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Frédéric

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CHAPITRE XXXVII.

adèle à frédéric.

La bombe étoit en l'air, elle vient de faire explosion; mais les éclats n'en sont pas tombés sur moi. Écoutez, mon cher Frédéric, le récit lamentable de ma grande rupture avec M. de Farfalette. Figurez-vous que je suis dans mon appartement, que je m'y renferme pour cacher mon chagrin d'avoir manqué un mariage si avantageux. Madame de Valmont le croit; et M. de Miralbe en est d'autant plus persuadé, qu'il affecte d'en douter. Pendant ce temps, je suis au comble de mes vœux; je suis débarrassée d'un fat, et je vous écris, à vous que j'aime chaque jour davantage.

La mère de M. le marquis de Farfalette est venue rendre une visite à mon père. Ne doutez pas que la main de votre Adèle n'ait été demandée dans toutes les formes. Je n'ai point entendu la réponse; mais il est à présumer que sa tendresse paternelle ne lui aura pas permis d'en faire une sans consulter le cœur de sa fille.

Le moment de la consultation est arrivé. M. de Miralbe avoit été préoccupé pendant le souper; à minuit, il m'a engagée à passer dans son cabinet, ainsi que madame de Valmont: c'est là que nous allions jouer tous les trois une scène dans laquelle la vérité ne devoit paroître que lorsqu'elle pourroit donner plus de crédit à la dissimulation.

Remarquez, mon cher Frédéric, que depuis le jour où M. de Farfalette m'a fait une déclaration, votre Adèle, autrefois si simple, est devenue d'une coquetterie vraiment risible. Hier sur-tout j'étois mise avec tant de goût, que je paroissois vieillie de dix années; mais j'avois l'air d'une femme titrée, et cela convenoit parfaitement à ma situation.

M. de Miralbe a pris le premier la parole, et m'a demandé s'il étoit vrai que j'aimasse M. de Farfalette.

«—Autant, monsieur, qu'il desire l'être d'une femme qui seroit destinée à être son épouse.—Votre réponse n'est pas précise. Avez-vous pour lui un sentiment de préférence?—Il jouit d'une réputation très-brillante; d'autres que moi pourroient en être séduites.—Vous éludez ma question, Adèle. Dites-moi franchement si vous avez de l'inclination pour lui.—Non, monsieur; je suis persuadée de n'aimer qu'une fois dans ma vie.»

Madame de Valmont sourit avec dédain; un rayon de joie vint éclaircir la figure de M. de Miralbe. Il ajouta:

«Cependant la mère du marquis, en recherchant votre alliance, m'a assuré que son fils se vantoit d'avoir votre consentement.—Non, pas un consentement formel. Vous savez que le cœur d'une femme se nourrit de deux sentimens opposés, l'amour et la vanité. L'amour, il faut que j'y renonce; mais il me reste la vanité, et M. de Farfalette, à cet égard, ne me laisseroit rien à desirer. Il a un nom, et vous m'avez appris, monsieur, qu'une femme devoit sacrifier jusqu'à son bonheur à la gloire de sa famille.—Je n'ai rien à dire contre sa naissance; mais votre raison, Adèle, ne vous fait-elle aucune objection contre son caractère?—Monsieur, je n'ose interroger ma raison; elle est si fort d'accord avec un sentiment que vous désapprouvez, qu'il seroit dangereux pour moi de trop l'écouter.—Qui peut donc vous décider en faveur du marquis?—Je vous l'ai déjà dit, monsieur; la vanité.—Vous risquez d'être bien malheureuse en contractant un mariage par ce seul motif.—Il me semble que, dans la position où je suis, on n'en fait pas d'autres.—Mais il est peu de jeunes personnes qui aient été élevées comme vous. La réflexion vous mettra bientôt à même de sentir la folie que vous aurez faite, et il ne vous restera que des regrets.—Ce n'est pas ma faute, monsieur; je n'ai que le choix entre les hasards d'un mariage de calcul, ou le chagrin de vous priver de la satisfaction de me voir former un établissement: je ne dois pas balancer.—Je vous ai déjà dit, mon enfant, que je n'exigeois pas de vous un pareil sacrifice.—Vous m'avez dit aussi, monsieur, que je devois renoncer à M. de Téligny: voilà pour moi le sacrifice; le reste n'est qu'une conséquence nécessaire.»

M. de Miralbe fit signe à madame de Valmont de le seconder. Elle me prit les mains, et me dit:

«Ma chère Adèle, il entre du dépit dans votre conduite, et vos amis doivent vous empêcher de risquer légèrement la tranquillité de votre vie. Puisque vous avouez que vos affections sont engagées, comment pouvez-vous envisager sans effroi un lien qui changerait en crimes vos regrets, aujourd'hui légitimes, ou du moins excusables? Vous avez des principes; c'est à eux que j'en appelle.—Je vous suis très-obligée, madame. Il est vrai que lorsque je n'étois que l'enfant d'adoption de M. Durmer, j'aurois cru manquer à mes devoirs en disposant de ma main contre le vœu de mon cœur; mais j'ai pris les préjugés de ma nouvelle situation, et je sais maintenant que cela est absolument sans conséquence. M. le marquis de Farfalette m'a prévenue lui-même qu'il n'étoit pas jaloux, et qu'il seroit désespéré que j'eusse de l'amour pour lui.—Et cela seul, s'écria M. de Miralbe, devoit suffire pour vous faire apprécier son caractère.—Je vous réponds, monsieur, que je l'avois apprécié avant cette confidence.—Et vous ne tremblez pas de l'épouser?—Non, monsieur. J'épouserai son nom; lui, ma fortune: nous ne nous tromperons ni l'un ni l'autre. Il paiera ses créanciers; moi, j'aurai une place à la cour: il fera de nouvelles dettes; j'intriguerai, et j'obtiendrai des pensions. Notre vie se consumera dans une activité qui chassera à la fois l'ennui et la réflexion; nous aurons de l'éclat sans bonheur, la vieillesse nous atteindra sans nous rendre plus raisonnables; et si la mort nous surprend faisant encore des projets, nous aurons vécu ainsi que doivent le faire des gens comme nous. Je ne sais si je charge le tableau; mais il me semble que c'est, à peu de chose près, le sort qui nous attend.—Adèle, vous me glacez d'effroi.—Pourquoi donc, monsieur? Est-ce parce que je ne me fais pas illusion sur ma destinée? Dès l'instant qu'il m'a fallu renoncer à l'amour, j'ai senti que l'ambition seule pouvoit m'en dédommager; et j'ose vous prédire que votre fille, si elle devient l'épouse de M. de Farfalette, saura parcourir avec rapidité la carrière des honneurs.—En vérité, Adèle, je ne vous reconnois pas.—C'est sans doute, monsieur, parce que vous ne me connoissiez pas encore. Voici mon calcul; il est simple. En épousant un homme d'un grand nom, si je vis solitairement, je tombe dans sa dépendance; au contraire, si je parviens à me placer à la cour, et j'y parviendrai, il tombera dans la mienne. Puisque d'une manière ou d'une autre je dois renoncer à ma tranquillité, n'est-il pas raisonnable de ne la perdre qu'au profit de mon pouvoir?»

Je ne peux vous peindre, mon cher Frédéric, l'étonnement de mon père et de madame de Valmont. J'ignore quelles furent leurs réflexions; mais pendant plus d'un quart d'heure nous gardâmes un religieux silence. Ce qui, je n'en doute pas, surprenoit le plus M. de Miralbe, étoit de m'entendre dire (lorsqu'il avoit l'intention secrète de me dégoûter de M. de Farfalette) ce qu'il m'auroit dit lui-même s'il avoit voulu me décider à l'épouser. Peut être pensoit-il aussi à ma malheureuse mère, et regrettoit-il de ne pas me voir cette facilité de caractère qui l'a rendue sa victime. Il reprit enfin la parole; sa voix étoit tremblante et sévère.

«Vous avez, mademoiselle, des idées bien singulières sur le mariage; les devez-vous aussi à M. Durmer?—Non, monsieur; c'est l'usage du monde qui me les a données. Mon bienfaiteur m'avoit fait promettre de ne disposer de ma main qu'en faveur de celui que je pourrois à la fois aimer et estimer. Si j'étois libre, il me seroit bien facile de lui obéir; il me seroit bien doux de soumettre mes volontés à un époux qui jouiroit de mon estime et de mon amour.—Ne me devez-vous aucune soumission, à moi?—Je vous ai donné des preuves du contraire, monsieur.—M. de Farfalette ne me convient pas pour gendre.—Refusez-le, monsieur, et je garderai le silence.—J'ai droit de m'offenser de l'espoir que vous lui avez donné sans mon aveu.—Je ne lui ai point donné d'espoir.—Il s'en fait gloire cependant.—Son caractère est mon excuse: de quoi ne se vante-t-il pas?—Vous ne pouvez disconvenir que vous l'eussiez accepté avec plaisir.—Avec plaisir, non, mais par un calcul à peu près semblable à celui qui l'attiroit vers moi.—Ainsi, en le remerciant de la préférence qu'il vous a donnée, je peux dire à sa mère que vous le refusez.—Monsieur, ce n'est pas moi qui le refuse». Il resta interdit.

«Je sens fort bien, ajoutai-je, qu'auprès de ses parens, l'honnêteté vous engage à vous servir de mon nom pour éviter l'éclat d'un refus; mais songez, monsieur, quel ridicule cela va me donner dans le monde. J'en serois désespérée, si je ne me rassurois par l'idée que personne ne pourra s'imaginer que mademoiselle de Miralbe ait balancé un seul instant à devenir l'épouse de M. de Farfalette». Je fis la révérence, et me retirai.

Mon père a été ce matin remercier la mère de mon prétendu: moi, sous le prétexte d'une indisposition, je garde la chambre; on me croit de l'humeur, et je suis au comble de la joie. M. de Farfalette avoit annoncé son mariage comme une affaire arrangée. Il est extrêmement répandu; il a trop de prévention pour douter de la joie que je devois éprouver à l'offre de sa main: il accusera M. de Miralbe; sa famille nombreuse et puissante fera chorus. Ainsi me voilà non seulement tranquille, mais dans la situation la plus avantageuse où je puisse être avec un père qui a la manie de mettre le public en tiers dans les secrets de sa famille. Si un jour il lui vient en tête de me marier, ce que je ne crois pas, il lui sera impossible d'attribuer mon refus à l'amour que j'ai pour vous.

Je cherche quelquefois à savoir si, parmi mes prétendans, il en est un que j'eusse préféré, dans la supposition où je ne vous aurois pas connu. Mais pour résoudre cette question, il faudroit vous éloigner un moment de ma pensée, et je ne le puis. Je les juge par comparaison: qui d'eux pourroit la soutenir? Mon cher Frédéric, je vous aime trop, et vous le méritez: conciliez cela, s'il est possible; mais c'est la vérité.


CHAPITRE XXXVIII.

Un rayon d'espoir.

Rien ne manqua au triomphe d'Adèle; il fut convenu dans toutes les sociétés que son père avoit refusé pour elle l'établissement le plus avantageux. La gloire du marquis de Farfalette étoit intéressée dans cette affaire, et cette gloire exigeoit qu'Adèle fût au désespoir de n'être pas son épouse. De son côté, M. de Miralbe le fils étoit trop ardent pour négliger une occasion de montrer son père sous un jour défavorable; j'appuyois aussi de toutes mes forces l'opinion qui lui étoit contraire: les gens qui, pour paroître importans, aiment à parler de tout sans être instruits de rien, entroient dans des détails vraiment attendrissans sur la douleur de mademoiselle de Miralbe; et, pour la première fois, la réputation de sensibilité de son père fut contestée. C'étoit quelque chose pour la tranquillité d'Adèle; ce n'étoit rien pour notre amour. Je souffrois d'être séparé d'elle, et tout mon courage ne pouvoit me résoudre à reculer mes espérances jusqu'à l'époque de sa majorité. La tristesse me minoit visiblement; Philippe, mon bon Philippe, la partageoit. Un jour qu'il me voyoit plus abattu qu'à l'ordinaire, après m'avoir long-temps considéré en silence, il s'écria: «Si vous osiez!»

Je le pressai de s'expliquer; il balançoit: enfin, cédant à mes sollicitations, il me dit:

«Mon projet vous paroîtra bien hardi, cependant l'exécution en est facile; si vous m'en voulez de l'avoir formé, souvenez-vous que votre intérêt seul a pu m'en suggérer l'idée.—Expliquez-vous, mon ami; vous me faites trembler de crainte et d'espérance.—Il ne vous manque qu'un nom pour prétendre hautement à la main de mademoiselle de Miralbe; osez devenir le fils de M. de Montluc.—Ah! Philippe, que dites-vous?—Ce qu'il est aisé de réaliser. Madame de Sponasi et madame de Montluc accouchèrent la même nuit, dans la même maison, toutes deux d'un fils. Celui de madame de Montluc mourut avant d'avoir été baptisé, et sans avoir reçu un seul baiser de sa mère, puisqu'on lui cacha cet événement jusqu'au jour où on put le lui apprendre sans craindre pour sa santé. M. de Montluc lui-même, trop occupé de son épouse, ne fut pas témoin de la mort de son fils. Il fut enterré sans formalité, puisqu'il n'avoit reçu aucun nom. Rien n'empêcheroit de leur faire croire que ce fut l'enfant de madame de Sponasi qui expira; que vous, fils de Montluc, y fûtes substitué. L'ambition de ma part, le désir d'arracher un enfant à la misère, mille raisons plausibles, peuvent donner à ce récit toutes les apparences de la vérité. Ces époux n'ont plus l'espoir de voir naître leur postérité; dans l'incertitude même, ils n'oseront balancer à vous reconnoître. La sage-femme (je l'ai vue, je l'ai tentée par l'appât de la fortune) ne vous démentira pas; la générosité même de madame de Sponasi à l'égard de M. de Montluc ne paroîtra qu'un dédommagement qu'elle croyoit lui devoir pour l'avoir privé de son fils.»

J'étois si saisi d'étonnement, qu'il m'eût été impossible de proférer une seule parole. Philippe continua avec une vivacité qui indiquoit assez que son projet le tourmentoit depuis long-temps.

«Jamais circonstance ne fut plus favorable. Le frère aîné de M. de Montluc est mort sans héritier; il a laissé des dettes considérables, et ses biens vont être vendus. Que demanderez-vous à celui que vous réclamerez pour père? Un nom auquel vous n'attacheriez aucun prix sans votre amour pour mademoiselle de Miralbe. Que lui donnerez-vous en échange? L'argent nécessaire pour rentrer dans les biens de sa famille, et la consolation de ne pas mourir isolé. Tout ce que je possède en contrats peut être réalisé: non seulement je le céderai à M. de Montluc, mon cher Frédéric; je lui céderai davantage, puisqu'il lui sera permis de vous appeler son fils. Si vous me croyez digne de votre amitié, vous me garderez près de vous, n'importe à quel titre; si la délicatesse ne vous permet pas de me compter au nombre de vos serviteurs, je m'éloignerai; ma rente viagère suffira à mes besoins. Vous pourrez épouser Adèle, vous serez heureux; tous mes vœux seront accomplis.»

«Philippe, m'écriai-je avec la plus grande agitation, mon cher Philippe, il ne manque qu'une chose à votre projet...; c'est de m'avoir trompé moi-même.—J'y ai bien pensé, me répondit-il: mais je n'en ai pas eu le courage; j'aurois perdu tous mes droits à votre amitié: qui m'auroit dédommagé des autres sacrifices»? Je lui tendis la main; il la pressa en fixant ses yeux sur les miens, comme pour m'exciter à consentir à ce qu'il me proposoit. Un profond soupir lui annonça mon refus, et ce qu'il m'en coûtoit pour faire céder l'amour à la probité. Il alloit me presser de nouveau. «Mon ami, lui dis-je, puisque l'espoir d'épouser Adèle n'a pu faire taire la réflexion, tout ce que vous ajouteriez deviendroit inutile. Croyez que je suis sensible à votre dévouement; il est digne de celui qui, depuis mon enfance, a tout fait pour mon bonheur: mais je ne peux y répondre que par la plus vive reconnoissance.»

Philippe me quitta plus triste que mécontent; je restai absorbé dans mes pensées. La proposition qu'il venoit de me faire, m'occupoit malgré moi; plus j'y réfléchissois, plus j'en voyois l'exécution facile. Je plaidois intérieurement contre ma répugnance à me prêter à cette supposition, avec une adresse qui eût étonné Philippe même, s'il avoit pu lire ce qui se passoit en moi. La possibilité d'aspirer hautement à la main de mademoiselle de Miralbe étoit si séduisante! Quand l'homme met en balance ses passions et sa probité, quand il délibère avec sa conscience, il est bien près de succomber. Je fus effrayé de ma foiblesse, je me levai avec précipitation, et je sortis. Je marchois comme si quelqu'un eût été à ma poursuite, mais je ne pouvois échapper à mes idées; je n'avois pas assez de courage pour être honnête homme sans regrets, ou pour renoncer à la probité sans remords. S'il n'avoit fallu tromper M. de Montluc qu'une fois, je crois que je n'aurois point hésité: mais recevoir ses caresses et celles de son épouse, trahir en eux les mouvemens de la nature, en être traité comme un fils chéri, et sentir à chaque instant que leur bonheur ne reposoit que sur un mensonge infame; voilà ce dont je n'étois pas capable. Je pris la résolution de chasser loin de moi jusqu'au souvenir du projet de Philippe..., et j'y pensois à chaque instant.

Pourquoi tromper M. de Montluc? me dis-je un jour. La reconnoissance qu'il doit à madame de Sponasi ne pourra-t-elle pas le décider à reconnoître pour son fils le fils de sa bienfaitrice? Cette réflexion me parut un trait de lumière; et quelque fragile que fût mon espérance, il me devint impossible d'y renoncer. J'en parlai à Philippe; il m'excita avec chaleur à partir pour Téligny. Une pareille proposition ne pouvoit se faire que de près; il étoit nécessaire de connoître le caractère, les préjugés, la sensibilité plus ou moins active de celui de qui seul je pouvois attendre un pareil service; il falloit gagner et mériter sa confiance; il falloit connoître jusqu'à quel point je pouvois risquer le secret de ma mère, dont la mémoire m'étoit chère à tant de titres. Mon voyage à Téligny n'avoit rien que de naturel: quoique cette terre m'appartînt, je n'y avois jamais été; il étoit simple que j'eusse le désir de la voir. Mon arrivée rappelleroit à M. de Montluc des souvenirs qui disposeroient son ame à l'amitié; il avoit connu l'amour, il lui devoit tous les malheurs et toute la félicité de sa vie. Adèle étoit tranquille; m'éloigner d'elle, étoit un effort d'autant moins pénible, que je ne la voyois que rarement, et toujours dans des cercles nombreux. Mon absence avoit un rapport si direct avec notre mariage, qu'elle m'auroit approuvé de l'abandonner momentanément, si elle eût pu en connoître les motifs; cependant je crus prudent de ne pas lui donner un espoir auquel je sentois trop par moi-même combien il seroit cruel de renoncer. Je lui écrivis que des affaires indispensables exigeoient ma présence à Téligny; mais que le plus cher de mes intérêts étant de veiller à son bonheur, je ne m'éloignerois pas sans sa permission; que je la priois en grace de me marquer bien précisément quelle étoit sa position vis-à-vis de M. de Miralbe, si elle n'étoit menacée d'aucun danger; en un mot, quelles étoient ses espérances et ses craintes. Je la prévenois que, dans le cas où elle ne verroit aucun obstacle à mon départ, je laisserois Philippe à Paris, tant pour aider à notre correspondance, que pour la servir dans tout ce en quoi elle pourroit en avoir besoin.

En finissant, je la suppliois de m'accorder le plaisir de la voir, soit chez madame de Florvel, soit chez M. de Nangis, soit dans toute autre maison dont la société nous étoit commune.

Voici sa réponse.


CHAPITRE XXXIX.

adèle à frédéric.

C'est demain jour d'assemblée chez la présidente de... Madame de Valmont, ne croyant pas si bien me servir, m'a sollicitée pour l'accompagner: ainsi, mon cher Frédéric, demain je vous verrai. Cette idée devrait me rendre joyeuse, mais je ne suis occupée que de votre départ; je me demande que me fait votre séjour à Téligny ou à Paris, puisque vous ne serez pas absent quinze jours, et que souvent cet intervalle s'écoule sans que nous puissions nous rencontrer, ou du moins nous adresser une seule parole qui ne soit que pour nous. Je ne trouve pas de raisons pour justifier ma tristesse. Hélas! en faut-il? Je suis triste, c'est tout ce que je sais.

Si j'étois menacée de quelques malheurs dans la maison de mon père, vous seriez le dernier dont je réclamerois le secours, parce que vous m'aimez, que je vous aime, et qu'ainsi l'ordonnent les lois de la société; cependant je suis plus rassurée vous sachant près de moi. La certitude de pouvoir vous confier mes peines aussitôt que je les éprouve, est une consolation qui me manquera quand vous serez en Auvergne. En vérité, je déraisonne: partez, mon cher Frédéric; partez, je le veux. L'amour me rend foible et timide; mais je serois fâchée de vous voir sacrifier vos intérêts à un nuage de tristesse que la raison dissipera: tout ce qu'Adèle vous recommande, c'est de ne pas prolonger votre absence.

M. de Miralbe, qui, comme tous les grands politiques, cherche toujours une cause aux démarches les plus indifférentes, ne manquera pas d'attribuer votre départ au chagrin qu'a dû vous donner ma prévention en faveur de M. de Farfalette. Moins il croira à la force du sentiment qui m'attache à vous, et plus je serai tranquille; du moins je l'espère.

Vous voulez savoir bien précisément quelle est ma position; peut être, mon ami, est-elle au moment de changer d'une manière qui me deviendroit sans doute avantageuse: voici sur quoi reposent mes espérances.

Lorsque M. de Miralbe me reconnut pour sa fille, vous savez l'éclat qu'il donna à sa joie; il me présenta par-tout, particulièrement à ses parens. Je fus conduite à Versailles, chez M. le comte de Saint-Alban, oncle de mon père. Il est impossible que vous n'en ayez pas souvent entendu parler: mais vous ne serez pas fâché de trouver ici son portrait; il est de la main de mon frère, qui, fort jeune, s'étoit amusé à faire ce qu'il appeloit sa galerie de famille. Ce tableau en a été détaché; on me l'a confié, et je vous l'envoie: on le dit fort ressemblant; on assure qu'ils le sont tous également. J'aurois desiré avoir celui de M. de Miralbe; on me l'a refusé en rougissant. Mon ami, étoit-ce du peintre ou du modèle?

«M. de Saint-Alban est sexagénaire: il seroit impossible de vanter ses mœurs, et plus difficile d'en faire la satyre; il n'a jamais eu que les vices et les vertus qui pouvoient lui servir; en un mot, c'est un courtisan. Quand on lui demande des nouvelles de sa santé, il répond que le roi est malade ou se porte bien. Il a vu cent fois changer le ministère, sans perdre un seul instant de son crédit: on peut dire de lui qu'il n'est ni l'ami ni l'esclave des ministres, mais bien de la faveur.

«Un philosophe affirmeroit qu'il n'est pas fier de sa naissance: en effet, depuis trente ans, il n'est pas un seul homme en place dont il ne se soit déclaré le parent, quoique la plupart fussent nés d'hier. Comme son seul métier est de plaire, il a l'esprit aimable; ceux qui le connoissent particulièrement lui supposent du génie; mais il le cache avec soin, bien persuadé que le génie est, de toute éternité, le plus grand obstacle à la fortune.

«C'est pour ne pas passer un seul jour sans paroître à la cour, qu'il a usé sa vie à ne rien faire; il a pu obtenir tous les emplois, il n'a accepté que des pensions. La difficulté de s'unir à une famille qui conservât toujours également la faveur, l'a décidé à rester célibataire.

«Cependant la plus grande affaire de M. de Saint-Alban n'est pas d'avoir du crédit, mais de prouver qu'il en a. On le voit servir avec chaleur les personnes qui lui sont le plus indifférentes, si elles ont le talent de lui persuader que, seul, il est capable d'obtenir la grace qu'elles sollicitent: plus une affaire est difficile, plus on est sûr qu'il y réussira; par le même calcul, il sacrifiera toujours ce qui peut être utile à ses protégés, en faveur de ce qui doit donner plus d'éclat à sa protection.

«Abandonné à lui-même, il a le cœur excellent; et comme son amour-propre le rend obligeant pour tout le monde, il n'a jamais eu d'ennemis, et ne connoît pas la haine. Si beaucoup de lettres de cachet ont été délivrées à sa sollicitation, c'est qu'il craignoit que l'on ne s'adressât à d'autres. Il ne fait le mal que par vanité.

«Qui enleveroit M. de Saint-Alban de Versailles, seroit étonné de la facilité avec laquelle il en feroit un homme bon, aimable, et de la plus scrupuleuse probité; mais personne n'osera le tenter, car il n'est pas sûr que le vieux courtisan survécût de vingt-quatre heures à l'ordre ou à la séduction qui l'éloigneroit de la cour.»

