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Frédéric

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The Project Gutenberg eBook of Frédéric

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Title: Frédéric

Author: Joseph Fiévée

Release date: March 23, 2007 [eBook #20886]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at DP Europe
(http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FRÉDÉRIC ***
Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.

FRÉDÉRIC,

Par J.F.

Auteur de la Dot de Suzette.

TOME PREMIER.

À PARIS,

Chez P. Plassan, imprimeur-libraire,
rue du Cimetière-André-des-Arcs, n° 10.

l'an vii de la république.


PRÉFACE.
Tome Ier
Tome Second
Tome Troisième
CHAPITRE I
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.
CHAPITRE XXV.
CHAPITRE XXVI.
CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVIII.
CHAPITRE XXIX.
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
CHAPITRE XXXII.
CHAPITRE XXXIII.
CHAPITRE XXXIV.
CHAPITRE XXXV.
CHAPITRE XXXVI.
CHAPITRE XXXVII.
CHAPITRE XXXVIII.
CHAPITRE XXXIX.
CHAPITRE XL.
CHAPITRE XLI.
CHAPITRE XLII
CHAPITRE XLIII.
CHAPITRE XLIV.
CHAPITRE XLV.
CHAPITRE XLVI.
CHAPITRE XLVII.
CHAPITRE XLVIII.
CHAPITRE XLIX.
CHAPITRE L.

PRÉFACE.

Comme auteur, je devrois remercier le public de la faveur avec laquelle il a accueilli mon roman de la Dot de Suzette; comme François, j'aime mieux lui faire compliment d'avoir trouvé du mérite à un ouvrage aussi simple: cela peut encourager les bons écrivains, en leur prouvant que le goût n'est pas entièrement perdu.

Vivant retiré loin de Paris, j'ai appris par les journaux qu'un poète avoit mis Suzette au théâtre. Si elle y a conservé sa décence et sa sensibilité, il faut convenir que son caractère est à toute épreuve.

Une lettre particulière m'a assuré que les femmes du jour avoient voulu un moment ressembler à Suzette, et qu'elles avoient donné son nom à des robes charmantes. La grace de Suzette ne s'imite pas. Heureuses celles à qui la nature a accordé une beauté égale à la sienne! plus heureuses celles qui sentiront que la figure s'embellit de toutes les qualités du cœur et des talens de l'esprit!

Depuis long-temps les Françoises ont oublié qu'elles remplissoient dans notre patrie un ministère d'autant plus sacré, que l'homme le plus froid eût rougi d'en méconnoître la puissance; il leur accordoit par pudeur ce que tous les êtres sensibles leur accordent par besoin. Qu'est-il résulté de cet oubli? Que les femmes ont été traitées comme les hommes, à l'époque où les hommes l'étoient eux-mêmes comme des bêtes féroces. Femmes, reprenez votre empire, et il n'y aura plus de crimes.

La facilité du plaisir en ôte l'idéal; la difficulté de le saisir fait naître les passions. C'est par les passions que votre sexe règne; c'est par elles que le nôtre s'agrandit. Toute ambition dans laquelle vous n'êtes pour rien vous anéantit, et laisse dans notre cœur une sécheresse qui dégénère facilement en cruauté. Pourquoi ne voulez-vous plus inspirer de passions?

Pour connoître les dons que vous ayez reçus de la nature, vous ne consultez que votre miroir, et, contentes de la découverte, trop pressées de nous en faire part, à peine un voile léger cache-t-il à l'indifférent ce qui ne doit être que la récompense de l'être le plus épris. Vous brisez le charme en éteignant l'imagination: le désir a des bornes, l'imagination n'en a point. Soyez décentes par coquetterie; l'hypocrisie des mœurs tourne à la fois au profit de l'amour et de l'ordre.

Mais la décence dans les habits est peu de chose si l'on n'y joint celle des discours. Vos conversations sont insipides pour les gens d'esprit, désespérantes pour les ames aimantes. N'est-il pas humiliant de ne plaire qu'aux sots et aux libertins? Se mettre à leur niveau, c'est dégrader la beauté.

J'ignore si la nature vous a donné un caractère différent du nôtre; je ne jette pas mes pensées si loin: mais je sais que, dans tous les pays, nos devoirs n'étant pas les mêmes, il en résulte des nuances frappantes entre la manière d'être d'une femme et celle d'un homme. Quand ces nuances disparoissent, hommes et femmes ont également perdu leur mérite; il n'y a plus ni dignité, ni grace, ni fierté, ni douceur, ni amour, ni bonheur: nous ressemblons tous à des pièces de monnoie dont l'empreinte est effacée.

Ces nuances sont d'autant plus fortes, que tout le monde les sent, et que personne ne peut les définir. En écrivant la Dot de Suzette, je faisois parler une femme, et l'on a cru généralement le roman écrit par une femme. Pas une pensée forte, si naturellement elle ne naît d'une sensation vive; des caractères esquissés plutôt qu'approfondis, de la douceur dans les plaintes, de la simplicité dans les discours, de la sensibilité jusque dans le courage. Femmes, voilà votre cachet: en me servant de votre main pour l'apposer sur mon ouvrage, il eût été trop mal-adroit de ne pas réussir.

Mais si le roman portoit vos couleurs, la préface trahissoit mon secret: personne n'a pu s'y méprendre; un homme l'avoit écrite. Ce contraste en dit plus qu'une grave discussion. Le rédacteur du Journal de Paris, dans l'analyse obligeante qu'il a faite de cet ouvrage, a parfaitement marqué cette différence, et il est le premier qui, malgré l'opinion reçue, ait assuré que la Dot de Suzette, n'étoit point d'une femme.

Cependant on a osé imprimer le nom prétendu de l'auteur, et ce nom s'est trouvé être celui d'une femme qui a trop d'esprit à elle appartenant pour consentir à se parer du peu qui ne lui appartient pas. Persuadé qu'elle n'est pour rien dans cette supposition, j'aurois gardé le silence si le libraire, qui (sans doute à son insu) lui a donné le titre d'auteur de la Dot de Suzette, ne répandoit le bruit que le manuscrit de ce roman m'a été confié par elle, que j'ai abusé de ce dépôt, qu'il est certain que je n'oserai réclamer contre celle qui a été de tout temps la protectrice de ma famille, et qui m'a rendu personnellement les services les plus signalés. Or il est indubitable que cette personne m'est inconnue, que le hasard ne nous a pas rassemblés seulement une fois, que ma famille lui est aussi étrangère que moi, que jamais je n'ai reçu de services signalés de qui que ce soit, et que je suis, par mon caractère, au-dessus de la protection, même d'une femme. Il est désagréable d'avoir à réfuter des absurdités pareilles; mais on le doit quand une absurdité entraîne l'accusation d'abus de confiance, d'ingratitude et de sottise. Certes il n'en est pas de plus grande que celle de prétendre à l'esprit qu'on n'a pas.

Je reviens à ma préface.

L'idée généralement reçue qu'un homme se peint dans ses écrits est une erreur accréditée par les écrivains médiocres. On entend dire par-tout: L'auteur de tel ou tel ouvrage doit avoir une ame bien sensible. Aussi voyons-nous dans les romans nouveaux des voleurs qui ne manquent pas de probité, des assassins qui sont philanthropes, et des scélérats qui versent des larmes de sensibilité. On brise tous les caractères pour faire ressortir le sien: on croit donner la mesure de son cœur, on ne donne que celle de son talent; et presque toujours la mesure est petite.

Un romancier et un auteur dramatique sont des peintres: ce n'est pas ce qu'ils sentent qu'ils doivent exprimer; c'est ce qui existe. Molière a peint le Tartufe: il n'en a pas pris le modèle en lui, non plus que l'original du Misanthrope; et il seroit aussi ridicule de chercher le caractère de Molière dans ses ouvrages, que d'exiger qu'un peintre habillât les Romains à la françoise, parce que cet habit est le sien, ou qu'il se revêtît d'une cuirasse, parce qu'il vient de dessiner un guerrier.

Je ne conçois pas comment J. J. Rousseau a pu s'applaudir, à la fin de sa Nouvelle Héloïse, de n'avoir pas eu à imaginer, à composer le personnage d'un scélérat, à se mettre à sa place pour le représenter.

À moins que ce ne soit par la raison toute simple qu'on n'imagine ni ne compose un personnage, et que quand on veut le représenter, on ne se met pas à sa place; on le pose devant soi, et on le peint. Lorsque Vernet dessinoit une tempête, il ne se mettoit pas plus à sa place qu'Isabey ne se met à la mienne quand il fait mon portrait.

Rousseau ajoute:

«Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d'horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu'on ne peut écouter, ni voir, ni souffrir. Il me semble qu'on doit gémir d'être condamné à un travail si cruel

Il est difficile de raisonner moins juste: et quand Rousseau remercie Dieu de ne pas lui avoir donné les talens et le beau génie de ces auteurs-là, il fait une action de grâces bien à pure perte; car s'il avoit eu leur genre de génie, il auroit su qu'ils n'étoient pas condamnés à l'exercer, et que leur travail n'avoit rien de cruel.

Corneille, sortant de peindre Cléopatre ne méditant que meurtres et empoisonnemens, n'a certes jamais pensé à empoisonner ses enfans; et Rousseau mettoit les siens aux Enfans-Trouvés, consentoit à toujours ignorer leur destinée, ce qui est cent fois pire que la mort, le jour même peut-être où il peignoit avec tant d'onction l'aimable Julie de Volmar au milieu de sa famille naissante.

Après cela, jugez l'ame des auteurs par leurs ouvrages.

Mais allons plus loin, et cherchons la sensation que doit éprouver un auteur en travaillant. Je soutiens qu'on peut bâiller en peignant des caractères honnêtes, frapper du pied en faisant l'apologie de la patience, sourire à l'attitude d'un sot, et se réjouir en saisissant la figure d'un scélérat. Le plaisir n'est dans l'ouvrage, tant qu'on travaille, qu'autant que l'exécution répond à nos desirs.

Aussi suis-je persuadé que plus un auteur est médiocre, plus il doit avoir de jouissances en écrivant, puisque loin de trouver des difficultés, il ne les soupçonne même pas. Il y a dans beaucoup d'ouvrages une bonhommie d'orgueil et de nullité qui m'empêchera toute ma vie de m'ériger en critique: j'y applaudirais même de bon cœur si la plupart de ces écrivains-là n'avoient la manie de mettre les mots morale et vertu dans les circonstances les plus déplacées; ce qui a l'inconvénient terrible de donner aux lecteurs plus médiocres qu'eux, un jugement faux et des principes incertains. Si le public vouloit perdre l'habitude de juger la moralité d'un écrivain par ses ouvrages, cela nous débarrasseroit peut-être des phrases à contre-sens sur la sensibilité, et d'apologies bien dangereuses de la morale et de la vertu.

Dans Suzette, j'ai voulu faire un essai sur une partie des mœurs actuelles; dans Frédéric, j'ai peint des caractères qui existoient avant la révolution. C'est pour ne jamais me donner le droit d'applaudir ou de blâmer que je fais parler mes personnages eux-mêmes. À mesure qu'ils entrent sur la scène, ils ne m'appartiennent plus, et leurs discours, leurs actions, ne sont que la conséquence nécessaire de leur situation, de leurs passions, de leur caractère: moi, je l'affirme, je n'y suis pour rien; et quoiqu'il y en ait de fort aimables, que tous aient de l'esprit, plusieurs même quelque chose de plus que ce mot ne signifie, il n'en est pas un seul qui parle ou pense comme moi, pas un seul à qui je désirasse ressembler.

On trouvera hardi d'avoir osé rassembler dans le même cadre tant de personnages annoncés pour avoir beaucoup de talens. Il faut s'en croire soi-même, m'objectera-t-on, pour prétendre leur faire soutenir la réputation que vous leur donnez. Pas tant. Les gens d'un vrai mérite sont simples, et ne font jamais de longs discours: quand ils sont agités par des passions, ils rentrent à peu près dans la classe des autres hommes; quand ils réfléchissent, c'est différent, ils s'élèvent. Eh bien! je ne crois pas en avoir placé un au-dessous de l'idée qu'on a dû s'en former.

Je craindrois plutôt d'avoir accordé trop que trop peu, sur-tout à mon personnage favori, Adèle: aussi le lecteur instruit s'appercevra-t-il que j'ai eu soin de lui donner une caution pour les pensées qui sont au-dessus de son sexe. J'aimois à l'embellir et à lui conserver sa modestie: il est si aimable de parer une jolie femme!

Si ma prévention pour elle ne m'aveugloit pas, je lui reprocherois de n'avoir point assez médité ce dernier conseil de son instituteur: Méfiez-vous de votre cœur, et n'osez pas tout ce qu'osera votre esprit.

Pour son cœur, elle ne pouvoit mieux le placer, et j'aurois tort de me plaindre. Pour son esprit, elle en abuse dans ce sens, qu'elle ne résiste pas à l'amour-propre d'avoir raison contre son père; et quoiqu'elle ait mille motifs de se défier de lui, elle met trop de finesse dans sa conduite. La finesse est la première tentation d'une femme spirituelle; Adèle devoit y succomber.

C'est parce que je peignois des caractères et des événemens possibles avant 1789, que j'ai donné à tous mes personnages de l'esprit, de l'esprit, et encore de l'esprit. Nous en étions si pleins alors, que tout ce qui n'étoit pas notre esprit n'étoit rien. Les uns sont philosophes, les autres anti philosophes, quelques uns athées, d'autres religieux par raisonnement, presque tous auteurs; c'étoit déjà la mode. On pouvoit mourir sans faire son testament, mais non avant d'avoir composé un petit ouvrage, ne fût ce qu'une satyre contre son père; et c'est, je pense ce qui arrive à l'un de mes acteurs.

Qui que ce soit ne s'est reconnu dans Suzette; j'en étois sûr d'avance. Les gens d'une pénétration bien fine y ont reconnu tout le monde; je l'aurois juré également. Autant en sera Frédéric.

Si l'on veut connoître ma pensée sur les deux ouvrages, la voici. Suzette plaira à plus de personnes, et Frédéric, davantage à ceux qui savent bien lire. Le succès de Suzette a de beaucoup passé mon espérance; cependant je crains qu'en vieillissant elle ne se perde dans l'abîme qui engloutit quatre-vingt-dix-neuf romans sur cent. Frédéric n'y tombera pas; du moins je l'espère.

Ne pouvant revoir moi-même les épreuves, s'il s'est glissé dans mon manuscrit, ou s'il se glisse à l'impression quelques fautes un peu lourdes, je prie qu'on ne me les attribue pas. Pour celles qui dénotent un auteur qui n'aime ni à travailler, ni à polir, ni à corriger, je m'en charge: il faut être juste.


FRÉDÉRIC, TOME PREMIER.


CHAPITRE Ier.

Mon éducation.

C'étoit un bien excellent homme que le curé de Mareil; mais de tous les hommes excellens par les qualités du cœur, c'étoit le moins propre à diriger une éducation. Ce fut cependant à lui que la mienne fut confiée. En accuserai-je mes parens? Pour cela, il faudrait les connoître. Tout ce que je peux affirmer, c'est que je fus nourri à Mareil chez des paysans aisés, et qu'à l'âge de six ans j'allai demeurer dans la maison du curé de ce village. Il me seroit impossible d'énumérer toutes les connaissances que j'acquis avec lui.

Le curé de Mareil n'étoit pas contrariant, mais il n'étoit jamais de l'avis de personne; et comme il restoit rarement plusieurs jours du sien, on peut dire à cet égard qu'il traitoit les autres comme lui-même. Il parloit facilement et avec grâce; la discussion l'animoit, et donnoit à son esprit une vigueur qui l'abandonnoit quand il étoit livré à ses propres réflexions. Comme il avoit la manie de réduire tout en systêmes, qu'il n'y a point de systême qui n'ait un côté faux, et que la foiblesse de son caractère ne lui permettoit pas de soutenir ce qu'il ne croyoit plus, ou de croire long-temps ce sur quoi il réfléchissoit souvent, il étoit entêté sans avoir d'obstination, inconséquent sans cesser de raisonner juste, très-instruit sans avoir une idée suivie, et toujours en état de persuader les autres sans pouvoir se convaincre lui-même.

Il mettoit beaucoup d'importance à faire de moi un homme. Il ne lisoit, ne parloit, ne méditoit que sur l'éducation, et jamais nous ne suivîmes plus de quinze jours la même méthode. Tantôt il me traitoit avec beaucoup de pédantisme, ne me permettoit pas la moindre réplique; tantôt c'étoit un ami instruisant un ami: il exigeoit que je lui fisse part de mes réflexions, assurant qu'il falloit seulement guider la jeunesse. Quand il étoit partisan des langues mortes, je devois pâlir sur les auteurs anciens: mais si son goût pour l'antiquité s'évanouissoit, il me jetoit dans les langues étrangères, préférant aujourd'hui l'italien, parce qu'il est plus facile; demain l'anglois, parce que la littérature et la politique m'offriroient un jour plus d'instruction; et la semaine suivante il ne vouloit que de l'allemand: car une langue mère, disoit-il, me donneroit aisément la clef de toutes les autres. Bientôt les livres étoient abandonnés; et, comme l'Émile de Jean-Jacques, je n'avois plus pour précepteur que le charron du village.

Tant qu'il n'avoit fait que changer de méthode, je m'étois prêté sans répugnance à tous ses caprices; j'en avois même si bien pris l'habitude, que je calculois assez juste le jour où je pouvois me dispenser d'apprendre mes leçons, certain que le lendemain il n'en seroit plus question: mais quand je me vis apprenti charron, il me fut impossible de ne pas ressentir le plus vif chagrin.

«Monsieur le curé, lui dis-je, je suis donc abandonné de tout le monde! Je n'ai pas de parens qui veillent sur moi, je le sais; mais jusqu'à ce jour j'avois été élevé de manière à croire que j'avois quelque ami qui s'intéressoit à mon sort. N'ai-je plus d'autre ressource que d'apprendre un métier?»

«Vous êtes un enfant, me répondit-il; il ne faut pas vous affliger. Vos amis ne vous ont point abandonné, puisque je reçois toujours le prix de votre pension. Quand vous n'auriez que moi, tant que je vivrai, rien ne vous manquera. Mais, mon cher Frédéric, que sont les arts, les sciences, dans mille circonstances de la vie? Des consolateurs, vous dira-t-on. Raisonnement futile! Rien ne console d'être à charge aux autres, et de ne pouvoir satisfaire à ses besoins. Cela ne vous arrivera pas, je l'espère; mais il faut se mettre en garde contre les événemens. D'ailleurs, en vivant avec les artisans, vous apprendrez à les plaindre, à les estimer; et si la fortune vous sourit un jour, vous ne mépriserez pas ceux que vous aurez été à même d'apprécier: vous serez leur ami, leur protecteur.»

Rassuré sur la crainte d'être abandonné, je ne vis plus dans ce nouveau système qu'un moyen de vivre plus en liberté. J'allois exactement chez mon précepteur le charron; et je profitai si bien de ses leçons, qu'au bout de quinze jours je jurois, je fumois, et je buvois sur-tout de manière à faire honte à M. le curé: aussi cessa-t-il de vouloir me transformer en artisan, et il recommença à m'accabler de volumes. Mais j'avois pris l'habitude de ne m'appliquer l'esprit à rien; au milieu des leçons de mon cher Mentor, je ne pensois qu'aux chants joyeux et gaillards dont ma mémoire s'étoit garnie. Il s'emportoit: mais le maudit couplet de chanson me revenoit sans cesse; et tandis qu'il me faisoit les exhortations les plus pathétiques, je fredonnois intérieurement quelques refrains dans lesquels les curés jouoient le plus grand rôle; c'étoient ceux-là que j'avois appris avec le plus de facilité. Ajoutez que mon goût pour le charronnage étoit tel, qu'il n'y avoit plus un meuble dans le presbytère auquel je n'eusse fait quelque entaille. À défaut d'outils, pendant mes leçons, je me servois de mon canif pour charpenter la table sur laquelle j'écrivois. Mon curé perdoit patience; moi j'avois perdu avec le charron ce respect qui, chez les enfans, est le plus sûr garant de la soumission.

Le pauvre curé de Mareil ne savoit plus que faire: non que les systêmes lui manquassent; mais il ne trouvoit plus en moi cette bonne volonté qui me les faisoit adopter avec la même chaleur qu'il les concevoit. Occupé de notre situation respective, je l'entendis un jour causer ainsi avec un de ses confrères, pour lequel il avoit la plus grande estime; c'étoit le respectable curé d'Orville, homme bien rare, puisqu'il soumettoit sa conduite, et même ses opinions, à ses devoirs.

«Eh bien! vous savez ce qui m'arrive avec le jeune Frédéric? Mes ressources sont épuisées. J'ai voulu suivre les conseils de Rousseau; je l'ai perdu.»

«—Je le crois sans peine.»

«—Son systême est pourtant bien beau, bien séduisant!»

«—Oui, sur le papier: mais c'est un systême; et il n'y en a pas de bon, parce qu'il n'en est pas un seul qui puisse convenir à deux sujets différens, ni auquel celui même qui l'a conçu veuille s'astreindre rigoureusement dans la pratique.»

«—Eh! mon ami, si l'on ne se fait pas un système, ou si l'on n'en adopte pas un, comment se conduira-t-on?»

«—Par l'habitude, si l'on n'est qu'un sot; par l'habitude encore, si l'on a de l'esprit. La France peut-elle se plaindre de ne pas compter des grands hommes dans tous les genres, autant et plus que tout autre pays? Ou l'éducation qu'ils ont reçue y a contribué, ou elle n'y a pas contribué; dans l'un ou l'autre cas, il faudroit encore en revenir à l'habitude.»

«—Ainsi, d'après votre systême...»

«—Moi, mon ami, je n'ai pas de système.»

«—Eh bien! d'après votre opinion, il faudroit faire aujourd'hui comme on faisoit il y a mille ans, et les conceptions de nos plus grands génies seroient perdues pour nous et pour la postérité.»

«—Voilà ce qui vous trompe; le temps seul suffirait pour changer les institutions des hommes. Une nation entière n'adopte pas un systême, et cependant il arrive que, sans efforts, sans qu'on s'en apperçoive, ce qu'il y a de bon, d'utile, de possible dans tous les systêmes, se lie bientôt à celui qui est établi. Voilà ce que j'appelle l'habitude, ce qu'il faut sans cesse consulter; et le plus grand talent d'un instituteur est, en ne s'en écartant pas, de l'adapter au génie particulier de son élève: encore ne doit-il l'essayer qu'avec beaucoup de prudence.»

«—Vous disiez cependant tout-à-l'heure qu'il est rare que la même éducation convienne également à deux individus; et, avec votre habitude routinière, vous nous réduisez à une seule pour tous.»

«—Oui, parce qu'étant établie, ayant pour elle l'expérience et l'assentiment général, elle sauve de toute responsabilité celui qui l'a consultée; au lieu qu'après avoir suivi ses idées particulières, ce que vous appelez son systême, s'il ne réussit pas, il a de véritables reproches à se faire. Connoissez-vous beaucoup d'hommes assez constans dans leurs opinions pour oser, sans crainte de regrets, les faire adopter aux autres?»

«—Moi, s'écria le curé de Mareil, je....» et il s'arrêta. Puis, après un instant de silence, il poursuivit: «Tenez, vous me prenez dans un moment où je suis hors d'état de soutenir une discussion; mes idées sont troublées par l'indocilité de Frédéric. Dites-moi, si tous étiez à ma place, quel parti prendriez-vous maintenant?»

«—Celui de la plus grande sévérité; ce n'est que par elle que vous vaincrez la dissipation qui s'est emparée de lui. Mon ami, l'enfance a besoin d'être domptée; et comme on ne peut pas, sans être fou, lui supposer assez d'instruction acquise pour sentir la nécessité de s'instruire, il faut bien la forcer à vouloir ce que sa volonté libre ne lui inspireroit jamais.»

«—Quelle erreur! moi, devenir le tyran de mon élève; lui donner pour son maître une aversion qui s'étendroit bientôt sur l'étude; risquer de rendre sournois, hypocrite, un enfant dont la franchise est le premier charme; donner à cet âge heureux pour qui la nature a créé l'enjouement, et les chagrins de l'homme fait, et la morosité de la vieillesse! non, jamais, jamais. Pauvres jeunes gens! c'est nous qui troublons votre félicité, lorsque notre raison devroit vous faire un jeu de vos devoirs, et vous instruire en vous amusant. Oui, mon parti est pris; c'est par la douceur que je le ramenerai. S'il m'en coûte plus de soins, je ne m'en plaindrai pas: il étoit docile avant que je l'eusse confié à un charron.»

