François de Bienville: Scènes de la Vie Canadienne au XVII siècle
CHAPITRE XIX
MISEREMINI.
On prévint, ce jour-là, MM. de Longueuil, de Maricourt et de Bienville que l'état de leur frère Sainte-Hélène, resté à l'Hôtel-Dieu, empirait à vue d'œil, et que même les chirurgiens venaient de le condamner. Les trois gentilshommes, qui allaient s'embarquer pour Montréal, se décidèrent à rester à Québec. Seulement, ils chargèrent quelques-uns de leurs amis de Montréal d'en avertir la famille LeMoyne.
Considérée comme peu dangereuse d'abord, la blessure de M. de Sainte-Hélène s'était envenimée peu à peu, par le manque de soin qu'il y avait apporté pour l'avoir regardée comme n'étant pas grave. Le bruit courut, dans le temps, que sa blessure était empoisonnée; mais Charlevoix, qui mentionne cette rumeur, paraît n'y ajouter aucune foi. Il dit que ce fut plutôt pour avoir négligé les prescriptions des chirurgiens que M. de Sainte-Hélène ne put guérir.
Il mourut à l'Hôtel-Dieu, l'un des premiers jours de décembre 1690.
On y chanta son service dans la matinée du quatrième jour de ce mois. Mais comme on attendait ce jour-là de Montréal quelques parents de M. de Sainte-Hélène, et que d'ailleurs on ne pouvait retarder l'inhumation jusqu'au lendemain, il fut décidé qu'on l'enterrerait dans la soirée, afin de permettre aux parents absents, s'ils arrivaient avant la nuit, de se trouver aux funérailles.
Après la tombée du jour, pleine d'ombre et de mystère était la chapelle de l'Hôtel-Dieu, la nuit couvrant la ville comme d'un drap mortuaire. De nombreux cierges brûlaient lentement autour d'un cercueil déposé dans la nef, et jetaient une lueur terne et tremblante sur les murs blancs de l'église, qui plus loin, vers l'autel, se noyaient dans l'obscurité.
La foule des fidèles attendait silencieuse et recueillie la venue du prêtre qui devait accompagner à sa dernière demeure le brave chrétien qui avait combattu son dernier combat.
L'officiant parut bientôt, accompagné de ses acolytes. Il pria d'abord; puis les fraîches voix des religieuses, entonnèrent avec solennité le chant sublime du libera.
Le dernier mot du dernier verset venait de rouler et de s'éteindre sous la voûte, quand une voix de femme chanta, dans le silence, le Miseremini.
Perdu dans la foule et courbant le front devant son Dieu qui l'éprouvait si rudement, Bienville, dont la souffrance n'avait plus assez de place en son cœur, sentit un froid mortel se glisser dans ses os.
Cette voix était celle de Marie-Louise.
Miseremini mei, chantait-elle d'une voix suave, miseremini mei, saltem vos amici mei.
De profundis clamavi ad te, Domine, Domine, exaudi vocem meam, chantèrent les voix du chœur.
Du fond de l'abîme de ma douleur, je crie vers vous, ô mon Dieu! murmura Bienville.
Et Marie-Louise répéta:
Miseremini mei, saltem vos amici mei.
Tandis que le chant de la soliste et de ses compagnes continuait d'alterner ainsi, les porteurs enlevèrent le cercueil qui contenait les restes de Sainte-Hélène et sortirent de l'église en prenant le chemin du cimetière, situé tout à côté.
Les parents et la foule suivirent en silence, et le cortège se déroula lentement jusqu'au champ des morts.
Quelques flocons de neige tombaient doucement sur la terre froide.
La lune dormant encore sous l'horizon, la seule lumière des étoiles tempérait les ténèbres, avec les farandoles lumineuses et mobiles d'une aurore boréale qui brillait au ciel. Ces vaporeuses clartés couraient disséminées dans l'espace, et le silence était si profond sur la ville entière, qu'on entendait leurs mystérieux frizelis. On aurait dit le bruissement d'armes et de pas d'une aérienne armée de preux qui seraient venus au-devant de l'âme du guerrier mort, pour l'escorter au ciel.
