqu'à leur haleine, de peur d'être entendus.

--Très bien! pense Harthing en voyant tomber Boisdon sous le coup de feu du soldat; tant mieux, ils ne nous verront point! Leur attention va se porter sur ce bélître d'aubergiste. Ah! si ce damné d'Orsy, qui commande la patrouille, se doutait... Malédiction!

Marie-Louise, que les cris et le coup de feu avaient tirée de son évanouissement, à l'insu de son ravisseur, vient de s'échapper des bras de ce dernier. Elle aussi a reconnu la voix de son frère. Avec la force et la rapidité que donne le désespoir, elle bondit, s'élance et court vers Louis d'Orsy en jetant des cris perçants.

Harthing veut l'arrêter, et l'insensé se lance à sa poursuite.

--Au secours! à moi, Louis! crie la jeune fille d'une voix déchirante.

Et venant tomber dans les bras de son frère, elle se retourne effarée en montrant de la main son ennemi.

--Harthing! s'écrie-t-elle.

--Par Dieu! arrêtez cet homme! dit Louis d'Orsy en faisant de ses bras un rempart à sa sœur.

Les soldats entourent Harthing, qui tire alors un pistolet de sa ceinture, casse la tête du premier homme qui veut lui barrer le passage, en renverse un second d'un coup de poignard et redescend à la course vers la clôture de l'évêché, qu'il franchit en s'aidant des mains et des pieds.

--Sus à lui! disent les voix de plusieurs poursuivants qui le serrent de près.

Harthing traverse en dix bonds la cour de l'évêché; et troublé, haletant, oubliant l'endroit par où le sauvage l'a fait entrer dans la ville, il saute par-dessus une autre muraille et tombe dans le jardin du séminaire. Il voit alors qu'il a fait fausse route et court dans la direction de la grande croix de bois qui dominait alors en cet endroit la cime du cap.

Le premier de ceux qui le suivent n'est plus qu'à quelques pas de lui, lorsqu'il est arrêté par la palissade plantée sur le bord du roc. Un élan désespéré le porte sur le haut des pieux de la fortification.

Mais en retombant de l'autre côté, il se rencontre face à face avec un homme qui a franchi la palissade en même temps que lui.

C'est Bras-de-Fer.

--Place! lui dit Harthing, en armant son second pistolet.

Pierre a vu ce mouvement et se jette de côté au moment où le coup part. La balle effleure l'oreille du Canadien qui se précipite sur son ennemi. Celui-ci s'efforce de poignarder Bras-de-Fer.

Malheureusement pour ce dernier, l'étroit espace où a lieu la lutte étant inégal, il perd pied sur un accident du terrain et tombe à la renverse.

--Meurs donc, chien! crie l'Anglais qui porte un coup terrible à son adversaire.

Mais la rage aveugle de Harthing tourne au profit du Canadien; car le poignard mal dirigé ne fait que glisser sur ses côtes et labourer la chair qui les recouvre.

--Oh! satané gredin! s'écrie Bras-de-Fer, en renversant son ennemi sous lui; puis il le saisit d'une main par la nuque du cou, tandis que de l'autre il retient le bras droit de son ennemi, qui ne peut alors se servir de son arme. Et le Canadien se relève en tenant toujours Harthing au bout de ses bras puissants.

Celui-ci tente un dernier effort; il s'accroche les pieds à un tronc d'arbre et imprime une si violente secousse à son corps que le Canadien se sent glisser avec lui sur la pente rapide du cap.

Mais dans sa chute, Pierre rencontre le tronc d'arbre qui vient de servir à l'Anglais et s'y retient d'une main; ce qui le contraint pourtant de lâcher le bras armé du lieutenant, qui se tord à cent pieds au-dessus de l'abîme, écume et blasphème comme un démon.

Le feu d'un obus qui éclate au proche fait luire le poignard qui menace encore la poitrine de Bras-de-Fer, lorsque le géant, qui retient toujours Harthing par le cou, soulève son ennemi au-dessus de sa tête et le rejette en avant dans le gouffre béant à ses pieds.

L'Anglais tombe, rebondit et roule sur le flanc escarpé du roc.

Cette lutte avait été pourtant si courte, que les compagnons de Pierre qui franchirent les premiers le rempart de palissades, n'arrivèrent sur les lieux qu'au moment où Harthing tomba.

Un cri déchirant d'angoisse monta du fond des ténèbres qui baignaient la rue Sault-au-Matelot; on entendit le bruit produit par la chute d'un corps lourd sur des branches sèches, et ce fut tout.

Dent-de-Loup, plus prudent que Harthing, s'était tenu coi tout d'abord en sa cachette; mais quand il eut vu les soldats disparaître à la poursuite de son compagnon, il se glissa doucement le long de la clôture en descendant vers la basse ville. Arrivé près de la porte cochère du palais de l'évêque, il escalada la palissade, et, voyant que tous les Canadiens avaient sauté dans le jardin du séminaire, il se coula sans être aperçu vers l'endroit du cap qui lui était familier. Il se laissa glisser sur le flanc du roc et prit pied sans encombre dans la rue Sault-au-Matelot.

Ici l'attendait un sérieux obstacle; car les trente hommes chargés de défendre la barricade ayant été réveillés par le tintamarre des canons anglais et par les rumeurs et les détonations d'armes à feu qui leur venaient des remparts, au-dessus de leur tête, étaient sortis en toute hâte de leur corps de garde improvisé.

Ils viennent d'allumer des torches et examinent avec attention les bords escarpés du cap, éclairé sur ce seul point par la lumière rougeâtre des flambeaux.

Dent-de-Loup n'a qu'un seul parti à prendre, celui de sauter par-dessus la barricade, haute de six pieds, et de passer par surprise au beau milieu de ses ennemis. Il n'hésite pas, et prenant sa course, il arrive auprès du retranchement sans être entendu, grâce aux mocassins qui étouffent le bruit de ses pas. Lancé fortement par ses jarrets nerveux, il franchit l'obstacle, passe comme un éclair devant les yeux des soldats ébahis, et retombe sain et sauf de l'autre côté, en continuant de dévorer l'espace qui le sépare encore de son canot.

Celui-ci n'est plus à sa place.

Un cri rauque s'échappe du gosier de l'Iroquois, qui se jette alors tête baissée dans la rivière.

A peine a-t-il nagé quelques brasses, qu'il voit à dix pieds devant lui, une pirogue balancée par le flot dans l'ombre, tandis que la silhouette d'un homme qui la monte se dessine vaguement sur la surface de l'eau.

Craignant une surprise, le sauvage va plonger pour éviter un ennemi, lorsqu'une voix bien connue l'appelle par son nom.

Il est sauvé; John Harthing est l'homme du canot. Protégé par je ne sais quelle puissance occulte, l'Anglais avait roulé, roulé, puis rencontré un petit arbre qui, tout en cassant sous le poids de son corps, avait amorti la violence de sa chute.

Arrêté de nouveau par un second arbuste, il s'était enfin retenu à des racines qu'il avait empoignées d'une main désespérée. Bien que contusionné en plusieurs endroits, Harthing n'avait cependant aucune fracture, aucune blessure dangereuse. Se laissant donc descendre tranquillement jusqu'à la rue, il rejoignit sans peine le canot de Dent-de-Loup; car il était tombé en dehors de la barricade.

Le bruit de sa chute avait cependant attiré l'attention des gardes du retranchement de la rue Sault-au-Matelot; ce fut alors qu'ils allumèrent des torches pour examiner les abords du cap.

Craignant d'être découvert, Harthing avait traîné jusqu'à l'eau la pirogue, et donnant quelques coups d'aviron, il s'était arrêté à vingt pieds du rivage afin d'attendre Dent-de-Loup.

Lorsque ce dernier eut pris position dans son canot, il était temps de songer à la fuite; car les soldats du guet, bientôt revenus de l'étonnement où le brusque passage du Chat-Rusé les avait d'abord jetés, s'étaient lancés à sa poursuite.

--Vite! au large! dit Harthing à son compagnon, en les entendant accourir vers la grève.

Les deux avirons plongent dans la rivière et lancent en avant la légère pirogue.

Plusieurs coups de feu partent du rivage à leur adresse, et quelques balles passent non loin des deux fugitifs; ceux-ci répondent à cette décharge par un cri de défi qui roule sinistre sur les eaux noires, et ils disparaissent aux yeux des Canadiens dans l'épaisse nuit.

Mais il n'ont pas encore atteint le milieu de la rivière que Harthing sent ses pieds tremper dans l'eau.

--Que diable est ceci? dit-il à Dent-de-Loup.

--Oah! fit le sauvage en éprouvant la même sensation d'humidité.

L'eau envahit l'embarcation et les deux hommes en ont bientôt par-dessus la cheville du pied.

--Ces chiens de faces pâles auront envoyé quelque balle dans l'écorce de la pirogue et sous l'eau, dit l'Iroquois en se baissant pour trouver la fissure.

Mais il y a déjà trop d'eau dans le canot pour qu'il soit facile, à tâtons, de découvrir l'avarie. Aussi Dent-de-Loup se relève en disant:

--Pagayons vers la gauche, là où mon frère peut voir un îlot à cent pieds de nous. Si nous pouvons l'atteindre avant que la pirogue s'enfonce, nous réparerons peut-être le dommage causé par les visages pâles.

Mais, par suite des efforts qu'ils font pour ramer avec plus d'énergie, le canot, enfoncé déjà jusqu'au bordage, vacille fortement. Aussi dans une de ces oscillations, le flot y entre-t-il tout d'un coup par-dessus le bord, et la pirogue de disparaître en s'enfonçant sous la vague.

Harthing et Dent-de-Loup se mettent à nager aussitôt et gagnent cette petite île de sable et de vase que le reflux laissait à découvert près de l'embouchure de la rivière Saint-Charles, avant la construction du bassin de radoub.

Une fois là, pourtant, leur position n'est guère plus enviable, car la marée qui monte va bientôt recouvrir l'îlot sur lequel ils ont pris pied; sans compter qu'il leur reste encore plusieurs arpents à franchir à la nage, avant d'atteindre la rive nord.

A peine se sont-ils reposés quelques minutes que le flux envahisseur vient les forcer de quitter leur lieu de refuge momentané.

Alors ils entrent de nouveau dans la rivière et se dirigent en nageant vers la rive opposée à celle de la ville.

Harthing n'est cependant pas aussi bon nageur que Dent-de-Loup; et, brisé déjà par la chute extraordinaire qu'il a faite du haut en bas du cap, il sent bientôt venir la fatigue. Mais il n'en dit rien et continue d'avancer.

Peu à peu ses membres s'engourdissent, ses muscles sont rebelles à sa volonté, et il enfonce graduellement.

L'eau se met à lui battre les tempes, il fait un dernier effort, et fouettant vivement la lame de ses bras, il rejette la tête en arrière en poussant un cri.

Puis il se sent submergé, et perd connaissance au moment où le flot victorieux va triompher à jamais de lui.



CHAPITRE XII

FAITS ET CANCANS.

Il fut de si courte durée le temps qui s'écoula entre la tentative désespérée de Harthing pour ressaisir Marie-Louise, et la chute de l'Anglais en bas du cap, que lorsque Mlle d'Orsy voulut entraîner son frère vers leur demeure pour prêter assistance à Bienville--cette pensée fut pourtant prompte à lui venir--Bras-de-Fer et les soldats étaient déjà de retour dans la rue Buade.

--Eh bien? demanda Louis.

Bras-de-Fer s'avança.

--Mon lieutenant, dit-il, il faut que le gaillard soit solidement bâti s'il en revient; car, voyant qu'il me voulait fouiller la poitrine avec son poignard, et ne pouvant pas l'en empêcher autrement, je lui ai fait descendre sa garde vers la rue Sault-au-Matelot.

--Tu l'as jeté en bas du cap!

--Oui, mon lieutenant.

--Il est mort!

--Ou il n'en vaut guère mieux.

--Cours au poste de la rue Sault-au-Matelot, et dis aux gardes d'examiner les abords du cap, afin de retrouver notre homme. S'il n'a pas été tué du coup, qu'on en ait le plus grand soin. Dis-leur en outre de bien veiller à ce que personne ne puisse tromper leur vigilance et prendre la fuite par la barricade; car Mlle d'Orsy vient de m'assurer que l'Anglais avait un sauvage pour compagnon.

Pierre s'éloignait déjà.

--Quand tu sauras à quoi t'en tenir sur le sort de ton homme, reviens m'en faire part.

--Comme de raison, mon lieutenant, répondit Pierre Martel qui, après avoir fait volte-face à la militaire, reprit le chemin de la basse ville au pas accéléré.

--Toi, dit d'Orsy à un autre soldat, cours au château, et dis ou fais dire à M. de Frontenac que je viens de constater la présence de deux ennemis dans la ville; de la sorte, il donnera ses ordres pour prévenir une surprise.

--Rentrons, je t'en supplie! dit à voix basse Marie-Louise à son frère. Peut-être se meurt-il en ce moment! Et c'est pour moi, c'est pour me sauver qu'il est ainsi venu tomber sous leurs coups! Mon Dieu! mon Dieu!

--Voyons, Louise, ne te désespère pas inutilement ainsi. As-tu vu Harthing ou le sauvage frapper ton fiancé?

--Non. Je me suis évanouie comme l'Iroquois garrottait M. de Bienville. Après cela, je n'ai rien vu, rien entendu. Je n'ai repris connaissance que dans la rue et juste assez tôt pour m'échapper d'entre les bras de ce monstre.

--Oh! s'ils ont pris la peine de lier François, tu peux être sûre qu'ils ne l'ont pas tué. Viens, mais tiens-toi près de moi.

Et, suivis des quelques hommes de la patrouille qui se trouvaient encore auprès d'eux,--quatre soldats transportaient en ce moment au prochain corps de garde les deux hommes tués par Harthing,--Louis et sa sœur firent les quelques pas qui les séparaient de leur maison. D'Orsy marchait en avant et l'épée au poing.

Quand il atteignit le seuil de son habitation, il ne fut pas peu surpris de mettre le pied sur le corps d'un homme étendu insensible au bas de la porte.

--Par ma foi! qu'est-ce que c'est que ça? s'écrie-t-il.

--Mon Dieu! c'est lui! ils l'ont tué! dit Marie-Louise.

--Eh non! repart Louis; c'est probablement l'homme qui courait si fort et sur lequel un des soldats a tiré.

--En effet, remarque quelqu'un de la patrouille, nous avions oublié ce particulier que l'absence de lumière nous a empêchés de reconnaître. Il est vrai qu'il était moins à craindre que l'autre qui nous a tué deux hommes.

--Je vais chercher une lumière à l'intérieur, reprend d'Orsy; nous verrons ensuite quel est cet individu. Ce doit être un complice de Harthing, car tous deux étaient blottis au même endroit, de l'autre côté de la rue. N'entre pas maintenant, Louise.

D'Orsy enjambe par-dessus l'homme qui obstrue le seuil, se heurte contre le baril de poudre, et, après avoir fait trois pas à tâtons dans la cuisine, met le pied sur un petit corps rond et mou. Il se baisse et rencontre sous sa main la chandelle éteinte et rejetée dans la maison par Dent-de-Loup. L'heureux âge des allumettes phosphoriques n'ayant pas encore lui sur la terre, Louis s'empresse de battre le briquet, allume la bougie, et revient vers la porte.

Il abaisse alors sa lumière et la déposant sur l'un des bouts du baril dont sa préoccupation l'empêche de remarquer d'abord la présence inusitée, il examine la figure de l'homme étendu en travers du seuil; tandis que Louise se penche avec anxiété, sans crainte du cadavre, pour constater si ce n'est point là Bienville.