Qui fut bien content de la résolution de notre bon curé? Ce fut moi sans doute, qui écoutois furtivement, et que le conseil d'être sévère à mon égard avoit fait trembler jusqu'au fond de l'ame. Je quittai ma cachette en sautant; je fus d'une gaieté folle toute la soirée, et je me promis de me bien divertir, puisque l'on pouvoit s'instruire en s'amusant.

Le lendemain, je m'éveillai avec les idées les plus riantes, et je disposois dans ma tête les plaisirs de la journée, quand le curé de Mareil vint à moi: la sévérité répandue sur sa figure me parut de mauvais présage.

«Monsieur, me dit-il, je suis très-mécontent de vous; vous avez abusé de mes bontés; il est temps d'y mettre un terme; vous ne trouverez plus désormais en moi qu'un juge rigoureux, et votre conduite seule réglera la mienne. Voici les leçons que vous apprendrez aujourd'hui; je vous enfermerai dans mon cabinet jusqu'à l'heure du dîner: si vous employez mal votre temps, vous y resterez jusqu'au soir, sans autre nourriture que du pain et de l'eau. Point de pleurs, point d'obstination; vous n'y gagnerez rien: votre sort dépend de vous, et je vous préviens que je serai inexorable.»

En achevant de prononcer cet arrêt, il me poussa brutalement par le bras. Comme les larmes que je répandois m'empêchoient de voir ce qui étoit devant moi, je m'embarrassai les jambes dans une chaise, et, en tombant sur le plancher, je poussai des cris horribles. Notre curé, qui les mit sur le compte de la méchanceté, et non sur celui de la douleur, ne vint pas à mon secours. J'eus le temps de réfléchir sur la douceur par laquelle il vouloit me ramener, et sur son nouveau systême de m'instruire en m'amusant. J'étais désespéré, je n'ouvris seulement pas mes livres, et je fus puni comme il me l'avoit promis. Cet acte de sévérité me révolta; je m'obstinai. Mon obstination le piqua, elle excita la sienne; il fut six jours constant dans son systême. Certes, je jouois de malheur; c'étoit la première fois de sa vie que cela lui arrivoit. Enfin, voyant que je n'étois pas le plus fort, je pris le parti de céder; j'étudiai mes leçons, et je fus étonné de la facilité avec laquelle je les apprenois. Je me promis bien, à l'avenir, de ne plus m'exposer à aucune punition; et, fier de ma résolution, sûr de ma mémoire, j'attendis le curé avec impatience. Il entra; je m'avançai vers lui, les yeux brillans de satisfaction, et mon livre à la main.

«Frédéric, me dit-il, j'ai fait de nouvelles réflexions; oublions le passé, nous avons tous les deux des reproches à nous faire: abandonnons les auteurs pendant quelque temps, afin de vous rendre la tranquillité d'esprit nécessaire pour profiter de l'étude. Venez vous promener avec moi dans la campagne; nous commencerons un cours de botanique, et vous joindrez à un exercice profitable à votre santé le plaisir d'approfondir les secrets de la nature. Ah! mon enfant, quelle carrière va s'ouvrir devant vous, et quel champ fertile pour une imagination comme la vôtre!»

«Monsieur, lui répondis-je en tenant toujours mon livre ouvert à l'endroit de ma leçon, ne voulez-vous pas me faire répéter? Je suis persuadé que vous serez content de moi.»

«Fort bien, fort bien, répliqua-t-il en prenant le volume et le jetant sur la table; je suis satisfait de votre soumission: cherchez votre chapeau, et suivez moi.»

Je ne m'appesantirai pas davantage sur les détails de mon éducation, dont le résultat fut qu'à seize ans je savois un peu le latin, un peu le grec, un peu l'italien, un peu l'anglois, un peu l'allemand, un peu de botanique, et autant d'astronomie qu'une petite maîtresse qui a suivi un cours dans un lycée, où l'usage des femmes est de ne jamais écouter le professeur, afin de se ménager le plaisir de demander à leurs voisins ce qu'il a dit.


CHAPITRE II.

Digression.

Je connois entre autres une dame fort aimable sous ce rapport: elle ne peut assister au spectacle qu'accompagnée de trois cavaliers, dont l'un soutient avec elle la conversation, tandis que les deux autres restent prêts à lui rendre compte de ce qui se passe sur le théâtre. «Pourquoi applaudit-on?—Madame, c'est l'actrice qui a chanté son ariette comme un ange.—Ah! ah! Et de quoi rit on maintenant?» L'autre cavalier écoutant: «Madame, c'est le valet qui, par ses gestes si niais et si naturels, excite la gaieté beaucoup plus que par les paroles de son rôle.—Ah! ah! cela doit être fort plaisant. Avertissez-moi donc lorsqu'il paroîtra». Elle se retourne, jusqu'à ce qu'il se présente une nouvelle occasion de savoir pourquoi on applaudit, pourquoi l'on rit, et quelquefois même pourquoi l'on fait un si grand silence. En sortant du spectacle, elle s'informe avec soin de l'effet qu'a produit la pièce; et si elle apprend qu'elle a eu du succès, elle assure qu'elle ne manquera pas une représentation, parce qu'elle s'y est beaucoup amusée.

Comment! s'écriera le lecteur, vous nous parlez de Paris, et vous n'avez pas encore quitté votre village? Point de reproche, je vous prie: n'oubliez pas la manière du curé de Mareil; et si quelquefois je passe subitement d'un sujet à un autre, ne vous en prenez qu'à mon éducation. Mais si je ne suis pas encore à Paris, vous pouvez du moins m'appercevoir sur la route: j'y suis avec mon Mentor, dans une voiture que l'on a envoyée pour nous; et comme il est rare de voyager sans parler ou sans dormir, je vous rapporterai quelques fragmens de notre conversation.

«Êtes vous bien content de me quitter, Frédéric?»

«—Ma foi, monsieur le curé, il me seroit impossible de répondre juste. Il est certain que je regrette Mareil; mais il est également certain que je suis bien aise d'aller à Paris. Ma joie seroit plus grande si j'avois l'espoir d'y trouver mes parens.»

Le curé de Mareil secoua la tête de manière à me faire entendre qu'il ne falloit pas y compter.

«C'est une chose bien cruelle, ajoutai-je, de ne savoir qui l'on est, à qui l'on tient, ce qu'on peut craindre ou espérer.»

«Oui et non, me répondit-il. J'ai souvent réfléchi sur ce sujet, et j'ai vu qu'il y a autant contre que pour.»

«Mais enfin, monsieur le curé, il est impossible que je n'aie pas un père et une mère. Ils ne m'ont point abandonné, puisque jusqu'à présent je n'ai manqué de rien. J'avois cru quelque temps.... on disoit même dans le village....» Je m'arrêtai.

«Eh bien! Frédéric, que disoit-on?» Je gardai le silence. «Que vous étiez mon fils? ajouta-t-il en riant. On me l'a dit bien des fois à moi-même; mais il n'en est rien». Je soupirai encore, sans trop savoir pourquoi. J'imagine qu'en ce moment j'aurois mieux aimé trouver mon père dans le curé de Mareil, que d'être obligé de le chercher toute ma vie.

«Du moins, monsieur le curé, vous savez qui je suis: il me semble que j'ai atteint l'âge où l'on pourroit sans crainte se confier à ma discrétion. J'ai souvent interrogé ma nourrice; elle m'a toujours répondu qu'elle ne connoissoit que vous.»

«Et moi, mon ami, je ne connois que le philosophe chez lequel je vous conduis: c'est lui qui m'a écrit de veiller sur vous; c'est lui qui m'a fait exactement toucher le prix de votre pension; c'est sur son ordre que je vous ramène.»

«Monsieur le curé, pourquoi ce philosophe-là ne seroit-il pas mon père»? Il fit encore un signe de tête très-négatif, et moi je poussai un nouveau soupir. Je n'avois jamais tant senti les élans de l'amour filial qu'au moment où je quittois toutes les habitudes de mon enfance.»

«Au reste, ajouta-t-il (car son signe de tête équivaloit à un commencement de discours), je n'ai nulle certitude que ce n'est pas vers votre père que je vous conduis; je ne lui ai jamais demandé le secret de votre naissance. Dans les premiers jours, j'avois autant de curiosité que vous en avez aujourd'hui; mais après y avoir long-temps réfléchi, je me suis convaincu que cela m'étoit absolument indifférent. Chargé de votre éducation, je m'en suis acquitté de manière à me faire honneur, soit dit sans exciter votre vanité, car vous n'aviez pas des dispositions très-heureuses. Celui qui va me remplacer auprès de vous, est un des plus grands hommes de ce siècle, à ce que disent ses partisans. Il est de toutes les académies, quoiqu'il n'ait jamais fait imprimer aucun ouvrage plus grand que le recueil de mes sermons; vous les avez copiés, vous savez qu'ils sont fort courts». En parlant de ses sermons, il s'endormit, et je restai livré à mes réflexions.

«Oui, mon enfant, s'écria le curé de Mareil en se réveillant, c'est un bien grand homme.»

«Qui donc? lui demandai-je avec un battement de cœur: mon père?»

«Non, non: je vous parle de M. de Vignoral. S'il est votre père, ce que je ne crois pas, vous serez trop heureux d'être sous ses yeux; et s'il n'est pas votre père, il faut que vous apparteniez à quelque famille bien puissante, pour qu'un savant qui fixe les regards de l'Europe entière, consente à achever votre éducation.»

Il s'endormit de nouveau, et mes réflexions changèrent d'objet: non seulement je ne desirois plus être fils de M. de Vignoral; mais si le curé de Mareil m'eût dit en ce moment que j'étois le sien, j'aurois pleuré de honte: effet naturel de l'ambition.

Quel est le caractère de M. de Vignoral? me demandois-je tout bas: comment me recevra-t-il? Ces pensées, qui me donnoient une inquiétude bien naturelle à mon âge et dans ma position, pourroient, cher lecteur, exciter aussi votre curiosité; je vais donc vous apprendre en peu de mots ce que je n'ai su, moi, qu'au bout de quelques années. Diderot prétend que les romanciers ne tracent des portraits que parce qu'ils ne savent faire parler ni agir leurs personnages de manière à dévoiler leur caractère aux lecteurs: mais comme il a cru sans doute aussi qu'il n'y avoit pas beaucoup de lecteurs en état de deviner un homme par un trait de sa vie, ou par sa conversation, il n'a négligé aucune occasion de dessiner le portrait de ses héros; et c'est ce qu'il a fait de mieux.

M. de Vignoral étoit gentilhomme, mais si pauvre, qu'il auroit été obligé de conduire une charrue, si un prélat n'eût fourni aux frais de son éducation. Il se distingua dans ses études. Arrivé à Paris, il fit sa cour à tous les hommes en place. On lui offrit d'entrer au service: mais il n'avoit de courage que dans l'esprit; et ce genre de courage, qui vaut bien celui qui fait les héros, est souvent incompatible avec lui. M. de Vignoral, las de chercher des protecteurs, prit un parti décisif; il se fit philosophe. C'étoit alors un très-bel état, un vrai métier de chanoine. En criant contre le despotisme, on s'attiroit la faveur de tous les potentats; en méprisant la noblesse, on étoit reçu, fêté dans les meilleures maisons, on se dispensoit de faire sa cour. Un bon mot, un trait satyrique, mettoient les pairs de France à vos genoux; et loin de faire dire dans le monde, «On a vu M. de Vignoral avec le duc de...», on entendoit dire; «Le duc de.... est admis chez M. de Vignoral, il est de sa petite société». En déclamant contre le luxe, on s'en procuroit les jouissances les plus recherchées; en prenant dans ses écrits la défense des malheureux, on étoit dispensé d'avoir pitié d'eux. Les pensions, les brevets d'académicien, pleuvoient sur le philosophe; et les libraires, qui n'achètent jamais que le nom de l'auteur, s'empressoient d'ouvrir leur bourse, pour obtenir d'un homme déclaré immortel le discours préliminaire d'une compilation faite par quelques savans inconnus.

Telle étoit la position de M. de Vignoral quand j'arrivai chez lui. Toutes ses conceptions rouloient sur un point unique, le bonheur des hommes; il ne parloit, ne travailloit, que pour préparer ce bonheur. J'ai souvent pensé qu'il ne regardait pas ses domestiques comme des hommes; car il les traitoit en bêtes de somme, et jamais maître ne fut aussi exigeant dans son service: mais il ne faut pas attendre de celui qui embrasse l'humanité d'un coup-d'œil, ces vertus de société qui honorent les petits esprits incapables de viser à l'immortalité, et mesquinement occupés de la félicité de ceux qui les entourent.

Vous ne connoissez pas encore, mon cher lecteur, le caractère de M. de Vignoral; je ne vous ai jusqu'à présent parlé que de sa profession. Je laisserai aux événemens le soin de vous initier davantage: car enfin peut-être est-il mon père; et le respect filial, même dans son incertitude, doit imposer silence à la critique. Qu'il vous suffise de savoir qu'il étoit âgé de cinquante ans; qu'un front découvert, de grands yeux pleins de feu, mais cachés par de gros sourcils noirs, lui donnoient l'air hypocrite quand il étoit tranquille, et la mine d'un inspiré quand il se livroit à son génie. Du reste, il ressembloit assez à tous les autres hommes de son âge qui sont laids et gauchement taillés. Il étoit encore célibataire; usage presque aussi religieusement observé par les philosophes que par les prophètes.


CHAPITRE III.

Mon instituteur bien récompensé.

Le curé de Mareil dormoit encore quand nous entrâmes dans Paris. Moi, je me promettois d'observer avec soin l'effet que la vue de M. de Vignoral feroit sur moi, et plus encore l'impression qu'il éprouveroit à mon aspect. «La nature se trahira, me disois-je; un père est.... toujours père; et si je suis son fils, je m'en appercevrai à ses caresses, ou même aux efforts qu'il fera pour cacher son émotion. Et puis, mon cœur m'avertira; comme je le sentirai battre! Ah la sympathie n'est pas un mot vide de sens; j'en ai pour preuve les romans, la fidélité des épouses, la bonhommie des pères, et le respectueux attachement des enfans.»

Nous arrivâmes chez M. de Vignoral à la nuit; il étoit sorti. Un domestique nous servit à souper, et nous conseilla de nous coucher: je voulois attendre; le curé de Mareil fut d'avis d'aller dormir, et je l'imitai. Le lendemain matin, je me présentai à la porte du cabinet du grand homme; il me fit dire qu'il travailloit, et qu'il ne recevoit personne avant midi. Son peu d'empressement me parut de mauvais augure. Enfin je fus admis à l'honneur de lui être présenté. Il jeta sur moi un regard rapide, mais perçant; et se tournant vers le curé de Mareil, il lui dit:

«Il est d'un physique agréable, et paroît d'une santé parfaite. Si l'on m'avoit cru, on l'auroit laissé au village. Que fera-t-il à Paris? Des sottises, de mauvaises connoissances; il deviendra débauché, et à trente ans ce sera un homme mort. Les grandes villes sont la ruine des états et des citoyens; c'est dans les champs qu'est la véritable prospérité des uns et des autres: c'est là qu'il devoit rester.»

«Monsieur, répondit le curé, Frédéric est fait pour aller à tout. D'abord, comme vous l'observez, il est possesseur d'une figure intéressante; et puis, il ne manque pas d'esprit.»

«—De l'esprit! qui n'en a pas aujourd'hui? À quoi cela le menera-t-il? On ne rencontre par-tout que des gens d'esprit qui n'ont pas le sens commun, qui meurent de misère. Monsieur le curé, l'esprit ne contribue en rien au bonheur des hommes; et si vous voulez les rendre heureux, ce n'est pas leur esprit qu'il faut leur apprendre à cultiver, c'est l'héritage de leurs pères.»

«Monsieur, lui dis-je en tremblant, et quand ils n'ont pas la satisfaction de savoir à qui ils doivent le jour, que voulez-vous qu'ils cultivent?»

«Il a raison, s'écria le curé. Si vous étiez son père, par exemple, ne lui faudroit-il pas beaucoup d'esprit pour faire valoir l'héritage que vous lui laisseriez? Quelle réputation à soutenir!»

M. de Vignoral observa que les enfans des grands hommes n'étoient presque toujours que des sots. Cette réflexion modeste me fit desirer de n'être pas son fils: son abord m'en avoit ôté jusqu'à l'espérance; et j'avoue que si mon cœur avoit battu en le voyant, c'étoit seulement de la crainte qu'il m'avoit inspirée.

«Que savez-vous, monsieur»? me dit-il. Je ne répondis pas; mais le curé de Mareil répondit pour moi que je savois un peu de tout. «C'est-à-dire, répliqua le grand homme, que c'est une éducation manquée». Mon cher Mentor ne fut pas plus satisfait que moi de cette observation: aussi, quand M. de Vignoral lui demanda s'il avoit lu son dernier ouvrage, le bon curé s'empressa de lui affirmer qu'il ne lisoit plus depuis long-temps, parce qu'il étoit convaincu que l'esprit ne servoit à rien, et qu'il convenoit, pour son propre compte, que plus il apprenoit, plus il étoit mécontent des autres et de lui-même.

«Resterez-vous long-temps à Paris? lui dit froidement le grand homme.—Non, monsieur, je pars demain.—En ce cas, je vous conseille de vous retirer avec votre élève, et de profiter du dernier jour que vous avez à passer ensemble». Nous ne nous le fîmes pas répéter, et nous remontâmes dans l'appartement où nous avions passé la nuit.

«Si c'est là ce qu'on appelle un philosophe, murmuroit le curé de Mareil en se promenant dans la chambre, cela vaut mieux à lire qu'à voir. Voilà, Frédéric, la récompense de plus de dix années de ma vie sacrifiées à méditer, à travailler pour faire de vous un savant; le premier tribut que j'en reçois, est de m'entendre dire que votre éducation est manquée. Eh bien! desirez-vous encore que cet homme soit votre père?»

«En vérité, monsieur, je n'ai plus qu'une envie, c'est de retourner avec vous à la campagne.»

«Quoi! vous auroit il déjà séduit par ses beaux discours? Mon ami, le bonheur n'est pas plus à la campagne qu'à la ville; il est par-tout pour les gens raisonnables, nulle part pour les fous, les ambitieux, et les écrivains tourmentés par la vanité. Si cultiver l'héritage de ses pères étoit la félicité suprême, pourquoi M. de Vignoral auroit-il abandonné les champs? Vous ne rencontrerez dans le monde que des gens parlant d'une façon et agissant d'une autre; que des citadins plongés dans le luxe, et vantant les charmes de la vie champêtre; que des hommes enthousiasmés de leurs connoissances, et vantant le bonheur des sots. Quand vous étiez à Mareil, vous desiriez venir à Paris: aujourd'hui vous êtes à Paris, et déjà vous parlez de retourner à Mareil! Le philosophe vous a séduit.»

«Au contraire, monsieur, ses discours ne me font pas aimer le village; mais ses actions me font sentir le besoin d'y retourner. Que vais-je devenir? Ah! c'est vous qui m'avez servi de père; c'est près de vous que je voudrois maintenant passer mes jours.»

«Bien, enfant, bien; vous trouvez pire que moi, et vous me regrettez. Dans quelques jours vous aurez formé de nouvelles habitudes, et vous ne penserez plus à moi; c'est l'usage.»

J'assurai mon cher Mentor qu'il me faisoit injure en doutant de l'attachement que je conserverois toujours pour lui; je pleurai si abondamment en lui parlant de ma reconnoissance, qu'il en fut ému. Il me dit qu'il croyoit effectivement que, grâces à l'éducation qu'il m'avoit donnée, je vaudrois un peu mieux que les autres.

Nous allâmes nous promener dans Paris; en visitant les beaux monumens que renferme cette capitale, je perdis en grande partie le désir de la quitter. Quand nous rentrâmes, le domestique de M. de Vignoral me dit qu'il étoit venu quelqu'un me demander.

«Moi?—Oui, monsieur,—Vous êtes bien sûr que c'est moi qu'on est venu demander?—Oui, monsieur.—Sous quel nom?—Sous le vôtre, sous celui de Frédéric.—Et savez-vous quelle est la personne qui s'est informée de moi?—C'est de la part de madame la baronne de Sponasi. On m'a chargé de vous avertir que l'on reviendra demain matin, en vous recommandant de ne pas sortir.»

Tendres souvenirs de Mareil et de son excellent curé, adieu; attachement éternel, reconnoissance qui ne devoit jamais finir, adieu. L'envoyé de la baronne de Sponasi occupe seul ma pensée; et mon cher précepteur, après souper, a beau déployer son éloquence pour me faire une dernière exhortation, je ne l'entends pas; je ne songe qu'à la visite qui m'est promise pour le lendemain.

Je me réveillai plus de vingt fois la nuit pour savoir s'il faisoit jour. Le soleil parut enfin; je me levai, j'entrai chez le curé de Mareil. Il dormoit paisiblement; cela me parut extraordinaire. Je descendis dans l'intention de m'informer s'il n'étoit venu personne me demander; le portier étoit encore au lit. Je regagnai tristement ma chambre; je pris un livre, et ne pus lire une page de suite. J'ouvris ma fenêtre, et là j'examinai les passans, comme si j'avois dû trouver sur leur figure la fin de l'impatience qui m'agitoit. Le curé se leva, l'heure de son départ approchoit; il auroit voulu le retarder pour connoître l'issue de la visite que j'attendois, et de laquelle il auguroit bien pour moi: mais deux choses l'en empêchoient; il s'en retournoit par les voitures publiques, et il n'avoit pas envie de revoir M. de Vignoral. Il me recommanda de lui écrire exactement, en m'assurant que sa maison me seroit toujours ouverte, si j'éprouvois quelques malheurs. Ses adieux furent si touchans, que mon cœur en fut pénétré; j'allois me jeter dans ses bras, qu'il étendoit vers moi, quand on vint m'avertir qu'on m'attendoit dans ma chambre. Je sortis si précipitamment, que je ne peux encore y songer aujourd'hui sans m'accuser de la plus noire ingratitude.


CHAPITRE IV.

Je crois trouver mon père.

Celui après le retour duquel j'avois tant soupiré, étoit un homme qui ne paroissoit guère avoir plus de trente-cinq ans, et dont la figure et la taille eussent pu servir de modèle pour peindre la beauté et la force réunies. Il m'embrassa avec beaucoup de tendresse, et, par un mouvement qui me parut involontaire, il se tourna devant une glace sur laquelle il fixa ses regards; je l'imitai sans trop savoir pourquoi. J'ignore quel fut son motif; mais en le considérant, en me considérant, je trouvai en nous quelque ressemblance, et je me dis tout bas: Pour le coup, voilà mon père. Il parut à la fois satisfait et déconcerté de ce qu'il venoit de faire; il m'engagea à m'asseoir, se plaça près de moi, et nous entrâmes en conversation.

«Vous avez été élevé, me dit-il, d'une manière qui doit vous inspirer la plus vive curiosité de percer le mystère qui vous entoure. Je suis fâché d'être obligé de vous dire que tous vos efforts pour connoître vos parens seront inutiles, et ne pourroient que vous procurer des chagrins. Si vous êtes sage, vous vous contenterez de ce que l'on fera pour vous, sans chercher à rien approfondir; et si le hasard vous offroit un jour quelques lumières à cet égard, le meilleur conseil que je puisse vous donner, est de n'en jamais rien faire paroître.»

«Monsieur, répondis-je en respirant à peine, il est des mouvemens si naturels, quelquefois le cœur parle avec tant de violence à l'aspect de certaines personnes»... Je ne pus achever; mon cœur battoit effectivement bien fort, et chacun de ses mouvemens sembloit me dire: C'est ton père!

«Je dois vous prévenir, monsieur, contre ces mouvemens que vous attribuez à la nature, et qui ne sont sans doute que l'effet d'une inquiétude bien naturelle dans votre position. Pour que nous puissions nous expliquer sans contrainte, je dois d'abord vous apprendre à qui vous parlez.»

Ah! c'est dans ce moment que je sentis la nature se soulever en moi: il alloit m'apprendre qui il étoit. «Sans doute il me déguisera la vérité, me disois-je; mais je n'en croirai que mes sensations. C'est mon père! c'est mon père»! Il avoit un moment gardé le silence; il continua de la sorte:

«Je suis le valet-de-chambre de madame la baronne de Sponasi, et....—Monsieur, je vous demande pardon, m'écriai-je tout interdit; je n'ai pas bien entendu». Il répéta d'une voix qui me parut altérée: «Je suis le valet-de-chambre de madame la baronne de Sponasi, et....—Pardon encore une fois, monsieur, si je vous interromps. Quel âge a madame la baronne?—Votre question pourroit être indiscrète, si vous la connoissiez, me répondit-il en souriant; une vieille femme ne dit pas volontiers son âge, et n'aime guère que l'on s'en occupe: elle a plus de soixante ans.»