Quand le prêtre eut fini de réciter les prières, la compagnie de marine qu'avait si vaillamment commandée Sainte-Hélène, s'approcha de la fosse où la bière était descendue. Les mousquets s'inclinèrent vers la tombe, et l'on tira la salve d'honneur, dont les détonations allèrent expirer au loin dans les vaporeuses Laurentides.
Et comme la première pelletée de terre tombait sur le cercueil, on entendit les voix du cloître qui chantaient dans la chapelle la dernière strophe du De profundis.
Très faible enfin, la voix de la novice modula le miseremini, dont la dernière note alla mourir dans les arceaux élevés du sanctuaire.
C'était le suprême adieu de Marie-Louise et de Bienville à ce qu'ils avaient aimé.
O vous qui me lisez, vous avez été jeune ou vous l'êtes encore. Avez-vous jamais éprouvé les horribles tourments de l'amour déçu? Oh! alors, dites-moi, mon frère, n'est-ce pas chose atroce que de sentir ainsi lacérer son cœur comme par la griffe aiguë d'un vautour, et de voir ses plus chères illusions déserter son âme une à une, pour s'envoler par lambeaux au vent glacé de la réalité? Oh! n'est-ce pas que c'est navrant de se dire à vingt ans: Je n'ai connu de l'amour que la crainte et les larmes! A peine suis-je encore sur le seuil de la vie, que le malheur me frappe de son gantelet de fer comme pour m'en repousser!
Ce qu'il reste alors à faire au plus grand nombre est de s'armer de la cuirasse de l'indifférence, afin de supporter les épreuves de la vie.
Si Dieu pourtant vous a doué d'un cœur aimant à l'excès, d'un cœur que font battre des désirs aussi grands que le monde, vous pouvez choisir encore entre la religion et la gloire. Il en est qui optent pour la dernière.
Bienville fut de ceux-ci.
Oh! s'écria-t-il en sortant du cimetière, puisque c'en est fait de mes chères espérances d'avenir, et qu'il me faut quelque chose de grand pour combler ce vide immense creusé dans mon cœur par l'écroulement de mon amour, à moi désormais la seule et noble émotion des batailles. Oui, ma fidèle épée, toi seule seras ma compagne, jusqu'à ce que la gloire, voulant de moi peut-être, consente un jour à m'épouser dans la mort!
ÉPILOGUE
La colonie fut assez tranquille pendant l'hiver qui suivit la levée du siège: car la mésintelligence que l'on a vu commencer au camp du lac Champlain entre les Anglais et les Iroquois, ainsi que la petite vérole qui continuait ses ravages parmi les derniers, empêcha l'ennemi de harceler la Nouvelle-France. De leur côté, les Canadiens durent rester dans l'inaction jusqu'au printemps, vu la disette qui sévissait chez eux. Les exigences du siège avaient tellement épuisé les magasins du roi, que l'intendant s'était vu contraint de disperser ses soldats par les campagnes, où les habitants les plus à l'aise les hébergèrent volontiers; tant les sacrifices, à cette héroïque époque, semblaient peu de chose aux particuliers dès qu'il s'agissait de l'intérêt public.
François de Bienville était retourné à Montréal après les funérailles de Sainte-Hélène. Raffermi contre sa douleur par les affectueux conseils du comte de Frontenac, il ne souhaitait plus que de donner cours à son ambition de se distinguer par les armes. Ce n'est pourtant pas qu'il ne pensât bien souvent à Marie-Louise: les vraies blessures morales ne se guérissent pas si vite. Elles se cicatrisent bien quelquefois au bout d'un certain temps; mais elles font toujours souffrir au moindre contact.
Il en fut ainsi de Bienville. Quoique son chagrin ne fût plus aussi visible aux yeux de tous, sa pâleur, sa gaieté disparue attestaient que la flamme, pour être moins ardente qu'autrefois, n'en brûlait pas moins toujours en lui.
S'il souffrit de passer l'hiver sans guerroyer, ses vœux durent se trouver accomplis lorsque au mois de mai, mille Iroquois se répandirent dans les environs de Montréal. Ces barbares s'étant livrés à leurs cruautés ordinaires sur les colons et les sauvages chrétiens,78 on dut s'armer en guerre pour les repousser ou du moins les tenir en échec.
