← Retour

Frédéric

16px
100%

CHAPITRE XVII.

Le retour.

Ce qu'il y avoit de mieux à faire sans doute, étoit de retourner sur mes pas aussi vîte que j'étois venu: le temps, qui affoiblit tout, ne pouvoit qu'ajouter au tort de mon absence. J'hésitois; Florvel me décida. Nous cherchâmes long-temps ce que je dirois à madame de Sponasi: il faut croire qu'il n'y avoit nulle excuse valable à mon brusque départ, car nous n'en trouvâmes pas. Nous prîmes le parti d'abandonner beaucoup au hasard, qui l'emporte souvent sur les meilleures combinaisons: mais le bien qu'il fait, la vanité humaine s'en empare, et le met sur le compte de la prudence, de l'adresse et du génie; pour le mal, c'est toujours le hasard qui le cause. J'étois trop inquiet, moi, pour n'être pas modeste, et j'aurois volontiers promis un temple à la Fortune, pour qu'elle me tirât d'embarras.

Florvel me donna un billet pour ma bienfaitrice, me laissant libre de le garder ou de le remettre, suivant les circonstances. Voici ce qu'il contenoit:

«Madame, Frédéric n'est venu à Paris que pour me rendre un service important. L'excès de son amitié pour moi est sa seule excuse auprès de tous; ne lui demandez aucun détail, il ne pourroit vous en donner sans trahir un secret qui m'appartient. Je suis si honteux d'avoir disposé de ses momens sans votre aveu, que je n'ose compter sur votre indulgence.

«Madame de Florvel vous présente ses respects.»

C'étoit bien peu de chose qu'un billet pareil; mais enfin c'étoit quelque chose, et, dans le malheur, on fait ressource de tout. Florvel étoit lui-même si jeune, que ma sagesse n'acquéroit pas grande valeur par sa caution; il est vrai qu'il étoit marié, qu'il vivoit parfaitement d'accord avec son épouse, et que cette double circonstance lui donnoit une considération qu'on eût refusée à son âge. Il me rassura par ses paroles, et plus encore par l'offre de sa maison, si ma bienfaitrice usoit à mon égard de trop de sévérité. Il ne le craignoit pas, parce qu'il voyoit en moi, ainsi que je le lui avois dit, un parent de madame de Sponasi; moi, je craignois beaucoup, parce que j'ignorois à quel titre elle s'intéressoit à moi. Mais j'étois obligé de dissimuler ce motif d'inquiétude.

Je repris la poste, après avoir calculé le temps de manière à arriver au château avant que personne fût levé. Je fis en route beaucoup de réflexions si sages, que j'aurois défié Philippe de m'en offrir de meilleures. Mon cher Philippe! c'étoit sur lui que je comptais; aussi étois-je bien décidé à lui tout avouer, et même à recevoir ses remontrances avec la plus entière soumission.

J'entrai chez lui; il m'embrassa, ne voulut entendre aucune explication qu'il ne m'eût conduit dans ma chambre, et vu mettre au lit: alors il prit un siége, et m'écouta sans me faire d'autres observations que celles qui pouvoient le rassurer sur ma santé.

«Si vous m'eussiez consulté, me dit-il lorsque j'eus fini, je vous aurois évité un voyage et bien du chagrin; mais, à votre âge, il est tout naturel de ne prendre avis que de sa tête ou de son cœur. L'expérience que vous venez d'acquérir ne sera pas perdue, je l'espère. Si madame de Sponasi n'avoit montré que de la colère, je tremblerois pour vous; mais je l'ai vue chagrine, et cela me rassure. Ce qui me rassure encore davantage, c'est que votre voyage n'a pas été heureux: elle vous en voudroit de l'avoir abandonnée, si le plaisir eût suivi vos pas; vous n'avez eu que des peines, elle vous pardonnera: tel est le cœur humain. Je la préviendrai de votre retour. Apprêtez-vous à lui faire un récit naïf de votre aventure; présentez-vous plus affligé, plus humilié, plus dupe même que vous ne l'êtes, et vous lui inspirerez tant de pitié, qu'elle ne gardera pas la moindre rancune.»

«Quoi! Philippe, vous voulez que je sacrifie la réputation de madame de Vignoral? Malgré ses torts, je ne m'y résoudrai jamais.»

«Que vous êtes enfant» me répondit-il, de penser à la réputation d'une femme qui, je vous assure, n'y pense pas elle-même, et qui d'ailleurs vous a mis dans la nécessité d'entrer en explication! Madame de Sponasi recevra une lettre de M. de Vignoral; cette lettre vous accusera d'ineptie, de paresse; que sais-je? elle peut vous perdre auprès de votre bienfaitrice, si vous ne lui montrez pas d'avance le motif qui l'aura dictée. Je vous le répète, c'est par un aveu plein de franchise, c'est en donnant à votre voyage plus d'originalité qu'il n'en a, que vous rentrerez en grâce. Persuadez-vous bien qu'on ne doit de sacrifices à la réputation d'une femme que dans la proportion de l'intérêt qu'elle met à la conserver, et qu'aujourd'hui cet intérêt est si petit... Dormez, et je viendrai vous avertir quand on voudra vous voir.»

Je réfléchis que Philippe avoit raison. Non seulement il falloit excuser mon départ, mais aussi le congé que me donnoit le grand homme; il falloit convenir que j'étois un sot, ce qui est assez humiliant; il falloit renoncer à l'idée que ma protectrice s'étoit faite de mes dispositions à la philosophie, ce qui devenoit très-dangereux, ou dire la vérité. Quand la vérité se trouve d'accord avec notre amour-propre et nos intérêts, il seroit bien mal-adroit de mentir; ce fut ma conclusion. Elle étoit d'autant plus naturelle, que Philippe m'avoit fait entendre que ma bienfaitrice connoissoit assez ma liaison avec madame de Vignoral, pour avoir deviné le motif de mon voyage à Paris.

Philippe vint me chercher trop tôt, car il me réveilla. Pour retarder l'explication, j'observois l'indécence de me présenter chez madame de Sponasi en robe-de-chambre; vain prétexte! il exigea que je le suivisse. «Sa curiosité est en mouvement, me dit-il; elle brûle de vous voir.—Est-elle bien en colère, Philippe?—Elle rit de tout son cœur, mais elle m'a bien défendu de vous le dire. Il y a un quart d'heure que vous seriez chez elle, si elle ne m'avoit retenu jusqu'à ce qu'elle ait pu se composer un air assez sérieux pour vous recevoir. Attendez-vous à un abord froid, à quelques réflexions sévères; mais ne vous épouvantez pas.»

Philippe avoit beau dire, je n'étois pas rassuré, et je me laissai conduire plutôt que je n'allai. Lorsque j'entrai, madame de Sponasi me regarda, et détourna la tête aussitôt. Je restois debout, attendant toujours qu'elle me fixât de nouveau, ou qu'elle me fît signe d'approcher; mais elle évitoit de me regarder, elle évitoit même que je pusse la voir. Cette situation dura plus de deux minutes, qui me parurent bien longues. Je tressaillis en la voyant se lever avec vivacité, et se tourner vers moi.

«Monsieur», me dit-elle avec colère... puis elle se laissa tomber sur son fauteuil en riant aux éclats. Philippe en fit autant, et je les imitai sans trop savoir pourquoi. Madame de Sponasi s'écrioit de temps à autre: «Il la croyoit morte, et elle étoit à l'Opéra»! Puis elle recommençoit à rire, et en riant elle crioit de nouveau: «À l'Opéra!.... On donnoit Didon.... Frédéric.... contez-moi donc cela...» Et lorsque je voulois parler, les éclats de rire partoient avec une nouvelle force.

Tout finit, la gaieté malheureusement plus vite que toute autre chose; nous reprîmes chacun le décorum de notre situation, madame de Sponasi un aspect sérieux, Philippe un air insignifiant, et moi la mine d'un écolier pris en faute: mais si le sérieux de ma bienfaitrice l'abandonna encore, ce fut pour faire place à un intérêt si vif, qu'il me pénétra. Elle remarqua ma pâleur, et s'informa de ma santé avec tant de bonté, que je sentis croître la reconnoissance qui m'attachoit à elle. Elle fit signe à Philippe de nous laisser seuls.

«Vous avez l'air de souffrir, Frédéric, me dit-elle; parlez-moi franchement: est-ce le procédé de madame de Vignoral qui vous afflige, ou la crainte de perdre mon amitié?»

«J'ai mérité, madame, que vous doutiez de l'attachement respectueux que j'ai pour vous; mais il est tel, que rien, dans mon cœur, ne peut le balancer. Assurez-moi que vous ne m'en voulez pas, et ma joie vous prouvera que je ne regrettais que votre amitié.»

«Il faut donc vous pardonner, car je ne peux vous voir si abattu sans vous plaindre; mais ne vous y trompez pas, c'est pour ménager ma sensibilité que je veux vous remettre en paix avec vous-même. Pour vous, vous ne méritez pas...» Elle me tendit la main, et je la baisai avec attendrissement. Il y avoit tant de douceur, d'amabilité dans cette manière de m'accorder mon pardon, que j'en étois touché jusqu'aux larmes.

«Vous n'êtes plus un enfant, Frédéric, et je rougirois d'employer à votre égard un autre langage que celui de la raison. Je veux que vous ayez de l'amitié pour moi: vous m'entendez, c'est de l'amitié que j'exige; je vous crois le cœur trop grand pour ne chercher à me plaire que dans l'attente de mes bienfaits. Si j'en doutois un seul instant, je ferois dès aujourd'hui pour vous ce que je prétends faire avec le temps. Libre de tout espoir, vous le seriez de toute reconnoissance, si elle vous étoit pénible; je préférerois l'ingratitude démasquée à un sentiment affecté qui dégraderoit votre ame. Voilà ma manière de penser; et je vous la dis, parce que je suis persuadée que vous êtes fait pour l'entendre. Suivez plutôt vos passions qu'un sordide intérêt; mais soumettez vos passions à vos devoirs. Mon ami, la jeunesse passe vîte; on ne la regretteroit peut-être pas si le calme arrivoit avec l'âge: mais, dans les hommes sur-tout, ce calme est bien triste quand il tient à l'épuisement. Modérez vos passions, mais ne les éteignez point par un abus criminel: c'est par elles que vous serez peut-être un jour capable de vous illustrer; ce sont elles qui vous sauveront de l'ennui et de l'égoïsme. Quand je veux que vous vous livriez à l'étude, ce n'est point par le désir de vous voir savant, mais parce que j'ai la plus forte conviction que le goût de l'étude peut seul vous sauver des orages de la vie; ou vous apprendre à vous en tirer avec honneur si la fougue vous entraîne. Entre les desirs d'un sot et ceux d'un homme instruit, la différence n'est pas grande; cependant il arrive toujours qu'à l'époque de la vie où les sens ont moins d'empire, le sot a tout perdu, tandis que l'homme instruit a beaucoup gagné. Qu'en faut-il conclure? sinon que la réflexion, fruit de l'étude, trouve sa place au milieu même de l'ardeur des passions, et que si elle ne détruit pas leur puissance, elle en tire du moins de la force pour l'avenir. Me comprenez-vous, Frédéric?»

«Oui, madame, parfaitement.»

«Cependant voilà déjà, par votre faute (ce n'est point un reproche que je vous fais), mes projets dérangés dans ce que j'avois essayé pour vous. Vous sentez fort bien qu'il n'est plus possible que vous retourniez auprès de M. de Vignoral.»

«Croyez-vous, madame, que ce soit une grande perte pour moi?—Expliquez-vous, Frédéric». J'hésitois; elle m'encouragea à lui parler librement. J'ajoutai:

«Il me siéroit mal de juger le mérite de M. de Vignoral. Sur sa réputation, je le crois un grand homme; mais je doute que toute sa science eût jamais contribué à mon instruction. Livré à des spéculations générales, ou trop occupé de lui pour descendre jusqu'à moi, il n'est ce que vous le croyez que dans ses ouvrages. Ses ouvrages m'appartiennent comme au public; ce qu'ils ont de juste, j'en peux profiter en les lisant. Pour des soins particuliers, je n'y ai jamais compté. Pour sa conversation, je suis persuadé que je gagnerois plus à la vôtre qu'à la sienne, même lorsqu'il auroit pour moi les bontés dont vous m'honorez.»

«En vérité, Frédéric, je le crois comme vous: mais il n'est pas possible que je vous fixe près de moi; du moins je l'appréhende: je réfléchirai là-dessus cependant. Allez, mon enfant, allez vous reposer; nous reprendrons cette conversation plus à loisir.»

Je me retirois content, mais l'esprit occupé: madame de Sponasi me rappela en riant. «J'ai oublié, me dit-elle, de vous faire une demande assez singulière. Que préférez-vous d'avoir vu madame de Vignoral à l'Opéra, ou de l'avoir trouvée malade de votre départ?»

Cette question, si déplacée à la suite d'une conversation sérieuse, me déconcerta à tel point, que je restai sans répondre. Madame de Sponasi la répéta, et je l'assurai que la légéreté de madame de Vignoral me convenoit d'autant mieux, que plus de constance de sa part auroit aggravé mes torts, en me retenant loin de ma bienfaitrice. Cette réponse parut lui faire plaisir; mais, en regagnant mon appartement, je disois comme M. de Vignoral: Quelque philosophe que se croie une femme, elle est toujours femme. J'écrivis à mon ami Florvel pour le rassurer sur mon compte, et je retrouvai en peu de jours la santé et l'enjouement de mon âge.


CHAPITRE XVIII.

Le produit net.

Madame de Sponasi prolongea son séjour à la campagne: je n'en fus point fâché; j'y lisois beaucoup et avec fruit. J'avois mes petites idées à moi; je comparois: je n'avois aucune espèce de prévention; c'étoit un moyen de bien juger. On recevoit beaucoup de monde au château; cela faisoit distraction: j'étois reçu dans tous les environs; cela m'amusoit en multipliant mes connoissances et mes observations. J'ai toujours aimé à observer; de tous les moyens de s'instruire, c'est celui qui coûte le moins de peine, et procure le plus de plaisir.

Nous avions pour proche voisin un homme d'une naissance distinguée, et jadis d'une grande fortune; c'étoit un économiste, et un des premiers de la secte. Madame de Sponasi desira que je m'attachasse particulièrement à lui, parce qu'il jouissoit d'une haute réputation, et qu'elle n'étoit pas fâchée que j'acquisse quelques connoissances générales sur l'administration. M. Dumonceau, de son côté, étoit enchanté de trouver un adepte de plus: car la fureur de faire des prosélytes est une maladie incurable de tous les gens à systême; on diroit que leur foi augmente avec le nombre des crédules.

M. Dumonceau avoit des moyens infaillibles pour relever les finances de l'État, pour rendre la France excessivement florissante sous le rapport de l'agriculture, du commerce et des arts. Il faisoit imprimer tous les mois des ouvrages dans lesquels la lumière perçoit de tous côtés; mais son siècle ingrat s'obstinoit à vivre dans les ténèbres. En effet, en accordant à ce grand homme deux ou trois suppositions, rien n'étoit plus facile à exécuter que ses plans. Par exemple, je suppose, 1°. que tout ce qui existe n'existe pas; 2°. que tout le monde pense comme moi; 3°. que les finances ne soient administrées que par d'honnêtes gens, si l'on en trouve: le reste alloit tout seul. Il disséquoit la France, présentoit, à livres, sous et deniers, ce que produisoit le terrain, en le divisant et subdivisant selon les diverses qualités; c'étoit là qu'il plaçoit les richesses uniques, et conséquemment l'unique impôt. Une centaine de mots barbarement rendus françois, et pour conclusion générale, le produit net, telle étoit sa machine financière si simple, si simple, qu'en l'expliquant il s'embrouilloit, qu'en la décrivant il faisoit d'énormes volumes. D'un bout de l'Europe à l'autre, ses confrères crioient: Peut-on voir rien de plus clair? Et pour mieux faire comprendre encore cette opération si claire qu'ils entendoient tous parfaitement, ils en faisoient imprimer des explications, dans lesquelles on ne rencontroit aucune similitude: mais c'est égal; le fond restoit toujours d'une évidence frappante.

La seule chose dont on auroit pu s'étonner, c'est que M. Dumonceau, en relevant la fortune publique, délabroit tellement la sienne, que ses créanciers le faisoient saisir par-tout, et sans pitié. Ces hommes, enfoncés dans l'ancienne routine, ne concevoient rien au produit net, et ne sentoient pas le mérite des suppositions. M. Dumonceau étoit au désespoir d'être obligé de vendre ses terres, sur-tout depuis une expérience qui devoit l'enrichir, et servir d'exemple à son pays. Dans son jardin de Paris, il avoit semé cent grains de blé; et en les arrosant avec de l'eau salée, il avoit eu la preuve que chaque épi avoit rendu deux cinquièmes de plus que ceux abandonnés à la nature. Ainsi on peut juger ce qu'auroient rapporté toutes ses fermes, en supposant, 1°. qu'il eût plu de l'eau salée, etc. etc. C'étoit au milieu de richesses pareilles que M. Dumonceau voyoit disparoître les siennes. De tous les économistes ses confrères, il n'y en avoit pas un dont la fortune ne fût en aussi mauvais état, et le produit net de leurs spéculations miraculeuses étoit la ruine de leurs familles pour les nobles, et l'hôpital pour les roturiers. On peut juger quel seroit le sort d'un État qui les adopteroit.

Je n'appris dans les conversations de M. Dumonceau qu'à me défier de plus en plus des systêmes; mais je continuai à aller chez lui. Lecteurs, faut-il vous dire pourquoi? Madame Dumonceau étoit une belle brune, un peu forte pour son sexe, mais fraîche, et l'œil d'une vivacité si expressive, qu'il autorisoit moins l'espoir qu'il n'annonçoit la réussite. Je ne sais si j'en serois devenu amoureux; elle ne m'en laissa pas le temps. De toute la science de son époux, cette dame n'avoit retenu qu'une vénération profonde pour le produit net. L'espoir, les refus, les soins, les craintes, les caresses, en un mot tous les impôts indirects qui forment aussi le plus grand revenu de l'empire de l'amour, étoient rayés de son catalogue. Elle ne vous calculoit jamais qu'à votre juste valeur, ne vous estimoit qu'en proportion de vos facultés, ne vous aimoit que présent, vous oublioit au moment de votre départ, ne s'ennuyoit jamais de votre absence, mais vous recevoit toujours bien au retour. Il est vrai que l'on ne revenoit à elle que lorsqu'on éprouvoit l'ennui du veuvage: aussi, avec beaucoup de moyens de plaire, grace à son enthousiasme pour le produit net, elle étoit sans amis, et même sans amans, quoique tout le voisinage contribuât à ses plaisirs. C'étoit son systême.


CHAPITRE XIX.

Comment le nommera-t-on?

«On ne peut pas toujours l'appeler Frédéric, dit un jour madame de Sponasi à Philippe (j'étois présent). Nous allons retourner à Paris; je serai obligée de lui donner un logement à l'hôtel, jusqu'à ce que j'aie pris un parti à son égard. Dans mes sociétés, dans les siennes, ce nom de Frédéric est trop simple; il peut d'ailleurs exciter la curiosité, et même des questions.»

«Il y a long-temps que j'y ai pensé, madame, répondit Philippe; mais j'attendois que vous en fissiez l'observation.»

«Et vous, Frédéric, me dit ma bienfaitrice, vous êtes-vous occupé de cela quelquefois?»

«Oui, madame, lorsqu'on m'a interrogé pour savoir le nom de ma famille.»

«Qu'avez-vous répondu?—Que j'avois l'honneur de vous appartenir.—Le croyez-vous? répliqua-t-elle avec vivacité.—Non, madame.—Pourquoi donc le disiez-vous?—Pour donner à ceux qui me questionnoient un motif de respecter vos bontés pour moi.—Et vous affirmiez que vous m'apparteniez?—Oui, madame.—À quel titre?—Comme un parent très-éloigné, privé d'appui presque en naissant; et trop heureux de recevoir vos bienfaits.—Philippe savoit-il cela?»

Philippe voulut parler; mais madame de Sponasi lui imposa silence avec une sévérité qui me fit trembler.

«Répondez-moi, Frédéric, ajouta-t-elle: Philippe savoit-il que vous vous donniez pour un de mes parens?—Non, madame.—Non? bien sûr?—La franchise avec laquelle je me suis expliqué jusqu'à présent doit vous garantir que je ne vous en ferois pas un mystère.—À qui avez-vous dit que vous étiez mon parent?—À M. de Florvel seul. Il fut le seul aussi qui, dans sa surprise de vos bontés pour moi, vouloit les attribuer à une cause qui blessoit l'idée que tout le monde doit avoir de vous. Ne pouvant entrer dans des détails que j'ignore moi-même, ce fut moins par amour-propre que par respect pour votre réputation que je l'assurai que j'avois l'honneur de vous appartenir.—Et qu'est-ce que M. de Florvel supposoit?—En vérité, madame, il m'est impossible de le dire. Vous connoissez les jeunes gens; une plaisanterie entre eux est toujours sans conséquence: elle n'auroit pris une tournure sérieuse que si j'eusse hésité dans la manière de m'expliquer.—Je n'ai rien à dire à cela. Laissez-moi seule avec Philippe.»

Je m'en allois le cœur bien gros; madame de Sponasi s'en apperçut. «Frédéric, me dit-elle, je ne vous en veux pas. Ce que vous avez répondu à M. de Florvel avoit un motif si respectable, que je doute qu'à votre place qui que ce fût eût mieux fait; m'eussiez-vous même déplu, votre franchise seroit la meilleure de toutes les excuses. Allons, ne soyez donc pas triste; encore une fois, je ne vous en veux pas. Embrassez-moi, ajouta-t-elle avec bonté; et si ce mauvais sujet de Florvel en jase, dites-lui que c'est absolument sans conséquence.»

Je la quittai, ne doutant pas de son amitié, mais plus que jamais fatigué du mystère qui enveloppoit ma naissance. J'allai promener mes rêveries dans le parc, et toutes mes réflexions à cet égard ne servirent qu'à me prouver l'inutilité d'en faire. La seule chose dont je restai convaincu, fut que madame de Sponasi ne pardonneroit pas à Philippe de m'instruire, et que le mouvement de colère auquel elle s'étoit livrée le rendroit, s'il est possible, encore plus discret qu'il ne l'avoit été jusqu'alors. Comme je revenois, Philippe passa près de moi, et, sans me regarder, me recommanda tout bas de monter chez moi, et de ne pas en sortir avant de l'avoir vu.

En entrant, il ferma la porte, et me dit: «Madame de Sponasi doit avoir ce soir un entretien particulier avec vous. S'il est question de moi, soit en bien, soit en mal, laissez-la dire sans appuyer, sans la contrarier; le piége est des deux côtés. Je la crois jalouse de l'amitié que vous avez pour moi. Je n'en suis pas fâché; cela prouve qu'elle vous aime beaucoup: mais prenez garde d'augmenter cette inquiétude; elle craint que je ne vous aie révélé le secret de votre naissance. Je n'ai rien à me reprocher: mais il ne suffit pas de la certitude d'avoir rempli son devoir; il faut que ceux dont nous dépendons en soient aussi persuadés que nous. Ne témoignez donc aucune curiosité à madame de Sponasi: évitez avec le même soin une indifférence trop grande; elle pourroit l'attribuer à la dissimulation. En un mot, vous voilà prévenu; tenez-vous sur vos gardes. Votre franchise a réussi ce matin; c'est un miracle: mais elle a jeté des soupçons dans l'ame de votre bienfaitrice; il seroit dangereux de les y laisser germer. Adieu; il ne faut pas qu'on puisse se douter que je vous aie parlé. De la prudence, beaucoup de prudence». Il sortit.

Pourquoi me recommander de taire ce que je ne savois pas? pourquoi cette crainte que madame de Sponasi ne fût jalouse de l'amitié bien méritée que j'avois pour Philippe? et quel pouvoit être le motif d'une jalousie aussi extraordinaire? La prudence dont on me faisoit une loi, n'étoit, à vrai dire, qu'une dissimulation d'autant plus difficile à mettre en pratique, qu'il ne s'agissoit pas d'être en garde sur telle ou telle chose, mais sur mes sentimens, mais sur une curiosité la plus légitime qu'un homme pût avoir. D'ailleurs, s'il est aisé de se déguiser avec ceux pour qui l'on n'a que de l'indifférence, il est impossible de le faire quand le cœur se met de la partie, et j'aimois véritablement ma bienfaitrice. Je ne pouvois prendre d'autre résolution que celle de mettre bien peu du mien dans l'entretien dont j'étois averti; c'est aussi ce que je me promis. Je me promis encore de ne répondre aux questions qui pourraient m'embarrasser, que par des questions plus directes.

Rien n'est plus infaillible quand on veut savoir la pensée de ceux qui cherchent à deviner la nôtre.

Après souper, madame de Sponasi me témoigna le désir que je lui tinsse compagnie: cela m'arrivoit souvent. Souvent aussi je lui servois de lecteur: ce qui n'étoit pas fatigant; car le premier passage qu'il lui plaisoit de commenter, engageoit la conversation, et la conversation se prolongeoit si long-temps, que la lecture ne retrouvoit plus sa place. Un volume auroit pu servir pendant une année entière. Il est un âge auquel rien n'engage plus à s'instruire, et cet âge est aussi celui où l'on aime le plus à montrer ce qu'on sait.

