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Galipettes

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The Project Gutenberg eBook of Galipettes

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Title: Galipettes

Author: Félix Galipaux

Release date: June 1, 2004 [eBook #12665]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders
Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliotheque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GALIPETTES ***








F. GALIPAUX


GALIPETTES



DESSINS DE P. BARON, E. BÉJOT BÉTHUNE, COURCHET, DETOUCHE FRIM, GRAY, LHEUREUX, L. LOIR, MERWART MESPLÈS, H. PILLE, RAY, TEYSSONNIÈRE VALTON



PARIS
JULES LEVY, LIBRAIRE-ÉDITEUR
2, RUE ANTOINE-DUBOIS, 2


1887



A MA MÈRE
MON MEILLEUR AMI



PRÉFACE

Si tous ceux qui ont applaudi Galipaux, tous ceux qu'il a fait rire, achetaient son livre, ce serait—comme le briquet de Fumade—le plus grand succès qu'on puisse voir de nos jours!

Il est si gentil, ce petit Galipaux.

Il y a des jours où on le prendrait pour Déjazet, et on se demande pourquoi il ne joue pas les PREMIÈRES ARMES DE RICHELIEU et le VICOMTE DE LÉTORIÈRES.

Un comique qui n'a rien de grotesque, le cas est presque unique. Hyacinthe avait son nez, Ravel avait sa tournure, Baron a un vice de prononciation qui lui rapporte soixante mille francs par an.

De tous les comiques connus, l'un a la maigreur; l'autre l'obésité. Galipaux n'a que la gaîté, l'esprit, la finesse des nuances. Il voudrait être ridicule qu'il ne pourrait pas y arriver.

Il justifie le proverbe: Qui peut le plus peut le moins. Un premier prix au Conservatoire lui donnait de droit son entrée à la Comédie Française; mais Galipaux mesura Coquelin qui signait de la rue Lafayette des décrets de Moscou, et, prudemment, il prit l'autre côté du Palais-Royal. Le premier prix du Conservatoire signa un engagement de cinq ans avec le théâtre où triomphèrent Sainville, Arnal, Alcide Tousez, Achard, Gil-Pérez. Et là, même là, on le tint trois ans sous le boisseau. Les jeunes ont à lutter partout.

Il est cependant méridional, ce jeune comique arrivé à la force du poignet; mais le midi lui-même est étouffé par les syndicats et les coalitions.

C'est pourquoi Galipaux, désireux d'occuper ses loisirs, se mit à écrire de petites études, des esquisses, des monologues, des proverbes qui ont prouvé qu'il était capable de débiter autre chose que l'esprit des autres.

Après les DEUX ÉPAVES, saynète en vers, Galipaux se révéla sous trois formes différentes dans le VIOLON SÉDUCTEUR: auteur, comédien et violoniste, il savoura trois succès en une séance.

Pourquoi du Palais-Royal est-il allé à la Renaissance? Et pourquoi de la Renaissance ne va-t-il pas à la Comédie Française où son début serait une véritable RENTRÉE? Son professeur, son maître, le grand Régnier, ce comédien qui, sous l'Empire, était plus vénéré qu'un sénateur, n'est plus là pour lui ouvrir la barrière. Et cependant quel Mascarille et quel Scapin ferait ce Galipaux, né pour les planches, qui a dû renoncer provisoirement à Molière et à Régnard pour interpréter Blavet et Bisson!—Il y a des degrés, disait à Alexandre Dumas le président du tribunal de Rouen. Galipaux les franchira. En attendant, l'excellent comique, le comédien poète et auteur, offre au public les fleurs de son imagination. La plupart des morceaux qui composent ce volume ont paru dans les journaux de Paris, non point dans les feuilles volantes et éphémères, mais bien dans les journaux qui ont des abonnés—comme l'Opéra. Galipaux a été imprimé tout vif dans le FIGARO, dans l'ÉCHO DE PARIS, dans l'OPINION, dans l'ESTAFETTE. La Renaissance, l'Athénée les Menus-Plaisirs, le théâtre Déjazet ont donné de ses pièces. Il mérite d'être lu, ayant mérité d'être écouté. Et puisqu'il ne joue que le soir, lisez-le le matin.


AURÉLIEN SCHOLL.


NOS ACTEURS EN TOURNÉE

A Alexandre BISSON.



Depuis quelques années, lorsqu'une pièce a du succès à Paris—comédie ou opérette—il se trouve toujours une dizaine d'impressarii in partibus tout prêts à l'exploiter en province.

Pour ce faire, ils racolent dans les agences et cafés du boulevard les comédiens inoccupés, montent rapidement l'ouvrage, et en route pour l'exportation dramatique ou musicale!

Ces troupes formées de brio et de broc, et composées d'éléments hétérogènes, offrent la plupart du temps à l'observateur d'innombrables sujets d'études, et au caricaturiste quantité de modèles à croquer.

Si vous le voulez bien, nous allons examiner ensemble les types que nous présente la tournée Saint-Albert.


Saint-Albert, grand premier rôle, aujourd'hui éloigné de la scène (l'ingratitude des auteurs!), vient d'acheter le droit unique de représenter dans toute la France la nouvelle pièce de Dubéquet.

Il n'a pas eu la main heureuse, Saint-Albert, dans le recrutement de sa troupe: elle est formée d'une jolie collection de types!

Aussi, ce malheureux directeur rentrera-t-il dans la capitale avec les cheveux un tantinet blanchis.

Dam! qu'est-ce que vous voulez! quand on a affaire à des gens comme ce Floridor, par exemple!...


LE GRINCHEUX


Floridor est comique au théâtre ... parfois, mais grincheux à la ville ... toujours.

Il a décroché avec peine et protection un second accessit au temple du faubourg Poissonnière, où il n'est cependant resté que six ans. Cela lui suffit pour mettre sur ses cartes de visites «lauréat du Conservatoire» (lauréat! comme c'est malin, c'est pour le bourgeois, ça.)

Il n'a pas voulu entrer aux Français, il n'y aurait rien fait avec Machin qui est là et qui accapare tous les rôles.

Entre nous, Floridor ne cache pas son jeu. Dès qu'on l'écoute dix minutes, on donne raison à ceux qui disent de lui: sale caractère! Ce n'est pas extraordinaire qu'il soit sans cesse sans engagement: à peine dans un théâtre, il débine tout et tous.

Depuis le directeur, «qui n'y connaît rien», jusqu'aux artistes, «tous mauvais» en passant par le régisseur, «une moule», tout le monde a son paquet avec lui.

Je vous laisse à penser ce qu'il dit de l'artiste qui joue son emploi, à lui, Floridor!

Enfin, il y a huit jours, il rencontre un camarade, boulevard Saint-Martin, qui lui dit:

—Que fais-tu?

—Rien.

—Veux-tu venir jouer le Névrosé avec nous?

—Qui, vous?

—Eh bien, Chose, Machin, Dazincourt....

—Ah! môssieu Dazincourt en est?

—Oui, qu'est-ce qu'il t'a encore fait, celui-là? Tu n'as pas l'air de l'aimer beaucoup.

—Moi? je me fiche pas mal de lui! Ça m'embête seulement de jouer avec un cabot.

—Allons, décidément, il t'a fait quelque chose.

—Mais non, je t'assure. Et ce serait pour jouer le Névrosé, naturellement?

—Non, c'est Vilter qui le joue.

—Qui ça, Vilter?

—Vilter, du café de Suède.

—Ah! oui je sais ... un comique, plaisanterie à part ... ce sera gai ... Je ne suis pas curieux, mais je voudrais le voir dans le Névrosé....

Enfin, l'affaire est signée, non sans peine, et grâce au directeur qui a fait toutes les concessions.

On a mis, entre le 2e et le 3e acte, un monologue comique dit par Floridor, à la demande de l'artiste qui a réclamé cette faveur «afin d'avoir au moins quelque chose dans la soirée, son rôle étant une complaisance. Qu'on ne l'oublie pas!»

La répétition générale vient d'avoir lieu, au premier étage d'un café du faubourg du Temple. On s'est séparé en se donnant rendez-vous pour le lendemain, deux heures, à la gare Saint-Lazare: on joue le soir même à Versailles. Floridor fait remarquer qu'il est idiot de partir à deux heures. On peut parfaitement ne partir qu'à cinq, on arrive suffisamment tôt pour dîner et être prêt à l'heure. Au moins, on passerait sa journée à Paris. Il faut être fou pour n'avoir pas vu ça! Les indicateurs ne sont pas faits pour les chiens. Ah! elle commence bien, cette tournée!


On part. Naturellement, Floridor, en parfait gentleman, s'est immédiatement emparé du meilleur coin. La duègne qui, elle, n'a pas eu cette chance, a vainement laissé tomber plusieurs fois cette phrase:

—Je sens que je vais être malade ... chaque fois que je vais en arrière....

Floridor n'a pas bronché. Il bourre silencieusement sa pipe sans tenir compte de l'effroi visible de ses camarades du sexe faible.

—Oh! quelle tabagie! baissez au moins la vitre.

—Plus souvent! pour attraper un rhume; je joue ce soir, moi!

—Eh bien, et nous?


On arrive.

Floridor n'est pas content:

—Eh bien, l'omnibus? Où est l'omnibus pour ma valise? On ne suppose pas que je vais porter moi-même ma valise à l'hôtel?

Mais, en voilà bien d'une autre!

Les yeux de Floridor tombent sur une affiche:

—Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il écumant.

On a mis Réguval avant moi? C'est trop fort! De quel droit?

—Mais, mon petit Floridor, lui dit-on pour le calmer, Réguval joue Gaëtan.

—Qu'est-ce que ça me fiche? Je suis quelqu'un, moi, on me connaît ... ma réputation n'est plus à faire. Dans les Premières pages d'une grande histoire, c'est moi qui ai créé Marceau.

—Comment, Marceau?

—Certainement, à Ruffec.

Bref, après avoir longuement ronchonné et s'être aperçu qu'on ne prêtait qu'une oreille distraite à ses jérémiades, Floridor change tout à coup de ton:

—Après tout, être le premier ou le dernier sur l'affiche, ça m'est bien égal. La vedette, c'est le public qui vous la fait!


Floridor se précipite à l'hôtel et se dispose à choisir la plus belle chambre, mais le garçon l'arrête:

—Pardon, celle-ci est retenue pour votre camarade, M. Dazincourt.

—Ah! j'aurais été bien étonné si ... Enfin! Eh bien! donnez-moi une sale mansarde, alors.