Je me levai pour prendre un verre d'eau. Le passage subit du premier espoir que j'avois conçu, à un renversement aussi complet, m'avoit réellement fait mal. Je me promis bien de ne plus écouter les mouvemens de mon cœur, et je retournai m'asseoir un peu humilié de mes pressentimens. Il renoua la conversation.

«Je ne chercherai pas à deviner ce qui a pu vous agiter; mais je vous répéterai ce que je vous disois tout-à-l'heure: les mouvemens que vous attribuerez à la nature ne seront que l'effet de l'inquiétude de votre esprit. Parlez-moi franchement: ai-je bien défini la cause de votre émotion?»

J'étois si honteux de m'être trahi pour le valet-de-chambre de madame la baronne, que j'avois grande envie de n'en pas convenir, et je commençai à répondre sans savoir encore comment je finirois; ce qui arrive, au reste, à bien d'autres que moi.

«J'espère, dit-il en m'interrompant, que vous ne passerez pas d'une prévention qui m'étoit trop favorable, à une qui me seroit contraire. Dans votre position, monsieur, on a besoin d'amis. Je n'aspire pas à l'honneur d'être le vôtre; mais vous êtes si jeune, vous avez si peu d'expérience, vous voilà lancé dans un monde si nouveau pour vous, que vous pourriez trouver quelque avantage à savoir sur qui reposer vos pensées. Ma démarche doit vous apprendre que j'ai la confiance de madame la baronne; et l'attachement d'un homme qui sait sur votre naissance des secrets qui vous seront toujours inconnus, les conseils mêmes du valet-de-chambre d'une femme titrée, riche, et qui seule au monde s'est chargée de votre destinée, pourroient vous être plus utiles que les leçons d'un curé de village, ou les rêveries d'un philosophe. Voyez si vous voulez ne recevoir de moi que ce qu'exigeront les ordres qu'on me donnera, ou si la pureté de mes intentions vous fera oublier la place de celui qui vous parle.»

«Il étoit décidé que je vous aimerois, lui dis-je en lui sautant au cou. Oui, monsieur....—Je ne suis plus monsieur pour vous, me répondit-il; appelez-moi Philippe, c'est mon nom.—Eh bien! Philippe, vous serez mon ami: vous viendrez me voir quand on vous le dira; vous viendrez plus souvent encore sans qu'on vous le dise. Je recevrai vos avis avec docilité; je vous remercie de me les avoir offerts: je sens trop que j'en ai besoin pour me guider dans une position aussi extraordinaire que la mienne. Vous êtes le premier qui m'ayez parlé le langage de l'amitié: si jamais je me conduis mal à votre égard, je mériterai d'être abandonné de la nature entière.»

«—Fort bien, mon cher Frédéric... Ah! pardon, monsieur, dit-il en s'interrompant; votre sensibilité me faisoit oublier.... Parlons des ordres que j'ai à remplir. Madame de Sponasi desire beaucoup vous voir; mais elle ne peut vous recevoir avant quelques jours. Profitez de l'intervalle pour prendre les airs d'un homme du monde. Quoiqu'elle assure n'attacher de valeur qu'aux charmes de l'esprit, elle a de commun avec tous les mortels de se laisser prévenir favorablement par une figure aimable, une tournure aisée. Je vous l'ai déjà dit, c'est votre seule bienfaitrice, et vous ne devez rien négliger pour lui plaire. Savez-vous la musique?—Non, Philippe.—Savez-vous danser?—Non, Philippe.—Avez-vous appris à monter à cheval?—Non, Philippe.—Faites-vous des armes?—Non, Philippe.—Je me doutois bien, s'écria-t-il, que, dans un village, votre éducation seroit manquée.»

Pauvre curé de Mareil, pensois-je tout bas en soupirant, falloit-il travailler dix ans pour entendre répéter par le plus laid des philosophes et le plus beau des valets-de-chambre, que l'éducation de ton élève étoit manquée!

«Écoutez-moi, monsieur, poursuivit Philippe: je vous enverrai demain un maître de danse, un maître de musique et un maître en fait d'armes; je vais vous laisser l'adresse d'une académie d'équitation. Tandis que M. de Vignoral travaillera à former votre esprit, qu'il gâtera peut-être, travaillez sans relâche à déployer les grâces et la force de votre corps. Vous me direz un jour lesquels de ses conseils ou des miens auront le plus contribué à votre fortune. Voici cinquante louis que je suis chargé de vous remettre; vous en emploierez la plus grande partie à votre toilette. Tous les premiers du mois, vous en recevrez douze pour vos dépenses particulières. Mon tailleur viendra vous voir ce matin; je lui aurai parlé pour qu'il supplée au goût qui vous manque, et que bientôt l'usage vous donnera. Je vous le répète de nouveau, ne négligez rien, pour faire valoir les avantages que vous avez reçus de la nature. Demain nous nous reverrons, et je vous donnerai quelques renseignemens sur les personnes avec qui vous allez vivre désormais. Dès aujourd'hui et pour toujours, je vous recommande d'être généreux avec les domestiques de M. de Vignoral, chaque fois qu'ils feront quelque chose pour vous: les valets n'aiment que ceux qui les paient bien.»

Philippe s'en alla. Vous croyez, lecteurs, que je ne m'occupai que de mon trésor; point du tout. Je ne pensai qu'à Philippe, à l'amitié qu'il m'avoit inspirée, aux conseils qu'il m'avoit donnés. L'air dégagé dont il m'avoit parlé des valets qui n'aiment que ceux qui les paient, m'avoit fait naître deux réflexions bien différentes: ou Philippe mettoit un prix aux services qu'il vouloit me rendre, et il m'en avertissoit indirectement; ou Philippe étoit au-dessus de son état. Ses discours me confirmoient dans cette dernière opinion; il m'étoit impossible de me défendre de la première impression qu'il avoit faite sur moi, et je me demandois comment j'avois pu lui inspirer autant d'intérêt. Dans l'impossibilité de fixer mes idées, je laissai au temps le soin de les éclaircir, et je mis la main sur la bourse qui étoit restée devant moi. Je trouvai du plaisir à compter cinquante louis: étoit-ce par avarice? Non, sans doute; car, à bien calculer ce que je voulois acheter avec cette somme, je suis persuadé qu'il m'en auroit fallu le double. À seize ans, on n'aime l'argent que par l'idée d'indépendance que sa possession fait naître en nous. Un jeune homme avare est un être contre nature.


CHAPITRE V.

Qui faut-il croire?

Ainsi que M. de Vignoral, Philippe m'avoit assuré que mon éducation étoit manquée: mais Philippe avoit détaillé ses raisons, et elles me paroissoient sans réplique. Je me regardois, je me comparois à lui, et je me trouvois l'air gauche. Il est vrai que peu d'hommes auroient pu soutenir la comparaison; et s'il n'étoit véritablement qu'un valet-de-chambre (ce dont je doutois encore), il faut convenir que cet air distingué que l'on attribue à la naissance, est un des plus singuliers prestiges de notre imagination. J'ai vu depuis dans le monde beaucoup de valets qu'on auroit pu prendre pour des maîtres, et beaucoup de maîtres dont on n'auroit pas voulu faire des valets. Dans la disposition d'esprit où j'étois, je ne trouvois rien au-dessus des grâces que donnent les talens agréables, et je me promis bien de m'y livrer sans distraction.

M. de Vignoral me fit appeler; «Vous voilà dans ma maison, monsieur, me dit-il; j'espère que vous ne me ferez pas repentir de la complaisance que j'ai eue de me charger de vous. J'ignore ce qu'un curé de village a pu vous apprendre; mais s'il vous a inspiré le goût de l'étude et la soumission la plus entière aux volontés de ceux de qui vous dépendez, il a fait plus qu'on ne pouvoit espérer de lui. Savez vous les mathématiques?—Bien peu, monsieur.—Tant pis: c'est la seule chose qu'il falloit apprendre; c'est la seule chose qui soit bonne à tout. Les mathématiques rendent l'esprit juste, et la justesse de l'esprit en fait seule le mérite. Vous êtes dans un âge où les occupations sérieuses ont peu d'attraits; il faut vaincre la nature. Négligez tous ces arts frivoles dans lesquels les femmes peuvent le disputer à l'homme le plus exercé; et puisque vous êtes destiné à vivre dans le monde, livrez-vous aux sciences exactes; travaillez à devenir un jour en état d'éclairer vos concitoyens. Voici des livres que vous monterez dans votre chambre; voici un manuscrit que vous copierez. La manière dont vous vous acquitterez de ce travail, me donnera l'étendue de votre capacité; la promptitude avec laquelle vous l'acheverez, me fera connoître votre aptitude. Jeune homme, le dépôt que je vous confie momentanément, doit vous prouver les dispositions que j'ai à vous aimer. Attachez-vous à me satisfaire, il y va de votre bonheur. Fuir les plaisirs et les occupations futiles, voilà la règle de votre conduite. Craignez sur-tout la société des femmes, ce seroit votre perte.—Oui, monsieur.»

«Ma maison est triste pour un jeune homme, je le sais; elle n'en conviendroit que mieux à vos études: malheureusement pour vous, je vais me marier.—Vous, monsieur!—Oui, Frédéric; il y a assez long-temps que je vis pour la gloire et pour le bonheur de l'humanité: ma réputation est faite; je dois songer à adoucir les approches de la vieillesse. J'ai donc consenti à ce que mes amis m'ont proposé. J'épouse une demoiselle jeune, jolie, qui a des talens et de la fortune; j'augure d'autant mieux de son caractère, qu'elle paroît flattée d'associer son nom au mien. Dans huit jours, ce sera une affaire terminée. Ma maison alors deviendra plus agréable, puisque je recevrai chez moi la société que jusqu'à présent j'étois obligé d'aller chercher. Je ne voudrois pas que ce fût pour vous un trop grand sujet de distraction, et je vous préviens que je n'aurai de complaisance à votre égard qu'autant que vous le mériterez. Remontez à votre appartement; n'oubliez pas les mathématiques, et sur-tout mon manuscrit.»

Je pris les volumes sous mon bras droit, le manuscrit à ma main gauche; et en montant l'escalier, je pensois tristement aux exhortations que je venois de recevoir. Copier! quelle fastidieuse besogne! c'étoit mon supplice chez le curé de Mareil. Les mathématiques! quelle sérieuse occupation! Et pour un jeune homme qui ne vouloit que chanter, danser, faire des armes et monter à cheval, quel double fardeau que des problêmes et un manuscrit de M. de Vignoral!

En rentrant dans ma chambre, je vis un homme qui m'attendoit; c'étoit le tailleur de Philippe. Il me consulta sur tout ce que je desirois. Je desirois beaucoup de choses; mais chaque fois que je lui disois mon goût, il ne manquoit pas de me répondre que ce n'étoit pas la mode. Impatienté d'une objection dont je ne sentois pas encore toute l'importance, je le priai de faire comme il voudroit. Il me protesta qu'il n'avoit d'autres volontés que les miennes, et qu'il m'habilleroit à la mode. «C'est la mode, monsieur, qui constate le mérite d'un homme; il faut être vêtu, coiffé, chaussé à la mode: il faut même avoir de l'esprit à la mode; il n'y a que celui-là qui décide des réputations». Il me fit le catalogue de tous les jeunes seigneurs qu'il avoit l'honneur de contenter; et, suivant l'usage, je n'osai plus rien disputer contre un tailleur qui me laissoit entendre qu'il étoit glorieux pour moi d'être servi par un homme comme lui. «M. Philippe sait qui je suis; il vous a recommandé à mes soins, et je serois désespéré de mécontenter M. Philippe.»

«Y a-t-il long-temps que tous connoissez M. Philippe?—Bien long-temps, monsieur; j'habillois les gens de madame la baronne quand il est entré à son service, et je lui ai fait sa première livrée.—Comment! Philippe a porté la livrée?—Oui, monsieur, pendant quelques années: mais sa sagesse l'a fait distinguer de madame la baronne; et elle a pris tant de confiance en lui, qu'elle ne fait plus rien sans le consulter. Le gaillard est adroit; il commande aujourd'hui dans la maison comme si elle lui appartenoit. Sans doute il y fait ses affaires; cependant personne ne se plaint de lui. Pour moi, je n'ai que du bien à en dire, et je me suis toujours gardé de croire ce que des méchans.... Adieu, monsieur; sous deux jours j'aurai l'honneur de vous revoir.»

Qu'est-ce que ce maudit homme s'étoit toujours gardé de croire? Priez le ciel, mon cher lecteur, de vous préserver de ces demi-bavards qui vous présentent sans cesse des énigmes dont ils ne vous donnent jamais le mot, ou vous éprouverez le même supplice auquel je fus livré aussitôt que je restai seul. Que pouvoit-on reprocher à Philippe, à Philippe qui avoit porté la livrée, et qui n'en étoit pas moins le seul ami que j'eusse au monde? Pauvre Philippe! Cette livrée me pesoit sur le cœur; j'en étois humilié pour moi d'abord, et puis aussi pour toi que j'aimois. Je me promis d'être plus réservé avec lui. À mon âge, les promesses que l'on fait à la raison ne tiennent guère. Si la fierté l'eût emporté sur l'amitié que je me sentois pour lui, ah! c'eût été bien différent; mais je n'en étois pas encore là.

Le curé de Mareil plaçoit le mérite dans l'universalité des connoissances, Philippe dans les grâces du corps, M. de Vignoral dans la justesse de l'esprit, mon tailleur dans la mode: il y avoit de quoi choisir. Dans l'embarras du choix, je me décidai à suivre, autant que je pourrais, les conseils de tous. Je commençai à parcourir les premiers élémens de la géométrie: mais je ne lisois absolument que des yeux; mes pensées étoient absorbées par la crainte de ne pas réussir à bien copier l'ouvrage de M. de Vignoral. Je pris donc le manuscrit; mais en cherchant le sens de l'auteur à travers une foule de ratures, de renvois, et de sentences ajoutées qui sembloient n'être placées là que pour déguiser la pauvreté du style, je ne songeois qu'aux nouveaux habits que j'allois posséder. J'abandonnai donc l'étude, et je sortis pour faire des emplettes, accompagné de madame Leblanc, femme de charge du philosophe chez lequel je demeurois.

Je lui eus l'obligation d'être fort bien traité: elle, de son côté, fut très-satisfaite de moi; car je ne lui entendis pas répéter deux fois qu'elle regrettoit d'être sortie sans argent, parce que tels et tels objets lui convenoient beaucoup, que je compris parfaitement comment je devois dissiper ses regrets. En revenant, elle m'assura qu'elle m'avoit pris en amitié dès le premier moment de mon arrivée, que je la trouverois toujours disposée à me rendre les petits services qui dépendroient d'elle, et qu'elle m'engageoit beaucoup à ne pas échanger les qualités que j'avois reçues de la nature, contre des sentimens d'emprunt ou de grandes phrases qui ne prouvent rien. «Tâchez de ne pas devenir savant, ajouta-t-elle; mais soyez toujours généreux: vous aurez peut être moins d'apologistes; mais vous aurez plus d'amis, et l'amitié vaut mieux que la gloire». Ah! Philippe, Philippe, dis-je tout bas, voilà déjà un de tes conseils justifié par l'expérience.

Madame Leblanc étoit de bonne humeur; elle continua.

«Monsieur Frédéric, pour vous prouver ma reconnoissance, je vais vous donner un avis dont vous sentirez bientôt l'utilité. Vous voilà chez M. de Vignoral, je ne sais à quel titre: mais, fussiez-vous le fils d'un prince ou d'un financier, ce qui revient au même, persuadez-vous que dès l'instant que vous dépendez de lui, il ne vous estimera qu'autant que vous lui serez nécessaire; c'est son usage: il semble que tout ce qui ne lui sert pas ne soit bon à rien dans le monde, et que tout ce qui lui sert ne soit au monde que pour cela; c'est l'égoïsme personnifié, mais déguisé sous les prétextes les plus spécieux. En effet, ne paroît-il pas naturel que l'homme qui ne pense qu'au bonheur de l'humanité, trouve sans cesse l'humanité entière prête à le seconder dans ses vues? Ne le vantez jamais en sa présence; il a l'orgueil trop aguerri pour être sensible aux louanges de ceux qu'il ne regarde pas comme ses rivaux: mais parlez de lui avec enthousiasme par-tout où vous aurez la certitude qu'il pourra le savoir, et vous obtiendrez sa bienveillance. Ne vous offensez pas de la remarque; elle n'a pas rapport à vous: mais je lui ai entendu dire plusieurs fois que l'exaltation des sots contribuoit beaucoup à la réputation des gens d'esprit, parce que les sots crient d'autant plus fort en faveur des grands écrivains, qu'ils les comprennent moins, et qu'étant incapables de les apprécier, dès qu'ils ont mis de l'amour propre à les vanter, ils périroient plutôt que de se dédire. Je vous livre là le secret du métier, et vous observerez bientôt par vous-même que si les philosophes font la réputation de beaucoup de petits esprits, c'est que les petits esprits sont nécessaires à la réputation des philosophes. Dites donc du bien des ouvrages de M. de Vignoral à tout le monde, excepté à lui, à moins qu'il ne vous interroge; lisez-les souvent, afin de pouvoir les citer en sa présence: ce sera le coup de maître. S'il vous accable à la fois d'ouvrage pour vous et pour lui, laissez ce qui n'aura rapport qu'à vous; il grondera légèrement: mais occupez-vous sans relâche de ce qui aura rapport à lui, et il vous comblera d'éloges.»

«Merci, madame Leblanc, lui dis-je en la quittant pour remonter chez moi; car nous venions d'arriver. J'ai lu quelque part qu'il n'y a pas de héros pour son valet-de-chambre; mais je vois maintenant qu'il n'y a pas de philosophe pour sa gouvernante. Je profiterai de vos avis».

J'en profitai en effet. Du double fardeau dont m'avoit chargé M. de Vignoral, je sentis que je pouvois sans crainte retrancher la moitié. Je me promis de laisser là les mathématiques, et de ne m'occuper que du précieux manuscrit.


CHAPITRE VI.

J'ai bien autre chose à faire.

Levé de grand matin, déjà mes plumes étoient taillées; je me plaçois à mon bureau, quand je vis entrer un grand homme sec, mis avec la propreté la plus recherchée, et qu'à ses révérences méthodiques j'aurois reconnu pour un maître de danse si j'avois eu plus d'habitude du monde. Il ne m'avoit pas encore parlé, et déjà j'aurois pu croire que j'avois pris ma première leçon; car la politesse m'obligeoit à lui rendre tous les saluts qu'il me faisoit, et il m'en fit beaucoup, m'examinant chaque fois avec plus d'attention.

«Monsieur n'a pas encore reçu les premiers principes, me dit-il en m'adressant une nouvelle révérence: j'en suis charmé; j'aime mieux commencer mes élèves que de les trouver imbus d'idées fausses sur un art que beaucoup de gens professent, et dont si peu connoissent l'étendue et la profondeur.»

«—Puis-je savoir, monsieur, à qui j'ai l'honneur de parler?»

«—Monsieur, je viens vous donner des leçons de graces, d'à-plomb, de légéreté et d'expression; je suis artiste et professeur de danse». Il me fit encore un salut; mais celui-là fut si prompt, qu'il eût fallu une connoissance approfondie des règles de l'art pour décider s'il y avoit plus d'expression que de légéreté dans une inclination pareille.

«J'ai long-temps exercé mon art à l'Opéra; j'ai l'honneur de l'enseigner aux enfans des meilleures maisons de France. J'espère que monsieur sera docile, et qu'il me donnera la gloire de le mettre bientôt au rang de mes élèves les plus distingués.»

Sans attendre ma réponse, il me prit par les mains, qu'il ne quitta, pendant un quart-d'heure, que pour me pousser la tête en arrière; de ses genoux il pressoit mes genoux, de ses pieds il tournoit mes pieds avec tant d'expression et si peu de légéreté, que lorsqu'il m'abandonna à moi même, je fus trop heureux de trouver un fauteuil pour me retenir: j'avois le corps brisé.

«Fort bien, monsieur, fort bien; vous avez des dispositions très-heureuses. Il faut souvent vous exercer: la danse est un art difficile qui se perd aussitôt qu'on le néglige. Les premiers élémens fatiguent un peu, continua-t-il en me voyant étendre les jambes avec les efforts les plus pénibles; mais aussi quelle satisfaction quand vous serez en état d'exécuter! Voyez ce pas: une, deux, trois, quatre; quelle sévérité dans l'ensemble! cette pirouette: une, deux, trois, quatre, cinq, six; quel fini dans les détails! Monsieur connoît sans doute l'Opéra?—Non, monsieur.—C'est là que vous verrez des artistes qui n'ont pas de rivaux dans l'univers entier. L'Europe savante peut, dans beaucoup de choses, le disputer à la France; mais pour la danse, il n'y a que Paris. On ne peut calculer les élans que fait chaque jour cet art étonnant: s'il décline, ce ne sera que par ses propres excès. Pour la légéreté, monsieur, vivent les François!»

Je convins de prix avec l'artiste qui vouloit bien me donner des graces; nous fixâmes les jours et l'heure des leçons, et je le reconduisis jusqu'à la porte, en le saluant.

«On ne peut pas mieux, me dit-il». Étoit-ce à ma révérence ou à mon attention que cela s'adressoit? Je l'ignore encore aujourd'hui; mais j'ai remarqué que de tous les maîtres qu'un jeune homme peut se donner, le plus sensible aux bienséances d'usage est toujours le maître de danse. Payez-les peu; si vous les saluez beaucoup, ils seront toujours satisfaits. J'allois fermer ma porte quand un petit homme, dont tous les mouvemens sembloient convulsifs, me demanda l'appartement de M. Frédéric. Je le fis entrer.

«Est-ce monsieur qui desire apprendre la musique?—Oui, monsieur.—Quel instrument monsieur a-t-il choisi?—Moi, je ne tiens qu'à la musique vocale, et je m'en rapporterai à vous. Lequel préférez-vous m'apprendre?—Monsieur, cela m'est parfaitement indifférent: la harpe ou le piano, puisque vous voulez chanter; il faut choisir entre ces deux-ci.—Mais encore, que me conseillez-vous?—Monsieur, cela m'est parfaitement indifférent; puisque je suis réduit à donner des leçons, peu m'importe que ce soit de harpe ou de forté.—Vous avez donc éprouvé des malheurs, monsieur?—Des malheurs! on s'en console aisément; mais des injustices atroces, des cabales abominables, voilà, monsieur, ce dont on ne se console jamais. J'avois fait un opéra délicieux pour la musique, car vous savez que les paroles ne sont pour rien dans un opéra. Ce que vous ne savez pas, monsieur, c'est que le théâtre appartient exclusivement à quelques auteurs privilégiés, et qu'un jeune homme a toutes les peines du monde à s'y faire jour». Je le regardai alors fixement, car l'accent de tristesse avec lequel il s'exprimoit me pénétroit l'ame, et je m'apperçus que le jeune homme qui avoit peine à se faire jour approchoit de la cinquantaine.

«Après avoir attendu long-temps, j'eus enfin mon tour. Ah! monsieur, je crois que les acteurs, l'orchestre et le public s'étoient donné le mot pour me tuer. Quel bruit dans le parterre! Avez vous l'oreille juste?—Je crois que oui.—Écoutez, monsieur, écoutez cet air, qui, placé à la seconde scène, auroit assuré le succès d'un ouvrage, fût-il pitoyable, et vous ne croirez pas à la chute du mien.»

Il se mit à chanter, et j'oserois jurer que, montre sur table, l'air dura plus de quinze minutes. J'eus le temps de compter les vers; il y en avait huit; mais le musicien les avoit si souvent répétés, il les avoit sur-tout si bien mêlés les uns avec les autres, qu'il étoit impossible de définir si les paroles avoient plusieurs sens, ou si elles n'en avoient pas du tout. Quand il eut fini, je lui demandai s'il y avoit beaucoup d'airs aussi beaux que celui-là.» Beaucoup, monsieur; presque tous étoient de la même force. Concevez-vous comment cet opéra a pu ne pas aller jusqu'à la fin»? Je le concevois parfaitement: à moins que les auditeurs ne fussent décidés à passer la nuit au spectacle, il n'y avoit pas moyen d'entendre cet opéra tout entier.

Quand il m'eut encore parlé de la destinée affreuse qui réduisoit un homme comme lui à travailler pour les marchands de musique, et à donner des leçons; quand il m'eut bien répété que les François n'étoient pas nés musiciens, qu'ils étoient insensibles à l'harmonie, que la mélodie n'avoit aucun charme pour eux, il essaya ma voix, et m'assura qu'avec son secours je deviendrois bientôt un virtuose. Nous fîmes nos arrangemens, et il me quitta sans prendre garde seulement si je le reconduisois.