En apprenant que l'un des partis ennemis avait enlevé trente-cinq femmes et enfants de la bourgade iroquoise chrétienne de la Montagne, Bienville qui désirait commander pour être à même de se distinguer davantage, poursuivit les ravisseurs à la tête de deux cents Iroquois chrétiens. Ces derniers allaient écraser le parti ennemi, qui ne comptait que soixante-dix guerriers, quand les Iroquois de la Montagne, reconnaissant des Agniers dans leurs adversaires, jetèrent bas les armes et refusèrent de combattre.
Dégoûté du commandement, mais non point de la guerre, Bienville vint aussitôt se ranger sous les ordres de M. de Vaudreuil, qui organisait un corps de cent hommes composé de soldats, de volontaires et de miliciens. Le chevalier de Crisasy et Bienville commandaient en second sous M. de Vaudreuil.
L'intention de celui-ci était d'arrêter les ravages de plusieurs partis d'Iroquois qui dévastaient le pays depuis Repentigny jusqu'au lac Saint-Pierre.
Pour se munir de ce qui faisait surtout défaut à Montréal, la petite troupe se rendit d'abord à Lachenaie, où l'on chercha des vivres de maison en maison.
Dans l'après-midi du 26 juin 1691, M. de Vaudreuil y fut rejoint par le capitaine de La Mine, qui épiait, à la tête d'un détachement, certain parti d'Iroquois qui s'était logé à Repentigny dans une des maisons que la fuite des habitants du lieu avait laissées vacantes.
Les deux commandants tinrent conseil et décidèrent que, aussitôt la nuit tombée, les deux corps réunis en un seul marcheraient sur Repentigny, pour y surprendre les Iroquois dans leur sommeil.
Quand le sieur de La Mine avait rencontré le détachement du chevalier de Vaudreuil, il s'était empressé de donner à Bienville une lettre écrite par Louis d'Orsy. Des Canadiens qui se rendaient en canot de Québec à Montréal, avaient remis cette missive au sieur de La Mine, qui leur avait dit devoir bientôt rencontrer le jeune Le Moyne; car il savait que ce dernier avait pris du service sous M. de Vaudreuil, qu'il s'attendait à rencontrer d'un moment à l'autre.
"Mon cher Bienville," disait la lettre du lieutenant d'Orsy, "je n'ai pu t'écrire avant ce jour, vu que les communications ont été interrompues depuis ton départ entre Montréal et Québec. Ne m'accuse donc pas de négligence si les bonnes nouvelles que contient la présente ne te sont point parvenues plus tôt."
Ces derniers mots firent bondir le cœur de François.
"Sache donc, mon ami, que monseigneur de Saint-Valier s'oppose à l'entrée en religion de Marie-Louise, parce qu'elle s'est fiancée à toi."
Bienville eut un éblouissement qui, pendant quelques minutes, l'empêcha de continuer sa lecture.
"Or, ma sœur veut t'écrire à ce sujet pour que tu rompes toi-même l'engagement qui subsiste entre vous deux. Comme tu vois, elle est opiniâtre à l'excès dans ses résolutions. Ce n'est pourtant pas qu'elle ait une vocation irrésistible pour le cloître; elle prétend seulement que, quand bien même monsieur l'évêque79 la relèverait de son vœu, elle ne saurait jamais consentir à se marier. Elle dit que ce serait vouloir tenter Dieu que de fausser ainsi la promesse qu'elle lui a faite, et qu'il arrivera certainement un malheur si on veut l'empêcher d'accomplir son vœu. Mais garde-toi bien de croire ces balivernes! Résiste hardiment, l'évêque est pour toi. Quant à ces vaines craintes de Marie-Louise, Dieu est trop bon, vois-tu, pour vouloir empêcher de s'aimer deux cœurs comme les vôtres et pour les en punir. Puisqu'il a fait l'amour, que diable! c'est, j'imagine, pour le plus grand bonheur de l'humanité.
"Aussi vais-je en user moi-même, je te l'annonce. Je me marie dans deux mois avec...... Mais je préfère réserver cette confidence et ne te la faire que lorsque tu seras descendu à la capitale. Car je pense bien que tu vas nous arriver bientôt. Alors, en avant joie et noces, et vivent nos enfants ......futurs!