On lui offre la chambre mitoyenne et identiquement semblable à celle qu'il voulait prendre.

—Monsieur sera aussi bien ici.

—Oh! ça ne fait rien. Je sais parfaitement qu'à l'hôtel on n'est pas comme chez soi,


A table, on présente le plat à Floridor.

—Mais il ne reste que du maigre. Allez à la cuisine chercher du gras.

Le chef revient et avoue, la mine un peu confuse, qu'il n'en reste plus.

—Voilà ma veine! s'écrie l'artiste, je meurs de faim!

Et comme ses camarades se tordent:

—Alors, vous trouvez ça drôle, vous autres? Il vous en faut peu pour rire!


Au théâtre, le régisseur procède à la distribution des loges.

Floridor (que ses camarades appellent La Grinche) a déjà mis sa valise dans la première, celle qui est la plus près de la scène.

On lui fait poliment comprendre que c'est l'Étoile qui s'habille là, et qu'il est tout naturel qu'il cède cette loge à une femme.

—Oui, oui, moi, je m'habillerai dans les dessous, c'est assez bon.

—Floridor! on commence!

—Non, je ne suis pas prêt ... il y a encore une minute!

Si par hasard notre comique a du succès, il répond à ceux qui le complimentent:

—Oh! pour ce que ça m'avance d'être applaudi à Versailles!

S'il remporte une «tape», et qu'on y fasse allusion, sa réponse est prête:

—Dame! ce n'est pas à Versailles qu'il faut chercher les connaisseurs!

Le spectacle terminé, le régisseur dit:

—Mes enfants, demain, départ à sept heures, nous allons à Orléans.

—Comment, sept heures! Quand voulez-vous qu'on dorme alors? Et puis, cette idée d'aller de Versailles à Orléans quand on a Chartres à côté de soi!

—Mais, mon ami, si on ne va pas à Chartres, c'est que le théâtre est pris, le soir.

—Eh bien, pourquoi pas en matinée?


Et pour finir par un mot typique, si pendant le voyage la température n'est pas favorable à l'entreprise, Floridor ne cesse de répéter:

—Sale tournée ... il pleut tout le temps!


CELUI QUI SAIT VOYAGER


Parlez-moi au moins de Dazincourt, dit Saint-Albert, voilà un pensionnaire aimable, pas bruyant et qui sait voyager!

Ah! le fait est que Dazincourt a l'habitude des voyages. Depuis que les tournées fonctionnent, il n'a pas passé un hiver à Paris. Toujours en chemin de fer! Aussi, vous pouvez le questionner à propos d'un trajet quelconque, vous êtes certain qu'il vous répondra sûrement. Interrogez-le sur l'heure du départ, celle de l'arrivée; demandez-lui le nombre de kilomètres, si l'on change de train en route, sur quel réseau on voyage (Lyon, Orléans ou État), jamais vous ne le prendrez sans vert.

Il a tant voyagé! Tellement que, maintes fois, lorsque le train s'arrête, on l'aperçoit serrant la main du chef de gare: une vieille connaissance.

Je sais voyager, moi! est sa phrase favorite, qu'il répète souvent, d'ailleurs. Examinez-le dès le départ, et dites-moi si vous n'avez pas devant vous un homme qui connaît son affaire.



En wagon, il choisit, lui aussi, le meilleur coin, celui qui tourne le dos à la locomotive (afin d'éviter les morceaux de charbon), mais il l'offre gracieusement aux dames, s'il s'en trouve dans le compartiment ... il est vrai qu'il a toujours soin de monter où elles ne sont pas.

Le train à peine ébranlé, Dazincourt ouvre son petit sac de nuit—son seul bagage de main et pas encombrant, oh! non—il en retire une casquette légère ou épaisse, selon la saison, et lit le Petit Journal (Dazincourt n'a pas d'opinions, mais raffole des faits divers); le dernier crime lu, il le commente, jusqu'à la grande station où l'on déjeune.

Pendant que ses camarades s'engouffrent au buffet, Dazincourt se glisse discrètement à la buvette; c'est toujours la même cuisine, et c'est moins cher. Il remonte en wagon, fume onctueusement sa bouffarde et fait un léger somme qui le rend frais et dispos à l'arrivée.

Il ne se presse pas, à l'arrivée: il sait voyager!

Tandis que les autres artistes perdent dix minutes pour le choix de l'hôtel, Dazincourt, qui a déjà joué dans cette ville (où n'a-t-il pas joué?) sait, lui, où est le bon hôtel, l'hôtel raisonnable. Il a écrit la veille pour retenir sa chambre. Et pour ne pas confondre de noms, car il en a vu des Hôtel du Commerce, des Lion d'Or, des Cheval blanc! il a son petit répertoire, ce cahier cartonné que vous lui avez aperçu tout à l'heure dans les mains. Eh! bien, empruntez-le lui (il se fera un véritable plaisir de vous le prêter) et vous verrez:

Versailles. Tel hôtel, déjeuner, dîner et chambre: tant. V.C.
(ce qui veut dire: vin compris). On est bien. Prendre le café en
face. L'hôtel n'est pas loin de la gare, on peut y aller à pied,
même s'il pleut.

Tournez la page, et vous verrez au-dessous de la note qui regarde Chartres une petite ligne écrite au crayon:

Descendre à l'hôtel.... Eviter le vin. Demander si la cuisinière
Anna, une petite brune, est toujours là!

Et un point d'exclamation mystérieux termine cette phrase énigmatique!

Dazincourt s'est donc rendu à l'hôtel que lui a recommandé son petit vade mecum, il donne un bonjour amical aux patrons de l'hôtel, s'informe de la santé des enfants, qu'il trouve grandis depuis Michel Strogoff—la dernière tournée qui l'a amené ici,—monte au 17, sa chambre habituelle, ouvre la fenêtre pour changer l'air, éventre le lit, tâte les draps pour s'assurer de leur sécheresse, soulève un coin du matelas, à la tête du lit, pour se tranquilliser au sujet des ... petites trotteuses anthropophages, reborde le drap et, cette dernière inspection faite, consulte sa montre. Il n'est que cinq heures. Si la ville dont Dazincourt foule le pavé est une ville de garnison, notre artiste se dirige au café des officiers: l'absinthe y est toujours de premier choix.

Six heures. Dazincourt rentre dîner: c'est l'heure de la table d'hôte, le meilleur repas, il ne faut pas le rater. Mon Dieu, oui, à six heures, le service des tables d'hôte est toujours si mortellement long, il faut dîner sans se presser.

Son dessert pris, le comédien descend à la cuisine, et, sachant que, le lendemain, le départ a lieu dans la matinée, bien avant l'heure du repas ordinaire, il offre deux entrées au chef, afin que ce Vatel de province, reconnaissant de la bonne soirée passée la veille, lui trousse à son choix un petit déjeuner des plus congruents ... et au vin blanc (le matin, c'est le même prix, et ça change).

En suite, Dazincourt se dirige lentement vers le théâtre, en fumant avec onction sa vieille bouffarde, Joséphine.

Il s'habille sans se presser et joue de même, en pontifiant un brin. Le rideau baissé sur le dernier acte, l'acteur se dégrime et se rhabille avec la même régularité méthodique.

Ici, un détail bien caractéristique:

Afin d'éviter l'odeur rance des fards qui empesteraient sa malle et ses effets, Dazincourt se démaquille avec de petits frottoirs que sa femme lui a fabriqués avec de vieilles chemises en prévision de la tournée et qu'il jette ensuite dans un coin de la loge abandonnée comme un souvenir de son passage!

Et comme il est sain de prendre un peu l'air avant de se coucher, surtout quand on a respiré, pendant trois heures, l'atmosphère surchauffée d'une loge d'artiste, Dazincourt va en griller une dernière en se promenant sur le cours, et, toujours placide, rentre à l'hôtel où il se fait mettre au réveil suffisamment tôt pour ne pas avoir à se bousculer. Monté dans sa chambre, notre acteur se couche, et s'endort enfin avec la conscience d'un homme qui a fait son devoir ... et qui sait voyager.


L'ACTEUR PRESSÉ


Cinguy, qu'on pourrait aussi bien appeler Electric ou Dynamite, est la pétulance et la vivacité mêmes. Quel brouillon!

Il court, va, vient, monte, descend. Vous le croyez ici, il est là, vous y allez, il n'y est plus.

C'est tout essoufflé, qu'il arrive à la gare où ses camarades l'attendent depuis longtemps.

—Où montons-nous? ici ou là? Non, à côté! Je vais voir dans ce wagon, si nous serons seuls? Oh! non, Floridor y est, allons ailleurs! Tiens, Louisa, là-bas; grimpons dans son compartiment.

Ses camarades, lassés de zigzaguer sur la voie sont déjà casés que Cinguy cherche toujours où il va monter. Saprelotte! le train siffle, on a fermé les portières, il va rater le départ! Enfin, il s'accroche à une main, on le hisse, il y est, ça n'est pas malheureux!

Les copains installés depuis belle lurette ont placé entre eux une valise recouverte d'un plaid et s'apprêtent à faire un trente-et-un.

—En es-tu?

Cinguy adore le trente-et-un (quoiqu'il perde toujours, il est si distrait.)

C'est toujours lui qui propose de jouer, mais il n'est jamais prêt quand on commence.

—Non, attendez, j'ai mes journaux à lire.

—Zut! fait le chœur.

Et Cinguy retire de sa poche, le Figaro, l'Événement, le Gaulois.

Mais le démon du jeu l'empoigne, il lâche carrément Prével, Besson et Nicollet pour regarder les cartes.

—Ah! non, pas de conseils, lui crie-t-on, ou bien joue.

—Tout à l'heure! Il faut que je lise.

Et il lit ou du moins, il essaye de lire, mais son esprit est tout au brelan et au misti que ses voisins annoncent bruyamment.

C'est la vingtième fois au moins que ses yeux fixent: le programme de la semaine dans nos théâtres lyriques; programme qui lui est du reste profondément indifférent, aujourd'hui qu'il quitte Paris.

—Allons bon! en voilà bien d'une autre à présent.

Cinguy en se démenant,—hasard!—a fait tomber son ticket de chemin de fer dans la rainure de la portière.

—Quelle scie, cet animal-là!

—On n'est jamais tranquille une minute avec lui!

Cinguy dérange tous les voyageurs. Tous ses voisins, y compris deux étrangers, essayent d'attraper le billet, celui-ci avec une canne, l'autre avec la courroie de la vitre, etc.