--Eh! s'écrie d'Orsy, c'est bien l'hôtelier Boisdon! Mais quel est donc ce barillet qui sert d'oreiller à l'aubergiste! Par la corbleu! qu'est ceci? s'écrie-t-il en écartant vivement du baril la chandelle, de la poudre!

Après avoir éteint et arraché la mèche, Boisdon en se débattant avait secoué le baril, de sorte que plusieurs grains de poudre étaient sortis par le trou vide de sa fusée.

--Or çà! monsieur Harthing, vous en vouliez donc aussi à ma maison, continue d'Orsy qui soupçonne aussitôt la vérité. Prends cette lumière et éloigne-toi quelque peu, dit-il à un soldat.

Il saisit le baril, court vers l'endroit désert qui s'étendait alors depuis la rue Buade jusqu'à nos bâtisses actuelles du parlement, et là, dépose tranquillement le redoutable engin; puis il revient sur ses pas.

Louis, précédant ensuite les soldats et quelques curieux attirés par un bruit inusité dans la rue, entre dans la cuisine qu'il traverse, et se dirige vers la seconde chambre.

Quand ils ont pénétré dans la grande salle, la projection de la lumière que tient d'Orsy s'étendant jusqu'au fond de l'appartement, ils aperçoivent une femme et un homme qui, couchés par terre à quelque distance l'un de l'autre, ne donnent aucun signe de vie.

D'Orsy s'avance avec circonspection d'abord, puis se précipite vers l'homme étendu sur le plancher. Celui-ci remue vivement les yeux, mais sans pouvoir articuler un seul mot, vu qu'une poire d'angoisse lui distend violemment les mâchoires et lui obstrue la bouche. D'Orsy le débarrasse aussitôt de ce bâillon.

L'autre pousse alors un grand soupir et reprend haleine avec la même volupté qu'un plongeur revenant à la surface de l'eau.

--Ah! dis-moi, Louis, s'écrie Bienville, dois-je en croire mes oreilles? Il m'a semblé entendre la voix de Marie-Louise. Serait-il donc vrai qu'elle aussi fût sauvée?

--Tiens, regarde et que tes yeux persuadent tes oreilles.

--François! s'écrie Mlle d'Orsy, qui n'écoute que son amour et s'élance vers son fiancé.

--Marie-Louise! Oh! merci, mon Dieu! dit Bienville, et il fait un effort inutile pour se relever, garrotté qu'il est encore.

Ses liens tombent en un moment sous des mains empressées.

Cependant l'une des personnes présentes laisse échapper un cri d'horreur après s'être approchée de la vieille Marthe. On se retourne, on accourt, et la pauvre femme apparaît affreusement mutilée: l'os de son crâne est nu et sanglant.

Chacun ressent un frisson d'horreur.

--Mais elle est morte! dit Marie-Louise, qui s'est penchée sur la vieille femme qu'elle regarde avec une douloureuse sympathie.

En effet la pauvre vieille n'avait pu résister au supplice atroce qui l'avait tuée.

--Oh! les monstres! s'écrie la jeune fille en fondant en larmes.

A cette époque, si les serviteurs aimaient leurs maîtres avec dévouement, ces derniers s'attachaient en proportion à leurs vieux domestiques, qu'ils considéraient toujours comme faisant partie de la maison (domus) et non comme des valets.

Les curieux qui remplissaient la chambre s'écartèrent en ce moment avec respect devant un nouveau venu.

--Monseigneur le gouverneur, se disait-on à voix basse.

C'était le comte.

Il s'approcha d'abord de Mlle d'Orsy, devant laquelle il s'inclina en disant:

--Permettez-moi, mademoiselle, de vous féliciter d'avoir échappé presque miraculeusement au péril qui vous a menacée de si près. Si j'avais pu prévoir que vous courriez un tel danger ici, je vous aurais tout d'abord offert l'hospitalité au château. Mais, grâce au ciel, il en est temps encore; aussi veuillez bien vouloir accepter l'offre de la chambre que j'avais fait meubler pour madame la comtesse, et qui, hélas! n'a jamais été habitée, fit le vieillard avec un long soupir.50

Note 50: (retour) On sait que Mme de Frontenac n'aimait pas son mari, qu'elle ne voulut jamais suivre au Canada. La cour offrait en effet plus de jouissance à la coquette que la pauvre colonie.

Le comte, qui se vit entouré d'une foule de curieux indiscrets, se tourna vers eux avec hauteur et dit:

--Nous désirons être seuls.

Ce qui fit disparaître les importuns comme par enchantement.

--Mais vous, monsieur de Bienville, où étiez-vous donc pendant qu'on enlevait mademoiselle? demanda le gouverneur au jeune homme.

--Dans une position bien gênante, monsieur le comte.

Et François lui raconta l'inutilité de son intervention et comment elle avait failli lui devenir funeste. Il ajouta qu'au moment où la mèche de la mine allait, mangée par la flamme, l'exterminer en embrasant la poudre, il avait entendu des cris et un coup de feu près de la maison; et qu'un homme était venu, en s'abattant sur le cratère, éteindre la fusée.

--Si je vis encore, dit-il en terminant, après Dieu, c'est à cet homme que je le dois. Aussi....

--Ne t'empresse pas, dit d'Orsy, de vouer une reconnaissance inutile à un individu qui est, je crois, un peu cause de ta mésaventure et de celle de ma sœur.

--Que veux-tu dire?

--Je le soupçonne fort d'avoir aidé à l'accomplissement des projets sataniques de John Harthing. Un boulet dirigé par Dieu est venu déloger Boisdon du pied de la muraille près de laquelle il s'était blotti, et du même endroit d'où j'ai vu s'élancer Marie-Louise et son ravisseur.

--Et c'est sur Boisdon qu'a tiré l'un des soldats de la patrouille avec laquelle vous reveniez de la basse ville? demanda le gouverneur.

--Oui, monsieur le comte.

--Cet homme est-il mort?

--Je ne sais pas; mais il est facile de s'en assurer, vu qu'il est encore dans la pièce voisine où j'ai eu soin de le faire transporter.

Un gémissement prolongé se fit entendre de la cuisine.

--Le voilà qui donne signe de vie, dit le comte à voix basse. Il faut essayer de le faire un peu parler. Tandis que je resterai dans l'ombre, interrogez-le, de manière à ce qu'il fasse des aveux.

Jean Boisdon gisait près de la porte d'entrée; une mare de sang fraîchement répandu et qui tachait le plancher auprès de son corps, témoignait de la gravité de sa blessure.

A peine Bienville et d'Orsy se furent-ils approchés du blessé, que ce dernier ouvrit des yeux grands de terreur, se souleva sur le coude et les regarda fixement. Se laissant ensuite retomber en arrière, tandis que ce mouvement lui arrachait un cri de douleur, il joignit les mains et s'écria:

--Pardon! messieurs, pardon! ne me tuez pas! ne me dénoncez pas et je vous avouerai tout!

Louis et François échangèrent un regard.

Boisdon, qui suivait leurs mouvements, saisit ce geste et redoubla ses supplications.

--Grâce! monsieur d'Orsy! pitié, monsieur de Bienville! J'ai de grands torts envers la jeune demoiselle et vous deux; je le sais, je le confesse. Mais pardonnez-moi, car j'en suis bien puni!

--Hein! fit Louis à François, que penses-tu maintenant de ton sauveur?

--Misérable! dit Bienville à Boisdon, la Providence, qui s'est chargée de déjouer les complots tramés par nos ennemis et toi, n'a pas voulu que tu échappasses au châtiment que tu mérites. Ecoute, nous te tenons en notre pouvoir; tu as comploté notre perte; en retour, nous avons le droit de te sacrifier à une vengeance légitime. Mais comme nous dédaignons de descendre au rôle de bourreau, nous n'avons qu'un mot à dire aux autorités. Déjà nous avons des preuves assez convaincantes de ta culpabilité pour que ta mort soit certaine.

--Mes bons messieurs!....

--Ecoute-moi donc! Il ne te reste plus qu'à tâcher de mériter notre clémence par des aveux sincères. Dis-nous tout ce qui concerne l'enlèvement de Mlle d'Orsy; et ne va pas mentir! Tu sais que je suis le fiancé et M. d'Orsy le frère de cette demoiselle, et que nous serons inexorables. Dis donc la vérité; car, pour ma part, je suis homme à te faire rentrer dans la gorge, avec la pointe de cette épée, le premier mensonge que tu voudras nous faire.

--Ah! je vous dirai tout, s'écrie l'hôtelier.

Sans attendre aucune interrogation, il se mit à raconter la part active qu'il avait prise à l'évasion de Dent-de-Loup, et fit le récit de ses machinations avec l'Iroquois, puis de sa participation au complot tramé contre la famille d'Orsy. De temps à autre, un gémissement, un cri de douleur causé par sa blessure, entrecoupait sa narration.

Quand il eut fini, d'Orsy lui dit d'une voix brève:

--Et qui nous assure qu'il n'y avait entre Harthing et toi aucune entente pour introduire les Anglais dans la place?

--Sur ce qu'il y a de plus sacré! sur mon âme! sur ma part du paradis! par mon saint patron! par le Dieu qui m'entend! je vous jure que jamais il ne s'est agi d'une telle chose entre nous!

--Reste à savoir, dit Bienville, si l'on peut se fier à la parole et même au serment d'un homme qui n'a pas hésité à nous sacrifier pour quelques onces d'or.

--Oh! je ne mens pas! croyez-moi! repartit l'hôtelier avec véhémence et de ce ton sincère qui émane de la vérité. Franchement, je ne croyais servir l'Anglais que pour une simple amourette, laquelle se serait terminée par un bon mariage que vous auriez fini par reconnaître. Quant à vendre mon pays, je ne suis encore, Dieu merci, ni assez lâche, ni assez avare.... pour y avoir jamais songé.

--C'est bien! fit M. de Frontenac en s'avançant; nous saurons constater la vérité quand tu seras traduit devant le conseil de guerre.

--Ah! je suis perdu! s'écria Boisdon qui s'évanouit de nouveau, épuisé qu'il était par la violence des sentiments, ainsi que par ses efforts pour faire parler sa bouche plus haut que sa douleur.

La porte s'ouvrit alors, et Bras-de-Fer entra.

--Eh! demanda d'Orsy à Pierre qui regardait Boisdon avec étonnement, as-tu retrouvé ton homme? est-il mort?

--Que je sois brûlé vif si ce n'est pas le diable en personne que ce goddam-là.

--Comment?

--C'est qu'on n'a pas pu le retrouver. Il a dû s'enfuir ou s'envoler sur les ailes de Satan!

--Palsambleu! il nous faut en finir avec cet homme! s'écria François.

--Ecoutez, Bienville, dit le comte. Si l'amiral continue à nous faire aussi peu de dommage avec son artillerie que la nôtre lui a déjà causé d'avaries, il cessera dès demain le bombardement pour se retirer avec ses vaisseaux. Le service de votre batterie devenant inutile, vous pourrez aisément vous joindre à ceux que j'enverrai tenir en échec l'ennemi campé à la Canardière. Alors, si vous rencontrez votre Anglais dans la mêlée....

--Ah! pour le coup, nous verrons jusqu'où peut aller la chance diabolique qui semble le protéger!

--Pierre, dit le comte.

--Monseigneur?

Bras-de-Fer se redressa.

--Va dire au lieutenant de ma compagnie des gardes, qui m'attend à la porte avec ses carabins, de venir avec eux pour emmener Boisdon. L'hôtelier logera dans la prison du château, jusqu'à ce que sa blessure lui permette de subir son procès.

Pierre obéit, et M. de Frontenac se tournant vers les deux jeunes gens:

--Maintenant, messieurs, vous allez venir tous deux coucher au château, ainsi que Mlle d'Orsy, qui voudra bien y rester jusqu'à la levée du siège. Des voisines se chargeront d'ensevelir la vieille Marthe en votre absence. Allons.

Une foule curieuse encombrait la rue quand ils sortirent. La nouvelle des événements de la soirée s'était rapidement répandue; et partant, comme dans la fable de la femme et du secret, dame rumeur avait amplifié les faits d'une incroyable manière.

Les commentaires allaient bon train parmi les bourgeois et mesdames leurs épouses, qui ne craignaient pas de rester dans la rue, la canonnade ayant de nouveau cessé.

--Est-il donc vrai, demandait M. Pelletier, marchand de fourrures, que la place a manqué d'être emportée d'emblée?

--Mais certainement, répondait M. Poisson, brave épicier qui n'avait pas eu le temps de remplacer son bonnet de nuit par le chapeau pointu alors en usage. Dans sa précipitation à s'habiller, il avait mis ses chausses sens devant derrière et sans remarquer la peine qu'il avait eue à les boutonner.--Mais certainement, et sans mon cousin Pierre Martel, dit Bras-de-Fer, qui, lui seul, a jeté du haut en bas du cap les trois premiers Anglais qui montaient à l'assaut, et a ensuite donné l'alarme, c'en était fait de nous.

--Ah! ma bonne Sainte-Anne! s'écriait une commère dont la courte jupe de droguet laissait voir une forte paire de mollets charnus.--Sait-on s'ils étaient nombreux?

--Nombreux! la mère, lui dit pour s'amuser un soldat qui passait; il y en avait déjà deux cents dans la rue Sault-au-Matelot.

--Pétronille! Pétronille! courut dire la femme à une amie. Sais-tu combien il y avait d'ennemis dans la rue Buade, lorsqu'on les a mis en fuite?

--Non.

--Cinq cents, ma bonne! Nous l'avons paré belle, hein!

Plus loin, monsieur le premier bedeau de la paroisse racontait, au grand ébahissement des badauds qui l'écoutaient en grelottant, les pieds nus dans leurs souliers, comment la place avait failli sauter; l'ennemi ayant, disait-il avec effroi, creusé une mine épouvantable sous la haute ville. Et il était en train de leur expliquer comment un boulet, parti de la flotte anglaise, était venu miraculeusement couper et éteindre la mèche allumée sur la mine, quand les gardes du gouverneur, portant Boisdon sur un brancard, sortirent de la maison de Louis d'Orsy.

En ce moment, monsieur le bedeau reçut un violent coup de coude au creux de l'estomac, ce qui lui fit perdre la respiration et coupa le fil de son discours.

--Rangez-vous! criait la jalouse Boisdon, qui bousculait ainsi ceux qui arrêtaient sa marche. Je veux voir mon homme, moi! Est-il vrai qu'on l'a surpris avec une femme dont le mari l'a blessé à mort? Ah! gredin! sans cœur! s'écria-t-elle en apercevant Boisdon. C'est ainsi que le ciel punit les hommes qui veulent abandonner femme et enfants!

--Allons! laissez-nous passer, dirent à dame Javotte les soldats qui emmenaient l'hôtelier et prenaient le chemin du château.

--Comment! mais où le portez-vous, comme ça?

--A la prison militaire, où votre mari restera jusqu'à ce qu'il ait subi son procès pour trahison; car il a voulu livrer la ville aux Anglais.

--Bon! il ne lui manquait plus que ça: traître à son pays comme à sa femme!

Et fondant en pleurs:

--Ah! Jean, ne t'avais-je pas dit que tes fréquentes sorties nocturnes ne te conduiraient à rien de bon!



CHAPITRE XIII

LE DIEU DU MAL.

Quand vous remontez la rivière Montmorency, vous apercevez, à quinze arpents en amont des chutes, une succession de marches que la nature a taillées dans la pierre calcaire qui borde le parcours de la rivière. Ces marches naturelles que l'on croirait être l'œuvre d'un génie d'humeur fantastique, règnent sur la rive droite dans l'espace de quatre ou cinq arpents. Ce singulier travail de la nature doit remonter à une époque bien reculée; car les couches horizontales de calcaire dont il est composé, renferment beaucoup de petits fossiles de la famille des ammonites, des corallites, des tribolites et autres.51

Note 51: (retour) Voyez "Hawkin's Picture of Quebec," p. 449. Au dire des savants, ce site géologique est un des plus intéressants du monde entier.