"Vois-tu qu'enfin l'horizon de ton avenir s'éclaircit? sans compter que le gouverneur me parle de toi chaque jour avec les plus grands éloges. Avec sa protection et tes talents, tu iras loin.
"Il n'y a rien d'étrange ici. Ah! j'allais oublier de te faire part de ce que j'ai vu en passant hier sur la grande place de l'église. Voyant un rassemblement de bourgeois, je m'en approchai. J'aperçus alors notre ancienne connaissance Jean Boisdon. Attaché au pilori, il dévorait en silence les huées de la foule qui l'entourait en le couvrant d'injures et de boue, et j'entendis la voix d'un héraut qui criait à tue-tête:
"--Sachez, vous tous, nobles, bourgeois et vilains, que, par ordre de Sa Majesté le roi, Jean Boisdon, accusé et trouvé coupable d'intelligence avec les Anglais durant le siège de cette ville de Québec par l'amiral Phipps, est condamné à huit jours de pilori et à trois mille livres d'amende, payables aux dames religieuses de l'Hôtel-Dieu.
"Boisdon l'avare condamné à l'amende! Tu conçois si cela me fit rire, et d'autant plus que j'avais intercédé auprès de M. de Frontenac pour que l'hôtelier eût la vie sauve. Car enfin il a, bien qu'involontairement, sauvé la tienne et celle de ma sœur.
"L'un des plus acharnés contre le misérable aubergiste était Olivier Saucier, le cuisinier du château. Il paraît, en effet, que Saucier n'a jamais pu pardonner à Boisdon certain coup de mousquet que l'hôtelier lui a tiré durant et dans le siège. Saucier, qui m'a paru parfaitement guéri de sa blessure, soupçonne encore le cabaretier de lui avoir lâché ce coup de mousquet à dessein, au sujet de quelques écus que le cuisinier négligeait de payer à l'aubergiste.
"Mais que t'importe les faits et gestes de ces messieurs, après la nouvelle que j'étais si heureux de t'annoncer au commencement de ma lettre? Aussi je termine en te disant que je t'attendrai d'ici à quinze jours. Au revoir, cher frère; car tu me permets, sans doute, de te donner d'avance ce nom que le sacrement ratifiera bientôt."
--Crisasy! Crisasy! dit Bienville au chevalier son ami, qui passait devant une maison à l'ombre de laquelle notre héros venait de lire la lettre.
--Qu'y a-t-il à votre service, mon cher Bienville?
--Attendez donc un instant.
Et François, tout joyeux, rejoignit en deux sauts le chevalier, sous le bras duquel il passa le sien.
--Chevalier, dit-il en tenant la lettre ouverte sous les yeux de Crisasy, lisez avec moi, car je veux m'assurer que ma vue ne m'a pas trompé.
--Mlle d'Orsy sort du couvent! vous allez vous marier! Vive Dieu! mon cher, mais laissez-moi serrer cette loyale main pour vous féliciter du bonheur imprévu qui vous arrive. Car n'est-ce pas que vous allez suivre les conseils de votre ami?
--Dame!
--Mais parbleu! mon bon, vous n'irez pas, j'imagine, tourner le dos au bonheur alors qu'il vous tend les bras! Ta! ta! mariez-vous, Bienville, pour redevenir, vous maintenant si triste, notre joyeux compagnon d'armes d'autrefois, et pour voir "les enfants de vos enfants," comme il est dit dans cette messe que les jeunes époux, ce me semble, doivent trouver bien longue.
--Franchement, chevalier, me conseillez-vous de ne pas écouter les scrupules de Mlle d'Orsy et de hâter notre mariage?
--Ah! la bonne farce! Voyez un peu, Bienville, comme le bonheur vous rend déjà cet entrain des jours passés. Mais, badinage à part, considérez donc comment l'évêque les traite lui-même, ces scrupules de jeune fille. Et vous voudriez être plus sévère que lui?
--Je crois que vous avez raison. Eh bien! oui, vive la joie! je me marie! Et vous, chevalier, vous serez mon gentilhomme d'honneur, si ce n'est pas trop vous demander.
--Morbleu! mais c'est moi qui suis honoré d'être le témoin officiel de votre bonheur!
--Messieurs, dit en ce moment un volontaire qui salua les deux gentilshommes, notre commandant, M. le chevalier de Vaudreuil, vous fait mander au presbytère, où il tient son quartier général.