Comme toutes les tentatives restent infructueuses, Cinguy très-embêté, dit:

—J'ai une idée.

—Nous sommes perdus, fait la soubrette.

—Non, ne craignez rien!

Et s'adressant à un gros homme qu'il ne connaît pas:

—Pardon, Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de me prêter un instant votre canif.

Et attachant le couteau à une longue ficelle, il le descend entre les deux planches, mais à force de faire la marionnette, il lâche la corde et v'lan, le couteau va rejoindre le billet.

Tout le monde rit.

Tête du monsieur.

Enfin, un camarade plus heureux ou plus adroit que ses devanciers pêche les deux objets.

—Maintenant, j'en suis! dit Vif-Argent aux joueurs.

Mais le train s'arrête, on est arrivé.


Cinguy, qui a rencontré quelqu'un avec qui il s'est attardé, sort le dernier.

Les omnibus d'hôtel viennent de partir.

—Eh bien, où sont les autres? Oh! comme c'est bête de ne pas m'attendre!

On lui dit:

—Les comédiens sont descendus à la Boule d'Or.

C'est loin, la Boule d'or?

—Ce n'est pas ici, lui répond-on avec vérité.

—Quels daims, ces provinciaux! murmure Cinguy vexé de prendre une voiture tout seul et encore plus vexé quand il voit que la Boule-d'Or est à dix pas de la gare et qu'il vient de se coller des frais inutiles.

—Quel est le numéro de ma chambre? demande-t-il à l'hôtelier.

—Monsieur, il n'en reste plus, les voyageurs qui viennent d'arriver ont tout pris.

—Comme c'est malin, dit Cinguy à ses amis qui redescendent de voir leur chambre, de ne rien retenir pour moi.

—Allez à l'Angleterre, vous y serez très bien.

—Oh! oui, très bien, reprend Floridor avec un sourire machiavélique et puis, ce n'est que seize francs par jour!

—C'est égal, vous me la paierez, celle-là, fait Cinguy en s'éloignant furieux.

Enfin, il est installé. Ses amis lui ont dit:

—Nous allons au Café du Commerce, tu nous y trouveras, si tu ne traînes pas.

Ah! bien, ouiche, Cinguy qui a fait le tour de la ville pour trouver l'Hôtel de l'Angleterre, devant lequel il est passé deux fois en courant, mais qu'il n'a pas vu, il est si distrait, arrive au Café du Commerce, cinq minutes après le départ de ses amis.

Son nez s'allonge.

Heureusement, il rencontre un ancien condisciple de Louis-le-Grand, aujourd'hui sous-chef à la préfecture de la ville. Ce jeune provincial savait par les affiches que Cinguy venait jouer ici; il serait bien allé l'attendre à la gare, mais il ignorait l'heure de l'arrivée. N'importe, le voilà, il ne lâche plus le comédien. D'ailleurs, ses parents sachant l'ami du fils bien élevé quoique artiste, ont chargé leur rejeton de l'inviter à dîner. Oh! impossible de refuser. Tout est prévu. Sachant que Cinguy avait besoin d'être au théâtre de bonne heure, on dînera à six heures et quart. C'est en-ten-du.


Au théâtre, tout le monde est agité: Cinguy n'est pas arrivé et c'est lui qui dit le premier mot.

—Me voilà! Me voilà!

En effet, on entend un tapage effroyable: c'est Cinguy qui monte quatre à quatre l'escalier tout en criant: à moi!! je suis en retard!!! coiffeur! habilleur!! vite!

Il se déshabille sur le palier, jette ses vêtements à un machiniste qu'il prend pour l'habilleur, se fait une tête de clown, tellement il se presse et crie:

—On peut frapper!... Non, non, ne frappez pas! j'ai oublié la clef de ma malle à l'hôtel. Garçon de théâtre! allez vite à l'Angleterre, (au bout de la ville) chambre 2, vous trouverez à ma valise un trousseau que vous m'apporterez. Allez vite!

L'employé revient, dératé, et l'on commence.

Un peu avant la fin de la pièce, Cinguy, croyant qu'on l'attend «à la sortie» remonte dans sa loge avant sa dernière apparition pour mettre ses souliers de ville, afin de gagner une minute, mais il ne gagne qu'une amende parce que cette ascension lui a fait manquer son entrée. Le rideau baissé sur le dernier acte, son ami vient le féliciter de la part de sa famille qui n'a pu l'attendre, vu l'heure tardive,—11 h. 35.

Pendant ce temps-là, tout le monde est parti, le théâtre est vide, et le gazier est là, ronchonnant après l'acteur qui n'en finit pas et qu'il attend pour éteindre le dernier papillon et s'en aller.

Cinq minutes après, Cinguy se trouve encore seul dans les rues désertes de cette sous-préfecture inanimée, qu'il fait retentir de son pas d'acteur pressé!


L'AMATEUR


L'amateur est ordinairement un gommeux qui n'a pas besoin de ça, mais que le théâtre amuse ou plutôt que les artistes amusent, et qui, pour rester davantage avec eux, s'est fait engager pour jouer des utilités habillées.

Est-il heureux de faire partie de cette tournée!

Ah! rien ne lui manque, il a pris ses précautions, celui-là!

Voyez ses poches, elles sont bourrées de guides, elles regorgent d'indicateurs, il en a! il en a!! de toutes les formes, de toutes les nuances, le Chaix, le Conty, le Noriac....

Un énorme sac de nuit est à ses côtés—vrai cabinet de toilette ambulant (jeu de brosses complet) avec toute une pharmacie portative.

Quelqu'un s'est-il blessé, vite, demandez à l'amateur du taffetas rose: il va vous en découper un morceau avec ses adorables ciseaux lilliputiens.

L'amateur a trois malles.

Dame! on part pour un mois, et il n'est pas de bon goût de mettre plus de huit jours de suite le même vêtement. Aussi l'amateur a-t-il emporté quatre complets ... complets, chapeaux et pardessus assortis.

Quant à ses cravates et ses gants, on n'en sait plus le nombre.

Le soir, s'il y a une annonce à faire, c'est toujours lui qui est chargé de cette corvée: il a un si bel habit et il le porte si bien!

—C'est son seul talent! insinue cette bonne langue de Floridor.

L'amateur voyage pour s'amuser, voir du pays.

Et pour éviter le temps perdu, voici comment il procède:

Ses innombrables guides lui ayant appris les heures où les musées sont visibles, les jardins publics ouverts, dès qu'il descend du train, il se jette dans un fiacre et dit au cocher d'un air entendu:

—Ce qu'il y a de curieux à voir!

C'est ainsi qu'il a vu plus de trente cathédrales, la plus intéressante de France au point de vue archéologique.

Bref, son système est le meilleur pour voir tout, et très vite.

On le blague bien un peu quand il revient de «ses excursions», on lui monte des scies, en lui demandant régulièrement s'il a visité l'aquarium; mais ça lui est égal: «Il a tout vu» et c'est ce qu'il veut, lui, qui voyage pour s'amuser.

Quelquefois même, quand la voiture est au complet, l'amateur l'escorte à cheval. Il est bon cavalier et fait caracoler son coursier de louage, à la grande fureur de Floridor, qui, le voyant passer ainsi, fier de sa monture, grommelle entre ses dents:

—Poseur, va!

Ces soirs-là, à la façon dont l'amateur joue son rôle, les jambes un peu écartées, on s'aperçoit visiblement des bienfaits de l'équitation.

L'amateur a cependant un avantage, il a toutes les jolies femmes avec lui, pendant la journée (il faut dire que ce n'est pas toujours un avant..., mais il ne s'agit pas de ça).

Ces dames le savent si obligeant, si attentionné! L'une lui donne son sac à porter, l'autre, une ombrelle; celle-ci lui a confié son ticket, celle-là l'envoie porter une dépêche ... à son ami de Paris. Cette dernière commission lui fait bien faire un peu la tête, mais il y va tout de même. Il a un si bon caractère!

Comme compensation à toutes ses politesses, on lui permet, quand il veut dormir en wagon, d'appuyer sa tête sur l'épaule de sa voisine.

Comment refuser ce petit service à un monsieur qui vous promène toute la journée en voiture? Et puis, ça ne va pas plus loin, d'ailleurs.... A moins que sous les tunnels ... mais non, je ne crois pas.

L'amateur est l'antithèse de Cinguy. Autant celui-ci est coup de vent, autant celui-là est tortue.

Ainsi, il n'a qu'une scène, au deuxième acte: il joue un invité à la soirée; il a fini à neuf heures. Eh bien, quand ses camarades remontent à la fin du spectacle, il n'est pas encore prêt et tous les compartiments de sa malle gisent à terre, encombrant le couloir.

Aussi, il faut entendre sacrer Floridor!

Comme, après le spectacle, il a pris la ruineuse habitude d'offrir un «ambigu» à ses compagnons enjuponnés, quand, le lendemain, le départ a lieu de bonne heure, il ne peut pas se dégrouiller. Il a beau se faire mettre au réveil vingt minutes avant les autres, si son ami Cinguy ne montait pas deux fois lui-même à sa chambre, après avoir envoyé tous les garçons de l'hôtel le réveiller, Lambinos raterait le train.

Et quand on lui fait une observation au sujet de son éternelle inexactitude et des «frousses» qu'elle donne à l'administration, l'amateur répond lentement.

—Je n'ai jamais rien raté!

—Heureux homme! soupire mélancoliquement Dazincourt.

L'amateur a une manie qui lui coûte cher: il achète toujours la spécialité du pays.

C'est ainsi qu'il a remporté du nougat de Montélimar, des biscuits de Reims, un de ces petits sacs de haricots que le buffet de Soissons tient tout prêts pour les gourmets ... naïfs. Il a acheté un pâté à Chartres, des sardines à Nantes, seulement il les a prises à l'huile, du sucre de pomme à Rouen, des prunes à Agen, des escargots à Troyes; il n'y a qu'à Orléans où il a vainement cherché des ... mais il ne s'agit pas de ça.

Bref, en partant, il avait trois malles, il en a six au retour. Aussi l'impresario a-t-il juré ses grands dieux qu'il n'emmènerait jamais plus avec lui, en tournée, des amateurs: ça coûte trop cher d'excédent!


LE PÊCHEUR


Le comédien-pêcheur n'est pas un type aussi rare qu'on peut le supposer.