«Vous m'avez donné aujourd'hui une preuve de votre franchise, me dit madame de Sponasi, et vous avez beaucoup gagné dans mon estime. Continuez à me parler avec la même sincérité, et dites-moi ce que vous pensez de Philippe.»

«Je vous demanderai, madame, sur quoi vous voulez que je vous dise ce que je pense de lui. Est-ce sur sa conduite envers vous, ou sur celle qu'il a tenue avec moi?»

«Mais.... sur son caractère en général.—Eh bien! je crois qu'il mérite la confiance que vous lui accordez.—Je m'explique mal, et je sens la difficulté de m'expliquer plus clairement. Dites-moi, l'estimez-vous?—Je n'ai qu'à me louer des conseils qu'il m'a donnés.—Oh! je me doutois bien qu'il voudroit vous donner des conseils, répliqua-t-elle avec humeur; il vous aime beaucoup, et il sacrifiera tout, mon bonheur même, à votre intérêt.»

Ce reproche étoit une énigme pour moi. Je gardai le silence, et je réfléchis tout bas que, de l'aveu même de madame de Sponasi, Philippe m'étoit entièrement dévoué. Cette certitude me fit plaisir.

«Écoutez, Frédéric: telle que vous me voyez, je ne suis pas heureuse; le temps des illusions est à jamais passé pour moi, et je ne sais sur qui reposer ma confiance. Mes parens m'accablent d'égards; mais je crois qu'ils ne s'informent jamais de ma santé sans penser à mon héritage. Philippe m'est nécessaire: il me flatte, je le sens; et telle est ma foiblesse, que, sans l'estimer, j'ai besoin de l'avoir toujours auprès de moi. Cet homme s'est fait une telle étude de mon caractère, qu'il me domine au point que je ne sais ce que je deviendrais si je l'éloignois. Il est au-dessus de son état sous bien des rapports; mais il a une sécheresse d'ame qui me fait mal. Depuis plus de vingt ans qu'il est à mon service, il ne m'a jamais donné sujet de me plaindre de lui, et cependant j'ai la certitude qu'il n'a pour moi aucune espèce d'attachement. Il est intéressé; c'est sa fortune qu'il soigne en moi. Il n'a pas à se plaindre; mais plus je fais pour lui, plus il voudroit avoir. Loin d'oser en murmurer, je pense souvent que s'il étoit plus modéré dans ses desirs, il pourroit me quitter; car il a de quoi se passer de moi maintenant. Ainsi, de son côté, s'il calcule ce que la servitude peut lui produire, du mien je suis forcée de réfléchir que ses complaisances me sont devenues nécessaires, qu'un autre que lui auroit moins de qualités sans avoir moins de cupidité. D'ailleurs il seroit bien dur à mon âge de ne voir autour de moi que des figures nouvelles. Quand on n'existe plus que dans le passé, on tient à tout ce qui le rappelle; aussi ai-je cent fois pensé que c'est plutôt par sentiment que par tout autre motif, que les vieilles femmes détestent les modes nouvelles. Lorsqu'elles s'y livrent, on peut assurer qu'elles n'ont point eu de sensibilité dans leur jeunesse. Malheureusement pour moi, mon cœur n'a point vieilli; j'éprouve sans cesse le besoin d'aimer, et je n'ai point d'enfans. Frédéric! Frédéric! pourquoi n'êtes-vous pas mon fils?»

«Ne le suis-je pas, madame? n'êtes-vous pas pour moi la meilleure, la plus tendre des mères»? lui répondis-je en lui prenant la main. Je la sentis tressaillir. Elle garda le silence. Peu à peu sa figure devint sombre; elle me repoussa.

«Non, Frédéric, je ne suis pas votre mère, je ne le sens que trop. Si vous étiez mon fils, je serais heureuse, je serois sûre d'être aimée. Philippe gâtera votre cœur: il vous apprendra l'art de feindre, il vous apprendra à me tromper, il vous apprendra à ne voir en moi que la source de votre fortune. Je n'oserai qu'en tremblant me livrer à l'intérêt que vous m'inspirez; je vivrai au milieu des soupçons les plus déchirans; mon ame perdra le peu de forces qui lui reste; je descendrai au tombeau sans pouvoir vous haïr, sans avoir pu vous aimer. Pourquoi ai-je consenti à vous voir? Je ne le voulois pas, je ne le devois pas. Soyez l'ami de Philippe, c'est lui qui a brisé ma volonté.... Je ne l'aurois pas cru capable.... Vous ferez tous les deux le malheur de ma vie. Laissez-moi, Frédéric, je n'ai plus assez de courage pour suivre cette conversation.»

«Moi, madame, vous quitter dans l'agitation où vous êtes! cela m'est impossible. Décidez de mon sort: quelle que soit votre volonté, j'obéirai sans murmure; s'il m'étoit permis d'en avoir une, je cesserois bientôt d'être un obstacle à votre tranquillité.»

«Et que feriez vous?»

«Je m'éloignerois; et refusant à l'avenir des bienfaits qui vous font suspecter mon cœur, je vous demanderois pour toute grace la permission de vous rappeler quelquefois qu'il m'est impossible d'oublier ceux que j'ai reçus.»

«Vous me quitteriez sans regret?—Vous ne le pensez pas, madame: vous avez trop de sensibilité pour douter de la mienne; vous avez trop de fierté pour ne pas pardonner à un malheureux que le sort a privé de tout en naissant, de ne pouvoir supporter l'humiliation.—Et qui vous humilie, monsieur?—Des soupçons dont il ne m'est pas permis de me plaindre, puisqu'au moment où ils m'accablent, ils me prouvent l'amitié que vous avez pour moi.—Frédéric, pensez-vous à ce que vous dites?—Oui, madame. Si vous craignez que vos bienfaits seuls m'attachent à vous, je puis craindre à mon tour qu'ils me fassent perdre votre estime, qui m'est cent fois plus précieuse. Vous m'avez demandé de la franchise; il me seroit impossible de n'en pas avoir au moment où j'envisage, pour la première fois, toute l'horreur de ma situation. Pourquoi le sort me tient-il séparé de ma mère! Riche, elle n'eût pas cru payer mon amitié; pauvre, je la lui aurois prouvée en ne travaillant que pour elle.—Que ne peut-elle vous entendre! s'écria madame de Sponasi: elle seroit heureuse, bien heureuse»! Nous gardâmes long-temps le silence.

«Vous êtes fier, Frédéric, me dit-elle en souriant et en me tendant la main; j'ai été au moment de m'en fâcher; et cela prouve que j'ai la tête encore bien jeune, puisque votre fierté me donne la certitude que vous êtes incapable de faire céder votre caractère à votre intérêt: mais quand je suis émue, je raisonne tout de travers, et c'est ce qui m'est arrivé aujourd'hui. Parlons tranquillement: le pathétique est charmant à votre âge; au mien, il est très-dangereux. On prétend que les grandes émotions doublent l'existence; moi, je soutiens qu'elles l'abrégent, et j'ai besoin d'économiser le peu qui me reste. Eh bien! vous êtes encore sérieux? Est-ce que vous me boudez?—Moi, madame?—Approchez votre siége, faisons la paix, et causons comme de vieux amis.»

«Pour finir, une fois pour toutes, je conviendrai que j'ai jugé Philippe un peu sévèrement: je ne veux pas que vous le méprisiez; il vous aime, et je suis sûre que vous n'aurez jamais à vous en plaindre. Que ce que je vous ai dit à son égard reste à jamais entre vous et moi. Je suis née avec beaucoup de richesses; il m'est impossible d'apprécier bien juste jusqu'à quel point il est permis d'être intéressé quand on a sa fortune à faire, et cela doit me rendre indulgente. N'est-ce pas, Frédéric?—Aussi l'êtes-vous, madame. Je suis persuadé que Philippe a beaucoup d'attachement pour vous, et jamais il ne m'a parlé de ma bienfaitrice sans lui rendre la justice qui lui est due.—Je suis bien aise que vous me le disiez; qu'il n'en soit donc plus question. J'ai pensé que vous aviez besoin d'un nom pour la société; et comme je ne sais rien faire sans consulter cet homme, je lui ai demandé son avis. Il a trouvé tout de suite ce que j'aurois cherché long-temps. Vous prendrez le nom de Téligny: c'est celui d'une terre que j'ai en Auvergne, et qu'effectivement je vous destine; elle produit deux mille écus, et dès ce jour je vous en abandonne le revenu. Cela vous convient-il»? Je gardois le silence. Elle ajouta: «Si vous vouliez du moins vous donner la peine de me remercier?»

«Je n'y pensois pas, madame»: voilà toute la réponse que je pus trouver.—«Oh! je vois bien ce qui vous occupe; convenez que j'ai eu la maladresse d'ôter aujourd'hui le prix à tout ce que je puis faire pour vous. Un des plus grands torts de l'amitié, quand elle est vive, est de pousser la délicatesse jusqu'à la défiance; mais de toute notre conversation, Frédéric, nous ne devons retenir que deux choses, et c'est vous qui les avez dites: la première, que je suis la meilleure et la plus tendre des mères; la seconde, qu'une mère ne croit jamais acheter l'amitié de son fils. Embrassez-moi comme vous m'aimez, et c'est moi qui vous devrai de la reconnoissance.»

Pourquoi n'est-elle pas ma mère? pensois-je en l'embrassant: je ne voudrois de son héritage qu'un cœur tel que le sien.


CHAPITRE XX.

Le ruisseau.

Nous retournâmes à Paris, au commencement de l'automne. J'eus un logement à l'hôtel, et je continuai à vivre près de ma bienfaitrice avec la même familiarité qu'à la campagne; aussi devins-je pour tous ses parens un grand sujet d'inquiétude. Si ma naissance étoit un problême dont la solution m'occupoit, je fus persuadé qu'ils desiroient autant que moi d'en percer le mystère. J'ignore les conjectures qu'ils formèrent: mais, grace aux conseils de Philippe, j'usai avec tant de modération de la faveur dont je jouissois, je me fis une étude si constante d'opposer la politesse à la défiance, et la fierté aux attaques plus directes, qu'insensiblement on me regarda avec moins d'impertinence; on dissimula même jusqu'à rechercher mon amitié: mais je sentois trop qu'il ne falloit pas me fier à des démonstrations qui ne pouvoient jamais être sincères. Madame de Sponasi n'avoit d'héritiers qu'à des degrés éloignés: on lui faisoit la cour par égard pour son testament; et ses parens, tout en tremblant de voir un étranger entrer en rivalité avec eux, me ménageoient, dans la crainte de me rendre plus cher. C'étoit effectivement ce qu'ils pouvoient faire de mieux pour leurs intérêts, pour la tranquillité de ma bienfaitrice et la mienne.

Libre de tous mes momens, je jouissois d'une vie agréable. Moins par obéissance que par goût, j'avois partagé mon temps entre l'étude et les plaisirs; je n'avois jamais mieux senti le besoin de m'instruire que depuis qu'on ne m'en faisoit plus un devoir. J'étois répandu dans beaucoup de sociétés, mais celle de Florvel me convenoit mieux que toutes les autres; son épouse avoit aussi de l'amitié pour moi, soit parce qu'elle ne trouvoit bien que ce qui plaisoit à Florvel, soit parce qu'elle n'ignoroit pas que j'avois décidé son mariage autant qu'il avoit été en mon pouvoir.

Je rencontrai souvent madame de Vignoral, et je la vis sans émotion. L'idée qu'elle m'avoit sacrifié son époux et ses devoirs, avoit beaucoup ajouté à mon amour; mais quand je fus convaincu qu'elle les sacrifioit également à tous ceux en faveur de qui la nature lui parloit, je sentis s'effacer le souvenir agréable que l'on garde presque toujours d'une première inclination.

Par coquetterie, besoin ou désœuvrement, je fis la cour à une veuve en possession d'une réputation fort galante et fort honnête: elle mettoit de l'ordre jusque dans son désordre, et comptoit avec raison au nombre de ses meilleurs amis tous ceux qui avoient été ses amans. Étoit-elle engagée, on sentoit l'inutilité de lui faire la cour: étoit-elle libre, la foule des adorateurs lui portoit ses hommages; elle les accueilloit avec une grace charmante, excitoit leur empressement, leur jalousie, étudioit avec soin ce qui pouvoit leur plaire. Le choix fait, sa porte étoit fermée à tous les rivaux, et le soupirant heureux devenoit un maître auquel toutes ses volontés étoient subordonnées.

Elle se trouvoit dans une situation fort embarrassante quand je me mis sur les rangs; la foule étoit congédiée, son choix étoit fait: mais elle retardoit ce qu'on appelle les dernières preuves d'un véritable amour; elle sentoit qu'elle n'avoit cédé qu'à l'impossibilité de vivre sans un attachement. Je parus, elle hésita à me recevoir; mais réfléchissant qu'elle n'avoit donné à mon rival aucun droit sur elle, je fus admis à l'honneur de disputer la victoire.

Rien n'est aussi piquant pour l'amour-propre que cette position: deux hommes, poursuivant le même objet, se détestant sans oser le faire paroître, se cherchant par-tout, liant les mêmes parties, non pour le plaisir d'être ensemble, mais seulement pour éclairer leurs démarches, et bien moins occupés de plaire que de se persuader réciproquement qu'ils ont plu. L'un fixe-t-il l'heure à laquelle il viendra le lendemain, l'autre arrive au même instant. S'il n'a pu venir plutôt; si l'un et l'autre, dans l'espoir de se tromper, se taisent sur leurs visites, tous deux n'en sont que plus empressés à se devancer: chaque minute donne souvent à la fois de l'inquiétude, de la joie, des peines et du plaisir.

Si la raison guidoit le choix de l'amour, j'aurois dû renoncer à toute espérance; car mon rival étoit raisonnable comme un sage de la Grèce, quoiqu'il fût jeune et d'une figure séduisante: mais il étoit minutieux, plus disposé à donner des conseils qu'à prodiguer des éloges, et plus tourmenté du désir d'être estimé que du besoin d'être aimé. Sa jalousie étoit froidement raisonneuse; il prouvoit si méthodiquement qu'on avoit tort de le rendre jaloux, qu'on pouvoit douter qu'il le fût réellement. Obtenoit-il quelques préférences, il les recevoit plutôt comme un mari sentimental que comme un amant capable de les payer.

Avec toute la politesse possible, il faisoit remarquer mes étourderies; avec toute l'honnêteté imaginable, je coupois ses longs raisonnemens par quelques saillies qui rendoient à la conversation un peu de vivacité. On l'écoutoit avec recueillement; on me sourioit: il étoit reconnoissant et tranquille; j'avois de l'espoir, et j'etois exigeant: il attendoit; je m'impatientois, et j'aurois cent fois abandonné la partie sans la honte de la perdre.

Nous dînions un vendredi chez notre veuve; elle nous avoit prévenus qu'elle desiroit d'être libre à six heures, parce qu'elle attendoit des visites de famille ou d'affaire. La première idée qui vint aux deux rivaux, fut qu'elle vouloit en congédier un, et nous essayâmes, suivant l'usage, de nous accrocher l'un à l'autre pour le reste de la journée. Nous décidâmes que nous irions ensemble à l'Opéra. À cinq heures et demie il fit un orage épouvantable. Nous envoyâmes chercher une voiture; on n'en trouva pas. Enfin la pluie cessa; mais l'eau battoit les deux murs. Il fallut partir. Notre veuve me plaisanta beaucoup; j'étois chaussé, mon rival étoit en bottes. Elle m'avertit qu'elle alloit se mettre à la fenêtre pour jouir de mon embarras. Je descends l'escalier quatre à quatre, et, d'un saut, me voilà de l'autre côté de la rue, où je la regarde en riant: elle rioit aussi de tout son cœur. Le jeune sage arrive tranquillement, et, côtoyant le ruisseau pour chercher un endroit guéable, il parvient sans danger, mais non sans effort, à me rejoindre. Comme il se retournoit pour saluer notre veuve, elle se retira en fermant la fenêtre. Il n'y fit pas attention; mais j'en tirai le meilleur augure. Effectivement c'étoit une affaire terminée; son choix étoit fait.

Étoit-il raisonnable d'accorder à une gambade ce qu'on avoit fait attendre à cinq semaines d'assiduités? Je n'en sais rien. Toutes les femmes que j'ai consultées à cet égard se sont contentées de rire pour toute réponse. J'ai fini par croire que notre veuve ressembloit aux géomètres, qui, dans leurs calculs, mesurent l'inconnu par le connu. Au reste, cette liaison ne dura pas long-temps; on pourroit la comparer à une comédie d'intrigues, à laquelle on cesse de prendre intérêt quand on est sûr du dénouement.


CHAPITRE XXI.

Un nouveau personnage.

«Vous approchez de l'âge où l'on doit prendre un état, me dit un soir madame de Sponasi, et vous connoissez assez le monde pour choisir vous-même. Quels sont vos projets, Frédéric?»

«Madame, je n'en ai aucun.—Tant pis; il faut qu'un homme tienne à quelque chose. Je sais bien que souvent on engage sa liberté à des convenances; mais il est triste de vieillir sans avoir rien fait pour les autres ni pour soi.—Songez à ma position, madame; j'ignore qui je suis, et l'on m'en fera le reproche si je cherche à me distinguer.—Pauvre enfant!—L'état militaire auroit été fort de mon goût; mais il faut un nom pour avancer en temps de paix: s'il n'en est pas toujours de même pendant la guerre, convenez qu'il est bien cruel d'attendre son avancement du plus grand malheur qui puisse affliger l'humanité.—Je ne veux pas du service; cela vous éloigneroit de moi, et je prétends que vous ne me quittiez jamais. Je n'en puis pas dire autant, Frédéric; je vous laisserai seul quelques jours, bientôt peut-être.—Ah! madame, par pitié pour moi, ne parlons pas du seul événement qu'il me serait impossible de supporter.—Mon ami, le temps approche, je le sens: mon courage s'affoiblit; et si vous saviez toutes les réflexions que je fais, vous seriez bien étonné. Ne vous appercevez-vous pas que ma gaieté n'est plus que factice?—Votre bonté est toujours la même.—Vous évitez de me répondre; vous craignez de m'affliger. Eh bien! revenons à notre conversation. L'étude des lois vous conviendroit-elle?—Non, madame; je sens qu'il me seroit impossible de sacrifier sans cesse mon opinion au respect des formes, et je redouterois de m'en affranchir, dans la crainte de m'égarer.—Auriez-vous de la répugnance à suivre la carrière diplomatique?—C'est à quoi je n'ai jamais pensé.—À mon avis, c'est le seul parti qui vous convienne. Avec des talens, vous pourrez obtenir de la considération, et j'espère vous laisser entouré d'amis qui vous appuieront. Mon enfant, pour acquérir des lumières, il faut avoir un but fixe: sans cela, on passe alternativement d'un sujet à un autre; on effleure tout, on ne sait rien. Étudier les mœurs, les lois, les intérêts des nations, c'est, pour un homme de votre âge et qui a de l'intelligence, se préparer des moyens d'avancement si l'on a de l'ambition, ou des jouissances pour le temps où l'on n'a plus que celles de la vanité. En un mot, je ne desire rien tant que de vous voir former des projets pour l'avenir, et celui-là me paroît digne de vous. Il est, dans la diplomatie, des places où il faut un nom: il en est d'autres où les talens seuls sont estimés, parce qu'ils sont nécessaires; c'est là qu'il faut tourner toutes vos vues. Ne réussiriez-vous pas, vous n'aurez point perdu votre temps, puisque vous aurez augmenté vos connoissances. Êtes-vous de mon sentiment?—Oui, madame.—Parmi mes parens, il en est un qui peut vous guider, et auquel je vous recommanderai.—M. de Miralbe? m'écriai-je.—Oui, Frédéric.—Mais, madame, vous ne l'estimez pas.—Écoutez, mon ami: je n'estime pas son caractère, sans doute; mais son esprit, cela est différent. Je serois plus difficile que mon siècle en ne rendant pas justice à son mérite. S'il vous apprend comment il faut se conduire quand on a de grands intérêts à débattre avec les hommes, je vais, en vous le montrant tel qu'il est, vous apprendre comment vous devez traiter avec lui.

«M. de Miralbe est méchant, intéressé, et ne vante les vertus que parce qu'elles mettent presque toujours ceux qui les pratiquent dans la dépendance de ceux qui osent s'en affranchir; mais comme il a senti qu'on ne va jamais à son but qu'avec une réputation qui impose, il a travaillé à en acquérir une entièrement opposée à son caractère: aussi passe-t-il pour être bon, désintéressé et vertueux. En approfondissant les hommes, il a appris à les mépriser; cependant il est généralement reconnu comme un des plus ardens défenseurs des droits de l'humanité. Despote orgueilleux dans l'intérieur de sa famille, il se passionne en public pour tout ce qui tient à la liberté, et de la même main dont il traçoit son ouvrage contre les coups d'autorité, il écrivoit aux ministres pour obtenir des lettres-de-cachet contre ses ennemis. Il fit renfermer sa femme, et la laissa mourir dans un couvent; il lui devoit toute sa fortune. Cependant il sut mettre le public de son côté, en étouffant les cris de sa victime: la malheureuse perdoit tout; c'étoit lui que l'on plaignoit. Quand son fils fut en âge de lui demander compte des biens de sa mère, il le força de fuir sa patrie, dans la crainte de perdre sa liberté, et le public s'attendrit encore sur le sort d'un homme qui, avec tant de vertus, trouvoit ses plus grands ennemis dans sa famille. Une de ses filles disparut à l'âge de cinq ans. On ignore les détails secrets d'un si étrange événement; mais comme rien ne peut constater ni son existence ni sa mort, cette incertitude met M. de Miralbe dans la position de faire la loi à son fils, en paroissant seulement défendre les droits de la fille qu'il a perdue, mais que son cœur paternel espère retrouver un jour. De tous mes héritiers, c'est le seul que je craigne pour les autres; mais je compte faire mes dispositions de manière à le contraindre à respecter mes dernières volontés.»

«En vérité, madame, cet homme me fait trembler, et je craindrais d'acquérir des talens dont on peut faire un emploi si dangereux.»

«Ses vices ne tiennent pas à ses lumières, mon cher Frédéric; ils tiennent à son cœur. Si les méchans deviennent plus dangereux à mesure qu'ils s'éclairent davantage, l'homme sensible, au contraire, gagne en vertus à proportion des connoissances qu'il accumule. M. de Miralbe pourroit employer mille moyens secrets pour vous perdre si vous nuisiez à ses projets; mais jamais il ne cherchera à corrompre votre caractère. Il seroit désespéré de trouver son égal; et plus vous lui paraîtrez sincère et juste, plus il vous maintiendra dans des dispositions qui lui donnent sur vous l'avantage que celui qui dissimule a sur celui qui se livre avec confiance.»

«Mais, madame, avec tant de vices, comment a-t-il pu tromper le public au point d'obtenir une réputation contre laquelle personne n'oseroit s'élever maintenant?»

«Comment, Frédéric? avec de l'esprit. Le temps est passé où l'on jugeoit les hommes par leurs actions; on ne les juge plus que par leurs discours. D'ailleurs M. de Miralbe n'oublie rien de ce qui peut le faire envisager sous l'aspect le plus favorable. Vous connoissez madame de Valmont, sa nièce?»

«Oui, madame.»

«Eh bien! il ne s'intéressa point à elle quoiqu'elle fût restée orpheline presque en naissant, et qu'il fût son tuteur: mais quand il craignit que sa conduite envers sa femme et son fils ne rappelât la disparition de sa fille, il se plaignit par-tout de l'abandon dans lequel il se trouvoit, abandon affreux pour un cœur aussi tendre que le sien; il étouffa de caresses madame de Valmont, donna le nom de fils adoptif à son mari; et les fixant tous deux près de lui, il entendit aussitôt ses sociétés faire l'éloge de sa sensibilité, et tonner contre l'épouse et le fils ingrats qui avoient déchiré son ame.»

J'avois bien envie de demander à ma bienfaitrice ce qu'elle pensoit de madame de Valmont; je ne l'osai pas: j'aurois craint qu'elle ne s'apperçût de ma satisfaction, si elle en avoit dit du bien; j'aurois craint davantage encore de me trahir, si elle en eût dit du mal. Madame de Valmont venoit souvent à l'hôtel; je la voyois alors, je causois avec elle: mais chaque fois que je m'étois présenté pour lui rendre visite, on m'avoit refusé sa porte. De toutes les parentes de madame de Sponasi, elle étoit la seule qui agît ainsi avec moi: comme elle jouissoit d'une réputation intacte, quoiqu'elle fût extrêmement belle, je m'étois persuadé qu'elle s'étoit apperçue que je l'aimois, et que ce motif lui paroissoit suffisant pour éviter de me recevoir. Je me promettois sans cesse de l'oublier; mais renouveler souvent une semblable promesse, c'est avouer l'impossibilité de la remplir. Lorsque je me trouvois avec madame de Valmont, je ne pouvois me plaindre d'elle: au contraire, quelquefois même j'avois vu ou cru voir quelques distinctions dans les politesses que l'usage autorise; j'avois remarqué ou cru remarquer que ses yeux étoient volontiers fixés sur moi: mais quand on aime, on doute, on croit avec la même facilité. Son mari étoit laid, maussade et jaloux; c'étoit un motif d'espérance: mais elle me refusoit sa porte, et c'étoit un motif de désespoir.