Tel est en effet, mon cher Frédéric, mon grand oncle paternel: ajoutez qu'il est fort riche, que M. de Miralbe est son plus proche héritier, que c'est par son crédit qu'il a accablé ses ennemis, et particulièrement ma mère; vous ne serez pas étonné de la longue amitié qui semble régner entre eux. M. de Saint-Alban est respecté de mon père comme un instrument nécessaire à ses projets, et comme celui dont la mort doit combler tous les vœux qu'il adresse à la fortune.

On avoit remarqué que M. de Saint-Alban venoit rarement chez mon père, quoiqu'il le reçût chez lui comme un neveu chéri et un héritier présumé; et cette remarque n'a jamais paru si frappante que depuis mon entrée dans la maison de M. de Miralbe. Ce vieillard m'a pris dans une amitié si grande, qu'il vient souvent à Paris maintenant, uniquement, dit-il, pour avoir le plaisir de causer avec moi. Mon frère a eu raison d'affirmer qu'il est aimable; sa conversation, pleine d'anecdotes racontées avec esprit, est vraiment intéressante: quelques éclairs de sensibilité m'ont disposée à juger favorablement de son cœur; et, soit par reconnoissance de l'intérêt qu'il me témoigne, soit par la nécessité où je me trouve de me chercher un protecteur contre mon père (idée terrible, mais vraie), il est de tous mes parens le seul que je me sente disposée à aimer.

La fierté de caractère et l'indépendance d'esprit que je dois à l'éducation que m'a donnée M. Durmer, auroient dû déplaire à un vieux courtisan; mais tel est l'effet de la nouveauté sur les hommes, que je l'ai séduit par les qualités qui devoient l'indisposer contre moi. Non seulement il quitte Versailles pour venir dîner chez mon père, mais il m'écrit lorsqu'il est plusieurs jours sans me voir; et comme il n'a rien de bien particulier à me dire, il avoue dans ses lettres qu'il ne m'attaque que pour avoir des réponses. Je le prêche, je le gronde; je lui ai annoncé hautement que je voulois le corriger de ses défauts: il rit; il me pardonne tout, pourvu que je sois persuadée de l'amitié qu'il a pour moi, et j'ai accepté les conditions du traité.

Ce qui m'a disposée en faveur de M. de Saint-Alban, c'est qu'au milieu de l'éclat qui l'environne, il n'est pas heureux; il en est convenu bien bas avec moi, et cette marque de confiance m'a touchée. Pauvres mortels! vous commencez par chercher le bonheur dans ce qui brille; et quand vous vous appercevez de votre erreur, presque toujours il est trop tard. On a bien le courage d'avouer qu'on s'est trompé de route, on n'a plus la force de revenir sur ses pas. Il est si triste de ne commencer à être heureux qu'à soixante ans!

M. de Saint-Alban m'a demandé si j'aurois du plaisir à venir demeurer près de lui, et à me mettre à la tête de sa maison. Je vous épargnerai, mon ami, les choses aimables dont il a accompagné cette question. Il ne doute pas que mon père n'y consente avec empressement; mais il veut ne devoir cette démarche qu'à mon goût ou à ma complaisance, et nullement à mon obéissance pour M. de Miralbe. J'ai cru me sauver de répondre à une question aussi décisive, par une plaisanterie: je lui ai dit que mon caractère étoit ennemi du changement, et que j'étois effrayée de l'idée seule de passer, en six mois, du fauxbourg à la ville, et de la ville à la cour; mais il a insisté d'un air si sérieux, d'un ton si pénétré, que je me suis mise à son entière disposition. Comment résister à un vieillard qui supplie? Ah! si mon père eût voulu, il auroit tout obtenu de moi, tout, mon cher Frédéric, excepté que je cessasse de vous aimer.

Je doute que M. de Miralbe soit porté d'inclination à me voir demeurer auprès de M. de Saint-Alban; il a plus d'humeur que jamais, et quelquefois je surprends dans les regards qu'il jette sur moi, quelque chose de sinistre: non seulement il craindra que je n'échappe à sa puissance, mais j'ai peur qu'il ne voie dans sa fille une rivale dangereuse pour ses intérêts; il me connoît si peu! Il m'a plus d'une fois félicitée de l'amitié que j'inspire à son oncle, du même ton dont il m'auroit dit: Pourquoi vous faites-vous aimer? Quoique mon inclination et une appréhension plus forte que moi m'engagent à m'éloigner d'une maison dont ma mère a été arrachée par force, et mon frère banni par adresse, je resterai neutre dans les détails de cette affaire. J'ai consenti vis-à-vis de M. de Saint-Alban, ou plutôt j'ai cédé à ses sollicitations: c'est tout ce que je pouvois, soit pour le contenter, soit pour ménager son amitié et sa protection.

Madame de Valmont me fait trop de complimens de mes succès; elle prétend que M. de Saint-Alban est amoureux de moi: je ne le crois pas. Rien ne me semble aussi ridicule qu'une femme qui voit l'amour dans tout ce qui l'environne. Si M. de Saint-Alban avoit le désir de m'épouser, il n'auroit point songé à me mettre à la tête de sa maison comme sa nièce: l'amitié qu'il a pour moi, et qui paroît si extraordinaire à madame de Valmont, tient à ce que depuis quarante ans peut-être il n'a dit ni entendu dire la vérité, et qu'il est aussi surpris que flatté de trouver enfin quelqu'un qui lui en parle le langage, et même le force aussi à le parler. Mon frère ne s'est point trompé, M. de Saint-Alban étoit né pour être honnête homme; et si j'ai sur lui l'ascendant qu'on me suppose, je les raccommoderai ensemble, au risque de déplaire à mon père qui les a brouillés.

Adieu, mon cher Frédéric, partez vîte, et revenez plus vîte encore. Je vous verrai demain; cachez-moi bien votre tristesse, afin que je puisse dissimuler la mienne aux yeux qui me surveillent.


CHAPITRE XL.

C'étoit bien difficile à dire.

J'ai lu des détails séduisans sur les charmes de la vie champêtre, élégamment écrits par des gens qui n'auroient pu se résoudre à vivre six mois loin de la ville; j'ai demeuré quelques jours avec M. de Montluc, et j'ai connu un homme véritablement heureux. Point d'ambition, beaucoup d'activité, un fonds de sensibilité inépuisable, de l'indulgence pour les foiblesses, de la compassion pour le malheur, une haine vigoureuse contre le crime; tel étoit le régisseur de la terre de Téligny. En le prévenant de mon arrivée, je lui avois demandé en grace de ne rien changer à ses habitudes; il me reçut comme un ancien ami, et me prouva son estime en me faisant oublier que j'étois chez moi. Je ne peindrai pas le caractère de son épouse; elle ne pensoit, ne respiroit que par lui; ce qu'il faisoit étoit toujours bien fait, ce qu'il disoit étoit toujours bien dit: M. de Montluc eût démenti l'instant d'après un discours qu'elle auroit applaudi, qu'elle eût de nouveau applaudi au changement d'opinion de son époux. Ce n'étoit point par foiblesse, encore moins par ignorance; l'ignorance est toujours présomptueuse et contrariante: madame de Montluc avoit du bon sens; mais elle avoit plus de confiance dans les lumières de son époux que dans les siennes, et l'on voyoit dans ses moindres actions le désir de lui témoigner sa reconnoissance des sacrifices qu'il avoit faits pour l'épouser. Elle ne le croyoit pas suffisamment dédommagé par tant d'années d'un bonheur presque sans nuage.

Quand on sut mon arrivée dans le village, il se répandit beaucoup d'inquiétude: on craignoit que le nouveau propriétaire n'expulsât un homme devenu cher à tous les habitans.

«Vous êtes bien aimé dans ce pays, lui dis-je: cela prouve votre humanité.—Cela prouve, me répondit-il, la méfiance dans laquelle tous les hommes sont de leurs semblables. Vous connoissez ma fortune, puisqu'elle est fixée au cinquième du revenu de cette terre: la prévoyance retient ma générosité; je dois craindre la misère pour mon épouse si je venois à mourir, et je suis avare par sensibilité. Je fais peu de bien aux paysans, mais j'empêche qu'on ne soit injuste à leur égard. La justice est la morale de tous les peuples; les hommes les plus ignorans en sentent la nécessité: elle fait plus d'amis à la longue que les bienfaits, qui presque toujours excitent l'envie de ceux même qui n'en ont pas besoin. On me regretteroit plus ici par la crainte du mal que pourroit commettre mon successeur, que par la reconnoissance du peu de bien que je fais.—Vous croyez donc les paysans dépourvus de sensibilité?—Non; mais ils sont en général très-égoïstes, et cela tient à leur position. Moins de jouissances, moins de dissipations, les concentrent davantage dans leur intérêt personnel: ils sentent machinalement de quelle utilité ils sont à l'État; ils sentent plus vivement qu'on ne croit l'oppression dans laquelle on les tient. C'est dommage qu'en France les propriétaires ne puissent se résoudre à vivre plus souvent dans leurs terres: les François riches et de bonne famille ne sont pas fiers; l'habitude de l'aisance les rend généreux; il résulteroit beaucoup de bien de leur séjour au milieu de leurs vassaux.—Les François redoutent l'ennui.—L'ennui naît de la continuité des plaisirs tumultueux; et je vous assure qu'il est plus souvent à la ville qu'à la campagne.—Vous ne vous ennuyez jamais?—Jamais. En pourriez-vous dire autant, vous qui êtes dans l'âge où tout séduit?—Ma foi, non. Je m'ennuie à l'Opéra; je m'ennuie au milieu des fêtes, des promenades, à une table de jeu, dans un salon où souvent personne ne parleroit, si, comme moi, tout le monde ne faisoit du bruit pour avoir l'air au moins de ne pas s'ennuyer.—Eh bien! nous voilà d'accord. Une suite non interrompue de plaisirs en fait un besoin; ce besoin, toujours actif et jamais satisfait, amène une espèce d'inquiétude qui ne permet plus de goûter le repos. Il n'en est pas de même à la campagne; on y trouve des jouissances positivement parce que ne les prévoyant pas, on ne se les étoit pas exagérées d'avance.—Oui, mon ami, dit madame de Montluc; mais pour les apprécier, il faut avoir des mœurs simples, un bon cœur et un esprit cultivé: vous êtes heureux quand mille autres à votre place n'éprouveroient que des regrets.»

«Des regrets! non, sans doute, répondit-il, je n'en ai point; et si ma raison ne m'avoit appris à me contenter de peu, je bénirois la Providence en comparant mon sort à celui de mon frère. C'est en sa faveur que mon père m'a déshérité; il a tout sacrifié pour lui faire contracter un riche mariage: la vanité seule a été consultée dans cette alliance; le caprice, l'inconduite, l'ont brisée dans l'année même. L'orgueil a été trompé dans ses espérances; mon frère n'a point eu d'enfans; il a vécu tourmenté par l'éclat d'un luxe qu'on ne peut satisfaire une fois qu'on s'y laisse entraîner; il est mort accablé de dettes. Quelle différence, sous tous les rapports, entre mon existence et la sienne! Si le ciel m'eût conservé mon fils...—Si nous eussions connu madame de Sponasi plutôt!» dit madame de Montluc. Nous gardâmes tous les trois le silence; nos regards se rencontrèrent: nous sentîmes à la fois l'inutilité et l'impossibilité de parler; nous nous entendions.

Dans le désir que j'avois de devenir le fils de M. de Montluc, j'étois curieux de savoir ce qu'il pensoit de la noblesse, et je lui demandai s'il ne regrettoit pas de voir son nom s'éteindre.

«Non, monsieur: je n'attache aucun prix à ce qui n'existe pas, et il n'y a plus de noblesse en France». Je parus étonné de cette assertion. Il ajouta: «Ce n'est point par excès de vanité que je vous parle ainsi, mais par amour pour la vérité. Depuis que la noblesse s'achète, elle est au-dessous de l'argent; et si les nouveaux riches n'y mettoient un prix par l'envie qu'ils ont de l'acquérir, les anciens nobles pauvres seroient bien embarrassés de dire pourquoi ils estiment des titres qui ne leur servent à rien. Je me citerai pour exemple. Quelqu'ancienne que soit ma famille, je vous demande quel avantage j'en retire. Si j'avois trente mille livres de revenu, me dira-t-on, mon nom me serviroit; si j'en avois cinquante, je me passerois d'un nom, ou j'en achèterais un: ainsi c'est toujours l'argent, rien que l'argent, et cela me paroît très-raisonnable.—Très-raisonnable! m'écriai je; cela est fort.—Cela est juste. Point de privilége respectable s'il n'est attaché à un devoir. C'étoit un devoir autrefois pour un gentilhomme de se ruiner au service de sa patrie; souvent il ne laissoit à ses enfans que sa mémoire pour tout héritage; l'État étoit intéressé à le leur conserver, il y trouvoit son intérêt et sa gloire. Maintenant le général et le sergent sont également payés par le prince; ils font un métier pour de l'argent: si vous parlez d'honneur, il est commun à tous les soldats. Personne ne se ruine plus au service de sa patrie; il semble au contraire que chacun doive s'enrichir de ses dépouilles: le prince vend des priviléges; la multiplicité en ôte l'éclat; et comme on peut dire à tous les nobles: «Quels sont vos devoirs qui ne soient aussi des obligations pour les autres classes de la société?» on leur dira bientôt: «Sur quoi reposent vos priviléges?» J'ignore quelle réponse il nous sera possible de faire; mais ce moment approche, tout le monde le précipite sans le croire; quand il sera venu, on s'accusera réciproquement, quand il ne faudroit s'en prendre qu'au luxe, à la corruption générale, et plus encore au temps, qui mine invinciblement toutes les institutions. Celle-ci est usée, et c'est un malheur.—Un malheur, monsieur! Vous disiez tout-à-l'heure que cela étoit raisonnable.—Mon ami, ne confondons point. Je trouve très-raisonnable que l'on estime plus l'argent que les titres, quand avec de l'argent on achète la noblesse, tandis qu'avec un nom seulement on peut mourir sans emploi et sans considération: mais je trouve malheureux que dans un pays il n'y ait rien au-dessus de la fortune. Le moraliste mettra les vertus au-dessus de l'or; mais l'homme qui envisage la société dans ses effets, sentira que les vertus ne valent jamais, pour la plupart des hommes, les priviléges qui sont censés en être la récompense et l'obligation. Il y a de l'adresse à savoir borner l'ambition. Voyez les Romains: lorsque les patriciens étaient au-dessus de leurs concitoyens, les plébéiens hardis ne tendoient qu'à être admis parmi eux; quand le patriciat fut avili, l'ambition ne put se satisfaire qu'en asservissant Rome, et Rome fut asservie.—Les mœurs étoient alors corrompues.—Et qui nous assure que la corruption ne venoit pas directement de la chute des priviléges des premiers de la République? À mesure que les patriciens voyoient restreindre leurs droits, ils en cherchoient le dédommagement dans la fortune et dans l'éclat qu'elle procure. Pareille diminution de puissance parmi les nobles a amené en France semblable amour des richesses. Rome avoit des maîtres, le sénat étoit composé de parvenus, d'esclaves, de courtisans, que l'on parloit encore de liberté, avec autant de raison qu'on parle à présent de noblesse dans notre patrie.»

Je ne sais si M. de Montluc avoit raison; mais j'avoue que je ne vis pas sans plaisir qu'aucune prévention ne l'empêcherait de me rendre le service que j'attendois de lui, si l'amitié et la reconnoissance le portoient à condescendre à mes desirs. Il m'aimoit beaucoup, quoiqu'il ne le dît jamais; ses actions seules me le prouvoient: mais comment lui faire une proposition aussi délicate? L'espèce de dépendance dans laquelle il se trouvoit de moi, me faisoit un devoir de le ménager: plus le sort s'obstine à placer un homme estimable au-dessous de sa condition, plus on lui doit d'égards. Je sentois trop que celui sur qui l'intérêt et la vanité ne pouvoient rien, ne céderoit à aucune considération, si sa délicatesse lui faisoit une loi de me refuser. Dans l'inquiétude qui me tourmentoit, je regrettai plus d'une fois mon voyage; plus d'une fois je pris la résolution de partir en laissant dans un silence éternel le motif de mon arrivée: mais je pensois à Adèle devenue mademoiselle de Miralbe, et son idée m'arrêtoît à Téligny sans me donner le courage de tenter le projet qui m'y avoit amené. Chaque jour je devenois plus triste: M. de Montluc s'en appercevoit; et respectant le secret que je gardois, ses regards m'apprenoient qu'il étoit plus sensible à mes peines, que curieux d'en connoître la cause. J'aurois desiré qu'il m'interrogeât, et je lui en voulois d'une discrétion que j'étois forcé d'admirer.

Un soir nous nous rencontrâmes dans les jardins du château; il me fit des reproches sur ma tristesse, et y mêla les exhortations qu'il crut les plus propres à me consoler. «Il est bien facile, lui dis-je en souriant, de donner de semblables conseils quand on est heureux, et vous l'êtes plus qu'homme que je connoisse.—Croyez-vous, me répondit-il, que mon bonheur soit parfait? Mon ami, détrompez-vous. Je pense souvent avec effroi au moment où la mort me séparera de madame de Montluc, et la certitude qu'alors elle sera seule dans le monde me réduit à desirer de lui survivre. Si je meurs le premier, qui la consolera? Je m'apperçois souvent que la même crainte l'occupe; et la perte de notre fils, que nous sentons plus vivement à mesure que la vieillesse approche, nous donne des regrets d'autant plus pénibles, que nous sommes contraints de nous les cacher mutuellement. On s'arme de courage contre les maux que l'on redoute pour soi; mais quand on tremble pour ceux qu'on aime, on est bien foible.»

Il étoit attendri. Nous nous promenâmes long-temps ensemble sans nous parler. Je levai les yeux sur lui, et je vis les siens mouillés de pleurs. Je le serrai dans mes bras, en lui disant: «Ô mon ami, adoptez-moi pour fils; j'en aurai tous les sentimens, et vous ne redouterez plus rien de l'avenir.—Que gagneriez-vous à me nommer votre père? me répondit-il tristement.—Tout ce qu'un cœur comme le mien peut desirer, une famille respectable, des devoirs sacrés à remplir, et l'espoir d'être heureux. Au nom de ma mère, ajoutai-je avec la plus vive émotion, promettez-moi de m'entendre sans vous fâcher.—Parlez, jeune homme, parlez; votre mère étoit la mienne: c'est à votre naissance que je dois de l'avoir connue; son secret ne put échapper à ma reconnoissance: en vous voyant, en sachant ce qu'elle a fait pour vous, je n'en puis plus douter, vous êtes le fils de ma bienfaitrice. Si le ciel permettoit que je m'acquittasse envers vous... Mais les vieillards sans fortune n'ont que des conseils à offrir, et c'est bien peu de chose.»

Le moment étoit favorable; je lui confiai mon amour et tous les secrets de mon cœur: je lui fis sentir l'obstacle qui s'opposoit à ce que je devinsse l'époux de mademoiselle de Miralbe; mais je n'osai lui apprendre que d'une manière détournée par quel moyen je croyois qu'il pouvoit le faire disparaître.

«Vous voyez, lui répondis-je, qu'il ne manqueroit rien à votre bonheur ni au mien si j'étois votre fils: sans crainte pour l'avenir, vous jouiriez tranquillement du présent; je ne serois plus un être jeté au hasard sur la terre; ma fortune suffiroit pour dégager les biens que votre frère a possédés: il vous manque un appui dans votre vieillesse; il me manque un nom auquel vous n'attachez aucun prix, et que je n'estimerois moi-même qu'en pensant que vous l'avez porté, et qu'il combleroit l'intervalle qui me sépare d'Adèle. Les liens de l'amitié et d'une reconnoissance réciproque nous uniroient aussi sûrement que ceux de la nature.—Que cela n'est-il possible!» s'écria M. de Montluc. Un mot pouvoit en ce moment décider de mon sort; je n'osai pas le prononcer, et nous continuâmes notre promenade en silence.

«Je fais une réflexion, me dit-il en s'arrêtant; avant de me rendre dépositaire de vos chagrins, vous m'avez demandé, comme une grace, de ne pas me fâcher. Jeune homme, je n'ai encore qu'une partie de votre secret. Dans ce que vous m'avez appris, non seulement il n'existe aucune chose qui puisse me blesser, mais il n'y a rien qui ait rapport à moi, que l'intérêt que m'inspire tout ce qui vous touche. Achevez votre confidence: j'ai connu l'amour, le malheur; j'ai peu de préjugés, et je me sens capable de bien des choses pour le fils de madame de Sponasi. Vous hésitez, ajouta-t-il en voyant l'agitation se peindre dans tous mes traits; vous ne m'aimez donc pas?—Je crains de voir mon espoir anéanti; je crains qu'un seul mot de votre part ne me rende le plus malheureux des hommes.—Expliquez-vous sans contrainte; je vous jure que quelque chose que vous me demandiez, s'il est hors de moi d'y consentir, j'en serai plus affligé que vous.»

Il m'étoit impossible de résister: le secret qui fermentoit depuis si long-temps dans mon sein, s'échappa. Je ne peux me rappeler toutes les émotions que j'éprouvai en le détaillant à M. de Montluc, sans éprouver encore le frisson de l'effroi; j'étois tremblant, les yeux fixés en terre; mes lèvres se séchoient à chaque phrase, à chaque mot; la respiration me manquoit: je sentois bien que je parlois; mais il est certain que je ne m'entendois plus parler. Quand j'eus fini, je me hasardai à lever les yeux sur M. de Montluc: il étoit pensif; mais sa figure annonçoit plutôt la surprise que tout autre sentiment. J'allois le prier de bien réfléchir avant de me faire une réponse que je redoutois, quand je vis accourir un domestique que j'avois envoyé à la poste. Sachant l'empressement que je mettois à avoir mes lettres, il me cherchoit par-tout, et ne se fit pas un scrupule d'interrompre notre conversation.

«À demain matin, me dit M. de Montluc en me souriant avec beaucoup de bonté; demain j'irai vous trouver moi-même dans votre appartement, et nous verrons s'il est possible de nous entendre.—À demain, lui répondis-je en lui serrant la main». Je la sentis répondre au mouvement de la mienne, et je précipitai mes pas sans bien savoir ce que je faisois; il me semble pourtant que j'emportois de l'espoir.


CHAPITRE XLI.

Le complot.

Aussitôt que je fus seul, je brisai le cachet du paquet que je venois de recevoir; il contenoit une lettre d'Adèle et une de Philippe. Qui connoîtra l'amour ne demandera pas laquelle fut lue la première.

adèle à frédéric

«Vous reviendrez bientôt à Paris, mon cher Frédéric, et vous ne m'y trouverez plus; mais mon absence à moi, loin de nous séparer plus que nous l'étions, ne fera que nous procurer plus de facilités pour nous voir: en un mot, je pars demain pour Versailles, et je vais commander dans la maison de M. de Saint-Alban; c'est l'expression dont il se sert. J'espère du moins que mon pouvoir sera assez grand pour vous y faire admettre; et ce n'est point une grace que mon oncle m'accordera, il m'a promis que mes amis seroient les siens. Si je ne peux vous présenter comme celui qui m'est le plus cher, vous vous introduirez à l'aide de M. de Florvel, auquel on sait que je suis attachée par les liens de la reconnoissance et par l'amitié sincère qui m'unit à son épouse. Vos qualités plaideront ensuite pour vous, et je ne doute pas du succès.

«M. de Miralbe n'a mis aucun obstacle à cet arrangement: au contraire, il s'y est prêté avec une grace, une amabilité que j'étois bien loin d'attendre de lui; c'est lui-même qui me conduira: il a poussé la complaisance jusqu'à me donner des conseils sur la manière de conserver l'amitié que M. de Saint-Alban a pour moi. De son côté, madame de Valmont a quitté le ton enthousiaste dont elle accompagnoit ses louanges; elle met dans ses soins une espèce de bonhommie bien propre à me séduire. Vous savez combien j'aime ce qu'on appelle les bonnes gens. Je ne sais que penser de ce changement: il y a des momens où je me reproche de les avoir jugés tous deux trop sévèrement; il en est d'autres où je crains que l'amabilité de M. de Miralbe et la bonhommie de madame de Valmont ne cachent quelque perfidie. Mon ami, c'est à vous seul que j'ose confier de pareilles appréhensions: si elles sont injustes, ce sont des crimes, je ne l'ignore pas; mais elles sont plus fortes que moi: le sort de ma mère me poursuit sans cesse. Je cherche en vain par quels moyens M. de Miralbe pourroit me perdre, je n'en vois pas; et loin de me rassurer, je pense à cette maxime de M. Durmer: «Les méchans trompent jusqu'à leurs complices, quoiqu'ils combattent à armes égales; comment les honnêtes gens, qui sont sans défense, ne seroient-ils pas leurs victimes?

«Demain je serai dans la maison de M. de Saint-Alban: toutes mes craintes seront dissipées; je l'espère, et je soupire.