Encore un calme, celui-là, et tout le premier à rire du pêcheur à la ligne si humoristiquement dessiné par Richepin.

Comme acteur, c'est un consciencieux qui fait très convenablement sa petite affaire, est très correct dans les rôles qu'on lui confie et ne dépare jamais une distribution.

Ne compte à son actif ni succès ni veste. On ne dit jamais de lui: «Oh! qu'il est bon!» mais on ne dit pas non plus: «Oh! qu'il est mauvais!» Bref, c'est ce qu'on appelle dans le bâtiment: un Complète un excellent ensemble.

Quand il n'est pas d'une pièce en répétitions, il va chatouiller le goujon et taquiner l'ablette sur les bords fleuris du canal Saint-Martin ... à deux pas du théâtre, au cas où un accident surgirait, mais par goût il aimerait mieux jeter plus loin sa ligne, l'eau croupissante qui empeste le quai Jemmapes n'ayant pour lui aucun appas.

La tournée a justement lieu pendant l'ouverture de la pêche, aussi ne voulant rien changer à ses habitudes, le comédien-pêcheur a-t-il emporté avec lui toutes ses lignes ... de fond et autres, sans compter, dit-il en riant, celles qu'il a dû se fourrer dans la tête.

C'est bien un peu gênant pour les voisins, ces satanés scions qui tombent sans cesse des filets, mais on ne dit trop rien, le pécheur est si bon enfant et si tranquille!

Le prototype de cette espèce est sans contredit le grime Samortil.

Je crois, en effet, qu'il serait bien embarrassé de dire lui-même si c'est la pêche ou le théâtre qu'il préfère. Entre nous, j'ai tout lieu de supposer que ce n'est pas le théâtre.

Il faut le voir, dès qu'on arrive dans une ville, demander à la première personne qu'il rencontre:

—Y a-t-il de l'eau, ici?

Et si la réponse est affirmative, se précipiter à l'endroit indiqué.

Mais c'est comme une fatalité, chaque fois qu'on va dans un pays où serpente une rivière quelconque, on arrive tard; en revanche, si on doit jouer dans une ville plate et sèche comme la poitrine de mademoiselle X ... on arrive dès le matin.

Lors de sa dernière tournée, on lui en a fait une bien bonne!

Ses camarades l'avaient conduit à environ cent mètres d'un pont, le plus bel ornement de la ville de C, et lui désignant l'eau qu'il ne pouvait voir à cause d'un parapet qui la cachait, l'un d'eux s'écria:

—C'est très bizarre, vous voyez bien cette rivière, tout le monde s'accorde à la trouver poissonneuse et personne n'a jamais pu prendre la moindre friture.

—Des blagueurs! fit Samortil, piqué au vif. Je vous fais le pari, moi, de vous rapporter pour demain matin une matelote copieuse.

Pari tenu.

Dans la journée, notre homme va hors ville, chercher dans les terrains vagues de la bonne terre à peloter; le soir, à table, il met dans sa poche tous les morceaux de gruyère qu'il aperçoit, excellent appât pour le chevesne et le barbillon.

Rentré à l'hôtel à minuit, il se fait réveiller à deux heures (quelle conscience!), se dirige vers le pont en question et tend ses lignes au milieu de l'obscurité la plus profonde, mais quel n'est pas son abrutissement lorsqu'à quatre heures, à la clarté de l'aube naissante, il s'aperçoit qu'il pêchait depuis deux heures dans une rivière sèche!


Du reste, il est inouï: n'a-t-il pas profité un jour du moment où son train stoppait sur un viaduc pour tendre sa ligne par la portière du wagon!

A part ça, il serait parfait, quoique possesseur d'un tic assommant, celui de faire porter à tout le monde sa bonne terre à peloter dans un sac ad hoc (il est tellement encombré par ses engins, qu'il faut bien l'aider).

L'acteur atteint de péchomanie conserve même au théâtre ses douces habitudes; oui, c'est plus fort que lui, le soir, si, en jouant, un de ses camarades se trompe, il le repêche.


LE PAPERASSIER


Le paperassier, c'est Groval.

Il adore Paris; aussi veut-il absolument être au courant de tout ce qui se passe dans la capitale pendant son absence, et dévore-t-il les feuilles publiques afin de ne pas cesser «d'être dans le train» comme s'il n'y était pas assez!

Dès qu'on arrive dans une ville, Groval demande immédiatement à l'employé qui lui prend son ticket:

—A quelle heure arrivent les journaux de Paris?

Pendant que ses camarades font un tour, jouent aux cartes ou au billard, lui, court de par la ville, cherchant les bureaux de rédaction des journaux locaux, et dépose sa carte de visite dans le casier des critiques dramatiques.

—C'est une politesse à laquelle ils sont sensibles, dit-il à ceux qui le raillent.

Quelquefois, sur sa carte il fait précéder son nom de ces deux mots: Remerciments anticipés; c'est quand le journal doit paraître le surlendemain, lui parti.

Dans ce cas-là, il donne quelques sous au concierge du théâtre pour le lui envoyer au théâtre de X... faire suivre.

Ces courses faites, il va au théâtre prendre les journaux à son adresse et s'installe dans un café. Là, il commence par dévorer les comptes rendus de l'Avenir orléanais, du Moniteur d'Avignon ou de la Gazette de Mont-de-Marsan, en ayant soin de découper ce qui le concerne.

Puis comme il a promis à sa mère ou à sa ... cousine de la rue de Morée de lui écrire tous les jours les incidents du voyage, les anecdotes curieuses qu'on lui apprend, les mœurs des habitants de province, les réponses bizarres qu'on lui a faites, et Dieu sait si elles abondent! il se met en devoir de rédiger pour ELLE un journal quotidien. Et il en barbouille, de ce papier, il en barbouille!

Mais comment diable se tire-t-il d'affaire? Il ne peut relater ce qu'on raconte devant lui, car il lit sans cesse; il ne peut non plus décrire les monuments curieux à voir, puisque, pendant que ses camarades les visitent, il écrit pour ne pas manquer le courrier.

Alors que peut-il bien écrire? Ce qu'il a lu probablement.

Voulez-vous des timbres-poste? Demandez-en à Groval, il en a sûrement à vous céder. Désirez-vous savoir si votre lettre exige une taxe supplémentaire, donnez-la lui, il la soupèsera en homme habitué et vous dira sans se tromper si c'est un ou plusieurs timbres de quinze centimes qu'il faut ajouter.

Il a l'habitude, lui, qui n'arrête pas de lire ou d'écrire ... même pendant les entr'actes.

—Oh! les paperassiers! Les paperassiers!


LE SECOND RÉGISSEUR


Le second régisseur!

Ah! en voilà un qui ne les bénit pas les tournées.

A peine défrayé, à la fin du voyage il se trouve avoir usé ses fonds de culotte sur les banquettes des chemins de fer pour presque rien.

Et il travaille le malheureux!

Arrivé dans une ville, alors que les artistes vont où ils veulent et font ce que bon leur semble, le second régisseur, lui, reste à la gare pour prendre les bagages et les faire charger sur le camion qui doit les apporter au théâtre, où, une fois arrivés, il les fait monter dans les loges des artistes; loges qu'il désigne lui-même et ce n'est par là une aimable besogne, certes, car, il y a toujours un Floridor quelconque qui ronchonne sur l'incommodité, l'insalubrité ou la situation de la sienne.

Aussi, généralement, voici comment le second régisseur procède: au premier étage, les dames; au second, les hommes. La plus proche à l'Étoile et ainsi de suite par rang d'affiche, aussi c'est toujours celui qui joue le domestique du 2 qui s'habille près des ... passons. Quand il a fini cette petite besogne et après avoir donné rendez-vous au camionneur pour onze heures trois quarts, afin de remporter les bagages à la gare, après le spectacle, le second régisseur va à l'hôtel où sont descendus les artistes, mais comme il arrive forcément le dernier, alors que les autres ont choisi les meilleures chambres, il n'a plus que le numéro 53, tout là-haut, au fond du couloir à côté des ... (voir plus haut).

Le second régisseur dine seul: il faut qu'il soit au théâtre à sept heures afin de veiller à ce que décors et accessoires soient prêts.

Sorti du théâtre, le dernier, il grelotte devant la porte des artistes ou fond de chaleur à assister au chargement des bagages.

Les billets pris et les malles des artistes enregistrées, comme il a vingt minutes à lui ... et le ventre creux, il avise un caboulot voisin et va casser une croûte, ce qui n'empêche pas le régisseur général de lui dire brusquement lorsqu'il l'aperçoit:

—Eh bien! c'est ça, ne vous pressez pas! voilà une demi-heure que nous vous attendons! Ah! vous vous la coulez douce, vous!

!!!


LE RÉGISSEUR GÉNÉRAL


D'abord, celui-là, il ne faut pas l'appeler régisseur général, ça le froisse, mais bien «mossieu l'administrateur», ça sonne mieux à ses oreilles, puis c'est plus long, le mot a plus d'importance.

Il administre! Il ne sait pas au juste quoi? Mais il administre tout de même.

C'est un prétentieux, du reste on n'a qu'à en juger par son costume! Redingote noire, pantalon foncé, éternellement vissé sur sa tête un chapeau haut de forme (c'est plus commode, en voyage) une sacoche en bandoulière et des gants.... Oh! des gants très noirs.... C'est plus gai ... et puis ça cache les ongles qui sont de la même couleur.

Le régiss... non, l'administrateur a l'aspect folâtre d'un croque-mort qui voyage en touriste!

Dans le wagon, il s'isole dans un coin et ne prend jamais part à la conversation générale, ce serait décheoir.

Le nez continuellement plongé dans son indicateur fatigué, il fait le train,—il entend par là, regarder l'heure du départ pour le lendemain—quand il serait si simple de se renseigner auprès du chef de gare en arrivant. Malgré ça, les deux heures qu'il consacre à l'étude approfondie du Noriac sont toujours insuffisantes puisqu'elles ne lui permettent pas de voir le meilleur train, le plus commode.

Pour lui, il n'y a de pratique que les convois qui partent à minuit cinquante ou ceux de six heures du matin. Aussi, il faut voir le succès qu'il obtient quand il propose ses convois pratiques.

Une des grandes préoccupations de mossieu l'administrateur c'est sa visite aux journalistes de l'endroit: C'est du reste pour eux le chapeau haut de forme et les gants noirs.