Je saisis avec empressement l'occasion de me lier avec M. de Miralbe, puisque cette liaison m'offroit un sûr moyen de me rapprocher de madame de Valmont. M. de Miralbe parut enchanté de se rendre utile à ma bienfaitrice. Ainsi les difficultés s'applanirent d'elles-mêmes. Il m'assigna deux matinées par semaine pour travailler avec lui, et me pria obligeamment de disposer de sa maison comme de la mienne, dans tous les autres momens où elle me seroit agréable; ce que je n'eus garde de refuser. Il employa d'abord beaucoup d'adresse pour savoir qui j'étois: mais il étoit au-dessus de sa politique de m'arracher un secret que j'ignorois moi-même; il y renonça. Quoique depuis nous ayons été ennemis mortels et déclarés, par des motifs qui tiennent à l'époque la plus intéressante de ma vie, je conviendrai toujours avec plaisir que je lui dois beaucoup; il me traça une marche simple et sûre pour profiter de ses conseils; il m'indiquoit les ouvrages que je devois étudier, m'obligeoit à lui en rendre compte par écrit, m'accoutumoit à convenir de mes erreurs sans m'humilier, et à recevoir des éloges sans vanité. On peut dire de lui comme de Socrate, qu'il éteignoit l'amour propre en excitant sans cesse le désir d'apprendre; mais, de sa part, ce n'étoit pas dans l'intention de devenir meilleur.


CHAPITRE XXII.

Les principes.

Madame de Valmont avoit des principes; on ne pouvoit pas l'ignorer, car elle le répétoit sans cesse; et c'est une terrible chose que les principes. Quand il lui fut impossible de ne pas se trouver souvent avec moi, elle s'arma d'une sévérité désespérante pour un pauvre soupirant. Je suis assez hardi de mon naturel; mais quel est l'homme qui ne devienne timide quand il a le malheur d'aimer une femme qu'il respecte, ou de respecter une femme qu'il aime? Emporté par l'amour, je balbutiai pourtant une déclaration; madame de Valmont m'objecta ses principes qui ne lui permettoient pas de me répondre: je fus au désespoir; mais je lui témoignai tant d'attachement, qu'elle m'avoua que depuis long-temps elle étoit sensible à ma tendresse, ajoutant que cet aveu ne serviroit qu'à nous rendre tous les deux plus à plaindre, parce qu'elle mourroit plutôt que de manquer à ses principes. On est bien fort quand on est sûr d'être aimé; je le devins tant, qu'à la fin madame de Valmont me rendit heureux. «On m'a donné un époux sans me consulter, me dit-elle alors; je ne lui dois rien: vous êtes l'époux de mon choix, c'est à vous que je dois tout; comptez sur une constance à la fois fondée sur mon amour et sur mes principes.»

Malheureusement les principes de M. de Valmont n'étoient pas ceux de son épouse; il soupçonna ce qui étoit réellement, et l'emmena à la campagne. Je fus très-affligé: elle le fut, s'il est possible, encore davantage; et cette séparation nous exalta la tête au point de nous mettre dans la disposition de faire la plus grande folie. Nous nous écrivions, et, dans chaque lettre, madame de Valmont me reprochoit de l'abandonner à son tyran.

«Vous connoissez assez mes principes, mon cher Frédéric, pour juger de ce que je souffre loin de vous, et combien il m'en coûte pour vivre près de celui que je déteste. Je ne peux supporter ses caresses. Si vous m'aimiez comme je vous aime, vous trouveriez bien les moyens de m'arracher à cette affreuse situation.»

Le moyen que nous trouvâmes, fut que madame de Valmont reviendrait à Paris, en promettant à son époux de ne plus me revoir: condition à laquelle elle ne souscrivoit que par pitié pour son injuste jalousie; car, pour elle, elle se croyoit au-dessus de toute justification; qu'une fois à Paris, nous assignerions nos rendez-vous dans un logement loué sous le nom de sa femme-de-chambre; et comme chaque jour les principes de madame de Valmont s'opposoient à ce qu'elle se partageât entre deux hommes, nous décidâmes que nous disposerions tout pour fuir ensemble dans le pays étranger. «Quand on a cédé à l'amour, m'écrivoit-elle, on ne peut se justifier à ses propres yeux qu'en lui sacrifiant tout ce qui n'est pas lui. L'excès des passions en est la seule excuse: voilà mes principes, mon cher Frédéric; c'est à vous d'en assurer l'exécution.»

Elle revint bientôt; je ne la vis plus chez son mari, mais nos rendez-vous n'en étoient que plus sûrs. Le projet de fuir avec elle ne m'avoit paru délicieux que de loin; plus elle me pressoit de l'exécuter, plus je sentois que je me perdois sans ressources. S'il n'eût été question que de moi, peut-être n'aurois-je pas balancé: mais abandonner ma bienfaitrice dans un moment où sa santé déclinoit visiblement; enlever une de ses parentes; mériter son indignation, et, ce qui étoit pis, la livrer à la douleur; tromper mon pauvre Philippe, à qui j'avois tant d'obligations, voilà ce qui étoit au-dessus de mon courage. Ces réflexions me rendirent triste: madame de Valmont s'en apperçut, elle voulut en savoir la cause; et moi, qui ne demandois qu'à lui ouvrir mon cœur, je m'empressai de lui apprendre ce qui s'y passoit. Loin de respecter une douleur si légitime, et qui me déchiroit sans rien ôter à mon amour, elle se plaignit de s'être livrée à un homme sans principes, à qui elle avoit tout sacrifié, et qui mettoit sa réputation, son bonheur, en balance avec les pleurs d'une vieille femme. «Quand on aime, l'univers entier disparoît; la fortune, la reconnoissance, les titres, l'amitié, tout s'anéantit». Si elle ne considéroit qu'elle, la pauvreté lui paroîtroit délicieuse avec son amant: mais, par égard pour moi, elle avoit résolu d'emporter ses diamans et tout ce qu'elle avoit de précieux. Elle s'étoit accoutumée à l'idée de ne vivre que pour son amant; rien que la mort ne pourroit l'y faire renoncer: mais si j'avois la barbarie de lui ouvrir les portes du tombeau, je n'aurois pas la satisfaction de l'y voir descendre. Dès ce moment, elle me défendoit de la voir: il lui en coûteroit sans doute; mais elle me prouveroit qu'il n'étoit pas dans ses principes...

La colère l'empêcha d'achever: je voulus l'appaiser, je lui promis de n'avoir d'autres volontés que les siennes; elle fut inflexible, et nous nous quittâmes si fort en fureur tous les deux, qu'il étoit facile de prévoir que nous ne serions pas long-temps à nous raccommoder. Hélas! c'est ce qui nous arriva. Après plusieurs lettres que je lui fis remettre par l'entremise de sa femme-de-chambre, qui étoit seule dans la confidence et qui devoit l'accompagner, nous eûmes une entrevue; la paix fut signée, et notre fatal départ en devint le premier article. Il fut arrêté qu'elle partiroit un jour avant moi, sous le prétexte d'aller voir une de ses amies dont la terre se trouvoit sur la route que nous voulions suivre; qu'elle y coucheroit effectivement; que de là elle écriroit à son mari pour lui apprendre qu'elle ne reviendroit que deux jours après. Étant avec sa femme-de-chambre, des domestiques et des chevaux de sa maison, rien ne paraîtroit moins suspect. Le jour qu'elle auroit quitté Paris, j'aurois soin de venir chez M. de Miralbe, et, sans affectation, de me montrer par-tout où j'aurois l'espérance de rencontrer M. de Valmont. La nuit même, je partirois en poste dans une berline: à une heure fixe et à un endroit indiqué, je la rencontrerois, à pied, avec sa femme-de-chambre; elles monteroient dans ma voiture; et tandis qu'on chercheroit madame de Valmont chez son amie, que cette amie écriroit à M. de Valmont, que M. de Valmont perdroit du temps à délibérer pour savoir que penser et que faire, nous serions déjà hors de toute poursuite. Je devois envoyer les effets que je voulois emporter, dans le logement qui servoit à nos rendez-vous; elle y feroit également porter les siens: c'est là que la voiture qui devoit me transporter se trouveroit; c'est de là que je partirois, pour éviter tous les obstacles que je pourrois rencontrer dans l'hôtel de madame de Sponasi. Nous prîmes jour au surlendemain; et, pour éviter les soupçons, il fut décidé que nous ne nous reverrions plus à Paris. Nous passâmes la soirée entière ensemble: jamais madame de Valmont ne fut si caressante; jamais elle ne s'applaudit tant de voir luire enfin le jour où elle pourroit vivre sans manquer à ses principes.

J'aurois voulu pouvoir avancer et retarder le temps; j'aurois desiré que l'amour chassât la réflexion, ou que la réflexion brisât les charmes de l'amour: mais j'étois destiné à souffrir tous les tourmens d'une ame déchirée par les remords, sans que les remords pussent m'arrêter sur le bord de l'abîme. Je frémissois à l'idée d'abandonner ma bienfaitrice. La dernière soirée que je passai avec elle, chacune de ses paroles devint pour moi un reproche si cruel, qu'il me fut impossible de lui cacher mon émotion. Me voyant agité, pâle et attendri, elle s'imagina que j'étois malade; et l'inquiétude que cette idée lui donna fut si vive, qu'elle me prodigua les soins les plus empressés. C'étoit augmenter mes souffrances. Elle me força de me retirer dans mon appartement, fit venir Philippe, lui recommanda de ne point me quitter qu'il ne m'eût vu plus tranquille, d'envoyer chercher les médecins si cela paroissoit nécessaire, et sur-tout de lui faire savoir de mes nouvelles de quart d'heure en quart d'heure. «Soyez docile à tout ce qu'on exigera de vous, mon cher Frédéric, me dit-elle en m'embrassant; et songez que soigner votre santé, c'est prolonger mon existence». Je fus au moment de tomber à ses pieds, de lui avouer les combats qui se passoient en moi; mais l'idée de madame de Valmont trahie, abandonnée, m'arrêta, et je suivis Philippe.

Je me sentis soulagé en perdant de vue ma bienfaitrice. Ce qui suspendit en partie mes regrets, fut la nécessité de dissimuler pour empêcher Philippe de s'établir la nuit entière auprès de mon lit: c'étoit cette nuit même, à deux heures, que je devois quitter l'hôtel pour n'y plus rentrer. Dissimuler avec Philippe étoit cependant bien difficile: je l'aimois beaucoup, et je ne pouvois penser à l'idée de le quitter sans être anéanti; mais je le trouvai si calme sur ma santé, je le vis même plaisanter de si bonne grace sur l'inquiétude de ma bienfaitrice, que je me sentis piqué contre lui. J'aurois été contrarié qu'il me crût malade; je lui en voulois de ne pas le croire: car enfin je souffrois mille fois plus que si je l'eusse été, et ma figure annonçoit assez que j'éprouvois quelque chose d'extraordinaire. Sa tranquillité révolta mon amour propre, et l'amour propre blessé éteignit la reconnoissance. Ô mortels! que votre cœur est bizarre!

«Enverrai-je chercher le médecin? me dit-il en souriant. Comment vous trouvez-vous, monsieur?—Beaucoup mieux, Philippe, et je ne conçois pas ce qui a pu alarmer madame de Sponasi. Il est vrai que j'ai été un moment prêt à perdre connoissance, mais cela n'est plus rien.—Je m'en doutois; et si vous faisiez bien, pour la rassurer entièrement, vous descendriez chez elle.—Oh! non», m'écriai-je avec plus de vivacité que de prudence. Je sentis le tort de cette exclamation; mais il n'y prit pas garde: cela me parut d'autant plus étonnant, que j'aurois pu dire comme madame de Sponasi: «Cet homme s'est fait une telle étude de mon caractère, qu'il devine toutes mes pensées.»

Je l'engageai à aller lui-même lui donner de mes nouvelles; il y consentit. Quand je fus seul, je méditai si je ne sortirais pas à l'instant de l'hôtel; mais c'eût été redoubler l'inquiétude de ma bienfaitrice, à qui on ne manqueroit pas d'apprendre que j'étois dehors. Je préférai d'attendre qu'elle fût couchée; d'ailleurs je voulois laisser pour elle une lettre, dans laquelle, sans chercher à m'excuser, j'espérois la convaincre que je pouvois être coupable, mais que je ne serois jamais ingrat. J'entendis Philippe revenir, et je me mis à mon piano, sans autre motif que de lui persuader que je n'avois pas besoin de ses soins. Il voulut entamer la conversation; je me plaignis d'avoir mal à la tête, et je me mis au lit. Il me souhaita une nuit tranquille avec un air d'ironie qui me choqua, et il sortit.

À peine fus-je seul, que je m'habillai tel que je devois l'être pour mon voyage; je me jetai sur un fauteuil, où je restai dans la même attitude jusqu'à une heure du matin. Je pensois à la lettre que je voulois écrire à ma bienfaitrice; je sentois ma poitrine se gonfler, et mes larmes couler avec abondance. L'horloge se fit encore entendre; je n'avois plus qu'une demi-heure. J'écrivis, je cachetai mon billet; je pris mes pistolets, mon couteau de chasse, et, descendant les escaliers avec autant de précaution que de vitesse, j'arrivai à la loge du Suisse, et je lui criai tout bas de m'ouvrir la porte.

«Non, monsieur.—Est-ce que vous ne m'entendez pas, Lekman? C'est moi qui veux sortir.—Oui, monsieur—Eh bien! ouvrez donc.—Non, monsieur.—Lekman, vous m'impatientez.—Ce n'est pas ma faute, monsieur.—Je veux sortir.—Monsieur, j'ai reçu ordre de n'ouvrir pour personne.—Cet ordre ne me regarde pas.—Si, monsieur, vous particulièrement.—Cela est impossible, Lekman; vous êtes ivre.—Non, monsieur.—Morbleu! ouvrez, vous dis-je, ou vous le paierez sur votre tête.—Je n'ai pas les clefs.—Vous n'avez pas les clefs!—Non, monsieur.—Où sont-elles donc?—Dans la chambre de M. Philippe». Je n'eus plus la force de proférer une parole.

Mon projet est découvert, pensois-je en me promenant dans la cour avec une agitation qu'il m'est impossible de rendre; et voilà pourquoi Philippe étoit si tranquille. Que deviendrai-je? Eh bien! puisqu'il sait tout, je n'ai plus de ménagemens à garder: montons chez lui; et, dussé-je y périr, je le forcerai à me rendre ma liberté.

Pour aller à son logement, il falloit passer devant mon appartement: les portes en étoient restées ouvertes; et, dans le même fauteuil que j'occupois deux minutes auparavant, je vis Philippe tenant la lettre que j'avois laissée pour madame de Sponasi; il l'avait décachetée, il la lisoit. Ce trait de hardiesse n'étoit pas propre à calmer ma fureur; aussi, par un mouvement plus prompt que la pensée, je me jetai sur lui, et, le saisissant d'une main, tandis que de l'autre je lui présentois un de mes pistolets, je m'écriai: «Philippe, les clefs, ou vous êtes mort, et moi aussi». Il pâlit, et ne me répondit pas. «Philippe, sauvez-vous, sauvez-moi, m'écriai-je avec plus de force; les clefs, ou le désespoir seul guidera ma main.—Monsieur, pensez-vous...—Les clefs Philippe, les clefs, répétai-je en armant mon pistolet.—Eh bien! malheureux, dit-il en se levant et en découvrant sa poitrine, osez me percer le sein, je suis votre père». Au feu brûlant qui me dévoroit, je sentis tout-à-coup succéder un froid mortel, et je tombai sans connoissance.


CHAPITRE XXIII.

Je m'en étois quelquefois douté.

Il faisoit grand jour quand j'ouvris machinalement les yeux; je me trouvai dans mon lit, et je vis autour de moi madame de Sponasi, Philippe, deux domestiques et autant de médecins. J'essayai de parler; madame de Sponasi me le défendit. Il fallut obéir: aussi-bien aurois-je été très-embarrassé de savoir que dire; toutes mes idées étoient bouleversées. Je remarquai que Philippe avoit la main gauche enveloppée d'un taffetas noir. Je crus me rappeler qu'au moment où je perdis connoissance, j'avois entendu le bruit d'un pistolet; je me souvins que celui que je tenois étoit armé: cette idée me fit une telle impression, que je retombai dans l'accablement. Il fut d'autant plus affreux, qu'il ne me priva pas entièrement de la faculté de réfléchir. Il dura trois jours: on peut juger de ce que je souffris.

Soit l'effet des remèdes, ou celui de la nature, je repris bientôt assez de forces pour faire cesser les craintes que mon état avoit données. Le premier moment où je me trouvai seul avec Philippe, je lui demandai en tremblant par quel accident il se trouvoit blessé; il me serra dans ses bras avec attendrissement, et s'écria: «C'est de la main de celui pour qui je donnerois tout mon sang». J'allois répondre quand je vis entrer ma bienfaitrice; je me tus.

Elle me parla de ma santé, et ne voulut point souffrir que je m'occupasse de la sienne; cependant je la trouvois changée à un point qui m'alarmoit. «Maintenant que vous allez mieux, me dit-elle, je vais penser à me rétablir. Vous m'avez fait bien du mal, Frédéric, plus de mal que vous ne pouvez vous l'imaginer; mais je vous le pardonne. Évitons toute explication, jusqu'au moment où nous serons en état de la supporter. Si je ne viens plus dans votre appartement, n'en soyez pas inquiet; c'est par ménagement pour vous plus que pour moi. Calmez-vous, mon enfant; répétez-vous sans cesse que tout est pardonné, et prenez pitié de votre malheureuse... amie». Elle sortit, appuyée sur le bras de Philippe, qui revint presque au même instant.

J'étois dévoré de remords et d'inquiétudes; j'aurois provoqué une explication entière, dût-elle entraîner l'arrêt de ma mort: Philippe vouloit la retarder, dans la crainte de me voir retomber encore dans l'état qui l'avoit tant alarmé; mais je lui persuadai, et cela étoit vrai, qu'il n'y avoit pour moi rien de plus dangereux que l'incertitude. Il s'assit près de mon lit, et me parla en ces termes:

«Je vous demande en grace de m'écouter sans m'interrompre; c'est la seule condition que je mette à la complaisance avec laquelle je me prête à vos desirs. Vous vous rappelez, monsieur...—Ce titre me fait mal, lui dis-je; nommez-moi Frédéric, ou je croirai que j'ai perdu votre amitié. Hélas! je ne l'ai que trop mérité. C'est moi, je n'en doute pas, qui vous ai blessé. Philippe... mon père, me pardonnez-vous?—Est-il vrai que vous m'aimiez encore?—Mille fois plus que jamais.—Vous ne rougissez pas de votre naissance?—Je ne rougis que du crime que j'ai été au moment de commettre.—Et si l'imprudence que j'ai faite en vous révélant un secret que je devois taire au péril de ma vie, vous prive des bienfaits de madame de Sponasi?—Ma conduite envers vous la forcera à me conserver son estime.—Frédéric, j'ai tremblé de perdre votre cœur; maintenant que je suis sûr de vous, je mets à l'oubli du passé une condition qui eût été pour moi le coup de la mort, si vous l'eussiez demandée le premier. Promettez-moi de vous y soumettre.—Quelle qu'elle soit, je fais serment de l'accomplir.—Eh bien! jurez que jamais vous ne m'appellerez votre père.—Cela est impossible.—Songez, Frédéric, aux conséquences de votre refus. Si vous refusez de m'obéir dans cette circonstance importante, dès demain je fuis sans que jamais vous puissiez savoir ce que je serai devenu; ou un éternel adieu, ou une soumission entière à ce que j'exige de vous». Je gardai le silence. Philippe me prit la main, et continua.

«Mon cher Frédéric, il y a dans votre obstination plus d'orgueil que d'amitié: un excès d'amour-propre peut seul vous engager à braver la fortune et les préjugés pour avouer votre père, quand il est de son intérêt et du vôtre qu'il reste à jamais inconnu. Si vous eussiez rougi de moi, je m'éloignois; si vous me nommez, je vous fuis. Répondez: quel est votre devoir en ne consultant que l'obéissance? que devez-vous faire en n'écoutant que votre sensibilité? Qu'importe après tout le titre que vous me donnerez? je n'en veux qu'un, c'est celui de votre ami, lorsque nous serons seuls; devant les étrangers, soyez persuadé que vous ne m'appellerez jamais Philippe sans que mon cœur ne me dise tout ce que ce nom signifie pour vous. J'ajouterai une considération bien puissante: le repos de votre bienfaitrice tient essentiellement au serment que j'exige de vous.—Hé bien! je cède, lui dis-je, et je vous jure que vous ne serez jamais que mon ami.—Soyez-le toujours, me répondit-il en m'embrassant, et mon sort sera encore digne d'exciter l'envie de la plupart des pères.»

Philippe raisonnoit juste en disant que je mettois de l'orgueil dans la volonté de l'avouer pour mon père: par vanité, j'en rougissois; par orgueil, j'étois prêt à renoncer pour lui à toutes mes sociétés et aux espérances que l'homme le plus modeste jette quelquefois dans l'avenir. Le sacrifice étoit grand, et ne pouvoit être payé que par la satisfaction de l'avoir rempli. Il est certain que j'aurois, sans hésiter, tout risqué plutôt que de l'abandonner; mais je dois dire avec la même franchise qu'il me fit plaisir en exigeant de moi une promesse que j'avois cependant de la peine à faire. Il y avoit dans mes sentimens une contradiction plus facile à deviner qu'à définir.

Philippe me pria de nouveau de ne point l'interrompre.

«Vous vous rappelez, mon cher Frédéric, le moment où la crainte de vous voir commettre un parricide, me força de vous nommer votre père; vous perdîtes connoissance. En tombant, le pistolet que vous aviez armé partit, et me blessa, mais assez légèrement.—Ne me trompez-vous pas, mon... ami? vous avez l'air d'avoir beaucoup souffert.—Ce n'est point de ma blessure; car je ne m'en suis apperçu qu'au moment où, cherchant à vous donner des secours, je vous ai vu couvert de sang. Dans mon effroi, je crus que c'étoit le vôtre qui couloit, et mes cris, autant que le bruit du pistolet, attirèrent dans votre appartement une partie des domestiques. L'inquiétude et la curiosité perçoient sur toutes les figures; cette curiosité, si dangereuse sous tant de rapports, me rendit la présence d'esprit nécessaire dans la circonstance où je me trouvois. Je vous fis déshabiller, mettre au lit; j'envoyai chercher les médecins, et je vous donnai, en attendant leur arrivée, tout ce que je crus propre à rappeler votre connoissance. Ce fut inutilement: vous ne sortîtes de votre évanouissement qu'avec le délire d'une fièvre brûlante. Pour éloigner les soupçons, j'eus la précaution de dire qu'en jouant avec vos pistolets, vous m'aviez blessé, et que la frayeur vous avoit jeté dans l'état où vous étiez. Votre habit de voyage, votre scène chez le Suisse, le soin que j'avois pris de m'emparer des clefs, ont, j'en suis persuadé, fait douter de la vérité de mon récit; mais il suffisoit d'arrêter les questions, et l'on ne s'en permit plus.

«Madame de Sponasi avoit entendu de la rumeur; et les divers rapports parvenus jusqu'à elle l'avoient mise dans un état que vous aurez peine à vous figurer. On m'avertit qu'elle demandoit à me voir; mais il m'étoit impossible de vous quitter: elle vint elle-même dans votre appartement, au moment où les médecins arrivoient. Sa pâleur, son effroi, les soins qu'elle vous prodiguoit lorsqu'elle-même avoit à peine la force de se soutenir, pouvoient trahir son secret: je la suppliai en grace de descendre chez elle; elle s'obstina à rester près de vous: je lui fis comprendre du moins qu'elle devoit déguiser sa douleur; mais elle vous auroit volontiers avoué publiquement pour son fils, si elle eût pu, par cet aveu, obtenir la certitude de votre existence.»

Quoique je fusse, depuis quelques heures, persuadé que madame de Sponasi étoit ma mère, c'étoit la première fois qu'on me le disoit d'une manière qui ne laissoit plus aucun doute: aussi éprouvai-je une agitation si forte, que je fis signe à Philippe de s'arrêter.

«Volontiers, me dit-il, remettons à demain notre conversation. Je vous dois beaucoup de détails, et je vous les donnerai avec la plus grande franchise. N'êtes-vous pas curieux cependant de savoir ce qu'est devenue madame de Valmont?—Qu'elle soit heureuse, et que nous ne nous revoyions jamais: c'est tout ce que je desire. Est-elle de retour à Paris?—Oui, mon cher Frédéric; et comme on a envoyé très-régulièrement savoir de vos nouvelles de la part de M. de Miralbe, elle ne peut ignorer qu'une maladie violente a formé un obstacle à votre départ: ainsi vous êtes libre dans la conduite que vous tiendrez avec elle à l'avenir.—Il me semble que le remords est attaché à son nom quand on le prononce devant moi: que seroit-ce donc si je la voyois? Encore un mot, mon ami; puis-je savoir comment vous avez connu mes projets?—Par un abus de confiance que l'amitié et les liens qui m'attachent à vous rendent à peine excusable. Lorsqu'il fut décidé que vous auriez un logement à l'hôtel, je fis faire de doubles clefs de tous les meubles fermans qui sont dans l'appartement qui vous étoit destiné. Votre correspondance avec madame de Valmont m'apprit l'arrangement fait entre vous. Je vous guettai; je sus où l'on portoit vos effets: je pris des informations si détaillées, qu'il ne me fut pas possible de douter du moment de votre départ, indiqué d'ailleurs suffisamment par l'heure pour laquelle les chevaux avoient été demandés. J'ai concerté mes mesures en conséquence; vous savez quelles en furent les suites.»