--C'est bien, Pierre, nous y allons, répondit Bienville à Pierre Martel.
C'était en effet Bras-de-Fer qui avait suivi son jeune maître pour venger sur les Iroquois la mort de M. de Sainte-Hélène. Vu la rumeur qui avait couru touchant la blessure dont Sainte-Hélène était mort, Pierre pensait bien que si la balle était empoisonnée, c'est que Dent-de-Loup l'avait fournie à Harthing, qui avait dû s'en servir; et comme Bienville avait tué ce dernier et que Bras-de-Fer croyait avoir occis le chef agnier, le Canadien voulait venger sur la nation entière des Iroquois la mort de son maître. Il avait donc laissé de nouveau la charrue pour faire une terrible hécatombe d'Iroquois et apaiser ainsi les mânes de Sainte-Hélène. A force de vivre dans les bois, Pierre avait pris quelques-unes des idées de leurs habitants.
La nuit s'était faite sur le hameau de Lachenaie, quand la troupe des volontaires canadiens, laissant la grande place de l'église, défila devant le cimetière, silencieuse comme une fantastique procession de morts. Ordre avait été donné par M. de Vaudreuil que chacun eût à garder le plus strict silence durant toute la marche.
Allègre et joyeux, Bienville contenait à grand'peine, en cheminant, les transports de sa joie. Mais si la consigne le forçait de garder le silence, il n'en donnait pas moins cours à un muet monologue, où sa pensée se jouait comme un papillon sur des fleurs.
--Que le bonheur est suave après tant de souffrances! pensait-il. Et toi, mon cœur, qui étais désaccoutumé d'aimer, comme je te sens de nouveau battre d'aise au seul nom chéri de Marie-Louise! Ah! je le vois bien, ce trésor de tendresse, cet infatigable besoin d'aimer, Dieu ne me les avait pas donnés pour rien. Il a seulement voulu les épurer au creuset de l'épreuve pour me rendre plus digne de leur réalisation. O Marie-Louise! combien nous allons nous aimer après une séparation si cruelle! Qu'il fait bon de vivre quand on a vingt ans et qu'on peut espérer en aimant!
Les Canadiens parcoururent en moins d'une heure et demie les deux lieues qui séparent Lachenaie de Repentigny, et firent halte à quelques arpents de ce dernier village.
Ici le chevalier de Vaudreuil dit à Bras-de-Fer:
--Vous allez suivre un des hommes de M. de La Mine, qui connaît la position de cette maison où les Iroquois se sont retranchés. Quand vous l'aurez reconnue et que vous aurez constaté la présence de l'ennemi, vous viendrez nous rejoindre pour nous guider; car les connaissances que vous avez acquises comme coureur des bois m'inspirent plus de confiance que ne m'en donne cet homme-là.
--Bien! mon commandant, fit Pierre Martel en se redressant sous le coup de cet éloge. Est-ce tout?
--Oui.
On vit aussitôt Bras-de-Fer disparaître dans la nuit en marchant courbé sur le sol; manœuvre que l'autre Canadien s'empressa d'imiter.
Vingt minutes plus tard on les vit reparaître.
--Eh bien? demanda M. de Vaudreuil à Pierre.
--Nous avons vu la cage, mon commandant, et si la porte en est ouverte, les oiseaux ne s'en sont pas plus envolés pour cela.
--Que veux-tu dire?
--Une douzaine d'Iroquois, au moins, sont couchés devant la maison et dorment aussi tranquillement que le roi dans son lit. Je n'ai pu m'approcher assez d'eux, et la nuit est trop profonde encore pour que j'en puisse dire le juste nombre.
--Ils ne se doutent donc point de notre présence?
--Pas le moins du monde. La chaleur, je suppose, est étouffante dans la maison, et ces messieurs se sont couchés sur l'herbe et au frais, où, sauf votre respect, ils ronflent80 comme des bœufs.
Note 80: (retour) Pour peu que l'on feuillette nos chroniques, on y verra combien grande était souvent l'imprévoyance des sauvages, qui, même dans leurs expéditions de guerre, à Repentigny par exemple, négligeaient de placer durant la nuit des sentinelles pour veiller à la sûreté commune. Plus d'une fois des villages entiers durent leur destruction à cette inexplicable imprudence.