En général, le régisseur de ce nom a énormément de tact et s'il a une observation à faire à un artiste, il attend toujours d'être ... dans une salle d'attente ou à table d'hôte pour crier une recommandation de ce genre:

—Dites donc, Réguval, tâchez donc de vous faire raser, hein? Je vous ai vu de la salle, hier, soir, vous étiez dégoûtant?


LE DIRECTEUR


A l'époque où le marronnier du 20 mars songe à confectionner son ombrelle feuillue, les artistes, amateurs de voyage se disent in petto:

—Il faut que j'aille voir si Saint-Albert n'aurait pas besoin de moi pour sa tournée.

C'est que Saint-Albert est aimé de tous ses pensionnaires.

Combien d'directeurs, en ce monde, Ne pourraient pas....

Oui, c'est bien le plus agréable impressario qu'on puisse rêver!

Mais dam, il est difficile pour la composition de sa troupe.

Tout d'abord, il ne vous demande pas si vous avez du talent—lui seul en a et ça suffit, il sait qu'en affichant «Tournée Saint-Albert» c'est le maximum assuré, et puis si vous aviez du talent vous voudriez être payé en conséquence et ça ne ferait pas son affaire.

—Non, il vous demande aussitôt:

—Etes-vous bon voyageur?

Pour lui, tout est là! Comme, à la rigueur, il pourrait très bien ne pas partir, (madame Saint-Albert n'en ferait pas moins cuire les haricots) il veut avant tout ne pas être embêté par les grincheux, les retardataires et autres raseurs.

Aussi, ne s'entourant jamais que de gens aimables et de jolis minois, n'a-t-il que l'embarras du choix pour former sa troupe: tout le monde veut partir avec lui! Par exemple, il exige impérieusement une chose—et pour cela, il est inflexible—que vous n'ayez pas l'air cabot, c'est-à-dire que votre mise soit irréprochable, qu'à table vous ne parliez pas boutique et que vous descendiez dans les premiers hôtels. Tous ses artistes recrutés et la pièce prête, Saint-Albert dit à ses pensionnaires, huit jours avant le départ.

—Mes enfants, il faut vous purger, la vie que nous allons mener pendant un mois, pour être à peu près régulière, n'en est pas moins agitée; il est bon d'y préparer son corps. Donc, Hunyadi Janos et Ricin! Allez!

Le succès accompagne presque toujours Saint-Albert dans ses tournées. Je dis presque, car il lui est arrivé—à qui n'est-il rien arrivé?—une aventure assez amusante, il y a ... peu de temps.

C'était à C... dans le Midi. Saint-Albert arrive avec sa troupe vers 2 heures.

A peine descendu de wagon, il est accosté sur le quai de la gare par un joyeux garçon tout rond, tout épanoui, qui lui saute au cou, tout en lui gasconnant:

—Ah! té voilà, j'avé uneu peur! tu sé, il y a de la laucation!! Ah! je t'en prépare un succé!

Saint-Albert était abruti, il ne savait pas du tout qui lui parlait!

C'était tout simplement un monsieur auquel il avait dit un bonjour quelconque, l'an passé, et qui se croyait ainsi autorisé à tutoyer l'artiste!

Le soir, pendant la représentation, notre homme, posté au milieu des fauteuils d'orchestre, dominait ses connaissances chargées de chauffer le succé de l'ami Saint-Albert!

Mais va te faire lan laire!

Le spectacle était composé d'une pièce en 3 actes pour lever le rideau et d'un petit vaudeville en un acte, joué enfin par Saint-Albert «qui l'avait créé à Paris». Dam! quand au milieu de la grande pièce, le public ne vit point l'étoile directoriale, il se mit à murmurer et crier sur l'air des lampions «Saint-Albert! Saint-Albert!» Le régisseur se présente, ganté blanc, selon la tradition mais ne pouvant dominer le tapage qui allait crescendo se retire au milieu des «Albert! Albert! bert ...» Saint Albert à moitié vêtu entre en scène et va pour s'expliquer, lorsque son ami se levant tout-à-coup, lui crie:

—Quand auras-tu fini de te f...re de nous, tu n'es pas dans une bourgade ici, hé?

Tableau!

Pour terminer le portrait de notre directeur, une anecdote prouvant bien sa paternelle sollicitude pour ses pensionnaires et comme cette histoire absolument AUTHENTIQUE est un peu ... croustillante, que mes lectrices veulent bien passer outre.

Tous les huit jours, Saint-Albert donne 5 francs aux célibataires de sa troupe. Je n'ai pas besoin d'insister, je crois, sur le but de cette largesse faite à un point de vue purement hygiénique et, comble du dévouement, pour bien s'assurer que les cent sous sont dépensés de cette façon-là, Saint-Albert accompagne ses artistes, seulement lui, ne consomme pas. Rien n'est drôle comme de le voir jeter un louis sur le comptoir de la vieille dame en lui disant:

—Tenez, payez-vous et à l'année prochaine!


LE JOUEUR


Les cartes, toujours les cartes, et encore les cartes!

Il a failli avoir une affaire avec un chef de gare à qui on l'avait signalé comme «bonneteur» dam! tout le temps il brasse ou fait couper.

En wagon, vous lui dites bonjour, il vous répond:

Faisons-nous cinq points?

Et vous n'avez pas eu le temps de dire: «Ouf» qu'il a déjà installé une valise entre vous et lui:

—Un valet! C'est moi qui fais.

A table, le dessert servi, il met sa pomme ou sa poire dans sa poche et vous souffle à l'oreille: Nous avons 25 minutes, dix fois le temps de faire un écarté.

Si au milieu de la nuit, forcé de changer de train, vous attendez dans une salle d'attente, le sommeil aux yeux:

Le joueur s'approche traîtreusement de vous et vous tapant sur l'épaule:

—Une petite manille!

Quel raseur, ce cartonnier-là, il ne vous laisse jamais en repos.

Evitez le joueur enragé.


TYPES DIVERS


Je ne m'étendrai pas—devant vous—sur la soubrette qui mange tout le temps en voyage, histoire de s'occuper. A chaque station, elle se lève pour demander.

—A-t-on le temps d'aller au buffet? Dis donc, Machin, va donc me chercher une brioche.

Un jour, elle a failli faire rater le train à un de ses camarades qui était allé lui chercher un baba.

Quelle truqueuse! elle guigne le soir ceux de ses camarades qui soupent dans leur chambre et entrant sans frapper:

—Tiens, vous mangez.... Oh! faites voir!... vous permettez....

Et elle s'installe.

Une, sur laquelle je ne m'allongerai pas non plus—oh! non—c'est la duègne étourdie, petite folle, va! elle oublie toujours quelque chose dans la ville qu'elle quitte, son parapluie notamment lui revient à 103 francs, à cause des dépêches et des ports qu'elle a dû débourser.

Eh bien, et le prud'homme pontife, celui qui la fait à l'archéologue et qui conduit toujours les nouveaux visiter les curiosités architecturales des villes où l'on passe.

Tantôt, il vous force à grelotter dans les caveaux de l'église Saint-Michel, à Bordeaux, tantôt, il vous plante devant le Pleureur de la cathédrale d'Amiens et vous dit: «Hein? qu'est-ce que vous en dites?» Un jour, il réclame votre admiration devant les vitraux de la nécropole d'Auch et vous en fait l'historique, le lendemain vous ne pouvez éviter la contemplation prolongée de la grosse horloge à Rouen.

Ah! vous en avez vu des ogives, des corniches, des flèches, des tours, des gargouilles, des statues, des colonnes et des fontaines! Tous les siècles y ont passé!

Et pour finir, je vous présente le farceur classique de toute bonne tournée qui se respecte, le rigolo de la bande, le titi de la troupe, celui qui chahute les bottines des locataires de l'hôtel et met la bottine du 2 avec les godillots du 36; comme blague, c'est peut-être bien un peu commis-voyageur, mais bast, il en a tellement dans son sac!

Une de ses plus drôles, il faut en convenir, c'est celle qu'il fait à l'éternelle retardaire, la jeune alanguie qui, lorsqu'on part à huit heures, se fait mettre au réveil à sept heures et demie afin de rester au lit jusqu'à la dernière minute se souciant peu d'avoir le cou sale toute la journée.

Que fait le rigolo? il va à l'ardoise du réveil, efface le 7 et met un 5. Le lendemain matin, il faut voir la tête de la petite dame qui s'est habillée quatre à quatre et qui, prête deux heures trop tôt, n'a même plus le temps d'aller se recoucher!

Somme toute, on ne s'ennuie pas en tournée!




LE SAC DE GÉRONTE

A F. ROUVIER.


Dans le sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnais pas l'auteur du Misanthrope!

Ce distique monumental a été commis par l'immortel Boileau et rebondira de générations en générations, en compagnie d'une foule de grandes vérités ejusdem farinœ.

C'est Géronte qui se fourre dans le sac, ainsi que chacun sait, mais il faut bien que la poésie conserve quelque licence, même sous la plume du plus pédagogue des poètes.

Or, que ce soit le maître ou le valet qui se dissimule sous la toile de ce très vulgaire récipient, il est évident que, pour jouer les Fourberies de Scapin, un sac de dimensions énormes est indispensable.

Nous avions monté, entre camarades, une représentation à Rouen, au théâtre Français, et devions précisément jouer, le soir, la pièce susdite, lorsque, dans la journée, je m'avisai que nous n'étions pas pourvus de cet accessoire indispensable. En province, on a toujours des difficultés inouïes à se procurer ces choses insignifiantes par elles-mêmes, mais dont l'absence rend impossibles de certaines scènes.

—Assure-toi du sac, dis-je à mon ami Barral, qui remplissait le rôle de Géronte.

—Oh! un sac! Il n'y a pas à s'en préoccuper, me répondit-il, ce sera bien le diable si, à Rouen, où on a sûrement joué les Fourberies plus d'une fois, il ne s'en trouve pas un.

—Oui ... mais on nous donnera peut-être un sac trop petit pour t'enfermer complètement, tu es plus grand que le commun des mortels.

—Bon, bon, tranquillise-toi; je vais m'en occuper immédiatement.

—Je ne suis pas tranquille du tout au contraire....

Barral me rit au nez et me quitta pour aller s'assurer de la fameuse pouche, comme on dit en Normandie.

Le soir, avant d'entrer en scène, je lui demandai: Et le sac?...

—Je l'ai.

—Parfait.

Je jouais Scapin, naturellement.