La hauteur des rives, près des Marches-Naturelles, est à peu près de trente pieds au-dessus des eaux de la rivière, qui se resserre en cet endroit où elle n'a guère plus de cinquante pieds de largeur, et, devenant torrent, passe en mugissant entre ses deux digues de pierre qu'elle essaie d'ébranler dans sa course furibonde.

Si l'on s'était aventuré dans cet endroit sauvage et désert, le soir qui suivit celui où nous avons vu John Harthing et Dent-de-Loup échouer dans leurs entreprises, on aurait pu voir un homme de haute taille se livrer à d'étranges occupations, à l'endroit même que nous venons de décrire.

Il était onze heures, et sombre était la nuit. De gros nuages noirs qui roulaient au ciel avaient caché peu à peu quelques rares étoiles dont la dernière venait de s'éteindre derrière un écran de vapeurs sombres.

Le vent soufflait avec force. Tantôt il rasait la cime des grands arbres qu'il semblait alors effleurer comme d'une caresse de titan; tantôt il descendait sur eux avec furie, et, les étreignant comme à bras-le-corps, il secouait avec frénésie les vastes troncs, qui gémissaient sur leurs racines et dont les branches semblaient haleter dans cette lutte formidable.

L'effet que le vent produit, en automne, sur les arbres dépouillés de leurs feuilles, a quelque chose de lugubre, quand surtout la nuit y ajoute son horreur. Les branches dégarnies sont comme autant de bras gigantesques dont les os dénudés se croisent et s'entre-choquent dans une ronde échevelée. On dirait une danse macabre composée de ces gigantesques enfants du Ciel et de la Terre, revenant dans les nuits d'orage lancer de vains défis à la divinité qui les a vaincus.

Cet homme dont la présence à pareille heure et dans un endroit si écarté devait cacher quelque mystère, avait, durant la dernière moitié du jour, parcouru et examiné avec soin la rive sud de la rivière, depuis les chutes jusqu'aux Marches. Bien qu'il eût herborisé pendant toute l'après-midi, il n'avait apparemment trouvé que le soir la principale plante qu'il cherchait; car, au moment où le soleil disparaissait derrière les grands arbres qui bordent la rivière Montmorency, un cri de joie et d'attente satisfaite lui était échappé.

Ayant arraché une touffe de plantes ombellifères vers laquelle il s'était penché vivement en la reconnaissant pour ce qu'il désirait, il était venu aux Marches-Naturelles, emportant sa trouvaille avec lui.

Quand le sauvage, car son teint, le tatouage qui ornait singulièrement sa figure, et son costume primitif, laissaient voir de suite à quelle race il appartenait, quand le sauvage atteignit l'endroit des Marches où la rivière n'a pas plus de cinquante pieds de large, il s'arrêta près d'une petite chaudière en cuivre qu'il avait cachée là dès le matin, et y jeta les herbes qu'il avait apportées.

Ensuite il décrocha de sa ceinture un petit sac d'où sa main superstitieuse tira doucement trois crapauds et une couleuvre, tous vivants, qu'il mit dans la chaudière et à côté des plantes. Après quoi il recouvrit le vase de cuivre, près duquel il se coucha nonchalamment.

En attendant la nuit, Dent-de-Loup, qu'on a dû reconnaître, employa le temps à mâcher des balles de plomb dont était rempli un sac en peau de daim qui pendait à sa ceinture à côté d'une corne de buffle pleine de poudre. La nuit était arrivée quand il eut ainsi rendu rugueuse la dernière de ses balles, longue opération qu'il eut soin d'entrecouper en fumant de temps à autre dans un calumet qu'il avait creusé et ciselé de ses propres mains.

Le sauvage se mit alors à amasser des branches sèches, dont il alluma bientôt un feu sur le bord du torrent, dans l'anfractuosité d'un rocher. Les larges assises du roc devaient, en surplombant, garantir la flamme contre les atteintes de la pluie qui, à l'estimation de l'homme des bois, ne tarderait pas beaucoup à tomber.

Mais Dent-de-Loup attendit encore, et se recoucha dans l'ombre pour ne point donner de point de mire au projectile du rôdeur nocturne que le hasard ou la lueur du feu pourrait amener en cet endroit désert. Il eut soin aussi de placer son mousquet à portée de main.

Enfin, sur les onze heures, Dent-de-Loup se leva. Après avoir jeté quelques brassées de bois sec sur le feu, dont la flamme ainsi activée jetait des clartés fauves sur la rive d'en face, il prit une coupe d'étain qu'il avait apportée du camp anglais et se rapprocha de la rivière.

Celle-ci mugissait à plus de vingt pieds au-dessous de lui, et ses abruptes bords semblaient rendre impossible l'approche de tout profane. Mais l'Iroquois, qui ne faisait rien sans réfléchir, avait remarqué qu'un grand pin nouvellement tombé en travers du torrent, pouvait servir de pont d'une rive à l'autre, tandis que ses longues branches, encore vertes et très solides, descendaient jusqu'au fond du gouffre.

--A cette heure des ténèbres, murmura le sauvage, l'eau vive du torrent doit avoir plus de force pour distiller les poisons.

Et il s'élança sur le tronc d'arbre. Avisant une très forte branche qui descendait jusqu'à l'eau, dont le brusque passage la faisait osciller, le Chat-Rusé s'y cramponna d'une main et se laissa glisser vers l'abîme. C'était comme un de ces rêves fantastiques que le conteur allemand Hoffmann écrivait entre les vapeurs d'un broc de bière et d'une grosse pipe culottée.

Un torrent qui mugit, bouillonne, s'enfuit et se perd dans la nuit, entre les déchirures de lourds quartiers de roc; un homme assez hardi pour affronter la mort certaine, si l'appui que tiennent ses doigts crispés vient à se rompre sous le poids de son corps; et, pour éclairer ce bizarre tableau, la lueur vacillante d'un feu qui vient tomber en plein sur le sauvage et fait étinceler comme autant de diamants les gouttelettes d'eau qui jaillissent sur les parois humides du rocher de la rive nord.

Lentement l'Iroquois descendit, et lorsqu'enfin sa main gauche fut au niveau de la rivière, il cueillit dans sa coupe d'étain la crête d'une vague écumeuse qui, en grondant, s'éleva jusqu'à lui. Et retenant entre ses dents la coupe ainsi remplie, il s'aida des deux mains pour remonter.

Lorsqu'il eut repris pied sur le sol, il revint vers le feu, sur lequel il plaça la chaudière de cuivre, après y avoir glissé toutefois, pour y tenir compagnie aux trois crapauds, à la couleuvre et aux herbes vénéneuses, l'eau de sa coupe et les balles mâchées. Enfin le superstitieux sauvage fit trois fois le tour du feu, et revint trois fois sur ses pas en murmurant ces paroles:

--O toi! dieu du mal, mauvais génie, sois propice à cette opération. Fais que le poison dont mes projectiles vont s'imprégner porte à mes ennemis une mort atroce, quand même la balle de mon mousquet les frapperait ailleurs qu'au siège de la vie. Et vous, plantes, mêlez votre suc mortel avec le venin du crapaud et la bave visqueuse de la couleuvre!

Un miaulement sinistre partit alors de la cime d'un arbre, au-dessus de la tête du sauvage qui se redressa vivement.

Comme il saisissait son mousquet, un corps opaque effleura sa joue gauche avec un rapide bruissement d'ailes, traversa le petit nuage de fumée qui planait au-dessus du feu, et remonta vers la cime de l'arbre d'où il était descendu. Trois fois ce hibou plongea ainsi vers Dent-de-Loup et trois fois il jeta son lugubre cri dont les ondulations se mêlèrent au hurlement du vent.

--Tu m'as donc entendu, Atahensic!52 s'écria le sauvage, et tu viens à moi sous la forme de l'oiseau des nuits. Mais pourquoi voler ainsi à ma gauche? Est-ce qu'en préparant la mort d'autrui j'avancerais aussi la mienne?

Note 52: (retour) Atahensic était le dieu du mal chez les Iroquois.

Le vent faisait rage et redoublait à chaque instant de fureur, quand un livide éclair rompit soudain la nue, tandis qu'un éclat de foudre atteignait, de l'autre côté du torrent, un arbre qu'il tordit, broya comme un brin d'herbe et dont quelques fragments vinrent tomber aux pieds du sauvage.

Et un immense ouragan sembla vouloir écraser la forêt. Les coups de tonnerre se suivaient avec tant de rapidité, qu'on aurait dit cent pièces de canon tirant à l'envi l'une de l'autre. Quant aux éclairs, ils illuminaient constamment le ciel, qui paraissait rouge comme de la fonte ardente dans une vaste fournaise.

Cette furie des forces de la nature déchaînée dura quelque temps, puis le fracas de la foudre diminua, s'éloigna et finit par se perdre dans l'espace, après avoir encore jeté de sourds grondements. Enfin, ainsi que les lueurs mourantes d'un feu qui va s'éteindre, peu à peu se fondirent les éclairs dans les ténèbres, non sans avoir auparavant zébré l'horizon de quelques bandes lumineuses mais furtives.

La cuisson de son poison terminée, Dent-de-Loup remit dans sa ceinture les balles pénétrées du venin dont la blessure devait causer la mort, et revint au camp de Whalley.

Il ne faut pas s'étonner de ce que l'Iroquois connût si bien les environs de Beauport; il avait déjà séjourné sur les bords de la rivière Montmorency quelques années auparavant, lors d'une expédition que les guerriers de sa tribu avaient poussée jusqu'à Québec, qu'ils n'avaient pas osé attaquer en voyant les habitants sur leurs gardes.

Le soir qui avait vu sa tentative infructueuse pour enlever Mlle d'Orsy, Harthing n'avait cependant pas trouvé le châtiment que lui méritaient ses forfaits; car Dent-de-Loup avait retenu le lieutenant par les cheveux au moment où celui-ci allait être submergé, et l'avait amené à terre où Harthing avait repris ses sens.

De retour au camp, l'officier répondit à Whalley qui l'interrogea, que la surveillance des assiégés serait d'autant plus difficile à tromper par la suite, qu'on s'était aperçu de sa présence dans la ville. Et il ajouta que ce n'était qu'au très grand péril de ses jours qu'il avait pu s'échapper. Mais il se garda bien de faire aucune allusion à sa tentative d'enlèvement.

Le major hocha la tête d'un air mécontent lorsqu'il apprit ainsi le peu de résultat des démarches de Harthing et de Dent-de-Loup, et dit au lieutenant:

--Dorénavant, monsieur, vous voudrez bien, ainsi que l'Iroquois, ne plus vous exposer. Nous avons trop besoin de toutes nos forces pour risquer de les affaiblir en les disséminant ainsi.

Harthing, qui maintenant comptait sur le succès d'un prochain assaut pour réaliser ses désirs, ne s'inquiéta pas beaucoup de cet ordre impératif qui le condamnait à l'inaction.

--Je l'ai trop échappé belle, se dit-il en quittant Whalley, pour regretter qu'on me ferme tout secret accès dans la ville; et je dois m'estimer aussi très heureux de ce que le major ne pourra jamais soupçonner le motif personnel qui m'a fait risquer ainsi ma vie.

Sur ce dernier point il comptait mal; car un prisonnier que les gens de Whalley firent le lendemain, dit au major que les Québecquois veilleraient désormais à leur sûreté avec une prudence excessive. Et il raconta à Whalley l'attentat contre Mlle d'Orsy par un Anglais dont il ignorait le nom, et qui avait la veille au soir pénétré dans la ville.

--Tiens! se dit le major, Harthing ne m'a point parlé de cette circonstance!

Or Whalley, qui était de Boston, avait eu vent de la passion de John Harthing pour Mlle d'Orsy quand elle avait quitté cette dernière ville.

Il manda son lieutenant.

Celui-ci qui n'était pas préparé à cet interrogatoire, nia tout formellement lorsque Whalley lui demanda s'il n'avait pas essayé d'enlever une femme lors de son expédition de la veille.

Le major, surpris de ces dénégations que semblait démentir le trouble involontaire de Harthing, le renvoya sans rien dire; ce qui n'empêcha pas que le lieutenant fut sommé de comparaître devant le conseil de guerre lorsque vint le soir. Au moment où Harthing paraissait devant Whalley et son état-major, Dent-de-Loup quittait la rivière Montmorency pour revenir au camp.

Le chef de l'accusation portée contre Harthing était que, sous le fallacieux prétexte d'aider à la prise de la place, il ne s'y était introduit qu'avec l'intention de revoir et d'enlever une jeune Française qu'il avait autrefois connue à Boston, ce qui indiquait des rapports secrets avec l'ennemi, et que de ce premier pas à la trahison il n'y avait pas loin.

--Maudite affaire! pensa Harthing. Je m'en serais peut-être mieux tiré en confessant le fait de prime abord; mais puisque nous avons commencé, continuons à tout nier.

Il prétendit ne pas comprendre ce que l'on voulait dire en l'accusant de sacrifier son devoir, son honneur et son pays à une pareille intrigue; qu'il trouvait singulier qu'on aimât mieux croire un prisonnier qu'un loyal sujet anglais qui avait toujours bien servi sa patrie et son roi; que si quelqu'un avait réellement tenté d'enlever cette demoiselle d'Orsy, laquelle il avait en effet connue à Boston, ce pouvait bien être quelque autre officier qui se serait introduit en même temps que lui dans la ville; car d'Orsy en donnant des leçons d'escrime à Boston s'était trouvé rencontrer un assez grand nombre de jeunes gens qui avaient pu facilement connaître la sœur du jeune baron. Il termina en disant qu'il serait impossible de prouver l'accusation gratuite qui pesait sur lui, par tout autre que ce prisonnier français; et que, d'ailleurs, celui-ci ignorait le nom de cet Anglais qui avait ainsi tenté d'enlever une Québecquoise.

--Nous n'avons pas, il est vrai, répliqua Whalley, de preuves directes de votre culpabilité; mais avouez pourtant que beaucoup de faits témoignent contre vous. D'abord, vous avez, je le sais, connu et aimé Mlle d'Orsy à Boston. Ensuite, quand nous avons quitté cette dernière ville, vous avez, sous prétexte de lui faire servir les intérêts communs, amené un sauvage dont la conduite me paraît quelque peu suspecte; car il est toujours absent du camp. Il n'y a qu'un moment encore, je l'ai fait chercher partout sans qu'on l'ait pu trouver. Pourriez-vous me dire où il est?

--Non, monsieur, mais je crois qu'il serait injuste de me rendre responsable des absences d'un sauvage qui ne saurait s'astreindre à une discipline aussi sévère que la nôtre.

--Bien, bien, reprit Whalley; mais dans quel but avez-vous sollicité si vivement d'être envoyé comme parlementaire au comte de Frontenac? Pourquoi tant d'ardeur à briguer une mission qui aurait pu vous devenir plus périlleuse que profitable, si l'ennemi avait voulu vous faire un mauvais parti?

--Il m'est facile, monsieur, de vous répondre d'une manière satisfaisante. Mon but étant de me distinguer dans la carrière que j'ai embrassée de préférence à toute autre, je désire prendre une très grande part à la conquête de Québec. A cet effet, je me suis d'abord allié le sauvage Dent-de-Loup, pour me servir d'espion et trouver par son entremise un lieu d'escalade facile. Voilà donc qui vous explique mon intimité avec l'Iroquois. Quant à mon empressement à être envoyé comme parlementaire, il n'était causé que par le désir que j'avais d'examiner moi-même, et en plein jour, la place que je voudrais prendre à moi seul pour me signaler davantage. Pouvez-vous donc blâmer une aussi noble ambition?