«Je vous écris à la hâte: à midi je dois aller faire mes adieux à la sœur de M. Durmer, et je veux lui remettre cette lettre afin qu'elle la fasse porter chez vous, ainsi qu'elle a bien voulu s'y prêter jusqu'à présent. J'aurois desiré que madame de Valmont m'accompagnât dans cette visite; elle m'a donné quelques raisons pour s'en dispenser, et mon père a consenti que j'y allasse seule avec ma femme-de-chambre.

«C'est la dernière fois que je vous écris de Paris; je souhaite, mon cher Frédéric, que ce soit aussi la dernière que mes lettres aillent vous chercher à Téligny. D'après la promesse que vous m'avez faite, le jour de votre retour approche. Revenez voir votre Adèle plus tranquille; elle ne sera heureuse que lorsqu'elle pourra vous donner, au pied des autels, un titre que votre amour et votre générosité vous ont acquis depuis long-temps. Quelle que soit ma fortune à venir, elle ne me dédommagera jamais de la privation de voir un bienfaiteur dans mon époux: j'aurois été si riche en ne l'étant que par vous! Adieu, mon cher Frédéric, mon cœur se serre. Comme cet adieu me coûte à prononcer!»

philippe à m. de télignY

«Je voudrois être auprès de vous pour vous consoler: la nouvelle que j'ai à vous annoncer est affreuse. Mademoiselle de Miralbe n'est plus chez son père; elle n'est pas chez M. de Saint-Alban: elle est renfermée dans un couvent; j'ignore encore lequel.

«Les bruits qui circulent sur son compte sont encore plus horribles que l'ordre qui l'a enlevée; mon cœur se refuse à les croire, et ma main à les répéter. Adèle est un ange; il faut en être persuadé, ou la regarder comme un monstre de perversité. Mon cher Frédéric, vous n'offenserez pas celle que vous aimez par d'injustes soupçons: où trouvera-t-elle un défenseur si vous la condamnez? Tout paroît contre elle, il est vrai; mais vous connoissez son père, voilà sa justification.

«Hier la sœur de M. Durmer est arrivée chez vous dans un état qu'il est impossible de décrire: elle avoit du chagrin, de la douleur; mais l'indignation sur-tout perçoit dans tous ses traits. En entrant, elle s'est presque évanouie; elle suffoquoit.

«D'un long récit qu'elle a accompagné de pleurs, d'exclamations, de cris de vengeance, voici ce qui m'a frappé.

«Le matin mademoiselle de Miralbe a été la voir, et lui a remis en cachette la lettre que je vous envoie; elle n'avoit avec elle que sa femme-de-chambre. Vous connoissez l'attachement que cette excellente femme a pris pour Adèle, du jour où elle lui remit avec tant de générosité ses droits à la succession de son frère. Elles s'entretenoient ensemble; Adèle lui promettoit d'intéresser M. de Saint-Alban au sort de ses enfans, quand M. le marquis de Farfalette est entré d'un air de mystère et de satisfaction qui annonçoit un rendez-vous. La bonne veuve parut surprise, et mademoiselle de Miralbe scandalisée. La femme-de-chambre qui l'accompagnoit, sans leur donner le temps de parler, se mit à crier qu'elle ne vouloit pas rester dans cette maison, qu'elle se compromettroit en permettant à sa maîtresse de voir un homme dont son père avoit refusé d'autoriser les vues. Nouvelle surprise de la veuve et de mademoiselle de Miralbe. M. de Farfalette parvint le premier à se faire entendre, et dit, d'une manière très-prononcée, qu'il n'avoit pas lieu de s'attendre à une pareille réception, qu'il étoit désespéré du bruit qui se faisoit, qu'il croyoit les mesures mieux prises, et finit par offrir sa bourse à la femme-de-chambre, en l'engageant à se taire. La malheureuse recommença à crier plus fort. Adèle paraissoit anéantie. «Est-ce un complot?» s'écria-t-elle quand il lui fut possible de parler. Puis se tournant vers M. de Farfalette, elle lui dit: «Ou l'on vous trompe, monsieur, ou vous êtes d'accord avec mes ennemis pour me perdre. Au nom du ciel, sortez». La femme-de-chambre se jeta entre eux, et jura que si sa maîtresse ne revenoit pas à l'instant même avec elle à l'hôtel, elle y retourneroit seule, et avertiroit M. de Miralbe de tout ce qui se passoit. Adèle voulut lui imposer silence, la voix lui manqua. Elle se mit en devoir de sortir; M. de Farfalette lui offrit la main, qu'elle refusa avec fierté. Au même instant, M. de Miralbe et madame de Valmont entrèrent; ils venoient la chercher; leur voiture étoit à la porte.

«La bonne veuve n'a pu m'expliquer l'effet que leur apparition produisit; elle étoit elle-même trop étourdie de ce qui venoit de se passer. Madame de Valmont paroissoit indignée; M. de Miralbe jetoit sur tous les personnages un regard d'interrogatoire et de sévérité. M. de Farfalette se retira en assurant qu'il n'aimoit pas les scènes de famille. Adèle étoit tombée sur un siége; elle pleuroit, et dans ses sanglots on l'entendoit s'écrier: Ma mère! ma mère! La femme-de-chambre s'empressa de s'excuser, et chacune de ses excuses étoit une accusation aussi terrible qu'indécente contre mademoiselle de Miralbe et la veuve.

«Je passerai sous silence le mépris insultant avec lequel M. de Miralbe a traité la sœur de M. Durmer, la colère de cette femme respectable, la pitié barbare de madame de Valmont, qui, en voulant consoler Adèle, ne faisoit qu'ajouter à son désespoir. Elle perdit connoissance; on la transporta dans la voiture. C'est tout ce que la veuve a pu m'apprendre.

«À peine a-t-elle été sortie, que je me suis couvert des vêtemens les plus simples: je me suis rendu à l'hôtel de M. de Miralbe; je me suis mêlé parmi ses domestiques, je les ai observés: je me suis attaché à celui dont la figure m'a paru la plus basse; et, sous prétexte qu'il pourroit m'être utile dans le désir que j'avois de devenir un de ses camarades, je l'ai entraîné au cabaret. Fidèle à l'usage des valets, sans que je l'interrogeasse, il m'a entretenu de ses maîtres, et l'aventure de mademoiselle de Miralbe n'a pas été oubliée; il y ajoutoit des détails crapuleux, il rioit: ces coquins-là aiment dans ceux qu'ils servent tous les vices qui les rapprochent d'eux. J'ai su de lui que la pauvre Adèle étoit arrivée à l'hôtel dans un état digne de pitié, qu'elle a demandé pour toute grace d'être seule, et qu'elle s'est retirée dans son appartement. Il m'a dit aussi que M. de Miralbe étoit remonté sur-le-champ en voiture, parti pour Versailles, et qu'il n'étoit pas encore revenu.

«Il m'a semblé inutile de me déguiser plus long-temps. Je lui ai donné deux louis, en lui confiant que j'avois des raisons particulières de savoir comment cette affaire tourneroit; que je passerois la nuit s'il étoit nécessaire, soit au cabaret, soit à rôder autour de l'hôtel, et que je lui paierois généreusement tous les renseignemens qu'il me donneroit. Je l'ai renvoyé avec injonction de veiller exactement à tout, et de venir m'en avertir. Je ne me suis pas nommé, je ne vous ai pas nommé.

«Du cabaret même j'ai écrit à votre fidèle Charles de seller un cheval, de le conduire chez un loueur de carrosses qui demeure presque en face de M. de Miralbe, d'être discret, de bien payer, et de se tenir prêt à partir à la minute même où je le lui dirais, dût-il passer la nuit à attendre que l'ordre arrivât.

«À onze heures, j'ai revu mon espion: il m'a appris que M. de Miralbe étoit de retour de Versailles; qu'il n'étoit pas revenu avec son équipage, mais dans une chaise de poste conduite par un postillon qui lui étoit inconnu; qu'il étoit accompagné d'un homme que l'on supposoit être un exempt, du moins les domestiques se le disoient-ils tout bas entre eux; que la femme-de-chambre de mademoiselle de Miralbe alloit, venoit, et qu'on ne doutoit pas qu'elle ne fît des paquets; qu'une vieille femme de charge pleuroit dans l'office, en disant que c'étoit ainsi qu'on avoit enlevé sa bonne maîtresse. Il ajouta qu'il étoit pressé de me quitter, parce que M. de Miralbe vouloit que tous ses domestiques se retirassent, et qu'il avoit menacé de chasser le premier qu'il rencontreroit, ou qu'il sauroit être sorti.

«Je me rendis alors auprès de Charles; je lui donnai de l'argent, et l'ordre de suivre la première voiture qui sortiroit de l'hôtel de M. de Miralbe d'assez près pour ne pas la perdre, et avec assez d'adresse pour n'être pas remarqué; je l'autorisai à crever son cheval, à en prendre à la poste, à tout enfin, pourvu que sa commission fût bien remplie. La chaise de poste qui sans doute renfermoit Adèle ne sortit de l'hôtel qu'à trois heures du matin; Charles l'a suivie. Il est onze heures; je l'attends encore.

«J'ai cent fois été tenté d'aller de votre part chez M. de Florvel; j'ai craint de mal faire par trop de zèle, et de donner moi-même de l'éclat à un événement qu'il faudroit pouvoir ensevelir dans le silence. L'agitation dans laquelle j'ai passé la nuit, la certitude que cette nouvelle portera le désespoir dans votre cœur, m'ont empêché de faire la moindre réflexion: mais un sentiment intérieur me parle en faveur de mademoiselle de Miralbe; vous le verrez aisément au récit que je vous envoie. Elle n'est pas assez coquette pour sacrifier sa réputation au plaisir de multiplier ses conquêtes. Vous m'avez dit cent fois que vous étiez sûr de son amour, quoique son caractère semblât l'éloigner de toutes passions: il est donc impossible qu'elle pousse la perversité au point où l'aventure qui la perd semble l'annoncer. Une lettre pour vous, un rendez-vous pour un autre, mon cher Frédéric, Adèle en est incapable. Que son innocence vous rende le courage; souvenez-vous que vous ne vivez point pour vous seul, et qu'il est un être sur-tout dont l'existence est attachée à la vôtre.

philippe.

P. S. «L'heure de la poste me presse; Charles n'est pas revenu: je fais partir cette lettre. Je vous écrirai demain, tous les jours, quoique je sois persuadé que vous ne resterez pas à Téligny. À tout hasard, j'adresserai copie de mes lettres, à votre nom, poste restante, à Nevers.»


CHAPITRE XLII.

Explication.

Philippe avoit raison: après les nouvelles que je venois de recevoir, il m'eût été impossible de prolonger mon absence; je maudissois mon voyage; j'aurois donné tout ce que je possédois pour pouvoir franchir en une minute l'intervalle qui me séparoit de Paris. Pauvre Adèle! malheureuse Adèle! est-ce devant moi qu'on a besoin de te justifier? Ne connois-je donc pas le monstre auquel le sort t'a soumise? Ne sais-je donc pas tout ce que peut la vengeance d'une femme?... Ce rendez-vous auquel arrive M. de Farfalette, son air d'assurance, ses discours, me paroissent extraordinaires; je cherche en vain à les expliquer. Non, Adèle n'a pu aimer un homme qui, la voyant au désespoir... Une femme pleure, sanglote à ses yeux; il s'en croit la cause, il plaisante! Ah! si j'eusse été à sa place, je serois mort, ou j'aurois sauvé la victime. Qu'importe que son bourreau soit son père? L'amour connoît-il ces distinctions? Non, non; ou je retrouverai Adèle, ou toute ma vengeance tombera sur ceux qui me l'ont ravie.

Tel fut mon premier sentiment. Je souffrois trop pour être sensible; je ne connoissois pas encore le regret, je n'éprouvois que la rage. Rien ne m'appartenoit dans mes sensations; elles étoient toutes pour Adèle: je ne voyois que l'innocence outragée, la vertu flétrie, la beauté persécutée; j'oubliois que j'aimois: j'aurois, sans balancer, renoncé à toutes mes espérances pour sauver l'infortunée, et j'ignorois en quel lieu elle étoit! Adèle! Adèle! je ne prononçois pas ton nom; il s'échappoit malgré moi de ma poitrine: sans le vouloir, je le répétois à chaque instant; je le criois comme si mes accens, brisés par la douleur, eussent pu se prolonger jusqu'à toi.

Je rejoignis M. de Montluc; il étoit auprès de son épouse. Ils firent tous deux un mouvement de surprise en me regardant. Ah! sans doute ma figure devoit être effrayante si elle rendoit tous les mouvemens de mon ame. Je m'appuyai sur le premier meuble que je rencontrai; je lui tendis la lettre de Philippe: je voulois l'engager à la lire, et je ne pouvois qu'articuler, avec un soupir déchirant, le nom de la malheureuse Adèle. M. de Montluc vint à moi; je lui présentai de nouveau la lettre. Il la prit, et commençoit à lire des yeux seulement. «Lisez tout haut, m'écriai-je; j'ai besoin d'entendre encore...» Je joignis mes bras en les posant sur le meuble qui me soutenoit; et, appuyant fortement ma tête dessus, j'écoutai avec une immobilité qui paroîtra bien étonnante à qui ne connoît pas l'effet des passions: mon sang fermentoit si violemment, qu'il me sembloit que le plus léger mouvement eût suffi pour briser tout mon être.

«Je ne vous offrirai point de consolations, me dit M. de Montluc lorsqu'il eut fini; on ne les entend pas dans votre position. Quand vous êtes entré, je parlois de vous avec mon épouse; nous trouvions bien des difficultés au projet que vous m'avez communiqué. Vous avez des chagrins; nous n'y ajouterons pas celui d'un refus: puisse le nom de notre fils aller jusqu'à votre cœur, et y porter un rayon d'espérance! Mon ami, c'est dans cet instant de douleur que nous vous adoptons; madame de Montluc ne me désavouera pas. «—Non sans doute», s'écria-t-elle en se levant pour venir m'embrasser. Elle pleuroit; mes larmes coulèrent. Ô pouvoir de la sensibilité! tu causois tous mes maux, et tu en suspendis momentanément la force pour me laisser jouir de ma reconnoissance.

Quand M. de Montluc me vit plus tranquille, il me dit tout ce qu'il crut propre à ranimer mes esprits: il me fit observer que les moyens pris par Philippe pour connoître l'endroit où l'on conduisoit mademoiselle de Miralbe, sembloient infaillibles; il détourna, pour ainsi dire, toutes mes pensées, et les jeta dans l'avenir. Le cœur d'un amant n'est jamais fermé à l'espérance; je l'éprouvai. Je retrouverai Adèle, j'aurai un nom qui renversera la barrière qui nous sépare; je voyois déjà la certitude de m'unir à elle, que je n'avois encore formé aucun projet pour briser ses chaînes.

J'annonçai à M. de Montluc ma résolution de partir à l'instant même pour Paris: loin de chercher à m'en détourner, il déploya tant de zèle à me seconder, qu'en moins d'une heure les chevaux arrivèrent de la poste voisine. Ce ne fut pas sans regret que je fis mes adieux à madame de Montluc: son époux monta en voiture avec moi, me conduisit jusqu'au bout de l'avenue, et ne me quitta qu'en me recommandant de veiller sur le fils que l'amitié venoit de lui donner. Excellent homme! cette idée ne sembloit lui plaire que parce qu'elle étoit pour moi un motif d'espoir et de consolation. Quand je le quittai, tout mon courage m'abandonna de nouveau.

Arrivé à Nevers, je me rendis à la poste; j'y trouvai ce billet de Philippe.

«Charles est revenu une heure au plus après le départ de ma lettre; il a parfaitement rempli sa commission. Mademoiselle de Miralbe a été conduite à l'abbaye de... près Dourdan. (Douze lieues de Paris.) Il n'a pas quitté qu'il n'ait vu l'exempt repartir seul: ainsi point de doute que la femme-de-chambre ne soit restée aussi, puisqu'à plusieurs reprises Charles a apperçu deux femmes dans la voiture. À Arpajon, il a eu occasion d'approcher assez près des voyageurs. La chaise s'est arrêtée à la porte d'une auberge; on y a demandé quelques rafraîchissemens: il a entendu une voix douce, un peu tremblante; il ne doute pas que ce ne soit mademoiselle de Miralbe: il assure qu'elle paroissoit assez calme.

«L'abbaye de... est à une demi-lieue de la ville; une longue et sombre avenue de noyers y conduit. Point de village qui en soit proche. À deux cents pas au plus, il y a un meunier qui fait valoir quelques terres dépendantes du couvent. À la même distance, mais du côté opposé, on apperçoit un bouquet de bois. Voilà tous les renseignemens qu'il a pu prendre.

«M. de Florvel a passé ce matin chez vous; je n'y étois pas. Il a demandé si l'on vous attendoit bientôt.

«M. de Miralbe le fils s'est aussi présenté: ayant appris que vous étiez à la campagne, il a laissé son nom.

«Je compte beaucoup sur votre retour. Mes inquiétudes diminueront quand je pourrai partager et adoucir les vôtres.

«Philippe

Il étoit quatre heures du matin lorsque j'arrivai à Paris. Tout le monde dormoit chez moi; cela me parut extraordinaire: depuis deux jours le sommeil n'avoit pas approché de ma paupière. J'entrai chez Philippe; je précipitai ses embrassemens pour lui demander s'il n'avoit rien de nouveau à m'apprendre; rien: si personne n'étoit venu; personne. Philippe exigea que je prisse quelques instans de repos; j'y consentis moins par besoin ou par complaisance que par l'embarras de savoir où diriger mes pas. Par-tout on dormoit; le père d'Adèle aussi sans doute. Idée affreuse! l'innocence gémit, les bourreaux reposent.

À sept heures, je priai Philippe de se rendre chez M. de Miralbe le fils, de lui demander l'instant auquel je pourrois le voir, et de venir me le dire chez Florvel, où je l'attendrois. J'allai chez cet ami. Il me parut gêné avec moi, et sembloit moins me plaindre d'avoir perdu mademoiselle de Miralbe qu'étonné de voir que je l'aimois encore lorsqu'elle étoit indigne des vœux d'un honnête homme. Ma surprise ne peut s'exprimer; mais je voudrois en vain le dissimuler, l'opinion de Florvel étoit celle du public. Adèle étoit malheureuse: les préventions s'élevoient contre elle; on la traitoit en coupable; on ajoutoit à ses torts; on alloit jusqu'à affirmer que M. Durmer ne l'avoit élevée que pour ses plaisirs, et qu'en la faisant son héritière au préjudice de sa sœur, il léguoit moins à son élève qu'à sa maîtresse. Et, je n'en doute pas, c'étoit un père qui, le premier, abreuvoit sa fille de calomnies aussi atroces. Pour la justifier, il eût fallu porter le flambeau de la vérité dans l'ame infernale de M. de Miralbe. Quels en étoient les moyens? On les eût trouvés, que le public se fût refusé à l'évidence. Moi-même je sentois l'impossibilité d'entrer en explication: on accabloit Adèle devant moi, et j'étois réduit à garder le silence; je ne pouvois qu'affirmer que l'infortunée étoit innocente; et chaque fois que je le répétois, Florvel sourioit avec une ironie qui me perçoit le cœur; on me regardoit d'un air qui sembloit dire: Vous êtes fou. J'allois le quitter, décidé à ne jamais le revoir; il s'en apperçut, m'arrêta.

«Mon cher Téligny, me dit-il avec amitié, mon intention n'est pas d'ajouter à tes chagrins: madame de Florvel et moi nous avons douté aussi long-temps qu'il a été possible de le faire; nous nous refusions même à l'évidence: mais que diras-tu en apprenant que M. de Farfalette se vante d'avoir des lettres de mademoiselle de Miralbe? Il les a montrées à plusieurs personnes, moins par fatuité peut-être que pour se laver du ridicule que lui a donné l'issue de ce rendez-vous.—Des lettres d'Adèle! m'écriai-je: les avez-vous vues, vous?—Non.—Eh bien! elle est innocente; je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir: je le prouverai, ou j'y perdrai la vie. Promettez-moi, Florvel, que vous m'aiderez; vous le devez à une infortunée que vos bontés pour elle ont, sans le vouloir, mise sur le chemin de l'abîme où elle est tombée. Florvel, tu es sensible: si Adèle est innocente (et elle l'est), n'a-t-elle pas des droits à la protection de tous les cœurs généreux?—Qu'elle ait tort ou raison, me répondit-il, tant qu'elle t'intéressera, je me prêterai à tout ce qui pourra l'obliger.»

Philippe étoit venu m'avertir que M. de Miralbe le fils avoit appris mon retour avec joie, et qu'il m'attendoit chez lui; je m'y rendis sur-le-champ. Dirai-je la seule pensée qui m'occupoit alors? Je ne songeois qu'aux lettres que M. de Farfalette se vantoit d'avoir reçues d'Adèle: son innocence me paroissoit douteuse, et je ne trouvois plus en moi pour la défendre, la même assurance que j'avois eue quand un autre l'accusoit.

La première chose que Henri de Miralbe me demanda, fut si je savois dans quel lieu on avoit conduit sa sœur; je lui répondis que oui: il me sauta au cou, m'embrassa en s'écriant: «Tant mieux; c'est donc vous qui l'aimez, et, à coup sûr, c'est vous aussi qu'elle aime: un amant rebuté n'est pas aussi actif. J'ai passé chez cet imbécille de Farfalette; sa froideur m'a révolté. Si Adèle eût été capable de se perdre pour un être pareil, je l'aurois abandonnée: il y a quelque tour de mon père dans tout cela. Asseyez-vous, causons, et convenons de nos faits. D'abord vous savez que je déteste M. de Miralbe, c'est un bruit public; il ne me prendra jamais fantaisie de le démentir. Je ne connois pas assez ma sœur pour y prendre un intérêt bien vif; mais je ne lui en suis pas moins dévoué, puisque c'est un moyen de contrarier les vues intéressées de mon père. L'amour d'un côté, la haine de l'autre: voyez, mon ami, si en unissant les deux passions les plus actives, nous parviendrons à notre but. Acceptez-vous l'association?—De tout mon cœur, lui dis-je: soyez mon dieu tutélaire, le protecteur d'Adèle, et commençons par la venger du plus cruel de ses ennemis.—Qui? me demanda-t-il: mon père?—M. de Farfalette, m'écriai-je avec l'accent de la rage: il se vante d'avoir des lettres de votre sœur; il fait plus, il les montre. Que je sois donc au nombre de ses confidens: vous ne refuserez pas de m'accompagner; c'est devant vous que je veux le forcer à une explication dont dépend mon repos.—Doucement, doucement. Il faut en tout, mon cher, du sang-froid. Qui concentre ses passions, acquiert plus de forces; qui s'y livre sans calcul, est perdu. Nous irons chez Farfalette; c'est moi qui m'expliquerai: je peux venger ma sœur sans la compromettre davantage; vous l'anéantissez entièrement si vous paroissez dans cette affaire. Promettez-moi d'être calme; je vous prends à mon tour pour témoin.—Allons, lui dis-je, je vous jure de n'agir que par vous; mais ne perdons pas une minute.»

Nous sortîmes aussitôt. Notre chemin nous conduisoit devant la maison de Florvel; j'engageai Henri à l'admettre parmi nous; il y consentit. Florvel ne fit pas la moindre difficulté pour nous accompagner, et tous trois nous nous présentâmes chez M. de Farfalette. On nous dit qu'il n'étoit pas encore jour; j'insistai: son domestique nous assura qu'il seroit chassé s'il laissoit entrer qui que ce fût avant l'heure prescrite par son maître «Qu'on te chasse donc, lui dit Henri avec gaieté; il força la porte, entra dans la chambre à coucher, tira lui-même les rideaux, nous présenta des siéges en riant aux éclats, et en priant M. de Farfalette de ne pas se déranger. Florvel et moi nous nous regardions avec surprise. Notre hôte étendoit les bras, et avoit l'air de douter s'il rêvoit ou s'il étoit éveillé.

Ce fut avec la même apparence de légéreté que Henri entama une conversation à laquelle il donna bientôt une tournure sérieuse: mais lorsqu'il voyoit M. de Farfalette ou moi prêts à la pousser plus loin qu'il ne l'avoit résolu, d'un mot il la ramenoit au ton de plaisanterie par lequel il avoit commencé. Je n'ai jamais vu d'homme conserver autant d'empire sur lui-même, et en prendre avec autant de facilité sur les autres; du moment que l'on consentoit à l'écouter, on n'avoit plus que la sensation qu'il cherchoit à vous donner. Si dix affaires d'éclat ne lui avoient acquis une réputation de bravoure à l'abri de tout soupçon, on auroit pu croire qu'il cherchoit dans son esprit les ressources que lui refusoit son courage.