La scène du sac arrive, et aussi le moment où, allant le chercher dans la coulisse, le malin valet dit à Géronte:

«Il faut que vous vous mettiez là-dedans, et que vous vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de quelque chose, et je vous porterai ainsi, au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.»

Je déroule le sac dans lequel Géronte est entré ... et quelle n'est pas ma stupéfaction, de voir sur la toile, écrit en lettres énormes:

BERNARD

GRAINETIER

A ROUEN

Naturellement, de la salle on lit en même temps que moi, et force est d'interrompre la pièce, spectateurs et acteurs étant pris d'un fou rire qui dure plusieurs minutes.... Enfin l'hilarité se calme et je dis tout bas, à mon camarade: Retourne-toi.

Mais, fatalité étrange! de l'autre côté du sac, apparaît de nouveau, persistante, implacable, gigantesque l'annonce industrielle:

BERNARD

GRAINETIER

A ROUEN

Les rires reprennent de plus belle, et redoublent, quand le public aperçoit, confus et embarrassé, l'honorable et obligeant commerçant M. Bernard, fort connu à Rouen, lequel se dissimulait cependant de son mieux, dans le coin le plus obscur d'une avant-scène.

Ce n'est pas tout.

Le sac entièrement déroulé n'allait qu'à la ceinture de mon immense Géronte; aussi, chaque fois que je lui disais en à parte: «Cachez-vous bien ... ne vous montrez pas», c'était dans la salle des éclats de rire spasmodiques, auxquels succédaient des salves d'applaudissements....

Évidemment Molière n'avait pas prévu cet effet-là!

Oh! cette représentation, quel souvenir! Heureusement que nous étions très bien vus des Rouennais ... et M. Bernard aussi; nous en fûmes donc quittes pour quelques plaisanteries des journaux locaux; dans une ville grincheuse il aurait fallu s'en aller.

Mais quand Barral et moi, nous serons vieux, cassés, goutteux, cacochymes et atrabilaires, nous retrouverons encore un sourire, en nous rappelant la représentation des Fourberies de Scapin, dans la patrie de Corneille.


CONCERT-EXPRESS

A Ernest MULLER



La scène se passe à Arcachon, cette jolie station balnéaire du golfe de Gascogne dont le doux climat, les pins balsamiques, la plage sans rivale et les huîtres exquises ont fait une des reines du littoral.

C'était pendant la saison estivale de 187...

J'étais en représentations au Casino.

Tous les soirs, pendant une semaine, je monologuais entre deux airs que jouait l'orchestre, conduit par le compositeur Metra.

Une ouverture, une poésie comique, une valse, un soliloque, un quadrille, un monologue, etc., etc., c'était peut-être horriblement monotone, mais je ne m'en plaignais pas.

Maintenant une parenthèse ... nécessaire.

Le maire d'Arcachon était alors M. Deganne, riche propriétaire, lequel, par ses goûts artistiques et son amour du Beau, pouvait prétendre à bon droit à l'estime et à la reconnaissance de ses administrés. (Ah! versatiles Arcachonnais.) Il avait fait construire de ses propres deniers un théâtre fort beau qui, peut-être à cause de sa situation un peu excentrique, n'a jamais été bien fréquenté.

Tous les ans, la petite plage gasconne est honorée de la visite de S. M. la Reine Isabelle, qui vient passer un mois de la saison dans la royale habitation qu'elle s'est fait construire au bord du bassin. La présence de la mère de l'infortuné Alphonse XII ne contribue pas peu à l'animation d'Arcachon.

Or, tous les ans aussi, on profite du séjour de la Reine, pour organiser une grande fête, en son honneur; cavalcade, mâts de cocagne, joutes sur le bassin, illuminations, retraite aux flambeaux, feu d'artifice etc., etc., rien ne manque pour la plus grande joie ... des naturels du pays.

Au mois de septembre de cette année-là, M. Deganne, le maire-impresario (comme Montbars dans le Mari de la débutante), se dit:—«Que pourrai-je bien faire, cette fois-ci, pour dérider le front royal?»

Et, se rappelant bien à point le goût fort prononcé que la reine avait toujours montré pour l'art cher à M. Talbot, il se dit, après avoir poussé le «Eurêka» classique: «Que la comédie soit jouée!»

Il prit sa bonne plume de Tolède et manda les comédiens ordinaires de Sa Majesté ... le public bordelais ... ou plus simplement, il engagea les premiers sujets du théâtre français de Bordeaux.

Après avoir mûrement réfléchi, pesé et jugé chaque pièce qu'on lui offrait, pour savoir si elles étaient assez anodines et incapables d'effaroucher les oreilles des jeunes filles et celles de la Reine Isabelle, ad usum puellarum et Reginæ, Monsieur le maire arrêta définitivement son choix sur L'Été de la Saint-Martin, la spirituelle comédie des spirituels Meilhac et Halévy, et sur le Mari de la veuve, la charmante pièce de Dumas père.

En tout: deux actes ... pas davantage ... la Reine désirant se coucher de bonne heure.

C'était bien, mais ce n'était pas tout; rien que de la comédie aurait pu ennuyer Sa Majesté, et de petits airs, pas longs, de fraîches ouvertures jouées entre chaque pièce, ça ne ferait pas mal, pensa M. le maire, qui songea immédiatement aux musiciens de l'orchestre du Casino ... Euterpe et Thalie ensemble, ça devait aller comme sur de bonnes petites roulettes.... Eh bien, non, ça n'allait pas comme sur de bonnes petites roulettes, il y avait un empêchement.

A cette soirée de gala n'assistaient que des invités, munis de cartes colorées portant la griffe de l'hôte, car, recevant dans son théâtre, M. Deganne était chez lui et par conséquent l'amphitryon; donc, impossible au vulgaire de pénétrer dans le sanctuaire sans le Sésame, représenté par un bout de carton.

Lorsque M. le maire parla d'envoyer quérir les violons, ses adjoints lui firent respectueusement observer qu'il n'avait pas le droit de priver le public de l'orchestre du Casino. En effet, la représentation de gala n'ayant lieu que pour la Reine et quelques heureux privilégiés, il restait encore un nombre considérable de gens, baigneurs, touristes, habitants, qui n'auraient su de la sorte où passer leur soirée; donc, faire ainsi relâche au Casino eût été un acte autocratique, et sous la République ... mais passons.

—Je ne peux cependant faire venir un orchestre entier de la vieille Burdigala! s'écria M. Deganne. Et un nuage sombre voila un instant le front, jadis si radieux, du premier officier municipal d'Arcachon.

Comme il était abîmé dans ses tristes réflexions l'imprésario officiel aperçut à travers les vitres de sa fenêtre, sur le mur voisin, une affiche du Casino où s'étalait ce nom: Galipaux.

—Galipaux! Galipaux!—murmura par deux fois ce pauvre M. Deganne—ce n'est pas un spectacle ... pourtant consultons-le, les artistes ont parfois des idées.

Galipaux, mis au courant de la situation, fut également de l'avis de M. le maire; quatre monologues seulement n'auraient pas suffi à remplir une soirée.

—N'auriez-vous pas, dans vos connaissances, un artiste de passage ... en villégiature à Arcachon ... chanteur, instrumentiste ... qui pourrait vous seconder?

—Si! Et me rappelant bien à point que la veille, j'avais prêté mon concours à un pauvre diable de pianiste qui avait organisé un concert dans les salons du Grand-Hôtel:—J'ai votre affaire, dis-je à M. Deganne, et sans perdre plus de temps, je cours m'assurer du personnage.

Je vole à l'hôtel du chatouilleur d'ivoire, et j'entre essoufflé dans sa chambre, au moment où il faisait sa malle.

—Vous partez?

—Oui, ce soir.

—Non, pas ce soir.

—La voie est encombrée!

—Pas ça, vous jouez avec moi au casino.

—Mais, je ne peux pas rester plus longtemps ici, la vie y est trop chère, et ...

—Voyons, une journée de plus n'est pas une affaire, puis ... il y a un cachet; je sais bien que ce n'est pas le Pérou, ce n'est qu'Arcachon, mais enfin....

Et je lui racontai ce qui se passait.

La situation exposée, il me dit:

—Eh bien, j'accepte; mais à la condition que je prendrai le dernier train pour Bordeaux.

—Vous le prendrez, fis-je, heureux d'avoir réussi.

Et je filai rapporter la nouvelle au maire qui, enthousiasmé, m'ouvrit ses bras; je m'y jetai ... mais j'en sortis ... pour aller commander les affiches (il n'y avait pas de temps à perdre, le concert étant pour le soir). Ne sachant comment me remercier du petit service rendu, le directeur écharpé m'offrit gracieusement une invitation à la soirée de gala.

J'acceptai avec plaisir.

Le soir, arrivé de bonne heure au casino, je trouvai mon pianiste qui se faisait les doigts.

—Déjà arrivé, peste! pas en retard!

—Dame! pour prendre le train de 9 h. 10.

—Hein!!!

—Oui, le dernier train part à 9 h. 10 et je le prends.

—Comment!

—Dame, vous me l'avez promis.

—Mais, mon cher, c'est de la folie! vous n'y songez pas!

—Je vous ai prévenu.

—Mais vous savez bien qu'aux bains de mer, on dîne fort tard, le monde n'arrive au casino, que vers 9 h. 1/2.

—Tant pis.

—Cependant ...

—Alors, je m'en vais tout de suite.

—Hé, là, ne faites pas ça!

Et je donnai un tour de clef pour retenir ce musicien pressé.

La sueur perlait sur mon front.

Que faire devant cet homme qui, ne se contentant pas d'être pianiste était, de plus, entêté comme un âne!... Insister eut été inutile, sa décision était irrévocable.

Bah! me dis-je pour me consoler, j'irai au théâtre Deganne assister à la représentation extraordinaire; je ne suis pas fâché de voir comment les artistes de Bordeaux vont interpréter ces pièces.

—Allons, allons, commençons, me dit l'instrumen ... triste.

—Commencer!!! à 8 heures et demie; mais il n'y a personne dans la salle; le gaz vient seulement d'être allumé, les huissiers ne sont même pas à leur poste.

—Non, non, commençons ... ou je m'en vais.

—Oh! là ... ouf! eh bien, commençons ... c'est raide, enfin!

Je regarde par le trou du rideau et j'aperçois une famille entière, le père, la mère et deux enfants de sexe différent, qui entrait.

—Attendez, au moins, que ces gens-là, qui ont dîné de bonne heure, paraît-il, soient assis.