Philippe me quitta; mais il eut la précaution de faire tenir dans ma chambre des gens qui servoient moins à veiller à mes besoins qu'à troubler la solitude qu'il redoutoit pour moi. Je ne sais si cela étoit bien nécessaire; mon imagination n'avoit pas assez de ressorts pour me tourmenter: soit foiblesse de corps ou fatigue d'esprit, j'étois trop indifférent sur mon sort pour faire aucune réflexion.


CHAPITRE XXIV.

Histoire de Philippe.

Le lendemain, quand Philippe vint s'informer de ma santé, je lui témoignai le désir de connoître les détails qu'il m'avoit promis. L'indifférence qui m'engourdissoit lorsque je me trouvois seul ou avec des étrangers, disparoissoit aussitôt qu'il étoit avec moi.

«Avant de vous apprendre ce qui s'est passé pendant les trois jours où vous avez été sans connoissance, je veux vous mettre à même de juger ceux auxquels vous devez la vie: vous apprécierez mieux les motifs qui me forçaient à garder le silence. Malheureusement je l'ai rompu; plus malheureusement encore, madame de Sponasi ne l'ignore pas.»

«Ô ciel! m'écriai-je en tremblant, elle sait que ma naissance n'est plus un secret pour moi! Et quel parti croyez-vous qu'elle prendra, mon ami?»

«J'ai été trop occupé de vous pour chercher à approfondir ce qui se passoit en elle; je doute cependant qu'elle ait pris une détermination positive: mais elle souffre; et son secret révélé, plus encore sans doute la crainte de vous perdre, ont produit un tel effet sur elle, qu'elle est devenue dévote. Ce qui ajoute à ses tourmens, elle n'ose l'avouer à personne, pas même à moi.»

Philippe garda le silence, et parut absorbé dans ses réflexions; j'étois accablé des miennes.

«Elle vous aime beaucoup, me dit-il, et ne pourra que difficilement se résoudre à vous séparer d'elle. Quels que soient les événemens, mon cher Frédéric, je vous resterai: tout ce que je possède vous appartient.»

«Ah! mon ami, ce n'est point la fortune que je regretterois; c'est l'amitié de ma.... bienfaitrice, perdue par ma faute. Que j'ai de reproches à me faire! et par quelle fatalité faut-il que j'aie troublé le repos du reste de sa vie, quand il est vrai que je donnerois la mienne pour son bonheur.... et le vôtre!»

Philippe m'exhorta à prendre courage, me promit de chercher à lire dans l'ame de ma bienfaitrice, et de ne pas me déguiser la vérité, quelle qu'elle fût. Il m'assura qu'elle s'informoit vingt fois le jour de moi avec le plus vif intérêt; qu'il étoit persuadé que c'étoit uniquement par ménagement pour elle-même qu'elle ne montoit plus me voir.

«Et quel accueil vous fait-elle à vous? lui demandai-je.—Elle a paru d'abord très-gênée avec moi: mais je lui ai témoigné beaucoup plus de respect qu'à l'ordinaire; et quand elle a été convaincue que, loin de chercher à tirer avantage d'une situation qui la rapprochoit de moi (puisque le même objet nous occupoit également, et à un titre également cher), elle a repris plus de confiance en elle. Sa fierté se révolte à tout instant; ma soumission à ses moindres volontés la ramène bientôt à sa bonté naturelle, et le soin que je prends de ne l'appeler que votre bienfaitrice, de lui parler absolument comme si j'ignorois ce que vous êtes et ce que je vous suis, lui paroît une complaisance dont elle me sait gré intérieurement. J'évite avec plus de soin encore de lui laisser soupçonner que ma conduite avec elle n'a pour but que de la disposer à vous voir. Si elle s'y résout, elle voudra que vous soyez persuadé que son cœur seul l'a décidée. En un mot, elle est jalouse de l'amitié que vous me témoignez: je m'en suis apperçu depuis long-temps; et si elle avoit la certitude que vous lui donnez la préférence sur moi, elle pourroit encore connoître le bonheur. La crainte de l'humiliation l'éloignera de vous; la crainte plus grande que votre sensibilité ne se fixe toute entière sur un père qui ne vous abandonnera jamais, arrêtera sa résolution: c'est la nature aux prises avec un orgueil si légitime, qu'il faut la plaindre des combats qu'elle éprouve, la bénir si elle vous ouvre les bras, et gémir, sans la condamner, si elle ne peut consentir à vous voir.»

«Ô Philippe! Philippe! m'écriai-je, je vous admire. Comment est-il possible d'avoir un cœur aussi bon que le vôtre, un esprit aussi juste, dans une position...? Pardon; j'oubliois...»

«Écoutez-moi, mon cher Frédéric; je vais me montrer à vous tel que je suis: j'ai besoin de votre amitié; jugez-moi; et si je la mérite, qu'elle soit ma récompense.»

«Je suis fils de laboureurs plus honnêtes que fortunés. Je n'ai jamais connu ma mère; ma naissance lui coûta la vie: mais le ciel me donna le plus tendre des pères; et c'est à mon respect pour lui, à ses caresses, que je dois sans doute l'idée agréable que je m'étois faite de l'amour paternel, avant d'éprouver par moi-même toute la force de ce sentiment.

«La nature m'avoit doué de quelques agrémens et d'un peu d'intelligence; mon père se les exagéra, et crut qu'il commettroit un crime s'il m'ensevelissoit à la campagne. Il fit à mon bonheur à venir (du moins il le croyoit) le sacrifice de sa tendresse, et je fus élevé loin de lui, dans une pension où je reçus une éducation bien au-dessus de la fortune qui m'étoit destinée. J'en profitai. Quand, dans les vacances, j'allois voir mon père, il m'admiroit; et moi, par une vanité pardonnable à ma jeunesse, je rougissois de la simplicité de ses mœurs. Plus j'avançai en âge, plus je pris la vie rustique en aversion. Ce motif, plus qu'aucune inclination, me fit consentir à prendre l'état ecclésiastique, et j'entrai au séminaire, où mon père m'entretint avec beaucoup de prodigalité. L'époque des passions arrivoit; je sentois mon sang bouillonner, je pris le séminaire en horreur, et je pensois à obtenir de mon père qu'il m'en laissât sortir, quand j'appris sa mort. J'allai à la ferme qu'il faisoit valoir, et je fus bientôt convaincu que sa tendresse pour moi l'avoit égaré dans ses projets. En mourant, il ne laissoit que des dettes, toutes contractées pour mon éducation. J'avois alors dix-neuf ans; je me trouvois, par ma vanité, au-dessus de tous les états qui exigent du travail, et je n'en savois aucun. J'étois libre, et je vins tenter la fortune à Paris.

«Après y avoir vécu six mois d'une manière à la fois brillante, misérable et scandaleuse; après avoir épuisé toutes les ressources imaginables, je me décidai à entrer au service de madame de Sponasi, et je vous laisse à penser combien il m'en coûta pour endosser la livrée, moi qui me croyois du mérite, et qui en avois du moins plus qu'il n'en faut pour un pareil emploi.

«Ma santé avoit souffert des six premiers mois que j'avois passés à Paris; elle revint bientôt, grâce à la vie tranquille que je menois. Je m'apperçus que madame de Sponasi me distinguoit de mes camarades; je mis tous mes soins à voler au devant de ses desirs. Plus d'une fois elle m'avoit surpris un livre à la main; car je lisois par-tout, dans l'antichambre, dans mon logement, dans son appartement même, quand je m'y croyois seul. Elle le remarqua, me fit des plaisanteries, et bientôt des questions sur les ouvrages qui m'occupoient. Mes réponses la surprirent. Dès-lors elle me traita avec une bonté particulière; elle causoit volontiers avec moi, ne s'offensoit point de la vivacité de mes reparties: au contraire, elle y applaudissoit souvent. Quoiqu'elle eût plus de quarante ans, elle étoit encore belle. L'espèce de familiarité que la conversation avoit établie entre nous, l'intérêt qu'elle me témoignoit, l'ambition et la violence des sens de ma part, trop de confiance de la sienne, amenèrent un rapprochement que, deux mois auparavant, nous ne prévoyions guère, et dont nous fûmes aussi surpris tous les deux que si la foudre fût tombée devant nous.

«C'est à mon fils que je parle; qu'il me dispense d'entrer dans des détails, quoiqu'il n'en fût pas un qui ne servît à lui faire paroître sa mère moins coupable. Si ce moment de la vie de madame de Sponasi étoit jamais divulgué, il prouveroit que l'indépendance d'esprit qu'on décore du nom de philosophie, ne convient point à un sexe dont toutes les vertus reposent sur l'opinion. Quand une femme s'accoutume à traiter de préjugés les lois que la société lui impose, l'instant de sa perte ne dépend plus que de l'occasion; et moins cette occasion est prévue, plus sa perte est assurée. Telle est l'histoire de madame de Sponasi. Elle ne me craignoit point; elle se croyoit, par mille motifs, au-dessus d'une foiblesse, et connut trop tard le danger. Que de trouble intérieur cette faute a jeté sur le reste de sa vie! Pour vous en former une idée, rappelez-vous qu'avec de la fierté elle se trouve sans cesse au-dessous de sa propre opinion, et que, malgré le penchant qu'il m'est permis de croire que je lui ai inspiré, jamais, jamais la moindre familiarité ne s'est glissée entre nous depuis cette époque. Elle s'est punie, par un combat continuel, d'avoir succombé sans prévoir qu'il fallût combattre.

«Je le répète, nous fûmes d'abord aussi interdits l'un que l'autre: mais imaginant qu'elle jouoit l'étonnement, et me croyant plus de droits que je n'en avois, je voulus agir en conséquence; elle me commanda impérieusement de la laisser seule. Je sentis que j'étois perdu. Cependant, par une bizarrerie que je ne peux attribuer qu'à un sentiment qu'elle cherchoit à se dissimuler à elle-même, ou à la crainte de mon indiscrétion, loin de m'éloigner de sa maison, elle me fit quitter la livrée, me donna le titre de son valet-de-chambre, et toutes les marques possibles de sa générosité; mais elle reprit avec moi un ton de fierté qu'elle conserva jusqu'au moment où, s'appercevant qu'elle étoit enceinte, elle crut ne pouvoir mieux confier un pareil secret qu'à celui qui en étoit l'auteur.

«Je ne peux vous exprimer, mon cher Frédéric, l'effet que cette nouvelle fit sur moi. Dès-lors je fis le projet de vivre entièrement pour un être qui n'existoit pas encore, et de diriger toutes mes vues vers ce qui pourroit contribuer à sa félicité. J'étois au comble de la joie: madame de Sponasi éprouvoit un sentiment bien opposé; elle étoit trop mécontente d'elle-même pour conserver l'orgueil qui m'avoit rappelé au respect: aussi profitai-je de sa confusion pour prendre sur son caractère un empire auquel il lui est impossible d'échapper. Depuis plus de vingt ans elle le sent, et n'a plus même la volonté de s'y soustraire: mais comme sa tranquillité est un besoin pour moi dans tout ce qui n'est pas un obstacle à mes projets pour vous, comme je n'ai jamais voulu que la voir heureuse, je suis persuadé qu'elle souffriroit plus que moi si les événemens nous séparoient; et c'est ce qui arrivera si elle prétend vous éloigner d'elle.

«Une seule de ses femmes, sur la discrétion de laquelle elle avoit droit de compter, fut mise dans la confidence. Cette femme n'existe plus depuis long-temps. Par son aide, et en prétextant un voyage, madame de Sponasi parvint à cacher sa grossesse à tous les yeux; on ne l'a même jamais soupçonnée. Vous vîntes au monde. Le projet de votre mère étoit de ne point vous voir: ce n'étoit pas le mien; elle me laissa libre de disposer de vous, et je vous fis élever à Mareil. Elle m'avoit défendu de lui donner de vos nouvelles, et deux ou trois fois par an je lui en donnois. La première fois, elle parut surprise de ma hardiesse; la seconde, elle se tut: vous n'aviez pas cinq ans, qu'elle s'informoit elle-même de votre état. Je vous le répète, avec beaucoup d'esprit elle a la tête trop foible pour se soustraire à une domination que j'ai rendue conforme à tous ses goûts. Elle a le cœur trop sensible pour se porter à un parti violent, qui ne lui laisseroit ensuite que des regrets.

«Je vous ai vu bien des fois dans votre enfance, mon cher Frédéric; cela vous paroît étonnant, parce qu'il vous est impossible de vous le rappeler: mais je devois des sacrifices à la réputation de votre mère, et j'employois, pour satisfaire mon cœur, des déguisemens qui la mettoient à l'abri des soupçons que mes visites et mes caresses eussent pu faire naître.

«Il est certain que votre bienfaitrice se trompa long-temps sur l'amitié que j'avois pour vous: il eût été dangereux qu'elle en soupçonnât toute la vivacité; c'eût été la mettre en garde contre le projet que j'avois formé de vous rapprocher d'elle: mais comme ce projet pouvoit manquer par mille événemens, je pensai à vous assurer un sort indépendant de sa volonté; et j'y ai réussi, car je suis riche. Elle doit me croire et me croit effectivement très-intéressé. Je le suis, mais c'est pour vous. Si je l'eusse été pour moi, depuis long-temps j'aurois quitté madame de Sponasi. La fortune m'a souri dans plus d'une occasion; mais ses faveurs étoient trop chères, puisqu'elles devoient m'éloigner de mon fils, et lui donner peut-être des rivaux dans mon cœur. Frédéric, croyez-moi, depuis que vous êtes au monde, je n'ai vécu que pour vous.

«Il est inutile de vous dire comment je décidai madame de Sponasi à vous faire venir à Paris, et à vous recevoir chez elle.—Dites-le-moi, mon ami, de grace.—Eh bien! connoissez donc entièrement le caractère de votre mère. Le besoin qu'elle a d'aimer et d'être aimée la livre à une jalousie souvent sans objet, et cependant toujours respectable, puisqu'elle tient à une grande sensibilité. J'en ai eu plus d'une preuve; et croyez que l'empire que j'ai sur elle a été bien des fois acheté par des privations. Quoique je n'aie eu avec madame de Sponasi d'autre familiarité que celle qui vous donna le jour, elle ne m'a jamais rencontré avec une femme sans qu'il m'ait été facile de remarquer de l'aigreur dans ses procédés envers moi; il en est de même si elle me fait demander plusieurs fois, et qu'on lui dise que je suis sorti. Pour la tranquilliser, je me suis fait une habitude d'une vie sédentaire; et c'est dans cette espèce de solitude que j'ai perfectionné ce qu'une éducation trop recherchée avoit mis de dispositions en moi. Plus j'ai acquis de connoissances, moins il en a coûté à votre bienfaitrice pour se ranger à mes volontés; il semble que l'esprit, dans ses idées, rapproche les distances qui nous séparent.

«C'est sur ses dispositions jalouses que j'établis mon plan pour la forcer à vous voir. Une fois mon projet arrêté, loin de lui cacher l'amitié que j'avois toujours eue pour vous, je l'exagérai, s'il est possible, et je ne lui dissimulai pas que j'étois décidé à vous rapprocher de moi, indépendamment de sa volonté. Elle devint jalouse de vous; mais j'y parus insensible, et je l'assurai que j'avois fait assez de sacrifices à son repos pour qu'elle ne m'enviât pas la seule satisfaction qu'il m'étoit permis d'espérer. Sa jalousie changea d'objet; et l'idée qu'elle vous seroit toujours étrangère, tandis que je jouirois de vos caresses (idée qu'elle reçut de moi sans s'en douter), lui suggéra le désir de se montrer à vous à titre de protectrice. Ce fut alors qu'elle me fit promettre un silence inviolable sur tout ce qui concernoit votre naissance. Je lui en donnai ma parole, et elle n'ignore pas combien elle est sacrée pour moi. Ne parlons pas du moment où je crus devoir y manquer...»

Je portai involontairement ma main sur mes yeux, comme pour me dérober à la lumière; je ne pouvois penser à ce moment terrible sans que le froid de la mort me fît frissonner. Philippe me prodigua les plus tendres caresses. Oh! comme je l'aimois, mon cher Philippe, et qu'il m'eût été doux de l'appeler mon père! Quel fils eut jamais pour le sien tant de motifs de reconnoissance!


CHAPITRE XXV.

L'entrevue.

Philippe m'apprit aussi comment madame de Sponasi avoit découvert que le secret de ma naissance n'en étoit plus un pour moi. Dans le transport qui suivit mon évanouissement, je parlois sans discontinuer; mais les seuls mots que je prononçasse distinctement étoient, mon père. Ma bienfaitrice, que son amitié enchaînoit au chevet de mon lit, fut frappée de m'entendre répéter ce nom avec effroi, sur-tout après avoir su que Philippe étoit blessé, et blessé de ma main. Elle exigea de lui un récit détaillé et sincère de ce qui s'étoit passé. Il sentit l'inutilité de dissimuler, et lui avoua la vérité. Tant que je fus en danger, madame de Sponasi oublia son ressentiment et sa gloire: la crainte de me perdre l'agitoit au point qu'elle s'adressoit à Dieu pour obtenir mon rétablissement; ce qui, de sa part, étoit une grande preuve de tendresse et de désespoir. Aussitôt que mon état laissa entrevoir de l'espérance, ses idées se reportèrent sur elle-même, et il devint aisé à Philippe de s'appercevoir avec quelle violence les sentimens pénibles et tendres se succédoient dans son cœur, et les résolutions les plus contradictoires dans son esprit. Il lui proposa d'employer tous les moyens imaginables pour ne jamais me nommer ma mère; mais soit qu'elle sentît l'impossibilité de détruire les conjectures que je formerois, soit que sa tendresse toujours jalouse enviât à Philippe une amitié dont la nature me faisoit un devoir, elle voulut qu'il ne me trompât point dans les détails que je lui en demanderois.

«J'aime mieux perdre son estime que mes droits sur lui, lui dit-elle; quand vous lui cacheriez la vérité, il la devineroit, et il m'en voudroit à la fois d'être sa mère et de le désavouer.»

Rien de plus facile que de saisir les nuances qu'il y avoit dans les sentimens des auteurs de ma vie. Philippe étoit fier d'être mon père: le rang de madame de Sponasi flattoit sa vanité, et j'étois entre elle et lui un point de rapprochement sur lequel ses idées se reposoient avec complaisance.

Madame de Sponasi, au contraire, ne pouvoit penser qu'elle m'avoit donné le jour, sans que son imagination fût flétrie. Quand elle se livroit à sa sensibilité, qu'elle recevoit mes caresses, je suis persuadé qu'un sentiment dont elle ne se rendoit pas compte, lui faisoit croire que j'étois beaucoup plus son fils que celui de Philippe: mais quand un seul de mes regards caressoit Philippe en sa présence, la jalousie la ramenoit à la vérité; et cette vérité, humiliante pour une femme titrée et d'une grande réputation, lui crioit que le père de son fils étoit... son valet-de-chambre.

Tous deux m'aimoient véritablement, tous deux mettoient du prix à mon estime: Philippe s'y croyoit des droits par la mère qu'il m'avoit donnée; madame de Sponasi y renonçoit par la raison contraire. Je les aimois beaucoup tous les deux; mais, par un sentiment dans lequel l'amour-propre se glissoit peut-être aussi, (de quoi ne se mêle-t-il pas?) la reconnoissance demandoit la préférence pour Philippe, quand mon cœur la donnoit à madame de Sponasi.

Je desirois beaucoup de la voir; à peine me sentis-je assez de forces pour descendre chez elle, que je lui en fis demander la permission. J'attendis sa réponse avec beaucoup d'impatience et d'inquiétude. Sa réponse fut un refus: elle chargea Philippe de l'adoucir autant qu'il lui seroit possible; mais elle ne lui dissimula point qu'elle éprouvoit, à l'idée de se trouver avec moi, une contrariété qu'il lui étoit impossible de vaincre. Cette nouvelle me fit la plus grande peine; Philippe en parut aussi consterné que moi.

«Nous sommes perdus, me dit-il; elle est au moment de m'échapper. Je sais que, depuis votre maladie, un prêtre vient la voir régulièrement tous les matins: elle s'en cache; et c'est une nouvelle foiblesse de sa part, de n'oser céder ni à la nature ni à la religion, de ne croire ni son esprit ni son cœur. Si cet homme est adroit, il devinera bientôt son caractère; et de cette connoissance à un empire absolu sur ses volontés, il n'y aura point d'intervalle. Je n'ose user de mon pouvoir sur elle: dans un moment où elle balance encore, je crains de la révolter, et de la précipiter, par dépit, aux genoux d'un directeur. C'est à vous, Frédéric, d'essayer votre empire sur son cœur; mais il faudroit de l'adresse.»

«Mon ami, lui répondis-je, si elle ne m'aime plus, l'adresse est inutile; si elle m'aime encore, je n'ai besoin que de franchise et de ménagemens. Laissez-moi lui écrire, et chargez-vous de lui remettre ma lettre. Tout ce que je vous demande, c'est de la laisser seule, si elle consent à la lire.»

Je ne sais si Philippe devina mon motif; mais il sourit, et ne fit aucune difficulté. Je ne voulois pas qu'en s'occupant de moi, madame de Sponasi se rappelât mon père; je sentois la nécessité de séparer sa tendresse de son orgueil: c'étoit peut-être cela que Philippe appeloit de l'adresse; moi, je n'y voyois qu'une condescendance légitime: mais je ne pouvois ni le dire, ni même laisser voir que je le pensois.

J'écrivis.

«madame,

«Un égarement impardonnable, par les suites qu'il pouvoit avoir, et plus encore par celles qu'il a entraînées, me rend indigne de vos bontés, je ne l'ignore pas: aussi n'aurois-je jamais osé aspirer à l'honneur de vous voir, si vous ne m'eussiez assuré vous-même que vous pardonniez bien des choses aux passions souvent terribles à mon âge, quand le cœur conservoit sa fierté. Je rougis des projets que j'ai formés, mais non des motifs qui me font regretter la présence de ma bienfaitrice. Je dois renfermer dans mon sein des secrets qui n'ont rien ôté à ma profonde vénération pour elle, tout m'en fait la loi; il ne m'en coûtera point pour lui obéir: mais penser que j'ai troublé votre repos, mais être convaincu que vous avez de l'éloignement pour moi, vivre sous le même toit sans vous voir, être à la fois accablé de vos bienfaits et de votre haine, c'est éprouver des tourmens au-dessus de mon courage. Votre conduite me trace celle que je dois tenir; le sacrifice est terrible, mais il est nécessaire. Permettez-moi donc, madame, de m'éloigner à jamais; oubliez-moi si cela peut contribuer à votre tranquillité: jusqu'au dernier moment de sa vie (et puisse le ciel l'abréger!) Frédéric ne formera des vœux que pour sa bienfaitrice. Me refuserez-vous un dernier adieu? Mon courage y ménagera votre sensibilité, je vous le promets. Pour la première fois, j'apprendrai à déguiser mes sentimens, et ce sera pour vous cacher jusqu'à quel point ils vous appartiennent. Ô madame, si vous pouviez connoître ce qui se passe en moi! la certitude d'être aimée, respectée d'un infortuné qui n'a plus que sa douleur et des souvenirs, vous rendroit favorable à mes vœux. Vous pouvez tout pour mon bonheur; voilà votre consolation: Frédéric ne peut rien pour le vôtre; c'est lui, lui seul, qui est à plaindre.»


Je remis ma lettre à Philippe; il la porta. Madame de Sponasi tressaillit en la recevant; mais elle la posa sur le meuble le plus près d'elle. Philippe s'apperçut qu'il la gênoit, et se retira. Un quart d'heure après, un domestique m'apporta le billet suivant.

«Pourquoi me tourmenter? Qui vous a dit que je vous haïssois? Mon malheur est de trop vous aimer. Je refuse, je crains, je desire votre présence. Si vous m'abandonniez, vous seriez un monstre. J'avois cru que vous ménageriez ma foiblesse... Eh bien! venez me voir, venez seul. Si vous avez pitié de votre... bienfaitrice... Frédéric, en écrivant ce mot, je vous rappelle ce que vous êtes, tout ce que vous pouvez être pour moi. Je vous attends.»

Je descendis chez madame de Sponasi, bien décidé à ménager sa sensibilité et sa délicatesse; la voir étoit tout ce que je desirois. Lorsque j'entrai, elle me prit par la main; et m'entraînant dans la pièce la plus reculée de son appartement, avec une force et une vivacité bien au-dessus de son âge, elle en ferma la porte avec violence; puis se jetant dans mes bras en versant des larmes, elle m'appela vingt fois de suite son fils.

«J'étois sûre de n'y pas résister, s'écrioit-elle, mon fils! mon cher Frédéric! Laissez-moi vous appeler mon fils; qu'une fois, une seule fois, ma bouche puisse parler d'accord avec mon cœur. Je suis votre mère, Frédéric, votre mère bien malheureuse... bien heureuse. Frédéric, vous rougissez de moi; vous n'osez m'appeler votre mère». Et elle se cacha le visage dans ses mains. Je me mis à ses genoux: elle me pressoit la tête contre son sein, et nous pleurions tous les deux.

«Pleure, mon fils, me disoit-elle: tes larmes me soulagent; elles m'assurent que je te suis chère. N'est-il pas vrai, mon fils, que tu me pardonnes?»

«Vous pardonner, madame! m'écriai-je.—Appelle-moi ta mère, je le veux, je l'exige. Un quart d'heure à la nature, mon cher Frédéric; le reste de ma vie à la contrainte.»