--Hum! Non, monsieur Harthing; certainement non. Mais en fin de compte, ne trouvez-vous pas singulière la coïncidence de votre présence dans la ville hier au soir, avec cette tentative d'enlèvement d'une jeune Française que vous avez autrefois aimée, par un Anglais dont notre prisonnier, malheureusement ou heureusement pour vous, ne connaît pas le nom? Ne vous semble-t-il pas que tous les faits que je vous ai auparavant exposés, réunis à ce dernier, contribuent à vous compromettre étrangement?

--J'avoue que la coïncidence est assez curieuse en effet; mais, vous ayant répondu d'une manière satisfaisante sur tous les autres points, je crois que vous ne pouvez me juger sur ce seul dernier fait qui, directement, ne prouve rien contre moi.

--Le conseil en décidera, monsieur Harthing; car veuillez bien croire que je n'ai contre vous aucun sentiment d'animosité personnelle. Je crois vous rendre plutôt service en vous mettant à même de vous disculper des accusations de trahison qui courent déjà contre vous par tout le camp.

Comme on peut très bien le penser, Harthing ne put être trouvé coupable; mais il sortit dans une grande rage de se voir ainsi compromis. La fureur le dominait complètement quand il revint dans sa tente où il se jeta, rugissant, sur une botte de paille qui lui servait de lit.

--Ah! puisque c'en est fait de mon amour et de ma réputation, s'écria-t-il, je ne veux plus songer qu'à la vengeance! O ma vengeance! je te veux implacable et terrible!

--La voici, dit Dent-de-Loup qui se dressa soudain devant Harthing. Et, comme un démon tentateur, il offrit au lieutenant quelques balles mâchées dont les déchiquetures étaient remplies d'un suc noirâtre.

--La moindre atteinte de l'un de ces projectiles tuera ceux que tu hais, dit le sauvage: ces balles sont empoisonnées.

--Oh! donne-les moi.

Et Harthing, se levant d'un bond, mit la main sur ces engins perfides.

Un éclair de satisfaction illumina l'œil de Dent-de-Loup.

Mais au moment où Harthing allait serrer les balles, il les rejeta tout à coup loin de lui en s'écriant:

--Non! ce serait trop lâche!

Et il se laissa tomber sur son lit de camp. Les sanglots l'étouffaient.

Un amer sourire de dédain plissa les lèvres du sauvage.

--Les faces pâles ne seront toujours que des femmes! dit-il en ramassant avec soin les balles rejetées par Harthing.

Et il quitta la tente aussi furtivement qu'il y était entré.



CHAPITRE XIV

LE COMBAT.

La place d'armes présentait le lendemain matin un bien beau spectacle. Il y avait là, assemblés devant le château, plus de trois mille hommes, tant de troupes régulières que de milices.

Les rayons du soleil levant se jouaient sur les armures,53 les mousquets, les baïonnettes et les épées nues, et jetaient par toute la place mille scintillations rayonnant en gerbes lumineuses, qui tranchaient vivement sur les riches costumes aux couleurs variées des officiers, et sur les belles plumes blanches qui ombrageaient quelques chapeaux fièrement galonnés d'or. On aurait dit de grosses gouttes de rosée dormant sur de grandes fleurs tropicales balancées par la brise et reflétant, avant de remonter absorbées dans l'air, les premiers feu du matin. Or pour quelques-uns qui portaient ces armes dans l'attente du combat, n'était-ce pas leur dernière rosée de vie qu'éclairait alors ce beau soleil?

Note 53: (retour) On en portait quelquefois encore à cette époque, moins pour se garantir des balles qui les perçaient bel et bien, que pour résister aux coups d'armes blanches.

L'habillement des miliciens paraissait terne à côté du costume des troupes de ligne. A cette époque, au Canada comme en France, les milices n'avaient point d'uniforme. Loin de faire tache cependant, leurs habits d'étoffe grise ne servaient que de repoussoir ou de contraste au brillant fond de ce tableau vivant.

Que de nobles cœurs battaient sous les riches justaucorps de tant de braves officiers qui parcouraient tous les rangs des soldats alignés, ici recevant des ordres et les transmettant plus loin! Et les grands noms qu'ils portaient, ces galants hommes!

Oh! la belle vision qui passe devant mes yeux ravis par la splendeur de ces souvenirs du passé! Dites-moi, ne la voyez-vous pas comme moi?

N'est-ce pas lui que j'aperçois là-bas, au-dessus de tous, le noble vieillard? Oui, c'est le comte de Frontenac. Il m'apparaît près du château dictant ses ordres au baron LeMoyne de Longueuil, surnommé le Machabée de Montréal, et à MM. LeMoyne de Sainte-Hélène et de Bienville. Ces trois frères vont commander un détachement de deux cents Canadiens chargés d'aller, sur-le-champ, tenir en échec les deux mille Anglais commandés par Whalley.

Salut à toi! illustre gouverneur qui réussis à faire rejaillir sur notre pays un rayon de la gloire dont ton maître, Louis XIV, inonda la France du grand siècle.

Près de lui se tient M. de Callières, le gouverneur de Montréal. Fièrement appuyé sur son épée, on dirait qu'il veut déjà prendre les airs magnifiques du comte, auquel il succédera, huit ans plus tard, dans le gouvernement de la Nouvelle-France.

Le chevalier et colonel de Vaudreuil se tient tout à côté de celui-ci, prêt sans doute, car il en est digne en tous points, à le remplacer à Montréal.

Puis viennent M. d'Ailleboust de Musseau, et son digne frère, le sieur d'Ailleboust de Mantet, qui s'est illustré à la prise de Corlar.

Enfin le sieur d'Hertel qui, à la tête de cinquante-deux Canadiens et sauvages, a pris Salmon-Falls, dans l'hiver de 1690, après avoir défait les deux cents hommes qui défendaient ce poste. Et, comme noblesse oblige, on le voit encore, durant le siège de cette même année, cueillir de nouveaux lauriers à la tête des milices des Trois-Rivières.

Plus loin, je vois le sieur Jacques LeBer du Chêne qui assistait, aux côtés de Sainte-Hélène et de d'Iberville, à la prise de Corlar. Aussi Louis XIV lui donnera-t-il, en 1696, des lettres d'anoblissement à cause de ses nombreux services.

Ensuite vient le fils du baron de Bécancourt, M. de Portneuf, le même qui fit taire, l'hiver précédent, les huit canons défendant Casco, qui se rendit à lui. Puis encore MM. Boucher de Boucherville et de Niverville, les sieurs de Beaujeu, de Saint-Ours et M. de Montigny, qui fut blessé à l'attaque de Corlar.

Enfin, disséminés par toute la place d'armes, et excitant l'ardeur belliqueuse des soldats qu'ils commandent, ce sont les Baby de Ranville, les Aubert de Gaspé, les de Lanaudière, les Deschambault et les Chartier de Lotbinière.

Ici se croisent le chevalier de Crisasy, descendant d'une grande famille sicilienne, et M. de Martigny, cousin germain d'Iberville.

Là, le sieur de Valrennes donne des ordres à son lieutenant M. Dupuy.

Plus loin, M. de Saint-Cirque s'en va causant avec M. Boisberthelot de Beaucourt; et tous deux, en passant, saluent Augustin Le Gardeur de Courtemanche.

Mais, éblouis par cette revue qui passe radieuse devant eux, mes yeux ne voient plus, quand il leur faudrait encore compter tant de noms aussi beaux que tous ceux-là!

MM. de Longueuil, de Sainte-Hélène et de Bienville, après avoir reçu les instructions du gouverneur, venaient de rejoindre les deux cents Canadiens qu'ils allaient mener à l'attaque, lorsqu'ils virent arriver Louis d'Orsy.

--Tiens! dit Bienville à ce dernier, serais-tu donc de la partie?

--Eh! oui, mon cher. M. de Maricourt m'a permis de vous accompagner. Comme les vaisseaux ont retraité de devant la ville, et qu'ils n'ont pas l'air d'avoir envie de revenir essuyer notre feu,54 le capitaine prétend n'avoir besoin que de quelques hommes pour la garde de sa batterie. Il vous envoie aussi Bras-de-Fer, pensant bien qu'il pourra nous être utile. Tiens, le voici.

Note 54: (retour) "Les vaisseaux de sir William Phipps furent tellement maltraités que, le dix-neuf octobre, deux d'entre eux rejoignirent le gros de la flotte, tandis que deux autres se mirent à l'abri des boulets, en remontant à l'anse des Mères. Là encore, ils furent attaqués et forcés de se retirer vers les autres." (M. Ferland.)

--Présent, mon commandant, dit Pierre Martel, qui fit le salut militaire.

--Nous allons donc escarmoucher à la Canardière? dit d'Orsy à M. de Longueuil.

--Oui, car il paraît que l'ennemi se tient sous les armes depuis le matin et semble se préparer, d'après les rapports de nos éclaireurs, à marcher sur la ville.

--Pardon, mon commandant, dit Bras-de-Fer, à qui sa qualité d'ancien domestique de la famille permettait certaines libertés qu'on n'aurait point tolérées chez un autre soldat; pardon, mais je crois que c'est un bien mauvais jour pour s'en aller attaquer ainsi l'Anglais dans ses retranchements.

--Et pourquoi, maître Pierre?

--N'est-ce pas aujourd'hui vendredi?55

Note 55: (retour) Le 20 octobre 1690 était un vendredi.

--Ah! ah!

--Ne riez pas, monsieur, le vendredi, voyez-vous, est jour de malheur.

--Bah! histoire de vieille femme, dit Sainte-Hélène.

--Que nous chantes-tu donc là, sinistre corbeau? repartit Louis d'Orsy.

--Ce bon Pierre! dit Bienville en riant comme les autres.

--Prenez garde! messieurs, prenez garde!

--Allons! allons! un homme comme toi, Pierre, ne devrait pas croire à ces choses-là. Mais nous perdons notre temps. Attention! serrez les rangs! dit à sa petite troupe M. de Longueuil.

Pierre Martel alla s'aligner, non sans avoir secoué plusieurs fois la tête en signe de désapprobation.

Vers dix heures, toute cette belle et vaillante jeunesse s'ébranla au son des tambours et des fifres. Le détachement de deux cents hommes, commandé par MM. de Longueuil, Sainte-Hélène, d'Orsy et Bienville, prit les devants; car il avait à traverser la rivière Saint-Charles pour rejoindre les Anglais, tandis que M. de Frontenac restait, à la tête de trois bataillons, de ce côté-ci de la rivière, au cas où les ennemis parviendraient à la traverser à gué.56

Note 56: (retour) Voyez Charlevoix.

Whalley n'était pas à la tête des troupes de terre. Il se trouvait en ce moment à bord du vaisseau amiral, où il était allé le matin, de bonne heure, "communiquer à Phipps le résultat du conseil de guerre tenu la veille par les officiers de l'armée de terre; car ces derniers regardaient l'entreprise comme trop hasardeuse, et concluaient qu'il valait mieux l'abandonner à cause de l'état avancé de la saison."57

Note 57: (retour) Voir aussi le journal du major Whalley.

Nonobstant l'absence de leur commandant, les ennemis voulurent tenter une dernière attaque; et après avoir crié durant toute la matinée: Vive le roi Guillaume! sans doute pour se remonter un peu le moral, ils se mirent en marche et se rapprochèrent de la rivière Saint-Charles, vers deux heures de l'après-midi.

Les Anglais, au nombre d'au moins douze cents, longeaient la rivière en toute sécurité, lorsque soudain, au détour d'un petit bois qui se trouvait sur leur droite et à l'endroit même où est aujourd'hui la ferme de Maizerets, deux cents coups de feu partirent en crépitant du fourré où les hommes de M. de Longueuil s'étaient postés en embuscade.

--Forward! crie le commandant ennemi.

--Feu! ordonne M. de Longueuil, quand les Anglais ne sont plus qu'à cinquante pas.

Et cette seconde décharge, plus meurtrière que l'autre, s'en va semer la confusion et la mort dans les rangs des ennemis, qui commencent à se débander.

Harthing, désirant dissiper les soupçons qui planent sur lui, se tient en avant de sa compagnie, qu'il encourage de l'exemple et de la voix. Quand il s'aperçoit que ses soldats commencent à plier, il se retourne tranquillement vers eux; et là, exposé au feu des Canadiens, calme comme sur un champ de parade, il reçoit trois balles dans ses habits, tandis qu'il s'efforce de rallier ses gens.

C'est qu'il était aussi brave que violent.

Dent-de-Loup se tient à côté de lui, le mousquet en joue et prêt à faire feu sur le premier des Canadiens qu'il verra; car ces derniers sont restés couchés dans les broussailles.

--Oh! Louis! je le vois! il est là! dit Bienville à d'Orsy.

Et arrachant un mousquet d'entre les mains d'un soldat, François l'épaule et tire sur John Harthing. Mais sa précipitation nuit à la justesse de son coup de feu et la balle perce seulement le chapeau de l'Anglais.

M. de Longueuil a remarqué l'hésitation de l'ennemi.

--Debout! chargeons! crie-t-il.

Et donnant le signal avec l'exemple, il se lève.

Sainte-Hélène, Bienville et d'Orsy l'ont imité.

Au même instant, une balle vient frapper en pleine poitrine Louis d'Orsy, qui tombe à la renverse entre les bras de Bienville.

--Bien tiré! Dent-de-Loup, dit Harthing au sauvage qui recharge son arme.

--Quarante mille démons! c'est encore ce maudit Iroquois, s'écrie Bras-de-Fer qui aide Bienville à transporter d'Orsy à l'écart. Après avoir remis son ami entre les mains de quelques hommes préposés aux soins des blessés, Bienville se penche vers son ami qui vient de s'évanouir:

--Frère, dit-il, en étendant la main sur ce corps sanglant, dors en paix ton dernier sommeil! Je cours te venger!

Quand il revint sur la lisière du bois qui regardait le rivage, M. de Longueuil chargeait l'ennemi à la tête de sa petite troupe.

Bienville bondit au premier rang qui n'est plus qu'à vingt pas de la compagnie de Harthing, lorsque M. de Longueuil crie d'une voix tonnante:

--A plat ventre tout le monde!

Il a vu les Anglais coucher en joue les siens.

Un ouragan de flamme et de plomb passe au-dessus des Canadiens, dont aucun n'est touché, grâce au sang-froid du commandant.

A peine le nuage de fumée que vient de faire cette décharge s'est-il dissipé, que les trois frères LeMoyne se sont relevés en criant:

--En avant!

Qu'il était beau de voir ces deux cents braves chargeant douze cents ennemis!

Dent-de-Loup, qui peut croire que l'heure de la vengeance a sonné enfin pour lui, ne tue pas au hasard; c'est sur les officiers que son mousquet se braque de préférence. Loin de tirer avec les Anglais, quand ceux-ci ont fait leur décharge inutile, le sauvage a réservé son coup de feu; et quand les Français se relèvent, il ajuste froidement M. de Longueuil.

Celui-ci, qui court à la tête de son bataillon, n'est plus qu'à dix pas, lorsque la balle de Dent-de-Loup vient le frapper au côté gauche, où il porte la main en chancelant.

Un hurlement de rage parcourt les rangs de ses soldats; mais quelle n'est pas la joie de tous quand ils voient leur capitaine se relever sain et sauf et leur dire:

--Ce n'est rien, mes enfants! sus à l'Anglais!

La corne à poudre de M. de Longueuil a reçu et amorti le coup, puis fait dévier la balle.58

Note 58: (retour) "Le sieur de Longueuil fut frappé au côté, et aurait été tué, si sa corne à poudre n'eût amorti le coup." (M. Ferland.)

--Damné sauvage! s'écrie Bras-de-Fer, il faut en finir avec toi!