M. de Farfalette commençoit la justification de sa conduite par les démarches qu'il avoit faites pour obtenir la main de mademoiselle de Miralbe. «Cela ne me regarde point, interrompit Henri: que vous aimiez ma sœur, qu'elle vous aime; que vous l'épousiez, que vous ne l'épousiez pas; à votre aise. Toute la question se réduit là: on dit que vous avez des lettres d'Adèle. M. de Florvel a parié mille louis que cela n'étoit pas; moi, j'ai accepté le défi: notre argent est déposé entre les mains de Téligny, et nous avons promis de nous en rapporter à vous. Vous êtes honnête homme; nous sommes tous jeunes, et dans un siècle où l'on n'a plus la sottise de placer l'honneur des familles dans la vertu des femmes: j'ai gagé contre celle de ma sœur; ai-je perdu, gagné? Décidez, et tout est fini». M. de Farfalette essaya d'éluder; mais il fut tourné avec tant d'adresse, que non seulement il finit par avouer qu'il avoit des lettres de mademoiselle de Miralbe, mais encore par proposer à son frère de les lui remettre; ce qui fut accepté avec mille éloges sur sa délicatesse et ses succès auprès des femmes. Mon sort étoit décidé; Adèle se trouvoit convaincue de la plus lâche perfidie, et je doutois encore. Florvel me fixoit; je n'osois lever les yeux. Quand M. de Farfalette remit les lettres entre les mains de Henri, par un mouvement que je ne fus pas le maître de réprimer, je m'en emparai; je brûlois de voir de quel style elle écrivoit à un homme pour lequel elle ne m'avoit pas caché son mépris. Que l'on juge de la révolution qui se fit en moi. «Ce n'est pas son écriture, m'écriai-je; regardez, Florvel». L'une après l'autre, toutes ensemble, je les ouvrois, je les montrois; il m'étoit impossible de contenir ma joie. Florvel affirma que la main d'Adèle n'avoit point tracé les billets qu'il tenoit.

«Il est assez singulier, messieurs, nous dit Henri d'un air moitié plaisant, moitié sérieux, que de trois hommes, l'un se vante d'avoir des lettres de ma sœur, que les deux autres en aient reçu assez souvent pour connoître son écriture, tandis que moi je ne peux rien décider. Pourriez-vous m'apprendre, là, sans détour, ajouta-t-il en se tournant vers Florvel et vers moi, à quels titres vous vous établissez juges dans cette affaire?—Moi, répondit Florvel, à titre de protecteur. Mademoiselle de Miralbe étoit l'amie de mon épouse lorsqu'elle ne s'appeloit encore qu'Adèle: j'ai pris pour elle les sentimens d'un frère; et j'affirme que quiconque soutiendra que ces lettres sont d'elle, en aura...—Moi, dis-je en interrompant Florvel, à titre d'homme assez heureux pour l'avoir vue consentir à m'accorder sa main, je jure que le premier qui osera répéter que ces lettres sont de mademoiselle de Miralbe, ne...—Messieurs, interrompit à son tour Henri, une femme à droit de se glorifier lorsqu'elle possède un ami et un amant aussi disposés que vous l'êtes à soutenir son innocence. À titre de frère, je pourrois prétendre aussi à la venger: mais il n'y a pas de doute que ma sœur n'ait été victime d'un complot tramé par un génie infernal; l'honneur également ne nous permet pas de douter que M. de Farfalette n'ait été lui-même l'instrument aveugle et non le complice de ses ennemis. S'il n'avoit pas cru les lettres véritables, il ne me les auroit pas remises avec tant de confiance. Il s'est vanté de les avoir, il est vrai; c'est un tort: mais nous sommes tous un peu plus, un peu moins indiscrets dans nos amours. Une querelle ne changera rien à la destinée de ma sœur; au contraire. Faisons-lui des partisans zélés de tous ses admirateurs, et nous la servirons beaucoup mieux. L'homme qui a prétendu hautement à sa main, qui a contribué à sa ruine sans le vouloir, ne refusera pas d'élever la voix en sa faveur quand il en sera temps. C'est à M. de Farfalette lui-même que je le demande, et je l'estime trop pour douter de sa réponse.»

La réponse de M. de Farfalette ne pouvoit être autre que celle que Henri desiroit qu'elle fût; il protesta que jamais femme ne lui avoit paru mériter autant d'apologistes que mademoiselle de Miralbe, et qu'il sacrifieroit jusqu'à sa réputation pour la défendre. Henri nous força tous à nous embrasser, et nous entrâmes dans une conversation dont il résulta les éclaircissemens que voici.

Un domestique attaché à la maison de M. de Miralbe s'étoit un matin présenté chez M. de Farfalette, et lui avoit remis le billet suivant:

«Je ne m'attendois pas à vous rencontrer hier chez madame de Luçon; je ne peux vous exprimer à quel point j'ai été saisie. Vous paraissiez avoir quelque chose à me dire. Si je ne me suis point abusée, on vous indiquera les moyens de me répondre. Si je me suis trompée!... A. de M.»

Tout homme, quelque peu prévenu en sa faveur qu'on le suppose, n'auroit pas laissé un tel billet sans réponse. M. de Farfalette y répondit en amant passionné et sûr de son fait: il convint qu'il adresseroit ses lettres pour mademoiselle de Miralbe sous une double enveloppe, et qu'il n'y mettroit d'autre adresse que celle du domestique qui se chargeoit de la correspondance. Plusieurs fois il rencontra Adèle dans la société, parut surpris de sa froideur, et lui en fit des reproches par écrit. On ne manqua pas de lui répondre que la prudence exigeoit une contrainte dont on souffroit autant que lui. D'épître en épître, on prolongea jusqu'au jour si fatal à l'infortunée mademoiselle de Miralbe. Le matin même, M. de Farfalette reçut l'ordre de se trouver à midi précis chez la sœur de M. Durmer, dont on lui indiquoit la demeure; le reste n'avoit pas besoin d'explication.

Nous quittâmes M. de Farfalette, Henri de Miralbe emportant les lettres attribuées à sa sœur; Florvel, aussi joyeux de la savoir innocente qu'effrayé de la profondeur du complot dont elle étoit la victime; et moi, moins à plaindre depuis que je n'éprouvois plus le tourment de douter du cœur d'Adèle: j'étois bien encore assez malheureux sans cela.


CHAPITRE XLIII.

Nouvel éclaircissement.

Henri de Miralbe me reconduisit chez moi. «Vous voyez combien je suis complaisant, me dit-il; je n'ai encore travaillé que pour vous: il est temps de songer à ma sœur. Ne me sachez aucun gré de la préférence, ajouta-t-il en souriant; il étoit nécessaire de vous mettre en état de me seconder: j'ai besoin d'un amant, et non pas d'un jaloux.—Parlez; je suis prêt à tout: j'espère vous prouver que mon courage...—Du courage! c'est la vertu de ceux qui n'en peuvent avoir d'autres; voilà pourquoi elle est tant estimée. De l'adresse, du sang-froid, de la persévérance sur-tout, et les lettres-de-cachet, les abbayes, les prisons d'État même, ne sont plus que des difficultés, et non des obstacles. Mais il est temps, je crois, que vous m'appreniez le couvent où ma sœur a été conduite». Je ne le lui eus pas nommé, qu'il s'écria: «Excellent! c'est presque un lieu de plaisir; on s'y occupe beaucoup des intrigues du monde, et je puis déjà vous y promettre une amie pour Adèle. Voici le fait.

«La duchesse de... n'a que vingt-six ans; elle est jolie, spirituelle, vertueuse, ou plutôt sans passion, si l'on en excepte celle du jeu, qu'elle porte jusqu'à la fureur: elle joue ses diamans, ses robes, son linge, ses terres, celles de son époux; elle se joueroit elle-même. Quand elle a compromis la fortune du duc, il la fait renfermer; quand elle est renfermée, il va la voir, prêche, pleure: elle promet de ne plus jouer, reparoît dans le monde, recommence bientôt, retourne au couvent. Elle y est en ce moment pour la troisième fois, par ordre du roi et à la sollicitation de son époux, qui ne peut vivre loin d'elle. Heureusement pour ma sœur, la même abbaye les renferme. M. le duc, qui n'a aucun reproche à faire à son épouse, du côté des mœurs, qui ne craint pas qu'elle se ruine avec des religieuses, veut qu'elle jouisse de toute la liberté compatible avec sa position. Elle écrit et reçoit ses lettres sans être obligée de rendre aucun compte; elle voit même ses amis au parloir...—Si je pouvois, m'écriai-je involontairement...—Quoi? dit Henri; vous présenter à elle, et faire servir à une intrigue d'amour une femme titrée qui ne conçoit pas même que l'on puisse rien aimer que les cartes? Vous seriez bien habile. J'ai l'honneur de la connoître assez particulièrement pour croire qu'elle ne m'aura pas oublié. Tout ce que nous pouvons desirer maintenant est de rassurer Adèle; laissez-m'en le soin: madame la duchesse de... accordera sans peine à un frère ce qu'elle refuseroit à tout autre.»

Il prit une plume, écrivit, et me présenta la lettre suivante:

 

«Madame,

«Je n'ose vous rappeler toutes les folies que nous avons ensemble débitées sur le pauvre genre humain; vous seriez bien capable d'en rire encore: mais moi, je ne ris plus depuis que l'injustice vous a ravie à la société; vous en étiez l'esprit: aussi sommes-nous bien ennuyeux depuis que vous avez cessé de nous animer.

«J'ai encore un autre sujet de tristesse. Mon père a mis le comble aux bienfaits dont il accable sa famille, en faisant renfermer ma sœur. Je ne la connois pas, et elle m'intéresse: cela vous paroîtra bizarre. Engagez-la à vous raconter son histoire; il y a vraiment de quoi piquer votre curiosité.

«L'infortunée a été entraînée dans un précipice qu'il lui étoit impossible d'éviter. Elle se croit abandonnée du monde entier; rassurez-la, je vous en conjure: dites-lui qu'elle n'a perdu aucun droit à l'amitié, à l'estime de ceux dont elle compte l'opinion pour quelque chose: elle a de commun avec vous de ne mettre aucun prix à celle des sots. Dites-lui que si son frère partage l'injustice de M. de Miralbe, c'est pour en être comme elle la victime, mais qu'il mettra tout son bonheur à la réparer.

«J'ai l'honneur d'être, etc.»

P. S. «Vous prier de l'aider à me faire parvenir un mot de sa main, ce seroit trop de hardiesse, et je n'ose vous le demander.»


«Cette lettre, me dit Henri, répond-elle à vos desirs?—Non, il me semble que vous auriez pu davantage intéresser la sensibilité de la duchesse.—Oui, la sensibilité d'une femme qui n'a d'autre passion que le jeu! J'ai piqué sa curiosité, et j'ai frappé plus juste. Mon ami, voyons les hommes tels qu'ils sont, sur-tout quand nous voulons les faire servir à nos projets. Je vous réponds que ma lettre ne restera pas sans réponse. Chargez-vous de la faire porter par un domestique, dont vous soyez sûr; un domestique vous m'entendez bien: n'allez pas vous aviser d'être vous-même ce domestique-là; vous gâteriez tout, sans vous procurer la moindre satisfaction, à moins que ce n'en soit une bien grande pour vous de rôder autour des murs d'un monastère, d'éveiller les soupçons, et peut-être d'exciter M. de Miralbe à faire transférer ma sœur dans un cloître plus éloigné et d'un accès moins facile. Ne doutez pas que, dans les premiers jours sur-tout, il ne fasse éclairer vos démarches: affectez de vous montrer, paroissez calme; que mon père s'endorme dans une douce sécurité, et je me charge du réveil. Il croit triompher; mais je lui prouverai que, tant qu'on vit, on n'est pas un héros.—Vous êtes donc bien sûr de soustraire Adèle à sa cruauté?—Oui, si elle le veut.—Par grace, confiez moi votre projet.—Mon projet! le connois-je moi-même? J'en avois un, bon d'abord; les lettres retirées des mains de Farfalette l'ont renversé pour faire place à un meilleur: maintenant j'en ai cent qui tous peuvent réussir, qui tous sont subordonnés aux circonstances, aux localités, et, plus que tout, aux dispositions de ma sœur. On dit qu'elle a de l'esprit?—Beaucoup.—Un caractère prononcé?—Oui.—Du courage»? Je lui racontai la scène du parc chez M. de Nangis; j'exaltai le sang-froid qu'elle avoit conservé dans un moment où ma négligence à désarmer mon fusil auroit pu lui coûter la vie. Henri sourioit; sa figure annonçoit que mon récit confirmoit ses espérances: mais il ne voulut entrer dans aucun détail jusqu'au moment où il recevroit des nouvelles de sa sœur, soit directement, soit indirectement. En vain je le pressai; il répondit gaiement qu'il n'aimoit pas à dépenser son imagination en conjectures, et qu'un projet conçu, discuté et abandonné, étoit de l'esprit perdu.

Il exigea que je lui jurasse de nouveau que je n'entreprendrois rien sans son aveu: je lui promis de ne rien faire sans le prévenir. Il me quitta. Une demi-heure après, Charles étoit sur la route de Dourdan, avec ordre de s'arrêter dans cette ville, d'aller à pied porter à l'abbaye la lettre adressée à madame la duchesse de... et de ne pas revenir sans réponse, ou du moins sans avoir tout fait pour en obtenir une. Quinze à seize heures suffisoient, même en supposant qu'on le fît attendre: je les passai dans la plus grande agitation; elles s'écoulèrent, et Charles n'étoit pas de retour.

Henri de Miralbe, aussi pressé que moi, vint me voir: mais loin que ce retard lui donnât de l'inquiétude, il en tiroit un augure favorable; il assuroit que si mon domestique ne devoit rien rapporter, il seroit déjà revenu. L'événement prouva qu'il avoit raison. Charles arriva quelques heures plus tard que nous ne l'attendions, et nous remit les lettres suivantes.

la duchesse de...
à henri de miralbe.

«Votre sœur est charmante. Sa douceur la fait aimer. Son silence désole toutes nos religieuses, qui auraient bien voulu apprendre ses aventures d'elle-même. On aime si fort, dans les couvens, à s'entretenir des dangers que l'on court dans le monde! Vous qui êtes bon, devinez pourquoi. Je lui ai communiqué votre lettre. Elle l'a lue, relue, puis lue encore avec une émotion qui alloit jusqu'aux larmes. Pauvre petite! Aussi timide que son frère (je lui demande pardon de la comparaison), elle n'osoit implorer ma protection pour vous écrire. Je suis venue à son secours, et j'ai bien fait. Il auroit fallu lui servir de secrétaire. À l'énorme paquet que je vous envoie, jugez de la besogne. En une année, je ne promettrois pas d'en écrire autant. Elle vouloit que j'en prisse lecture. J'ai refusé: j'aime mieux qu'elle me conte tout cela. Vous savez comme j'aime la causerie. Adieu, monsieur. Je m'ennuie à coup sûr ici plus sérieusement que vous dans le monde.»

P.S. «Si vous tenez quelques anecdotes qui méritent la peine d'être écrites, envoyez-les-moi. Je les aime assez; madame l'abbesse en raffole.»

adèle à henri de miralbe.

«Je vous remercie, mon frère, de ne pas m'abandonner: prenez ma défense avec courage; je suis innocente. Dans un temps plus heureux, jamais, jamais on ne vous accusa devant Adèle sans qu'elle élevât la voix en votre faveur; et c'est sans doute un de ses crimes auprès de M. de Miralbe. Votre lettre a ranimé mes esprits: je craignois que ceux dont l'opinion est nécessaire à mon repos, ne se laissassent tromper par mes accusateurs: qu'ils me conservent leur estime, c'est la seule chose à laquelle il me soit permis de prétendre après le scandale affreux... Mon frère, lisez la lettre que je vous envoie; elle n'avoit pas été écrite pour vous: un sentiment au-dessus même de l'espérance me forçoit à confier mes peines à qui ne pouvoit plus les adoucir. Faites-en l'usage qu'il vous plaira; votre amitié me répond que vous exaucerez les vœux d'une infortunée dont le cœur est trop pur et l'ame trop désintéressée pour n'être pas capable de la plus vive reconnoissance.»

adèle à frédéric.

«Où êtes-vous, vous à qui je n'ose plus donner un nom qui m'étoit si cher? Adèle n'a point trahi ses sermens, et cependant l'intrigue la plus affreuse est parvenue à élever une barrière éternelle entre elle et celui qu'elle ne cessera jamais d'aimer. Mon ami (ce titre du moins m'est encore permis) je suis déshonorée, perdue dans l'opinion des hommes; et telle est ma position, que j'aurois en main mille preuves irrécusables de mon innocence, et que ces mêmes hommes ne me pardonneroient pas d'en faire usage. Mon père est mon accusateur, mon juge et mon bourreau. Mon père... Cœur méchant, quand le remords ne te déchireroit pas, tu seras encore plus malheureux que ta victime. Ennemi cruel de tes enfans, sans appui dans la vieillesse, la soif de l'or qui te dévore, sera un jour et tout à la fois l'écueil de ta réputation et la punition de tes crimes. Cette espérance... Perfide bonté! devrois-tu descendre jusqu'à la foiblesse? Quand je voudrois n'éprouver que le besoin de la vengeance, l'avenir de cet homme excite ma pitié.

«Mon ami, qu'avez-vous appris de mes malheurs? Si vous me croyez innocente, vous êtes bien à plaindre; si vous me croyez coupable... Frédéric, cela n'est pas possible; non, quand tout se réunit pour accabler Adèle, une voix s'élève dans votre cœur et vous dit: Elle t'aimoit; elle t'aimera jusqu'au dernier soupir: en renonçant même à l'espoir, elle tient encore à son amour; son amour est son existence.

«L'époque de votre retour est passée; vous êtes à Paris, je n'en doute pas: vous avez vu la sœur de M. Durmer; vous savez... Ô mon Dieu! combien j'ai souffert! combien je souffre encore! Quelle intrigue infernale! Quand mes observations et mes pressentimens m'avertissoient que le précipice étoit sous mes pas, je m'effrayois sans pouvoir m'empêcher d'y tomber. Comme ils m'auront enveloppée de calomnies! Le monstre! L'abominable femme! Écoutez, Frédéric; c'est un de leurs complices qui les accuse.

«Ma femme-de-chambre, cet être qui végète aujourd'hui auprès de moi, cet être qui a eu la hardiesse de conspirer ma perte, et qui n'a pas la force de supporter le châtiment que ceux qui l'employoient réservoient à ses services, m'a révélé les détails de ce complot. On lui avoit promis de l'argent: on l'a fait monter en voiture avec moi, pour m'accompagner pendant la route seulement; arrivée à l'abbaye, elle croyoit n'avoir plus qu'à retourner saisir le prix de sa bassesse, quand on lui a montré que l'ordre obtenu contre la fille de M. de Miralbe étoit commun à la femme qui l'accompagnoit. Ils ont craint son indiscrétion, ses importunités, et l'insolence que donne la complicité. La malheureuse gémit, accuse ceux qui l'ont employée, se fait détester dans la maison, et ne trouve personne qui la croie. On se dit tout bas que c'est pour m'avoir secondée, qu'elle est renfermée. C'est elle qui, sous la dictée de madame de Valmont, a écrit des lettres en mon nom à M. de Farfalette: ils ont employé un domestique qui croyoit agir à ma sollicitation. Jamais M. de Miralbe, vis-à-vis de cette malheureuse, n'a paru être pour quelque chose dans cette affaire; tout se faisoit entre elle et madame de Valmont: mais elle ne doute pas que mon père n'en fût instruit; elle savoit qu'il avoit de fréquens entretiens avec sa nièce: elle les guettoit; elle les a entendus plusieurs fois sans qu'ils le sussent; et M. de Miralbe juroit qu'il aimeroit mieux me voir morte qu'installée dans la maison de M. de Saint-Alban. Lisez ma dernière lettre, mon ami, et vous trouverez la preuve de la perfidie de mon père dans l'aménité avec laquelle il se prêtoit à ce que j'allasse demeurer chez son oncle. Et je me reprochois mes soupçons! Ma femme-de-chambre assure que c'est M. de Saint-Alban qui a sollicité l'ordre de mon enlèvement: elle prétend aussi qu'il avoit de l'amour pour moi, et que mon père, qui s'en étoit apperçu, n'a réussi auprès de lui qu'en excitant sa jalousie. Ce qu'elle m'a dit de la haine de madame de Valmont, passe mon imagination. Frédéric, ce n'est point un reproche que je vous fais: mais c'est pour se venger de vous qu'elle a porté, sans pitié, le poignard dans mon sein; elle vouloit vous punir; elle croyoit donc que mon malheur ne feroit qu'ajouter à votre amour. Si elle se s'est pas trompée, je suis moins à plaindre. Il y a quelque chose de cruel dans l'aveu que je vous fais: je donnerois ma vie pour vous épargner le moindre chagrin; mais renoncer au droit et à la certitude d'être aimée de vous, c'est plus que la vie. C'est par vous directement qu'elle espéroit d'abord me perdre; si vous m'eussiez demandé un rendez-vous, et que je l'eusse accordé, j'étois coupable et punie: vous avez respecté votre Adèle; elle est innocente et accablée. Pouvois-je échapper à tant de combinaisons?

«Que deviendrons-nous? Je n'ose porter mes regards dans l'avenir; je n'y vois rien que la mort de M. de Miralbe: je ne peux la souhaiter. Ce n'est point une consolation de l'attendre. (Non, ma foi, dit Henri en m'interrompant: les méchans vivent long-temps; il semble que le mal qu'ils font les purge.) Je ne sais quels sont ses projets: il a pu me ravir ma liberté, il ne me forcera jamais à l'engager; je doute même qu'il en ait l'espérance. Si l'on pouvoit obtenir de M. de Farfalette les lettres qu'il croit avoir reçues de moi! (Henri: Idée juste.) Mais qui voudra maintenant me rendre ce service? Ai-je encore des amis? M. de Florvel... Hélas! comment me croiroit-il à présent digne de son estime? Et s'il ne le croit, à quel titre exiger qu'il se compromette...? Pour vous, Frédéric, au nom de tout ce que je souffre par la haine d'une femme qui vous poursuit en moi, je vous conjure de n'avoir rien à démêler avec cet homme. À quoi vous serviroient ces lettres? À quoi même serviroit-il que M. de Florvel les retirât? Il ne connoît pas M. de Saint-Alban, et c'est lui seul qu'il faudrait pouvoir désabuser. (Henri: Nous sommes d'accord.) Mon frère est brouillé avec lui; il se présenterait ces fatales lettres à la main, que M. de Saint-Alban ne le croiroit pas: il a une telle idée de l'activité de son génie, qu'il regarderoit comme une invention ce qui n'est que la vérité. (Henri: Je les lui ferai présenter par quelqu'un qu'il croira, quand même elles ne seroient qu'une invention de mon génie.) D'ailleurs, on ne verroit dans sa chaleur à me servir qu'une nouvelle hostilité contre mon père (Henri: Elle a raison de moitié; mais elle mérite aussi qu'on la serve pour elle), et je ne veux pas que mon frère éprouve le moindre désagrément pour moi. (Henri: C'est mon affaire.) Ma plus douce espérance, en allant chez M. de Saint-Alban, étoit de les réconcilier. (Henri: Bonne petite sœur, vous réussirez.) S'il connoissoit l'intérêt qu'il m'inspire, il regretteroit les démarches dans lesquelles ses passions l'ont entraîné; il sentiroit le besoin de devenir raisonnable. (Henri: J'ai le temps.) Mais c'est le fils de ma mère; il doit être malheureux.»

En ce moment, Henri posa sa main sur la lettre pour m'empêcher de continuer. Je le regardai; ses yeux étoient humides de pleurs. Étonnant jeune homme! toutes les qualités du cœur, toutes celles de l'esprit, et toutes les passions qui en ternissent l'éclat et souvent les étouffent. Je repris ma lecture.

«Je veux en vain écarter la possibilité d'intéresser M. de Saint-Alban à mon sort; je ne vois que là mon salut. Que ne puis-je vous communiquer cette idée! elle prendrait sans doute dans votre esprit une consistance qu'il m'est impossible de lui donner dans ma position. Mais je vous écris pour concentrer mon chagrin, bien plus que par l'espoir de me faire entendre: je succombe devant les obstacles que leur cruauté a mis entre ma voix et votre cœur. Lorsque M. de Saint-Alban se croyoit le droit de m'accabler, un reste de pitié lui parloit encore en ma faveur; et le couvent où je suis est, je n'en doute pas, bien plus de son choix que de celui de M. de Miralbe. Si je pouvois écarter de moi votre souvenir, et cette indignation que l'injustice inspire à toutes les ames fortes, je préférerois cette retraite à la maison de mon père. On m'y croit coupable; on m'y plaint: les religieuses sont sensibles, aimables même, parce que celle qui les commande est douce, d'un caractère gai, et point du tout minutieuse. On s'efforce de lui ressembler pour lui plaire, et je leur sais bon gré à toutes de respecter le sentiment qui me fait chercher la solitude....

«Bonheur inespéré! on vient de me montrer une lettre de mon frère. Si mes plus chers desirs ne m'ont point abusée, j'ai lu.... oui, oui, c'est de vous qu'il parloit; je l'ai senti à la consolation qui s'est répandue dans tout mon être. Je ne suis plus à plaindre, je ne souffre plus: mon ami, consolez-vous; Adèle a retrouvé son courage. Voyez mon frère, voyez-le souvent; qu'il ne m'abandonne pas. Je ne lui demande pour toute grace que de me confirmer que c'est vous, vous, Frédéric, autrefois l'époux de mon cœur, aujourd'hui.... Adieu; mes pleurs coulent de joie, de tristesse et d'indignation.»