Je retournai bien vîte à mon bureau; j'étois pressé de mettre en pratique les conseils de madame Leblanc, et le manuscrit de M. de Vignoral sembloit me reprocher la futilité des occupations auxquelles se livroit un apprenti philosophe: mais il étoit décidé que je n'essaierois seulement pas une plume. Je reçus la visite du maître en fait d'armes; je pris ma première leçon, qui ne fut interrompue que par le récit de toutes les circonstances dans lesquelles ce brave homme avoit tué ou blessé ses adversaires. Il ne les tuoit, m'assura-t-il, qu'à son corps défendant; mais il les blessoit avec le plus grand plaisir, «Et voilà, monsieur, l'avantage de la science sur l'ignorance. Un mal-adroit donne la mort à un galant homme sans s'en douter; une main habile tire du sang, se venge, et laisse la vie à son ennemi. Je ne peux souffrir ces spadassins qui se réjouissent en voyant expirer leur adversaire: c'est une chose affreuse, monsieur, et les lois devroient punir de pareils monstres; ce sont des assassins. Je n'ai tué que six hommes dans ma vie, trois parce qu'ils l'ont absolument voulu, trois autres par ma faute, j'en conviens, et ne m'en consolerai jamais. Quand vous serez plus avancé, je vous montrerai ce coup, et vous avouerez que je ne devois pas les tuer; mais l'être le plus exercé se trompe quelquefois.»

Si le professeur de danse m'avoit brisé les jambes, le maître d'armes me mit le corps et les bras dans un état tel, que lorsque j'essayai d'écrire, il me fut impossible de tracer un mot; ma main trembloit si fort, que je fus obligé d'y renoncer. «Ce sera pour demain, me dis-je; demain, je n'attends personne, et je réparerai le temps perdu.»

À dîner, M. de Vignoral me demanda si j'avois travaillé. «Beaucoup, monsieur, lui répondis-je.—Eh bien! allez au spectacle ce soir; il est naturel qu'à votre âge on cherche le plaisir. Nos théâtres offrent des chefs-d'œuvre qu'il faut connoître: quoique je ne fasse aucun cas de la poésie, je sais qu'elle est séduisante pour la jeunesse; et les maximes philosophiques répandues dans la plupart des tragédies nouvelles, prouvent du moins que la versification est bonne à quelque chose; elle laisse dans la mémoire de la bourgeoisie des idées qu'elle n'iroit pas puiser dans des ouvrages plus sérieux.»

M. de Vignoral se trouvoit d'accord avec moi; mon intention étoit en effet d'aller au spectacle, non pour écouter une tragédie philosophique, mais à l'Opéra, pour voir danser les grands hommes dont j'avois entendu parler le matin.

Ô les aimables gens que les François à Paris! J'étois fâché d'aller seul; j'aurois desiré avoir Philippe, ou tout au moins madame Leblanc, pour m'accompagner. Aussitôt que je fus entré dans la salle, les premières personnes près desquelles je me plaçai, lièrent conversation avec moi. À peine s'apperçurent-elles que j'étois étranger à ce genre de plaisir, qu'elles se disputèrent à qui m'apprendroit le nom des acteurs, des actrices, des danseurs, des danseuses, des musiciens, des décorateurs, du maître des ballets, et même des auteurs. Je sus aussi les intrigues des coulisses, et, qui plus est, dans les entr'actes, on me conta l'histoire secrète des jolies femmes qui étoient dans les loges. Mes deux plus proches voisins me dirent qui ils étoient, ce qu'ils faisoient, ce qu'ils espéroient; et, tout autour de moi, je n'entendis que gens qui causoient si haut de leurs affaires, qu'on auroit cru qu'ils étoient tous condamnés à une confession générale et publique. Je sentis alors qu'on n'étoit jamais en plus grande société au spectacle que lorsqu'on y venoit seul, et la remarque me tranquillisa pour l'avenir.


CHAPITRE VII.

Seconde visite de Philippe.

En m'éveillant le lendemain, ma première pensée fut pour le manuscrit du grand homme; je me promis très-sérieusement de lui consacrer la matinée: mais j'avois oublié que j'attendois mon tailleur. Il vint; je passai une heure avec lui, tant à contrôler ce qu'il m'apportoit, qu'à lui donner des ordres précis sur ce qu'il avoit à me livrer. Il fut étonné des connoissances que j'avois acquises depuis deux jours; il ignoroit que j'avois été la veille à l'Opéra. Quand il fut parti, je restai encore long-temps à considérer mes habits; enfin la vanité l'emporta, je ne pus résister au désir de m'habiller. Adieu le manuscrit: comment rester en place dans l'équipage où j'étois? J'allois me promener uniquement pour me montrer, quand je reçus un billet de Philippe. Il m'envoyoit l'adresse d'une académie d'équitation, et me prévenoit qu'il viendroit me voir dans l'après-midi. Je pris une voiture, et j'allai au manége: j'y fus accueilli avec amitié par les jeunes gens qui s'y trouvoient; et moi, qui, quatre jours avant, ne connoissois que le curé de Mareil, j'aurois pu me vanter d'être alors lié avec les plus aimables cavaliers de Paris. Pour un jeune homme qui craint la solitude, c'est une grande ressource que le manége.

En rentrant, je trouvai madame Leblanc qui me guettoit: elle m'avertit que M. de Vignoral m'avoit demandé plusieurs fois avec humeur; qu'il étoit même monté dans mon appartement, et que lorsqu'il étoit descendu, il paroissoit fort en colère. Je sentis combien j'avois eu tort de ne pas fermer mon bureau, puisque cette négligence lui avoit donné la certitude que je n'avois encore rien fait. Je me promis de nouveau de réparer le temps perdu. M. de Vignoral ne devoit revenir que le soir, et je croyois, moi, ne plus sortir.

Philippe vint comme il me l'avoit écrit; il me félicita sur le changement qui s'étoit déjà opéré en moi, et me prédit que si je sentois l'importance de plaire, sans me laisser emporter par la fatuité, je ferois promptement mon chemin. «Êtes-vous toujours décidé, me dit-il, à me regarder comme un ami?—Plus que jamais, Philippe. Qu'elle idée avez-vous donc de moi, si vous croyez que je puisse oublier si vite l'intérêt que vous m'avez témoigné?—Promettez-moi donc que vous n'aurez jamais rien de caché pour moi.—Je vous le promets, Philippe, à condition que vous n'aurez pas non plus de secrets pour Frédéric.—Cela est impossible, monsieur. Dans tout ce qui a rapport à votre naissance, je ne sais que ce que vos parens ont bien voulu m'apprendre; et s'ils m'ont livré leur confiance sous la condition de ne la trahir jamais, que penseriez-vous de moi si je violois un pareil engagement?—Vous m'étonnez, Philippe; vos airs, vos discours, ne sont pas d'un homme de votre état: la première fois que je vous ai vu, j'ai douté de la vérité de ce que vous me disiez à ce sujet. Comment se peut-il que vous ayez tant de sensibilité, de noblesse même, dans une pareille condition? Et si vous vous êtes senti au-dessus, ce que je crois, comment n'avez-vous pas cherché à en sortir?—Je vous répondrai franchement dans tout ce qui aura rapport à moi, mon cher Frédéric (pardonnez-moi cette expression que la plus vive amitié m'inspire, et qui ne m'échappera jamais qu'entre nous). Je vous avoue que je suis flatté de votre question; elle me prouve que vous vous êtes occupé de moi, et que vous cherchez à justifier dans vos propres idées le sentiment dont vous m'honorez.

«Une éducation trop au-dessus de mon état me perdit. Je suis fils de paysans pauvres; à leur mort, je vins chercher à Paris ce qu'on appelle fortune, c'est-à-dire le moyen d'exister. Quelques dons que j'avois reçus de la nature ne servirent qu'à me faciliter la route des plaisirs; bientôt je fus obligé d'entrer au service. Vous vîtes le jour, et personne ne pénétra le secret de votre naissance, excepté madame de Sponasi et votre mère, votre père et moi. Des événemens que je ne peux vous apprendre ne vous ont laissé d'autre appui que madame la baronne. Elle est maîtresse de votre secret; c'est d'elle seule que vous pouvez attendre votre fortune, et la révélation d'un mystère qui nous perdroit tous deux si je le trahissois.

«Quand vous vîntes au monde, je vous pressai le premier dans mes bras; c'est moi qui vous portai à Mareil; c'est d'après mon conseil que madame de Sponasi vous fit recommander au curé par M. de Vignoral. Je peux vous avouer deux choses qui ne vous seront point indifférentes: la première, que le service que je vous rendis avant que vous pussiez l'apprécier, m'inspira pour vous l'amitié d'un père, et que ce sentiment fut si vif, que je jurai de vous consacrer mon existence; la seconde, que, pour m'acquitter de cet engagement, je restai chez madame la baronne, qui n'étoit pas favorablement disposée pour vous. J'ai pris de l'ascendant sur elle, dans l'intention de vous être utile; c'est à votre conduite maintenant d'achever mon ouvrage.»

«—En vérité, Philippe, je serois accablé de la reconnoissance que je vous dois, si je ne trouvois un plaisir que je ne peux définir à vous devoir beaucoup. Croyez-vous que madame de Sponasi me nomme un jour mes parens?—Je ne le crois pas.—Pourrai-je les connoître sans son secours ou sans le vôtre?—Jamais.—Je dépends donc entièrement de cette femme, qui, sans Philippe, m'auroit abandonné?—Oui; mais je soupçonne que si elle ne cédoit qu'à mes prières, intérieurement elle n'étoit pas fâchée d'être sollicitée.—M. de Vignoral ne sait donc pas qui je suis?—Non.—Suis-je gentilhomme?—Conduisez-vous comme si vous l'étiez, puisque toujours les hommes ne valent qu'en proportion de ce qu'ils s'estiment.—Mes parens sont ils morts?—Je ne peux vous répondre.—Une dernière question, Philippe. Si mon sort se décidoit d'une manière avantageuse, que voudriez-vous de moi?—Rien, que de vous savoir heureux.—Si tout le monde m'abandonnoit, Philippe, que pourriez-vous pour moi?—Vous sacrifier ma vie si elle vous étoit nécessaire.—Encore une fois, sur quoi repose le sentiment qui vous attache au sort d'un infortuné pour qui tout vous seroit possible, et qui ne peut rien pour vous?—Sur mon devoir.—Votre devoir?—Ne vous ai-je pas dit qu'à votre naissance j'ai juré à votre père de ne jamais vous abandonner? Tant que vous m'aimerez, mon cher Frédéric, ce devoir sera bien facile à remplir: si jamais vous me méprisiez....—Philippe, j'en suis incapable: eh! que suis-je moi même pour m'élever jusqu'à la fierté? Si les obligations que l'honnête homme contracte l'enchaînent jusqu'à ce qu'ils les aient acquittées, ma reconnoissance sera éternelle.»

«Vous n'osez cependant, me dit-il, me promettre de n'avoir rien de caché pour moi: est-ce qu'une semblable promesse vous coûteroit?—Non, Philippe, et je vous la fais du plus profond de mon cœur.»

Son intention étant de passer la soirée avec moi, il me proposa de me mener à une petite maison de madame de Sponasi, située aux barrières. J'acceptai avec empressement; et, après avoir visité ce séjour dont le dieu des arts sembloit avoir été l'architecte, nous passâmes dans le jardin.


CHAPITRE VIII.

Portraits de société.

«Je vous ai promis, me dit Philippe, des renseignemens sur les personnes qu'il vous importe de connoître. Je vais commencer par votre protectrice.

«Madame de Sponasi a été belle. Veuve à vingt-cinq ans, elle mena une vie fort libre, sans être scandaleuse. Le choix de ses amis, ses succès à la cour, des bouffées d'esprit, et l'art de ménager toutes les femmes, lui firent une réputation brillante, dont vous entendrez parler dans le monde. Quand elle avoua elle-même approcher de la quarantaine, elle avoit quelques années de plus; c'est l'âge où une femme riche et titrée a l'habitude de se faire une nouvelle manière de vivre. Autrefois l'usage étoit de se jeter dans la dévotion; et, à l'époque dont je vous parle, il falloit encore une espèce de courage pour s'en dispenser. Madame de Sponasi balança un an. Deux jours par semaine elle donnoit à dîner à des prélats et aux hommes les plus marquans dans l'église; deux autres jours elle recevoit les hommes de lettres en réputation, et les philosophes en titre; le soir nous avions quelquefois des artistes. Les artistes en général ne cherchent que les plaisirs, des admirateurs et des protecteurs: aussi sont-ils sans conséquence, et nous les recevons toujours. Il n'en est pas de même des prêtres et des philosophes; chacun cherche à gagner à son corps ceux qui peuvent lui donner de l'éclat. Jeter madame de Sponasi dans la dévotion ou dans la philosophie, étoit un véritable coup de parti. Les prêtres s'y prirent mal. Elle est foible de caractère, et aime le plaisir; l'austérité l'effraya. Les prélats petits-maîtres essayèrent à leur tour de la convertir. Je vous ai parlé de ses bouffées d'esprit; elle les tourna en ridicule avec les mêmes argumens dont la sévérité lui avoit fait peur. Les philosophes, plus adroits, flattèrent ses passions, applaudirent à ses saillies, répétèrent ses bons mots, lui prêchèrent une morale si commode, qu'elle en fut séduite. Sa porte fut fermée à tous les ecclésiastiques; et cette même femme qui avoit pensé sérieusement à faire son salut, se déclara hautement pour la philosophie, et se fit une religion de ne pas croire en Dieu. Cela vous paroît extraordinaire; mais c'est une mode qui passe du boudoir dans le salon, du salon dans l'antichambre, de l'antichambre dans toutes les classes du peuple.

«Ne parlez donc jamais de la Divinité devant votre protectrice, et riez des traits hardis qu'elle lance à tout instant contre le ciel. Pour un jeune homme élevé par un curé, l'effort est pénible; mais, dans quinze jours, je vous prédis que vous vous y prêterez de bonne grâce.—Moi, Philippe?—Vous, monsieur. Je vous le répète, c'est la mode; et la crainte seule du ridicule suffiroit pour vous amener promptement à ce point. Est-il rien, d'ailleurs, de plus aimable qu'une doctrine qui, brisant le frein des passions, permet de se livrer à tous les écarts de l'imagination? Pourvu que vous parliez avec esprit de vos devoirs, on vous pardonnera de les négliger: les connoître et s'en dispenser, voilà le nec plus ultrà de la philosophie.»

«Je crois, Philippe, que vous exagérez, et qu'il y a parmi les philosophes des hommes estimables.»

«S'il y en a! s'écria-t-il; beaucoup plus qu'on ne se l'imagine: mais ceux-là n'en prennent pas le titre; ils le méritent, et c'est le public qui le leur accorde. On peut diviser ceux qui viennent chez nous en trois classes: les charlatans, les dupes, et les véritables amis de l'humanité. Pour vous donner une idée juste des charlatans et des dupes, je vais vous conter une anecdote sur deux personnages que tous rencontrerez souvent chez madame de Sponasi. Je tiens quelques détails du secrétaire de l'un d'eux, garçon rempli d'esprit, et qui doit sa fortune aux soins qu'il met à cacher à tout le monde des talens dont il pare un sot.

«M. de Parvis est petit de taille, de génie et de santé. À vingt ans, de petits yeux, une petite bouche, un petit nez, un petit menton rond, lui composoient une petite figure fort aimable. De petits calembourgs en eussent fait le héros des petites sociétés, si l'ennui qui le suivoit par-tout ne lui eût inspiré le désir de viser à la célébrité. Pour un homme riche, et il l'est, il y a beaucoup de manières d'être célèbre; il les essaya toutes. Il fit tant de folies pour faire parler de lui, qu'il fut obligé de quitter le service, et de ne plus paroître à la cour. C'est alors qu'il s'annonça publiquement comme ennemi des préjugés: il croyoit s'y soustraire; il ne bravoit que la décence.

«Il fréquenta les hommes de lettres, et fut accueilli dans la maison de M. Sentencis. M. Sentencis est roturier, riche et avare; il desiroit s'allier à la noblesse, et marier sa fille sans bourse délier; il cherchoit un sot à prétention; M. de Parvis lui parut mériter la préférence. Il répéta si souvent devant lui qu'il n'accorderoit la main de sa fille qu'à un partisan de la bonne cause, un véritable philosophe, un grand homme, que lorsque M. de Parvis la demanda et l'obtint, il se crut irrésistiblement un partisan de la bonne cause, et un véritable philosophe, et un grand homme. Pour dot, M. de Sentencis lui dédia un de ses ouvrages: aussi furent-ils tous les deux satisfaits, l'un d'avoir marié sa fille à bon marché, l'autre de passer à la postérité à l'aide d'une épître dédicatoire.

«Depuis que l'immortalité pèse sur M. de Parvis, il est devenu grave: il parle peu, mais il écoute avec attention: il n'écrit plus, mais c'est dans sa maison que les grandes réunions se tiennent; il paroît présider les hommes au premier mérite—ce qui se dit chez lui, il croit l'avoir dit; les ouvrages qu'on y lit, et sur lesquels on le consulte, il croit les avoir faits: dupe de son amour propre et des flagorneries, de ceux qui, entre eux, l'apprécient à sa juste valeur, il est malheureux sans oser en approfondir la cause; c'est une victime dévouée, qui, semblable aux vieilles religieuses, pense alléger le poids de ses chaînes en faisant de nouvelles conquêtes à l'ordre. C'est une preuve vivante pour quiconque a lu dans son ame, qu'un sot peut quelquefois être célèbre, et que sottise et célébrité forment le plus cruel supplice auquel les hommes d'esprit puissent condamner les dupes dont ils ont besoin.

«La situation de madame de Sponasi a beaucoup de rapports avec celle de M. de Parvis; car elle ne crie bien fort contre Dieu que par la peur qu'elle a du diable. Cependant elle conserve avec ceux qui l'ont séduite, ce ton de supériorité qui convient à son nom et au rôle brillant qu'elle a joué dans le monde: c'est un enfant de la philosophie, il est vrai; mais c'est un enfant gâté, dont la mère est obligée de supporter les caprices, dans la crainte d'une rupture dont l'éclat lui seroit désagréable. Personne n'a d'empire sur ses volontés, excepté.... Devinez.—M. de Vignoral? lui dis-je.—Oh! non, c'est elle qui a commencé sa réputation; elle lui commande quelquefois, et ne lui cède jamais.—Qui donc la gouverne?—Moi, me répondit Philippe; moi, qui connois mieux qu'elle le fond de son caractère. Elle ne s'intéresse à vous que dans l'espoir que vous vous distinguerez dans le monde par votre esprit; applaudissez au sien, et vous pourrez vous dispenser d'en avoir. Elle vous répétera sans cesse que tout le mérite d'un homme est dans ses connoissances; mais si votre figure lui plaît, si votre tournure lui rappelle le temps où la foule s'atteloit à son char, la première impression décidera l'amitié qu'elle prendra pour vous. Entre ses idées et ses sensations, le contraste est frappant: elle dit d'un homme laid et spirituel, qu'il l'amuse, et elle bâille; elle dit d'un bel homme ignorant, qu'il l'ennuie, et elle sourit. C'est une coquette dont l'imagination rêve sagesse, et dont le cœur tient toujours à ses vieilles habitudes. Choisissez, ou de lui plaire assez au premier abord pour qu'elle prenne votre parti contre M. de Vignoral, ou de plaire en même temps à lui et à elle, de manière que les louanges qu'il vous donnera justifient la première opinion qu'elle prendra de vous.»

«Mon parti est pris, Philippe: plaire à l'un et à l'autre ne me paroît pas impossible. M. de Vignoral est en colère contre moi, je le sais; mais je ferai tout mon possible pour l'appaiser, et dorénavant je travaillerai de manière à m'éviter ses reproches.»

Je contai à Philippe la cause du mécontentement du grand homme, et comment je croyois faire ma paix; il m'indiqua un moyen plus sûr. Lorsque je rentrai, il étoit trop tard pour songer au fameux manuscrit; mais, suivant l'usage, je lui promis mes soins pour le lendemain.

M. de Vignoral me fit appeler si matin, que j'étois encore au lit quand on vint me dire qu'il me demandoit. Je me levai à la hâte, et je descendis.

«Avez-vous travaillé?—Non, monsieur.—Avez-vous seulement ouvert vos livres?—Non, monsieur.—Qu'avez-vous donc fait depuis votre arrivée?—Je n'ose vous le dire, de crainte de vous déplaire.—Parlez, parlez; je n'ai pas de temps à perdre. Qu'avez-vous fait?—Monsieur, je crains...—Parlez, vous dis-je, ou montez dans votre chambre, et rapportez-moi mon manuscrit. Je ne sais quelle sotte complaisance m'a engagé à le confier à un... Parlerez-vous, monsieur? me direz-vous comment vous avez employé votre temps?—Monsieur, avant de copier, j'ai voulu essayer de lire votre écriture.—Et vous n'avez pu y réussir? Je m'en étois douté.—Pardonnez-moi, monsieur.—Eh bien! monsieur?—Eh bien! monsieur, en lisant la première page, j'ai été entraîné à la seconde, de la seconde à la troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'heure du dîner m'appelât.—Après, Frédéric.—Après dîner, monsieur, je n'ai pu résister au désir de continuer: le lendemain de même. Je suis bien avancé dans ma lecture: mais j'avoue que j'ai eu tort; mon devoir étoit de copier, puisque vous l'aviez ordonné ainsi.—Certainement; mais j'aurois dû le prévoir, car vous annoncez de l'intelligence, et je conçois facilement le sentiment qui vous a maîtrisé. Il faut être indulgent pour la jeunesse: à votre âge, j'en aurois fait autant. Asseyez-vous donc, continua-t-il en souriant; nous n'avons pas encore causé ensemble». Je poussai un siége près du sien, en répétant tout bas: Philippe, Philippe, je te devrai l'amitié de tout le monde.

«C'est un ouvrage bien sérieux cependant, reprit M. de Vignoral; et puisqu'il vous a intéressé à ce point, il faut que vous ayez naturellement l'esprit juste. Avez-vous tout compris également?—Non, monsieur; plusieurs passages m'ont paru au-dessus de mon intelligence.—Je le crois.—Mais je me suis dit: En les copiant, j'aurai plus de temps pour les approfondir. Je lisois si vite!—Mauvaise manière, monsieur. Qu'on dévore un roman, qu'on soit pressé d'arriver au dénouement, rien de plus naturel; mais quand on tient une de ces conceptions profondes, destinées à développer les progrès de l'entendement humain, il faut s'appesantir sur chaque phrase. Ce n'est pas assez de lire, il faut comprendre, et voilà la difficulté.—Oui, monsieur.—Avez-vous déjà été chez votre protectrice?—Pas encore; mais j'ai vu Philippe.—Qu'est-ce que c'est que Philippe?—C'est le valet-de-chambre de madame de...—Ah! oui, un fat qui singe le grand seigneur; je ne sais comment elle peut garder si long-temps un homme pareil à son service. Que vous a-t-il dit?—Des choses, monsieur, qui me font de la peine. Madame de Sponasi veut que je vous sois soumis; rien ne me sera plus facile: mais elle exige aussi que je me livre à tous les talens agréables dont tous ayez blâmé l'usage.—Que voulez-vous, mon cher Frédéric? Puisque vous dépendez d'elle, il faut la satisfaire. La femme la plus philosophe est toujours femme, vous en ferez bientôt l'expérience: et quel empire la frivolité n'a telle pas sur ce sexe léger! Les talens seraient dangereux pour tous s'ils devenoient votre seule occupation; mais avec le genre d'esprit que vous annoncez, je suis sûr qu'ils ne vous séduiront jamais. Allez, mon ami, allez travailler.»

Je remontai les escaliers quatre à quatre; j'entrai dans ma chambre en sautant; j'y trouvai... Qui, mon cher lecteur? M. Léger, le maître de danse. Je le pris par les mains, et je lui rendis bien gaiement la première leçon que j'en avois reçue. Si je ne lui fis pas faire des pirouettes sévères et des contre-temps d'une exécution finie, je lui communiquai du moins la joie qui m'agitoit.