Et trois énormes enjambées le mettent en face de l'Iroquois. Ce dernier lui porte un furieux coup de casse-tête. Bras-de-Fer, dont le mousquet est aussi déchargé, s'en sert pour parer le coup, et, prenant son arme par le canon, il fait décrire un terrible moulinet à la crosse qui s'abat violemment sur la poitrine nue du sauvage. Celui-ci pousse un râle qui lui sort de la gorge avec des flots de sang. Il tombe.

--Et de deux! fait Bras-de-Fer en assommant de même le premier Anglais qui se trouve à portée de son arme.

Cependant Bienville a voulu s'élancer pour croiser le fer avec Harthing, qu'il a vu combattre au premier rang; mais la force répulsive de la charge opérée par les Canadiens a rejeté l'Anglais au milieu de sa compagnie et porté Bienville contre d'autres adversaires.

M. de Sainte-Hélène, au contraire, s'est trouvé lancé dans la direction du lieutenant, sur lequel il fond l'épée au poing, après avoir fendu la tête d'un soldat ennemi qui lui barrait le passage.

--Rendez-vous, monsieur, ou vous êtes mort, crie Sainte-Hélène à Harthing qu'il ajuste d'un pistolet.

Harthing lui répond par un ricanement et baisse la tête quand le coup part.

La balle de Sainte-Hélène effleure le crâne du lieutenant. L'Anglais saisit à son tour le seul pistolet chargé qui lui reste et tire à bout portant sur Sainte-Hélène, qui s'affaisse, la jambe droite cassée par le coup de feu.59

Note 59: (retour) "Sainte-Hélène, voulant avoir un prisonnier, reçut un coup de feu à la jambe." (Charlevoix, tome II, page 85.)

--En veux-tu donc à tous les miens? rugit Bienville, qui a pu percer enfin jusqu'à lui. Oh! nous allons voir!.........

Et, furieux, il court l'épée haute sur Harthing qui tombe en garde. Leurs pistolets à tous deux sont déchargés; c'est donc un duel à l'arme blanche qui va décider de leur sort.

En ce moment les ennemis cèdent sous la vigoureuse charge des Canadiens et se replient sur leur arrière-garde, suivis par nos intrépides volontaires, qui les chassent devant eux, la baïonnette dans les reins.

Harthing et Bienville se trouvent isolés des autres combattants.

A voir la furie avec laquelle Bienville presse Harthing, on peut croire qu'il perdra bientôt l'avantage avec le sang-froid qui, dans un combat de ce genre, donne beaucoup plus de chance à celui qui se tient froidement sur la défensive, comme Harthing le semble faire.

Aussi rapide que l'éclair, l'épée de Bienville enveloppe l'Anglais de cercles rapides, et sans relâche le frappe d'estoc et de taille. Leurs lames, violemment heurtées, rendent un sinistre cliquetis, entrecoupé par les seuls râlements saccadés qui soulèvent la poitrine des deux combattants.

Entre deux parades, Harthing porte une estocade de prime à Bienville qu'il atteint à l'épaule droite. Mais cette blessure, peu grave du reste, rend toute sa prudence à Bienville, qui se couvre avec soin de son épée tout en pressant Harthing.

On dirait que ce dernier faiblit. Sa main semble arriver plus lentement à la parade. Plusieurs fois l'épée de Bienville effleure la poitrine du lieutenant, dont la respiration devient plus rapide.

Est-ce la lassitude qui saisit l'officier anglais? Est-ce la vision funeste du spectre de la mort planant au-dessus des combattants pour choisir sa victime, qui paralyse ainsi ses forces?

Bienville a remarqué cette hésitation, et portant plusieurs bottes à son adversaire, il fouette soudain du plat de son arme celle de Harthing, se glisse au-dessous comme un trait et enfonce son épée jusqu'à la garde dans le cœur de son rival abhorré.

Harthing s'abat sur la terre et ouvre démesurément les yeux. Il sent la mort venir, et sa haine semble s'envoler avec sa vie. Aussi tend-il au vainqueur sa main désarmée, en lui disant d'une voix mourante:

--Me pardonnez-vous... Bienville?... Dieu m'a puni... Si d'Orsy... n'est pas mort... sa blessure... balle empoisonnée... par l'Iroquois ... Cherchez... contrepoison... Elle... adieu.

Et il expire entre les bras de Bienville, presque peiné de sa mort.

Durant ce combat singulier qui avait duré seulement cinq minutes, les Canadiens avaient mené l'ennemi tambour battant jusqu'à un petit bois situé à demi-portée de mousquet du bouquet d'arbres où nos volontaires s'étaient placés d'abord en embuscade.

Mais là, les ennemis ont fait volte-face, et, appuyés par quelques pièces de canon, ils ont ouvert un feu terrible sur nos miliciens. Ces derniers, considérant le désavantage du nombre et de la situation, retraitent vers leur premier retranchement, la face tournée vers l'ennemi et combattant toujours.60

Note 60: (retour) "Les Anglais côtoyèrent quelque temps la rivière en bon ordre; mais MM. de Longueuil et de Sainte-Hélène, à la tête de deux cents volontaires, leur coupèrent le chemin, et escarmouchant de la même manière qu'on avait fait le dix-huit, firent sur eux des décharges si continuelles, qu'ils les contraignirent à gagner un petit bois, d'où ils firent un très grand feu." (Charlevoix, tome II, p. 85.)

Bienville a jeté un regard autour de lui, et, n'apercevant que Harthing, Dent-de-Loup et quelques soldats anglais couchés sur le sol, il voit que son frère Sainte-Hélène a été emmené hors de la mêlée; aussi s'empresse-t-il de rejoindre les siens.

Pendant quelque temps encore, on escarmoucha de part et d'autre, tant qu'enfin les premières ombres de la nuit firent cesser le feu des deux côtés. Alors les Anglais, renonçant à toute velléité d'assaut, battirent en retraite vers leur camp, tandis que nos volontaires revenaient vers la ville, où M. de Frontenac se tenait encore en personne à la tête de ses troupes, résolu de traverser la rivière si les Canadiens avaient été trop pressés par l'ennemi. Mais, au dire de Charlevoix, ces derniers ne lui donnèrent pas lieu de faire autre chose que d'être spectateur du combat.61

Note 61: (retour) "Nous eûmes dans cette seconde action deux hommes tués et quatre blessés...... La perte des ennemis fut ce jour-là pour le moins aussi grande que la première fois." (Charlevoix, tome II, p. 85.)

Sur les sept heures du soir, alors que les ténèbres enveloppaient le champ de bataille comme d'un vaste linceul, un des hommes laissés pour morts sur le lieu du combat, se souleva péniblement et poussa un soupir rauque, ce qui mit en fuite une bande de corbeaux avides qui déjà faisaient curée des cadavres. Tandis que les voraces oiseaux s'allaient percher sur l'arbre le plus voisin en jetant leurs croassements sinistres aux échos de la nuit, cet homme parvint, après mille efforts dont chacun lui arrachait un cri de douleur, à se mettre sur son séant.

Après s'être reposé, il s'orienta; et, se sentant incapable de marcher, il se traîna vers le camp des Anglais, en s'aidant des genoux et des mains. Ce blessé dut souffrir mille agonies pendant le trajet d'un demi-mille qu'il lui fallut ainsi faire pour arriver au camp. Si le soleil eût éclairé sa marche douloureuse, on eût pu voir une longue traînée de sang qu'il laissait derrière lui.

La première sentinelle qui le reconnut, appela quatre camarades pour transporter le blessé sous une tente, où le chirurgien et ses aides faisaient les premiers pansements.

Quand on l'eut déposé sur un matelas, cet homme poussa un immense soupir de satisfaction et murmura ces mots:

--Le bras des visages pâles est faible comme celui des femmes, qui ne saurait frapper le guerrier d'un coup mortel. Dent-de-Loup pourra bientôt chasser encore le caribou rapide, et orner sa ceinture de maints nouveaux scalps que la fumée de son feu desséchera dans le ouigouam du chef.



CHAPITRE XV

LE BLESSÉ.

Pâle était le dernier reflet du jour mourant qui venait éclairer la chambre de Louis d'Orsy; mais plus pâle encore était ce dernier, qui gisait tout sanglant sur son lit une heure après le combat.

Il était là, défait, brisé, vaincu par le mal, ce vaillant jeune homme si plein de courage et de vie quelques heures auparavant.

Près de Louis assoupi se tenait un chirurgien, dont l'air préoccupé laissait voir combien l'état du blessé l'inquiétait. Dans l'ombre se mouvait discrètement Marie-Louise, qui paraissait voler plutôt que marcher, tant elle effleurait légèrement le parquet.

Elle avait aussi bien pâli, la pauvre enfant. Les terribles événements de l'avant-veille avaient tellement agi sur sa constitution, que ses belles et vives couleurs d'autrefois avaient fui ses joues veloutées, tandis qu'un léger cercle de bistre, apparaissant sur les paupières inférieures, y indiquait la trace de l'insomnie et des larmes.

Inquiète et tremblante, elle allait par la chambre, prompte à obéir à chacune des prescriptions du chirurgien, qu'elle interrogeait d'un regard anxieux.

L'homme de l'art se préparait à extraire la balle de la poitrine du jeune baron.

En ce moment, Bienville entra. Il s'approcha du chirurgien en marchant sur la pointe du pied.

--Eh bien? lui demanda-t-il à voix basse.

L'opérateur ne répondit pas; mais se tournant vers Marie-Louise:

--Veuillez donc, s'il vous plaît, mademoiselle, me procurer une lumière.

Aussitôt que la jeune fille fut sortie de la chambre, le chirurgien se pencha vers Bienville et lui dit rapidement à l'oreille:

--Je crains bien que la blessure ne soit empoisonnée, ainsi que vous m'en avez prévenu; car votre ami n'a pas assez perdu de sang pour être faible et insensible comme il l'est en ce moment. Grâce à l'épais baudrier de buffle que la balle a dû percer avant de pénétrer dans la poitrine, le projectile n'est pas entré bien avant et n'a pu atteindre aucun organe vital. Cependant voyez combien le blessé est engourdi et somnolent. Cet état presque apoplectique ne provient certainement pas de la blessure, mais bien plutôt d'un poison dont l'action est surtout narcotique. Aussitôt la balle extraite, je tâcherai de combattre les effets du venin.

Le chirurgien, voyant que Marie-Louise revenait, changea le sujet de la conversation en disant:

--Et M. de Sainte-Hélène, comment va-t-il?

--Sa blessure n'offre aucune gravité,62 répondit Bienville, qui arrivait de l'Hôtel-Dieu où il venait d'assister au premier pansement de son frère, qu'on y avait transporté.

Note 62: (retour) Au dire de Charlevoix, la blessure de Sainte-Hélène ne parut pas d'abord sérieuse.

Quelques instants plus tard, le chirurgien, par une adroite et prompte opération, fit sortir la balle des lèvres saignantes de la blessure. Et après avoir rougi au feu un instrument, il s'empressa de cautériser les bords de la plaie, afin de prévenir, s'il en était temps encore, l'absorption du poison déposé par le projectile.

Tiré de sa léthargie par la douleur que lui causa cette dernière opération, le jeune homme ouvrit enfin les yeux. Mais, outre que les pupilles étaient extrêmement dilatées, son regard avait quelque chose d'étrange, et c'est à peine s'il parut reconnaître ceux qui entouraient son lit. Quant aux organes de la voix, ils semblèrent paralysés d'abord; car plusieurs fois on le vit faire, pour parler, d'inutiles efforts.

Bientôt ses membres s'agitèrent de mouvements convulsifs qui laissaient voir que si le blessé recouvrait sa sensibilité, ce n'était que pour souffrir. Puis la douleur augmentant, il poussa quelques cris gutturaux, s'agita sur sa couche et finit par prononcer des paroles sans suite.

Le chirurgien hocha la tête et prit entre les doigts de sa main droite le poignet du blessé. Pendant quelques minutes, il parut absorbé dans ses réflexions. Enfin il se pencha vers Bienville, qui, douloureusement ému, contemplait cette terrible scène d'un homme jeune et robuste luttant corps à corps avec la mort, et lui dit à voix basse:

--Remarquez-vous, monsieur, comme les symptômes se contredisent maintenant? D'abord le cerveau surtout semblait affecté; car il y avait somnolence, puis vertige et enfin léthargie. Et tout à coup, après la cautérisation, se sont manifestés des phénomènes opposés: douleurs légères d'abord, puis intolérables; mouvements convulsifs généraux, soubresauts des tendons et délire enfin. Avant l'opération, le pouls était rare, petit, filiforme; il est maintenant précipité, dur et redoublé. C'est qu'il y a, je crois, deux ou trois poisons dont les effets divers ont chacun leur action et se manifestent par des symptômes variés, sans que, pourtant, les influences particulières à chaque venin soient assez opposées pour se neutraliser les unes les autres. Quel art infernal a dû présider à leur confection!

--Mais ne voyez-vous aucun remède à leur opposer?

Le chirurgien haussa les épaules en signe d'indécision manifeste.

--O monsieur! sauvez mon frère! s'écria Marie-Louise, qui s'était approchée après avoir entendu.

--J'ai bien peur, mademoiselle, que mon art ne soit impuissant. C'est plutôt Dieu que moi qu'il vous faut prier; car lui seul sait faire des miracles.

Cette désolante réponse amena sur les lèvres de Marie-Louise un sanglot, que, par une grande force d'âme, elle étouffa pourtant, de crainte qu'il n'alarmât le blessé, si celui-ci le pouvait entendre.

Il y avait dans la grande salle, à côté, un beau crucifix d'ivoire suspendu au-dessus de l'âtre de la cheminée et que l'on apercevait du lit du blessé. Ce pieux objet d'art était l'un des quelques débris qui restaient encore à la famille d'Orsy de son antique splendeur. L'on y conservait d'autant plus précieusement ce crucifix, que les traditions de la famille le disaient être l'œuvre d'un grand artiste français contemporain de Benvenuto Cellini.

Avec cette foi vive et ardente que les femmes savent apporter dans leurs prières, Marie-Louise alla se jeter aux pieds du divin Crucifié.

Qu'elle était ravissante ainsi, avec ses mains croisées sur sa poitrine, que de muets sanglots soulevaient. Ses yeux, noyés dans les larmes et perdus dans l'extase de la prière, arrêtaient leur regard suppliant sur la face auguste du Christ, tandis que ses lèvres semblaient baiser avec amour les pieds divins essuyés autrefois par les cheveux de Madeleine.

Son corps se trouvant intercepter une partie de la lumière produite par la lueur du feu de l'âtre, qui rougissait le foyer et les murs de la chambre, une vive auréole entourait sa tête, comme celle d'une madone, tandis que des reflets d'or se jouaient sur sa chevelure blonde. On aurait dit que la jeune fille était soulevée sur un nuage de feu, et ravie dans une de ces extases mystiques telles qu'en avaient autrefois les saints.

Longtemps elle pria de la sorte, sans paraître ressentir aucune des influences extérieures qui l'entouraient. C'est que, exaltée par l'élan de sa foi, elle parlait directement à Dieu.

Elle parut enfin revenir sur la terre, lorsque, détournant les yeux de la croix, elle les promena tour à tour de son fiancé à son frère et de son frère à son fiancé.

A ce moment, une indicible expression d'angoisse passa sur sa figure, comme si deux sentiments divers s'étaient heurtés tout à coup pour lutter en elle.

Mais cela n'eut que la durée d'un éclair, et Marie-Louise releva ses beaux yeux sur le Christ. Cet instant avait pourtant suffi pour changer l'expression de sa physionomie, où se lisait surtout maintenant un sentiment de sacrifice et de résignation extrêmes.

Qu'avait-elle donc promis à Dieu en échange de la guérison de son frère?

Celui-ci se tordait sous l'étreinte du mal. Sa figure devenait livide, tandis que la peau en était sèche et brûlante. Une chaleur âcre le dévorait, ce qui lui desséchait la bouche en lui causant une soif inextinguible.