—Je frappe, hein? poursuit, sans m'entendre, cet homme du clavier.

—Allons, frappez!

Le rideau se leva mélancoliquement,

Les quatre personnes qui venaient à peine de prendre place, crurent que c'était pour une manœuvre ... de la dernière heure, car ils ne firent pas grande attention, mais, la rampe levée et trois nouveaux coups de marteau redressèrent leur tête.

Ils aperçurent alors devant eux, sur la scène, un monsieur en habit, qu'ils ne purent prendre pour un régisseur venant faire une annonce, car ayant vite salué, le pianiste était déjà sur le tabouret, prestement exhaussé.



Ses doigts tombèrent nerveux sur les notes d'ivoire et attaquèrent énergiquement l'andante du 5e concerto de Herz. La famille bourgeoise n'avait pas eu le temps de jeter un rapide regard sur le programme, pour savoir ce qu'elle allait entendre, que le pianiste avait disparu comme un éclair; ce jour-là, l'andante de Herz fut jouée prestissimo.

—Mes enfants, dit le pater familias, ce monsieur que vous venez d'apercevoir, est probablement un accordeur, qui est venu s'assurer de la justesse du piano.

—Il paraît qu'il était en retard, hasarda la jeune fille.

—Il n'avait pas l'air d'avoir un pas bien mesuré, pour un accordeur, ricana la maman, heureuse à l'idée de passer une soirée au spectacle.

—A vous! me cria l'agité.

—Attendez ... un couple qui entre.

—Oh! mon Dieu ... là ... ils viennent de s'asseoir ... et ne soyez pas long, hé?

—Craignez rien.

J'entre comme un fou, et lance mon titre:

LES JEUNES FILLES, poème de Daudet.

Nous avons tous, petits ou grands,
Ici-bas, des goûts différents,

—Plus vite! glapit une voix dans la coulisse.

Chacun le sien, dit le proverbe:
Les ânes aiment le chardon.

—Je vais manquer le train!

Nous, nous aimons mieux le mouton,
Et le mouton préfère l'herbe.

—Passez-en!

Et c'est dans ces conditions, que je termine enfin cette poésie, dite devant six personnes. Le dernier vers achevé, je salue et me retire posément, lorsque je me heurte à quelque chose. Je crois tout d'abord me tromper de porte et me cogner contre un portant, mais pas du tout, c'est mon satané pianiste qui, n'attendant pas que je sois sorti, s'est précipité sur la scène et m'a rencontré. Déjà installé au piano, il commence La danse des fées, de Prudent, et sur quel rythme, bone Deus! pif, paf, parapapa, pif, pouf, dig, dig, boum, boum!

Je commence à m'essuyer le front, lorsqu'il rentre dans la coulisse, comme une trombe,

—Eh bien, vous ne jouez pas votre morceau? demandai-je.

—J'ai fini.

—Pas possible!

—Si fait. A vous!

—A moi!!! et je sors de scène!

—Non, c'est moi.

—Ensemble, alors.

Comme je résistais, il me pousse et j'entre abasourdi. Je salue, tout en songeant à l'acte d'insenséisme que nous commettions, et j'annonce: «Les Écrevisses», en pensant à toute autre chose.

Vous dire l'effroi des rares spectateurs égarés dans la salle, est chose impossible; il me faudrait la plume de Dickens pour vous dépeindre la stupéfaction profonde, mêlée d'abrutissement, qu'on lisait sur la figure de ces gens-là. Leurs yeux sortaient de l'orbite. Ils nous regardaient, hébétés, comme on dévisage des hallucinés, atteints de la danse de Saint-Guy; c'était de la terreur. Nous avions l'air d'affolés, d'hystériques, de gens possédés d'un démon invisible qui les pousse malgré eux à agir. Nous semblions mus par un ressort électrique et mystérieux.

C'était de l'Edgard Poë, tout pur.

Les huit premiers vers récités:

—Passez deux strophes, me cria l'enragé musicien.

C'était ma dernière soirée.
Quand vers six heures moins le quart....

—Neuf heures moins le quart! me hurle le pianiste.

Enfin, la poésie répétée, comme l'eût fait un enfant pressé d'aller en récréation, je rentre dans la coulisse, anéanti et tombe dans un fauteuil. J'étais en eau! Je m'éponge en soufflant: faisons ... un arrêt.

—Un entr'acte! tressaute ce prédécesseur de l'homme-cheval. Vous n'y pensez pas!

Et il bondit sur la scène.

Je parviens à retenir un pan de son habit:

—Grâce, grâce! suppliai-je à genoux.

Le pan m'échappe, et l'homme était au piano.

Tout le monde connaît la Rapsodie hongroise de Listz, on sait avec quel mouvement endiablé ce morceau doit être joué, sans quoi il perd son caractère. Eh bien! je défie ici quiconque, fut-ce Kowalski, qui a cependant un merveilleux doigté, de jouer cette page avec une rapidité aussi vertigineuse, une nervosité aussi intrépide, un entraînement aussi diabolique que celui de mon complice. C'étaient des gerbes éblouissantes, d'inépuisables scintillements, une sarabande de croches, un roulement de gammes, un tonnerre de variations, un ruissellement de cascades musicales: absolument fantastique!

Mon pianiste-télégraphe sorti de scène, sans même revenir saluer les dix personnes, fortement malades qui se trouvaient dans la salle sauta sur son sac de nuit et fila sans même prendre le temps de me serrer la main.

Enfin, après un pareil exercice, il n'y avait plus qu'un morceau que je pouvais dire: l'Obsession.

Alors, rassemblant tous mes moyens vocaux, j'eus la force de jouer ce monologue quasi-lyrique avec une célérité digne de mon acharné pianiste. Je finissais, lorsque j'entendis au loin le sifflet de la locomotive qui emportait l'homme-foudre. J'étais rassuré, il n'avait pas manqué le train, mais, à mon avis, il aurait mieux fait d'aller à Bordeaux à pied, il serait peut-être arrivé plus tôt.

Le concert se termina à neuf heures, alors que le monde commençait à remplir le Casino.

Je me sauvai comme un fou pour éviter les horions dont le public avait le droit de me gratifier.

Ce fut, je l'avoue, avec une immense satisfaction que je me retrouvai dans le Parc où je pus, en me cachant soigneusement, respirer un peu d'air frais ... bien gagné.

—Neuf heures! Que faire? je suis en habit. Tiens, je vais aller à la représentation de gala.

J'arrive au contrôle, on me dit:

—Eh bien, mais, vous ne jouez donc pas, ce soir, au Casino? Dépêchez-vous, vous n'avez que le temps, vous savez, ça va commencer.

—C'est même fini!

—Ah, bah!

Et j'entrai prendre place, au grand ébahissement des huissiers qui n'en revenaient pas.

Le lendemain, j'appris que sur la douzaine de spectateurs qui avaient assisté au Concert-express, six avaient fait demander le médecin.




UNE RÉCEPTION

A Léon RICQUIER.



De toutes les maladies dangereuses, la plus terrible et la plus foudroyante est certainement la rage du théâtre.

Ce genre d'hydrophobie est peut-être le seul devant lequel la science de Pasteur resterait impuissante.

Oui, tout individu piqué de cette tarentule peut se considérer à bon droit comme f...lambé, la piqûre est venimeuse.

En effet, on a vu des artistes, ayant amassé un petit pécule, renoncer à l'Art, à ses pompes et à ses œuvres, autrement dit à ses succès et à ses vestes, se retirer de cette vie, fiévreuse et agitée s'il en fut, avec le désir bien arrêté de bourgeoiser tranquillement, de devenir pot au feu en diable, et moins de cinq ans après, remonter sur les planches, tant le feu sacré qui semblait éteint chez eux était encore vivace.

Du reste, on n'a qu'à jeter un coup d'œil sur le passé: combien de comédiens, je parle seulement des grands talents, ont joué tard sur leurs vieux jours, ne consentant jamais à prendre un repos bien gagné et, se croyant toujours jeunes, ont affronté gaiement le feu de la rampe!

La liste en serait longue de ceux qui, enviant l'immortel Molière, mourant en scène, en prononçant le fameux juro d'Argan, sont restés sur la brèche en dépit de tout et de tous, s'y acharnant toujours et quand même.

Malgré ou peut-être même à cause des difficultés inouïes, des obstacles insurmontables, des nombreux froissements d'amour-propre et des déboires sans fin qu'on éprouve dans la carrière dramatique, il se trouve un nombre considérable de gens qui veulent chausser le cothurne (expression d'autant plus bizarre, qu'on l'applique souvent à des gens qui n'ont pas de souliers.)

Ces malheureux assoiffés de gloire, qui ont souvent toutes les facilités ... pour faire autre chose que du théâtre, et auxquels on ne saurait trop répéter le vers de Boileau:

Soyez plutôt maçons si c'est votre métier.

mènent pour la plupart une existence bien misérable. Ils servent les trois quarts du temps de souffre-douleur à leurs camarades et on se demande, en les voyant, s'il faut en rire ou en pleurer.

Pour celui qui va nous occuper, il faut en rire, car, il a pris son parti en brave et a renoncé, pour quelques temps du moins, à la décevante et trompeuse carrière théâtrale, pour une plus lucrative et plus calme: il s'est fait teinturier.

C'est à présent un homme de couleur.

Si vous le voulez bien, nous le nommerons Caméléon: ça nous rappellera son métier.

Donc, Caméléon sentit un jour chez lui une vocation irrésistible pour l'art dramatique; ça lui était venu tout d'un coup, comme l'attaque d'apoplexie.

Mais il n'était pas encore bien fixé sur le choix du genre qu'il adopterait; serait-il dieu, table ou cuvette? il l'ignorait.

Pour faire cesser cette cruelle incertitude (car le doute est l'ennemi de l'homme, dit-on en philosophie) il eut, le malheureux, la triste idée d'aller consulter les artistes du théâtre du Palais-Royal!!!

Ce ne fut pas là, ce qu'on appelle ordinairement une bonne inspiration.... Mais n'anticipons pas.

Caméléon enfreignit donc le dur règlement du théâtre et, soudoyant à prix d'or (50c.)l'aimable Pomard, alors le gardien sévère mais juste du Temple de la Gaîté (quoi que ce soit au Palais-Royal), put franchir la porte d'ordinaire obstinément close au profanum vulgus.

Arrivé au seuil du «Bain à quatre sous», il frappa bien timidement, le povero, et reçut un «entrez» poussé par huit gaillards dont les voix tonitruantes clouèrent sur place mon pauvre Caméléon, qui, pressentant sans doute son état actuel, changea de couleur.