«Comment diable, monsieur! vous êtes leste comme un daim, et vous avez dans les jarrets une souplesse qui me prouve que vous vous êtes exercé.—J'ai fait plus, monsieur Léger; j'ai été à l'Opéra.—Vous avez donc maintenant une idée de cet art étonnant dont je vous démontrerai les véritables principes? Quand vous les connoîtrez, vous serez surpris de trouver un langage parfaitement intelligible, dans des danses où le vulgaire ne voit que des hommes qui sautent». Si M. Léger avoit raison, cessons d'être surpris de ce que les fameux danseurs dont parle l'histoire romaine ont fait passer leur bêtise en proverbe: quand on a tant d'idées dans les jambes, on peut négliger d'en meubler sa tête. C'est la faute du vulgaire qui ne les entend pas.


CHAPITRE IX.

Le moment décisif.

Le jour de ma présentation chez madame de Sponasi arriva; j'aurois voulu le retarder, tant je craignois de ne pas réussir auprès d'elle. Je n'avois jamais mieux senti combien il me manquoit de qualités séduisantes, que du moment ou j'avois travaillé à en acquérir. Philippe vint me chercher; il me rassura par ses exhortations, plus encore par les complimens qu'il me fit. Nous montâmes en voiture; nous arrivâmes à l'hôtel. J'avois beau me faire intérieurement les raisonnemens les plus sages, mes sensations me trahissoient. Enfin nous entrâmes dans le cabinet de ma protectrice. Je la saluai. Elle dit à Philippe de se retirer; mais Philippe, qui avoit apparemment l'habitude de ne point entendre les ordres qu'il ne vouloit pas exécuter, répondit, Oui, madame, ferma la porte, et resta avec nous.

Pendant plus de cinq minutes, nous gardâmes tous trois le silence: madame de Sponasi m'examinoit avec la plus vive émotion; je la vis plusieurs fois passer la main sur son front, comme on fait machinalement dans l'espoir de chasser des idées qui reviennent toujours; je crus même appercevoir quelques larmes rouler dans ses yeux. Malgré son âge, il étoit impossible de la regarder sans s'intéresser à elle. Philippe avoit un air de satisfaction qu'il ne cherchoit point à déguiser, et qui contrastoit singulièrement avec l'inquiétude de sa maîtresse et mon embarras particulier. Il rompit le premier le silence.

«Madame la baronne ne dira-t-elle rien à son protégé? J'ose l'assurer qu'il est digne de ses bontés, et qu'il se croira trop heureux d'employer tous ses momens à lui prouver sa reconnoissance». Elle me tendit la main; je la baisai avec le plus profond respect.

«Je suis folle, dit-elle un instant après en affectant de rire: j'ai l'air d'un drame nouveau; et si l'on nous voyoit, on pourroit croire que nous jouons une scène de reconnoissance. Jeune homme, Philippe a dû vous instruire de mes volontés, et j'espère que votre conduite ne me fera jamais repentir de mes bienfaits.—J'en réponds pour lui, dit aussitôt Philippe.—Allons, asseyez-vous, et parlez moi comme à une amie. Vous êtes-vous bien ennuyé chez ce bon curé?—Non, madame; j'y ai passé doucement mon enfance: le moment approchoit où la réflexion auroit amené l'ennui; vos bontés l'ont prévenu.—Philippe, vous ne m'avez pas trompé, c'est vraiment un joli cavalier. Mais, mon enfant, il ne faut attacher aucune importance aux dons que la nature prodigue aveuglément. Les sots se laissent séduire par les yeux; on ne se fait estimer que par les qualités du cœur et de l'esprit. Levez-vous donc un peu, que je vous, examine». J'obéis. «Une taille charmante, s'écria-t-elle, et déjà la tournure d'un homme du monde! Philippe, quel âge a-t-il?—Un peu plus de seize ans, madame.—Déjà! dit-elle en soupirant; mais il a vraiment l'air d'en avoir davantage, tant il est formé. Écoutez, Frédéric: je ne veux pas que vous soyez petit-maître: je les déteste, je vous en avertis. Il y a dans votre toilette un goût recherché qui me fait mal augurer de la solidité de votre esprit.—Madame, je n'ai eu d'autre désir que de me parer de vos bienfaits.—Je ne vous blâme pas, Frédéric: je déteste les petits-maîtres, cela est vrai; mais j'ai de même la plus grande aversion pour ces jeunes gens qui pensent que la raison ne doit pas sacrifier aux Graces, et qui, croyant se couvrir du manteau de la sagesse, n'endossent que la livrée du pédantisme. Vous êtes mis comme un ange. Aimez-vous l'étude?—J'aimerai, madame, tout ce qui justifiera dans le monde la protection dont vous m'honorez.—Écoutez, mon enfant.... Philippe, dites qu'on nous serve à déjeûner». Philippe sortit, et ne revint pas. Madame de Sponasi, en s'approchant de moi et me prenant les mains, continua.

«Écoutez, mon enfant, votre sort est très-incertain. Je ne veux pas vous affliger, car je sens que j'ai beaucoup d'amitié pour vous; mais n'attendez rien d'un sentiment auquel je résisterois si vous cessiez de le mériter. J'ai l'habitude de ne céder qu'à ma raison, et c'est devant elle qu'il faut que vos succès justifient ce que je ferai pour vous. J'ai plusieurs fois été tentée de vous abandonner à votre sort, afin que la nécessité de vous élever par vous-même excitât votre émulation: j'ai craint cependant qu'un état de dénuement absolu ne vous poussât au découragement, ou n'avilît votre caractère; et, forcée de choisir entre deux extrémités, j'ai cru pouvoir les concilier. Je veux bien que vous comptiez sur ma protection; je suis décidée à vous en donner des preuves qui vous permettent d'espérer plus pour l'avenir. La pension que Philippe vous a promise de ma part vous sera continuée; mais je veux en même temps que vous vous regardiez comme le secrétaire de M. de Vignoral: je me charge de vos appointemens. Plus il sera content de vous, plus je les augmenterai; s'il vous abandonnoit, et que vous le méritassiez, ma protection vous seroit à l'instant retirée. Dépendant sans être à charge à personne, ayant des devoirs à remplir sans qu'on puisse vous commander comme à un salarié, c'est à vous de multiplier assez vos connaissances pour devenir l'ami de M. de Vignoral, à qui j'ai l'obligation du parti que j'ai pris à votre égard.—C'est lui, madame, qui vous a suggéré ce projet?—Oui, mon enfant; et vous conviendrez que cet état mitoyen qui vous sauve à la fois des dangers du trop et du trop peu de liberté, est une des conceptions les plus heureuses qu'il ait pu former pour vous.—Et pour avoir un secrétaire et un esclave de plus à bon marché», dis-je en moi-même. J'avois quelques regrets de l'avoir trompé sur mon enthousiasme pour son manuscrit, que je n'avois pas lu; mais quand je vis que nous jouions au plus fin, mes scrupules s'évanouirent.

On nous servit à déjeûner. Madame de Sponasi, telle que Philippe me l'avoit dépeinte, passa alternativement de ma figure à mes études, de mes études à mes habits, de mes habits à quelques traits philosophiques. Elle me congédia en m'embrassant, et en commençant une exhortation sérieuse, qu'elle finit par une épigramme. En sortant, je rencontrai Philippe, qui me promit une visite pour l'après-midi.

Je savois que M. de Vignoral accompagneroit aux François la jeune personne qu'il étoit à la veille d'épouser. J'attendois donc Philippe avec impatience, d'abord parce que j'étois excessivement curieux de savoir ce que ma protectrice pensoit de moi, ensuite parce que je voulois moi-même aller à la Comédie françoise avec un de mes amis, auquel j'avois donné rendez-vous chez moi.

Un de vos amis! s'écriera le lecteur; et combien avez-vous déjà d'amis? où les avez-vous connus?—De quel pays êtes-vous donc, cher lecteur? Ignorez-vous qu'à Paris on a beaucoup d'amis que l'on ne connoît pas? Si vous en doutez, écoutez tous nos jeunes gens: vous les entendrez parler sans cesse de leurs amis qu'ils connoissent; ce qui prouve qu'ils en ont qu'ils ne connoissent pas. Vous les verrez saluer, accueillir, embrasser un cavalier, en lui disant: Bon jour, mon ami. Demandez-leur le nom de cet ami; ce sera un coup du sort s'ils se le rappellent. Pour moi, je n'étois pas dans cette situation; je connoissois beaucoup celui de mes amis que j'attendois: je l'avois vu pour la première fois la veille au manége; je me rappelois fort bien qu'il s'appeloit Florvel, Dutilly ou Saint-Aure; j'avois déjeûné avec ces trois messieurs, et il portoit l'un de ces noms. Je tremblois qu'il ne vînt avant la visite qui m'étoit promise; je n'aurois pu le renvoyer sous aucun prétexte, et j'aurois encore moins voulu sortir avant d'avoir vu Philippe. Je vis arriver un domestique chargé d'une vingtaine de volumes magnifiquement reliés, qu'il me remit de la part de madame la baronne. Je le récompensai généreusement de sa peine. Comme il sortoit, Philippe entra.

«Vous voyez, me dit-il en me montrant les livres déposés sur ma table, que votre esprit a réussi. Madame de Sponasi ne fait de semblables cadeaux qu'à ceux qu'elle estime beaucoup; c'est la collection des ouvrages qu'elle a permis de lui dédier: ils portent tous et son nom et ses armes. Elle est dans l'usage de prendre un nombre déterminé d'exemplaires pour payer les frais de chaque dédicace. Elle aime à les répandre, et regarde sa liste de distribution comme le catalogue de ses amis intimes ou de ses protégés favoris. Vous devez vous trouver fort heureux.»

«Vous croyez donc, Philippe, que j'ai eu le bonheur de lui plaire?—Beaucoup.—Cependant elle a paru triste en me voyant; je crois même qu'elle a versé des larmes.—J'aurois été fâché qu'elle eût assez d'empire sur elle-même pour affecter de l'indifférence. Quel souvenir vous lui avez rappelé!—Philippe, madame de Sponasi a-t-elle des enfans?—Non.—En a-t-elle eu?—Oui, un fils.—Existe-t-il encore?—Non.—À quel âge est-il mort?—À dix ans.—Je m'y perds, m'écriai-je.»

«Pourquoi donc, me dit il, vous obstiner à percer un mystère dont la connoissance, je vous le répète, ne serviroit qu'à vous rendre malheureux? Laissez le passé, qui ne peut vous servir à rien; jouissez du présent, et ménagez l'avenir, dans lequel reposent toutes vos espérances. Ah çà, le cadeau de votre protectrice vous apprend qu'elle est satisfaite de votre esprit. N'êtes-vous pas curieux de savoir ce qu'elle pense de votre physique?—Elle s'est expliquée assez clairement pour ne me laisser aucun doute à cet égard; je crains pourtant, Philippe, que l'élégance que vous m'avez conseillée ne lui ait plus déplu qu'elle ne l'a fait entendre.—Je suis bien aise de vous voir aussi habile à lire dans son cœur. Quand je suis rentré dans son appartement....—Eh bien!—Je n'ose achever; j'ai peur de vous affliger.—Parlez, mon ami, parlez.—Philippe, m'a-t-elle dit, c'est cinquante louis que vous avez portés de ma part à Frédéric?—Oui, madame.—Ne m'avez-vous pas fait entendre qu'il desiroit prendre plusieurs maîtres?—Je pense, madame, que c'est déjà une affaire terminée.—Mais avec la dépense qu'il a été obligé de faire, il aura de la peine à se procurer des choses utiles à un homme de son âge.—Sans doute, madame.—Je voudrois pourtant qu'il s'accoutumât à l'économie.—Madame, je le crois naturellement généreux.—Ce n'est point un défaut. A-t-il une montre?—Non, madame.—Philippe, vous prendrez celle à répétition, garnie de perles, et vous la lui donnerez.—Avec la chaîne, madame?—Non; elle est trop antique pour un jeune homme comme lui. Je vous charge, Philippe, de lui en acheter une qui lui plaise.—Voyez, monsieur, ajouta-t-il en me présentant le bijou le plus galant qu'il soit possible de choisir, voyez si j'ai bien réussi.»

J'embrassai mon bon Philippe de toutes mes forces; il me dédommageoit si agréablement du moment d'inquiétude qu'il m'avoit donné, qu'en vérité il auroit fallu être de bien mauvaise humeur pour lui en vouloir.

«Il n'est pas un seul de vos conseils qui ne m'ait été utile, lui dis-je; et hier encore, grâce à vous, j'ai acquis beaucoup auprès de M. de Vignoral.—C'est fort bien, mon cher Frédéric; mais maintenant je vous exhorte à vous occuper sérieusement de l'ouvrage qu'il vous a donné. Il étoit ridicule à lui de vous accabler à votre arrivée; il seroit dangereux pour vous de vous faire une habitude de la dissipation. Je n'ai pas besoin de vous recommander de lire les volumes dédiés à votre protectrice; il faut vous attendre aux questions qu'elle vous fera à cet égard.—Oui, Philippe.—Que faites-vous ce soir?—J'attends un jeune homme avec lequel je dois aller aux François.—Beaucoup de discrétion avec vos amis.—Avec tous, Philippe?—Oui, monsieur, avec tous.—Et avec vous aussi», lui dis-je en riant et en lui tendant la main. Il la serra contre sa poitrine, et m'apprit qu'il iroit aussi aux François.

«Nous irons ensemble, m'écriai-je.—Non, monsieur, cela ne se peut pas, sur-tout quand vous êtes en société. Madame de Sponasi y sera; c'est son jour de loge.—Et M. de Vignoral aussi, avec son épouse future. J'ai bien envie de la voir, et c'est en grande partie ce qui m'a décidé. Philippe, je fais une réflexion bien singulière: M. de Vignoral ne m'a pas encore apperçu dans une élégance si nouvelle pour moi, qu'elle a presque l'air d'un déguisement; j'ai peur qu'elle ne lui déplaise.—J'y pensois, me répondit-il, et je ne vois qu'un moyen de vous éviter jusqu'à ses réflexions. Il verra madame de Sponasi, et je suis persuadé qu'il ira lui rendre visite dans sa loge. Elle est aux premières, à droite: placez-vous de manière à ce qu'elle vous remarque; saluez-la respectueusement: n'avancez pas si elle ne vous encourage à venir; mais faites en sorte qu'elle vous apperçoive de nouveau quand M. de Vignoral sera auprès d'elle: je vous réponds du reste.


CHAPITRE X.

La Comédie françoise.

Florvel (c'étoit bien le nom de l'ami que j'attendois, j'en fus sûr en le voyant), Florvel arriva. Philippe sortit en m'assurant qu'il n'oublieroit pas de présenter mes remerciemens à madame la baronne. Je souris de la complaisance de sa mémoire, car je n'avois pensé qu'à remercier Philippe. Florvel me prit par le bras, et nous partîmes pour le spectacle.

«Quelle est cette baronne, me dit-il, à laquelle on présente tes remerciemens? Est-elle jeune?—Elle n'a que soixante-deux ans.—Et de quoi la fais-tu donc remercier?—Regarde, lui dis-je en lui présentant ma montre: le cadeau n'en vaut-il pas la peine?—Oui certes, mon ami; et si, à ton âge, avec une santé toute neuve, tu donnes dans la vieille noblesse, je te prédis que tu iras loin. Comment se nomme-t-elle?—Madame de Sponasi.—Cela n'est pas possible; je croyois que sa philosophie la mettoit maintenant au-dessus des foiblesses de l'humanité.—Je ne t'entends pas.—Il me semble cependant que je m'explique. Madame de Sponasi est-elle ta parente?»

Je compris aussitôt ce qu'il vouloit me dire, et je répondis avec assurance que j'avois l'honneur d'être allié à sa maison; qu'ayant perdu de bonne heure mes parens, et madame de Sponasi n'ayant pas d'enfant, elle avoit bien voulu se charger de mon sort.

«Que fais-tu chez M. de Vignoral?—J'achève mon éducation.—Est-ce qu'elle veut faire de toi un philosophe, mon pauvre Frédéric? Ne t'avise pas de devenir raisonnable, ou, malgré mon amitié pour toi, je renoncerois à te voir.—Est-ce que tu n'es pas raisonnable, toi, Florvel?—Pas trop; du moins c'est l'avis de ma famille. Figure-toi qu'ils veulent me marier. À vingt ans, un nom, et quelque réputation auprès des femmes, me marier!—Avec une demoiselle âgée, peut-être?—Elle n'a que seize ans.—Laide?—Belle comme son âge.—Sotte?—Remplie d'esprit, de graces et de talens.—Pauvre?—Au contraire, riche dès à présent, et héritière d'une demi-douzaine de vieux parens qui l'adorent.—Et tu refuses?—Mon ami, ce n'est pas ma faute. Je suis aimé à la folie d'une femme qui mourroit de chagrin si je l'abandonnois. Elle ne peut supporter l'idée de ce mariage, et je n'ai pas la force de lui en causer le chagrin. Elle est mariée: elle a bravé pour moi et l'autorité de son époux, et la censure publique; il n'est pas de sacrifices qui lui coûtassent, plutôt que de renoncer à son amour. D'un autre côté, mes parens me pressent: je ne suis pas riche, moi; et comme je n'ai rien de réel à leur objecter, cela m'embarrasse beaucoup.»

Nous arrivâmes aux François, et nous nous plaçâmes au balcon opposé à la loge que Philippe m'avoit indiquée pour être celle de madame de Sponasi. Presque en face de nous, je découvris M. de Vignoral, avec une femme entre deux âges, propriétaire d'une de ces figures dont on ne parle pas, et une jeune personne si jolie, que je soupirai en la regardant. Il s'occupoit si peu d'elle, que je me persuadai bientôt que ce n'étoit pas l'épouse qui lui étoit destinée; et cette idée me fit plaisir, sans trop savoir pourquoi. J'allois la faire remarquer à Florvel, quand lui-même me montra son père avec plusieurs dames et mademoiselle de Nangis; c'étoit l'épouse qu'il refusoit. «Tu as raison, mon ami, lui dis-je, elle est de la figure la plus intéressante.—Sans doute, me répondit-il en soupirant». La pièce venoit de commencer.

Dans l'entr'acte, Florvel m'observa qu'il lui étoit impossible de ne pas aller saluer ces dames et son père; il me proposa de venir avec lui. J'avois vu arriver madame de Sponasi, et je ne demandois pas mieux que d'aller me placer au balcon au-dessous de sa loge, quoique je m'exposasse à être vu de M. de Vignoral, qui étoit presque à côté; mais alors la crainte de ses observations étoit moins grande que le désir de voir sa société de plus près. Je consentis à accompagner Florvel, à condition qu'il viendroit à son tour avec moi. Proposer à un jeune homme de parcourir tous les coins d'une salle de théâtre, c'est être sûr d'avance de sa réponse.

Notre première visite fut pour le père de Florvel; j'en fus accueilli avec les politesses d'usage. Je ne pourrais apprendre aux autres ce que je ne sais pas moi-même; mais il est des choses sur lesquelles l'expérience précède la réflexion. En sortant de la loge, je dis à Florvel: «Mon ami, je suis persuadé que mademoiselle de Nangis t'aime.—Je le crois, me répondit-il d'un air inquiet; je crois plus, c'est que je l'aime aussi.»

Nous entrâmes au balcon. Madame de Sponasi m'apperçut, et me sourit avec amitié: je la saluai; Florvel en fit autant. Madame de Sponasi n'avoit répondu à mon salut que par un nouveau sourire: elle répondit à celui de Florvel par une inclination de tête plusieurs fois répétée. M. de Vignoral entra en ce moment dans sa loge: nous étions restés debout; elle nous fit signe d'approcher.

«Monsieur, dit-elle à Florvel, je félicite Frédéric sur le choix de ses amis: on vouloit me faire craindre qu'il ne devînt trop sérieux; mais en le voyant lié avec vous, je garantis qu'avant un mois on le citera dans tout Paris pour son étourderie.»

«Je crois plutôt, madame, répondit Florvel, que je lui devrai la gloire de devenir raisonnable. L'honneur qu'il a de vous connoître, les conseils de M. de Vignoral, le mettent à l'abri de ma séduction, sans me donner la même assurance contre son exemple.»

«Qu'en pensez-vous, Frédéric»? me dit madame de Sponasi.

«Moi, madame? J'ai appris ce matin que l'amabilité et la raison vont si bien ensemble, qu'il ne vous est pas permis de vouloir les séparer.»

«Vous ne vous doutez peut-être pas que c'est à moi qu'un pareil compliment s'adresse», dit madame de Sponasi en se tournant vers M. de Vignoral, qui n'avoit pas cessé de me regarder. Il soutint la conversation sur le même ton de légéreté, et me prouva, sans effort, qu'il pouvoit être aimable par tout autre part que chez lui.

«Allez, mes enfans, nous dit madame de Sponasi; vous n'êtes pas venus au spectacle pour entendre le radotage d'une vieille femme, et je vous tiens quittes de votre complaisance.»

Florvel l'assura qu'il mettroit toujours au nombre de ses momens les mieux employés, ceux où il auroit l'honneur d'être admis à lui faire la cour.—«Vraiment? s'écria-t-elle.—Vous n'en doutez pas, madame.—Je crois sérieusement qu'il devient raisonnable, me dit-elle. Je vous en fais mon compliment, Frédéric: votre entrée dans le monde date par une conversion. Messieurs, si vous n'avez pas d'engagement pour ce soir, je vous invite à souper». Nous la saluâmes, et nous retournâmes nous placer au balcon au-dessous de sa loge. M. de Vignoral y resta pendant l'acte entier. Que j'aurois voulu tenir la place qu'il avoit laissée vide! Oh! combien étoit jolie la femme qu'il négligeoit pour causer avec madame de Sponasi! Encore une fois, ce ne pouvoit être celle qu'on lui destinoit.

Quand il quitta ma protectrice, il me fit signe de venir à lui; et, me prenant par la main, il me dit qu'il vouloit me présenter aux dames avec lesquelles il étoit. Le cœur me battit bien fort.

«Je vous amène un élève de la philosophie, leur dit-il pendant que je les saluois. Si j'avois à ma disposition cent jeunes gens pareils pour prêcher les véritables principes, je pense, mesdames, que votre sexe nous disputeroit la gloire de les adopter.»

La femme à figure commune me fit un salut d'assez mauvaise grâce; la jolie me regarda en riant. Quelle physionomie piquante!

«Voici, mademoiselle, lui dit M. de Vignoral, le jeune homme dont je vous ai parlé; il a l'esprit sérieux, et j'espère que vous n'aurez qu'à vous louer de ses procédés. J'en pensois déjà beaucoup de bien; madame de Sponasi vient de m'en parler avec le plus grand éloge.»

Elle me regarda encore en riant. Je m'assis derrière elle; et chaque fois que je me hasardai à lui adresser la parole, elle se contenta de me regarder et de rire. J'avois entièrement oublié Florvel: au bout d'un quart d'heure, je le cherchai des yeux à la place ou je l'avois laissé; il n'y étoit plus. Enfin je l'apperçus aux troisièmes, tête-à-tête avec une femme dont l'ensemble, au premier coup d'œil, excitoit l'admiration: ce n'étoit ni sa figure, ni sa taille, ni ses graces, que l'on admiroit; c'étoit un art si étonnant dans sa toilette, qu'en la voyant avec Florvel, il étoit impossible de ne pas regarder cette loge comme le sanctuaire de la mode, elle pour son sexe, lui pour le sien.

À la fin de la première pièce, il vint me rejoindre, et nous sortîmes du spectacle pour nous promener.

«Quelle figure intéressante! me dit Florvel.—Et quelle taille svelte, mon ami!—Comme ses yeux expriment ce qui se passe dans son ame!—Comme elle a l'air spirituel quand elle rit!—Tu l'as vue rire, Frédéric?—Bien des fois, en me regardant.—Elle t'a regardé?—Oui, souvent.—C'est singulier. Tout le temps que j'ai causé avec madame de Folleville, j'ai cru la voir fixer les yeux sur notre loge avec une inquiétude qui m'a pénétré l'ame.—Je ne l'ai pas remarqué.—Moi, je t'en réponds. Elle souffre.—Quelle fantaisie aussi de la sacrifier par un mariage aussi ridicule!—Frédéric!—Mon ami.—En quoi donc ce mariage te paroît-il si ridicule?—En tout. Une femme vive, enjouée, jeune, riche, obligée de passer sa vie avec un homme qui ne l'aimera jamais!—Qui ne l'aimera jamais!—Non, Florvel: il n'aime que sa réputation; il est tyran, maussade dans l'intérieur de sa maison: une maxime philosophique le séduira bien plus que tous les charmes de son épouse.»

Florvel se mit à rire de toutes ses forces. «Et de qui diable me parles-tu? s'écria-t-il. Je croyois qu'il étoit question de mademoiselle de Nangis». Mon sérieux ne tint pas contre la gaieté de notre quiproquo: je parlois de l'épouse promise à M. de Vignoral, et Florvel de celle qu'il refusoit.