--Il va nous être facile alors de les cerner?
--Oui, mon commandant. Cependant, si vous permettiez à un vieux chasseur......
--Parle sans crainte.
--Eh bien! je suis d'avis avec vous que nous les entourions tout de suite; mais, quant à les attaquer, je crois qu'il vaut mieux attendre le point du jour; car il fait trop noir à présent pour qu'il ne nous en échappe pas quelques-uns.
--Parfaitement vrai! Mais le jour paraîtra-t-il bientôt?
--Dans une heure, mon commandant, répondit Pierre après avoir consulté les étoiles et l'horizon.
--En marche alors. Et toi, Pierre, avant de nous servir de guide, passe par toute la ligne et dis à chacun de nos gens d'avancer sans bruit.
Au bout d'une demi-heure, cent vingt Canadiens investissaient la maison. Couchés qu'ils étaient parmi des broussailles, derrière quelques gros arbres et des clôtures qui avoisinaient l'habitation, personne n'aurait pu soupçonner leur présence.
On n'entendait que les ronflements sonores des Iroquois qui dormaient sur l'herbe, et, de la tête touffue des arbres, quelques cris d'oiseaux éveillés par un bruissement inusité, mais imperceptible à toutes autres oreilles qu'aux leurs.
Les malheureux dormeurs devaient voir en ce moment passer dans leurs rêves le hideux spectre de la mort qui effleurait leur front de ses ailes de chauve-souris.
Il pouvait être trois heures quand l'aurore, comme un ruban lumineux, se déroula lentement à l'horizon. Peu à peu la cime des montagnes dont la base dormait encore dans la brume, se détacha sur le ciel, et le premier sourire du jour naissant descendit languissamment sur la vallée.
Le rayonnement des étoiles devint moins vif et finit par s'éteindre à mesure que la clarté refoulait les ténèbres.
La lumière en effleurant l'herbe humide permit aux Canadiens d'entrevoir et de compter quinze Iroquois endormis devant la porte de la maison.
--Feu! dit une voix tonnante.
Vingt coups de mousquet répondirent à ce commandement, et leurs détonations n'en faisant qu'une seule éclatèrent comme un coup de foudre.
Dix Iroquois restèrent sur place sans mouvement; ils dormaient leur dernier sommeil. Les cinq autres se levèrent effarés; mais quelques balles sifflèrent de nouveau dans le taillis et les survivants se recouchèrent sans jeter une plainte. Ils avaient cru rêver, mais la mort les tenait à leur tour.81
Note 81: (retour) On trouvera peut-être un peu leste cette manière de faire la guerre; mais qu'on veuille se rappeler les surprises et les massacres sans nombre dont les Iroquois désolèrent la Nouvelle-France durant tout le premier siècle qui suivit l'établissement de la colonie, et l'on avouera que, tout en étant pénibles, ces représailles étaient alors nécessaires. A ces barbares qui brûlaient de sang-froid leurs missionnaires, et qui inventaient chaque jour de nouveaux supplices pour tourmenter leurs prisonniers, il fallut finir par opposer la violence. Chacun sait, du reste, à qui, des Iroquois ou des Français, doit être imputée la plus grande part du sang répandu
Suivirent une horrible clameur et des coups de feu, qui partirent de la maison. Les douze sauvages qui dormaient dans l'habitation venaient de s'y éveiller. En se voyant investis, ils jetaient leur cri de guerre et se défendaient.
S'ils étaient peu nombreux, ils avaient pourtant l'avantage de combattre à l'abri une masse d'ennemis où chacun de leurs coups portait.
On se fusilla de la sorte pendant un quart d'heure, sans que les Canadiens pussent approcher de la maison, tant la fusillade des Iroquois était habile et bien nourrie. Plusieurs Canadiens étaient déjà tués et blessés, quand la porte de la maison s'ouvrit pour donner passage aux douze sauvages, qui bondirent au dehors pour se frayer un chemin au travers de leurs ennemis.
--Qu'on les cerne! commanda M. de Vaudreuil.
Onze Iroquois épaulèrent leurs mousquets, et les Canadiens qu'ils couchèrent en joue mordirent la poussière. Seul, le chef des sauvages avait gardé son coup de feu et tenait les plus hardis en respect. C'était un guerrier de haute taille.