CHAPITRE XLIV.

Projet détaillé.

«À présent, me dit Henri, nous pouvons concerter nos mesures. Voici les miennes; elles sont simples.

«Je contrefais l'écriture de mon père assez correctement pour avoir plusieurs fois trompé son intendant, quoiqu'il fût prévenu; mais, comme le dit M. de Miralbe, c'est comptes à régler entre nous. Notre nom est le même: ainsi la signature est bonne, et des religieuses, sans sujet de méfiance, n'auront pas même l'ombre d'un soupçon.

«J'écris à l'abbesse un billet très-court pour la prévenir qu'en punissant ma fille, lorsque l'honneur m'en impose la loi, la nature me parle encore en sa faveur; que mon devoir se borne à la priver d'une liberté dont elle a abusé, et non à lui interdire les distractions qui peuvent adoucir son sort. En conséquence, je la prie de lui faire remettre une caisse que je lui envoie. La clef de cette caisse sera donnée à l'abbesse, ainsi qu'une lettre pour Adèle. La lettre ne sera point cachetée: on ne peut agir plus loyalement.

«Faisons d'abord la lettre de mon père à ma sœur, sauf à retrancher ou ajouter à mesure que nos idées s'éclairciront.»

Il prit une plume et écrivit:

«Je vous épargnerai, mademoiselle, bien plus que des reproches; je vous tairai la douleur dans laquelle vous m'avez plongé: un père gémit en s'armant de rigueur, punit et ne se venge pas. Si vous examinez avec soin la caisse que je vous envoie, vous verrez que la main qui a rassemblé ce qu'elle contient n'est pas celle d'un ennemi, mais d'un infortuné dont la tendresse pour vous méritoit une autre récompense. Adieu, mademoiselle. Faut-il que je soupire en pensant qu'il ne m'est plus permis de vous donner un nom autrefois si doux à mon cœur!

«De Miralbe

«Je compte assez sur l'intelligence de ma sœur, me dit Henri, pour être persuadé que ce qu'il y a d'équivoque dans ma lettre ne le sera pas pour elle; mais je lui réserve un autre avertissement auquel l'esprit le moins pénétrant ne se méprendroit pas. La caisse dont cette épître sera accompagnée renfermera de la musique qui lui sera inconnue, des dessins qui ne seront pas les siens, des livres mystiques et de littérature étrangère qui n'auront jamais été à son usage, et des vêtemens quelle ne pourra reconnoître, ne les ayant jamais portés. Ne verra-t-elle pas que la main qui aura rassemblé tout cela n'est pas celle de son père, et qu'il est nécessaire qu'elle examine la caisse avec le plus grand soin? Vous réfléchissez, Téligny: parlez; quelque idée vous occupe.—Pourquoi n'ajouterions-nous pas à ce qui doit éveiller ses soupçons, quelque chose de plus frappant encore? Si parmi les dessins nous en glissions un qui lui rappelât l'époux qu'elle avoit choisi, le...»

Henri fit un bond, serra ses mains contre sa tête, puis en avança une pour m'engager à me taire. Après quelques instans de silence, il s'écria; «Mon tableau est fait: il ne faut pas le glisser parmi les autres; il faut le mettre en évidence; il faut que sa grandeur le fasse remarquer. Si ce n'est pas assez, nous l'encadrerons, et il aura seul cet honneur. Faites venir un bon peintre; ils ne sont pas rares: qu'il dessine à la hâte l'ange Gabriel, qu'il soigne la figure, que cette figure soit la vôtre. Il vous soutiendra en l'air avec des ailes; rien n'est si facile: qu'à vos pieds il place une femme dans l'attitude de la douleur, mais dont la tête soit entièrement cachée, soit par les mains, soit par ses cheveux épars, n'importe. L'ange la considérera avec intérêt, et, par un geste prononcé, semblera lui annoncer que ses vœux sont exaucés. Au bas, nous écrirons: Dessiné d'après le tableau du cabinet de M. Frédéric de T... Mon ami, ajouta-t-il en riant, un ange, une femme qui pleure, voilà de quoi faire l'admiration de toutes les religieuses: qui sait si vous ne finirez pas par être placé dans le chœur du couvent? Allons, notre caisse me paroît arrangée; passons plus loin. Je vais écrire à ma sœur; ma lettre vous dira le reste. Si vous craignez l'ennui, prenez un livre, car je ne vous réponds pas d'être bref.»

J'allai chercher Philippe pour le prier de me trouver sur-le-champ un peintre, bon dessinateur sur-tout, décidé à passer la nuit s'il le falloit; le prix à sa disposition. Je retournai ensuite près de Henri: il avoit le calme de la confiance; moi, j'éprouvois toutes les angoisses de l'impatience et de l'inquiétude. Voici sa lettre.

henri de miralbe à adèle.

«Ma chère sœur, votre liberté, votre bonheur, dépendent en ce moment de vous; il ne faut qu'un instant de résolution, et l'on assure que vous n'en manquez pas.

«Vous aurez été surprise de trouver dans le double fond d'une boîte à crayon des lettres, des pistolets, et quelques pétards bons à amuser des enfans: je vais vous en indiquer l'usage.

«La peur n'est qu'un étonnement prolongé, et rien n'est plus facile que d'effrayer des religieuses: plus on a vécu à l'abri du danger, plus on est foible à son aspect.

«À partir du jour où vous aurez reçu cette lettre, Téligny et moi nous serons toutes les nuits, à onze heures, assez près des murs de l'abbaye pour entendre un bruit un peu violent.

«La veille du jour où vous aurez résolu de quitter le couvent, de dix heures à minuit, jetez plusieurs pétards allumés par votre fenêtre; ce sera pour nous le signal d'être prêts pour le lendemain. Si leur éclat alarme l'abbaye, tant mieux; il est bon de disposer les ames à la frayeur. On parlera, on racontera des histoires qui augmenteront l'effroi. Quand on s'adressera à vous, répondez que vous n'avez rien entendu.

«Le lendemain, de dix heures du soir à deux heures du matin (choisissez l'instant qui vous paroîtra le plus sûr), armez-vous de vos pistolets, marchez vîte, arrivez sans bruit jusqu'à la chambre de celle des religieuses à qui les clefs sont remises chaque soir; approchez d'elle en lui demandant quelques services ou autrement: alors faites-la asseoir devant vous, et tenez-la en respect, en l'assurant que le moindre mouvement qu'elle fera, le moindre cri qu'elle poussera, seront le signal de sa mort; menacez-la de vous tuer vous-même après: montrez-lui l'éternité malheureuse où elle vous plongera; effrayez-la par l'enfer et par l'image de la destruction: en un mot, ne lui laissez ni le temps de se remettre, ni le loisir de faire la plus petite objection; pressez-la; forcez-la non seulement à vous ouvrir les portes, mais à vous accompagner jusqu'à la dernière. Nous serons là.

«Je préviens toutes vos objections. Les pistolets que je vous envoie ne sont pas chargés: c'est vous dire assez que je suis aussi éloigné de vous conseiller un crime, que vous de le commettre; c'est vous annoncer suffisamment que j'ai la plus intime conviction qu'on ne vous résistera pas. Une arme et le bruit de la veille; les portes vous sont ouvertes.

«Nous aurons une voiture, des chevaux, un seul domestique; mais ces détails ne vous regardent pas. Comptez sur le zèle de l'amour et la prudence de l'amitié.

«Maintenant, ma sœur, supposez-vous hors du couvent: devinez où nous vous conduisons. Pas plus loin que huit lieues, c'est-à-dire à Versailles, chez M. de Saint-Alban.»

Je regardai Henri avec autant de surprise que de mécontentement; il ne se déconcerta pas, et me fit signe de continuer.

«Oui, ma chère Adèle, chez M. de Saint-Alban; c'est le seul asyle qui puisse à la fois satisfaire ce que vous devez à la décence et à vos intérêts. Quels que soient les torts de mon père, vous les justifieriez du moment où vous n'échapperiez à son pouvoir que pour vous mettre sous la protection d'un homme qui, quelque digne qu'il soit, par ses sentimens et sa générosité, de votre confiance, ne peut vous protéger qu'en fuyant. Vous ne le voudriez pas; je dis plus, il vous estime trop pour vous le proposer. Cependant, j'atteste ici la mémoire d'une mère qui nous est également chère, si vous n'aviez que le choix de rentrer sous le joug du plus cruel de nos ennemis, ou de chercher dans les pays étrangers un refuge avec Téligny, tout en gémissant du sort qui vous réduiroit à cette alternative, je ne balancerois pas un instant; je confierois votre destinée au sort de votre amant.

«Mais seroit-ce assez pour vous de recouvrer votre liberté? n'avez-vous pas votre réputation à venger? et lorsque les plus infâmes calomnies vous environnent, voudriez-vous donner à M. de Miralbe la satisfaction de dire, «Surprise avec un homme, elle a fui avec un autre»? Pardonnez-moi, ma sœur, d'avoir tracé ces mots: à l'indignation qu'ils auront excitée dans votre ame, jugez s'il vous est possible de balancer.

«On prétend que M. de Saint-Alban est amoureux de vous; je le souhaiterois; l'amour, dans un vieillard, n'est point une passion, c'est une foiblesse; de plus, vous n'en aurez rien à craindre, et vous le verrez plus soumis à vos volontés. Craignez-vous ses importunités? Dans la nécessité où vous êtes de le prendre pour protecteur, les mettriez-vous en balance avec l'éternité silencieuse d'un cloître? D'un mot arrêtez-le; faites-lui, sans détour, confidence de vos sentimens les plus secrets. Il est accoutumé à votre franchise; il respectera votre amour, parce qu'il est pur, et votre constance, parce qu'elle tient à un caractère qui a excité son admiration.

«Les lettres écrites en votre nom à M. de Farfalette sont en ma possession. Vous cherchiez une main digne de les présenter à M. de Saint-Alban: je vous l'ai indiquée; je n'en connois pas d'autre. Si votre vue, si l'accent de votre voix ne devoient pas aller jusqu'au cœur d'un vieillard qui se fait un honneur de son respect pour votre sexe, je vous observerois que la malheureuse qui a écrit ces lettres ne peut échapper; que la peur, la vengeance, ou une récompense sûre, l'engageront à répéter avec plus de détails encore ce qu'elle vous a confié dans sa colère: mais il n'en sera pas besoin.

«Je vous conduirai moi-même chez M. de Saint-Alban. Il m'a fait défendre une seule fois de paroître devant lui; Adèle, vous serez mon motif: il en falloit un aussi grand pour que je fusse tenté de lui désobéir.

«Je ne vous crierai pas: Décidez-vous; je vous dirai froidement: Il n'est plus en votre pouvoir d'hésiter. Ces lettres, cette caisse, envoyées au nom de mon père, découvriront avant peu que vous avez au dehors des amis qui vous servent. De cette certitude à celle que votre réclusion deviendra plus austère, votre sort plus affreux, la conséquence est sûre. (Je regardai encore Henri en frémissant; il me fit de nouveau signe de continuer.) Accusez-moi de ne pas vous laisser la possibilité du refus, de vous forcer à m'obéir; j'y consens. Je connois votre sexe; on ne peut attendre de lui l'audace du nôtre qu'en le réduisant à l'extrémité. Cette extrémité fait sa force, et lui sert d'excuse aux yeux du public. Soyez heureuse; et si l'on condamne votre témérité, je me chargerai du blâme.

«Henri de Miralbe

«Eh bien! mon ami, me dit Henri en me frappant sur l'épaule, vous voilà bien pensif; avez-vous quelques objections à faire? J'entends des objections raisonnables, car je devine tout ce qu'un amant peut desirer». Je gardois le silence. «Mon cher Téligny, ajouta-t-il d'un ton à la fois sérieux et rempli d'amitié, mettez la main sur votre cœur, et dites-moi, si vous étiez le frère d'Adèle, comment vous conduiriez-vous? Sûr même de son amour, nourrissant l'espoir d'être son époux, que pouvez-vous souhaiter de plus avantageux pour elle?—Rien, si M. de Saint-Alban n'en étoit pas amoureux.—Croyez-vous ma sœur intéressée?—Au contraire.—Ambitieuse?—Oh! non.—Que craignez-vous donc? M. de Miralbe n'eût point consenti à la marier; l'intérêt chez lui est plus puissant que ne peut l'être la tendresse dans un homme aussi âgé que mon oncle. Je le répète, c'est au plus une fantaisie que le moindre mot d'Adèle dissipera; ainsi votre position se trouvera plus avantageuse qu'elle n'étoit. Je ne vous ferai qu'une question; elle est décisive. Pensez-vous qu'Adèle consentiroit à fuir avec vous? Votre silence équivaut à une réponse. À présent, nommez-moi un autre être que M. de Saint-Alban qui puisse, sans éclat, la soustraire à la puissance paternelle, et je renonce à mon projet». Je n'avois rien à répondre, et je fus obligé de me soumettre. Il me quitta en me recommandant de tout disposer: cela étoit inutile. Nous convînmes que la caisse seroit prête pour le lendemain. Il se chargea de faire faire la boîte à crayons avec un double fond tel qu'il l'avoit conçu, me laissa les lettres qu'il avoit écrites, et sourit en me défendant de répondre à celle que sa sœur m'avoit adressée. Je vous épargnerai, lecteur, celle que j'écrivis; vous savez comme j'aimois Adèle; il falloit en effet songer à son bonheur bien plus qu'au mien pour la presser moi-même de se jeter dans les bras d'un rival. Il est vrai que ce rival avoit soixante ans et plus, qu'il portoit le titre respectable de grand oncle, qu'on m'en avoit sacrifié de plus dangereux; cependant....


CHAPITRE XLV.

Les hommes.

Si je cédois par nécessité, j'étois bien éloigné d'être aussi joyeux que j'aurois dû l'être avec l'espoir d'arracher Adèle à la tyrannie de son père; car Henri m'avoit inspiré sa confiance, et je ne doutois point du succès. J'aurois préféré tout autre moyen; mais je me sentois incapable d'en concevoir un. J'ai toujours eu plus de vivacité que d'imagination, plus de sensibilité que d'adresse; et quand mon cœur est violemment agité, mes idées se troublent. Ma ressource en pareil cas, c'est Philippe. Je l'appelai, je lui confiai notre projet; et, lui donnant à lire les lettres de Henri de Miralbe, j'attendis que ses réflexions apportassent aux miennes la clarté qui leur manquoit.

«Je ne vois, me dit-il après avoir lu avec la plus grande attention, qu'une seule différence entre M. de Miralbe et son fils: le premier sacrifie tout à son intérêt; le second fait tout servir à ses vues. Quoiqu'il ait dit le contraire, je soutiens qu'il eût trouvé d'autres expédiens, sans le désir de se rendre nécessaire, non pas à vous, non pas à sa sœur, mais à M. de Saint-Alban. Voilà l'idée principale qui l'occupoit.

«Nul doute que l'injustice de ce vieillard à l'égard d'Adèle n'augmente l'amitié qu'elle lui avoit inspirée, et que la conduite atroce de M. de Miralbe n'excite son indignation. De ces deux sentimens, il doit en résulter que, ne voulant pas perdre son neveu par un éclat, il le punira en léguant la plus grande partie de sa fortune à mademoiselle de Miralbe. Son frère est trop éclairé pour ne pas l'avoir senti; et en s'associant inséparablement à l'entrée d'Adèle dans la maison de M. de Saint-Alban, il acquiert des droits à son estime, prépare avec honneur une réconciliation qui lui assure une partie de son héritage. Les moyens qu'il emploie pour arriver à ce but sont dignes d'une ame qui veut forcer l'admiration, et non s'abaisser jusqu'à la prière; mais vous voyez que l'homme ne peut jamais se séparer de lui, et que l'intérêt, quoique d'une manière différente, agit également sur tous. Celui qui a de la fierté ne s'avoue qu'à regret ses motifs, et les cache avec soin aux autres; celui qui est né sans élévation les découvre trop: voilà tout ce qui les distingue.—Mon ami, vous jugez bien sévèrement les hommes.—Je les juge ce qu'ils sont; je me juge moi-même, et je ne les condamne pas.—Vous pourriez vous tromper sur Henri.—Je pourrois, dans ses lettres mêmes, vous donner dix preuves de ce que j'avance; mais il n'en faut qu'une. Il vous a laissé les épîtres qui doivent partir pour le couvent; vous a-t-il confié les billets écrits, au nom de sa sœur, à M. de Farfalette? Ils sont la preuve de son innocence, le gage de sa réconciliation avec M. de Saint-Alban; il les a gardés. Mon cher Frédéric, vous n'avez encore visité que le temple de l'Amour; tout vous a souri: l'âge viendra où vous desirerez entrer dans celui de la Fortune, et vous frémirez.» Mes idées commencèrent en ce moment à s'éclaircir. Philippe continua.

«Je suis de l'avis de M. de Miralbe le fils; il y a mille probabilités que son projet réussira: mais une femme, une jeune personne sur-tout, s'échapper d'un couvent un pistolet à la main, présente une image révoltante. Vous le pensez comme moi: son frère le croyoit de même; aussi n'a-t-il pas cherché à l'y décider, il a voulu l'y forcer. Je ne vois effectivement que la dernière extrémité qui pourrait l'y réduire; et c'est ici que Henri s'est trompé: car si sa sœur se livroit à cette résolution hardie, il n'y auroit plus qu'une ressource pour elle; ce seroit de fuir avec vous. On brave tout pour se livrer à l'amour; on ne s'élève pas au-dessus des lois que la société impose à son sexe, pour rétablir sa réputation. Je ne vous parle ni comme à un fils, ni comme à un ami; mais si vous enlevez Adèle, que ce ne soit ni par l'entremise de son frère, ni à son profit. Il a craint que vos projets ne contrariassent les siens; il est venu au devant de vous: il vouloit vous enchaîner à ses volontés, et vous vous êtes livré avec trop de confiance». Je sentois que Philippe avoit raison; mais quand mon amour impatient demandoit des moyens, j'étois désespéré qu'il ne m'offrît que des réflexions.

«Maintenant, ajouta-t-il, tirons de son projet ce qui peut être utile à Adèle. Tout se borne à persuader M. de Saint-Alban de son innocence. Les lettres supposées seroient nécessaires; vous ne les avez point, et il n'est pas impossible de s'en passer. Plus M. de Saint-Alban aime sa nièce, moins il doutera de sa justification; mais mademoiselle de Miralbe se jetant dans les bras de son oncle lui donneroit trop d'avantages, si véritablement il en est amoureux. Que ce soit lui, au contraire, qui aille au devant d'elle, sa position change, et ce point est essentiel à son repos encore plus qu'au vôtre. Ne connoissez-vous pas une femme jeune, belle, d'une réputation qui, jusqu'à présent, a réduit la calomnie au silence, une mère de famille...—Oui, Philippe, m'écriai-je, madame de Florvel! et je n'y avois pas pensé! l'amie, l'admiratrice sincère d'Adèle! Ah! c'est elle qui doit parler à M. de Saint-Alban; c'est à la beauté à plaider pour la beauté, à la vertu à venger l'innocence». Et la joie m'avoit rendu toutes mes facultés; j'aurois tracé d'un trait le plaidoyer de madame de Florvel, j'aurois disputé d'éloquence avec les plus grands orateurs de l'antiquité. Timide lorsqu'il s'agit d'intrigues, si je pouvois m'élever jusqu'au sublime, ce seroit pour défendre la vérité. Je retombai bientôt; en pensant jusqu'à quel point je m'étois engagé avec Henri, je ne sentois plus que l'embarras d'arrêter ses desseins, sans lui donner aucun soupçon que j'agissois sans lui.

«Que cela ne vous inquiète pas, me dit Philippe; travaillons à rassembler les effets que renfermera la caisse, comme si elle devoit partir demain: d'une part nous retarderons par l'impossibilité que le peintre trouvera à achever son ouvrage dans la nuit; d'une autre, je me charge de passer ce soir chez M. de Miralbe le fils, de lui annoncer que j'ai la certitude que son père fait éclairer toutes vos démarches; je lui désignerai celui des domestiques que j'ai vu causer avec votre portier; je lui peindrai leur surprise en m'appercevant... Reposez-vous sur moi.

D'un coup d'œil il vous devineroit: j'espère qu'il aura besoin de m'étudier. Il faut retarder ses dispositions, et non y renoncer». Je laissai à Philippe l'honneur de mentir pour moi, et je me rendis chez Florvel.

Heureusement je le trouvai seul avec son épouse et M. de Nangis. Madame de Florvel me félicita de l'innocence d'Adèle avec une joie si vive, qu'elle augmenta ma confiance pour elle. J'ai souvent remarqué que si l'amitié est plus rare entre les femmes que parmi nous, quand elle existe aussi, elle a bien plus de force, soit qu'elle s'augmente de tous les obstacles qu'elle a surmontés, soit que les femmes portent dans tous leurs sentimens un peu de l'amour qu'elles répandent sur tout. Il étoit impossible de parler des malheurs de mademoiselle de Miralbe sans s'occuper de l'hypocrite cruauté de son père. Florvel, son épouse et moi, nous étions à l'unisson. Si jamais indignation ne fut mieux méritée, jamais aussi elle ne fut exprimée avec plus d'énergie. M. de Nangis seul... M. de Nangis étoit le plus honnête des hommes; mais on pouvoit croire que sa probité tenoit plus à sa foiblesse qu'à des principes raisonnés: comme il n'auroit pas eu la hardiesse de faire le mal, la volonté ne lui en étoit jamais venue; il vivoit dans le monde, et doutoit qu'il y eût des méchans: douce sécurité, qui, en contribuant à son bonheur, l'auroit fait paroître bien insupportable à quiconque auroit eu besoin de lui dans une circonstance importante, si sa foiblesse ne l'eût rendu incapable de résister à qui le pressoit vivement, quand on lui prouvoit en même temps que son honneur ne couroit aucun risque. Sans dire devant lui par quel moyen m'étoit venue la lettre d'Adèle, je la leur communiquai; on croira aisément que les renseignemens qu'elle m'y donnoit redoublèrent l'intérêt pour elle, et la colère contre son père.

C'est dans ces dispositions que je fis part à madame de Florvel du service que j'attendois de son amitié; je le détaillois avec chaleur, et j'étois d'autant moins pressé de finir pour connoître la réponse de cette véritable protectrice d'Adèle, que je la lisois dans ses yeux en même temps que je parlois; ils annonçoient la joie; elle sourioit, elle applaudissoit par ses gestes. Qu'elle étoit belle en ce moment! Je vivrois dix siècles que je me rappellerois sa figure telle que je la vis alors, et je ne pourrois me la rappeler, quelque chagrin que j'eusse, sans que le sourire de l'espoir vînt aussitôt se placer sur mes lèvres.

Florvel s'offrit pour accompagner son épouse chez M. de Saint-Alban; il se faisoit un plaisir de lui présenter les lettres qu'il avoit aidé à retirer des mains de M. de Farfalette. J'avois prévu qu'il les demanderoit; et ne voyant rien qui mène plus directement au but que la vérité, je leur confiai le projet de Henri de Miralbe, les réflexions de Philippe, que je donnai comme miennes, et l'impossibilité d'obtenir ces lettres sans entrer dans une explication désagréable. Ainsi que Philippe, ils ne virent qu'une difficulté de plus, et non un obstacle insurmontable. Il est inutile d'observer que M. de Nangis avoit autant de peine à croire aux calculs de Henri qu'à l'hypocrisie de son père. Ne pouvant nier, il se soulageoit en criant contre les gens d'esprit; ressource assez ordinaire de ceux qui en manquent. Du moins avouoit-il de bonne foi qu'il se trouvoit trop heureux de n'en avoir que ce qu'il en faut pour se conduire en honnête homme, aveu qu'on n'obtient pas toujours de ceux que le génie effarouche.

Je n'eus pas le temps de presser madame de Florvel de hâter sa démarche: à peine avois-je fini de parler, qu'elle nous quitta pour faire sa toilette, et donna les ordres pour sa voiture. Que j'aurois desiré l'accompagner, ou pouvoir du moins me rapprocher du lieu où l'on alloit décider le sort de celle qui disposoit du mien! Mais quitter Paris dans un moment où Henri pouvoit venir me chercher dix fois dans une heure, s'il ne me rencontroit pas, c'étoit une imprudence; je le sentis, et je retournai chez moi après être convenu avec Florvel de l'endroit où il trouveroit mon domestique, pour me faire savoir des nouvelles aussitôt que possible. En rentrant je fis monter Charles à cheval; il partit pour Versailles.

Être inquiet, tremblant, à la fois agité par la crainte et par l'espérance, c'est une cruelle situation sans doute; mais lorsqu'on souffre, être obligé de paraître calme, joyeux même, c'est un supplice au-dessus de tous ceux inventés par la barbarie humaine. Je l'éprouvois. Le peintre que Philippe avoit trouvé m'attendoit; il s'empara de moi, me força de m'asseoir: jamais je ne sentis plus vivement le besoin de marcher. Il se fâchoit de me voir sans cesse détourner les yeux pour les fixer sur une pendule dont la lenteur redoubloit mon impatience: il exigeoit plus, il vouloit que je le regardasse en souriant, et prétendoit que ma situation demandoit la plus douce sérénité. Il me fut impossible d'y tenir: je me levai en lui disant de me dessiner comme il pourroit, que d'avance je lui promettois d'être content. Il s'imagina que je doutois de son talent, prétendit que je l'insultois, et je fus obligé d'employer à l'appaiser plus de temps que n'en auroit exigé une séance complète. L'usage où nous sommes tous maintenant de multiplier nos portraits, me sauva de nouvelles persécutions: je lui en remis un qui m'avoit été rendu dans une rupture; il consentit à copier, et je pus du moins donner à mon corps une partie de l'agitation de mon esprit.