«—Dites à l'amitié la plus sincère, à la reconnaissance la mieux méritée.»

«—De la reconnoissance! Et quelle reconnoissance me dois-tu, pauvre enfant! Qu'es-tu dans la société? Ne verras-tu pas ma fortune passer à des étrangers?»

«—Je serois indigne de vous, madame, si je formois d'autres vœux que ceux que vous pouvez accomplir. Tant que je serai près de vous, que me manquera-t-il? Si j'avois le malheur de vous survivre, j'aurois trop perdu pour que la fortune eût un seul de mes soupirs. Dites-moi, vous qui jouissez de tant d'éclat, la richesse contribue-t-elle au bonheur?»

«—Oui, mon ami, quand on peut la donner à ses enfans.

«—Eh bien! je n'ai point d'enfans, moi; je n'ai qu'une mère: je ne voudrois être riche que pour elle. Vous l'êtes: que puis-je encore desirer?» «—Bon fils! bon Frédéric! excellent cœur! répétoit-elle en m'embrassant, va, je saurai satisfaire ma tendresse en disposant de mes biens...»

«—Madame, permettez-moi d'avoir une volonté nécessaire à la réputation de ma... bienfaitrice. Moins vous ferez pour moi, plus le secret de ma naissance sera respecté. En mettant des bornes à vos bienfaits, dites-vous: C'est la seule grace que mon fils exigea de moi: je lisois dans son cœur, et je lui ai obéi.»

«—Et je ne l'appellerois pas mon fils! s'écria-t-elle. Oui, Frédéric, tu m'appartiens, à moi, à moi seule...» En prononçant le mot seule, sa figure changea tout-à-coup; ses bras, qui me pressoient, tombèrent lentement à ses côtés; ses yeux se fermèrent, et un soupir déchirant s'échappa de sa poitrine. Je sentis le trait qui la frappoit; je pris ses mains, et, les réchauffant de mes baisers, je lui dis: «À vous seule, madame: oui, vous avez bien lu dans mon cœur; c'est à vous seule que j'appartiens. Que le ciel me punisse si c'est une injustice! mais la tendresse que vous m'inspirez n'admet point de partage». En le disant, je laissai aussi échapper un soupir; il étoit pour Philippe. Madame de Sponasi me regarda avec un sourire dans lequel la douleur le disputoit à la joie, et prononça d'une voix foible: «Si je pouvois le croire!» Sans doute elle le crut, car elle reprit peu à peu l'air aimable et tranquille qui l'abandonnoit si rarement.

«Frédéric, ne nous occupons plus du passé; qu'il reste à jamais enseveli dans notre mémoire. Croiriez-vous que j'ai été au moment de devenir dévote?—Vous, madame!—La douleur rend superstitieux: j'ai fait venir un prêtre, j'ai causé avec lui; mais il a voulu me faire croire tant de choses, que je lui ai échappé. Il me grondoit de n'être pas convaincue, comme si cela étoit en mon pouvoir; il vouloit ensuite que j'adorasse, positivement parce que je ne comprenois pas. Je lui ai observé que si j'adorois tout ce que je ne conçois pas, le premier tribut de mon hommage seroit pour moi; car il est certain que je me parois incompréhensible. Il s'est fâché, et moi aussi; il m'a damnée, et me voilà encore une fois philosophe, faute de mieux. En vérité, quand on pense à la possibilité d'un autre monde, on ne sait trop quel parti prendre dans celui-ci.»


CHAPITRE XXVI.

Elle finit comme une sainte.

Il y a beaucoup de rapports entre la durée des chagrins que nous éprouvons, et l'espace de temps qui s'est écoulé depuis notre naissance. Les enfans ont de gros chagrins qui passent en un instant; le jeune homme se livre à un désespoir violent qui s'évanouit assez vîte et ne laisse guère après lui de regrets; l'homme fait a plus de calme et de constance dans sa douleur: pour les vieillards, tout est sujet d'humeur; et quand la tristesse les atteint, elle ne les quitte qu'au tombeau.

Les efforts que madame de Sponasi faisoit pour paroître gaie, ne servoient qu'à trahir l'état secret de son ame; son esprit foiblissoit, sa santé déclinoit visiblement; en un mot, elle succomboit sous le poids de son amitié jalouse et de son incertitude philosophique. Tantôt livrée aux remords, elle cherchoit dans les livres de dévotion ou son arrêt, ou quelques motifs d'espérance, et n'y trouvoit que des contradictions qui la révoltoient; tantôt, abandonnant au hasard sa destinée, elle couroit les sabbats des sorciers modernes, et calculoit, dans un jeu de cartes, les probabilités de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'ame. N'osant plus s'en rapporter à elle-même, ne pouvant se soumettre à croire sur la parole d'autrui, elle nageoit dans une mer sans fond et sans bords; elle s'épuisoit, sans espérer même un terme où elle trouveroit du repos.

Ayant remarqué qu'elle n'avoit pas le courage de fermer sa porte à des hommes dont la société redoubloit ses tourmens, par la contrainte où la mettoit un genre de conversation libre qui ne s'accordoit plus avec ses idées, je lui proposai d'aller passer quelque temps à la campagne. «Vous viendrez avec moi, Frédéric?—Oui, madame.—Rien ne vous attache plus à Paris?—Absolument rien.—Il est donc vrai que vous ne voyez plus madame de Valmont! Je n'osois le croire, et je suis bien aise d'en avoir la certitude. Cette femme m'a fait bien du mal; si je pouvois éprouver la haine, ce seroit pour elle: mais, si près d'achever ma carrière, je ne trahirai pas l'affaire de toute ma vie; je n'ai vécu que d'amour; être aimée a été l'objet de tous mes vœux. Que l'on parle mal de mon esprit, je l'abandonne; pour mon cœur, il n'a respiré que le bonheur de ceux qui m'entouroient. Si j'avois la vanité de me composer une épitaphe, je la renfermerais dans ce peu de mots: «Elle a fait des ingrats, et n'a jamais eu d'ennemis.»

Madame de Sponasi étoit si frappée de l'idée d'une mort prochaine, que toutes ses conversations s'y reportoient: c'est en vain que je cherchois à la distraire; comme j'étois moi-même une des causes de son inquiétude, mes consolations la flattoient, mais ne la calmoient pas. Je pressois le jour de notre voyage, dans l'espoir qu'il produiroit un effet salutaire à sa santé; j'avois hâte aussi de m'éloigner de madame de Valmont, dont les visites à l'hôtel devenoient de plus en plus fréquentes. Je craignois si fort de me rencontrer avec elle, que j'avois prié Philippe de m'avertir lorsqu'elle arrivoit; alors je fuyois à mon appartement, et j'y restois jusqu'à son départ: mais elle prolongeoit ses visites; et comme je savois qu'elles étoient un supplice pour ma bienfaitrice, je souffrois également, et pour elle, et pour moi. Madame de Valmont, loin de se rebuter, m'adressoit chaque jour ou des épîtres sentimentales, ou des héroïdes qui me faisoient trembler. Elle exigeoit sur-tout une entrevue à laquelle j'étois bien loin de consentir; je n'aurois pu lui offrir que des conseils, et c'étoit la seule chose dont elle croyoit ne pas avoir besoin. Elle me tourmenta tant de son amour, de sa haine, de ses élégies et de sa vengeance, que, sans y rien gagner, elle parvint à me convaincre que rien n'est plus difficile à prendre, à contenter et à quitter, qu'une femme qui a des principes.

Le jour que nous devions partir pour la campagne, madame de Sponasi eut un accès de fièvre, accompagné des symptômes les plus alarmans. Aussitôt que les médecins décidèrent qu'elle étoit en danger, elle cessa d'être comptée pour quelque chose dans sa maison. Sous prétexte de veiller à sa conservation, ses nombreux parens s'érigèrent en maîtres; et, ce qu'on ne voit que parmi les moribonds de haute société, tandis qu'elle gisoit agonisante, tous les jours à dîner et à souper il y avoit table de vingt couverts à l'hôtel. On y parloit beaucoup des spectacles, des nouvelles, et très-peu de la malade. Aucune de ses parentes ne demandoit à passer jusqu'à la chambre à coucher: elles aimoient cependant madame de Sponasi du plus profond de leur cœur; mais l'idée seule de la fièvre suffisoit pour enchaîner leurs pas. Et puis, comment se résoudre à voir souffrir les êtres auxquels on s'intéresse?

Ma bienfaitrice étoit donc abandonnée aux soins de ses domestiques: ce n'auroit point été un malheur, s'ils eussent pu se livrer à l'attachement qu'ils avoient tous pour elle; mais ils trouvoient autant de surveillans, de contradicteurs, qu'il y avoit de membres de la famille présens à l'hôtel. Au milieu de tous ces êtres que l'intérêt rassembloit, Philippe seul conserva le ton d'indépendance dont il avoit depuis si long-temps l'habitude. Pour moi, attaché au chevet du lit de ma mère, j'employois toutes mes forces à la servir, tout mon esprit à lui dissimuler sa position et ce qui se passoit dans l'intérieur de sa maison; mais il étoit facile de voir qu'elle ne se faisoit pas illusion sur son état, et que jamais elle ne s'étoit trompée sur l'espèce d'amitié que lui portoit sa famille.

J'aurois bien voulu me dispenser d'assister à ces repas dont l'indécence me choquoit, dont le ton de légéreté cadroit si mal avec la douleur que j'éprouvois; mais Philippe exigeoit que j'y parusse au moins quelquefois. Ce fut à la fin d'un dîner que les médecins annoncèrent qu'il n'y avoit plus d'espoir, et qu'il falloit que la famille prît les précautions nécessaires pour que madame de Sponasi reçût ses sacremens. Au nom de sacremens accollé avec celui de madame de Sponasi, un sourire léger, mais expressif, glissa sur toutes les figures. Il s'établit deux partis: celui des jeunes vouloit qu'on la laissât mourir en paix; celui des vieux objecta l'usage, et l'usage emporta la balance. Cette difficulté arrangée, il restoit celle de savoir qui se chargeroit de prévenir la malade; et personne ne se trouvant assez de forces pour remplir un devoir qui n'exige que de la sensibilité, on pria les médecins de faire entendre raison à ma bienfaitrice: ce fut l'expression dont on se servit. Je demandai en grace qu'il me fût permis de me charger de cette commission: mon zèle choqua d'autant plus, qu'il faisoit contraste avec la froideur de ceux qui m'entouroient; et j'en reçus des complimens si outrés, qu'il ne tenoit qu'à moi de les prendre pour autant de sarcasmes: mais il est difficile d'être sensible aux plaisanteries de ceux que l'on méprise.

Je m'empressai de retourner auprès de madame de Sponasi. Je la trouvai dans un accablement qui annonçoit une prochaine agonie: il étoit impossible et inutile de lui parler. On fit donc venir un prêtre, qui attendit l'occasion favorable pour exercer son ministère. Ce fut à minuit seulement qu'elle retrouva l'usage de la parole. L'ecclésiastique s'approcha, et commença une exhortation. J'allois me retirer; madame de Sponasi me fit signe de demeurer près d'elle. Elle écouta le ministre de paix avec la plus grande tranquillité; mais lorsqu'il lui proposa de se confesser, elle répondit qu'elle avoit l'habitude de ne confier ses affaires qu'à ses amis intimes, et qu'elle ne vouloit pas finir par une indiscrétion.

Le prêtre parut déconcerté, elle s'en apperçut, et lui observa avec beaucoup d'aménité qu'elle lui savoit bon gré de sa démarche, mais qu'elle le prioit de s'épargner une peine inutile. «Je suis toujours prête à discuter quand on me parle de religion, lui dit-elle; mais maintenant il est trop tard: vous voyez que je peux à peine articuler.—Pensez à votre ame, madame, lui répondit le confesseur, et reconnoissez du moins l'existence de Dieu.—Ce n'est point là la difficulté, monsieur, repartit madame de Sponasi, c'est de savoir ce que j'en pourrai faire si je le reconnois». Elle se retourna péniblement vers moi en s'écriant: «Ce n'est pas ma faute: je serai damnée peut-être; mais il m'est impossible de croire». Je lui pris la main; elle la porta sur son cœur, fixa ses yeux sur les miens, et me dit:

«Adieu... mon cher...». Ses lèvres firent un mouvement comme si elle prononçoit: Mon cher fils! mais elle n'articula point ce dernier mot. Depuis elle ne parla plus.

Le prêtre passa dans le salon où la famille étoit assemblée et attendoit l'événement. J'entendis assez de bruit; mais je ne pus en savoir la cause. Une heure après, les portes de la chambre à coucher s'ouvrirent; on apportoit le viatique en grande cérémonie: tous les domestiques suivoient avec des flambeaux. Les parens entourèrent le lit, et se mirent à genoux. Je ne sais ce qui se passa; les larmes m'empêchèrent de rien distinguer: tout ce dont je me rappelle, c'est que le lendemain on disoit dans l'hôtel que madame de Sponasi étoit morte comme une sainte. J'ai rencontré depuis beaucoup de personnes qui m'ont donné les détails les plus circonstanciés sur la manière édifiante avec laquelle ma bienfaitrice s'étoit conduite dans ses derniers momens.


CHAPITRE XXVII.

Mon bilan.

Il y avoit trop long-temps que les parens de madame de Sponasi attendoient après son héritage pour que l'on pût croire à la sincérité de leurs regrets. Après la crainte qu'elle n'en revînt, la plus grande inquiétude qu'ils avoient éprouvée pendant sa maladie avoit rapport à son testament; aussi fut-il ouvert avec empressement. Ils craignoient tous qu'elle ne m'eût beaucoup favorisé, et sans-doute les mesures étoient déjà concertées pour me ravir ses bienfaits. Quelle fut leur surprise quand ils virent que la bibliothèque de la défunte étoit le seul legs qu'elle m'eût fait! Ils ne purent cacher leur joie; mais elle fut de courte durée. Un des articles du testament défendoit de faire aucune recherche sur les diamans de la testatrice, ainsi que sur l'argent comptant qu'on pouvoit lui supposer, parce qu'elle en avoit disposé de son vivant; c'étoit à Philippe qu'elle les avoit remis: le tout valoit plus de cinquante mille écus. Un autre article portoit que la testatrice ne faisoit aucune mention de la terre de Téligny, parce qu'elle l'avoit vendue depuis un an. C'étoit moi qui en étois l'acquéreur, et mon contrat étoit à l'abri de la chicane la plus raffinée. Par les autres dispositions, les parens se trouvoient plus ou moins avantagés, à proportion de leurs besoins ou de l'amitié que ma bienfaitrice avoit pour eux. Philippe étoit nommé pour une rente viagère de 1500 livres. Afin d'assurer l'exécution de ses dernières volontés, madame de Sponasi avoit ordonné que, dans le cas où son testament feroit naître quelques procès, et ne seroit pas pleinement exécuté dans l'espace d'un an, il fût regardé comme nul, et que tous ses biens appartinssent alors à trois hôpitaux qu'elle désignoit. L'intérêt de tous fit taire les intérêts de chacun, et jamais tant de collatéraux ne furent moins pressés de porter leurs prétentions devant les tribunaux.

Suivant l'usage, les parens de madame de Sponasi se vengèrent, par des air insolens, des politesses qu'ils m'avoient faites lorsqu'ils me craignoient; ils outragèrent ma bienfaitrice par toutes les suppositions qu'ils firent sur les motifs de l'amitié qu'elle m'avoit témoignée. J'eus beaucoup de peine à obtenir les effets à moi appartenant qui se trouvoient à l'hôtel; mais je m'étois attendu à mille petites tracasseries, ressource ordinaire de la mauvaise humeur, lorsqu'elle ne sait comment s'exercer, et je les supportai avec tranquillité. J'avois un véritable chagrin de la perte que j'avois faite; et ce qui l'augmentoit encore, étoit de ne voir personne le partager. Philippe... Philippe se déguisoit en vain; je m'appercevois trop bien qu'il regardoit la mort de madame de Sponasi comme un prisonnier envisage l'ordre qui lui rend la liberté. Je n'osais lui en vouloir; mais j'en étois affligé.

De mes amis, Florvel fut le seul de qui je n'eus qu'à me louer; les autres attendirent ce que le changement de ma position opéreroit dans ma manière de vivre pour savoir la conduite qu'ils tiendroient avec moi: mais lui, à peine eut-il appris la mort de madame de Sponasi, qu'il vint me trouver.

«Je ne sais comment tu as pu te faire des ennemis, me dit-il; mais on emploie tous les moyens honnêtes que la calomnie autorise pour rompre l'amitié qui existe entre nous. Voici ma réponse. Quelles que soient les raisons qui t'engagent à ne pas me confier qui tu es, je les respecte: si tu as besoin de crédit, le mien et celui de ma famille sont à ton service; s'il te faut de l'argent, j'en ai; si tu veux un logement chez moi, tu me feras plaisir, ainsi qu'à madame de Florvel.

«Es-tu assez heureux pour que mes offres te soient inutiles? tant mieux; mais profite du moins de mes conseils: ne reste pas éloigné de la société; on croiroit que tu crains d'y paroître, et les méchans en tireroient parti pour donner quelque crédit à leurs discours. Viens chez moi, viens-y souvent; cache ta douleur, on ne l'attribueroit pas à ta sensibilité; montre-toi, dans les premiers momens, tel que tu as toujours été; et quand on verra que la mort de madame de Sponasi ne change rien à ta position, les sots, qui se décident par l'exemple, et qui forment le plus grand nombre, ne changeront rien à leur conduite envers toi, et les méchans se tairont.»

La démarche et la franchise de Florvel me firent grand plaisir: je l'assurai que je profiterois d'autant plus volontiers de ses conseils, qu'ils étoient d'accord avec le désir que j'avois toujours eu de conserver son amitié; que pour ses offres de services, j'en garderois une éternelle reconnoissance, mais que j'étois à la fois au-dessus du besoin et de l'ambition. Cela étoit vrai.

La terre de Téligny donnoit deux mille écus de revenu. Philippe prétendoit que j'en pouvois tirer davantage. Quand je sus à quelles conditions, je fus bien loin de le desirer, et il m'approuva. J'étois en outre possesseur des diamans et de l'argent que ma bienfaitrice avoit remis à mon père pour moi. Pendant le temps qu'il avoit passé chez elle, il avoit amassé et placé une somme de deux cent mille francs; ce qui, joint à la rente qu'elle lui avoit laissée par son testament, nous composoit un revenu fort honnête; car Philippe exigea que nos fortunes restassent en commun, ou plutôt que j'en disposasse comme d'un bien entièrement à moi. De part et d'autre c'étoit un combat de générosité qui se termina sans peine, puisqu'il fut décidé que nous demeurerions ensemble: mais il ne voulut point consentir à recevoir de ma part le titre qui lui appartenoit; il m'objecta encore la mémoire de ma bienfaitrice, et je cédai. Les diamans furent vendus, le produit fut placé. Je pris une maison simple, et je la montai comme un homme jouissant de 24,000 livres de rentes. Philippe se chargea de veiller à la dépense; il étoit mon ami, mon intendant, mon gouverneur: ami bien sincère, intendant sûr, gouverneur très-tolérant. Je ne tardai pas à m'appercevoir que s'il avoit fait à madame de Sponasi le sacrifice de l'éclat d'une liaison, il s'étoit réservé tous les plaisirs que le mystère ne fait toujours qu'augmenter. C'étoit mon père, je n'avois rien à dire; j'aurois été fâché cependant qu'il agrandît la famille: mais ce malheur n'arriva point.

Je fus bientôt convaincu qu'à Paris on ne s'informe jamais de ce que vous êtes qu'au moment où l'on craint que vous ne deveniez à charge; mais quand il est bien décidé que vous n'avez besoin de personne, quand à l'aisance vous joignez de l'éducation, vous allez par-tout. Je restai donc M. de Téligny pour tout le monde. Mon de ne pouvoit être contesté dans un moment où personne ne se le refusoit.


CHAPITRE XXVIII.

Oraison funèbre de Mme de Sponasi.

Je vous dois compte, mes chers lecteurs, des motifs qui m'empêchèrent d'augmenter le revenu de la terre de Téligny.

Vous avez pu voir combien ma bienfaitrice étoit obligeante, bonne et libérale. Lorsque les douleurs l'avertirent que je demandois à entrer dans le monde, elle se fit conduire chez une sage-femme, où son logement avoit été retenu d'avance. Elle y cacha son nom; c'est l'usage: son hôtesse le devina peut-être, et n'en fit rien paroître; c'est l'usage encore. Dans ces maisons sur-tout où la fortune repose sur la discrétion, soit que cette femme sût à qui elle parloit, soit que l'habitude de commander et de vivre dans l'opulence trahît le rang de madame de Sponasi, soit qu'elle-même, tout en se cachant, ne fut pas fâchée qu'on soupçonnât son rang et son opulence, il est certain que la sage-femme lui raconta l'histoire suivante, moins par envie de bavarder que par le désir sans doute d'être utile à des malheureux.

M. de Montluc, gentilhomme provençal, d'une famille très-ancienne, avoit été destiné à l'état ecclésiastique, parce qu'il étoit le second des fils de son père; c'est-à-dire que la fortune paternelle, d'ailleurs peu considérable, étant dévolue toute entière à son frère aîné, il falloit qu'il cherchât son patrimoine parmi celui des pauvres. M. de Montluc fut tonsuré à huit ans, et obtint un bénéfice d'un médiocre revenu, mais qui suffisoit à la dépense de son éducation. À vingt ans, il jouissoit encore de l'amitié de son père, et de l'espoir incertain d'obtenir un évêché, quand l'amour, qui se rit des patriarches de vingt ans, de la puissance paternelle et de la tonsure, lui fit rencontrer une jeune orpheline; belle, il s'en apperçut; sage et sensible, il n'en douta point; mais pauvre autant qu'on peut l'être, il n'y fit pas attention: cet âge compte-t-il l'argent pour quelque chose?

Après avoir soupiré, souffert pendant long-temps, M. de Montluc, qui avoit quitté la soutane, vint à Paris avec sa maîtresse, devenue secrètement sa femme, n'emportant avec lui que la malédiction de son père. Elle fut terrible, s'il lui dut les malheurs qu'il éprouva. Obligé de se cacher pour se soustraire aux recherches de sa famille, il eut bientôt épuisé ses petites ressources. N'osant se réclamer de personne, ne pouvant et ne sachant pas travailler, la misère l'atteignit dans un moment bien cruel pour un époux: madame de Montluc étoit à la veille de le rendre père, et la sage-femme chez laquelle logeoit madame de Sponasi avoit été appelée. Bonne par caractère, et devenue plus sensible encore par l'habitude de voir souffrir, qui n'endurcit que les ames dégradées, elle avoit offert une de ses petites chambres, et tous les secours qui dépendroient d'elle, à l'épouse de M. de Montluc, se fiant à la probité de ceux qu'elle obligeoit de la récompenser un jour, si la fortune cessoit de leur être contraire.

On n'est jamais plus compatissant qu'aux maux que l'on éprouve soi-même. Madame de Sponasi, dans les douleurs de l'enfantement, sentit combien devoit souffrir une malheureuse mère au milieu de toutes les privations, accablée de toutes les inquiétudes: elle remit à la sage-femme cinquante louis pour M. de Montluc, en lui recommandant de taire qu'elle les tenoit d'une femme logée sous le même toit que son épouse, afin de prévenir l'indiscrétion souvent ingénieuse de la reconnoissance. Madame de Montluc accoucha la même nuit que madame de Sponasi: ce fut aussi d'un garçon; il mourut en naissant, hélas! pour avoir trop souffert avant de naître: sa mère infortunée l'avoit porté dans son sein au milieu des larmes et des horreurs du besoin.

Quand madame de Sponasi fut rétablie dans son hôtel, elle chargea Philippe de se lier avec M. de Montluc: cela ne fut pas difficile, les malheureux sont sensibles aux moindres prévenances. Philippe le présenta un matin à ma bienfaitrice, qui lui dit que ses aventures ne lui étoient point inconnues, et qu'elle se trouverait heureuse de faire quelque chose qui pût lui rendre la tranquillité. Elle lui proposa d'aller vivre à Téligny jusqu'au moment où il auroit fléchi son père: mais cet homme mourut sans vouloir pardonner; et son fils aîné l'imita d'autant plus volontiers, qu'il gagnoit à être inflexible.

Non seulement madame de Sponasi avoit accordé à M. de Montluc la jouissance du château et des jardins qui en dépendent, mais, pour ôter à son bienfait l'apparence de la charité, elle l'avoit prié de s'occuper de l'administration de la terre, et lui avoit donné toutes les procurations nécessaires à cet effet, l'avertissant qu'elle cesseroit de le compter au nombre de ses amis, s'il n'en disposoit pas comme de son propre bien. Jamais service ne fut mieux payé. M. de Montluc agit effectivement comme s'il eût été le maître; et, tout en se faisant aimer des paysans, il augmenta beaucoup le revenu de ce bien. Rendant chaque année ses comptes avec la plus grande exactitude, ma bienfaitrice cherchoit en vain les moyens de le forcer à songer à lui; il répondoit toujours qu'il étoit si heureux, qu'il n'avoit plus de facultés pour desirer. Enfin, après avoir bien bataillé, il fut convenu que le cinquième du produit de Téligny lui appartiendrait chaque année; arrangement qui existoit depuis plus de vingt ans. J'aurois donc pu augmenter mon revenu de quinze à seize cents livres, et certes j'en aurois rougi. En me donnant ce bien y madame de Sponasi ne m'avoit pas parlé de M. de Montluc: l'avoit-elle oublié? Oh! non, sans doute. Elle m'avoit donc assez estimé pour ne pas vouloir me ravir la liberté d'honorer sa mémoire de la seule manière vraiment digne d'elle.