--Dent-de-Loup! cria Bienville.
--Mille diables! c'est vrai! Mais il revient donc de l'enfer? s'écria Pierre Martel.
Les Iroquois, voyant bien que ce serait folie de vouloir rompre cette muraille d'hommes qui arrêtait leur fuite, retraitèrent vers la maison, toujours protégés par le mousquet de Dent-de-Loup. Celui-ci fascinait tellement les Canadiens, qu'ils ne lui tirèrent pas un coup de feu. Il touchait déjà le seuil quand Bras-de-Fer courut sur lui en criant:
--Ah! vermine! tu ne m'échapperas pas cette fois!
Dent-de-Loup fit entendre un ricanement sinistre, et abaissa la mèche du serpentin sur le bassinet de son arme.
L'éclair jaillit, le projectile siffla, mais sans atteindre Pierre Martel, qui s'était jeté à terre en voyant que l'Iroquois allait tirer.
Celui-ci referma la porte, que les assiégés barricadèrent aussitôt.
La maison n'avait qu'un étage et sept grandes ouvertures, dont six fenêtres et la porte. Deux des croisées donnaient sur la façade, deux autres en arrière et une sur chacun des côtés.
Dent-de-Loup avait à peine disparu dans l'intérieur, que l'on vit un canon de mousquet s'appuyer sur le bord de chaque fenêtre, sans que l'on aperçût pourtant celui qui tenait l'arme. Les deux autres sauvages s'étaient probablement chargés de la défense de la porte, puisqu'on ne les voyait point.
--A l'assaut! mes enfants, commanda M. de Vaudreuil.
Bienville fut un des premiers à s'élancer vers la porte, qu'il attaqua rudement à l'aide d'une hache que venait de lui passer un des siens.
Peu faite pour résister à de pareilles secousses, la porte allait céder, quand, par un soupirail qui s'ouvrait sur la cave, sortit la gueule d'un mousquet.
Cette ouverture était à fleur du sol, et personne n'apercevait l'arme menaçante.
Celui qui aurait abaissé ses regards dans cette direction, aurait vu pourtant la diabolique figure de Dent-de-Loup, éclairée dans l'ombre de la cave par la lueur d'une mèche dont il ravivait la flamme d'un souffle empressé.
Son œil de tigre se coucha sur la crosse du mousquet, dont l'amorce prit feu.
Bienville reçut toute la décharge dans le côté droit et tomba.
--Massacre et sang! ils l'ont tué! s'écria Bras-de-Fer.
--Non, Pierre.... je ne suis pas encore mort, dit Bienville, qui se souleva péniblement sur le coude, sourit et laissa voir une affreuse blessure d'où le sang coulait à flots.
On entendit en ce moment un rire féroce qui semblait sortir de dessous terre.
Dent-de-Loup était content.
Pierre prit son jeune maître dans ses bras et l'emporta hors du champ de bataille.
--Par la mordieu! brûlons-les! cria le chevalier de Vaudreuil. Allons! mettez le feu à la maison et que ces bandits y meurent comme des chiens!82
Cependant Bras-de-Fer avait déposé Bienville en arrière d'un gros arbre qui protégeait le blessé contre l'atteinte des balles.
Le soleil était encore sous l'horizon, mais il faisait déjà jour et les reflets rosés de l'aurore venaient animer la figure de Bienville qui sans cela aurait paru terriblement pâle.
--Ne pleure pas... mon bon Pierre, disait le jeune homme à Bras-de-Fer, qui sanglotait en se rongeant les poings. Je sens bien... que je m'en vais... Que veux-tu?... c'est le sort d'un soldat... Mieux vaut encore... cette blessure... que l'autre... Tu feras... mes adieux... à ma bonne mère... à mes frères aussi... Tourne-moi donc... de ce côté.
Et le blessé étendit son bras gauche dans la direction de Québec.
Avec toutes les précautions d'une mère pour son enfant qui dort, Bras-de-Fer le souleva et se rendit à son désir.
La figure du jeune homme resplendit d'une céleste expression quand ses regards purent plonger au loin sur le fleuve qui roulait majestueusement ses grandes eaux vers la capitale.