François, désespéré, retenait dans les siennes la main brûlante de son ami.

Quant au chirurgien, accoudé sur l'une des colonnes torses du lit du patient, la tête appuyée sur sa main droite, il était comme courbé sous le poids de l'impuissance, que toute la science des hommes ne saurait soulever quand Dieu les terrasse.

Marie-Louise se relevait, lorsque la porte d'entrée s'ouvrit.



CHAPITRE XVI

LE VŒ.

Bras-de-Fer entra, portant sous son bras un paquet d'herbes et de plantes que l'automne avait desséchées.

Lorsque Pierre avait appris de Bienville que la blessure de Louis d'Orsy était empoisonnée, et que M. de Sainte-Hélène avait eu la jambe cassée d'une balle tirée par Harthing, il avait immédiatement quitté, sans rien dire, le champ de bataille où l'on combattait encore, pour herboriser à travers les bois.

Les Canadiens avaient regagné la ville quand Bras-de-Fer trouva, malgré l'obscurité naissante, la dernière plante qu'il lui fallait. Alors seulement il revint à la cité.

Quand Pierre arriva à l'Hôtel-Dieu, Bienville venait d'en partir pour se rendre chez Louis d'Orsy. Le Canadien se fit conduire auprès de M. de Sainte-Hélène, qu'il trouva pansé et dans un état très satisfaisant. Bras-de-Fer se dirigea tout de suite vers la demeure du jeune baron, où nous venons de le voir entrer.

Pierre alla droit au lit du jeune homme, que les crampes venait de saisir.

Après avoir examiné le blessé:

--Je suis, dit-il, arrivé à temps, Dieu merci. Avez-vous de l'eau chaude sous la main, mademoiselle?

Marie-Louise et Bienville regardèrent avec étonnement le nouveau venu, tandis que le chirurgien le toisait avec dédain des pieds à la tête.

--Vous ne comprenez donc pas? ajouta Bras-de-Fer. Je vous demande de l'eau chaude, afin d'y faire infuser ces herbages pour guérir M. le baron. Le poison des sauvages et moi, voyez-vous, nous nous connaissons depuis longtemps. Quand je chassais dans les pays d'en haut, j'ai vu guérir bien des gens avec ces ingrédients que je vous apporte. J'en ai fait l'épreuve sur moi-même.

--Oh! puisses-tu dire vrai! s'écria Bienville.

--Mon Dieu! c'est vous qui nous l'avez envoyé! dit Marie-Louise en levant au ciel des yeux reconnaissants.

Un sourire incrédule passa sur les lèvres du médecin, dont les idées scientifiques se trouvaient subitement heurtées par les paroles et le ton confiant de l'ignorant Pierre Martel.

--Prétendriez-vous, dit le chirurgien, guérir M. d'Orsy avec vos simples?

--Je ne voudrais pas en répondre, répliqua Bras-de-Fer, mais j'ai bonne espérance.

--Et vous croyez pouvoir réussir dans un cas où la science est impuissante!

--Le bon Dieu est tout-puissant, lui, monsieur le docteur; et bien souvent il se sert d'un homme ignorant et simple comme moi pour faire un miracle.

Déjà Marie-Louise mettait à la disposition de Pierre Martel un vase rempli d'eau bouillante.

--Je n'ai plus rien à faire ici du moment qu'on m'y oppose un charlatan! repartit le chirurgien, qui prit son chapeau.

--Monsieur! lui dit Bienville en l'arrêtant par le bras, vous auriez tort de vous fâcher. Cet homme est un vieux chasseur, qui doit être à même de connaître les antidotes que les sauvages emploient contre les blessures empoisonnées. Vous venez de pays civilisés où la science n'a pas à s'occuper de cas semblables et où l'homme le plus savant dans votre art doit nécessairement ignorer un remède connu en Amérique par le dernier des sauvages.

--Je reviendrai dans une heure, reprit le chirurgien, qui se dirigea vers la porte et sortit.

--A la grâce de Dieu! fit Marie-Louise avec un soupir.

Deux heures plus tard, d'Orsy reposait tranquillement. Les crampes et les tiraillements dans la région de l'épigastre avaient cessé, la transpiration se faisait maintenant abondante là où la peau était sèche et brûlante une heure auparavant. De pénible qu'elle était d'abord, la respiration était devenue facile. Enfin le délire avait disparu pour faire place à une entière tranquillité du cerveau.

Pierre Martel avait appliqué sur la blessure du baron une compresse fortement imbibée de l'infusion des plantes qu'il avait apportées de la Canardière. Il lui avait aussi fait boire plusieurs potions de ce même remède dont la vertu se montrait si efficace.

Marie-Louise, Bienville et Bras-de-Fer, la joie peinte sur le visage, se pressaient autour du blessé, qui venait de s'éveiller après une heure de sommeil paisible, lorsque le chirurgien entra.

--Eh bien! comment va monsieur le baron? demanda-t-il en s'approchant du lit.

--Assez bien, merci, comme vous voyez, répondit d'Orsy.

Surpris d'un changement aussi prompt, le chirurgien tâta le pouls du patient en hochant la tête.

--Oui, sauvé! dit-il.... La force de la jeunesse et de la constitution... la nature enfin... Je m'en doutais!

Quand le chirurgien fut parti, Marie-Louise s'en alla dans sa chambre, où elle s'enferma. Puis s'affaissant sur son lit, ce lit de jeune fille, muet témoin de ses rêveries et de ses premiers pensers d'amour, elle fondit en larmes.

--O mon Dieu! dit-elle, soyez mille fois béni d'avoir exaucé ma prière, et ne vous irritez pas d'un chagrin dont ma faiblesse est seule cause. Ce n'est pas mon sacrifice même qui m'arrache ce tribut de pleurs payé à la nature, mais bien plutôt la soudaineté qui m'a fait l'accomplir... Oui! vous êtes témoin, Seigneur, que pour conserver la vie à mon frère, je suis encore prête à immoler mon amour. Et pourtant vous seul pouvez savoir ce qu'il m'en a coûté, ce qu'il m'en coûte encore pour rompre avec ce bonheur dont j'avais tant souhaité la venue!... Ah! mon Dieu! je ne croyais pas l'aimer autant!... Mais loin de moi ces pensées. Puisque j'ai eu la force de songer au sacrifice, il me faut avoir, en outre, celle d'en braver l'accomplissement!

Alors, elle se laissa glisser les deux genoux en terre, et levant vers le ciel des yeux où les pleurs semblaient protester contre ses paroles:

--Mère de douleurs, veuillez donner à mon pauvre fiancé...--mon Dieu! c'est la dernière fois que je lui prête ce nom si doux!--veuillez lui donner la résignation que je vous demande pour moi-même. Que tout le poids de la douleur retombe sur moi seule! Et lui, qu'il soit heureux avec une autre... comme j'aurais pu l'être avec lui!.......................... .............................................................

Quand elle revint dans la chambre de son frère, Bienville s'approcha de la jeune fille d'un air joyeux.

--Marie-Louise! dit-il en s'emparant d'une main qui se retira doucement de la sienne, Marie-Louise, ce nuage de malheur qui a paru plusieurs fois devoir crever sur nos têtes, disparaît enfin à l'horizon. Les desseins pervers de nos ennemis sont anéantis avec eux. Plus de craintes ni de larmes! A nous la joie, car l'avenir est à nous!

--L'avenir n'est qu'à Dieu seul! répondit Marie-Louise, dont le cœur se serra comme sous l'étreinte de la mort.



CHAPITRE XVII

JOIE ET DEUIL.

--Où courez-vous donc de si grand matin, mon compère? disait M. Pelletier, le maigre mais riche marchand de fourrures de la rue Sault-au-Matelot.

La tête encore couverte de son bonnet de nuit, et ses bretelles négligemment attachées en guise de ceinture autour de son haut-de-chausses, il ouvrait en ce moment la porte de son magasin.

--Eh! par la corbleu! répondit M. Poisson qui passait en courant, ne savez-vous donc point la nouvelle qui court les rues?

--Comment saurais-je ce que mon épouse ignore encore?

Madame Pelletier passait à bon droit pour avoir l'oreille toujours à l'affût des nouvelles.

--Il paraît que la flotte de l'amiral Philippe63 a quitté le port et redescend vers le golfe, répondit l'épicier, qui continua sa course après s'être arrêté quelque peu pour reprendre haleine.

Note 63: (retour) C'est ainsi que nos Canadiens appelaient Phipps.

--Quoi? qu'est-ce? dit à cet instant une voix criarde partant de l'intérieur de la maison.

C'était madame Pelletier qui venait de s'éveiller.

Au même instant, la grosse cloche de la cathédrale fit entendre sa voix de basse, tandis que celles de toutes les communautés de la ville lançaient leurs notes d'alto ou de soprano à travers les couches de la brume matinale.

--Assurément que ce n'est point là l'Angelus, dit M. Pelletier en entrant dans sa chambre à coucher, car on l'a sonné il n'y a pas plus d'une demi-heure.

Comme il apparaissait, une salve d'artillerie, partie soudainement de la haute ville, fit faire un bond prodigieux à madame Pelletier. Celle-ci, perdant son centre de gravité, vint s'abattre lourdement entre les bras de son époux, qui gémit et plia sous le fardeau.

--Mon Sauveur! qu'est-ce que c'est? s'écria la bonne dame. Le bombardement recommencerait-il? On disait pourtant qu'il était fini.

--Je vas aller voir ce qui se passe à la haute ville, fit le mari, qui sortit après avoir endossé son pourpoint.

Ceci avait lieu le matin du 23 octobre.

Quand le digne marchand arriva à la haute ville, tout y semblait en mouvement. Officiers et soldats, militaires et bourgeois, tous couraient par les rues, s'appelant les uns les autres, se serrant les mains et riant aux éclats. Les femmes, en toilette des plus matinales, allaient d'une maison à l'autre, le teint très animé, la langue aussi. Il n'était pas jusqu'aux chiens qui n'aboyassent à l'envi, excités qu'ils étaient par cette joie bruyante qu'une bonne fée semblait avoir secouée durant la nuit sur cette ville si sombre et si peu riante depuis le commencement du siège.

Au château, M. de Frontenac se tenait sur la terrasse, entouré d'un groupe d'officiers non moins joyeux que les bourgeois de Québec.

--Le voilà donc qui s'enfuit, cet arrogant amiral, disait un officier gascon. Sont-ce là les résultats de ces grands airs de croque-*mitaine que trahissait sa sommation?

Le gouverneur regardait les dernières voiles des vaisseaux anglais. Elles s'éloignaient entre la Pointe-Lévis et l'île d'Orléans, et disparaissaient graduellement dans les derniers flocons de brume qui remontaient dans l'espace, aspirés par le soleil.

C'était sur l'ordre du comte qu'on avait tiré le canon et sonné les cloches en signe de réjouissance.

Et certes, il y avait bien lieu d'être content de la prompte retraite des Anglais. Car outre le danger qu'on avait couru d'être conquis par un ennemi bien supérieur en nombre, la famine sévissait déjà dans la ville depuis quelques jours, lorsque les Anglais se décidèrent à lever le siège.

Mais pour expliquer le départ précipité de la flotte anglaise, il faut d'abord raconter en quelques mots les événements qui avaient eu lieu durant les deux jours précédents.

Pendant la nuit qui suivit le combat où Harthing trouva la mort et où MM. d'Orsy et de Sainte-Hélène, ainsi que Dent-de-Loup, furent tous trois blessés, Whalley fit approcher ses troupes de l'endroit où elles avaient débarqué. Mais ceux qui montaient les chaloupes s'y prirent avec tant de lenteur, que les Anglais durent renoncer à s'embarquer pendant cette nuit.

Le jour suivant, ils furent attaqués par quelques volontaires que commandaient les sieurs de Vilieu, de Cabanac, Duclos et de Beaumanoir, ainsi que par les miliciens de l'île d'Orléans, de Beauport et de la côte Beaupré. On se battit avec acharnement jusqu'à la nuit, et bien que les Anglais fussent de beaucoup supérieurs en nombre, ils ne purent jamais déloger les Canadiens d'une maison entourée de palissades où ceux-ci s'étaient retranchés. Nous n'eûmes en cette occasion qu'un écolier tué et un sauvage blessé.

Les ennemis au contraire y perdirent beaucoup de monde, ce qui leur fit hâter l'embarquement qu'ils effectuèrent dans la nuit du 21 au 22. Mais ils le firent avec tant de précipitation qu'ils laissèrent sur le rivage "cinq canons avec leurs affûts, cent livres de poudre et quarante à cinquante boulets." Vers le matin, Whalley, s'étant aperçu de cet oubli, envoya plusieurs compagnies pour reprendre les pièces dont les volontaires de Beauport et de Beaupré s'étaient saisis. Nos miliciens, auxquels s'étaient joints quarante écoliers du séminaire de Saint-Joachim, défendirent si vaillamment leur prise, qu'ils forcèrent les Anglais à regagner la flotte sans leur canon. C'était le sieur Carré, brave cultivateur de Sainte-Anne du Petit-Cap, qui commandait les volontaires en cette occasion; il y montra tant de courage et d'habileté, que M. de Frontenac lui donna, pour le récompenser de sa belle conduite, l'un des canons pris à l'ennemi.

Durant toute la journée suivante, un dimanche, les Anglais se tinrent cois sur la flotte, et levèrent enfin l'ancre le lendemain matin.64

Note 64: (retour) Tous les détails qui précèdent sont strictement historiques.

Mais le malheur sembla vouloir rivaliser avec l'inexpérience65 de sir William Phipps. Son vaisseau, si maltraité par nos boulets, faillit périr au-dessous de l'île d'Orléans. Une violente tempête assaillit la flotte dans le bas du fleuve, où neuf bâtiments périrent avec leurs équipages. Quelques-uns des navires furent enfin poussés jusqu'aux Antilles par les vents du nord. Phipps n'arriva à Boston avec les débris de sa flotte et de son armée que le 19 de novembre, après avoir perdu, tant devant Québec que par les naufrages, près de neuf cents hommes.66

Note 65: (retour) "Si les Anglais ne réussirent pas, remarque La Hontan (Nouveaux voyages, vol. I), c'est qu'ils ne connaissaient aucune discipline militaire... et que le chevalier William Phipps manqua tellement de conduite en cette entreprise, qu'il n'aurait pu mieux faire s'il eût été d'intelligence avec nous pour demeurer les bras croisés."
Note 66: (retour) M. Ferland, pages 229 et 231.--M. Garneau dit que les Anglais perdirent plus de mille hommes dans cette expédition. 3e édit. vol. I, p. 323.

Cet insuccès discrédita Phipps auprès de ses concitoyens. Nommé pourtant, trois ans plus tard, gouverneur du Massachusetts, il accrut encore son impopularité par le superstitieux aveuglement qui lui fit condamner au feu, avec l'aide de son âme damnée Mather, un grand nombre de personnes légèrement accusées de sorcellerie. Il mourut en 1695, négligé par la cour et peu estimé de ses compatriotes.

C'est ainsi que se dissipa ce noir orage qui avait menacé tout d'abord d'écraser la petite colonie française du Canada. Notre pays, qui ne comptait que onze mille habitants, venait de repousser l'invasion des colonies anglaises peuplées dès lors de plus de deux cent mille âmes.