J'écrivis à M. de Montluc pour lui demander son amitié, et le prier d'agir comme il avoit toujours fait jusqu'alors. «Nous sommes unis sans nous connoître, monsieur, par un lien qu'il vous est impossible de rompre sans outrager la mémoire de madame de Sponasi. Élevé par ses soins, riche de ses bienfaits, je ne m'en croirois indigne que du moment où vous refuseriez d'être pour moi ce que vous avez été pour elle. Tous les deux, nous avons perdu celle qui nous servit de mère; ne séparons jamais notre douleur et les motifs de notre reconnoissance.»

M. de Montluc me fit une longue réponse, dans laquelle il ne me parloit que de ses regrets et des vertus de madame de Sponasi; à la fin seulement il me marquoit: «Elle m'avoit toujours assuré que ses bontés pour moi lui survivroient; elle me l'écrivoit encore il y a six mois, et dès-lors vous étiez possesseur de cette terre: vous voyez, monsieur, l'idée qu'elle avoit de vous; elle ne s'est point trompée. J'aurois, sans balancer, sacrifié ma vie pour elle; elle vous appartient également.»

M. de Montluc pouvoit avoir près de cinquante ans: sa femme vivoit encore; mais ils n'avoient point eu d'autre enfant que celui qui vint au monde la même nuit que moi.


CHAPITRE XXIX.

Projet de mariage.

La saison étoit venue où l'usage, plus que le désir de la solitude, chassoit de Paris la bonne société: Florvel m'engagea à venir passer un mois avec lui chez M. de Nangis, père de sa femme, et j'acceptai. Je fus étonné de voir madame de Florvel liée de l'amitié la plus vive avec une jeune demoiselle dont l'état étoit un problême, et la naissance encore plus incertaine que la mienne. Elle se nommoit Adèle. Dire qu'elle étoit jolie, seroit se servir d'une expression commune pour peindre des traits au-dessus de la perfection. Adèle étoit bonne, on le voyoit dans ses yeux; elle avoit de l'esprit, on le lisoit dans ses yeux; une éducation soignée avoit donné à son caractère une énergie et une solidité qui se peignoient encore dans ses yeux: mais si les yeux d'Adèle n'avoient pas entièrement fixé l'admiration, on eût cherché dans chacun de ses traits la prévention de toutes ses qualités, et l'on ne se fût pas trompé.

Elle avoit vingt ans, parloit et écrivoit plusieurs langues avec autant de pureté que de facilité, dessinoit bien, étoit grande musicienne, raisonnoit des ouvrages les plus sérieux avec justesse, ne s'étonnoit de rien, pas même d'être au-dessus de son âge et de son sexe par ses connoissances. D'une gaieté qui prouvoit combien peu elle avoit de prétention, elle jouoit avec des enfans si naturellement, qu'on eût pu douter si la complaisance ou le plaisir la guidoit. Se présentoit-il quelqu'un? elle se livroit à la conversation, et, l'instant d'après, recommençoit ses enfantillages sans penser aux réflexions que ses réponses faisoient presque toujours naître. Ce qui me surprit encore davantage dans une femme jeune, délicate et françoise, elle n'avoit peur de rien, et ne parloit jamais de son courage. Si Florvel et moi nous nous disposions à aller à la chasse, et qu'Adèle fût présente, elle causoit aussi tranquillement appuyée sur une arme à feu, qu'un artilleur assis sur un canon. Je me rappellerai sans cesse qu'un jour en revenant nous la rencontrâmes dans le parc: je tenois mon fusil sous mon bras; j'avois oublié de le désarmer: en courant après elle, le coup partit; elle se retourna avec inquiétude, et sa première question fut: «N'êtes-vous pas blessé»? Ce ne fut que par réflexion qu'elle pensa qu'elle auroit pu l'être. Rien ne dévoile mieux le caractère que ces momens de surprise où la parole et la pensée s'échappent et se confondent rapidement avec la sensation que l'on éprouve.

Devins-je amoureux d'Adèle? Si c'est de l'amour qu'elle m'inspira, je puis dire que je n'avois point encore connu ce sentiment; il me sembloit que, n'eût-elle pas été d'une figure céleste, d'une taille séduisante, je l'aurois préférée à toutes les femmes. J'aimois à être avec elle: mais il étoit impossible de lui dire ce qu'on appelle des choses aimables; on eût été humilié de ne pouvoir l'entretenir que d'elle, et l'on s'en occupoit toujours. M. de Nangis l'appeloit sa pupille, et la regardoit comme sa fille: Florvel vouloit qu'elle vît en lui un frère; madame de Florvel la traitoit en amie. Adèle se disputoit contre tous, ne se refusoit pas aux bons procédés; mais elle menaçoit de les quitter si on ne lui donnoit pas des gages. Elle n'avoit consenti à entrer auprès de madame de Florvel comme institutrice de sa fille, que pour gagner de l'argent, et elle vouloit toujours que l'on fixât ce qu'elle gagneroit.

Elle avoit donc l'ame bien servile et bien intéressée, cette Adèle si extraordinaire? Ah! sans doute: écoutez son histoire, et jugez-la.

À l'âge de quatre à cinq ans, elle fut trouvée, à onze heures du soir, par un cocher de fiacre, près la place des Victoires. Elle pleuroit. Sa position, sa figure, sa mise qui annoncent l'opulence, intéressèrent maître Pierre; c'est le nom du cocher: il la mit dans sa voiture, et la conduisit à sa femme. Adèle y reçut l'hospitalité, mais ne put donner aucun renseignement sur ses parens: elle parloit difficilement. Pierre n'avoit point d'enfant. Après avoir espéré inutilement de retrouver la famille de la petite, il la garda: elle resta avec ces bonnes gens jusqu'à l'âge de sept ans. À cette époque, Pierre mourut; et sa femme, qui n'avoit pour vivre que le produit des fatigues de son mari, fut obligée de se remarier à un des confrères du défunt, avare, veuf, et père de plusieurs enfans. Il exigea de madame Pierre qu'elle mît la petite à l'hôpital: c'étoit un terrible sacrifice pour cette excellente femme; mais la peur de la misère fit taire la sensibilité.

Arrivée devant la porte de cette maison publique, elle s'assit dans un des fossés du boulevard, et là, pleurant et consolant la pauvre Adèle, elle lui promettoit de venir la voir quelquefois. Un homme qui passoit, témoin de la douleur de ces deux êtres malheureux, et séduit sans doute par la figure intéressante de la petite, s'informa du sujet de leurs pleurs.

L'ayant appris, il pria madame Pierre de le suivre. Elle arriva chez lui avec Adèle, et s'en retourna consolée de laisser son enfant d'adoption entre les mains d'un protecteur.

Cet homme étoit M. Durmer, connu par des ouvrages dans lesquels la profondeur s'unit à la clarté, et l'esprit à l'utilité. Depuis long-temps il avoit le projet d'essayer ses idées particulières sur l'éducation; mais il étoit célibataire. Il n'avoit qu'une sœur, mariée assez malheureusement, et mère de plusieurs enfans. Quelquefois il pensoit à en adopter un; mais il étoit toujours arrêté par l'idée que, ne pouvant séparer entièrement un de ses neveux de la société de sa famille paternelle, il en résulteroit de l'opposition entre ses vues et les conseils que l'enfant recevrait. L'entier abandon d'Adèle lui convint sous tous les rapports; elle alloit dépendre de lui, de lui uniquement. Si l'expérience démentoit ses longues méditations, il n'en seroit comptable à personne, et son cœur, guidé d'abord par un mouvement de charité, l'absoudroit des torts de son esprit. Il l'éleva, et la réussite surpassa son attente.

M. Durmer ne couroit point après la réputation; aussi n'étoit-il d'aucun parti, car les hommes de lettres en formoient plusieurs: mais il avoit des amis, et M. de Nangis étoit du nombre. Se sentant près de sa fin, il fut effrayé de la position dans laquelle Adèle alloit se trouver. Sa fortune en biens fonds consistoit en une petite maison qui rapportoit 1200 livres; il la laissa par testament à son élève, et obtint de M. de Nangis qu'il lui serviroit de tuteur. Il mourut. M. de Nangis retira Adèle chez lui, et crut ne pouvoir mieux la placer qu'auprès de madame de Florvel sa fille.

Tant que M. Durmer avoit vécu, il avoit aidé sa sœur d'une partie du produit de ses ouvrages. À sa mort, cette femme, devenue veuve, alloit maudire la mémoire d'un frère qui avoit préféré une étrangère à sa famille, quand Adèle se présenta chez elle, et l'assura qu'elle étoit loin de vouloir priver ses enfans de la succession de leur oncle; mais elle étoit mineure, et M. de Nangis, en approuvant sa délicatesse, ne pouvoit se prêter à ses desirs. Adèle, incapable de varier dans ses résolutions, promit à la sœur de M. Durmer de lui remettre chaque année 1200 livres, jusqu'au jour où, libre de disposer d'un bien qu'elle ne regarderoit jamais comme sa propriété, elle lui en feroit cession entière. C'étoit pour être plus en état d'acquitter sa promesse qu'elle exigeoit que madame de Florvel fixât les honoraires de l'institutrice de sa fille: il fallut la satisfaire. Elle prétendoit en outre qu'un salaire mérité enchaîne moins que des bienfaits; et sans vouloir se soustraire à la reconnoissance, elle tenoit à sa liberté. Adèle eut donc des appointemens; et cet arrangement lui paroissoit si raisonnable, qu'elle ne comprenoit pas pourquoi ses amis sembloient en être humiliés pour elle. Plus elle s'efforçoit de rappeler l'abandon dans lequel les circonstances l'avoient placée, moins il étoit possible de s'en souvenir: on eût dit qu'elle étoit née pour commander à tous ceux qui l'entouroient, et elle commandoit en effet par des droits auxquels personne ne résiste, la douceur, la raison et la beauté.

Lorsque nous revînmes de la campagne, nous étions fort joyeux; et comme nous ne cherchions pas à cacher le sentiment qui nous attiroit l'un vers l'autre, la famille de Florvel sourioit à l'espoir d'un mariage qui devoit fixer le sort de leur protégée. Adèle n'avoit aucune fortune; mais la mienne suffisoit pour deux. Le mystère de ma naissance m'auroit empêché de m'allier à une fille riche et bien élevée; aucune ne pouvoit l'être mieux qu'Adèle, et n'auroit uni tant de mérite à tant de modestie. Ainsi la raison se trouvoit cette fois d'accord avec l'amour. Je lui avois confié ce que j'étois: elle sentit que la mémoire de madame de Sponasi exigeoit que ce secret restât caché, même pour M. de Nangis; elle l'observa la première, c'étoit m'assurer de sa discrétion: mais elle voulut que je ne fisse rien sans le consentement de Philippe.

«Vous lui devez de la reconnoissance, me dit-elle, et à ce titre seul vous ne pouvez disposer de vous sans son aveu; moins il vous rappelle les droits qu'il a reçus de la nature, plus votre délicatesse est engagée à ne pas l'en priver. Songez, Frédéric, qu'en devenant votre épouse, je vais vivre avec votre père, et que nous ne pouvons être heureux tous les trois si la plus parfaite intelligence ne préside à notre union. Comme votre position m'empêche de lui rendre dès à présent le respect que je ne lui refuserai jamais, je compte assez sur vous pour être persuadée que vous ne me tromperez pas sur son consentement.—Et s'il le refusoit, ce que je ne présume pas, croiriez-vous que je lui dusse le sacrifice de mon bonheur?—Libre presque en naissant, je ne peux apprécier bien juste les bornes de l'autorité paternelle. Ne me cachez rien des objections de votre ami; nous les examinerons le plus impartialement qu'il nous sera possible: s'il a tort, nous verrons jusqu'à quel point vous devez vous soumettre; s'il a raison, notre obéissance sera toute à notre avantage.—Adèle, l'amour peut-il être juge dans sa propre cause? Pour moi, je suis bien décidé à ne jamais renoncer au bonheur que j'attends avec vous.—Et moi, croyez-vous que j'y renonçasse sans peine? Cependant, si le sacrifice tournoit à votre avantage, je ne balancerois pas un instant.—Quand on aime si raisonnablement, on n'aime guère.—Mon ami, si l'amour n'existoit qu'aux dépens de la raison, les fous seuls pourroient compter sur lui. Je vous l'ai dit cent fois, je trouve du plaisir à le répéter; la préférence que je vous donne est tellement fondée sur la certitude d'être avec vous la plus heureuse des femmes, qu'il n'y aura jamais que votre intérêt qui puisse me séparer de vous. Si les événemens vouloient qu'un jour je fusse dans la nécessité de vous le prouver, vous apprendriez alors qu'aimer raisonnablement est pour Adèle aimer jusqu'au tombeau». Elle le disoit avec tant de calme, qu'il falloit connoître son caractère autant que je le connoissois pour être persuadé qu'elle donnoit à sa pensée toute l'étendue de ses expressions, et qu'aimer jusqu'au tombeau signifioit pour elle... jusqu'au tombeau.

Aussitôt que je fus arrivé à Paris, je fis part à Philippe de mon amour et de mes projets, d'un ton que je cherchois à rendre respectueux, mais qui annonçoit une résolution déterminée. Philippe me fit beaucoup d'objections qui se réduisoient toutes à celle-ci: «J'avois de l'ambition pour vous; faut-il que j'y renonce»? Je déployai mon éloquence pour lui prouver que ma naissance suffisoit seule pour renverser toutes les espérances que j'aurois de m'élever; qu'isolé dans le monde, je ne pourrois m'allier à aucune famille qui eût quelque crédit; que même lorsque par hasard je ferois un mariage avantageux, je l'acheterois trop cher, soit par des humiliations, soit par la nécessité de me séparer de lui, séparation à laquelle rien ne pourroit me résoudre. Je lui fis valoir le caractère d'Adèle encore plus que son esprit et sa beauté; il n'y avoit pas de réplique raisonnable: Philippe soupira de voir s'évanouir les rêves qu'il avoit nourris avec complaisance, et se retrancha sur ce qu'il n'avoit pas le droit de s'opposer à mes volontés.

«Si vous n'avez pas ce droit, mon ami, je vous le donne. Vous n'avez jusqu'à présent vécu que pour mon bonheur; voulez-vous me faire payer vos bontés du sacrifice de ma vie? Dites-le sans contrainte; mais je vous préviens que mon existence et Adèle sont inséparables.»

Philippe ne fit plus qu'une objection: l'amour pouvoit m'aveugler. Par intérêt pour moi, il me demandoit de différer mon mariage d'un mois seulement. Si alors je persistois dans ma résolution, il me promettoit de me faire oublier la peine avec laquelle il accordoit son consentement. J'aurois eu mauvaise grâce de refuser; quoiqu'il m'en coûtât, je consentis à le satisfaire. Cruel retard! Philippe avoit-il prévu tes conséquences? Oh! non sans doute, car il fut ensuite aussi désespéré que moi. Mais n'anticipons point sur les événemens.

Quand j'appris à Adèle la condescendance que j'avois eue pour mon... ami, loin d'en être choquée, elle m'en remercia. La certitude de notre union suffisoit pour la rendre heureuse; Philippe auroit exigé six mois, qu'elle ne l'auroit pas trouvé injuste. Elle aimoit cependant; mais quand je la voyois recevoir avec tranquillité une nouvelle qui me paroissoit accablante, je doutois de son amour: j'aurois desiré qu'elle fût plus passionnée. Insensé! j'oubliois que j'en voulois faire mon épouse, et non pas ma maîtresse.


CHAPITRE XXX.

Encore Adèle.

Adèle étant dès à présent liée à tous les événemens qui m'attendent, je voudrais, mes chers lecteurs, vous mettre en état de la bien connoître; et je n'y réussirai jamais mieux qu'en vous donnant un extrait de l'écrit que M. Durmer lui remit à ses derniers momens.

lettre de m. durmer

«Près de mourir, je veux, ma chère enfant, m'excuser devant vous de l'éducation que je vous ai donnée. Votre position fut mon motif; votre bonheur seroit ma récompense.

«Sans parens dont le nom et l'héritage vous soient dévolus, sans mère qui puisse veiller sur vous et guider votre choix, sans protecteur légal, sans avenir présumé, ce n'est que dans votre caractère que tous pouvez trouver les appuis qui vous manquent. J'ai donc essayé de former votre caractère pour qu'il vous mît au-dessus de la fortune et des attaques de la société.

......................

«Il m'a toujours paru singulier d'entendre disputer sur les vertus qui conviennent plus particulièrement aux femmes qu'aux hommes, dans un siècle où les habits sont tout au plus ce qui les distingue. J'ai regardé ce qui se passe dans le monde, et je vous ai élevée pour le moment où vous deviez vivre.

«Si l'on demandoit quelles sont les vertus particulières à votre sexe, la réponse auroit tellement l'air d'une satyre, que personne ne voudroit se charger de la faire. Est-ce l'amour pour la retraite? Je crois qu'avec des talens et le goût de l'étude vous supporterez plus aisément la solitude que les femmes qui, sans aucune ressource dans l'esprit, ne se trouvent jamais en plus insupportable société que lorsqu'elles sont seules, et qui, pour se soustraire à elles-mêmes, courent sans cesse après le plaisir, sans se fatiguer de ne rencontrer par-tout que l'ennui.

«Est-ce la modestie? La modestie n'appartient qu'à ceux qui ont des sacrifices à lui faire. L'amour-propre des sots n'est que sottise; rien ne peut les en guérir: l'amour-propre des esprits éclairés est orgueil; ils peuvent s'en corriger, ou du moins sentir la nécessité de le dissimuler. De quel droit un sot devineroit-il qu'il peut être modeste?

«La modestie dans les mœurs tient à deux extrêmes, la froideur des sens, ou une extrême sensibilité: dans le premier cas, on la doit à la nature; dans le second, au désir de ménager sa réputation, et plus encore à la crainte de diminuer ses plaisirs. Une femme immodeste n'est qu'un libertin de la plus méprisable espèce. J'ose répondre, Adèle, que vous aurez toujours beaucoup de modestie.

.....................

«On a dit avec raison que la vie d'une femme se réduisoit à l'histoire de ses amours. Eh bien! plus son caractère aura d'énergie, moins ses passions seront dangereuses, alors même qu'elles seroient fortes. Les hommes sont tellement accoutumés à ne point déguiser ce qu'ils cherchent sous le nom d'amour, que la beauté de la maîtresse qu'ils avouent est pour eux une excuse valable contre l'aridité de son esprit et la sécheresse de son cœur: mais les femmes qui ont l'heureuse habitude de dissimuler le penchant qui les entraîne, les femmes qui veulent toujours paroître séduites par des qualités qui justifient leurs foiblesses, seront moins dupes de leur imagination à mesure que leur tête sera mieux meublée; l'homme dont elles craindroient de rougir sera rarement celui de leur choix; et j'aimerois mieux donner l'amour-propre pour sentinelle à la vertu, que de lui laisser pour garde... quoi? je l'ignore: dans l'éducation actuelle, je n'ai jamais vu sur quelle base reposoit la sagesse des femmes.

«Il en est de la plupart des sottises pour les hommes, comme des médailles pour les antiquaires: leur ancienneté est ce qu'on peut dire de mieux en leur faveur. On m'a bien des fois objecté qu'en vous dégageant d'une foule de petites foiblesses, je pourrois vous placer au-dessus des bienséances, et vous accoutumer à vous glorifier de vos erreurs; mais j'ai remarqué que l'être le plus ignorant a toujours assez d'adresse pour justifier ses passions, tant que les passions durent: ainsi l'éducation que vous avez reçue ne tous donnera à cet égard aucun avantage. Mais une femme sans instruction, sans talens, sans caractère, est tourmentée de la nécessité de former une liaison, alors même qu'elle n'en a plus le désir: elle se compose une passion pour échapper à ce veuvage du cœur et de l'imagination auquel le temps la conduit malgré elle. Avec plus de ressources dans l'esprit, elle regarderait la fin de l'amour comme la fin d'un orage, et ne se feroit pas illusion sur la possibilité d'aimer encore. L'esprit le plus cultivé doit être quelque temps dupe des sens; mais quand on n'a que des sens, et que leur empire finit, que reste-t-il? Ne seroit-ce pas là qu'il faudroit chercher la raison qui fait envisager à votre sexe la vieillesse avec tant d'effroi?

«Parmi les femmes qui jouissent d'une grande célébrité, beaucoup ont vieilli en augmentant le nombre de leurs amis et sans cesser d'être aimables. Adèle, réfléchissez sur cette vérité, et vous serez convaincue que je vous ai élevée pour toutes les époques de votre vie.

.....................

«N'oubliez jamais ce que je vous ai dit sur la décence, que l'on confond à tort avec l'ingénuité. L'ingénuité est la franchise de l'ignorance; elle peut quelquefois être indécente: la décence, au contraire, n'est que l'observation exacte des bienséances. Une femme allaite un enfant, et, moins occupée de ceux qui l'entourent que des tendres soins de la maternité, laisse appercevoir son sein sans que la décence puisse en murmurer. Qu'un homme se permette un compliment déplacé ou seulement un regard curieux, c'est lui qui manque à la décence en alarmant la pudeur, en effarouchant la nature dans ses plus augustes fonctions. Une fille qui entre dans le monde, parle peu; et c'est avec raison que l'on conclut en faveur de sa décence, car elle craint de blesser les usages: elle se tait, mais observe comment elle doit se conduire. Un vieillard, se faisant un privilége de son âge, l'aborde, et se permet une jovialité qui la fait rougir: le vieillard devient alors non-décent. L'ingénuité plaît dans l'adolescence, et devient souvent bêtise dans un âge plus avancé: la décence, au contraire, appartient à tous les temps, à tous les lieux, aux deux sexes; elle peut changer suivant les sociétés, mais jamais pour le fond, qui n'est que la pratique réfléchie des bienséances. Ainsi je crois qu'en multipliant vos idées, je vous ai donné plus de possibilité d'être toujours et par-tout un modèle de véritable décence.

......................

«Vous voyez, ma chère enfant, que je cherche à justifier ce que j'ai fait pour vous: je le répète, si vous êtes heureuse, j'aurai réussi; car votre bonheur fut le but de tous mes soins. Je voudrois pouvoir vous donner des conseils; mais ils ne sont utiles que lorsqu'on peut en faire l'application, et votre avenir m'est inconnu. Respectez ma mémoire dans vous qui êtes mon ouvrage; défiez-vous de votre cœur, et n'osez pas tout ce qu'osera votre esprit: voilà ma dernière recommandation. À vingt ans, on décide hardiment: à trente, on hésite avant de décider: à quarante, on est si persuadé de l'instabilité de ses propres idées, que l'on perd toute confiance dans les lumières des autres et dans les siennes; on aime mieux user tranquillement la vie que de l'approfondir. Les passions de l'esprit s'affoiblissent comme celles du cœur; et de cet état naît un calme que l'on doit peut-être plus à la fatigue qu'à ses réflexions: mais ce calme est celui du bonheur, ou plutôt il est lui-même le bonheur. C'est là, ma chère enfant, que je vous attends pour me juger. Ayez le courage de n'avoir jusqu'à cette époque des talens que pour vous et vos amis, et vous ne desirerez plus alors d'en avoir pour le monde. C'est bien peu de chose que la gloire!»


CHAPITRE XXXI.

Un événement.

Adèle, chez M. Durmer, n'avoit d'autre société que celle de quelques savans, au milieu desquels elle avoit pris l'habitude de raisonner juste, et la facilité de placer dans les conversations les plus sérieuses quelques répliques auxquelles elle n'attachoit pas de prétention. Chacun se plaisoit à l'instruire: aussi n'étoit-elle pas étonnée de s'entendre contredire; et sa modestie, qui paroissoit étrange avec tant de talens, venoit sans doute d'avoir vécu parmi des gens qu'elle savoit plus instruits qu'elle. Elle ne pouvoit ignorer les charmes dont la nature avoit été prodigue en sa faveur; mais comme dans la société de M. Durmer on n'attachoit pas un prix extraordinaire à la beauté, elle s'étoit accoutumée à l'envisager de même. La sphère étroite dans laquelle elle vivoit, servoit à la fois à former son caractère et à la sauver des dangers du monde.

Sa position devint bien différente dans la maison de Florvel. Elle ne pouvoit paroître aux promenades, aux fêtes, aux spectacles, sans exciter l'admiration. La simplicité de ses mœurs tournoit au profit de sa beauté; elle avoit le talent, si rare, de parer sa figure sans la déguiser. Peu faite à une modestie de convenance, elle ne rougissoit pas lorsqu'on lui adressoit la parole: elle répondoit; et le plaisir de l'entendre augmentoit celui qu'on prenoit à la voir. Florvel recevoit beaucoup de monde; madame de Florvel menoit toujours Adèle avec elle: bientôt elle fut le sujet de toutes les conversations. L'histoire de son enfance, qui si long-temps avoit été ensevelie dans l'appartement de M. Durmer, devint la nouvelle des cercles les plus brillans: on n'eût pas été à la mode si l'on n'eût vu Adèle. Pour quiconque connoît Paris, cet enthousiasme ne paroîtra pas étonnant.