Philippe revint de chez Henri de Miralbe. Il l'avoit d'autant plus facilement persuadé de retarder d'un jour l'exécution de nos projets, qu'il l'avoit trouvé prêt à partir pour la campagne, où il devoit passer la nuit. C'étoit une partie arrangée en l'absence d'un jaloux: ainsi l'amour du plaisir et l'insouciante amitié de Henri me sauvèrent l'embarras de dissimuler avec lui. Cela me soulagea.

Le jour déclinoit, et mon inquiétude alloit toujours en augmentant: le pas d'un cheval ne frappoit pas mon oreille sans faire tressaillir mon cœur. J'avois déjà compté cent fois le temps qu'il falloit pour aller à Versailles, obtenir audience de M. de Saint-Alban, plaider la cause d'Adèle, dire un seul mot à Charles, et pour que celui-ci revînt à Paris: de dix minutes en dix minutes j'ajoutois à l'espace de temps qui m'avoit d'abord paru suffisant; et je suis persuadé qu'il se trouvoit trois heures de différence entre mon premier et mon dernier calcul, sans que je pusse donner d'autre raison du motif qui me les avoit fait regarder tous comme également justes, que la nécessité où j'étois d'entretenir mon espoir. Enfin j'entendis dans la rue le fouet du courier; il claquoit souvent et avec force. Charles m'auroit parlé, que je ne l'aurois pas mieux compris. Je me précipitai à travers l'escalier: je le reçus dans mes bras comme il descendoit de cheval; il me cria: Bonne nouvelle! Il ne m'apprit rien, je le savois.

Je desirois une explication, et Charles ne pouvoit que me répéter: Bonne nouvelle; c'étoit tout ce que M. de Florvel lui avoit dit en lui recommandant de partir sur-le-champ, et de m'engager à me trouver chez lui, où il ne tarderoit pas à se rendre.


CHAPITRE XLVI.

La réussite.

J'étois chez Florvel quand il arriva de Versailles, où, à la sollicitation de M. de Saint-Alban, il avoit laissé son épouse. Ce vieillard avoit volé au-devant de la conviction: il aimoit véritablement sa nièce, et convenoit qu'il n'avoit jamais éprouvé de chagrin plus vif qu'au moment où il s'étoit vu dans la nécessité de sévir contre elle. Quoique la conduite de M. de Miralbe lui parût atroce, il en étoit plus irrité que surpris. Il n'avoit pas dissimulé à madame de Florvel qu'il soupçonnoit depuis long-temps son neveu de n'être qu'un tartuffe de probité; mais entièrement livré à la joie de pouvoir fixer mademoiselle de Miralbe près de lui, la colère avoit à peine trouvé place dans son ame. Voici la conduite qu'il s'étoit proposé de tenir.

Obtenir la révocation de l'ordre décerné contre Adèle; partir le lendemain pour l'abbaye, accompagné de madame de Florvel; ramener sa nièce dans sa maison avec la femme-de-chambre, qu'il jugeoit nécessaire de ne pas laisser disparoître; la tenir en respect par la crainte et par une déclaration du complot dans lequel elle avoit trempé, et qu'il vouloit lui faire signer; dissimuler avec M. de Miralbe assez pour qu'il pût s'excuser sur les apparences qui sembloient contre sa fille, pas assez cependant pour lui ôter l'appréhension d'être démasqué, et commencer sa punition par cet état d'anxiété si terrible pour les hypocrites.

Ce projet reçut en effet son exécution; la lettre-de-cachet obtenue par M. de Saint-Alban fut aisément révoquée à sa sollicitation, il alla avec madame de Florvel à l'abbaye, vit sa nièce au parloir, s'excusa de la promptitude avec laquelle il l'avoit jugée, lui annonça qu'elle étoit libre, et lui demanda si elle consentoit à venir prendre chez lui la place qu'il lui avoit destinée.

Ici je laisse parler Adèle.

«Mon premier mouvement fut de surprise, le second de reconnoissance; je m'y livrai avec transport, sur-tout à l'égard de madame de Florvel, à qui je n'ai jamais eu que des obligations: mais l'air de satisfaction de M. de Saint-Alban me rappela, malgré moi, ce qu'on m'a dit de l'amour que je lui ai inspiré; et quoique l'amour tel que je le conçois ne puisse se classer dans ma tête avec l'âge et les titres de celui qui me parloit, j'ai frémi, mon cher Frédéric, à l'idée de me trouver à son entière disposition. M'exposer à des scènes désagréables, voir s'humilier devant moi un vieillard qui ne me paroîtra que ridicule, lors même que je m'efforcerai de lui conserver le respect que je lui dois, et l'amitié que ses qualités méritent; craindre peut-être qu'il n'abuse de sa protection pour me réduire à la cruelle alternative d'être son épouse, ou de retourner dans la maison de mon père; me livrer, en un mot, au pouvoir d'un homme qui sera votre ennemi du moment qu'il se déclarera hautement votre rival: voilà les réflexions qui m'assaillirent coup sur coup. Il n'en falloit pas tant pour tempérer la joie que m'avoit donnée l'annonce de ma liberté. M. de Saint-Alban s'apperçut de mon inquiétude et de la gêne avec laquelle je répondois à ses discours caressans; il me demanda s'il avoit trop auguré de ma générosité en espérant que j'oublierois la facilité avec laquelle il s'étoit prêté aux suggestions perfides de mon père.

«Non, monsieur, lui dis-je; je suis incapable de conserver le moindre ressentiment. Lorsque tout paroissoit m'abandonner, loin de vous accuser, je vous ai plaint; et si je desirois que l'on vous désabusât, c'étoit autant par le besoin de recouvrer mes droits à votre estime que par la certitude que vous me vengeriez de l'injustice dans laquelle on vous a entraîné. Mais loin que la faculté de rentrer dans le monde me séduise, je n'y vois que de nouveaux dangers à craindre, et ce seroit ajouter à vos bontés pour moi de permettre que je restasse dans ce couvent. Il m'effrayoit lorsque la contrainte y enchaînoit mes pas; il me paroîtra l'asyle de la paix quand je ne l'habiterai que de ma propre volonté.—Ma chère Adèle, me répondit M. de Saint-Alban, le malheur vous a aigrie.—Non, monsieur; ce que je vous demande est raisonnable, et vous m'approuveriez sans doute si vous pouviez connoître les réflexions que ma position me force de faire.—Ces réflexions doivent-elles être un mystère pour moi?—Elles n'en sont point un pour madame de Florvel. M. de Miralbe lui-même devinera mes motifs; et si vous me promettez que M. de Saint-Alban ne me rappellera jamais à aucun titre ce que je ne veux lui confier qu'à celui d'ami, je suis prête à vous prendre pour juge.—Adèle, votre secret n'en est plus un pour moi; vous aimez, n'est-il pas vrai?—Oui, monsieur.—Ainsi, si ce n'étoit pas de votre aveu, du moins n'étoit-ce point contre votre gré que le marquis de Farfalette...—Lui, monsieur! m'écriai-je avec autant de vivacité que de dédain; oh! non.

«La figure de M. de Saint-Alban, qui s'étoit assombrie à la certitude que mes affections étoient engagées, reprit sa sérénité ordinaire en apprenant que M. de Farfalette n'étoit pas son rival. J'ignore ce qui se passoit alors en lui; mais il m'engagea à lui parler avec la plus grande confiance.

«Vous voyez, monsieur, lui dis-je, combien je suis infortunée d'avoir vu se perdre ma réputation pour un être qui m'est au moins indifférent, et vous jugerez avec quel raffinement de cruauté ont agi mon père et madame de Valmont, en réfléchissant qu'ils m'ont placée, dans l'opinion des hommes, au-dessous de celui qui seul pouvoit faire mon bonheur. Je ne l'oublieroi jamais; je tiens à lui par tout ce qui séduit, par la reconnoissance la plus vive: il m'avoit choisie pour femme dans un temps où je n'avois que mon amour à lui offrir; j'ose assurer qu'il conserve encore aujourd'hui pour moi les mêmes sentimens. Je n'ignore pas que ma nouvelle situation met entre nous quelques obstacles que je ne franchirai jamais sans nécessité: je l'avois promis à M. de Miralbe; il connoissoit assez mon caractère pour avoir compté sur ma promesse. Mais si je fais aux lois de la société le plus grand sacrifice qu'on puisse exiger de moi, n'ai-je pas le droit de demander à mon tour qu'on me sauve de toutes persécutions? Si je rentre dans le monde, je crains d'en éprouver qui me seroient d'autant plus pénibles, que je ne pourrois refuser mon estime et tous les procédés de l'amitié à celui... Pardonnez-moi, monsieur, ajoutai-je en le fixant; il y a peut-être dans ma prudence un peu trop de prévention: mais je vous assure qu'elle vient moins de mes observations que des rapports qui m'ont été faits.—Adèle, me répondit M. de Saint-Alban avec tristesse, on ne vous a point trompée.—Eh bien! monsieur, soyez mon juge; dois-je rentrer dans le monde? dois-je rester au couvent? je vous abandonne entièrement ma destinée, persuadée que je n'aurai jamais à me repentir de ma confiance.—Non, ma chère... fille, me dit M. de Saint-Alban. Comme votre juge, je vous condamne à quitter cette abbaye à l'instant même; comme votre ami, je vous jure de respecter votre repos; à titre d'oncle, je vous promets d'être votre protecteur contre tous vos ennemis. Nous ne sommes heureux ni l'un ni l'autre; nous parlerons ensemble de nos peines: ce qu'Adèle me confiera sera un secret pour mademoiselle de Miralbe; les observations que je ferai à mademoiselle de Miralbe, Adèle ne me les reprochera jamais: mais ni l'une ni l'autre ne me cacheront rien dans aucune circonstance. Je suis de bonne foi, et vous me croirez aisément quand je vous dirai qu'il entre plus de calcul que de passion dans l'amour que j'ai pour vous. Je craignois de vous perdre après avoir joui de votre société, qui chaque jour me deviendra plus nécessaire; je voulois vous épouser pour vous enchaîner à mon sort. Ce qui prouve que l'on déraisonne à tout âge, c'est que j'avois tout-à-fait oublié que ce qui étoit le comble du bonheur pour moi ne devoit pas l'être pour vous. Promettez-moi de ne jamais m'abandonner sans mon aveu, et je vous promettrai de tout faire pour que vous ne m'abandonniez jamais.

«Il me tendoit une main à travers les grilles du parloir; je m'en emparai et la portai sur mon cœur: ce fut toute ma réponse. «Vous êtes bien coquette, me dit-il avec une apparence de gaieté qui déguisoit mal son attendrissement; vous me défendez de vous aimer, et vous employez tout votre art à me séduire. Si j'avois quarante ans de moins...—Excellente réflexion! s'écria madame de Florvel: mais je n'étois pas venue ici pour être témoin d'une scène d'amour, et je ne souffrirai pas que l'on profane le parloir de madame l'abbesse; j'en serois responsable devant Dieu et devant le grand oncle de mademoiselle de Miralbe... Elle ne prenoit un ton léger que pour nous tirer réciproquement d'une position gênante. Nous lui tînmes compte de sa complaisance, et nous quittâmes le couvent avec toute la promptitude possible.

«Pendant la route, nous n'eûmes point d'entretien particulier. M. de Saint-Alban expliqua ses intentions à ma femme-de-chambre; elle promit une entière soumission à ses volontés. Elle déteste mon père et madame de Valmont; aussi les a-t-elle traités avec si peu de ménagement, que je lui aurois imposé silence si mon oncle ne m'eût plusieurs fois fait signe qu'il mettoit quelque intérêt à tous ces détails.

«Je n'ai point osé parler de vous à madame de Florvel; ce n'étoit pas là le moment. Je dois respecter la foiblesse et les bontés de M. de Saint-Alban: mais, mon cher Frédéric, je ne doute pas de la chaleur que vous avez mise à me servir; l'idée que vous m'avez toujours crue digne de vous est si douce, qu'elle suffiroit à mon cœur. Combien vous augmentez vos droits à ma reconnoissance! et comment oublierois-je que vous êtes tout pour moi, quand toutes vos actions m'en rappellent à chaque instant le souvenir?

«En arrivant à Versailles, M. de Saint-Alban a eu la complaisance de me prévenir que j'étois libre d'écrire et de recevoir des lettres. Je l'ai remercié de cette marque de confiance. Il m'a répondu qu'il iroit toujours au devant de mes desirs, afin de m'ôter jusqu'à l'idée d'en former qui fussent contraires à l'intimité qu'il veut établir entre nous. Son amabilité me fait regretter de plus en plus qu'il ait usé son existence à courir après des chimères; il étoit né pour connoître le bonheur: puisse ma reconnoissance suffire à celui qu'il peut encore raisonnablement espérer! Ainsi, mon cher Frédéric, nous nous écrirons directement; c'est une consolation. Le temps viendra... je n'en ai jamais moins douté qu'à présent; j'ai le cœur gros d'espérance.

«Madame de Florvel m'a quittée aussitôt qu'elle m'a vue établie dans la maison de mon oncle; elle est retournée chez elle, où sans doute elle a déjà reçu votre visite. Mon ami, quelle femme respectable! et que ceux qui mettent leurs erreurs sur le compte de leur sensibilité reçoivent d'elle un terrible démenti! Est-il possible d'être plus sensible et plus sage que madame de Florvel? C'est la gloire de notre sexe. Quand je pense à l'amitié qu'elle a pour moi, et qu'un sentiment intérieur me dit que j'en suis digne, il m'est bien difficile de n'avoir pas un peu de fierté. M. Durmer, vous, elle et M. de Saint-Alban, voilà toute la famille que mon cœur adopte. J'espère y joindre un jour mon frère, et lui prouver que je respecte dans la prospérité les engagemens pris dans le malheur. M. de Saint-Alban consent à le voir; le zèle qu'il a mis à m'obliger lui a fait plaisir: mais il n'est pas entièrement revenu des préventions que mon père lui a inspirées contre lui, et que quelques étourderies prononcées n'ont que trop justifiées. Je les adoucirai réciproquement; car je n'ignore point que Henri ne supporte ni les remontrances, ni les conseils. Je vais lui écrire, et je m'arrangerai pour que leur première entrevue ait lieu en société: il faut, pour ainsi dire, les accoutumer à se revoir...

«J'ai interrompu ma lettre pour assister à une scène qui m'a fait mal. M. de Saint-Alban avoit dépêché un courier à mon père, avec invitation de se rendre chez lui à six heures précises du soir. Il lui avoit caché mon retour, et avoit donné des ordres pour qu'il arrivât jusqu'à nous sans être averti. Nous étions seuls quand on l'annonça. Je me levai; je tremblois de toutes mes forces. L'étonnement de M. de Miralbe en jetant les yeux sur moi me rassura; j'oubliai qu'il étoit mon ennemi et mon père, et j'osai considérer l'hypocrisie lorsqu'elle craint d'être démasquée: c'est véritablement alors qu'elle est dans toute sa laideur. Il n'osoit plus me regarder; il craignoit de me marquer de l'amitié ou de la colère: il auroit voulu interroger M. de Saint-Alban; et, retenu par l'appréhension de se laisser deviner, il essayoit de lire sur sa figure l'attitude qu'il devoit prendre: mais mon oncle, qui jouissoit sans doute de son embarras, et qui vouloit le prolonger, s'étoit composé un de ces airs insignifians dont on ne peut rien augurer, soit en mal, soit en bien. Je suis persuadée que nous restâmes dans la même situation pendant plus de cinq minutes. Enfin M. de Saint-Alban pria mon père de me féliciter d'avoir conservé des amis capables de prouver mon innocence. Il lui expliqua ma sortie du couvent dans le plus grand détail, ne lui laissa point ignorer les dispositions de ma femme-de-chambre, excepté dans ce qui avoit rapport à lui. M. de Miralbe revint alors à son caractère, jura qu'il s'étoit apperçu que madame de Valmont avoit contre moi des motifs particuliers de jalousie, mais qu'il ne l'auroit jamais crue capable d'abuser de la tendresse d'un père pour en faire l'instrument de ses vengeances: il promit de rompre avec elle, et vint à moi pour m'embrasser. L'enfer se seroit ouvert derrière moi, qu'il m'eût été impossible de ne pas reculer. Il s'apperçut du mouvement que je fis, eut la prudence de ne pas s'avancer, et l'adresse de s'emparer de la conversation avec tant de promptitude, qu'il seroit parvenu à déguiser la rage qui le dévoroit à des yeux moins pénétrans que ceux de M. de Saint-Alban. Il insista beaucoup sur la nécessité de punir ma femme-de-chambre, et parut atterré quand mon oncle lui observa qu'il avoit des raisons pour qu'elle restât à mon service. Je demandai la permission de me retirer, en alléguant qu'il m'étoit difficile de résister plus long-temps aux diverses émotions que j'avois éprouvées dans la journée. M. de Miralbe, que ma présence humilioit sans doute plus encore que la sienne ne me gênoit, m'engagea à prendre de moi le plus grand soin, et me pria de lui faire donner souvent de mes nouvelles.

«Resté seul avec mon oncle, il employa toute son adresse pour me desservir auprès de lui, non pas en lui disant du mal de moi, mais en me plaignant beaucoup de m'être attachée à un individu dont la naissance étoit un problême dangereux à résoudre, et la conduite peu digne d'éloges; il lui fit entendre que vous étiez le sujet de la haine qui existoit entre madame de Valmont et moi: il croyoit opérer un grand effet en me plaçant sur la même ligne que cette femme, et en excitant la jalousie de M. de Saint-Alban; celui-ci parut impassible. M. de Miralbe le quitta avec autant de mécontentement intérieur qu'il affectoit de reconnoissance pour le zèle que son oncle avoit mis à réparer l'injustice dont j'avois été la victime.

«La calomnie n'est jamais sans effet; aussi me suis-je apperçue, aux discours de M. de Saint-Alban, que mon père avoit alarmé sa tendresse pour moi, et qu'il vous croyoit indigne de mon attachement. Comme je ne veux le gagner qu'à force de franchise, je ne lui ai point caché que la conversation de M. de Miralbe avoit laissé dans son ame des préventions qu'il m'importoit de détruire, et je lui ai promis un récit sincère de tout ce qui a rapport à notre liaison. Je suis bien aise qu'il se soit ainsi placé de lui-même dans la nécessité d'être mon confident; nous n'y perdrons ni l'un ni l'autre. Une seule chose m'embarrasse, mon cher Frédéric: que lui dirai-je de votre naissance? Si je parois ignorer votre secret, que pensera-t-il d'un mystère que vous avez cru devoir garder avec moi? Pouvez-vous m'autoriser à le lui confier? Je ne le crois pas; je sens même qu'il ne vous est pas permis d'en disposer, car il ne vous appartient point à vous seul. Guidez-moi dans ce récit qui me semble bien embarrassant. Se taire avec M. de Saint-Alban, c'est renoncer aux services qu'il peut nous rendre, et reculer le terme de nos espérances. Croyez, mon ami, que si Adèle étoit libre, elle ne répondroit aux questions qui vous concernent que par l'éloge de votre caractère: elle vous met au-dessus de tout; et bien loin d'avoir jamais desiré un nom, un rang, une fortune pour vous en rendre maître, elle regrettera toujours son ancienne pauvreté. C'étoit pour elle la certitude de vous appartenir.»


CHAPITRE XLVII.

Les difficultés s'applanissent.

Heureusement je pouvois lever l'obstacle qui s'opposoit à l'entière confidence qu'Adèle avoit promise à M. de Saint-Alban; mais comme je craignois que la liberté de recevoir des lettres ne cachât quelques piéges, et que d'ailleurs aucune circonstance ne pouvoit m'autoriser à laisser des traces de la convention faite entre M. de Montluc et moi, je lui répondis que les raisons qui jusqu'à ce jour s'étoient opposées à ce que j'avouasse ma famille, venoient de disparoître. Je lui fis une histoire détaillée de la persécution que M. de Montluc avoit éprouvée pour s'être marié sans le consentement de son père, et j'attribuai à la crainte qu'il eut de me voir enveloppé dans la même proscription, le silence qu'il garda sur ma naissance devant les lois et devant tout le monde.

N'ayant vécu depuis que par les bienfaits de madame de Sponasi, qui s'étoit chargée de me faire élever, il avoit craint pour moi la fierté d'un grand nom unie à la pauvreté, et il avoit sacrifié son amour paternel à mon bonheur, ou peut-être à quelques idées fausses, bien excusables après les chagrins auxquels il s'étoit vu en proie. Un des plus grands inconvéniens de l'injustice sur les cœurs sensibles, est de les exalter. Madame de Sponasi, prête à mourir, m'avoit révélé le secret de ma naissance; et je me disposois à réclamer mon nom, soit par le secours des lois, soit en réveillant la tendresse de mon père, quand M. de Montluc lui-même, dont la position se trouvoit changée par le décès de son frère aîné, m'écrivit en m'engageant à venir le voir.

Voilà le véritable motif de mon voyage à Téligny. J'y avois retrouvé les parens les plus tendres et les plus respectables. La nouvelle de l'enlèvement de mademoiselle de Miralbe avoit précipité mon retour. Quelque chose au monde pouvoit-il m'occuper quand je la savois sacrifiée aux calculs du père le plus injuste et le plus intéressé? Maintenant que la protection de son oncle me rassuroit sur son sort, j'allois penser à assurer le mien, et céder aux desirs bien naturels de M. de Montluc et de son épouse. Je n'osois prier mademoiselle de Miralbe d'engager M. de Saint-Alban à nous servir de son crédit pour faire constater mon état, sans ébruiter dans les tribunaux les malheurs passés de mon père; mais j'espérois trouver, dans cette occasion importante, tous les amis qui m'avoient chéri, lorsque les qualités que leur indulgence me prêtoit étoient mes seuls titres à leur bienveillance.

On croira, sans que je le dise, que, dans ma lettre, je n'oubliai ni l'éloge de M. de Saint-Alban, ni la fortune dont je jouissois, et que je négligeai encore moins de relever l'éclat de la maison de Montluc: je le répète, c'étoit une des plus anciennes de la Provence. Pour mettre Adèle dans la possibilité d'apprécier la vérité de mon récit, je lui marquai que Philippe s'étoit empressé de me seconder dans les affaires que cette découverte m'avoit occasionnées, et qu'à toutes les obligations qui m'attachoient déjà à lui, je devois ajouter celle d'avoir bientôt un nom qui me permît d'aspirer à elle.

Ma lettre partie, je concertai effectivement avec Philippe les moyens de mettre à profit la bonne volonté de M. de Montluc. Son amitié alloit toujours plus vîte que mes desirs dans tout ce qui pouvoit m'être utile: il avoit déjà vu le notaire du frère aîné de mon père à venir; et des renseignemens pris il résultoit que ses biens seroient faciles à dégager, que nous possédions plus qu'il ne falloit pour y rentrer avec avantage; car parmi les créanciers du mort, la plupart consentiroient à des arrangemens équitables, pour être payés de suite, plutôt que de s'exposer aux lenteurs, à l'incertitude et à la rapacité de la justice et des hommes de loi. Philippe disposoit pour moi de sa fortune avec un plaisir si vif, qu'il m'ôtoit la possibilité de l'en remercier. «Je ne l'ai amassée qu'à votre intention, me répétoit-il sans cesse; je vous connois, et je suis persuadé qu'il n'est pas de plus fort lien pour vous enchaîner que celui de la reconnoissance. Votre attachement pour madame de Sponasi, votre respect pour sa mémoire, me garantissent votre conduite envers moi. Mon cher Frédéric, j'attache mon souvenir à toutes les époques de votre vie: vous ne pourrez jamais cesser de m'aimer; c'est le seul vœu que j'ai formé en vous serrant dans mes bras le jour de votre naissance». Vingt fois je fus tenté de lui proposer des sûretés pour l'argent qu'il me prêtoit: je n'osai pas, et je fis bien; je sentois comme lui que sa plus forte assurance étoit dans sa générosité et dans mes sentimens.

Il me fit signer les procurations qu'il crut nécessaires, et partit pour Téligny afin d'arranger avec M. de Montluc tout ce qui avoit rapport à la succession de son frère et à mes intérêts. Il est inutile de rappeler que M. de Montluc ne connoissoit Philippe que comme ayant joui de la confiance de madame de Sponasi, et qu'il ne m'avoit paru avoir aucun soupçon du principal motif de cette confiance. J'abandonnai à Philippe le soin de parler ou de se taire à cet égard; mais il me dit qu'il regardoit le silence comme le parti le plus prudent. Je lui en sus bon gré.