On put ouïr, à cet instant, un chant étrange et sauvage qui semblait ébranler les pans de la maison en flamme.
"L'Iroquois est brave; il meurt en riant!" hurlait le chœur.
Une voix puissante, celle de Dent-de-Loup, continuait seule:
"En ai-je couché des faces pâles sur le sentier de la guerre! Mon bras s'est lassé à les tuer et mon œil à les compter! Je n'en sais plus le nombre! Les scalps des blancs garnissent le ouigouam du chef en si grand nombre, qu'ils arrêtaient la pluie qui en pénétrait la toiture dans les journées d'orage."
Et le chœur reprenait:
"L'Iroquois est brave; il meurt en chantant!" Mêlé aux craquements du bois que la flamme étreignait, ce chant de mort était terrible.
Le chevalier de Crisasy et M. de Vaudreuil s'approchèrent de Bienville.
Celui-ci, qui avait encore la force de leur sourire, n'eut pourtant pas celle de leur tendre la main.
Ses deux amis ne pouvant cacher les larmes qui ruisselaient sur leurs joues:
--Ne me pleurez pas, leur dit-il. Nous nous retrouverons... là-haut... Donnez-moi... la croix d'or... là, sur ma poitrine.
Crisasy entr'ouvrit le justaucorps et la chemise de Bienville, dont les yeux brillèrent d'un dernier éclat en voyant une petite croix que Marie-Louise lui avait donnée en retour de l'anneau des fiançailles. Il la saisit d'une main nerveuse et la pressa sur ses lèvres qui se crispèrent après avoir laissé tomber ces derniers mots:
--Seigneur! ayez mon âme... en votre sainte garde!... Marie-Louise!... adieu!
Le soleil se levait radieux, et ses premiers rayons caressaient dans un vaste parcours la surface du fleuve.
Bienville parut en ressentir une impression bienfaisante; ses yeux mourants recouvrèrent assez de force pour s'arrêter encore sur chacun de ses amis dans un adieu suprême. Puis sa tête s'affaissa lentement et il mourut.83
Note 83: (retour) "Alors ceux qui étaient restés dans la maison se mirent en défense, et Bienville, s'étant trop approché d'une fenêtre, fut renversé mort d'un coup de fusil. Son nom fut donné, après sa mort, à un de ses frères, alors fort jeune, et qui est maintenant gouverneur de la Louisiane." (Charlevoix, tome II, p. 95.)
Ainsi finit Bienville, blessé mortellement au service de la patrie, appuyé sur un arbre, comme Bayard, et, de même que le chevalier sans peur et sans reproche, donnant sa pensée dernière à sa dame et à son Dieu.
--Pauvre Marie-Louise! dit Crisasy au milieu de ses larmes, elle avait bien raison de prévoir un malheur. Rien ne saura l'empêcher désormais de rester au cloître, où elle voudra certainement mourir.
--Je vais reprendre ma vie des bois, grommela Bras-de-Fer d'une voix sombre; et quand j'aurai tué assez d'Iroquois et d'Anglais pour venger mes maîtres, il sera temps alors de partir à mon tour!
La charpente de la maison brûlait jusqu'au faîte, et l'on voyait courir les douze Iroquois au milieu des flammes et de la fumée. On aurait dit des damnés se tordant dans le soufre de l'abîme éternel.
Quelques explosions retentirent et de puissants souffles de feu chassèrent la fumée jusqu'au toit. C'étaient les cornes à poudre qui éclataient sur leurs porteurs.
On aperçut alors le toit chanceler, s'effondrer et tomber au dedans avec fracas. Durant quelques secondes, la grande silhouette de Dent-de-Loup, le seul survivant, se détacha sur le fond rouge du brasier.
On le vit retenir un instant, de ses robustes bras, l'énorme poutre qui supportait auparavant la toiture.
Sa touffe de cheveux flamba sur son crâne; ses mains rôtirent au contact du feu.
Il jeta son dernier cri de guerre.
Puis on le vit plier, tomber et se coucher enfin pour mourir sur un lit de tisons ardents.
La poutre, dépourvue de son dernier appui, s'abattit lourdement sur son corps, et fit, en retombant, jaillir une gerbe de pétillantes étincelles.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction.
Préface de la première édition.
CHAPITRE I.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.