Ce qui l'est davantage, c'est qu'Adèle ne fut pas éblouie de ses succès: elle ne jouissoit des éloges qu'elle recevoit, que par l'idée d'être digne de faire mon bonheur; et jamais femme n'employa des procédés aussi délicats pour écarter jusqu'à l'ombre de la jalousie d'un cœur qui n'étoit que trop capable d'en éprouver les tourmens. Plus sensible avec moi que lorsque nous étions à la campagne, elle sembloit vouloir me dédommager du temps qu'elle accordoit à la société; elle comptoit avec impatience les jours qui devoient s'écouler encore pour accomplir le mois promis à Philippe; il n'en restoit plus que huit: alors nous devions déclarer à M. de Nangis, à Florvel et à son épouse, que nous étions dans l'intention de nous marier; intention qu'ils devinoient sans que nous en parlassions.

Tandis qu'il étoit à la mode de s'occuper de l'histoire d'Adèle, plusieurs personnes s'étoient fait un plaisir de la broder et de tirer des conjectures. J'ignore qui le premier s'avisa de rappeler qu'une fille de M. de Miralbe avoit été perdue dans un temps qui s'accordoit avec celui où Pierre trouva Adèle: on alla plus loin; les femmes d'un certain âge prétendirent qu'elle ressembloit étonnamment à madame de Miralbe lorsqu'elle étoit entrée dans le monde. Des conjectures on passa à l'affirmation; et ce bruit prit bientôt une telle consistance, qu'on ne parloit plus que de cela chez Florvel. M. de Miralbe, alors en procès réglé avec son fils, qui demandoit compte du bien de sa mère, saisit avec empressement la possibilité de lui opposer une sœur en minorité, ayant des droits égaux eux siens. Il rendit une visite à M. de Nangis.

Que l'on juge de l'inquiétude que j'éprouvois. Outre que je connoissois le caractère de M. de Miralbe, et que sa naissance ne me laissoit aucun espoir de devenir son gendre, je n'ignorois pas qu'à la mort de madame de Sponasi, il avoit excité tous les parens à m'accabler d'humiliations; pour lui, il m'avoit traité avec une bonté si méprisante, que j'avois rompu avec lui. Pour comble de craintes, je me rappelois et madame de Valmont, et ses principes, et la haine éternelle qu'elle m'avoit jurée. De tous les pères que le hasard pouvoit offrir à l'intéressante élève de M. Durmer, certes M. de Miralbe eût été le dernier que j'eusse desiré.

C'est dans ces momens d'alarmes que je connus le cœur de mon Adèle; elle trembloit de retrouver une famille qui ne la dédommageroit jamais du bonheur que notre mariage lui faisoit espérer. Je lui parlois sans contrainte du caractère de M. de Miralbe; elle souhaitoit ardemment qu'il n'acquît aucun droit sur elle: je lui confiai les motifs de la haine de madame de Valmont; elle me remercia d'avoir rompu avec elle.

«Je sens, mon ami, me dit-elle, que j'aurois bien de la peine à vivre au milieu de tous ces êtres là. J'ai été élevée d'une manière qui me fait envisager avec indifférence ce que la plupart des hommes regardent avec admiration. Le hasard a voulu que je ne dusse rien à mon père: quel qu'il soit, je le jugerai comme un étranger s'il se conduit mal avec moi. Dégagée de reconnoissance, incapable de crainte, je puis beaucoup souffrir; mais jamais, jamais je n'oublierai celui qui, dans ma misère, dans un abandon absolu, m'a choisie pour son épouse. Frédéric, recevez ma main; c'est devant Dieu, et du plus profond de mon cœur, que je jure de n'être qu'à vous.»

Après nous être bien tourmentés, nous voulions rire de nos inquiétudes: mais nous revenions promptement à parler du temps où nous serions séparés, des moyens que nous emploierions pour nous voir; et nous répétions le serment de nous aimer en dépit de tous les obstacles.

Nos craintes n'étoient pas vaines. M. de Miralbe, accompagné de M. de Nangis, vint chercher Adèle pour aller chez la veuve de maître Pierre. Il résulta des informations, de la représentation des vêtemens que portoit la petite lorsqu'elle fut trouvée, que cette infortunée étoit la fille de M. de Miralbe; ou plutôt, s'il m'est permis de donner ici mes soupçons pour quelque chose de probable, cet homme astucieux ne reconnut Adèle que parce qu'il vouloit l'opposer à son fils. À une époque postérieure, il prétendit qu'elle lui étoit étrangère... Mais laissons au temps à dévoiler ce mystère, si jamais il peut l'être.

Je fis part de ce que je pensois à cet égard à M. de Nangis, et je m'apperçus combien est grand l'avantage d'une bonne réputation, qu'elle soit ou non méritée. M. de Nangis ne répondit à mes soupçons qu'en faisant l'éloge de M. de Miralbe; il auroit rompu avec moi pour oser accuser un homme si sensible et si estimable, sans l'indulgence qu'il croyoit devoir à un amant au désespoir. M. et madame de Florvel, tout en me plaignant de bonne grace, ne pouvoient s'empêcher de se réjouir de voir Adèle retrouver un rang, une fortune digne d'elle: ils espéroient d'ailleurs que sa nouvelle position ne seroit pas un obstacle à notre union; ils ne savoient pas que M. de Téligny étoit le fils de Philippe. Dans ma douleur, c'étoit mon père seul que j'accusois, ou, pour mieux dire, je le plaignois: l'idée que le retard qu'il avoit demandé me privoit de tous les avantages d'un mariage brillant, s'il eût été accompli avant la fatale reconnaissance, le rendoit aussi malheureux que moi.

«Ne perdez pas courage, me disoit-il quand je m'abandonnois à la douleur; j'ai fait le mal, peut-être parviendrai-je à le réparer. Si votre naissance étoit le seul obstacle au consentement de M. de Miralbe, il ne seroit, je crois, pas impossible de le surmonter. L'argent fait bien des choses, la reconnoissance peut encore davantage. Laissez-moi mon secret, je vous le confierai s'il vous devient utile; jusque là, ne vous affligez pas de mon silence. Si mademoiselle de Miralbe n'oublie pas les engagemens pris par Adèle, si elle a la force de résister aux menaces ou aux séductions, vous pourrez encore être heureux.»

Philippe avoit-il réellement l'espoir qu'il vouloit faire passer dans mon cœur? Il est des positions où l'on tremble de diminuer ses espérances en en approfondissant le motif, et je n'osois presser Philippe de s'expliquer davantage.

M. de Miralbe étoit trop politique pour rompre brusquement avec M. de Nangis et sa famille: mais comme il n'ignoroit pas que c'étoit dans leur société où je rencontrois le plus souvent Adèle, et qu'il vouloit nous ôter tout espoir, il auroit desiré que sa fille prît sur son compte le tort de l'ingratitude: il l'exigeoit d'elle dans le particulier, tandis qu'il applaudissoit en public à la vive reconnoissance qu'elle témoignoit à madame de Florvel; reconnoissance dans laquelle l'amour entroit pour quelque chose. Adèle, à qui j'avois dévoilé le véritable caractère de son père, profitoit adroitement de la différence qui existoit entre ses opinions et les sacrifices qu'il devoit à sa réputation, pour lui désobéir sans qu'il pût se fâcher. En lui parlant toujours des vertus qu'il n'avoit pas, mais qu'elle étoit bien éloignée de lui refuser, elle le tenoit dans un état d'inquiétude et de contrainte dont nous profitions pour nous rencontrer chez nos amis communs. Il est vrai que madame de Valmont l'accompagnoit toujours, et que M. de Miralbe, qui avoit deviné la haine qu'elle avoit pour moi, peut-être aussi une partie des motifs de cette haine, se reposoit sur la jalousie et la vengeance, du soin d'éloigner les occasions où sa fille et moi nous aurions pu nous entretenir particulièrement. Pour donner une juste idée de notre position, je ne puis mieux faire que de copier quelques unes de nos lettres; elles étoient alors notre plus grande consolation. Si le nom de celui qui inventa l'art d'écrire étoit connu des amans, il auroit des autels par-tout où la terre est habitée.


CHAPITRE XXXII.

Correspondance.

adèle à frédéric.

Mon ami, depuis que je suis dans la maison de celui qui se dit mon père, j'ai eu le temps de faire mes observations; elles ne sont pas consolantes.

M. de Miralbe m'accable d'amitiés et ne m'aime pas; il me craint: j'éprouve le même sentiment pour lui; aussi sommes-nous sans cesse et réciproquement sur nos gardes.

Il parle souvent du bonheur qu'il a eu de retrouver sa fille, sur-tout quand il y a des témoins: on me dit alors que le bonheur est encore plus grand pour moi. Je ne réponds rien; mais je pense en soupirant que j'étois heureuse, et que je ne le suis plus.

Il m'a raconté les torts de ma mère envers lui; j'ai gardé le silence: il a voulu me faire partager son animosité contre mon frère; je l'ai assuré que je me taisois sur les morts par l'inutilité de les défendre, mais que je ne condamnerois point ceux qui vivoient sans les entendre.

«Vous pensez donc, m'a-t-il dit, que je n'ai pas des motifs légitimes d'en vouloir à mon fils? Vous a-t-on parlé de sa conduite?—Oui, monsieur.—Et vous n'en êtes pas indignée?—Monsieur, en apprenant que vous pouvez le haïr, vous, qui êtes son père, j'ai commencé à concevoir qu'il pouvoit éprouver le même sentiment. Les obstacles que la nature avoit mis entre la haine et vous sont égaux des deux côtés; le premier qui les a surmontés a dégagé l'autre.—Vous comptez donc pour rien la soumission filiale?—Pardonnez-moi, je l'estime autant que l'indulgence paternelle.—Ainsi vous approuvez votre frère.—Je ne suis pas son juge, monsieur; mais je trouverai toujours du plaisir à le défendre.—Tous les honnêtes gens sont contre lui.—Cela prouve qu'il n'est pas adroit.»

J'ai fait cette réponse avec tant de vivacité, que je ne me suis apperçue combien elle portoit coup qu'en voyant M. de Miralbe se mordre les lèvres. Il s'est plaint de la manière libre dont j'ai été élevée, et m'a assurée qu'on m'avoit rendu un bien mauvais service en me dégageant de tous préjugés.

«Les préjugés, m'a-t-il dit, sont le frein le plus sûr des passions.—Eh bien! monsieur, je dois m'applaudir de l'éducation que j'ai reçue; car si je n'ai point de préjugés, je n'ai point de passions.—Et votre amour pour M. de Téligny (il a appuyé sur le de de la manière la plus significative), comment le nommez-vous?—Un sentiment de préférence que sa générosité envers moi a rendu sacré.—Ainsi vous convenez que vous l'aimez.—Si je le dissimulois, on ne me croiroit pas, et je perdrois l'avantage que donne la franchise.—Ce sentiment de préférence nuit aux projets que je peux avoir sur vous.—Il existoit avant que vous pussiez le blâmer, voilà mon excuse.—Si je vous ordonne d'y renoncer, que ferez-vous?—Je croirai que vous me parlez comme si je sortois du couvent.—Je ne vous comprends pas.—Eh bien! monsieur, je m'explique. Croyez-vous que les droits d'un père puissent s'étendre sur les affections de ses enfans?—Sur leur conduite, a-t-il répliqué, vous ne le contesterez pas.—Non, monsieur: je puis vous soumettre mes actions: mais ma pensée est souvent indépendante de moi; comment l'engagerois-je à d'autres?»

«Je vois, a-t-il ajouté avec beaucoup de douceur, que l'on n'obtiendra rien de vous que par la raison, et je suis charmé que la vôtre ne s'élève pas jusqu'à récuser la puissance paternelle. Ainsi vous convenez que vos actions sont soumises à ma volonté.—Oui, monsieur; l'abus seul de votre pouvoir seroit capable de lui donner des bornes. J'espère que votre bonté évitera que j'en fasse jamais la réflexion; ce seroit le plus grand des malheurs, et pour vous, et pour moi.»

Ma réponse étoit dure; je le sentis, mon cher Frédéric: mais je voyois qu'il cherchoit à m'enchaîner en sondant mon caractère, et il m'importoit beaucoup de ne pas fléchir. Il garda le silence pendant quelques minutes, et reprit en ces termes:

«Vous appercevez-vous, Adèle, que vous me manquez de respect?—Si je l'avois cru, monsieur, j'aurois gardé le silence, et ce sera dorénavant le parti que je prendrai quand je croirai mes réponses opposées à votre façon de penser. Vous devez m'excuser jusqu'au moment où je connoîtrai assez votre caractère pour savoir quand ma franchise sera un crime; jusqu'à présent on m'en avoit fait un devoir.—Eh quoi! s'écria-t-il, vous vous permettez d'étudier mon caractère!—Est-ce encore un mal d'en convenir, monsieur? Destinée à vivre auprès de vous, n'est-il pas naturel que je cherche à deviner vos volontés?—Pour vous y soustraire avec plus de facilité, sans doute». Je ne répondis pas.

«Je veux, me dit-il, mettre à l'épreuve votre franchise et votre soumission. Répondez-moi: M. de Téligny (toujours le de prononcé avec ironie) vous a-t-il confié le secret de sa naissance?—Non, monsieur.»

Je faisois sans doute un mensonge, mon cher Frédéric; mais si j'avois hésité un seul instant à nier, j'aurois manqué à la confiance que vous m'avez témoignée. Certes, j'aurois pu me dispenser ensuite de révéler votre secret; mais avouer que vous en aviez un, c'étoit le trahir. N'ayant pas d'autre moyen d'éluder une question aussi insidieuse, je ne balançai pas.

M. de Miralbe, d'un air moitié mystérieux, moitié méchant, me fit part de ses soupçons. Il semble ne pas douter que vous soyez le fils de madame de Sponasi; mais il ne forme que des conjectures sur votre père, et pas une n'approche de la vérité. Vous croyez bien qu'il n'a pas manqué de conclure votre état incertain (ce n'est pas ainsi qu'il s'exprime) s'opposoit à tout espoir d'union entre vous et moi. J'ai gardé le silence. Alors il m'a demandé si, du moins à cet égard, je n'étois pas de son avis.

«Si je vous réponds avec franchise, monsieur, vous m'accuserez encore de vous manquer de respect.» Il vouloit connoître au juste ma façon de penser; et m'ayant promis de m'écouter comme si le sujet nous étoit étranger, nous poursuivîmes notre entretien de la manière suivante:

«Dites-moi, Adèle, n'êtes-vous pas persuadée qu'une demoiselle doit beaucoup de sacrifices à l'honneur de sa famille?—Oui, monsieur.—En épousant un homme sans nom, ne manque-t-elle pas aux égards que sa naissance lui prescrit?—Je crois plus, monsieur; elle manque à ses devoirs, puisqu'elle trahit à la fois l'espoir de ses parens, et l'éducation qu'elle a reçue. Il est rare qu'une fille se dégage des principes qu'on lui a donnés dans sa jeunesse, sans qu'on puisse l'accuser avec raison d'ingratitude, d'inconséquence ou de perversité. Ces principes, quels qu'ils soient, sont bons lorsqu'ils sont conformes à l'état pour lequel elle étoit destinée.—Je devine votre conclusion; vous allez m'observer qu'ayant été élevée pour vivre dans la médiocrité, vous seriez aussi blâmable de sacrifier votre amour à l'ambition, qu'une autre de sacrifier son rang à l'amour.—Oui, monsieur; cela est si vrai, qu'il me sera toujours impossible d'attacher le moindre prix à un nom, quelque brillant qu'il soit. Accoutumée dès mon enfance à trouver le bonheur dans la simplicité, et tous mes plaisirs dans la solitude, ma naissance, découverte trop tard, devient un fardeau que l'amitié seule d'un père pourroit alléger.—Doutez-vous de la mienne, ma chère enfant?—Non, monsieur; mon cœur est capable d'attachement, et il sera à vous aussitôt que vous le voudrez.—Il me semble que vous mettez des conditions au sentiment que vous me devez.—S'il vous est dû, monsieur, comment pouvez-vous croire que j'y mette des conditions? Il vous suffira de l'exiger». Notre conversation cessa encore pendant quelques instans.

M. de Miralbe reprit la parole pour me demander si je voulois lui promettre de renoncer à M. de Téligny.«—Oui, monsieur, je vous promets de n'être jamais à lui, tant que vous aurez droit de vous y opposer.—Quoique votre promesse soit conditionnelle, je veux bien m'en contenter, et je vous prie d'éviter dorénavant la société de M. de Nangis et de madame de Florvel.—Je vous obéirai, monsieur, et dès aujourd'hui je leur écrirai que mon père me fait une loi de ne point voir ceux auxquels la reconnoissance la mieux méritée et l'amitié la plus sincère m'attacheront toute la vie (il se tut; j'ajoutai avec beaucoup d'expression), ceux sans les bontés desquels je n'aurois jamais été à portée de savoir que j'étois fille de M. de Miralbe.—Ne pouvez-vous, me dit-il avec humeur, vous dispenser de me nommer?—Ah! monsieur, que penseroit-on de moi dans le monde si l'on croyoit que je fusse ingrate de mon propre mouvement?—On pensera, mademoiselle, ce qui devroit être, que vous fuyez les occasions de vous trouver avec un homme qui me déplaît.—Eh bien! monsieur, défendez-moi de voir madame de Florvel, et j'obéirai: je puis céder à vos lois; mais il m'est impossible de m'en faire lorsqu'elles sont aussi contraires à mes sentimens qu'à mes intérêts; le monde ne doit point savoir si j'ai aimé, si j'aime et si je fuis M. de Téligny.»

Il me quitta en m'assurant que la manière dont j'avois été élevée me causeroit bien des chagrins; ce qui signifie, je crois, que ce sera son excuse pour ceux qu'il me prépare.

Je le répète, mon cher Frédéric, M. de Miralbe et moi nous ne nous aimons pas. Sa conduite avec ma mère, morte renfermée par son ordre; les procédés affreux qu'il emploie pour ne rendre aucun compte à mon frère, et pour l'exciter adroitement à des démarches violentes qui peuvent le perdre, dans un âge où l'amitié et l'indulgence d'un père eussent décidé avantageusement son sort; tout m'éloigne invinciblement de M. de Miralbe. Je voudrois pouvoir du moins le respecter, et, malgré moi, je le compare à ce bon M. Durmer. Ah! c'est celui-là qui étoit véritablement mon père. Ici, je ne me regarde que comme une victime sûre d'être sacrifiée, incertaine seulement du jour et de la manière dont son sort s'accomplira.

Madame de Valmont a essayé de prendre de l'ascendant sur mes volontés; j'étois prévenue: elle m'a parlé de vous avec chaleur; j'écoutois avec attention: mais lorsqu'elle m'a dit que je devois rougir d'un pareil attachement, qu'il étoit de mon honneur de le rompre, je l'ai assurée que je comptois assez sur mes principes et sur les vôtres pour être persuadée que nous ne finirions point par un enlèvement ou faute d'un enlèvement; et c'est elle qui a rougi. Je lui évite ainsi l'embarras du déguisement: elle peut me haïr sans contrainte; cela m'a paru moins dangereux qu'une haine dissimulée. Je la plaindrai quand elle cessera de mal parler de vous.

On m'a donné une femme-de-chambre qui avoit ordre de gagner ma confiance; elle m'a témoigné si vîte un attachement si grand, que j'ai souri de pitié. On croyoit sans doute qu'en amante abandonnée, j'allois me jeter dans les bras d'une confidente. Mon cher Frédéric, quand l'idée de notre séparation m'afflige trop vivement, je vous éloigne de ma pensée par quelques heures de lecture; je deviens plus calme, et j'espère.

J'attends de vous deux services importans: le premier, de vous lier avec mon frère, de me dire ce que vous en pensez, et d'être son ami si vous l'en croyez digne; le second, de me donner des renseignemens sur le caractère de M. de Valmont: je le vois trop peu pour pouvoir le juger.

De la résignation, mon cher Frédéric. Puisque notre bonheur dépend de notre union, ne l'éloignons pas par notre faute. Je tiens de M. Durmer que les malheurs que l'on s'est attirés par inconduite, ou que, par imprudence, on n'a pas su éviter, sont les seuls pour lesquels on manque de courage. Persuadez-vous bien que, tant que je conserverai votre amour, je n'éprouverai pas de chagrin au-dessus de mes forces.


CHAPITRE XXXIII.

frédéric à adèle.

Je crains, ma chère Adèle, que vous n'ayez deviné trop juste en disant que M. de Miralbe se compose d'avance une excuse pour les chagrins qu'il vous prépare. Lorsque vous étiez avec madame de Florvel, il n'y avoit qu'une voix sur votre compte; elle étoit en votre faveur. Depuis quelques jours, vous êtes de nouveau le sujet de toutes les conversations; mais plusieurs personnes commencent à mettre en problême s'il n'eût pas été plus avantageux pour votre père de vous retrouver absolument sans éducation, qu'élevée d'une manière peu conforme à la modestie de votre sexe.

Les femmes les plus immodestes, persuadées sans doute que l'ignorance peut tenir lieu de pudeur, se déclarent contre vous: les pères prétendent que l'instruction mène à l'indépendance; que la tranquillité et l'avantage des familles reposant sur la soumission des filles, il faut leur donner des talens agréables, et rien de plus. Un de ceux qui soutenoient cette thèse avec beaucoup de chaleur dans une société où je me trouvois, oublioit sans doute que sa fille unique s'étoit séparée, au bout de six mois, et après un éclat scandaleux, d'un époux capable de remplir les vœux de la femme la plus difficile. Ennuyé de ses réflexions sur vous, je me permis de lui demander s'il préféroit l'éducation qu'il avoit fait donner à sa fille, à celle que vous avez reçue. Il m'entendit fort bien, et continua la conversation comme s'il ne m'eût pas entendu: mais le coup étoit porté, et les auditeurs l'abandonnèrent. Les hommes en général prennent votre défense: mais c'est un malheur pour une femme d'avoir besoin d'être défendue; et vous n'y seriez pas exposée, si M. de Miralbe et madame de Valmont n'ébruitoient à dessein ce qui se passe dans l'intérieur de votre famille. Je crois que votre père veut à la fois vous arracher à moi et vous ôter la possibilité de former un établissement. Je n'entre jamais dans une maison où l'on s'occupe de vous, sans que les regards et les confidences à l'oreille ne m'avertissent que notre amour est un secret public. De cette certitude, il n'est pas difficile d'arriver à la source des bruits qui circulent de nouveau sur ma naissance. Ainsi la haine et l'orgueil, qui nous séparent dans nos projets de bonheur, nous réunissent dans les clameurs qui peuvent nous faire tort.

Ma chère Adèle, songez que l'on vous tendra des piéges, et que vous serez perdue du moment où M. de Miralbe pourra le faire sans se compromettre. Votre position me fait trembler. Je n'ose vous donner des conseils, je crains de me tromper: je ne puis que souffrir et vous rappeler que vous êtes mon épouse; que les moindres chagrins que vous éprouverez seront terribles pour moi. Quelques jours plus tard, et vous n'eussiez vécu que de bonheur.

Je n'avois pas attendu vos ordres pour chercher à me lier avec votre frère. Je ne peux vous en dire du bien, il seroit trop hardi d'en dire du mal: figurez-vous toutes les passions réunies, et vous aurez une juste idée de lui. Extrême dans toutes ses sensations, il abhorre votre père; il l'eût adoré si M. de Miralbe l'eût voulu. Il a plus d'esprit et de connoissance qu'aucun homme de son âge; le temps seul peut apprendre l'usage qu'il en fera. Il parle de ses qualités comme il parleroit de celles d'un étranger; il avoue ses vices et ses erreurs avec la même insouciance. D'une activité à laquelle lui seul est capable de résister, est-il en mauvaise société, c'est le premier des libertins; en bonne société, on l'admire; retiré chez lui, il travaille sans relâche: la force et la grandeur de ses conceptions passent ce qu'il est possible de dire; en un mot, il semble que le génie soit un patrimoine de votre famille; et l'on peut prédire que, d'une manière ou d'une autre, votre frère ira à la célébrité. Il méprise l'argent dans ses jours de sagesse; mais s'il se livre à ses plaisirs, il le prodigue avec une facilité désespérante: il emprunte sans savoir s'il pourra rendre; il prête sans s'informer, sans penser même si l'on s'acquittera jamais envers lui. Un de ses torts vis-à-vis de votre père (et votre frère en fait l'aveu en riant) est d'avoir, sous un nom supposé, tourné ses ouvrages en ridicule. Je savois bien que cette critique avoit fait la plus grande peine à M. de Miralbe; j'ignorois qu'elle fût de son fils: jugez s'il y a espoir de les réconcilier jamais. Si votre frère avoit des passions moins violentes, la bonté de sa cause lui feroit des partisans: votre père, non moins passionné, mais plus habile, se déguise avec un art étonnant. Ils combattent presque à génie égal: mais l'adresse et l'hypocrisie sont d'un côté, il n'y a de l'autre que de la force; votre frère succombera.

Vous n'avez rien à espérer de lui: d'abord parce qu'il ne peut rien; ensuite parce que vous perdriez tout à réclamer sa protection, si jamais vous en aviez besoin. Il y a des temps d'ailleurs où ses désordres le mettent au-dessous de la place que son nom lui avoit marquée dans la société. Il est vrai qu'il trouve dans son esprit et dans la force de son caractère des ressources contre les événemens; mais ces ressources ne sont bonnes que pour lui. Ce que je lui ai dit de vous lui a fait grand plaisir; il a deviné du premier mot l'intérêt que je prends à votre sort. J'aurois voulu être son ami; jusqu'à présent je ne suis sûr que d'une chose, c'est que je suis son créancier. Peut-être une trop grande intimité entre nous eût été un nouveau prétexte à M. de Miralbe pour me détester; et comme il n'en a pas besoin, j'éviterai toujours de lui en fournir.