Trois jours s'étoient écoulés sans que je reçusse des nouvelles d'Adèle, et je souffrois d'autant plus que je n'osois me fier à M. de Saint-Alban: non que je lui crusse un caractère semblable à celui de M. de Miralbe; mais ayant peine à me persuader qu'il eût de bonne foi renoncé au projet d'épouser sa nièce, j'appréhendois que l'amour ne lui suggérât l'idée d'intercepter notre correspondance. Privés de tous moyens de nous voir, s'il parvenoit à nous empêcher de nous écrire, combien n'auroit-il pas de ressources pour essayer de me nuire auprès d'Adèle! Et quand bien même il n'y réussiroit pas, ne suffisoit-il pas qu'il le tentât, pour nous rendre également malheureux? L'amour ne va guère sans être escorté des soupçons, sur-tout lorsqu'il n'a que des réflexions pour tout aliment. Je n'osois confier mes inquiétudes à madame de Florvel, et son époux ne s'étoit pas trouvé chez lui lorsque je m'y étois présenté. En vain je formois le projet d'aller à Versailles, de pénétrer jusqu'à Adèle; la crainte de la perdre auprès de son oncle me retenoit. Je voyois à la fois en lui un protecteur dangereux, et cependant le seul être qui pût la défendre contre un ennemi bien plus redoutable encore.

Le soir du troisième jour, je reçus le billet suivant:

«Je viens de subir une terrible épreuve; M. de Saint-Alban m'assure que c'est la dernière: il y a dans ses caresses quelque chose de si tendre et de si paternel, que j'ose me livrer aux plus grandes espérances. Je lui ai fait sur notre liaison le récit qu'il attendoit de moi, et mes discours sur votre famille ont été conformes à votre dernière lettre. Je l'ai répété, parce que vous l'avez dit: soyez M. de Montluc pour tout le monde, et restez toujours Frédéric pour votre Adèle.

«Mon oncle m'a écouté avec le plus grand sang-froid; pas la moindre question qui annonçât du doute ou de l'intérêt. J'ai cru du moins qu'il alloit me faire quelques objections; aucune: il s'est contenté de me prier de ne plus vous écrire sans son consentement. Je n'ai pas voulu promettre. «Du moins, m'a-t-il dit, vous m'accorderez bien quatre jours; je vous les demande comme une grace». J'ai consenti. Depuis il n'a cessé de me donner des marques de son amitié; mais il ne m'a point parlé de vous. J'ai su qu'il s'est entretenu long-temps avec M. de Florvel, et plus encore avec M. de Nangis, qu'il aime beaucoup, parce qu'il a été mon tuteur, et qu'il pourroit encore le devenir: ce sont ses expressions.

«Aujourd'hui il m'a demandé si je vous avois écrit.—«Vous savez bien, monsieur, que je vous ai accordé quatre jours». Il a souri de l'humeur qui perçoit dans ma réponse. «Eh bien! m'a-t-il dit, je vous prie d'engager de ma part M. de Téligny à venir demain dîner avec vous; vous le préviendrez que nous ne serons que nous trois». Je vous envoie l'invitation, mon cher Frédéric; et si votre joie est égale à la mienne, vous êtes en ce moment le plus heureux des hommes. Demain je vous verrai chez mon oncle: vous lui plairez, j'en suis sûr; vous l'aimerez aussi. Puisqu'il vous ouvre sa maison, qu'il observe lui-même que nous ne serons qu'entre nous.... Si je vous faisois part de toutes mes pensées, ma lettre ne vous parviendroit pas aujourd'hui. Livrez-vous aux vôtres, et vous connoîtrez celles qui occupent votre Adèle.»

Je n'ai jamais eu plus de plaisir et moins d'amour-propre qu'en recevant cette lettre: la certitude d'être admis chez M. de Saint-Alban comme époux futur de sa nièce me combloit de joie; mais la crainte de ne pas répondre à l'idée qu'Adèle lui avoit donnée de moi la tempéroit beaucoup; peut-être sans cela aurois-je manqué de forces pour la supporter. La joie trouble l'esprit, la crainte l'anéantit; je m'en apperçus; car je me surpris plusieurs fois arrangeant ce que je dirois, comme si je devois faire une harangue, et concertant mes réponses comme si l'on m'eût communiqué d'avance les questions qu'on m'adresseroit. Il m'arriva ce qui arrive en pareille circonstance à tout le monde; c'est que rien de ce que j'avois préparé ne me servit, et ce fut un très-grand bonheur. Les plus sots sont toujours ceux qui n'ont que de l'esprit d'apprêt. Adèle étoit présente lorsque l'on m'annonça: en la voyant j'oubliai tout, jusqu'à la présence de M. de Saint-Alban; et sans oser me livrer aux transports que sa vue m'inspiroit, sans pouvoir lui adresser une seule parole, je m'arrêtai pour la considérer. Combien les malheurs qu'elle avoit éprouvés depuis notre séparation avoient ajouté à ses charmes et à l'intérêt qu'elle m'inspiroit! je contemplois à la fois et avec extase l'élève de M. Durmer, la victime de M. de Miralbe, la protégée de M. de Saint-Alban, la plus jolie de toutes les femmes, et l'épouse adorée qui m'étoit destinée.

Mon immobilité tenoit à trop de passions pour me donner l'air stupide; M. de Saint-Alban, loin de mal en augurer, eut la bonté de prévenir les remerciemens que je lui devois, et la complaisance d'entamer la conversation par le chagrin que j'avois éprouvé en apprenant la conduite qu'on avoit tenue avec sa nièce. C'étoit me donner beau jeu; aussi passai-je subitement d'une insensibilité apparente à l'explosion des sentimens qui m'agitoient. Sans effort, notre entretien devint aussi intéressant que le sujet que nous traitions; et, avant de nous mettre à table, il régnoit entre nous un ton de confiance qui auroit étonné quiconque en eût été témoin, avec la certitude que, nous voyant pour la première fois, nous avions tous les deux formé le projet d'être sur la réserve: mais nous parlions d'Adèle, et elle étoit présente.

Quand nous fûmes rentrés dans le salon, il m'entretint de mes parens, et m'offrit avec beaucoup de grace tous les services qui dépendraient de lui. «Ceci est pour vous, me dit-il; maintenant, parlons de moi. J'ai grande envie de marier Adèle, et plus d'envie encore de ne jamais m'en séparer: croyez-vous que la condition de demeurer avec moi ne soit point un obstacle aux projets que j'ai formés pour elle»? On croira sans peine que je n'hésitai point à assurer que cette condition seroit un bonheur de plus pour quiconque osoit aspirer à la main de mademoiselle de Miralbe. «Eh bien! me répondit-il, dès ce moment ma maison vous est ouverte. J'ai des torts à réparer; et quoique ma nièce m'ait plusieurs fois répété qu'elle les avoit oubliés, je suis persuadé qu'avec votre secours je la forcerai du moins à ne jamais se les rappeler sans plaisir». Adèle se chargea de notre réponse, et la fit avec tant de sensibilité, que ce vieillard convint qu'il lui avoit une obligation dont il ne pourroit jamais s'acquitter; c'étoit de lui avoir fait faire connoissance avec son cœur: «un peu tard, il est vrai, disoit-il avec gaieté; mais ce n'est pas sa faute.»

«Je connois les secrets de votre famille, ajouta M. de Saint-Alban: ils sont l'effet du malheur; on peut les réparer. Vous connoissez aussi ceux de la famille d'Adèle: ils reposent sur le crime; il faut les punir. M. de Miralbe est un abominable homme, dangereux pour tous ceux qui sont sous sa dépendance. Heureusement il est sous la mienne, et je compte lever tous les obstacles qu'il m'opposera, à l'aide de l'espoir de mon héritage, qu'il n'aura jamais. Celui qui ne calcule que son intérêt doit être sacrifié aux pieds de l'idole auquel il a tout immolé. La crainte d'une rupture avec moi le rendra souple à mes volontés; mais pour ne pas nous exposer à mille tracasseries, je vous conseille de ne venir chez moi que rarement, jusqu'au jour où vous serez en possession du nom qui vous appartient. Vous sentez qu'avant cette époque je ne peux prononcer le mot de mariage; et comme il entre dans mes vues qu'il soit aussitôt fait que proposé, la contrainte que je vous impose trouvera bientôt sa récompense. Écrivez à M. et à madame de Montluc de se rendre à Paris; j'attends de votre complaisance que vous voudrez bien me présenter à eux: le reste me regarde. Ils trouveront tout ici disposé selon leurs vues et les vôtres.

Je promis à M. de Saint-Alban de lui obéir en tout, et je tins parole, excepté que je lui rendois des visites plus fréquentes que je ne le trouvois moi-même raisonnable dans les circonstances où nous étions; mais il étoit trop difficile de me priver de voir Adèle, quand tout s'unissoit pour me tenter. Florvel, son épouse et M. de Nangis étoient devenus la société intime de M. de Saint-Alban; ils formoient aussi la mienne, et je ne pouvois apprendre qu'ils alloient à Versailles sans céder au désir de les accompagner. Nous étions si bien d'accord quand nous nous trouvions réunis! L'oncle de mademoiselle de Miralbe oublioit avec nous le rôle de courtisan pour ne laisser voir que l'homme aimable, sensible et généreux; il ne nous cachoit pas ses regrets d'avoir vieilli en cherchant sans cesse le bonheur hors de lui. Il faisoit des projets; et si l'illusion, naturelle aux hommes, l'empêchoit d'appercevoir que ses desirs et sa vieillesse ne s'accordoient point, notre amitié nous privoit également de la faculté d'y réfléchir. Quoiqu'il eût près de soixante et dix ans, il calculoit l'avenir comme nous; malgré notre jeunesse, nous comptions comme lui. Puisque la mort n'a point d'âge, l'espérance de la vie ne peut avoir de bornes.

Henri de Miralbe venoit aussi souvent chez son oncle; mais il n'étoit jamais de nos petits comités: il aimoit trop les plaisirs bruyans pour en chercher au milieu de nous; et la crainte de paroître faire sa cour l'éloignoit de tout ce qui auroit pu lui donner l'apparence d'une complaisance servile. La société nombreuse convenoit mieux à son genre d'esprit; il y brilloit. C'étoit aussi les jours où l'on recevoit du monde, qu'Adèle avoit soin d'inviter son frère. Dans l'appréhension de rencontrer son fils, M. de Miralbe ne venoit guère que le matin: ainsi la haine qui existoit entre eux me sauva l'embarras de me trouver avec lui avant l'époque fixée par M. de Saint-Alban.

Cette époque arriva. M. et madame de Montluc eurent la bonté de se rendre à mon invitation; ils vinrent à Paris, descendirent chez moi. Le mari par ses connoissances et son aménité, l'épouse par sa douceur obligeante, réussirent auprès de l'oncle d'Adèle; il étoit fait pour apprécier leur mérite. La reconnoissance que ce couple respectable portoit à la mémoire de madame de Sponasi, l'amitié dont nous nous étions donné des preuves, les avantages réciproques que nous trouvions dans l'union de nos sentimens et de nos intérêts, valoient bien les droits de la nature; et si nous faisions illusion à ceux qui nous entouroient, c'est que nos cœurs nous trompoient nous-mêmes. M. de Saint-Alban nous avoit servis avec tant de chaleur, qu'en moins de huit jours je fus en possession des titres nécessaires pour prendre le nom de Montluc; tout ce que la faveur peut ajouter aux formalités des lois me fut prodigué plutôt qu'accordé. Sans autre ambition que celle que m'inspira l'amour, je parvins au-delà de ce que je devois prétendre: mais je puis affirmer avec vérité que je n'éprouvai pas le moindre mouvement de vanité; la certitude d'épouser mademoiselle de Miralbe ne laissoit pas en moi de place à un sentiment si petit. Qu'elle fût toujours restée Adèle, et jamais, jamais je n'aurois desiré être autre que Frédéric.


CHAPITRE XLVIII.

Contrat de mariage et testament.

M. de Saint-Alban fixa le jour où il devoit proposer notre union à M. de Miralbe, en convenant lui-même que jamais affaire ne lui avoit paru aussi embarrassante à traiter. «Non pas, disoit-il, que je ne sois sûr de réussir. Si mon neveu osoit me résister ouvertement, je l'accablerois à la fois de la preuve de ses crimes, de mon indignation et de mon crédit; mais je voudrois éviter l'éclat. Je m'attends à bien des objections, à mille petits moyens détournés qui révolteront ma patience; je songerai qu'il s'agit du bonheur de ma chère Adèle, et je tâcherai de me contraindre.»

M. de Miralbe, qui sans doute payoit quelques domestiques de son oncle pour être instruit de ses actions, n'ignoroit pas mes visites fréquentes chez lui: aussi ne parut-il surpris de la proposition de M. de Saint-Alban qu'autant qu'il le falloit pour donner plus de prix à son consentement. Il se défendit de marier sa fille par l'impossibilité où il se trouvoit de lui compter l'argent qui provenoit de sa tutelle, prétextant avoir placé depuis peu des fonds considérables dans une entreprise excellente, mais qui ne devoit rien rendre avant trois ans. M. de Saint-Alban leva cette difficulté en mon nom, en assurant que je consentirois volontiers à attendre jusqu'à cette époque, et même plus long-temps si cela étoit nécessaire. Afin de ne pas lui donner d'ombrage sur sa générosité envers mademoiselle de Miralbe, il le prévint qu'il se trouvoit lui-même assez gêné pour ne pas agir avec elle comme il se l'étoit promis, et qu'il regrettoit de borner à cent mille livres le présent qu'il vouloit lui faire. «Mais, ajouta-t-il, elle n'y perdra rien, puisque mes biens doivent vous appartenir un jour, et je vous charge de la dédommager du tort que je lui fais malgré moi». Soit que cette assurance rendît M. de Miralbe docile, soit qu'il eût d'avance calculé le danger de s'opposer à une volonté décidée de celui dont il convoitoit l'héritage, il céda avec grace, ne quitta son oncle qu'après avoir fait mille caresses à Adèle, et pris jour pour recevoir la visite de M. et de madame de Montluc.

Ils se rendirent effectivement chez lui, et lui demandèrent sa fille, suivant les formes usitées alors. Ils furent accueillis avec les plus grandes démonstrations d'amitié, reçurent mille félicitations sur le bonheur d'avoir retrouvé un fils digne d'eux; félicitations qui lui furent reportées, à l'égard d'Adèle, avec plus de justice et sans doute aussi plus de sincérité. M. de Montluc, qui paroissoit posséder toute ma fortune, parla des avantages qu'il se proposoit de me faire. M. de Miralbe, soulagé de pouvoir du moins exhaler sa haine contre quelqu'un, jura que jamais Henri ne rentreroit en grace auprès de lui, et que tous ses biens appartiendroient à celui de ses enfans dont il n'avoit qu'à se louer; mais il s'abstint d'entrer dans aucun détail, en observant qu'il avoit promis à M. de Saint-Alban de lui céder la satisfaction de veiller aux intérêts de mademoiselle de Miralbe.

Cette visite faite et rendue, il me fut permis de voir Adèle tous les jours, de lui parler de ma joie, de lire dans ses regards les mouvemens de la sienne. La certitude d'être unis étoit pour nous un état de félicité et de surprise: nous eussions été trop à plaindre d'en douter un seul instant, et cependant nous ne pouvions le croire. Ce mélange d'inquiétudes sans motif, d'assurance si voisine de la crainte, ne peut se concevoir que par ceux que l'amour et l'espoir ont long-temps agités. Hélas! nous nous étions déjà vus si près du bonheur, un événement si imprévu nous en avoit déjà éloignés avec tant de violence, que nous n'osions qu'en tremblant nous confier aux présages heureux qui nous entouroient. Combien de fois ne regrettâmes-nous pas le sort de ceux qui ne portent à l'autel qu'un cœur brûlant de desirs! Mais quand on a de la fortune, il faut des contrats; ce qui souvent demande plus de temps que les amans ne voudroient en accorder.

Enfin la minute du mariage de nos biens fut arrêtée par M. de Saint-Alban; lui et M. de Montluc approuvèrent le compte que le père de mademoiselle de Miralbe rendit de sa tutelle: ils stipulèrent les époques de paiement; en un mot, ils prirent d'un côté comme de l'autre toutes les précautions que l'intérêt et la méfiance déguisent sous les noms les plus honnêtes. Le notaire fut chargé d'apporter son acte le lendemain. Nous devions tous souper chez M. de Saint-Alban, et signer. Mes amis, ceux d'Adèle, nos parens, nous félicitoient et se félicitoient avec plus ou moins de franchise. Philippe, l'excellent Philippe, jouissoit de son ouvrage, de mon bonheur et de ses sacrifices. Comme il m'embrassa de bon cœur la veille de ce jour si long-temps desiré!

Mon imagination étoit trop exaltée pour que le sommeil pût un moment en suspendre l'activité! Levé de bonne heure, je me proposois de me rendre le plutôt possible à Versailles, quand je reçus ce billet d'Adèle:

«Mon oncle a passé une nuit terrible. Les médecins prétendent que c'est une attaque d'apoplexie. À chaque instant il perd connaissance, et paroît sur-tout souffrir horriblement de ne pouvoir parler. Je ne sais qui a averti M. de Miralbe, il est arrivé ce matin à six heures. Il m'a recommandé, avec beaucoup de douceur, de retirer les invitations faites pour aujourd'hui. Je viens d'en charger le secrétaire de mon oncle. Je n'écris qu'à vous et à Henri, et je retourne servir mon protecteur. Adieu, mon cher Frédéric. Venez voir M. de Saint-Alban: si le ciel permet que son état s'améliore, son amitié sera flattée des témoignages de la vôtre. Je croyois avoir épuisé la coupe du malheur; j'ignorois celui de trembler pour les jours d'un être aussi cher. Adieu, mon ami.»

Je partis presque aussitôt pour Versailles, accompagné de M. et de madame de Montluc: nous gardâmes en route le plus profond silence; nous craignions réciproquement de nous communiquer nos alarmes et nos soupçons. En arrivant, nous demandâmes des nouvelles de M. de Saint-Alban; elles étoient toujours telles qu'Adèle me les avoit données. M. de Miralbe vint nous recevoir, et ne demeura avec nous qu'un moment, en s'excusant sur les soins que l'état de son oncle exigeoit. Il étoit pâle; son regard n'avoit point d'assurance: Dieu seul connoît le sentiment qui l'agitoit alors. Nous restâmes dans l'espérance de voir sa fille, mais sans oser la faire avertir: les occupations auxquelles elle se livroit étoient si sacrées, que l'amour même se fût reproché de l'en distraire. M. de Nangis, Florvel et son épouse arrivèrent quelque temps après nous: nous passâmes quatre heures ensemble, sans voir d'autres individus que les médecins, qui ne conservoient point d'espérance, et quelques valets dont la fonction paroissoit bien plus être de nous observer, de nous empêcher de parler, que de répondre au désir que nous avions de connoître à chaque instant l'état du malade. Adèle passa par hasard dans le salon où nous étions, et parut surprise de nous voir. Sans doute on lui avoit laissé ignorer la présence de tous ses amis. Sa figure, toujours si expressive, auroit pu servir de modèle pour peindre la douleur. Elle nous raconta, dans le plus grand détail, l'attaque terrible qu'avoit éprouvée son oncle; et quoique tous ses discours annonçassent assez qu'elle n'avoit aucun espoir de le voir se rétablir, elle nous interrogeoit de manière à nous forcer de lui en donner. Bientôt elle nous quitta pour retourner auprès de M. de Saint-Alban: son inquiétude lorsqu'elle ne le voyoit pas, égaloit seule les angoisses qui la déchiroient à chaque crise dont elle étoit témoin.

Ne pouvant tous rester plus long-temps chez M. de Saint-Alban, nous acceptâmes l'offre que nous fit M. de Nangis de nous réunir à l'appartement qu'il avoit à Versailles, et de laisser un de nos domestiques chez le malade, pour venir d'heure en heure nous donner de ses nouvelles. Elles s'écoulèrent avec bien de la lenteur, et sans apporter un seul rayon d'espérance. À minuit nous apprîmes que le protecteur d'Adèle avoit cessé d'exister. Lecteurs, représentez-vous dans quel abîme de malheurs cette affreuse nouvelle pouvoit de nouveau me plonger, et jugez de la tristesse avec laquelle je la reçus.

La première punition de ceux qui ont des torts graves à se reprocher, est de se voir sans cesse soupçonnés des crimes dont peut-être ils sont innocens. Je pensai (et je ne fus pas le seul) que la mort de M. de Saint-Alban arrivoit dans une circonstance si favorable à M. de Miralbe, que, malgré sa douleur apparente, il étoit difficile d'ajouter foi à ses regrets, et plus difficile encore de le croire exempt de reproche. Du premier instant où l'état de son oncle avoit paru désespéré, il s'étoit établi en maître dans sa maison; le titre de son plus proche héritier lui en donnoit le droit: la nécessité de veiller sur un être qu'il disoit lui être cher, lui servoit de prétexte; l'intérêt étoit son motif.

Adèle, toute occupée de ses alarmes et des soins qu'elle rendoit à M. de Saint-Alban, oublioit, pour ainsi dire, qu'elle vivoit avec son père; mais à peine son protecteur eut-il fermé les yeux, que ses idées se reportèrent sur elle-même, et l'avenir la fit trembler. Retourner dans la maison de M. de Miralbe, où madame de Valmont demeuroit toujours, lui parut le comble du malheur. Entraînée par la crainte plutôt que décidée par ses réflexions, elle se disposoit à chercher un asyle auprès de son frère, quand madame de Morvel vint à son secours. Au risque de se compromettre dans une circonstance aussi délicate, elle la conduisit à Paris dans un couvent, lui faisant écrire à M. de Miralbe une lettre qui ne devoit lui être remise qu'après son départ. Dans cette lettre, Adèle disoit qu'il lui avoit été impossible de rester dans des lieux où tout lui retraçoit la perte qu'elle venoit de faire; que présumant que son père seroit obligé de demeurer encore quelques jours à Versailles, et ne voulant pas ajouter à tous les détails qui alloient l'occuper, celui de choisir une résidence, elle avoit pris le parti de chercher une retraite dans un lieu qui mériteroit son approbation; que là elle attendroit ses ordres, mais qu'elle espéroit de sa bonté qu'il voudroit bien lui laisser consacrer à la solitude les premiers momens de sa douleur. Elle s'excusoit de ne l'avoir pas consulté, sur les ménagemens qu'elle avoit cru devoir aux regrets auxquels lui-même étoit en proie; regrets que sa présence n'auroit fait qu'augmenter. On sent qu'une lettre pareille ne pouvoit qu'adoucir la démarche d'Adèle, et non la faire approuver; mais elle n'en demandoit pas davantage.

Elle avoit prié madame de Florvel de me consoler, de me conjurer de ne pas l'abandonner, en un mot de consulter avec son frère et ses amis s'il n'étoit aucun moyen de la soustraire au plus cruel de tous les hommes, protestant que la mort lui paroîtroit préférable à la nécessité de rentrer sous sa domination. Son effroi étoit si grand, qu'il lui avoit suggéré l'idée de réclamer dans les tribunaux contre le titre de fille de M. de Miralbe, de lui demander la preuve de ses droits sur elle, de le poursuivre en réparation du complot dont elle avoit été la victime, de l'accabler de la déclaration faite par sa femme-de-chambre, et que M. de Saint-Alban lui-même avoit revêtue de sa signature; ce qui lui donnoit un caractère d'authenticité bien propre à frapper les esprits. Par une bizarrerie étonnante, le projet d'Adèle fermentoit aussi dans la tête de son père, mais par des motifs bien différens.

M. de Miralbe, loin de marquer le moindre mécontentement de la résolution que sa fille avoit prise, parut hautement l'approuver; mais il ne lui écrivit point. Pour savoir sur quel ton il parleroit, il attendit l'ouverture du testament de M. de Saint-Alban; et madame de Florvel, qui sans doute étoit plus instruite qu'elle ne l'avouoit, m'exhortoit à prendre patience jusqu'à ce que l'on connût les dernières volontés du protecteur d'Adèle.

Ce jour vint. M. de Nangis fut invité à titre d'exécuteur testamentaire. M. de Saint-Alban n'avoit appelé à sa succession, par égal partage, qu'Adèle et son frère. C'étoit frapper M. de Miralbe dans un endroit bien sensible. Mais ce qui mit le comble à sa fureur, fut de voir qu'il n'étoit point nommé tuteur de sa fille: au contraire, M. de Saint-Alban, en priant M. de Nangis d'accepter cette qualité, avoit ordonné que, s'il la refusoit, mademoiselle de Miralbe, par le fait même, dès l'instant, et sans être obligée de rendre compte à personne, disposeroit des biens qu'il lui léguoit. Il fut impossible à M. de Miralbe de douter qu'il n'eût été démasqué devant son oncle. Sa rage ne peut se concevoir; du même coup il perdoit l'espoir si long-temps caressé de réparer sa fortune, dont il cachoit le délabrement au public. Ce public, qui ne juge guère que par les faits, alloit sans doute scruter les motifs de son exhérédation. Son fils triomphoit: plus il l'avoit présenté comme un homme sans mœurs, plus il étoit humiliant pour lui de voir qu'il lui eût été préféré. Sa fille, en jouissant d'une fortune qu'il n'avoit pas été cru digne de gérer, devenoit presque indépendante de lui; et soustraite aux projets qu'il pouvoit former contre elle, elle alloit avant peu lui demander compte de la succession de sa mère. Le testament de M. de Saint-Alban avoit été rédigé avec tant de précautions, qu'il étoit impossible de l'attaquer victorieusement par les voies ordinaires. Il ne restoit qu'un expédient à un homme du caractère de M. de Miralbe; il osa le tenter, et mit opposition à l'exécution des dernières volontés de son oncle, jusqu'au moment où l'état de la fille qui se prétendoit être mademoiselle de Miralbe auroit été constaté.