«Tu aimes donc mademoiselle de Nangis? lui dis-je.—Oui, vraiment.—Tu n'aimes donc plus madame de Folleville?—Si, mon ami.—Laquelle du moins préfères-tu?—J'aime plus mademoiselle de Nangis; mais je suis plus aimé de madame de Folleville.—Ainsi tu vas te brouiller avec ta famille, perdre un établissement avantageux, t'exposer à des regrets, par faiblesse.—Que ferois-tu à ma place?—Je n'hésiterois pas un instant; j'épouserois mademoiselle de Nangis.—Mais, Frédéric, figure-toi le désespoir de madame de Folleville; je te le répète, elle est capable de se perdre, de tout sacrifier, plutôt que de renoncer à moi. Ce n'est point une coquette qu'une liaison nouvelle puisse dédommager; j'ai eu le temps de la connoître, d'apprécier sa sensibilité: je la juge d'autant mieux maintenant, que je voudrais en vain me dissimuler à moi-même que je n'en suis plus amoureux. Ce qui me retient, Frédéric, ce qui retiendrait tout homme à ma place, à moins qu'il ne fût un fat, c'est la certitude d'en être aimé. Comment de sang froid plonger dans la douleur une femme dont on n'a qu'à se louer? comment voir baignés de pleurs des yeux dans lesquels on n'a apperçu jusqu'alors que la joie, le plaisir, et cette douce sérénité, compagne de l'amour heureux? Dis-moi, aurois-tu ce courage?—Non, Florvel, jamais.—Cependant renoncer à mademoiselle de Nangis, qui me promet à la fois autant de bonheur que j'en peux espérer dans le cours de ma vie; de l'esprit, des talens, un cœur ingénu et sensible, une fortune immense; refuser tout cela, et me perdre auprès de ma famille: à ma place, le ferois-tu, Frédéric?—Non, mon ami, jamais.—Quel parti prendrois-tu donc?—Je t'imiterois; je demanderois des conseils de manière à ce qu'il fût impossible de m'en donner un qui me convînt. Réponds-moi: si tu pouvois rompre sans éclat avec madame de Folleville, le ferois-tu?—Sans hésiter.—Eh bien! permets-moi de confier ton embarras à un ami qui jusqu'à présent ne m'a donné que d'excellens conseils.—Quel est cet ami?—Je ne peux le nommer. Dis-moi seulement si cela t'arrange.—Oui, quoique j'en pressente l'inutilité.»

Nous rentrâmes au spectacle comme il alloit finir; nous abordâmes madame de Sponasi à la sortie de sa loge. Elle prit le bras de Florvel, et je marchai à ses côtés. Nous rencontrâmes dans le vestibule M. de Florvel le père, qui parut satisfait de voir son fils en si bonne société. Mademoiselle de Nangis le salua de manière à lui prouver qu'elle étoit reconnaissante de ne pas le trouver avec madame de Folleville. Cette dame passa un moment après; la foule des élégans se pressoit autour d'elle: un sourire qu'elle adressa à Florvel sembloit lui dire: «Ne craignez rien». M. de Vignoral vint ensuite avec les dames de sa société, et présenta son épouse future à ma bienfaitrice. Cette jeune personne avoit alors un air si modeste et si ingénu, que je crus qu'elle possédoit deux physionomies entièrement différentes, mais toutes deux faites pour inspirer l'amour. On l'admiroit dans son ingénuité, on l'adoroit dans son sourire agaçant. Comme Florvel donnoit le bras à madame de Sponasi, j'étois un peu derrière elle, et j'entendois presque toutes les personnes qui passoient la nommer, parler de son esprit, de la protection qu'elle accordoit aux arts, de sa générosité; en un mot, à soixante ans passés, madame de Sponasi avoit réussi à conserver la célébrité qu'elle n'avoit due jadis qu'à ses charmes. Elle en jouissoit sans doute avec délices; car un de ses domestiques l'avoit plusieurs fois avertie que sa voiture l'attendoit, et elle ne se pressoit pas. Enfin nous partîmes.


CHAPITRE XI.

Le souper.

Amour des arts et des plaisirs, quelle époque tu avois amenée en France! Artistes dont les noms sont consacrés au temple de Mémoire, dites si vous vous éleviez jusqu'à la noblesse, ou si là noblesse s'élevoit jusqu'à vous; dites si vos talens produisoient l'aménité des grands, ou si leur aménité encourageoit vos talens. Moi j'ai trouvé entre vous un accord si parfait, que je n'ai pu découvrir l'origine de votre union. J'ai vu des gens décorés plus fiers des productions de leur esprit et des talens qu'ils cultivoient, que d'une naissance à laquelle ils n'attachoient que peu de prix; j'ai vu des littérateurs estimables, des artistes distingués, si accoutumés à dater dans la bonne société, qu'ils y oublioient sans effort qu'ils étoient hommes de lettres ou artistes. Pour peindre, sans l'affoiblir, le charme de ces soupers, où toutes les prétentions qui divisent les hommes cédoient au désir de plaire par ses connoissances ou ses talens, il faudroit réunir en soi l'esprit particulier de tous les convives: cela est impossible.

C'est là que l'enthousiasme du beau, si dangereux dans ses écarts, recevoit des leçons du goût, fruit de l'expérience, de la justesse de l'esprit, et de l'habitude du monde; c'est là que le goût, un peu routinier de sa nature, se prêtoit aux écarts de l'imagination, s'éloignoit de son étroit sentier par l'attrait du plaisir, et y rentroit bientôt, dans la crainte de s'égarer; c'est là qu'un bon mot délassoit d'une discussion, et présentoit souvent la solution d'une question qui eût pu fournir matière à plus d'un volume; c'est là qu'on parloit des talens aimables avec l'éloquence bavarde d'Athènes; c'est là encore que la raison se faisoit entendre avec le laconisme des Spartiates. François, quel prestige vous égaroit cependant! alors que votre langue, vos ouvrages immortels, vos modes mêmes, soumettoient l'Europe à vos lois, vous estimiez tous les peuples, excepté vous. Les étrangers, attirés par votre réputation, venoient en foule en France pour entendre des François mépriser les François. Je n'ai jamais pu concevoir la cause de cette extravagance; et quoi qu'en dise la philosophie, qui ne se connoît pas en gouvernement, moins de philanthropie universelle, et plus d'amour pour son pays; moins d'admiration pour les arts étrangers, et plus d'enthousiasme pour les talens nationaux. Un peuple entier doit être un peu gascon; la prévention de soi-même, qui rend un particulier insupportable, est le plus sûr fondement de la gloire des nations.

Pardon, mes chers lecteurs, de cette digression; mais on ne rencontroit alors, comme à présent, que des François estimant peu les François, répétant par-tout le catalogue de nos défauts, et ne nous croyant bons ni à être libres, ni à être esclaves. Pour votre intérêt même, fermez la bouche à ces frondeurs, et persuadez-vous que vous valez bien les autres peuples à leur sentiment, et que vous devez mieux valoir au vôtre.

Florvel, pour qui cette société étoit aussi nouvelle que pour moi, en paroissoit enchanté, quoiqu'à mon exemple, ou moi au sien, nous n'eussions guère pris part à la conversation que pour l'entendre. Bien des personnes se persuadent qu'en se taisant dans une infinité de circonstances, elles feront mal juger de leur esprit; elles parlent, et leur esprit est bien jugé.

Madame de Sponasi étoit l'ame de ses convives; elle eut des attentions pour tout le monde, et particulièrement pour ses deux enfans (c'est ainsi qu'elle appeloit mon ami et moi). À minuit, nous nous retirâmes, et Philippe eut ordre de nous reconduire. Quand nous eûmes déposé Florvel chez lui, Philippe me dit: «Vous devez être bien content de votre journée.—Oh! oui, mon bon ami, sur-tout en pensant que je vous la dois.—Madame de Sponasi va plus vîte que je ne l'aurois cru: mais vous lui avez plu au premier abord; c'est tout ce que je desirois. J'augure beaucoup de son amitié pour vous; ménagez-la, votre bonheur en dépend.»

Je voulus conter à Philippe l'accueil que M. de Vignoral m'avoit fait à la Comédie françoise; il m'assura qu'il ne m'avoit pas perdu de vue, et qu'il savoit non seulement ce qui m'y étoit arrivé, mais en grande partie les sensations que j'y avois éprouvées. «Pour cette fois, mon cher Philippe, vous me permettrez de ne pas vous croire».—Eh bien! n'en parlons pas, me répondit-il; mais quand vous croirez m'apprendre que vous êtes le rival d'un philosophe, je pourrai vous assurer que je le savois.»

Je changeai la conversation, en racontant à Philippe la situation dans laquelle se trouvoit Florvel, et je lui dis que je m'étois fait fort de le tirer d'embarras. «J'ai compté sur vos conseils, ajoutai-je: me suis-je trompé?—Je n'en sais rien, me dit-il en riant; ce que je pourrois proposer à votre ami, est terrible.—Vous m'effrayez. S'il abandonne madame de Folleville, elle en mourra.—Oh! non: mais il l'a bien jugée; elle seroit capable de quelque folie qui la perdroit.—Quel parti peut-il donc prendre?—Qu'il se fasse donner son congé; cela est toujours possible quand on le veut bien. Tenez, mon cher Frédéric, le cœur humain est un labyrinthe dans lequel le plus habile risque de se perdre quand il veut l'approfondir: mais il est des règles générales; et l'une des plus sûres est que l'on n'aime jamais également deux objets à la fois. Quand on oppose un devoir à une passion, on ne peut dire lequel l'emportera; mais quand on met en jeu une passion et un goût, il est presque sûr que le goût l'emportera sur la passion.—Je ne vous entends pas.—Madame de Folleville aime votre ami; elle lui sacrifieroit tout, excepté le plaisir d'être citée, excepté sa toilette, excepté la gloire de voir M. de Florvel au premier rang des hommes à la mode. S'il ne l'admiroit pas tant, elle l'aimeroit moins; s'il cessoit d'être admiré, elle ne l'aimeroit plus. Proposez à votre ami de se montrer dans la société de madame de Folleville, mis avec plus de simplicité qu'il n'a jusqu'à ce jour déployé d'élégance: si elle ne l'abandonne pas après cette épreuve, je renonce à les voir séparés.—Vous avez, Philippe, une bien mauvaise idée de cette femme.—Non, vraiment, pas plus d'elle que des autres; pas plus de son sexe que du nôtre. Un guerrier consentira à tout pour celle qu'il aime, excepté à passer pour un lâche; un homme d'esprit proposera tout, excepté de passer pour un sot; une femme fera le sacrifice de sa réputation, de sa vie même, mais non celui du plaisir que procure la vanité satisfaite. Renoncer à l'éclat ne seroit rien pour une coquette devenue sensible, si elle renonçoit en même temps à la société; mais paroître dans le monde, s'exposer à un ridicule d'autant plus grand qu'il contraste avec la gloire de la veille, ou se voir exposée à ce ridicule dans l'objet de son choix, voilà ce que madame de Folleville ne supportera pas, et peut-être ce que M. de Florvel n'aura pas le courage d'entreprendre. Proposez-le lui.»

Philippe me quitta. Notre conversation, les événemens de la journée, le sourire de la prétendue de M. de Vignoral, mon souper chez madame de Sponasi, chassèrent bien long-temps le sommeil, et firent naître en moi tant de réflexions, que je me levai vieilli d'une année. On ne devroit compter le temps que par l'expérience qu'il procure. Que de gens alors resteroient toujours jeunes!


CHAPITRE XII.

La rupture.

Quand je revis Florvel, je lui fis part de ma consultation sur son état, et du régime qui lui étoit prescrit. «Tu te moques de moi, sans doute?—Non, mon ami.—Croire qu'une femme sur laquelle la raison et le soin de ma fortune n'ont rien pu, qu'une femme prête à tout abandonner pour ne pas me perdre, me quitteroit pour une bêtise!—Moi, Florvel, je ne le crois pas.—Penser que je me prêterois à cet enfantillage, et que je m'exposerois au plus affreux ridicule pour une épreuve qui n'a pas le sens commun!—Moi, mon ami, je ne le pense pas.—Quand elle a su que mademoiselle de Nangis étoit au spectacle, qu'elle a soupçonné que c'étoit pour elle que j'avois fait le sacrifice de ne pas la reconduire, si tu avois vu sa douleur, tu aurois été attendri. Combien de fois n'a-t-elle pas répété qu'elle cesseroit de vivre, si je cessois de l'aimer; qu'elle préféreroit la solitude et son amant à tout l'éclat dont elle jouit, si je ne le partageois pas! Et tu peux la soupçonner?....—Moi, Florvel, je ne la soupçonne pas; mais on m'avoit dit que tu n'aurois pas le courage de braver le ridicule, même pour rompre une liaison qui te pèse, et je ne l'avois pas cru non plus.—Tu t'imagines peut-être que c'est moi que je considère dans cette affaire....—Oh! non.—et que si j'avois la certitude de guérir madame de Folleville de sa passion, il m'en coûteroit de sacrifier ma réputation d'homme à la mode?—Non, mon ami.—Réponds-moi franchement, Frédéric; n'est-il pas vrai que tu le penses?—Eh bien! oui, lui dis-je.—Mais cela est tout-à-fait déraisonnable. Quand, pendant huit jours, quinze jours, je me ferois montrer du doigt, si madame de Folleville étoit assez légère pour que son amour ne tînt pas contre cette épreuve, si cette femme qui m'aime tant, qui ne m'aime que pour moi, m'abandonnoit sans effort, qui m'empêcheroit de me venger?—Sans doute.—Ne suffiroit-il pas qu'elle me revît plus brillant que jamais?—Cela est vrai.—Parbleu! j'en veux tenter la folie, et jamais occasion ne fut plus belle. Frédéric, je te mets de la partie.—De tout mon cœur.—Demain, mon cher, il y a assemblée chez madame de Folleville; des femmes charmantes, l'élite des jeunes gens qui l'obsèdent et qui mettent à honneur de se montrer avec elle: je t'y présente.—Volontiers.—Oh! ce n'est pas pour toi; je veux que tu juges de la préférence qu'elle m'accorde: son amour éclate même involontairement. Si je suis gai, elle rit; si la moindre idée sombre passe dans ma tête, je m'en apperçois moins à mes propres sensations, qu'au nuage de tristesse qui vient couvrir la figure de madame de Folleville; si je me plains, on diroit que c'est elle qui souffre. Tu viendras, Frédéric?—Oui, mon ami.—Fais-moi le plaisir de l'examiner; essaie même de t'en faire remarquer. Tu es bien, tu as des dispositions; je t'en conjure, ne néglige rien.—Non, mon ami.—Moi, continua-t-il en riant, dans un négligé moitié gothique, moitié à prétention, je veux le disputer à cette brillante jeunesse, et, semblable à ces paladins renommés, voir porter sans effroi les couleurs de ma dame à tous les ennemis que je suis sûr de vaincre.»

Florvel soutint la conversation, gaiement; je l'excitai, et il finit par se promettre un grand plaisir d'une scène qui d'abord lui avoit paru horriblement désagréable.

Le lendemain, je fus fidèle à ma promesse: j'allai chercher Florvel chez lui. Je le trouvai mis encore avec trop de soin pour l'épreuve qu'il vouloit tenter: il étoit triste; et, quoiqu'il affectât le contraire, moins clairvoyant que moi s'en seroit apperçu. Il étoit assez tard quand nous arrivâmes chez madame de Folleville; nous rencontrâmes au bas de l'escalier son domestique de confiance, qui dit à mon ami que sa maîtresse, inquiète de ne pas le voir, alloit envoyer chez lui. On nous annonce. «À la fin le voilà»! s'écrie madame de Folleville. Florvel me présente: à peine obtiens-je un salut; les regards de madame de Folleville étoient fixés avec étonnement sur mon ami.

«Comme vous voilà fait! lui dit-elle: d'où venez-vous donc?—De chez moi.—Cela n'est pas possible.—Monsieur peut vous le dire; il est venu me chercher: j'achevois ma toilette.—Votre toilette!» répéta madame de Folleville avec une inflexion de voix ironique. Elle reprit ses cartes, qu'elle avoit un moment quittées, et joua en se plaignant de la migraine.

Florvel se plaça debout derrière elle. Il avoit de l'humeur. «Tu as là un habit singulier, lui dit un jeune homme; je ne te l'ai jamais vu.—C'est étonnant, répondit-il froidement; il y a plus de deux ans que je l'ai.—Étoit-il joli dans son temps? lui demanda madame de Folleville sans tourner la tête.—Est-ce qu'il ne vous plaît pas aujourd'hui?—La question est neuve, en vérité; ne diroit-on pas qu'il m'a jamais plu? Il est excessivement ridicule, et je ne sais à qui vous ressemblez avec.—Je l'avois pourtant le premier jour où j'eus le bonheur d'être reçu chez vous.—Il y a long-temps effectivement», répondit-elle. Puis elle battit les cartes avec une vivacité vraiment digne de remarque.

Florvel me faisoit pitié, tant le chagrin qu'il éprouvoit se peignoit sur sa figure: ce n'étoit pas l'amour offensé qui le rendoit malheureux; c'étoit l'amour-propre, d'autant plus cruellement blessé, qu'il m'avoit exalté la sensibilité de sa maîtresse, et que j'étois témoin qu'elle n'avoit jamais aimé en lui que ce qu'un fat ou un sot pouvoit, à l'aide d'un peu de soin, lui disputer avec succès. Si l'on savoit toujours à quoi l'on doit dans le monde tant de préférences qui flattent la vanité on en rougiroit par orgueil. C'étoit la position de ce pauvre Florvel.

Nous restâmes encore quelque temps, pendant lequel madame de Folleville ne s'occupa de mon ami que pour le regarder avec une surprise où il se mêloit autant de dédain que de dépit. On lui proposa de jouer: il s'en défendit en prétextant un violent mal de tête; et madame de Folleville saisit habilement l'occasion pour lui conseiller de se retirer; ce qu'il fit aussitôt. À peine fûmes-nous dehors, que je me mis à rire de toutes mes forces. Florvel enrageoit de grand cœur. Il commença par crier contre les femmes en général; c'est l'usage quand on veut se plaindre d'une; il concentra ensuite son humeur sur sa maîtresse, et lui trouva cent fois plus de défauts qu'il ne lui avoit connu jusqu'alors de qualités; c'est encore l'usage. Bientôt après il l'excusa. «N'est-il pas vrai, me dit-il, que j'étois bien ridicule, et que toute autre qu'elle eût été piquée?—Oui, mon ami, et tu aurois tort de lui en vouloir, encore plus de chercher à t'en venger; mais conviens aussi qu'il eût été peu raisonnable de lui sacrifier ta famille, mademoiselle de Nangis, et ton bonheur.»

Quelques jours après, il partit pour la campagne, accompagné de son père; il alloit rejoindre mademoiselle de Nangis. En la voyant plus particulièrement, il céda à l'amour plus qu'à tout autre motif, et l'épousa. Depuis il rencontra sans trouble madame de Folleville, à laquelle on ne connoissoit aucune liaison intime, mais qui étoit plus que jamais obsédée de la foule des jeunes aimables que la frivolité attirait sur ses pas. Elle avoit éprouvé l'impossibilité d'être sensible; elle se contentoit d'être coquette.


CHAPITRE XIII.

La philosophie d'une jeune femme.

Vous n'attendez pas, mes chers lecteurs, que je vous donne jour par jour le détail de ma vie, et nous sommes maintenant en assez grande connoissance pour que vous puissiez avoir une idée juste de ma situation. Bien avec madame de Sponasi, dont la maison m'étoit ouverte; accueilli par mon ami Florvel, qui venoit de monter la sienne; toujours chéri de mon bon Philippe; ménageant adroitement M. de Vignoral, cultivant avec succès les arts agréables, et me promettant sans cesse de travailler au fameux manuscrit, dont, au bout de deux mois, j'avois déjà copié quelques pages: que manquoit-il à mon bonheur? Vous qui avez aimé sans avoir l'espérance de l'être, dites pourquoi je n'étois pas heureux.

Madame de Vignoral avoit pris un empire absolu sur les volontés de son mari et sur les miennes. Elle commandoit à ce despote avec une grace si naturelle et une fermeté si extraordinaire, qu'au bout de huit jours il avoit renoncé même à lui donner des conseils. Bientôt sa maison devint le rendez-vous d'une société nombreuse et choisie, dans laquelle il étoit moins reçu à titre d'époux que comme un homme aimable qui cherchoit à plaire. S'il boudoit, s'il avoit de l'humeur, elle l'engageoit à rester dans son cabinet, où il pouvoit se livrer aux graves méditations qui l'occupoient. «Il ne faut jamais vaincre la nature, monsieur, lui disoit-elle; vous êtes fait pour éclairer le monde, et non pour l'amuser. Travaillez à augmenter cette réputation brillante qui m'a fait desirer d'associer mon nom au vôtre; je serois désespérée que, par complaisance pour moi, vous prissiez l'habitude de la dissipation. Quand la société vous plaira, venez-y, vous en ferez le charme; mais quand vous serez sérieux, je vous en avertirai. Encore une fois, je ne veux pas que vous vous gêniez pour moi; il ne faut pas vaincre la nature.»

Obéir à la nature, suivre les mouvemens de la nature, ne consulter que la nature, telle étoit la philosophie de madame de Vignoral; et comme la nature s'étend fort loin, la philosophie de madame de Vignoral n'avoit réellement pas de bornes. D'une vivacité extrême, elle mettoit autant d'ardeur à suivre son premier mouvement que les hommes raisonnables mettent de soin à le réprimer. Pourquoi se seroit-elle corrigée de ses défauts? c'étoit la nature qui les lui avoit donnés. Pourquoi résisteroit-elle à ses passions? ne sont-elles pas dans la nature? Si elle étoit constante dans ses goûts, elle ressemblent à la nature, dont les mouvemens uniformes font la sûreté et l'admiration des siècles; si elle cédoit à ses caprices, elle ressembloit à la nature, qui ne change dans chaque lieu et à chaque instant que pour varier les plaisirs de l'humanité. Ô vous qui me lisez, ne vous moquez pas du système philosophique de madame de Vignoral; n'avons-nous pas vu de grands politiques de la Grèce ancienne se vanter de travailler comme la nature, parler de créer un gouvernement simple comme la nature, et assurer que les hommes ne seraient heureux que lorsqu'une main puissante les forceroit de se rapprocher de la nature?

Informez-vous par-tout de ce que signifie ce mot nature, et vous aurez autant de définitions diverses que vous interrogerez de personnages différens. Il en est de même de la vertu, du bonheur, de l'esprit, enfin de toutes les idées métaphysiques que notre orgueil a cru définir par un seul mot, et que nous cessons de comprendre quand nous voulons expliquer le mot par des phrases.

Éloignons donc madame de Vignoral d'un système qui l'égare, et cherchons son caractère à travers la nature dont elle l'enveloppe, sans pouvoir le déguiser. Spirituelle, vive, bonne, passionnée, légère, aimable et inconséquente; telle je la vois aujourd'hui, telle je l'aurais vue alors sans pouvoir cesser de l'aimer. L'aimer ne signifie rien; je l'adorois, je l'idolâtrois, je ne respirois que par elle et pour elle. Eh bien! tout cela ne rend pas encore ce que j'éprouvais. Lecteurs, me comprendrez-vous? J'aimois pour la première fois.

Jugez de mon supplice. Presque toujours avec elle, je la voyois dans ce négligé du matin qui sied si bien à la beauté dans son printemps; je la voyois lorsque l'art avoit ajouté à ses attraits: car, quoique depuis des siècles les poètes répètent le contraire sans le croire, la parure embellit tout, jusqu'aux charmes de l'enfance. Je l'entendois lorsque le caprice la poussoit à son clavecin, lorsque sa voix, aussi légère que son esprit, murmuroit la romance nouvelle, ou éclatoit dans une ariette difficile. Elle aimoit à rire, à folâtrer; et souvent, dans les élans de sa gaieté, je la pressois dans mes bras, dont elle ne s'arrachoit que pour me provoquer par de nouvelles espiègleries. Si je parlois d'une partie liée avec mes amis, elle m'assuroit que je n'y irois point, parce qu'elle avoit mis dans ses arrangemens que je l'accompagnerois au spectacle. Si j'observois qu'il falloie que je la quittasse pour aller travailler, elle me répondoit que je travaillerois dans un autre moment, mais qu'elle vouloit que je restasse auprès d'elle. Oh! combien j'étois malheureux!