Vous me demandez, ma chère Adèle, des renseignemens sur le caractère de M. de Valmont; je ne suis pas étonné qu'il ait échappé à vos observations. M. de Valmont n'a d'autre caractère que celui qu'exige son état: il est président au parlement; c'est-à-dire qu'il est tout lorsqu'il fait corps, et rien lorsqu'on l'envisage personnellement. Il ne se compromettra jamais en se mêlant des détails de la famille de M. de Miralbe; mais dans les circonstances essentielles il lui prêtera son appui et celui de ses collègues: c'est encore une chance terrible contre votre frère; quelque bonne que soit sa cause pour le fond, il la perdra par les formes, ou il verra les années s'écouler sans obtenir de jugement. Or ne pas être jugé, c'est perdre dans sa position, puisque la prolongation des débats suffit seule pour autoriser votre père à retarder la reddition de ses comptes.

Vous prétendez que lorsqu'on sent vivement l'amour, on éprouve l'impossibilité de l'exprimer. Je ne vous parlerai donc pas de celui du malheureux Frédéric; mais par grace, ma chère Adèle, ne renoncez à la société de madame de Florvel qu'à la dernière extrémité. Elle vous est véritablement attachée, et parmi ses nombreux amis vous ne comptez que des partisans. M. de Nangis, trop franc pour soupçonner M. de Miralbe, est par-tout votre chevalier, et se plaint vivement quand on ne parle pas de vous avec l'admiration que vous lui avez inspirée. Il a du crédit; et le titre de votre tuteur, qu'il a malheureusement porté trop peu de temps, vous donneroit peut-être encore des droits à sa protection si vous en aviez besoin. Je me résoudrois plus volontiers à ne pas vous voir en me privant de leur société, qu'à vous ôter l'appui d'amis aussi pénétrés d'estime pour vos vertus. Je vous le répète, ne renoncez pas à eux, tant qu'il vous sera possible de faire autrement. Tout ce que vous devez craindre est d'être isolée; vous n'auriez alors aucune ressource contre les projets de M. de Miralbe, s'il en formoit de contraires à votre bonheur.

Adieu, ma chère Adèle.

Je ne peux vous dire avec quelle reconnoissance Philippe a appris que vous m'aviez demandé de ses nouvelles. Sans lui... Mais le passé n'est au pouvoir de personne.


CHAPITRE XXXIV.

adèle à frédéric

Vous vous alarmez, mon cher Frédéric, de me voir devenir triste. Hélas! je croyois prendre assez d'empire sur moi pour cacher aux yeux de mes amis, aux vôtres sur-tout, l'ennui qui m'accable. Quelle position que la mienne! toujours en défiance contre mon père; plus rassurée par sa mauvaise humeur, parce que je la crois naturelle, que par ses caresses, qui me paroissent toujours cacher quelque perfidie; obligée d'opposer la ruse à la ruse, de calculer mes actions et mes moindres paroles; vivant au milieu de ma famille comme si j'étois entourée d'ennemis, n'osant parler en société, dans la crainte que mes discours ne servent à confirmer les préventions répandues contre moi; pas un quart d'heure pour la confiance, pas un moment pour l'amitié: voilà ma vie; elle est si opposée à mon caractère, que je préférerois sans balancer la servitude qu'impose la misère, à l'esclavage d'un nom, d'une fortune qui m'arrachent à vous, à mes amis, à moi-même.

Si du moins on avouoit l'intention de me rendre malheureuse, je pourrois opposer le courage aux projets formés contre moi; mais c'est au nom de mon bonheur, c'est à des titres si sacrés qu'on me tourmente, qu'il faut que je devienne aussi dissimulée qu'eux, ou que je sois leur victime. Pourquoi M. de Miralbe ne me dit-il pas franchement ce qu'il exige de moi? Il m'en coûteroit peu pour le satisfaire, du moins dans ce qui a rapport à ma fortune: mais il veut passer pour désintéressé, même en se parant de mes dépouilles; et, tourmenté par le soin de sa réputation, il fera tout ce qui dépendra de lui pour me priver des biens de ma mère, les garder, et me donner tort aux yeux du public. Ce public est bien bon de ne pas sentir qu'un père de famille est condamnable par cela seul qu'il se met dans la nécessité de le prendre pour juge, et qu'il est perfide ou imbécille du moment qu'il le prend pour confident.

Je n'ignore pas que les enfans, guidés par le désir de l'indépendance, entraînés par les passions, ont souvent des torts envers leurs parens; mais un bon père cache sa douleur aux étrangers, pour ne pas s'ôter le pouvoir de pardonner. Un bon père peut avoir des enfans ingrats; mais ses enfans ne le détestent pas. Il y a loin de l'ingratitude à la haine; et en apprenant que mon frère abhorre M. de Miralbe, j'ose affirmer que les torts sont au moins réciproques. J'ai lu le mémoire que mon frère vient de faire imprimer; j'ai vu l'indignation portée à l'excès. J'ai lu la réponse de mon père. Ô mon ami, j'aurois versé des larmes d'attendrissement si je ne l'eusse pas connu: j'en ai versé de colère au récit qu'il fait de sa joie de m'avoir retrouvée. Voyez-vous, dans cette affectation de sensibilité, l'arrêt de ma condamnation pour l'avenir? Ne me force-t-il pas ainsi à me soumettre au joug qu'il m'imposera, ou à passer dans le public pour un monstre d'ingratitude?

Il m'a demandé ce que je pensois du mémoire de mon frère.

«Je vous ai déjà observé, monsieur, lui ai-je répondu, que je n'étois pas son juge.—Vous voyez avec combien peu de respect il me traite.—Il a tort: quand on est assez malheureux pour plaider contre son père, il ne faut pas oublier les égards qu'on lui doit; entre ennemis même, il y a un droit des gens.—Rien n'est sacré pour lui.—Ah! monsieur, vous n'avez donc pas lu le tableau qu'il fait des malheurs de ma mère; le cœur le plus sensible a pu seul le tracer.—Dites le désir de me faire passer dans le monde pour son bourreau. Je lui pardonnerois plus volontiers les injures qu'il me prodigue, que cette partie de son mémoire. La vive amitié qu'il se vante d'avoir eue pour votre mère n'est là qu'une accusation indirecte, mais terrible, contre moi.—Pourquoi le supposer, monsieur?—Parce que j'en suis convaincu.—Cependant vous ne pardonneriez pas à mon frère s'il disoit que votre tendresse pour moi, dont votre réponse à son mémoire est remplie, n'est qu'une opposition adroite à la haine que vous avez pour lui.—Adèle, vous servez-vous du nom de votre frère pour m'apprendre votre façon de penser?—Toujours des suppositions, monsieur. Vous êtes bien à plaindre si, dans les discours les plus innocens, vous voyez l'intention de vous accuser.—Votre mère n'a que trop mérité son sort.—Monsieur, lui dis-je en me levant, ne troublons pas ses cendres: vous parlez à sa fille; et si vous m'appreniez à mépriser sa mémoire, vous me dégageriez vous-même du respect que je vous dois.»

Il fit un mouvement pour m'arrêter; mais je précipitai mes pas pour regagner mon appartement. Quel scandale, mon cher Frédéric, que celui d'une famille aussi divisée que la nôtre! l'époux contre l'épouse, le fils contre le père. Non, ce n'est pas là l'idée que je m'étois faite des devoirs, des plaisirs, du bonheur, attachés aux titres les plus respectables de la nature et de la société.

Mon ami, si le sort permet que nous soyons jamais l'un à l'autre, j'espère que nous n'aurons qu'à nous en féliciter: mais si l'amour et l'estime cessoient de nous unir, cachons-le bien à tout le monde; cachons le sur-tout à nos enfans: la division de leurs parens est l'arrêt de leur perte.

M. Durmer (c'est toujours avec plaisir que je le cite) prétendoit que dans un pays où il y avoit des mœurs, on ne devoit pas permettre le divorce; mais qu'il étoit indifférent qu'il fût ou non permis chez un peuple corrompu, parce qu'où règne la corruption, il n'y a réellement, disoit-il, ni mariage, ni famille. Tout ce que je vois depuis que le malheur m'a lancée dans le grand monde, me prouve combien il avoit raison.

Bon jour, mon cher Frédéric; ne m'en voulez pas d'être triste: je croirois que vous n'êtes plus content d'être aimé de votre Adèle.


CHAPITRE XXXV.

adèle à frédéric.

Et vous aussi, mon ami, vous me donnez du chagrin. Quoi! vous êtes jaloux! Et bon dieu! de qui pourriez-vous l'être? N'oubliez pas que si la plupart des femmes regardent la jalousie comme une preuve d'amour, moi je l'envisage comme une injure.

Mais je ne veux ni vous quereller, ni vous plaindre: je veux vous voir bien convaincu que je ne puis cesser de vous aimer qu'en perdant l'idée avantageuse que j'ai de vous; et même, dans cette supposition, mon cher Frédéric, vous n'auriez encore aucun motif de jalousie: il est certain que je n'exposerois pas deux fois le bonheur de ma vie à un sentiment bien difficile à maîtriser quand le cœur s'y est livré avec plaisir.

Séparés l'un de l'autre, ne nous voyant qu'en public, ne nous écrivant qu'à la dérobée, si la plus intime confiance s'éloigne de nous, si nous ajoutons les tourmens d'une imagination blessée à ceux qu'il nous est impossible d'éviter, puisqu'ils ne viennent pas de nous, quel sera notre sort? Non, je ne veux pas vous quereller; mais je vous trompois en écrivant que je ne voulois pas vous plaindre: l'idée seule que vous êtes inquiet, souffrant, suffit pour me priver du repos. Suis-je jalouse, moi? Oh! non: mon cœur est trop plein d'amour pour que le soupçon puisse y trouver place; et tout le monde viendroit m'alarmer sur vos démarches, que je m'adresserois à vous pour savoir ce que j'en dois penser.

On vous a dit que j'allois me marier: tant mieux qu'on le dise, cela est nécessaire; et si j'avois pu vous écrire plutôt, je vous aurois expliqué ce qu'il y a de mystérieux dans ma conduite. Oubliez-vous que je suis entourée de piéges; que M. de Miralbe ayant l'habitude de mettre le public dans sa confidence et dans son parti, je dois sans cesse agir comme si chacune de mes actions étoit soumise à la censure?

Vous m'avez écrit vous-même que son intention étoit de s'appuyer de l'amour que j'ai pour vous, afin de m'empêcher de former un établissement; je le crois d'autant plus volontiers, qu'il est intéressé, qu'il aime le faste, et que la fortune de ma mère compose en grande partie la sienne. En me mariant, il faudra me rendre compte à moi; et comme je ne lui ai rien coûté depuis que je suis au monde, comme il ne pourra m'objecter, ainsi qu'à mon frère, qu'il a plusieurs fois payé mes dettes, il ne me mariera pas: mais il voudra faire croire que c'est moi qui refuse de donner cette satisfaction à son cœur paternel, et je prétends qu'il n'ait pas cet avantage.

Je puis le dire sans orgueil, la nature m'a donné quelques agrémens; mais je connois assez mon siècle pour être persuadée que la fortune seule attirera les époux. Serois-je laide, bête et méchante, aurois-je cent fois plus de talens et de beauté, cela ne ferait rien pour les épouseurs; ma dot est le régulateur de mon mérite, et c'est là que je les attends, ainsi que mon père. Il n'y avoit que vous, mon cher Frédéric, qui dans moi ne cherchiez que moi, et vous craignez d'avoir des rivaux! Méchant, vous ne m'estimez guère; homme vertueux, vous estimez beaucoup mes prétendans.

Il y a trois semaines que M. de Miralbe me dit avec beaucoup de gaieté:

«Savez-vous, Adèle, que mon amour-propre est flatté des complimens que je reçois de vous? On me fait demander votre main de tous les côtés.—Je n'en suis pas étonnée, monsieur.—Il n'y a guère de modestie dans votre réponse.—Pardonnez-moi, beaucoup plus que vous ne croyez. Ne suis-je pas une riche héritière?—Oh bien! je puis vous assurer que les sollicitations que je reçois doivent vous enorgueillir: c'est l'intérêt seul que vous inspirez qui décide les propositions; c'est à votre cœur que l'on en veut.—J'en suis très-reconnoissante.—Je crains bien que cette reconnoissance ne soit stérile pour votre bonheur et pour le mien.—Pourquoi donc, monsieur?—Vous refuserez tous ceux qui s'offriront, et je suis incapable de forcer votre volonté.—Je vous en remercie, monsieur; mais je cherche encore la raison qui pourroit m'engager à refuser ceux qui veulent bien m'adresser leur hommage.—Votre cœur n'est-il pas engagé?—Cela est vrai; mais comme le choix de mon cœur ne sera jamais le vôtre, je ne suis pas assez romanesque pour faire vœu de vivre dans les larmes et dans le célibat.»

Il parut interdit. J'ajoutai, le plus froidement qu'il me fut possible: «Il est sans doute difficile de me faire oublier M. de Téligny; mais cela n'est pas impossible, et je ne refuserai jamais de le tenter. Si je sentois qu'un autre que lui pût contribuer à mon bonheur, je suis persuadée qu'il seroit le premier à me dégager de la promesse qu'il reçut de moi, dans un temps où j'avois droit de la faire.—Je suis charmé, dit-il en affectant de rire, de voir que vous l'oubliez.—Non, monsieur, je ne l'oublie pas; mais la préférence que je lui ai donnée n'est pas tellement exclusive, que lui seul puisse être mon époux. Je l'avois choisi par amour, je puis l'abandonner par raison.—J'ai donc tort de refuser les partis qui s'offrent pour vous?—Si vous voulez que je reste fille, vous n'avez pas tort.—Mais on sait que vous avez été au moment d'épouser M. de Téligny; on croit généralement que vous l'aimez encore.—Vous voyez bien, monsieur, que cela n'empêche pas de prétendre à ma main. Je ne sais qui répand le bruit que j'aime M. de Téligny; ce n'est pas lui certainement: s'il le croit, il doit se taire; et comme je n'en ai jamais parlé qu'à vous et à madame de Valmont, quand vous m'avez interrogée, je suis surprise que mon amour constant soit un bruit général.—Ainsi je ne dois pas renoncer à l'espoir de vous marier?—Non, monsieur. Pour moi, chaque fois qu'au milieu des complimens vrais ou faux, on m'a accusée d'avoir la barbarie de rejeter tous les vœux que l'on m'adressoit, j'ai toujours répondu que l'accusation n'étoit fondée sur rien. Il n'y a pas long-temps que M. de Nangis me disoit que mon projet de vivre dans le célibat vous affligeoit. Je l'ai assuré que s'il se trouvoit parmi mes adorateurs un homme dont les qualités pussent justifier mon choix, je l'accepterois d'autant plus volontiers, que cela vous mettroit à même de prouver au public que vous êtes bien éloigné de vouloir retenir la fortune de vos enfans, ainsi que mon frère a osé l'imprimer.—Ce que vous dites-là me fait grand plaisir», répondit M. de Miralbe; et tous ses traits annonçoient clairement que le grand plaisir que lui faisoit mon discours, étoit une véritable peine.

Vous voyez, mon cher Frédéric, que la politique de mon père ne tient pas jusqu'à présent contre la mienne, et la raison en est bien simple: il est intéressé, je ne le suis pas; il n'apprécie point mon caractère, je connois le sien; il a l'embarras de former des projets, je n'ai que celui de les déconcerter: il a des torts, il le sent, il craint d'être démasqué; moi, j'avouerois hautement tout ce que je pense, si ma franchise n'étoit pas le seul moyen de me perdre. Vous connoissez maintenant ce qui a pu donner lieu au bruit que j'allois me marier; loin de vous en fâcher, vous devez contribuer à le répandre.

Mais je vous dois une autre confidence.

Parmi les aspirans à ma dot, il en est un que je veux distinguer; je n'aurai pas beaucoup de peine: c'est un fat, ou un homme à bonnes fortunes. Il a (pour me servir des expressions consacrées) tout ce qu'il faut pour plaire, c'est-à-dire tout ce qui devroit faire trembler une femme tant soit peu raisonnable: une fortune délabrée, une réputation scandaleusement bonne, l'art de cacher une santé ruinée sous l'attirail de la mode et du goût, un grand nom, beaucoup de luxe, l'esprit du jour, et des parens en place. Certes, excepté madame de Florvel, dont j'apprécie les vertus et la sensibilité, il n'est pas une femme qui ne m'enviera l'honneur de réparer par ma fortune l'inconduite de M. le marquis de Farfalette; c'est un choix à tourner toutes les têtes, et bien fait pour me laver du ridicule d'être pédante.

Frédéric, soyez tranquille: cet homme a besoin de beaucoup d'argent; M. de Miralbe n'est pas disposé à se dessaisir, et je ne risque rien à les mettre vis-à-vis l'un de l'autre. Comptez toujours sur moi, aimez-moi; et plaignez votre pauvre Adèle.

P. S. N'ayant pu vous faire passer ma lettre, je la décachète pour vous avertir que j'aime M. le marquis de Farfalette. On vient de me l'apprendre à l'instant même; c'est lui qui le dit par-tout. Le fat!

Fin du tome second.



FRÉDÉRIC,

TOME TROISIÈME.


CHAPITRE XXXVI.

adèle à frédéric.

Ne craignez pas, mon ami, que mon caractère s'altère au milieu des êtres avec lesquels je vis: ils peuvent me faire perdre la gaieté, compagne du bonheur ou de l'indifférence; mais il est hors de leur pouvoir de m'empêcher d'être ce que je suis. Mes qualités, si j'en ai, sont devenues pour moi des habitudes si fortes, qu'il me seroit impossible d'y renoncer. Si l'on me donnoit l'alternative d'être encore la pauvre et solitaire Adèle, ou d'être mademoiselle de Miralbe, riche et libre dans quelques années de devenir votre épouse, je ne voudrois pas acheter la richesse ou retarder mon bonheur au prix de la contrainte dans laquelle il me faudroit vivre momentanément; mais je n'ai pas la liberté du choix.

La franchise est une des vertus dont je fais le plus de cas; mais on ne la doit qu'à ceux qui vous témoignent de la confiance. Puisque les égards qu'exige la société font un devoir de la dissimulation, je crois, en conscience, qu'il est encore plus permis de dissimuler quand il y va du bonheur de la vie entière.

Si j'use d'adresse dans ce qui a rapport à M. de Miralbe, croyez que mon caractère l'emportera toujours quand on provoquera ma franchise. Rien ne m'étoit sans doute plus facile que d'autoriser mon père à croire que je ne devinois pas ses projets, et que j'étois dupe de ses fausses vertus: c'est une condescendance à laquelle je ne me prêterai jamais; et, sans m'écarter du ton respectueux qu'il a droit d'exiger, chaque fois qu'il m'interrogera pour savoir ce que je pense de lui, il le saura.

Je m'apperçois sans cesse que les hommes qui ont des torts sont très-empressés d'obtenir des autres une approbation que leur propre conscience leur refuse; ils vous font confidence de ce que l'on dit et pense d'eux: ils mentent dans le récit qu'ils vous adressent, on le sent; et, par une foiblesse impardonnable, on paroît satisfait de leur justification, on les plaint; on fait plus, on les approuve. Qu'en résulte-t-il? qu'ils se moquent de vous s'ils vous croient dupe, ou qu'ils s'enhardissent dans le crime s'ils s'apperçoivent que vous abondez dans leur sens, quoique persuadés qu'ils ont tort. Quel sera donc le privilége de la vertu, si elle s'abaisse jusqu'à flatter et encourager le vice? Pour moi, mon cher Frédéric, je sens qu'une pareille bassesse me sera toujours étrangère. Je veux bien me taire quand on ne recherchera pas mon approbation: mais malheur à quiconque voudra l'obtenir sans la mériter! il n'aura de moi que la vérité. Si'l se fâche, je lui dirai: Puisque vous la redoutiez, pourquoi me consultiez-vous?

Je pourrois croire que je triomphe en ce moment, car la division est parmi les ennemis. Madame de Valmont a promis à mon père de me mettre en garde contre ma prévention en faveur de M. de Farfalette (vous savez que je suis prévenue): mais comme elle suppose que vous seriez au désespoir si je l'épousois, elle ne me parle que faiblement des inconvéniens de ce mariage; en récompense, elle en exalte les avantages. Je serois présentée! Vous êtes trop bourgeois, mon cher Frédéric, pour sentir tout ce que renferment ces mots: Je serois présentée! En vérité, il faut que ce soit une bien belle chose; car cet argument paroît irrésistible à madame de Valmont. Elle va plus loin (et cela va vous faire trembler), elle est persuadée que j'obtiendrois bientôt une place avantageuse. Je ne sais trop comment elle en a fait le détail; tout ce que j'ai compris, c'est que j'aurois le bonheur inappréciable de faire à la cour une partie du service que ma femme-de-chambre fait auprès de moi. N'est-ce pas un avenir bien séduisant?

Quand l'orgueil se gonfle de ce qui devrait l'humilier, il n'inspire plus que la pitié; et je souris en voyant les enfans de ces preux chevaliers, jadis les compagnons et quelquefois les maîtres de leur roi, fiers d'être aujourd'hui au rang de leurs valets. Je n'ai jamais senti plus vivement ce contraste qu'hier. Le matin, j'avois lu l'histoire de Philippe-Auguste, dans laquelle les C... jouent un rôle si brillant; le soir, nous avions société: on annonce un de leurs descendans; son nom me frappe, son air noble m'étonne: je demande quel poste il occupe; on me répond qu'il est maître-d'hôtel d'une de nos princesses. Ô mon ami, si madame de Valmont, en ce moment, eût pu lire dans mon ame, elle auroit frémi de voir combien peu j'étois jalouse d'être présentée.

Nous sommes cependant on ne peut mieux, M. de Farfalette et moi. Quand il m'adresse quelques complimens dans un style délicieux, je le prie de me les traduire en françois. Il trouve cela divin. Il m'a averti, une fois pour toutes, que quelque chose qu'il pût dire en ma présence, cela signifioit qu'il m'aime: ainsi, quand il parle de ses chevaux, de ses bonnes fortunes, de ses créanciers et de la pièce nouvelle, je regarde ces détails comme autant de déclarations d'amour. Rien n'est plus commode. Je me moque de lui, et l'on en conclut qu'il a touché mon cœur. Mon ami, mon cher Frédéric, que le grand monde est petit! plus je le vois, et plus je regrette nos promenades à la campagne, et ces entretiens si tendres et si tranquilles où, sans parler de nous, nous ne pouvions rien dire qui n'eût rapport à nous. Et je vous oublierois! Ah! jamais, jamais. Tout mon bonheur existe dans ma pensée; si je cessois de l'y trouver, où donc le chercherois-je?

Ce que j'entends me paroît si nouveau, que je me persuade que vous devez y trouver autant d'intérêt que moi. Apprenez donc comment M. de Farfalette m'a fait une déclaration dans les formes: malgré ma surprise, je suis sûre de l'avoir retenue mot pour mot. Il y avoit beaucoup de monde au salon; la conversation étoit vive; j'y plaçai un mot qui fut trouvé bon: M. de Farfalette s'approcha de moi, et me dit à demi voix:

«D'honneur, vous m'étonnez chaque jour davantage. On m'avoit dit que vous aviez l'imagination romanesque: je craignois la langueur, si mortelle entre deux époux; mais je suis persuadé maintenant qu'il n'y a nul danger à devenir le vôtre. Si vous le permettez, je presserai mes parens de faire les démarches d'usage auprès de M. de Miralbe.—Cela veut-il dire encore, monsieur, que vous m'adore?» Il a ri aux éclats de ma réponse, m'a assuré qu'il m'avoit parfaitement entendu, et que son empressement me prouveroit combien il étoit fier de la préférence que je lui accordois. Mon ami, peut-être n'y a-t-il rien là qui vous paroisse extraordinaire; mais, moi, j'en suis surprise à un point qu'il m'est impossible de déterminer.

On m'a souvent dit qu'en France les femmes sont regardées comme des divinités, et maintenant cela me paroît bien malheureux pour elles. Si on les regardoit comme des êtres raisonnables, peut être les respecteroit-on davantage.

M. de Miralbe est dans une agitation incroyable; tous ses discours tendent indirectement à me faire réfléchir sur les défauts de M. de Farfalette: mais j'ai l'air de ne rien entendre. Quand madame de Valmont se trouve en tiers avec nous, je la mets sur le chapitre de la présentation. Elle est plus réservée devant son oncle; mais ma mémoire impertinente me sert si bien, que je lui rappelle tout ce qu'elle m'a dit. M. de Miralbe fronce le sourcil. Je suis sûr qu'il est convaincu à son tour que la politique d'une femme ne tient pas contre son ressentiment, et il n'osera plus se fier qu'à demi à madame de Valmont.

Du courage, mon cher Frédéric; les journées sont bien longues, et cependant on s'apperçoit qu'elles composent des mois qui s'écoulent assez rapidement; les années viendront, et je pourrai disposer de moi: voilà une certitude. Qui sait combien il y a de probabilités en notre faveur dans les événemens qui peuvent survenir? Mon ami, je vous aime beaucoup, vous n'en doutez pas; ce doit être votre consolation: vous m'aimez et m'aimerez toujours, voilà la mienne.


Chargement de la publicité...