La Nouvelle-France était dans la période ascendante de sa gloire. Dieu, qui veillait sur la destinée de cette colonie, voyait que le vivace élément français n'y était pas encore assez enraciné pour pouvoir y lutter, comme il le sut faire avec succès par la suite, contre les prétentions des races environnantes. Et si plus tard nos pères durent courber un moment la tête sous l'orage, pour la relever ensuite avec fierté, c'est que la Providence voulait nous sauver des plus grands dangers de la révolution française, que Louis XV et sa voluptueuse cour attiraient déjà sur la France au moment de la conquête du Canada par l'Angleterre. Ce n'était que justice, car, tandis que la société française irritait là-bas le ciel par son luxe et sa démoralisation sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, les colons de la Nouvelle-France arrosaient de leur sang le sol de leur patrie d'adoption; les Jogue, les Brebœuf, les Daniel et les Lalemant rachetaient abondamment par leur martyre la petite part de ces fautes qui incombaient à nos ancêtres, par suite de leurs rapports de parenté avec la mère patrie.

La joie des Québecquois fut bien grande quand ils se virent ainsi débarrassés de leurs ennemis. Ils firent, le 5 novembre, une procession où l'on porta en triomphe le tableau de la sainte Vierge que l'on avait suspendu au clocher de la cathédrale, et le pavillon de l'amiral anglais; tandis que les églises et les communautés de la ville exhalaient en chœur de longs cantiques d'actions de grâces.

Pour perpétuer le souvenir de la délivrance de Québec, les citoyens instituèrent une fête sous le nom de Notre-Dame de la Victoire;67 et l'église commencée à la basse ville quelques années avant le siège de 1690 fut destinée à être un mémorial de la protection du ciel.68

De son côté, Louis XIV fit frapper une médaille commémorative pour conserver le souvenir de ce nouveau triomphe de la France sur l'Angleterre.69

Note 67: (retour) Ce nom fut changé en celui de Notre-Dame des Victoires en 1711, en souvenir du nouveau danger auquel Québec venait d'échapper, la flotte anglaise qui remontait le fleuve pour s'emparer de cette ville ayant été obligée de rebrousser chemin après avoir perdu huit transports et neuf cents hommes sur les récifs de la côte du nord.
Note 68: (retour) Lettre de Monseignat.
Note 69: (retour) On peut voir une vignette représentant cette médaille, au commencement du second volume de l'œuvre de Charlevoix.

Si vous aviez pu voir François de Bienville descendre du château vers la rue Buade, dans l'après-midi qui suivit le départ de la flotte anglaise, sa mine superbe et joyeuse vous eût certainement frappés. Sa toilette était irréprochable. Il portait un justaucorps de velours cramoisi, brodé d'une bande d'or dite à la bourgogne, qu'ombrageait un large chapeau de feutre à la mousquetaire, sur lequel se balançait au vent une grande plume fraîchement frisée.70 Sa nouvelle épée d'enseigne de la marine frappait gaillardement, à chacun des pas qu'il faisait, sa jambe, que dessinait avec avantage un bas de soie bien tiré.

Quant à son air, il était fier et conquérant, notre gentilhomme portant haut le regard et la moustache qui se relevait crânement aux coins de sa bouche souriante.

Comme il débouchait dans la rue Buade, il se trouva face à face avec le sieur d'Hertel, que le gouverneur faisait mander en son château pour le féliciter de sa belle conduite durant le siège.71

Note 70: (retour) Le goût des riches habit était très en vogue en Canada dès l'époque dont nous parlons. Voyez ce que La Hontan dit à ce propos. Nos gentilshommes s'efforçaient de copier les grands seigneurs de France, dont le luxe à ce sujet allait jusqu'à la folie. Ne vit-on pas, par exemple, le vaniteux et beau Bassompierre donner cent mille francs pour un seul habit à l'occasion du baptême de Louis XIII?
Note 71: (retour) "Deux des chefs canadiens furent anoblis pour leur bravoure: M. Hertel, qui s'était distingué à la tête des miliciens des Trois-Rivières, et M. Juchereau de Saint-Denis." (M. Garneau.)

--Eh! sur mon âme! cher Bienville, dit celui-là, comme vous voici superbe! Est-ce qu'Amour vous tend les bras? comme dirait là-bas M. de La Fontaine.

--Ce doit être quelque chose d'approchant, répondit Bienville, confiant comme on l'est à son âge. Car vous savez, mon cher, qu'un militaire se fait beau pour sa maîtresse72 ou pour la bataille. Or, comme la guerre est finie......

Note 72: (retour) On sait par nos chansons populaires que le mot maîtresse était alors en Canada le synonyme de fiancée.

--J'avais raison! n'est-ce pas? Allons! bonne chance, mon amoureux!

--Et vous de même, mon ami.

Toujours leste et pimpant, Bienville dévora la courte distance qui le séparait de la demeure de Louis d'Orsy, où il entra le cœur à rire, ainsi qu'il est dit dans "La claire fontaine."

D'Orsy, convalescent mais pâle et faible encore, était assis dans son lit lorsque Bienville arriva chez le jeune baron.

--Sois le bienvenu, mon cher François, lui dit Louis en tendant sa main amaigrie à Bienville.

--Merci, mon cher. Et comment va cette précieuse santé qui nous a causé tant d'inquiétude.

--De mieux en mieux, grâce au ciel.

--Ah! mademoiselle, mille pardons! je ne vous ai pas vue en entrant, dit François à Marie-Louise, qui était assise à l'écart et se livrait à un travail d'aiguille.

--Oh! ce n'est rien, monsieur, fit celle-ci, qui rendit à Bienville un salut gracieux mais quelque peu contraint.

François remarquait, depuis deux jours, que sa fiancée n'était plus la même à son égard. Elle ne montrait pas, à son arrivée, le même empressement ni le même plaisir à le recevoir. Elle paraissait embarrassée, triste et souffrante en la présence du jeune homme, qui avait plus d'une fois cru voir, à la dérobée, rouler une larme dans les yeux de son amie. Il n'était pas jusqu'à Louis qui n'eût l'air gêné.

Aussi Bienville s'était-il bien promis d'en savoir le dernier mot ce jour-là même.

--Eh bien! dit-il à d'Orsy, nous voici donc encore une fois débarrassés des Anglais.

--Oui, pour cette année, du moins; car je pense qu'il ne leur prendra pas fantaisie de revenir avant l'été prochain, l'hiver du Canada n'étant point propice aux expéditions militaires.

--Leur départ me remet quelque chose en mémoire, dit François à Marie-Louise. Avez-vous souvenance, mademoiselle, de cette bien douce conversation que nous avions entamée, lorsque l'apparition de l'Iroquois y vint mettre un terme? C'était, je crois, le soir de mon arrivée de Montréal.

--Oui, monsieur, répondit Marie-Louise, mais à voix si basse, que cette réponse effleura ses lèvres comme un souffle.

Et le sang lui afflua si vite à la figure, qu'elle se pencha vivement sur son ouvrage pour cacher sa rougeur.

Bienville prit cette émotion subite pour l'effet que devait produire la demande suprême qu'il allait faire. Aussi continua-t-il, mais d'une voix légèrement émue:

--Je vois bien, Marie-Louise, que votre mémoire est aussi bonne que la mienne, mais que votre bouche, seulement, est trop timide pour en oser traduire les impressions; je répéterai donc ce que je vous dis alors. Ecoutez-moi bien et dites-moi si ce ne sont pas les mêmes paroles? "Je désire vous voir porter mon nom, aussitôt que nous aurons repoussé l'Anglais." Est-ce bien cela?

Au lieu de la réponse, ou du moins de l'aveu tacite qu'il attendait de sa fiancée, il vit la jeune fille pâlir, tandis que deux grosses larmes jaillissaient de ses yeux.

Un chaud rayon de soleil qui pénétrait en ce moment par la fenêtre, se joua sur ces larmes qui brillèrent comme deux diamants.

La surprise de Bienville augmenta pourtant encore, lorsque Marie-Louise cacha sa tête entre ses deux mains, et que des sanglots redoublés agitèrent son sein de mouvements convulsifs.

--Est-ce donc là l'effet qu'une demande en mariage a coutume de produire sur les jeunes filles? dit-il en se tournant vers d'Orsy.

Celui-ci baissa la tête et ne répondit pas.

--Je vous en prie, continua Bienville au comble de l'étonnement, dites-moi, l'un ou l'autre, ce que signifient ce silence et ces pleurs?

Puis se frappant tout d'un coup le front, signe qu'une nouvelle idée venait d'y éclore:

--Oh! dis-moi, Louis, ma prétention à la main de mademoiselle serait-elle donc trop ambitieuse? Mais n'as-tu pas toujours encouragé cet amour, que, loin de te cacher, je t'ai confié depuis deux ans? Ah! c'est vrai! j'aurais dû m'en douter, la naissance ne m'a pas fait baron, moi!

--Arrête! s'écria Louis, et ne te livre pas à des suppositions absurdes et offensantes à la fois. Tu sais que je t'ai toujours considéré comme le futur beau-frère que me devait donner ma sœur. Ce n'est donc pas une vaine disparité de titre qui pourrait maintenant mettre obstacle à votre mariage. Tu es gentilhomme, et cela m'a suffi; car, à mes yeux, la récente noblesse léguée par ton père à ses dignes enfants, et que lui ont value sa bravoure et ses services en la Nouvelle-France, je la considère autant et plus encore que celle d'un descendant des croisés qui passe à la cour une vie rampante et oisive.

--Mais enfin, tu viens de le trahir, il y a des obstacles à notre union? Ah! Marie-Louise! auriez-vous si tôt oublié vos promesses? Ne m'aimez-vous donc plus?

--A mon tour je vous arrête, monsieur de Bienville! dit enfin Mlle d'Orsy en essuyant les larmes qui humectaient ses joues. Prenez garde de froisser aussi mes sentiments, que vous devez si bien connaître. Ah! c'est bien plutôt vous qui ne m'aimez plus, puisque vous ne m'estimez pas assez pour supposer que, s'il me faut renoncer à une union si chère à mon cœur, j'y dois être forcée par des circonstances extraordinaires. Attendez, pour me juger, que je vous aie d'abord exposé les motifs de ma conduite; et, si étrange qu'elle vous puisse sembler maintenant, vous conviendrez sans doute ensuite que, loin de mériter vos reproches, j'ai plus que jamais droit à votre entière sympathie.

L'attitude de Marie-Louise était si douloureuse et si noble à la fois, que Bienville se sentit malgré lui subjugué. Il est aussi vrai de dire qu'il s'attendait si peu à rencontrer des obstacles, qu'il demeura comme anéanti sur son siège, et incapable de faire un mouvement ni de dire un seul mot.

Marie-Louise continua donc, mais avec des accents déchirants dans la voix et des larmes dans les yeux:

--Rappelez-vous, monsieur, les lugubres événements qui se passaient, il y a trois jours, dans cette même chambre où nous sommes. Vous veniez de me ramener mon frère presque mourant de sa blessure. Il était là, traîtreusement frappé, luttant pour sa vie contre un mal atroce et mystérieux. Le médecin venait de se croiser les bras, impuissant qu'il se sentait à intervenir en ce combat suprême. Il avait même prononcé: Louis devait mourir. Vous vous souvenez qu'alors j'allai me jeter au pied de ce crucifix et que j'y priai longtemps. Cet affreux malheur qui planait sur moi, me rappela les scènes horribles des jours précédents, et, comme un éclair, cette pensée terrible traversa mon âme quand je tombai à genoux: n'étais-je pas la cause de la mort de mon frère? N'était-ce pas moi que ce misérable Harthing avait voulu frapper par la main de son agent?... Moi la cause de la perte de Louis? Cette idée brûla mon cœur. Le dernier rejeton des barons d'Orsy expirant, sinon par la faute, du moins à cause de sa sœur, qui n'attendrait peut-être pas pour se marier la fin du deuil fraternel! Oh! non, cela ne pouvait pas être!--C'est moi, mon Dieu! qu'il vous faut frapper, lui dis-je en ma prière. Rendez la vie à mon frère, pour continuer une lignée de preux qui s'éteindrait sans lui; et je vous promets d'entrer en religion à l'Hôtel-Dieu pour y passer mes jours au chevet des malades!

--Ah! mon Dieu! dit Bienville qui se trouva machinalement debout.

--Je te jure, mon cher François, dit Louis à celui-ci, que j'ai tout fait pour détourner ma sœur d'un dessein si funeste; mais rien n'a pu ébranler sa résolution; car elle prétend qu'il en résulterait un malheur pour nous tous si elle allait manquer au vœu que Dieu a bien voulu accepter, dit-elle, puisqu'il a fait un miracle en ma faveur.

--Oui, c'est vrai, reprit Marie-Louise; d'ailleurs, mon amour semble fatal à ceux qu'il touche. Harthing en est mort, et si M. de Bienville et toi, mon bon Louis, ne l'êtes pas déjà, c'est parce que Dieu prévoyait que je me devais dévouer pour vous. Il n'est pas jusqu'à Marthe et à l'Iroquois73 dont je n'aie, bien qu'involontairement, causé la perte.

Note 73: (retour) Elle devait croire avec Bienville, d'Orsy et Bras-de-Fer que Dent-de-Loup était mort.

--Monsieur de Bienville, dit-elle en finissant, je comprends votre douleur. Elle doit vous être d'autant plus amère qu'elle était imprévue. Soyez cependant certain que vous ne souffrirez pas en cinquante ans de vie les tortures que j'ai subies depuis trois jours. Mais ceci doit rester entre Dieu seul et moi. Au cloître où je vais désormais vivre pour mourir, je prierai Dieu pour vous. Il voudra bien m'entendre et vous consoler sans doute; et, bientôt vous m'oublierez pour en aimer une autre qui saura vous rendre heureux. Adieu! mon ami, adieu! pour cette vie du moins!

Les sanglots couvrirent ici sa voix, et elle tendit la main à Bienville.

Mais de la poitrine haletante du jeune homme sortit un cri de désespoir, et il chancela comme un homme ivre.

Si grande était pourtant sa force, qu'il contint cette mer immense de douleur qui venait de se déborder dans son âme.

Mais il n'essaya point de parler, et d'un pied lourd, incertain, il sortit.

Lorsque le dernier des pas de son fiancé vint résonner à son oreille, lugubre comme le bruit de la pelle du fossoyeur sur une tombe aimée, Marie-Louise s'évanouit.



CHAPITRE XVIII

DEUX DOULEURS EN REGARD.

Quinze jours durant, Bienville resta renfermé, sans vouloir en sortir, dans la chambre que M. de Frontenac lui avait assignée au château. Là, tout entier à sa douleur, il passa les jours et les nuits courbé sur sa souffrance, comme pour sonder le gouffre que le malheur venait de creuser en son âme.

Ainsi replié sans distraction sur son mal, il meurtrit plus encore son cœur déjà si rudement froissé par la main de fer de l'infortune. Si sombre lui paraissait l'avenir, qu'il fermait d'effroi les yeux quand la noire image du présent tendait à s'effacer un peu devant eux. Et lorsque le vol de sa pensée, lasse de se heurter à chacun des traits de ce navrant tableau, se retournait vers le passé, le contraste des joies d'autrefois faisait si violemment ressortir les peines du présent, que sa blessure s'ouvrait plus grande et plus cuisante encore.

Si douces étaient pourtant les chansons de ces fauvettes qui venaient voleter sur le champ de mort de ses espérances et moduler les concerts passés de son premier amour, qu'il n'avait pas le courage de les chasser.

--Pauvres oiseaux de remémoration d'un temps qui n'est plus, disait-il alors, je ne saurais vous donner traîtreusement du plomb sous l'aile, quand vous m'apportez de si douces souvenances. Venez, petits, revenez encore gazouiller sur le nid de mémoire, et que le duvet de vos plumes réchauffe mes idées qui se glacent au vent froid de la réalité.

Mais soudain venait s'abattre sur eux l'oiseau de proie du malheur. Oh! comme ils fuyaient alors à tire-d'aile, en poussant des cris plaintifs, ces pauvres oisillons tout meurtris par la serre du vautour.

Ce qu'il souffrait en ces moments, le triste délaissé, ne saurait être dit; car tout ce que ses souvenirs avaient de charme dans le passé, n'en rendait que plus poignantes les angoisses du présent.