CHAPITRE XLIX.

Procès.

Trois jours après, il fit paroître un mémoire destiné au public bien plus qu'aux tribunaux, manière de plaider assez en vogue dans ce temps-là. Il y peignoit Adèle comme une intrigante, élevée par un philosophe, qui l'avoit, dès l'enfance, livrée au libertinage le plus affreux, et accoutumée à tout braver pour aller à la fortune. Après avoir fait un récit aussi adroit que mensonger des moyens employés pour tromper son cœur, toujours livré au chagrin d'avoir perdu sa fille, toujours agité par l'espérance de la retrouver; après avoir embelli, s'il est possible, les charmes séducteurs d'Adèle, et blâmé la foiblesse avec laquelle il s'étoit livré lui-même à quelques apparences concertées avec trop de ruse pour qu'il pût s'en méfier, il rappeloit l'aventure de M. de Farfalette. De ce jour il conçut des soupçons; et ce qui les confirma, fut la certitude qu'il acquit depuis, que la prétendue demoiselle de Miralbe avoit dès long-temps des rapports très-intimes avec son fils. C'étoit son fils qui avoit tramé ce complot; l'événement ne prouvoit que trop la perfidie avec laquelle il avoit été conduit. Malgré le scandale de la conduite de la prétendue demoiselle de Miralbe, malgré qu'elle eût été surprise en rendez-vous chez la sœur de l'homme qui l'avoit pervertie dès ses plus jeunes ans, malgré qu'il fût trop notoire que ladite Adèle étoit de plus en liaison réglée avec un personnage devenu depuis peu important, et qu'on nommera lorsqu'il en sera temps (c'étoit moi), on étoit parvenu à éblouir M. de Saint-Alban. Ici se trouvoit placé un grand éloge de son oncle, dont le seul défaut fut toujours de ne pouvoir résister à un sexe qui, de tout temps, a subjugué les hommes d'ailleurs les plus estimables. Il prétendoit qu'il l'avoit plusieurs fois averti des renseignemens parvenus jusqu'à lui contre la prétendue demoiselle de Miralbe, et consulté sur les moyens de la rendre au néant dont il l'avoit tirée; mais que ce vieillard, séduit par son amour, et peut-être par les complaisances dont on berçoit sa crédulité, s'étoit emporté contre lui. Il ne lui resta donc qu'un parti à prendre, ce fut de ne pas troubler le repos d'un oncle dont le bonheur lui étoit plus cher que les richesses, et d'attendre, au risque de tout ce qui pourroit en arriver, que la conduite de la prétendue demoiselle de Miralbe éclairât son cœur en le déchirant. Mais habilement guidée par son fils et par l'homme qui n'a jamais cessé d'avoir un empire absolu sur ses volontés, elle calcula toutes ses actions de manière à augmenter l'aveuglement de M. de Saint-Alban, jusqu'au jour où ils furent tous certains d'un testament sans doute d'avance concerté entre eux. Au comble de leurs desirs, la mort vint les délivrer de la gêne qu'ils s'étoient imposée, et leur en payer le prix.

M. de Miralbe s'interdisoit toute réflexion sur la promptitude avec laquelle son oncle avoit rendu le dernier soupir; et de toutes les perfidies répandues dans son mémoire, ce n'étoit pas la plus mal-adroite. Bien des gens refusent de croire un attentat qu'on leur affirme, et le soutiennent comme authentique quand on leur a laissé le soin de le deviner: l'indulgence se tait où l'amour-propre peut se donner le mérite de la pénétration.

M. de Miralbe concluoit à suspendre l'exécution du testament de M. de Saint-Alban, jusqu'au moment où les lois auroient fait justice des crimes et des prétentions de la fille Adèle. Il ne doutoit pas que les personnages respectables qui, trompés par ses fausses vertus, lui avoient jusqu'à présent accordé leur protection, ne s'empressassent de l'abandonner à ses propres ressources et à celles de ses complices. Les personnages respectables étoient Florvel, son épouse, et M. de Nangis; les complices étoient Henri et moi, mais moi sans être nommé: précaution assez inutile, car je n'avois pas envie de garder l'anonyme.

Jamais libelle ne surprit autant ceux contre lesquels il étoit dirigé, et jamais aussi il n'inspira des sentimens plus unanimes contre son auteur. Madame de Florvel y répondit pour son compte, en allant aussitôt trouver Adèle au couvent où elle s'étoit retirée; et après lui avoir donné communication du mémoire de son père, elle lui dit: «Nous n'avons, mon amie, qu'un parti à prendre toutes deux: vous, de garder le silence, et de confier à votre tuteur le soin de vous défendre; moi, de vous offrir un asyle dans ma maison. Si vous restiez dans un cloître, on croiroit que je vous ai jugée, et je rougirois que l'on pensât même que je vous soupçonne.»

Adèle connoissoit trop son père pour être scandalisée de se voir désavouée par lui; elle l'auroit volontiers remercié de vouloir briser les liens qui l'unissoient à lui, et l'auroit de plus secondé de tout son pouvoir, si les atrocités répandues contre elle et contre M. Durmer ne lui eussent fait un devoir de se défendre. Aussi trouvoit-elle fort triste d'être obligée de plaider pour être fille de M. de Miralbe, lorsque tous ses vœux tendoient à ne lui appartenir à aucun titre, et plus fâcheux encore, s'il est possible, de se voir condamnée à la célébrité, lorsque tous ses goûts ne lui faisoient envisager le bonheur que dans le silence d'une douce médiocrité. Dans le premier moment, elle ne sentit que le procédé de madame de Florvel et le plaisir de se rapprocher de moi: aussi ne fit-elle aucune difficulté pour quitter le couvent, et s'exposer aux regards avides du public.

M. de Nangis étoit déconcerté; il prétendoit que la famille de Miralbe n'étoit pas de race humaine: mais comme il y avoit dans le mémoire du père vingt mensonges dont il lui étoit impossible de douter; comme il avoit connu, estimé et chéri M. Durmer, et qu'on lui prouva sans peine que son honneur étoit engagé à soutenir le titre de tuteur d'Adèle, titre qu'il obtenoit pour la seconde fois, et qui annonçoit à tout le monde l'opinion que deux hommes estimables sous des rapports différens avoient eue de sa probité, il consentit à prêter son nom dans ce procès. C'étoit tout ce qu'on attendoit de lui, et ce qu'il pouvoit offrir de meilleur.

Indépendamment de l'amitié qui unissoit Henri à sa sœur, il étoit trop intéressé à l'exécution entière du testament de M. de Saint-Alban, et trop avide de saisir l'occasion de combattre M. de Miralbe, pour la laisser échapper. En quarante-huit heures, il fit imprimer une réponse vraiment plaisante, sous le titre de Critique du Roman de mon père. Sans discuter la vérité des faits, sans supposer même qu'on eût voulu les donner pour authentiques, il se contenta d'examiner le mémoire de M. de Miralbe comme un ouvrage littéraire purement d'imagination, et il en fit ressortir les invraisemblances avec tant d'adresse, qu'il mit les rieurs de son parti, en obtenant l'approbation de tous les gens de goût.

Ce procès étoit véritablement de ceux que les tribunaux ne jugent qu'après que l'opinion publique s'est prononcée. Il auroit été aussi impossible de prouver qu'Adèle étoit née demoiselle de Miralbe, que d'affirmer le contraire. Il ne s'agissoit que de savoir si ce titre qu'elle avoit possédé de l'aveu de celui qui le lui disputoit, si ce titre en vertu duquel elle avoit été esclave et victime d'un homme qui trouvoit son intérêt à le lui donner, pouvoit lui être enlevé quand l'intérêt de ce même homme étoit de l'en priver. Rien sans doute n'eût été plus injuste; mais, je le répète, il falloit mettre toutes les voix de notre côté: aussi, tandis que Henri attiroit vers nous ceux sur qui l'esprit peut tout, je déchirai le voile dont son père avoit bien voulu me couvrir; et la réponse personnelle que je fis à son libelle, devant nécessairement contenir le détail de ma connoissance avec mademoiselle de Miralbe, l'histoire de notre amour et de nos malheurs fut faite de manière à ranger de notre bord les femmes et les jeunes gens, deux classes qui, par la chaleur de leur approbation, servent toujours bien le parti qu'elles appuient.

Mais le mémoire imprimé sous le nom de M. de Nangis, en qualité de tuteur de mademoiselle de Miralbe, étoit le plus important; et, sans les réflexions de Henri, nous allions faire la plus grande de toutes les sottises en approuvant celui qu'avoit travaillé un célèbre avocat. Il citoit force lois en faveur d'Adèle: c'étoit sans doute l'espérance de son père, qui se fût alors trouvé bien à son aise, puisqu'en opposant citations à citations, il nous enfermoit dans un labyrinthe dont nous ne fussions pas sortis. Henri traça le plan, exigea qu'on se tînt à l'exposé simple des faits, et qu'on appuyât seulement sur trois points:

1°. L'indignation avec laquelle les amis de sa sœur avoient vu les prétentions que M. de Miralbe élevoit contre elle, et leur intention bien prononcée d'unir leur cause à la sienne.

2°. L'aveu qu'elle avoit fait à M. de Saint-Alban de son amour pour moi, et l'approbation qu'il y avoit donnée; approbation qu'il étoit impossible de nier, puisque la minute des articles dressés existoit encore, et qu'on en donnoit copie certifiée par le notaire qui l'avoit rédigée. Rien ne détruisoit plus complétement l'idée que M. de Saint-Alban fût amoureux de sa nièce, et qu'on eût employé aucun moyen pour le séduire. Comment, après cela, supposer que sa mort eût comblé les vœux de ceux dont il alloit assurer le bonheur, de ceux qui n'auroient plus rien à desirer s'il vivoit encore?

3°. L'histoire du rendez-vous avec M. de Farfalette.

Ce point étoit fort délicat à traiter. Je demandai à Adèle que l'on ménageât une femme dont elle avoit à se plaindre bien cruellement, mais que, par des raisons particulières, je souhaitois de ne pas voir compromise. Adèle connoissoit mes motifs; elle les approuva, et donna à son sexe un exemple qu'il devroit s'empresser d'imiter. Bien d'autres, à sa place, eussent montré de la jalousie, ou tout au moins de l'humeur; elle ne me témoigna que de l'estime. Elle n'ignoroit pas que je détestois madame de Valmont; elle sentit cependant que ce n'étoit ni à moi ni à celle qui se regardoit comme mon épouse, à la punir. On peut haïr une femme que l'on a beaucoup aimée: jamais, et sous quelque prétexte que ce soit, on ne doit se prêter à la perdre. M. de Nangis, bien loin d'approuver ces ménagemens, ne les concevoit pas; il auroit voulu qu'on se servît de la déclaration faite par la femme-de-chambre de sa pupille, et la regardoit, avec raison, comme une assurance de triomphe.

Il ne fallut pas moins qu'il se contentât d'annoncer qu'il avoit la certitude que ce rendez-vous étoit une intrigue abominable concertée par des êtres qui avoient voulu perdre mademoiselle de Miralbe; qu'il ne les nommoit pas par des raisons dont la délicatesse lui faisoit une loi; mais que si l'intérêt de sa pupille l'exigeoit un jour, il les accableroit d'une preuve qui les rendroit l'horreur de la société.

Cette pièce nous servit bien plus que si elle avoit été imprimée. Qu'on se rappelle que M. de Valmont étoit membre du parlement de Paris, que sa place pouvoit lui donner une grande influence dans cette affaire par lui-même et par ses sollicitations auprès de ses collègues. Henri trouva moyen de l'enlever à M. de Miralbe, et d'unir irrésistiblement son intérêt au nôtre.

Muni de la déclaration de la femme-de-chambre de sa sœur, il alla trouver madame de Valmont, la lui montra, en l'assurant qu'elle seroit imprimée dans le mémoire de mademoiselle de Miralbe. Madame de Valmont resta anéantie.

«J'obtiendrai qu'on la supprime, lui dit Henri, à condition qu'avant huit jours vous quitterez la maison de mon père, ainsi que votre époux, dont il faut nous garantir non seulement la neutralité, mais encore les services. N'objectez pas que vous ne pouvez déterminer sa volonté sans vous compromettre; il est indispensable que M. de Valmont connoisse cette pièce terrible contre vous, et que le soin de votre réputation soit l'assurance de sa conduite à notre égard. Je ne sais pas et je ne dois pas savoir les motifs de votre haine contre ma sœur: vous avouerez seulement à votre époux que mon père vous a forcé la main, et qu'ignorant les conséquences de cette action, encore plus les projets de M. de Miralbe, vous fûtes aussi indignée qu'affligée quand vous vîtes le piége dans lequel on vous avoit entraînée. Un mari pardonne bien des choses quand son honneur n'est pas compromis; le vôtre ne peut douter de l'impassibilité de vos principes. Vous sauver ou vous perdre, il n'y a point à balancer.»

Madame de Valmont le sentit; elle demanda, pour disposer l'esprit de son époux, quelques jours, qui lui furent accordés. Le quatrième, elle fit prier Henri de se trouver chez elle; M. de Valmont y étoit. Là, il fut témoin de l'adresse avec laquelle on persuada à un époux ce qu'il devoit croire, en éloignant ses réflexions de ce qu'il ne devoit pas soupçonner; et Henri, malgré qu'il se vantât de bien connoître les femmes, répétoit, en sortant de cet entretien, que plus on vivoit, plus on apprenoit à douter de ses connoissances. Il promit à M. de Valmont que cette pièce lui seroit remise, ou seroit imprimée le lendemain du jugement: remise, si sa sœur étoit conservée dans ses droits; imprimée, si elle étoit condamnée à y renoncer.

Il exigea sans pitié que M. de Valmont quittât la maison de son père; il avoit calculé l'effet que cette rupture produiroit dans le monde, et ne s'étoit pas trompé. Effectivement, dès ce moment, la cause de M. de Miralbe fut regardée avec beaucoup de défaveur.

Adèle ne vengea la réputation de M. Durmer qu'en faisant imprimer dans son mémoire la lettre que cet écrivain célèbre lui avoit adressée à ses derniers momens. Lecteurs, vous la connoissez; prononcez: fut-elle dictée par un homme capable de corrompre l'innocence?


CHAPITRE L.

Le 17 octobre.

Rien ne dure aussi long-temps qu'un procès; bien des gens le savent par expérience. Celui intenté contre Adèle reposoit sur des moyens si extraordinaires, qu'il étoit impossible d'en prévoir l'issue. Sa position d'ailleurs étoit fort désagréable. Devenue la femme du jour sans le vouloir, ne pouvant fuir la société sans paroître se condamner, n'osant s'y livrer dans la crainte d'affecter trop d'assurance; obligée à des dépenses assez fortes sans fortune fixe, puisqu'elle ne possédoit rien pour le présent, et que le même arrêt pouvoit lui ravir du même coup les biens de sa mère et l'héritage de M. de Saint-Alban; contractant des obligations pécuniaires avec ses amis, elle qui redoutoit plus que personne ce genre de dépendance; sur-tout voyant à jamais l'impossibilité de s'acquitter si elle étoit condamnée à renoncer au titre de mademoiselle de Miralbe... ce fut au milieu de ces inquiétudes que nous jurâmes de ne pas confier de nouveau aux événemens le soin de notre bonheur, et de nous marier, au risque de tout ce qu'il en pourroit arriver.

La première fois que nous en parlâmes, M. de Nangis, Florvel, son épouse, nos avocats, Henri même, s'écrièrent que cela étoit impossible, que mademoiselle de Miralbe n'obtiendroit pas le consentement de son père, qu'il ne répondroit pas si elle le lui demandoit pour la forme; et que, ne pouvant s'en passer pour contracter sous le nom qu'il lui disputoit, si elle se marioit sous celui d'Adèle seulement, elle paraîtroit renoncer elle-même à tous ses droits. Nous n'ignorions point la solidité de ces raisonnemens; mais plus ils s'opposoient à nos desirs, plus nous étions décidés à n'en tenir aucun compte. M. de Nangis alors annonça qu'il refuseroit son consentement; mais Adèle, sans s'épouvanter de l'opposition qu'elle rencontroit, demanda du moins qu'on voulût bien l'entendre. Voici les raisons qu'elle fit valoir.

«On sait que je ne tiens pas à la fortune, et que s'il eût été en mon pouvoir de servir M. de Miralbe dans le désir qu'il a de me méconnoître pour sa fille, je l'aurois fait avec plaisir; il m'a placée dans la nécessité de soutenir des droits que je ne desire point, et c'est le seul tort qu'il m'est difficile de lui pardonner.

«Je ne ferai entrer l'amour pour rien dans ma résolution; ce qui est tout pour moi ne peut être une considération pour les autres: mais si je perds mon procès, que deviendrai-je? Je ne serai plus cette Adèle dont l'obscurité faisoit la sûreté et le bonheur; je ne serai qu'une intrigante, perdue de réputation, sans appui, sans protecteur légal: et le même homme qui m'a déjà si cruellement traitée lorsque son premier devoir étoit de me défendre, ne se croira-t-il pas le droit de se venger, quand tout se réunira pour me faire paroître coupable? L'arrêt qui me privera du titre de sa fille, ne l'autorisera-t-il pas à me punir de l'avoir porté? Qui me soutiendra contre lui? Personne. Mes amis m'abandonneront en me plaignant, et je leur rendrai assez de justice pour les plaindre moi-même de m'abandonner; je connois le monde, et je sais qu'il est souvent dangereux à la vertu de protéger l'innocence, quand les tribunaux et la voix publique l'ont condamnée. Quiconque uniroit alors sa cause à la mienne, se perdroit sans me sauver. Voilà peut-être l'avenir qui m'attend: un seul être peut m'y soustraire. Quand les lois frapperoient sans pitié la solitaire Adèle, même en m'ôtant le titre de Miralbe, elles respecteront l'épouse de M. de Montluc: quelque injustice qui me soit réservée sous ce nom, il sera permis à mon époux d'embrasser ma querelle, et l'on n'osera point m'en séparer. En acceptant ma main dans l'état incertain où je flotte, Frédéric fait plus que lorsqu'il m'épousoit n'étant que l'élève de M. Durmer: alors je ne lui apportois pas de dot; aujourd'hui je n'en ai point non plus à lui offrir, et je l'expose à tous les dangers inséparables de ma position, à la douleur de voir sa compagne perdue dans ce qui est le plus cher à tous les hommes, son honneur. Il brave tout pour moi, et il est le seul avec lequel je puisse m'acquitter, puisque lui dans ma position, moi dans la sienne, je ne balancerois point un instant à partager son sort.

«Je n'ai parlé que de l'avenir effrayant qui m'est réservé si je perds mon procès: vous connoissez tous M. de Miralbe; si je le gagne, je suis sa fille, et je retombe en son pouvoir. Par l'impression que cette idée fait sur vous, jugez de la terreur qu'elle m'inspire. Que je sois Adèle condamnée, ou mademoiselle de Miralbe triomphante, je suis la plus malheureuse des mortelles. Qui pourroit donc me blâmer de saisir l'occasion de cesser d'être l'une et l'autre? Sera-ce le public? Eh bien! puisque jusqu'à présent il est le premier juge auquel nous nous sommes adressés, rien ne m'empêchera de justifier cette démarche devant lui. Ma position est si nouvelle, qu'on ne peut me juger par les règles ordinaires de la vie; et qui attribueroit ma résolution à l'amour se tromperoit, puisqu'il est vrai qu'un homme en état de me soustraire à M. de Miralbe, quels que fussent d'ailleurs son nom, son âge et son caractère, deviendroit mon époux, si celui que j'aime n'étoit pas assez généreux pour me presser de lui donner ma main. Je sens moi-même la force des objections que l'on m'a faites: si l'on me prouve qu'elles l'emportent sur les raisons qui me déterminent, je suis prête à céder et à me sacrifier à la prudence de mes amis; mais s'ils tremblent de se la reprocher un jour, qu'ils me sauvent de la mort, et eux d'un cruel repentir.»

Il étoit difficile de résister à un pareil discours: aussi ceux qui s'étoient récriés le plus vivement contre l'idée d'un mariage dans les circonstances où nous nous trouvions, convinrent que toutes les considérations devoient céder devant les craintes d'Adèle, craintes trop naturelles et si fortement justifiées par le passé. Après bien des consultations, on s'arrêta au parti de tout conduire dans le silence jusqu'après la célébration. Les bans indispensables furent publiés de grand matin; les autres furent achetés. Pour ne point avertir M. de Miralbe, qui ne pouvoit donner son consentement ni le refuser, puisqu'il nioit sa qualité de père, mademoiselle de Miralbe ne prit que le nom d'Adèle; mais, dans le contrat qui fut dressé, les hommes de loi lui firent faire toutes les protestations et réserves nécessaires au maintien de ses droits. La nuit du 17 octobre 17.. nous fûmes mariés; M. de Nangis et madame de Florvel servant de père et de mère à Adèle, M. et madame de Montluc représentant de même de mon côté; Henri de Miralbe, Florvel, M. de Farfalette et Philippe, à titre de témoins.

Jour mémorable pour moi, tu comblas tous mes desirs! Que m'importoit alors la fortune, l'instabilité des lois, les complots des méchans, les événemens dont les hommes disposent? que m'importoit ce bourdonnement qu'on appelle opinion publique? Mes vœux, mes pensées, tout mon être enfin n'existoit que dans mon amour. Nous étions l'un à l'autre, et je sentois qu'aucune puissance humaine ne parviendroit à briser des liens si chers à nos cœurs. Combien de fois, depuis cette époque, les années, en ramenant le 17 octobre, nous ont-ils trouvés remplis de reconnoissance pour lui! c'est encore, et pour toute notre vie, la fête de l'amour, du bonheur et de l'amitié; c'est le moment de la confiance. Le 17 octobre nous ne sommes à personne; et la vieillesse nous atteindra que nous trouverons encore cette journée trop courte pour parler des plaisirs que nous lui dûmes, et de tous ceux qui les ont suivis.

C'est le 17 octobre que je termine l'histoire de ma vie: lecteurs, vous me permettrez d'être bref; cette journée ne m'appartient pas.

Après dix-huit mois employés à voir beaucoup de monde pour soutenir et augmenter le nombre de nos partisans, après quantité de mémoires, de répliques, de sollicitations, d'espérances et de craintes, le procès de mon épouse fut jugé. Elle le gagna. Nous devînmes très-riches sans l'avoir desiré: aussi notre bonheur fut-il plus fort que les faveurs de la fortune; il lui résista.

M. de Miralbe s'enfuit dans une de ses terres au fond du Dauphiné; et là, sans jamais vouloir personnellement reconnoître Adèle pour sa fille, il offrit de lui rendre compte des biens de madame de Miralbe. Mon épouse lui répondit qu'elle n'avoit point été guidée par l'intérêt dans les démarches qu'elle s'étoit vue contrainte de faire contre lui; qu'elle le prioit de dicter lui-même les arrangemens qui convenoient le mieux à l'état de ses affaires, lui promettant pour elle et pour moi de signer aveuglément tout ce qui s'accorderoit avec ses desirs. Loin d'être touché de notre procédé, il se disposoit à engager la plus grande partie de ses biens pour s'acquitter avec nous, quand la mort qu'il portoit dans son sein depuis l'arrêt qui l'avoit condamné, le délivra de la honte, des regrets, et peut-être des remords qui le poursuivoient.

Libres de tous soins, nous allâmes passer le temps de notre deuil à Téligny, où nous reconduisîmes M. et madame de Montluc, qui soupiroient à Paris après les plaisirs tranquilles de la vie champêtre.

Depuis nous leur consacrâmes chaque année la saison où le séjour de la ville est le moins supportable. Nous conservâmes nos amis: leur présence nous étoit chère à bien des titres; elle nous rappeloit les services que nous en avions reçus, et toutes les époques de notre amour: le souvenir des peines passées est pour les amans une jouissance de plus et un motif de s'aimer davantage.

Philippe ne nous quitte point; il trouve la récompense des sacrifices qu'il a faits pour moi dans l'attachement de mon épouse autant que dans le mien. Il est plus aimable que jamais, et cultive en cachette le goût qu'il a toujours eu pour l'étude. Sans avoir la manie du bel esprit, il jette volontiers ses pensées sur le papier. Je lui proposois un jour de se faire imprimer. «Non vraiment, me répondit-il; je craindrois de trahir les secrets de l'humanité: quand on connoît les hommes, on sent le besoin de les cacher.»

FIN.

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