Malheureux! entends-je crier de tous côtés; et de quoi donc vous plaignez-vous? Être sans cesse auprès d'une femme jeune et jolie que vous aimez... Et voilà de quoi je me plains. Mon amour augmente chaque jour; il m'agite, il me tourmente, il me consume; il me fera mourir, sans que j'ose même avouer la cause de ma mort à celle qui me la donne. La femme de M. de Vignoral! qui oseroit jamais...?—Mais, mon cher Frédéric, dit encore le lecteur, M. de Vignoral est un homme tout comme un autre.—Vous croyez? Cela m'encourage un peu. Cependant son épouse est elle-même très-portée pour la philosophie.—Oui, mais pour la philosophie de la nature.

Oh! merci, cher lecteur; votre réflexion est un trait de lumière. En effet, l'amour n'est-il pas dans la nature? C'est lui qui l'anime. Sans l'amour, la nature perdroit le mouvement. Et madame de Vignoral pourroit-elle s'offenser d'un sentiment qui donne la vie à la base fondamentale de son système philosophique? Pourquoi donc Philippe, qui jusqu'alors m'avoit toujours si bien conseillé, s'étoit-il contenté de rire lorsque je lui avois conté mes peines? «Souffrez, m'avoit-il dit; mes conseils ne peuvent rien contre le mal que tous éprouvez. Si je vous indiquois les moyens de hâter votre guérison, j'ôterois plus à vos plaisirs qu'à votre douleur.»

L'amour et la nature se réunirent un soir; nous n'étions que deux, madame de Vignoral et moi. L'amour étoit timide, il n'osoit s'expliquer; la nature, qui tend toujours directement à son but, s'expliqua sans contrainte. Depuis ce moment, je fus le plus heureux des amans, et le moins heureux les hommes. Je ne pouvois sortir, rentrer, soupirer, sourire, sans être obligé de rendre compte de mes actions et de mes pensées.

«Je suis jalouse, me disoit-elle; je voudrois en vain le cacher, la nature me trahiroit.»

Mais ce qui étoit plus terrible encore, c'est qu'elle ne me permettoit pas, à moi, d'être jaloux, quoiqu'elle fût d'une légèreté qui faisoit le tourment de ma vie.

«Je suis inconséquente, me disoit-elle, je le sais; la nature m'a donné ce défaut. Ah! Frédéric, si vous m'aimiez réellement, auriez-vous la cruauté de me le reprocher?»

Je ne sais comment elle s'arrangeoit; mais sa philosophie de la nature étoit inépuisable. Apparemment que je n'étois pas aussi bien disposé qu'elle pour ce système: plus j'en recevois de leçons, plus je perdois ces couleurs villageoises, cette santé fleurie que j'avois rapportée de Mareil. Le maître de danse m'assuroit que je manquois d'à-plomb; celui de chant prétendoit que ma voix se voiloit; le maître d'armes, d'un seul coup, faisoit sauter mon fleuret à dix pas. M. de Vignoral, de la meilleure foi du monde, me conseilloit de ne pas me livrer à l'étude avec tant d'ardeur, et son épouse ne cessoit de me répéter que chaque jour elle s'appercevoit que je l'aimois moins. Je ne peux pas dire au juste à quoi elle s'en appercevoit; mais je peux jurer que je ne conservois de forces que pour l'aimer, et que plus ma santé s'affoiblissoit, plus elle prenoit d'empire sur mes sentimens. Ah! sans doute il est au monde quelque chose de plus grand que la nature; c'est l'imagination d'un amoureux de dix-sept ans.

Philippe, qui, comme on a pu le voir, n'aimoit pas du tout la philosophie, me donnoit beaucoup de conseils contre celle de madame de Vignoral: seul avec lui, je convenois de la force de ses raisons; mais aussitôt que je revoyois le séduisant apôtre du système de la nature, j'oubliois Philippe, ce qu'il m'avoit dit, et tout ce que je lui avois promis. Je ne sais de quelle manière il s'y prit; mais un matin il vint m'avertir que madame de Sponasi me demandoit. Je me rendis chez elle.

«Frédéric, me dit-elle, je pars à l'instant pour une de mes terres, où je passerai un mois: elle est à trente lieues de Paris; je vous ai mandé pour me faire vos adieux.—Je serai donc, madame, un mois entier sans vous voir!—Vous vous en consolerez facilement.—Vous ne le croyez pas, madame.—Si j'étois persuadée que ce fût pour vous un chagrin bien grand de me quitter, je vous emmenerois.» Je ne répondis pas.

«Vous n'osez m'en presser, ajouta-t-elle en souriant, et vous avez tort; mais comme je ne veux pas que votre timidité vous prive du plaisir de m'accompagner, je vous préviens qu'il est toujours entré dans mes projets de vous avoir avec moi. Je vais écrire un mot à M. de Vignoral; Philippe accompagnera le domestique, et se chargera de faire emballer ce qui peut vous être nécessaire.—Ne seroit-il pas plus honnête, madame, que j'allasse moi même...—Sans doute cela seroit plus honnête; mais je prends sur mon compte ce qu'il y a de leste dans votre départ. Dans une heure nous serons en route. J'ai moi-même une visite à rendre; vous m'accompagnerez. De votre côté, vous devez avoir envie d'embrasser votre ami Florvel; je profiterai de l'occasion pour m'acquitter envers son épouse, que j'ai beaucoup trop négligée: mais on passe à mon âge d'oublier un peu l'étiquette.»

Il n'y avoit pas un mot à répliquer. Madame de Sponasi écrivit à M. de Vignoral; moi je me promenois en rêvant aux moyens d'avertir son épouse, de lui faire part de ma douleur, de lui jurer que l'absence ne feroit qu'ajouter à mon amour. Philippe vint chercher le billet de madame de Sponasi; je voulus lui dire quelques mots en particulier. Soit qu'il s'en doutât, soit que le hasard seul fût contre moi, je ne pus y parvenir; il fallut sortir avec ma bienfaitrice sans avoir soulagé mon cœur. Je l'accompagnai dans la visite qu'elle alloit rendre, et j'y fus d'une bêtise complète. Enfin nous arrivâmes chez Florvel. Tandis que madame de Sponasi causoit avec son épouse, je lui fis signe que je desirois lui parler particulièrement. Il me comprit, et saisit le premier prétexte pour m'entraîner dans son cabinet.

«Tu me vois au désespoir, mon cher Florvel, et j'attends de toi un grand service.—Parle, mon ami.—Donne-moi ce qu'il faut pour écrire, et jure-moi que tu feras remettre la lettre que je vais te laisser, aussitôt que je t'aurai quitté.—Je te le promets.—Tu la feras remettre sûrement et avec discrétion?—Oui, mon cher Frédéric.

J'écrivis.

«Ah! ma jolie Rose, pourquoi se tourmenter quand on s'aime et qu'on est ensemble? Que je regrette les momens que nous avons perdus à nous bouder comme des enfans! Nous étions trop heureux, et nous en abusions. Tu me reproches sans cesse de ne plus t'aimer: si tu pouvois me voir dans ce moment affreux où l'on m'arrache à toi, sans me laisser même la consolation de te dire adieu, tu aurois pitié de moi; tu connoîtrois ton empire sur un cœur qui ne respire que pour toi. Je t'écris en cachette, n'ayant pu obtenir la permission d'aller te voir; j'ai craint de trop insister pour ne pas te compromettre. Ô ma Rose jolie! ne m'oublie pas, je t'en conjure à genoux; aime-moi, plains-moi, pense à moi toujours: ton image seule occupera toutes mes pensées; Écris-moi bien souvent, tous les jours, à tous les instans; assure-moi que tu ne m'en veux pas. Je suis si malheureux, que j'ai besoin de consolation: et qui me consolera de te quitter?... On m'appelle. Adieu, ma Rose, je pleurs et t'embrasse de toutes mes forces.»

«P.S. Adresse tes lettres au château de... près Orléans.»


CHAPITRE XIV.

Le presbytère.

Un peu consolé d'avoir fait mes adieux à ma Rose chérie, je rejoignis madame de Sponasi. Nous retournâmes à son hôtel: un quart d'heure après, nous étions en route, elle, Philippe et moi, dans la même voiture. Nous devions passer bien près de Mareil; j'obtins de ma bienfaitrice que nous irions voir le bon curé qui m'avoit élevé. Quand nous y descendîmes, il étoit avec son confrère le curé d'Orville.

«Messieurs, leur dit madame de Sponasi en entrant, vous permettrez que la philosophie vienne rendre visite aux ministres de la religion; j'espère, pour vous et pour moi, que les méchans n'en parleront pas.»

Tandis que j'embrassois mon cher Mentor, le curé d'Orville soutint la conversation avec ma bienfaitrice.

«Madame, lui répondit-il, les anciens philosophes respectoient ce qui fait la base de la société et la consolation des malheureux; j'augure trop bien des philosophes nouveaux pour croire qu'ils méprisent ce qu'il leur seroit impossible de remplacer.»

«Vous avez tort, monsieur le curé: nous faisons hautement profession d'anéantir tous les préjugés; gare à vous, si nous vous trouvons sur notre chemin.»

«Les préjugés, madame, ne sont souvent que la prudence des siècles, devenue tellement populaire, qu'il seroit aussi dangereux de les anéantir, que difficile de remonter à leur origine. Les esprits foibles veulent s'y soustraire; les têtes fortes et réfléchies admirent les ressources de la Providence, qui a voulu que la multitude fît par instinct ce qu'il seroit impossible d'obtenir de sa raison.»

«Eh! pourquoi, monsieur le curé, n'obtiendroit-on pas que la multitude fît usage de sa raison?»

«C'est à vous, madame, que je le demanderai, à vous qui jouissez d'une fortune immense. Voulez-vous consentir à vous priver de tous les agrémens de la vie, à cultiver le champ qui doit vous nourrir, pour laisser aux paysans de vos terres le temps de s'instruire? Quand même, vous y consentiriez, quand tous les riches seroient de votre avis, qu'en résulteroit-il pour les progrès de la raison humaine? Le contraire de ce que vous en attendez: chacun, forcé de travailler pour vivre, pour élever sa famille, négligeroit les sciences, les arts, qui ne seroient plus d'aucune utilité pour l'existence, qui n'offriroient plus même les jouissances de l'amour-propre. Nous retournerions à l'état de barbarie dont l'humanité n'est sortie qu'à l'aide de ce que vous appelez des préjugés.»

«Vous allez trop loin, monsieur le curé: la raison, au contraire, prouveroit à chacun que son intérêt est de tirer le meilleur parti de la situation dans laquelle le hasard l'a placé; et le pauvre, en travaillant pour le riche, ne s'appercevroit-il pas que le riche ne dépense qu'au profit du pauvre?»

«Vous, madame, qui n'avez pas à vous plaindre de la situation dans laquelle le hasard vous a placée, vous ferez ce calcul qui vous paroît juste; mais l'infortuné qui ne vit que de privations, que la religion console du malheur ou arrête sur la pente du crime, en fera un bien différent, si, le dégageant de toute crainte et de tout espoir à venir, vous lui permettez de ne consulter que sa raison sur ce qui lui convient. Sa raison lui criera qu'il a droit à toutes les jouissances, que la propriété est le plus absurde des préjugés; et gare à vous si vous vous trouvez sur son chemin.»

«Et les lois, monsieur le curé, les comptez-vous pour rien?»

«Et la force qui les brave, ou l'adresse qui les élude, madame, les oubliez-vous? Il suffira donc de se croire loin de l'œil du magistrat pour tout oser: quel homme, s'il n'a point perdu la raison, se croit assez loin pour échapper à l'œil de la Divinité?»

«Mais la philosophie consacre tous les préceptes de la morale.»

«La religion va plus loin; des préceptes de morale elle fait des devoirs: or je vous demande qui a plus de force sur la volonté des hommes, de la puissance qui conseille, ou de celle qui ordonne.»

«Si les idées religieuses ont tant de puissance, pourquoi donc ceux qui, par état, sont chargés de les prêcher, les observent-ils si mal?»

«Quand de la religion vous passerez à ses ministres, j'avoue, madame, que vous aurez d'autant plus d'avantage sur moi, que les ministres que tous avez pu connoître dans vos sociétés, sont positivement ceux qu'il est impossible de défendre: la corruption du siècle les entraîne. Mais ne pourrois-je pas vous demander également si une loi juste et nécessaire cesse d'avoir son utilité, parce que le magistrat qui, par état, doit la faire observer, a prévariqué dans son application?»

«La comparaison n'est pas juste, car la loi même est là pour punir le magistrat prévaricateur.»

«La religion n'a-t-elle pas des ressources plus étendues pour punir le ministre qui la déshonore par sa conduite? Consultez l'histoire, et vous verrez qu'un peuple religieux est facile à gouverner; que celui, au contraire, qui n'a plus de religion, ne peut être contenu que par des lois de sang. Ainsi un gouvernement qui se prêterait à affoiblir les idées religieuses, se mettrait dans la nécessité d'être cruel; ce qui est plus contraire à la philosophie que la superstition du peuple.»

«En ce cas, monsieur le curé, faites-nous donc une religion qui ne révolte pas la raison par mille détails vraiment absurdes.»

«Eh! madame, vous en feriez cent, que la multitude y porterait toutes les sottises de celle que vous lui ordonneriez de quitter. La plus simple seroit celle qui lui conviendroit le moins. Dans tous les temps et dans tous les pays, le peuple n'a jamais bien su de sa religion que ce que les honnêtes gens voudraient pouvoir en retrancher. Cela prouve que la superstition est inhérente à la nature humaine, et que les prêtres ne la créent pas.»

«Ils l'exploitent du moins, monsieur le curé, ils l'exploitent; vous n'en disconviendrez pas. Tenez, vous aurez beau faire, vous me forcerez à vous estimer, vous particulièrement; mais vous ne me convertirez pas.»

«Madame, je vous observerai que ce n'est pas moi qui ai provoqué cette conversation, et que mon estime pour vous a devancé l'honneur que j'ai de vous connoître. Je sais que vos bienfaits vous font regarder par vos vassaux comme une mère attentive aux besoins de ses enfans. J'espère qu'ils ne trahiront pas la reconnoissance dont la philosophie leur donne le précepte; mais je souhaite qu'on ne leur laisse pas oublier que la religion leur en fait un devoir.»

«De la reconnoissance! s'écria le curé de Mareil: n'y comptez jamais. Il y a long-temps que j'étudie les hommes, et je vous les livre comme l'espèce la plus ingrate que la nature ait formée. La jeunesse a trop de passions pour être reconnoissante, l'homme fait a trop d'ambition, et la vieillesse n'a plus de sensibilité. Le pauvre ne se souvient d'un bienfait que lorsqu'il en espère de nouveaux: le riche croit les acquitter tous avec de l'argent. Pour moi, j'ai renoncé à obliger, et je promets bien...»

Dans ce moment, la vieille gouvernante entra, faisant beaucoup d'excuses et autant de révérences; mais elle venoit avertir M. le curé qu'un habitant du village s'étoit blessé en coupant du bois, et qu'il demandoit à le voir. Notre bon curé sortit sans prendre garde seulement à la société qu'il avoit chez lui. Madame de Sponasi s'informa de la situation de cet homme; et ayant appris qu'il étoit chargé d'une nombreuse famille, elle remit pour lui une somme d'argent à la gouvernante. Le curé d'Orville reçut de ma bienfaitrice un adieu fort amical; je le priai de présenter mes regrets à mon cher Mentor, et nous remontâmes en voiture.

«J'aime assez ce prêtre, nous dit madame de Sponasi; et si j'avois à ma disposition la feuille des bénéfices, je lui donnerois sur-le-champ un évêché: il parle bien, et connoît mieux les devoirs de son état que les ecclésiastiques que j'ai jusqu'à présent rencontrés dans le monde. Il est vrai que je n'ai pas voulu le pousser trop fort; il faut ménager les bienséances: son fanatisme d'ailleurs m'a paru assez raisonnable.»

«Je me suis bien apperçu de votre intention, lui répondit Philippe; ordinairement vous avez la repartie plus vive.»

Madame de Sponasi observa, en riant, que, dans un presbytère, elle ne pouvoit décemment tenir tête à deux curés, et qu'en consentant à s'y arrêter pour m'obliger, elle s'étoit fait la loi de ne rien dire qui pût choquer celui qui l'habitoit; qu'elle ne savoit même pas comment la conversation s'étoit engagée sur un pareil sujet. Je le savois bien, moi; et la réflexion de madame de Sponasi, la flatterie de Philippe, me donnèrent une idée juste du caractère de ma bienfaitrice et de la manière dont son valet-de-chambre avoit acquis, de l'empire sur elle. Mais ce qui bouleversoit ma raison, ce qui m'occupoit même assez pour me faire oublier momentanément ma Rose jolie, c'étoit le fanatisme du curé d'Orville, que madame de Sponasi avoit trouvé assez raisonnable.

Un fanatisme raisonnable! Mes chers lecteurs, vous consentirez volontiers à me laisser réfléchir un peu sur cette expression: aussi-bien, de quoi vous entretiendrois-je? Des plaisanteries de ma bienfaitrice? Il n'en est pas une qui n'ait été répétée jusqu'à satiété. Des réponses de Philippe? Il rioit ou approuvoit, selon qu'il étoit sûr que le rire ou l'approbation conviendroit à sa maîtresse. Vous entretiendrois-je de ma douleur en m'éloignant de madame de Vignoral? Elle m'accabloit alors, je la croyois éternelle; et aujourd'hui, si je voulois me le rappeler, je serais obligé d'ouvrir quelques romans, et de copier le chapitre concernant le départ d'un héros. La voiture va bien: en attendant que nous arrivions, revenons, je vous prie, au fanatisme raisonnable du pauvre curé d'Orville.

Il n'est pas de sentiment vif qui ne puisse se changer en passion, point de passion qui ne puisse aller jusqu'au fanatisme. L'amour de l'humanité, la gloire, l'enthousiasme pour les arts, pour la vertu même, la philosophie, la religion, l'amour de la patrie, ont leur fanatisme: c'est alors que ces sentimens, destinés à faire le charme de la vie, le bonheur de la société, par leurs excès mêmes amènent un résultat contraire au but qu'ils s'étoient proposé. On pourroit en citer des exemples dans tous les genres; mais la moindre réflexion suffît pour se convaincre qu'il n'est pas de fanatisme raisonnable.

Pourquoi donc madame de Sponasi, qui avoit de l'esprit, s'étoit-elle avisée de réunir deux idées aussi contradictoires? Pourquoi, mes chers lecteurs? C'est que l'art de dénaturer les expressions les plus claires étoit déjà poussé si loin, que rien n'étoit plus commun que de raisonner sur tout et de ne s'entendre sur rien. Madame de Sponasi vouloit dire qu'elle trouvoit le zèle du curé d'Orville appuyé sur des raisonnemens solides: c'étoit sa pensée. Elle mit de la finesse dans la manière de la rendre, et ne s'en tira qu'en blessant le bon sens. Au reste, son mot fut répété; il fit fortune.

J'ai depuis entendu presque toujours confondre le fanatisme et la superstition, quoique rien ne soit plus distinct. Madame de Sponasi, par exemple, ne croyoit pas en Dieu; mais elle avoit une confiance sans bornes dans les tireurs de cartes: elle n'étoit pas fanatique; elle étoit superstitieuse.

On a vu plus d'une fois des furieux se mettre à genoux pour recevoir la bénédiction d'un prêtre qui leur ordonnoit d'aller massacrer leurs frères: c'étoit du fanatisme. On a vu aussi des furieux se mettre à genoux pour recevoir la bénédiction d'un prêtre qu'ils alloient égorger: c'étoit de la superstition. Le fanatisme étoit alors dans le sentiment qui les rendoit assassins, sans les empêcher d'être superstitieux.

Il est dix heures du soir; le fouet du postillon m'avertit que nous approchons du château. Nous y entrons; et, malgré ma douleur, je suis obligé de satisfaire l'appétit dévorant que la route a excité. À peine suis-je retiré dans mon appartement, que je m'abandonne...—Au désespoir?—Non, au sommeil le plus calme et le plus profond.—Ah! vous n'aimiez pas: peut-on dormir loin de l'objet qu'on aime?—Oui, mon cher lecteur: les romans disent le contraire; mais vous avez sans doute éprouvé qu'ils ont tort. Le romancier qui feroit mourir son héros de faim ou faute de sommeil, exciterait la risée générale. Il a bien soin d'observer que l'appétit abandonne le héros malheureux, que Morphée s'éloigne de ses paupières baignées de larmes; mais comme le héros malheureux n'en existe pas moins, il faut conclure que le roman a ses licences comme le poème épique. D'ailleurs, si, près de vous séparer de votre amie, vous ne voulez pas vous exposer à mourir d'insomnie ou d'inanition, tâchez, ainsi que moi, d'être initié au système de la philosophie de la nature, et vous entendrez bientôt cette mère attentive vous crier fortement: Rétablis l'équilibre.


CHAPITRE XV.

L'inquiétude.

En m'éveillant, je pensai à ma Rose jolie. Ah! si dans les longues journées qui péniblement s'écoulent loin de ce qu'on aime, il est des momens où l'absence paroît plus cruelle encore, n'en doutez pas, c'est lorsqu'après un sommeil réparateur les yeux s'ouvrent à la lumière. Je pourrois le prouver en développant avec art le système de madame de Vignoral. Je l'appelois, je soupirois, je pleurois; pleurs, cris, soupirs inutiles. Hélas! loin de jouir de sa présence, il falloit attendre vingt-quatre heures avant même de recevoir de ses nouvelles. Aura-t-elle la bonté de m'en donner? Vive comme je la connois, incapable de supporter la moindre contrariété, quand je gémis loin d'elle, ne croira-t-elle pas que je l'ai abandonnée de mon propre mouvement? Partir sans la voir, c'étoit un crime; je m'accusois de trop de condescendance pour les volontés de madame de Sponasi: j'aurois dû tout risquer pour lui dire adieu.

Je ne cherchois pas à me trouver avec Philippe; je lui en voulois. Sans en avoir aucune certitude, j'aurois juré que je lui avois l'obligation de ce beau voyage. De quoi se mêloit-il? que lui importoit ma santé? Si je trouvois mon bonheur à pâlir, maigrir, perdre mes forces, s'en portoit-il moins bien? Avoit-il fait à ma bienfaitrice une confidence qu'il m'avoit plutôt arrachée qu'il ne l'avoit obtenue? De quel droit disposoit-il de mes secrets et de la réputation d'une femme que j'idolâtrois? Oui, Philippe, je vous en voulois beaucoup; et, pour me venger, je cherchois à m'établir auprès de madame de Sponasi, de manière à pouvoir me passer de vos secours, qui me devenoient importuns: je lui fis la cour, en entrant de moitié dans la guerre qu'elle avoit déclarée au ciel; nous combattîmes tous deux avec une vigueur d'autant plus grande, que, n'ayant personne pour rompre nos lances, nous étions sûrs de la victoire. Quel courage nous déployâmes dans la première soirée que, nous passâmes ensemble! Ce qui m'étonnoit, étoit de me trouver autant d'esprit que ma bienfaitrice. J'ignorois alors combien peu il en faut pour être méchant, plaisant et satyrique, quand on tourne en dérision ce qu'il y a de plus respectable dans le monde. La facilité du succès dans ce genre suffiroit seule pour en dégoûter.

Le lendemain, M. Philippe m'apporta une lettre; il avoit, en me la présentant, un air moitié satisfait, moitié railleur, qui me déplut singulièrement. La lettre étoit de ma Rose chérie; j'avois reconnu l'écriture, et mon cœur avoit tressailli. Je brûlois de la lire; mais M. Philippe restoit là, et je n'aurois pas voulu seulement rompre le cachet en sa présence. Je voyois bien qu'il desiroit que je me confiasse à lui: je n'en avois nulle envie; au contraire. Il tournoit dans ma chambre; mais il ne s'en alloit pas. Le rouge me montoit au visage, je m'impatientois; j'allois éclater quand je le vis prendre un siége et s'asseoir. Ce qui auroit dû me pousser à bout fut positivement ce qui me déconcerta; je posai la lettre sur une table, et je m'assis à mon tour avec beaucoup de tranquillité.

«L'épreuve est terrible, me dit-il aussitôt en se levant. Je ne me repens pas de l'avoir tentée; mais je jure de ne plus m'y exposer. Avouez, monsieur, que vous avez été au moment de vous emporter contre moi.—Oui, Philippe.—Si vous saviez... Monsieur Frédéric, je vous le répète, si jamais vous me méprisez, vous me rendrez le plus malheureux des hommes.—Philippe, je pourrai avoir intérieurement de l'humeur contre vous; mais vous mépriser, mépriser celui qui, depuis mon enfance, a veillé sur ma destinée, ah! jamais. Pourquoi me tourmentez-vous, Philippe, vous qui autrefois ne pensiez qu'à mon bonheur?—Depuis que vous existez, c'est la seule chose qui m'occupe. Vous ne le croyez pas en ce moment; le jour viendra où vous me remercierez. Mais je vous laisse; vous devez être pressé d'ouvrir cette lettre.