Deux semaines se passèrent ainsi sans qu'on pût pénétrer jusqu'à Bienville.

Comme on avait pu constater, pendant ce temps, que les Anglais étaient réellement partis et qu'il n'y avait plus de crainte de les voir revenir, la saison étant trop avancée, le gouverneur se résolut à renvoyer les troupes de Montréal.

Le soir qui précéda leur départ, M. de Frontenac donna un grand dîner à ses officiers. Bienville, qui s'était fait excuser auprès du Comte, put entendre de sa chambre la joie et les rires de ses compagnons d'armes durant tout le repas qui se prolongea bien avant dans la nuit. Le cliquetis des verres et les éclats de voix des convives lui causèrent un supplice indicible; car la souffrance a pour effet de rendre misanthrope, et dans nos heures sombres, le plaisir d'autrui nous irrite et nous rend nos maux encore plus insupportables.

Enfin les paroles d'une santé portée à la belle France par le gouverneur lui-même, vinrent retentir à son oreille. Les convives y répondirent par un énergique bravo qui gronda comme un tonnerre dans les grands corridors du château; et le son plus rapproché des voix, le bruit des portes qui s'ouvraient et se refermaient çà et là dans le vaste édifice, lui indiquèrent que les conviés venaient de se séparer.

Le silence se fit bientôt partout, et Bienville n'entendit plus que les pas de la sentinelle qui marchait au dehors sur la terrasse.

Après avoir éteint sa bougie, Bienville, appuyé sur le bord de sa fenêtre qui donnait sur le Saint-Laurent, regardait, pensif, les rayonnements de la lune qui zébrait de remuantes lames d'argent les eaux du fleuve assoupi. Tantôt son œil s'arrêtait sur les falaises de la Pointe-Lévis, qu'une lumière pâle éclairait en grandissant l'ombre des sapins accrochés aux flancs du roc. A distance, ces arbres semblaient autant de fantômes d'une race géante, qui seraient venus s'accouder sur la rive du grand fleuve pour y rêver en regardant couler les flots.

Tantôt son regard se perdait au loin dans la brume qui voilait à demi les côtes boisées de Beauport et de l'île d'Orléans.

Il en était à comparer ce calme grandiose de la nature au bouillonnement des passions qui embrasaient son sein, quand on heurta du doigt sa porte.

Etonné de recevoir une visite à une heure aussi avancée, Bienville, qui, du reste, n'avait voulu recevoir personne depuis deux semaines, ne répondit pas et ne se dérangea point d'abord. Mais une voix qui ne lui était pas inconnue lui dit bientôt du dehors:

--Ouvrez-moi donc, monsieur de Bienville.

Celui-ci tira le verrou de sa porte et recula d'étonnement quand il aperçut M. de Frontenac.

Le comte portait une lanterne sourde, qu'il déposa près du bougeoir d'argent qui était sur la table de nuit de son hôte. Puis il fit signe à Bienville de refermer la porte.

Lorsque François se fut approché du comte, celui-ci dit au jeune LeMoyne:

--Mon cher Bienville, ce n'est que ce soir, et à la fin du dîner seulement, que j'ai appris votre malheur. Soyez certain, mon ami, que la nouvelle m'en a vivement affecté, et que je compatis à votre juste chagrin.

Le comte, en disant ces mots, prit affectueusement la main du jeune homme.

Au seul contact de cette main, Bienville, le fier guerrier qui n'avait pas voulu verser une larme depuis sa fatale entrevue avec Marie-Louise, sentit un frisson glacial courir par tous ses membres, et il se prit à pleurer.

Sachant bien qu'il valait mieux ne pas arrêter cette effusion, M. de Frontenac garda quelques instants le silence, qu'interrompaient seuls les sanglots de Bienville. Et quand cette pluie de larmes eut diminué, le comte reprit:

--Je sais d'autant mieux comprendre les peines de l'âme que j'ai moi-même bien souffert. Votre cœur est tout endolori par ce coup imprévu du sort qui rejette à jamais loin de vous une jeune fille que vous aimez. Mais que serait-ce donc, mon ami, si vous étiez l'époux d'une femme que vous aimeriez autant que Mlle d'Orsy vous est chère, et que cette femme, foulant aux pieds votre amour, eût cessé de vous donner la moindre marque de tendresse dès les premiers jours de votre mariage? Bienville, je vous ai toujours considéré comme un fils--hélas! j'en avais un autrefois, mais le ciel m'a même enlevé ce dernier sujet de consolation74--écoutez donc cette confidence qui devra mourir avec vous.

Note 74: (retour) "Anne et le comte eurent un fils, enfant unique qui périt dans la fleur de la jeunesse. Les uns rapportent qu'il fut tué à la tête d'un régiment qu'il commandait, au service de l'évêque de Munster, allié de la France; les autres disent qu'il périt misérablement dans un duel." (Alfred Garneau, "Les Seigneurs de Frontenac," Revue Canadienne de 1867.)

De l'autre côté des mers, là-bas, dans ma chère France, vit une femme aussi belle qu'indifférente. En la faisant si parfaite de sa personne, Dieu voulut la dédommager, sans doute, du peu de sentiment dont il la voulait gratifier. Un jour, que j'ai cent fois maudit, ma fatale destinée me jeta sur sa voie. En la voyant, je l'aimai. Nul doute que je lui plus aussi d'abord, car elle répondit à mes vœux et consentit à m'épouser en secret. Son père, M. de la Grange-Trianon, ignorait encore notre mariage, lorsqu'il s'avisa tout à coup de s'opposer à nos amours, qu'il avait paru favoriser jusqu'alors. Madame de Frontenac répondit qu'elle n'aurait jamais d'autre époux que moi. Irrité, M. de la Grange-Trianon la força d'entrer au couvent. C'était le premier échec à mon bonheur. On la rendit pourtant bientôt à mes désirs lorsqu'elle eut avoué notre union. J'aurais dû m'attendre, n'est-ce pas? que cette séparation augmenterait l'ardeur de son attachement pour moi. Il n'en fut rien. Quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis qu'on avait accepté notre mariage, que déjà l'indifférence de la comtesse ne se déguisait plus à mes yeux. Et cependant, Dieu m'est témoin que je ne l'ai jamais provoquée. Auprès d'elle toujours empressé, je ne m'étudiais qu'à lui plaire; et mon amour pour madame de Frontenac n'avait fait que grandir quand je m'aperçus que le sien avait diminué d'autant. C'est alors que je souffris des tortures d'autant plus fortes que je savais ne les avoir pas méritées. Bientôt même l'inconstante ne fit un mystère à personne de l'éloignement qu'elle ressentait pour moi.75 Depuis lors, jamais un mot, pas même un regard d'elle ne sont venus dérider mon front dans l'amer délaissement où elle m'a jeté. Dégoûté d'une vie si pénible, j'allai chercher la mort sur maints champs de bataille, en Flandre, en Allemagne, en Piémont, jusqu'en Orient, mais sans pouvoir l'y trouver nulle part.

Note 75: (retour) Je renvoie le lecteur curieux de connaître les détails de la vie intime du comte et de la comtesse de Frontenac, aux mémoires de Mlle de Montpensier, dont madame de Frontenac était dame d'honneur. Il y est rapporté, entre autres choses, une très curieuse anecdote qui donne une idée de ce qu'était la vie conjugale en France au XVIIe siècle. (Voir les mémoires de Mlle de Montpensier, à la page 164 et suivante du vingt-septième tome de la "Nouvelle collection de mémoires pour servir à l'histoire de France.")

Lorsqu'en 1672 je fus nommé pour la première fois gouverneur du Canada, ma femme refusa de m'y accompagner. Même, dix ans après, le roi m'ayant rappelé en France, la comtesse me reçut aussi froidement que si je l'avais seulement quittée de la veille; et, durant les sept années qui suivirent, je lui fus pis qu'un étranger. L'an dernier enfin, préposé une seconde fois au gouvernement de la Nouvelle-France, je dus quitter de nouveau ma femme, sans qu'une larme vînt mouiller sa paupière. Maintenant je sens bien que je ne la reverrai plus.76 Tant que je me sentis jeune encore, je pus conserver quelque espoir de fléchir un esprit injustement dédaigneux. A présent que le chagrin, plus encore que la vieillesse, a sourdement miné ma vie, aujourd'hui que je suis vieux et souffreteux, je sens bien que la brillante comtesse ne voudra jamais quitter les délices dont elle a su s'entourer à la cour, pour venir en cette pauvre colonie s'enterrer vivante auprès d'un sexagénaire. Et pourtant, Bienville, mon cœur bat d'espoir--j'ai honte de l'avouer--quand une voile de France m'apparaît à l'horizon. Ne peut-elle pas m'apporter cette femme que je saurais si bien aimer encore! Vaine illusion, et fugitive comme ces flots qui lavent en passant les pieds du roc où l'on creusera bientôt ma tombe.

Note 76: (retour) Nous avons puisé le fond de tous les détails qui précèdent dans l'article de M. Alfred Garneau sur les seigneurs de Frontenac, et dans les mémoires de la cousine de Louis XIV, la grande Demoiselle. Voici maintenant de précieux détails qui me sont fournis par mon ami, M. l'abbé H.-R. Casgrain.

Frontenac, comme chacun sait, mourut en 1698 et fut enterré dans l'église des Récollets. Lors de l'incendie de cette église, le six septembre 1796, on releva les corps qui y avaient été inhumés. Ceux des personnages importants, entre autres celui de M. de Frontenac, furent inhumés dans la cathédrale et, dit-on, sous la chapelle de N.-D. de Pitié. Les cercueils en plomb qui, paraît-il, étaient placés sur des barres de fer dans l'église des Récollets, avaient été en partie fondus par le feu. On retrouva dans celui de M. de Frontenac une petite boîte en plomb qui contenait le cœur de l'ancien gouverneur. D'après une tradition conservée par le frère Louis, récollet, le cœur du comte de Frontenac fut envoyé, après sa mort, à sa veuve. Mais l'altière comtesse ne voulut pas le recevoir, disant qu'elle ne voulait pas d'un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu. La boîte qui le renfermait fut renvoyée au Canada et replacée dans le cercueil du comte, où on la retrouva après l'incendie du couvent des Récollets.

Ici le comte s'arrêta, dominé par l'émotion que lui causaient ces tristes souvenirs. D'un côté la blafarde lueur de la lanterne sourde et de l'autre la lumière pâle de la lune qui pénétrait par la croisée, éclairaient ses traits mâles. Bienville put voir une larme tomber de son œil, et se perdre dans les sillons que la souffrance avait creusés sur la grande figure du comte de Frontenac.

Après quelques instants de silence, le gouverneur reprit d'une voix ferme:

--Vous voyez donc, mon cher Bienville, que la fortune m'a traité plus durement que vous encore. Vous êtes jeune et libre, et puisque Mlle d'Orsy entre en religion, vous pourrez en aimer une autre que Dieu destine à vous rendre heureux. Ah! n'allez pas vous récrier! Je sais bien que vous n'y songez pas maintenant; mais enfin, je crois que vous en viendrez naturellement là. Dussiez-vous cependant renoncer à tout jamais au mariage, il ne faudrait pas même, en ce cas, vous désespérer inutilement. Vous avez un grand cœur, je le sais; eh bien! sachez vous proposer une idée, un but qui le remplisse en quelque sorte. Croyez-vous que je n'aurais pas succombé depuis longtemps sous les coups du sort, si je n'avais une pensée dominante propre à me distraire dans mes peines? Chargé par le roi mon maître de veiller à la destinée de cette colonie, j'use les derniers jours de ma vie à son agrandissement. Plus la tâche est ardue, plus la fin est difficile à atteindre, plus satisfaisante est la joie que nous cause le succès. Vous êtes militaire, intelligent et brave; remplie d'émotions, la carrière des armes offre un vaste champ à de nobles aspirations. Continuez donc à vous distinguer et soyez certain que mon amitié pour vous ne nuira pas à votre avancement. Mais il est tard, et vous avez besoin de sommeil. Tâchez de reposer aujourd'hui, pour être plus fort que la peine de demain.

--Comment vous remercier de l'intérêt que vous me portez, monseigneur, balbutia Bienville, et comment pourrai-je jamais reconnaître vos bontés pour moi?

--D'abord en quittant bientôt cet air sombre qui n'est pas de nature à égayer ceux qui vous fréquentent, et en voulant bien oublier les aveux que ma seule tendresse pour vous m'a conduit à vous faire. Allons! bonne nuit.

Le comte reprit sa lanterne et quitta la chambre.

Bienville entendit, tout pensif, le bruit de ses pas s'éteindre au détour du corridor, où l'ombre du comte, projetée derrière lui par la lumière qu'il portait, s'évanouit aussi.

Consolé par la comparaison de cette grande mais calme douleur que M. de Frontenac venait d'opposer à la sienne, et soulagé par les pleurs qu'il avait versés, Bienville parvint à s'endormir.

Mais des rêves étranges et fatigants troublèrent son sommeil. Il lui semblait passer près du couvent de l'Hôtel-Dieu, lorsqu'une voix de femme qui chantait le fit se rapprocher du cloître. Alors il lui parut que les murailles du couvent se trouvaient assises au milieu d'un vaste cimetière jonché d'os desséchés jusqu'à perte de vue. Chacun des pas qu'il faisait heurtait un ossement humain qui craquait sous ses pieds. Il parvint enfin au-dessous de la fenêtre d'où sortait la voix. Quand il leva la tête, il aperçut Marie-Louise vêtue en novice, et qui le regardait du haut de la croisée d'un second étage. S'accrochant alors à chacune des aspérités du mur, il tenta de l'escalader. Déjà sa main allait toucher celle que lui tendait sa fiancée, quand il tomba lourdement sur la terre, où les os des squelettes rendirent un craquement funèbre, ce qui le fit s'éveiller en sursaut. Comme il faisait déjà grand jour, il s'habilla vite et sortit.

Lorsqu'il descendit le monticule que dominait le château, des feuilles desséchées, tombées des quelques arbres de la place d'armes, tourbillonnaient au vent sur la terre durcie par la gelée.

Pour éviter de passer devant la maison de Louis d'Orsy, il traversa la place d'armes et s'engagea dans la rue Sainte-Anne, qu'il tourna, pour descendre sur la grande place, en longeant l'église des Jésuites.

Il allait y déboucher quand il s'arrêta et pâlit. Il venait de voir Marie-Louise et son frère qui descendaient la rue de la Fabrique en compagnie de quelques amies de Mlle d'Orsy. Voyant le petit groupe disparaître au bas de la rue de la Fabrique et à l'angle du collège des Jésuites, il suivit de loin Marie-Louise. La peine atroce qu'il ressentit ne fut pourtant pas sans charmes, puisqu'il continua d'avancer derrière la jeune fille.

Celle-ci tourna le coin de la rue "des Pauvres" ou du Palais, dans laquelle elle s'engagea. Toujours à distance, François vit que sa fiancée se dirigeait vers la porte du parloir de l'Hôtel-Dieu.77

Note 77: (retour) Cette porte ouvrait alors sur la rue du Palais et dans l'enfoncement de "la cour de la ménagerie," comme on le peut voir sur un plan du terrain et des bâtisses de l'Hôtel-Dieu, tiré en 1748 par M. Noël Levasseur, arpenteur.

Caché, comme un malfaiteur, par l'angle du mur, Bienville vit s'ouvrir la lourde porte du cloître. Un instant le gracieux profil de Marie-Louise se dessina sur la pénombre de l'intérieur, et puis la jeune fille disparut pour toujours à ses yeux.

Il entendit la porte se refermer avec un bruit sourd qui parvint à son âme, funèbre comme le dernier tintement du glas d'un mort aimé.

Marie-Louise allait célébrer avec Dieu ses éternelles fiançailles.

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