Il sortit. La lettre étoit là devant mes yeux; eh bien! je n'étois pas pressé de l'ouvrir. «Si vous saviez, avoit-il dit, et il s'étoit arrêté. Ce peu de mots m'avoit rappelé le mystère qui enveloppe ma naissance, et toutes les conjectures que j'avois formées. Ces pensées tumultueuses, cette incertitude dévorante, venoient de chasser jusqu'au souvenir de madame de Vignoral, comme l'amour, quelques instans auparavant, avoit anéanti le souvenir des obligations que je devois à Philippe. L'impossibilité de fixer mes idées, plus que toute autre cause, me ramena insensiblement à la lettre; et, par un effet bien naturel encore, la lecture de la lettre chassa toutes les pensées qui m'absorboient deux minutes avant.


rose à frédéric

«Non, Frédéric, vous ne m'aimez plus; je le disois avec raison, je le répéterai sans cesse. Partir sans savoir si je le voulois, sans me voir, sans s'informer si j'aurois la force de supporter ton absence, c'est une cruauté dont je ne te croyois pas capable. Tu m'écris que tu as craint de me compromettre; que signifie cette crainte? me compromettre auprès de qui? La nature ne m'a-t-elle pas créée libre? Il falloit tout braver pour venir me dire adieu; je ne t'aurois pas laissé partir. Mais tu voulois me fuir, me livrer au désespoir; tu as réussi. En recevant ta lettre, je me suis mise en colère; j'ai crié, j'ai pleuré: maintenant je suis malade, bien malade, mais sérieusement malade. Tu veux que je t'écrive à tous les instans; je n'ai pas même la force de finir cette lettre: peut-être serai-je morte quand tu la recevras; je n'ai jamais été aussi mal. Frédéric, tu te reprocheras toute ta vie d'avoir conduit au tombeau ta Rose hier encore jolie, aujourd'hui languissante. Adieu. Si c'étoit pour toujours!»


Quelle lettre! je pensai devenir fou en la lisant; et pendant une heure je ne fis rien autre chose que la lire. Pauvre Rose! malade de mon départ, peut-être morte!—Oh! cela n'est pas possible.—Elle m'aime tant cependant; qu'y auroit-il d'extraordinaire qu'une douleur profonde la conduisît au tombeau?—Prenez garde, Frédéric; c'est ici l'amour-propre qui grandit le pouvoir de l'amour.—Non, mon cher lecteur; Rose est malade, Rose craint de mourir; elle le dit: et Rose peut être vive, emportée, inconséquente; mais Rose est incapable de trahir la vérité. Pourquoi suis-je parti? que ferai-je? Dans le trouble où je suis, il m'est impossible de prendre une résolution. Je tombe anéanti sur un fauteuil, j'arrose des pleurs les plus amers le billet de ma Rose languissante; je suffoque, la respiration me manque entièrement. Je veux relire encore cette lettre terrible; les larmes dont elle est couverte, celles qui roulent dans mes yeux, ne me permettent plus de distinguer un seul mot. Je me lève, je marche avec autant de précipitation que si chaque pas devoit me rapprocher d'elle; épuisé de fatigues, je reviens tomber à la même place, et je me fixe enfin au seul parti que j'avois à prendre, celui de répondre à Rose assez vite pour que ma lettre partît le jour même: l'heure pressoit. J'écris:

«Je ne pourrois survivre à ma Rose; par pitié pour moi, qu'elle ne meure pas. S'il lui est impossible de supporter une absence qui m'accable autant qu'elle, n'est-elle pas la maîtresse de l'abréger? Qu'elle écrive, Reviens, Frédéric; et Frédéric, qui n'a de volontés que celles de Rose, oubliera tout, bravera tout, pour voler auprès d'elle».

Je ferme mon billet, je descends; j'ordonne au premier domestique que je rencontre de monter à cheval, et d'arriver assez tôt à Orléans pour que ma lettre parte par le courier du jour: mon ordre paroît l'étonner; j'y joins les prières les plus pressantes, j'y ajoute l'argument que Philippe m'avoit tant recommandé. Le domestique me comprend si bien, qu'il m'assure qu'il n'en dira rien à madame la baronne.—«À personne, mon ami?—Non, monsieur, à personne». Je l'accompagne à l'écurie, je le vois monter à cheval; il part: je sors derrière lui par la grille du château; je le suis des yeux autant que ma vue peut s'étendre; mon cœur palpitoit avec la plus grande violence. Au moment où je cessai de le voir, je devins plus tranquille. Pourquoi cela? Rose étoit-elle hors de danger? Non, sans doute; mais la crainte de ne pouvoir faire partir ma lettre, étoit la dernière qui m'avoit fortement agité, et en la perdant je sentis diminuer toutes les autres. Cela n'est pas raisonnable, j'en conviens, et pourtant cela arrive toujours ainsi. Qui prétendroit soumettre toutes ses sensations au calcul de la raison, deviendroit fou, ou cesseroit bientôt de sentir. L'instinct de notre conservation se joue de nos plus grandes douleurs par les distractions les plus légères. Si ce n'est pas un bienfait de la Providence, qu'on me dise à qui nous devons l'attribuer.

Le domestique revint une heure après; je l'attendois sur la route. «Les paquets étoient-ils fermés?—Non, monsieur.—Ma lettre partira?—Oui, monsieur; je l'ai remise moi-même au bureau; je l'ai vu ranger parmi celles que l'on comptoit; je l'ai vu timbrer.—Merci, mon ami.—C'est moi, monsieur, qui vous dois des remerciemens.»

Il se trompoit; j'étois véritablement son obligé. Chacun des détails qu'il m'avoit donnés, avoit augmenté mes motifs de consolation. Ma lettre, jetée simplement dans la boîte, n'eût pas fait sur moi le même effet que ma lettre remise au bureau, comptée pour partir, et, qui plus est, timbrée. Les passions violentes ont aussi leur superstition: fasse le ciel que les raisonneurs n'essaient jamais de nous en guérir!

J'étois triste, mais assez calme pour pouvoir cacher à tous les yeux le chagrin que j'avois éprouvé.—Vous ne l'éprouviez donc plus? me demande le lecteur étonné.—Voyons, expliquons-nous. Croyez-vous que je fasse un roman, ou que je vous raconte une histoire véritable?—Mais jusqu'à présent rien ne paroît au-dessus de la vérité.—Eh bien! mon cher lecteur, souffrez donc que je continue à parler son langage.

Le défaut de la plupart des écrivains est d'exalter tous les sentimens, au point que lorsque nous nous trouvons dans des circonstances pareilles à celles dont nous avons lu les détails, et que nous comparons nos sensations à celles dont on nous a fait la peinture, nous sommes indignés de notre légéreté. J'ai vu bien des gens affligés, s'affliger encore plus de ce qu'ils ne l'étoient pas davantage. On s'accuse d'insensibilité, on s'en veut d'éprouver quelques consolations; on combat contre la nature, qui, combattant à son tour, s'obstine à nous envoyer des distractions que nous nous obstinons à repousser. On se trompe sur l'étendue de son chagrin, et, de cette première hypocrisie, on passe bientôt à une plus grande, qui est de vouloir tromper les autres sur le même sujet. C'est ainsi que l'on ajoute à la longueur de ses chaînes, sans penser que presque toujours les méchans se chargent de les secouer et de nous en faire sentir la pesanteur. Voyez les enfans; leurs chagrins sont plus vifs, mais plus passagers que les nôtres. Quelle différence! dira-t-on. Je n'en vois qu'une. L'enfant pleure jusqu'à ce qu'il ait obtenu ce qu'il desire, ou qu'un autre objet le lui ait fait oublier; l'homme, à tous égards, fait de même: mais dans la douleur de l'enfant, il n'y a que de la douleur; elle passe: dans la douleur de l'homme, il y a souvent du plaisir et de l'amour-propre à s'en nourrir; elle dure.

J'étois inquiet, je le répète, mais assez calme pour cacher à tous les yeux le chagrin que j'avois éprouvé. Je comptois tout bas les heures qui devoient s'écouler jusqu'à la réponse de ma Rose bien aimée. Deux jours se passèrent, et la réponse n'arriva pas. C'est alors que mon état devint insupportable. Pourquoi Rose ne m'avoit-elle pas écrit? Si je voulois rappeler toutes les manières dont je répondois à cette question, deux volumes ne suffiroient pas. Rose est malade, Rose est peut-être morte. Que sais-je si l'on ne se permet pas d'intercepter mes lettres? Qui? Madame de Sponasi? Philippe? Non, c'est une infamie dont ils sont incapables. Ah! ciel, si mon dernier billet étoit tombé dans les mains de M. de Vignoral! Imprudent que je suis! Je devois l'envoyer sous enveloppe à Florvel. Quoi! ce n'est pas assez d'avoir plongé dans le désespoir ma Rose chérie, il faut encore que je la livre à la colère d'un époux outragé! Cet époux est philosophe, il est vrai; et la philosophie offre tant de ressources contre les maux inséparables de la vie! D'ailleurs madame de Vignoral ne souffre pas qu'on s'arroge le droit de censurer sa conduite: la nature ne l'a-t-elle pas créée libre de ses actions? Pourquoi donc ne m'a-t-elle pas écrit? Je me fis la même question jusqu'au lendemain. Le lendemain, point de lettre encore. Il n'en faut plus douter, Rose est flétrie par le chagrin; elle est languissante, sans forces. Hélas! elle n'en conserve sans doute que pour m'accuser. Je partirai, j'irai recevoir son dernier soupir et mourir avec elle. Je m'arrêtai à cette résolution.

Fin du tome premier.



FRÉDÉRIC,

TOME SECOND.


CHAPITRE XVI.

Didon.

Avec quelle impatience j'attendis la nuit! Elle vint; mais jamais madame de Sponasi n'avoit moins senti le besoin de se livrer au sommeil. À minuit, je fus obligé de prétexter une incommodité pour obtenir la permission de me retirer. Je ne mentois pas, j'avois une fièvre violente. À trois heures du matin, j'examine si tout est tranquille dans le château; j'en sors, je vais à pied jusqu'à la ville: là, je prends la poste à franc étrier, et me voilà sur la route de Paris, jurant après les chevaux, payant bien les postillons, et prenant pour toute nourriture de grands verres d'eau fraîche qui n'appaisoient pas la soif ardente qui me dévoroit.

À six heures après midi, j'arrive à la barrière d'Enfer; je fais galoper mon cheval jusqu'à la poste, au risque d'écraser les passans; je prends un fiacre, je lui donne l'adresse de M. de Vignoral, je me place dans sa lourde voiture, et des larmes brûlantes viennent sécher sur mes joues. «Ô ciel! me disois-je, que vais-je apprendre? Rose aimée la voix de ton Frédéric arrêtera-t-elle ton ame prête à s'échapper? Ah! si j'avois pris la résolution d'accourir dans ses bras aussitôt que je reçus sa lettre, mon sort seroit décidé; Rose vivroit encore. Elle avoit raison, je ne l'aimois pas comme elle méritoit de l'être; mais j'appaiserai ses mânes par le sacrifice d'une vie qui lui appartenoit. Oui, ma Rose chérie, si tu as succombé à la douleur, Frédéric ne te survivra pas.»

La voiture arrête; je me précipite sous la porte cochère. Au bas de l'escalier, je rencontre madame Leblanc. «Oh! madame Leblanc, lui dis-je en tremblant, comment se porte votre maîtresse?—Assez bien, monsieur.—Ah! tant mieux. Puis-je la voir?—Non, monsieur, elle est sortie.—Sortie, madame Leblanc!—Oui, monsieur; elle est à l'Opéra». La force m'abandonne; je m'assieds sur l'escalier, en répétant: à l'Opéra?

«Qu'avez-vous donc? me dit madame Leblanc; vous avez l'air malade.—Ce n'est rien... Je me meurs... Aidez-moi, je vous prie, à gagner mon appartement.—Soutenez-vous donc, vous allez tomber et m'entraîner avec vous.—Oui, madame.—Mais vous avez une fièvre de cheval: d'où venez-vous dans un état pareil?—D'Orléans, madame Leblanc, pour voir votre maîtresse, que je croyois morte, et qui est à l'Opéra.—Pauvre enfant! Et pourquoi donc se faire des idées pareilles?—Est-ce que madame de Vignoral n'a pas été malade?—Non.—Quoi! m'écriai-je, elle n'a pas été malade?—Ne vous agitez donc pas ainsi; on croiroit que vous avez le transport. Attendez: je me rappelle que le jour de votre départ elle nous fit tous enrager, que le soir elle se mit au lit plutôt qu'à l'ordinaire, qu'elle ne parloit que de mourir, qu'on envoya chercher le médecin, et que le lendemain matin elle se portoit très-bien. Couchez-vous, monsieur; vous en avez plus besoin qu'elle.—Oui, madame Leblanc.—Voulez vous prendre quelque chose?—Comme il vous plaira.—Je vais descendre; dans cinq minutes je vous apporterai tout ce qu'il vous faut.—Oui, madame.—Voulez-vous qu'on aille avertir le docteur?—Oui, madame.—Sans doute, le pauvre enfant est véritablement fort mal». Elle descendit.

Je ne sais si j'avois le transport; mais il m'étoit impossible de rester en place. J'essayai alternativement tous les siéges; pas un seul ne me convenoit. Je finis par me jeter sur mon lit, où je me livrai à des extravagances que je n'oserois rapporter. J'avois aux oreilles un bourdonnement qui augmentoit progressivement, et qui ne cessoit, en se brisant avec un fracas épouvantable, que pour me faire entendre ces mots: à l'Opéra. Le bourdonnement recommençoit aussitôt, et finissoit encore par me laisser distinguer le même refrain: à l'Opéra. Ma tête étoit si lourde, que je n'avois pas la force de la changer de place, quoique je me persuadasse que ce changement suffiroit pour éloigner les importuns qui me crioient sans cesse: à l'Opéra.

Le portier entra dans ma chambre pour me dire que le cocher s'impatientoit, et demandoit jusqu'à quelle heure je le garderois. «Il est encore là?—Oui, monsieur». Je me lève, je cours les escaliers, je monte dans la voiture. «Où allons nous, mon bourgeois?—À l'Opéra.»

Nous arrivons. Je saute à bas de la voiture, j'entre; on me demande mon billet—«Ah! c'est vrai; je l'avois oublié». Je me retourne, et je vois le cocher qui, courant après moi, me crioit: «Monsieur! monsieur! vous ne m'avez pas payé.—Ah! c'est vrai; je l'avois oublié.—Et votre chapeau, monsieur?—Est-ce qu'il n'est pas dans la voiture?—Non, mon bourgeois.—En ce cas, je l'ai donc oublié.»

Je paye le cocher, je prends un billet de parterre, et me voilà à droite, cherchant des yeux la loge où pouvoit être madame de Vignoral: mais sans me donner le temps d'examiner, je passe à gauche pour la chercher de nouveau; je ne l'apperçois pas encore. Je retourne à droite. Je ne sais combien de fois je fis ce manége. Enfin je la vis aux secondes, positivement en face de la porte par laquelle j'étois d'abord entré.

Ah! Rose! Rose! pourquoi te trouvois-je plus jolie que jamais? Tu étois pourtant avec le cavalier de ta société sur lequel je t'avois montré le plus de jalousie; tu lui parlois de cet air aimable que tu ne devois avoir qu'avec ton Frédéric. Je t'examinois, perfide; je te vis rire aux éclats: de rage je détournai les yeux, je les portai sur le théâtre, et je considérai l'infortunée Didon, qui se poignardoit sur un bûcher en apprenant le départ de celui qu'elle aimoit. «Malheureuse princesse! m'écriai-je tout haut, dans le siècle où tu vécus, on ne connoissoit donc pas la philosophie de la nature?—Tout cela est fabuleux, me répondit mon plus proche voisin, croyant sans doute que je voulois entamer la conversation; on ne se tue de désespoir que sur le théâtre ou dans les romans». Je n'étois pas en train de parler, je sortis; et prenant une voiture, je me fis reconduire chez moi, où je me mis au lit, recevant sans mot dire les réprimandes de madame Leblanc, buvant sans souffler la tisane qu'elle me présentoit, la suppliant seulement d'avertir sa maîtresse de mon arrivée, aussitôt qu'elle rentreroit. Elle rentra; madame Leblanc courut lui apprendre que j'étois à Paris, malade, au lit, que je demandois en grâce à lui parler, et revint me dire que sa maîtresse me conseilloit de dormir jusqu'au lendemain, et que nous déjeûnerions ensemble.

Je ne sais si ce fut pour obéir à madame de Vignoral, mais je dormis effectivement; il est vrai que ce fut d'un sommeil si pénible, qu'en m'éveillant j'étois, je crois, plus fatigué que la veille. Cependant la fièvre avoit cessé, et je me sentois de l'appétit. Je mangeai en attendant le déjeûner de Rose. En mangeant, je me demandai ce que je lui dirois; et j'avoue que je souhaitois alors aussi ardemment d'être à trente lieues d'elle, que j'avois desiré de m'en rapprocher. Elle me fit inviter à descendre. J'avois assez l'air d'un coupable que l'on conduit devant son juge.

Comme vous êtes changé! me dit-elle en me voyant.—Vous l'êtes cent fois plus que moi, lui répondis-je avec colère (ce fut le premier effet que sa vue fit sur moi).—Vous me trouvez réellement changée? Je me porte bien cependant.—Si j'avois votre légéreté, votre insouciance, votre inhumanité...—Frédéric, pensez-vous à ce que vous me dites?—Perfide! pensez-vous à la manière dont vous vous conduisez avec moi?—Monsieur, je vous prie, expliquons-nous de sang froid. Qu'avez-vous à me reprocher?—Ce que j'ai à vous reprocher! Où étiez-vous hier?—À l'Opéra.—Avec qui?—Vous dois-je compte de mes actions?—Si elles étoient pures, vous oseriez les avouer.—Frédéric, vous abusez de ma patience.—Et vous, de ma crédulité, de mon amour. Rose, lisez cette lettre que vous m'avez écrite; la voilà, baignée de mes pleurs. Vous me trompiez donc?—Non, monsieur, dit-elle en prenant la lettre, qu'elle ne me rendit pas; je vous jure qu'en l'écrivant je cédois aux mouvemens les plus naturels. Votre départ a pensé me faire mourir. Est-ce ma faute à moi si je suis incapable de supporter la contrariété, et si toutes les émotions violentes me guérissent des sentimens qui les ont occasionnées?—Vous ne m'aimez donc plus?—Non, Frédéric. Vous connoissez ma franchise; il me seroit impossible de vous tromper, de me tromper moi-même: il ne faut pas vaincre la nature.—Et moi, puis-je vaincre l'amour que vous m'avez inspiré? Puis-je cesser...—Oui, Frédéric, vous cesserez d'avoir de l'amour pour moi, et nous conserverons l'un pour l'autre beaucoup d'amitié.—Jamais.—Vous le croyez aujourd'hui; mais le temps, la nature...—La nature! m'écriai-je, la rage dans le cœur; la nature! Pensez-vous qu'avec ce mot, qui briseroit la patience d'un ange, il n'est pas de femme sans foi, il n'est pas de monstre, quelque dépravé qu'on le suppose, qui ne pût justifier les crimes les plus atroces...—Frédéric!—la conduite la plus scandaleuse...—Frédéric!—les vices les plus bas.—Monsieur, dit-elle en se levant, vous m'insultez.»

Quand une femme qui a été la vôtre vous dit que vous l'insultez, il est certain que vous lui reprochez ce qu'elle ne veut pas entendre, ce qu'elle ne peut justifier; alors le meilleur parti est de se taire: ce fut celui que je pris. Je remontai chez moi, où, dans ma colère, je m'expliquai avec tant d'énergie, que si madame de Vignoral m'eût entendu, elle auroit pu répéter avec plus de raison que je l'insultois. Je m'habillai dans l'intention d'aller épancher mon cœur dans le sein de mon ami Florvel. Comme j'allois sortir, on vint m'avertir que M. de Vignoral me demandoit. Je me rends à son cabinet; je le trouve.... avec son épouse.

«Pourriez-vous, me dit-il, m'expliquer ce qui se passe d'extraordinaire chez moi? Vous arrivez à Paris sans que j'en sois prévenu; vous descendez dans ma maison sans me faire avertir; vous voyez ma femme un instant, et elle accourt aussitôt m'apprendre qu'il lui est désormais impossible de vivre sous le même toit que vous. J'espère que vous me direz tout ce que cela signifie.—C'est madame qui est venue se plaindre à vous, monsieur?—À qui donc voulez-vous qu'elle se plaigne quand on lui manque?—Est-ce madame aussi qui vous a dit que je lui avois manqué? Monsieur, je n'aime pas qu'on me réponde en m'interrogeant. Puis-je savoir ce que vous êtes venu faire à Paris?—Un voyage bien inutile, monsieur.—Ce n'est pas là une réponse.—Ce n'en est pas moins la vérité. Madame de Sponasi apprend qu'une de ses amies est malade; elle écrit, et n'en reçoit point de nouvelles: l'inquiétude l'agite, elle m'engage à partir. Je prends la poste, je cours sans m'arrêter, sans rien prendre, quoique j'eusse la fièvre. J'arrive chez l'amie de madame de Sponasi; tremblant, je m'informe de sa santé; on me dit qu'elle est à l'Opéra. Cela me paroît si bizarre, que je n'en veux rien croire. Malgré la fatigue et l'accablement que j'éprouvois, je vais moi-même à l'Opéra; j'y vois cette femme que l'on croyoit aux portes du tombeau, fraîche comme une rose humectée des pleurs de l'aurore, gaie comme une jeune fiancée villageoise; je crois même qu'elle en étoit aux accords. N'est-ce pas là faire un voyage inutile? Je m'en rapporte à vous, monsieur.—Madame de Sponasi est une folle de vous faire courir la poste pour si peu de chose, me répondit M. de Vignoral avec impatience.—Je suis de cet avis, ajouta son épouse en riant: mais elle ne savoit sans doute pas que Frédéric avoit la fièvre; sans cela, elle serait inexcusable.—C'est là son moindre tort, m'écriai-je en la regardant avec humeur.»

J'aurois dû avoir plus d'empire sur moi. Madame de Vignoral, charmée de la manière dont j'évitais de la compromettre, lorsque, dans son premier mouvement, elle avoit oublié qu'une femme ne doit jamais se plaindre à son mari des torts de son amant, ne rioit sans doute que de l'adresse avec laquelle je réparois son inconséquence; mais ce rire m'avoit choqué, et ma réplique, plus encore mon regard, lui rendirent sa colère. Elle s'empressa de répliquer:

«Les torts d'une femme qui a eu des bontés pour vous, quelque grands que vous les supposiez, ne pourraient vous autoriser à l'insulter; et lorsque votre colère retombe sur moi, qui ne suis pour rien dans cette affaire, j'ai droit d'en être offensée. Point d'explications, monsieur; je ne les aime pas. Je vous avertis que je n'ai point de rancune; heureusement la nature m'a donné un caractère éloigné de tout esprit de vengeance: mais je sens qu'il me seroit désormais très-désagréable de vivre dans la même maison que vous.»

Le grand homme assura son épouse qu'il lui en coûteroit d'autant moins de la satisfaire, qu'il ne pouvoit se dissimuler que je n'avois aucune aptitude aux sciences, que tous mes goûts étaient frivoles; en un mot, que, malgré ses conseils, il ne doutoit pas que je ne fusse subjugué par quelque coquette qui m'avoit dégoûté de la philosophie. «Oh! oui, me disois-je tout bas, de la philosophie de la nature.»

«Vous m'avez entendu, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi.—Monsieur, je ne suis pas entré chez vous de ma propre volonté; j'espère que vous n'oublierez pas que c'est à madame de Sponasi qu'il faut vous adresser.—Et si cela alloit lui faire perdre l'amitié de sa bienfaitrice? s'écria madame de Vignoral. Je n'y avois pas pensé.»

J'y avois réfléchi, moi; mais j'étois plus pressé de m'éloigner de la perfide Rose, qu'elle ne l'étoit d'être séparée de Frédéric. Je les saluai, et je me rendis bien triste chez mon ami Florvel. Je lui contai mes peines; il commença par rire du destin qui me faisoit courir la poste pour voir ma maîtresse à l'Opéra, en recevoir mon congé, me brouiller avec un philosophe, risquer de perdre ma santé et la protection de madame de Sponasi: il finit par me plaindre, en m'assurant que son amitié me resteroit, à quelque événement que ce fût. Nous consultâmes ensemble ce que j'avois de mieux à faire.


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