Mis au courant de la situation et lorsque le jeune néophyte eut adressé sa requête, le Bain, par la voix de son secrétaire, le machiavélique Numès, répondit au futur martyr, qu'il y avait lieu de se réunir et que le comité lui écrirait le jour où il pourrait venir passer l'audition demandée.

Caméléon radieux partit enchanté et ne dut pas dormir beaucoup cette nuit-là!

A peine avait-il refermé sur lui la porte du Bain, que tous les baigneurs éclatèrent en sourdine, à l'idée de la bonne farce que l'on allait jouer au naïf, à ce monsieur qui se figurait que, pour jouer la comédie, il suffisait de monter sur les planches.



L'examen devait avoir lieu le lendemain, en grande pompe; tout le Bain y assisterait.

Maintenant, une explication nécessaire et que le lecteur a déjà dû chercher.

Qu'est-ce donc que le «Bain à quatre sous?»

Voici: personne n'ignore que le théâtre du Palais-Royal n'a rien de commun avec la salle du Trocadéro, en tant qu'espace, bien entendu.

Or, la salle étant extrêmement exiguë, on ne se fait pas une idée de ce que sont foyer d'artistes, loges, couloirs, bref la partie du théâtre qu'on ne voit pas; ce que le potache appelle, en faisant des yeux blancs: les coulisses!

Au Palais-Royal, les loges d'artistes sont réduites à cinq seulement plus une pour les choristes là-haut, là-haut.

Sur ces cinq, les vedettes en prennent une chacun, ce qui fait qu'on empile tous les autres dans la même: Le bain à quatre sous! Nom bien caractéristique et qui s'explique de lui-même. On attribue à Lassouche la paternité de cette expression; un jour que, recevant une visite (jadis!!!) il s'écria: «Montez-donc là haut,—au bain à 4 sous!»

En effet, quand on y entre, c'est un bain pour la chaleur et le déshabillé qui y règnent.

A présent le lecteur en sait autant que moi.

Le jour de la réception arriva.

On jouait alors Divorçons. L'examen devait avoir lieu pendant un entr'acte, afin que tous pussent y assister.



Une petite mise en scène avait été préparée pour cette cérémonie.

Ainsi, devant l'unique fenêtre de la loge (qui permet qu'on n'étouffe pas tout à fait), on avait cloué de grands journaux qui allaient du haut en bas du chambranle, au milieu de cette toile de fond improvisée, on avait dessiné au charbon un masque comique, (afin qu'il n'y eût pas d'erreur, on l'avait écrit dessous.) Au haut de la fenêtre, on avait attaché un petit buste de la République (?) qu'on avait trouvé dans un placard; à droite et à gauche, deux portants pris en bas, et par terre, tout le long, servant de rampe, huit ou dix morceaux de bougie; avec tous les becs de gaz allumés: c'était complet.

A neuf heures, Caméléon se présente.

Un frémissement d'aise passe sur tous les visages.

—Je ne suis pas en retard? hasarde le malheureux.

—Non.

—Voyons, venez ici qu'on vous arrange.

—Comment?

—Savez-vous vous faire une tête?

—Hein?

—On vous demande si vous savez vous maquiller?

—Oh! un peu, fait-il pour montrer qu'il sait quelque chose.

—Déshabillez-vous.

—Que je me ...

—Oui, déshabillez-vous, nous allons vous grimer.

—Est-ce bien utile?...

—Je crois bien ... pour voir si vous avez la «gueule» lui dit Numès, d'un ton sérieux.

—Ah! bon, bon, murmure Caméléon, convaincu.

Tout d'abord on lui enduit la figure et le cou d'un cold-cream appelé généralement saindoux; après, une couche de blanc gras bien étalée recouvre tout son visage, la poudre de riz vient ensuite saupoudrer le tout et on commence alors à lui faire une tête auprès de laquelle celle qui surmonte les épaules d'un Cynghalais n'est que de la saint-Jean.

—Mets du rouge, dit Pellerin.

Et Numès lui dessine un rond rouge, grand comme une pièce de cinq francs, sur chaque joue.

—N'oublie pas le bleu, fait Garon.

Et Numès de border d'un beau bleu ces deux circonférences rougeâtres.

—Eh bien, et le crêpé? ajoute Numa.

Ce bandit de Numès colle alors avec du vernis, du crêpé dans les sourcils de la victime, il lui met des moustaches, de la barbe, des favoris, je ne sais même pas s'il ne lui en a pas mis un peu dans le nez, pour simuler quelques poils follets.

—Tu ne lui dessines pas quelques rides? insinue Raymond.

Et le coupable Numès d'ajouter en long, en large, en travers, en biais de grosses raies marron qu'on aurait aperçues à dix kilomètres; le malheureux avait l'air d'un prisonnier derrière les grilles de son cachot.

—Sapristi, il n'a pas de perruque!

Et tous ces criminels de chercher la plus longue, la plus lourde et la plus gênante des perruques, que l'assassin Numès appliqua sans mot dire sur la nuque du souffre-douleur qui suait sang et eau.

Le premier acte de Divorçons terminé, les autres artistes montèrent; ce furent d'abord Daubray, Calvin, puis Plet, Luguet, sans compter Hyacinthe, venu d'Asnières exprès, Lhéritier, Montbars et votre serviteur qui venait pour la première fois, depuis son engagement, ce qui lui donna une rude idée de la dose de mélancolie qui régnait dans le théâtre où il entrait.



Vous dire l'épatement, c'est le mot, des nouveaux arrivés, à la vue de cet horrible chienlit, est impossible; je vois encore Plet qui tomba sur une chaise, le malheureux se tordait, j'avoue que, pour ma part, n'étant pas de la force de ces fameux pince sans-rire, j'eus bien de la peine à tenir mon sérieux.

—Allons, commençons vite, dit Daubray.

Le patient remet son paletot, enjambe la rampe stéarinesque et, après avoir salué ce public diabolique, demande ce qu'on exige de lui.

—Que savez-vous?

La Grève des Forgerons.

—Ah! en français? interroge Calvin.

Plet se roule.

—Dame! fait Caméléon, qui commençait à être abruti.

—Dites-nous la.

Il commence.

A peine, a-t-il dit les trois premiers vers, que tous les artistes qui étaient assis sur des chaises placées en rang, comme pour entendre quelque chose de sérieux, se lèvent, lui tournent le dos et vont dans un coin de la salle, se former en rond.

Comme le patient ne comprenait pas la cause de ce mouvement de rotation, il s'arrête un instant.

—Continuez, lui crie-t-on de toutes parts, le jury délibère.

Il continue; tout le monde sort et le pauvre naïf reste seul, en train de dire la poésie de Coppée.

Quelques instants après, le jury qui était sorti pour s'esclaffer à son aise, n'y tenant plus d'un tel effort, rentre et ordonne à l'aspirant artiste:

—Dites-nous le même morceau en auvergnat.

Plet tombe par terre.

—Comment, vous ne comprenez pas? c'est bien simple. Et Milher de dire:

—Mon hichtoire, mechieure les juges, chera brève; voichi:

—Ah! bon, et Caméléon fit ce qu'on lui demandait!

—Assurément, c'est très gai, la Grève des Forgerons, dit Numès, mais n'auriez-vous pas quelque chose de plus en dehors, du même genre, moins grave? tenez, par exemple, savez-vous: J'aime pas l'veau. C'est très bien J'aime pas l'veau et ça entre bien dans vos cordes. C'est de Milher et de moi, je m'étonne que ce morceau ne fasse pas partie de votre répertoire ... alors, quel est le directeur qui vous engagera?



—Je l'apprendrai, monsieur, balbutie Caméléon.

—C'est bon. Chantez-nous une chansonnette.

Et le malheureux offre de chanter Le Second mouvement.

—Va pour le Second mouvement, dit Daubray, vous ne savez pas le troisième?

—Non, monsieur.

—Oui, ajoute des Prunelles, comme pour renseigner le jury, il n'a fait que des études superficielles.

La chansonnette chantée au milieu de rires difficilement contenus, Numa dit à Caméléon:

—Pourquoi ne pas être franc? est-ce qu'il ne valait pas mieux nous dire tout de suite: «Je suis élève de Duprez!»

—Mais, monsieur, répond le pitoyable postulant, je n'ai jamais pris de leçons de personne.

—Allons donc! Ce n'est pas possible, exclame le chœur.

—Si, si, fait le chanteur flatté.

—Voyons, maintenant vous allez redire la chansonnette sans parler ... je m'explique: vous allez la penser simplement en vous contentant de ne faire que les gestes. C'est pour voir si le geste est bon.

Plet se tord.

—Là, à présent, continue Daubray, retournez-vous, regardez la toile de fond et recommencez à chanter ... mentalement.

Et Caméléon de regarder le mur en gesticulant en silence.

Ah! c'est là qu'on en a profité pour rire un peu.

Les uns mettaient leur mouchoir dans la bouche, les autres moins forts sortaient n'y tenant plus.

—Voyez-vous! comme il a la figure expressive!

—Quelle physionomie mobile, ce garçon-là!

—Là, maintenant, recommencez, de profil.

—Bien, bien, non, de l'autre côté!... oui, là ... comme ça.

—Ah! mes enfants, dit Daubray, voyez comme le bout de son nez remue.

—A-t-il un nez amusant! Son nez parle positivement.

La sonnette de l'entr'acte retentit.

On abrégea par force cette nouvelle inquisition.

—Mon cher ami, nous vous délivrerons demain un certificat avec toutes nos signatures; vous le ferez d'abord parapher par M. Luguet, le régisseur général, et vous vous présenterez ensuite chez M. Briet, le directeur ... vous êtes sûr de votre affaire.

L'acte recommençait.

Plusieurs artistes descendent et parmi ceux qui restent, Caméléon trouve encore des ennemis.

—Pour vous démaquiller, dit Pellerin, voici une serviette et de l'eau.

Tout le monde sait que l'eau est impuissante à enlever le fard; on n'arrive à se nettoyer bien complètement qu'avec du cold-cream.

—Quant au crêpé, ajoute le féroce Numès, c'est bien simple; faites-vous raser les sourcils; nous, la première fois, c'est ce que nous avons fait.

Le bien à plaindre Caméléon, désireux d'aller respirer un air pur, réconfortant et qui pût le remettre de toutes ces émotions, sortit précipitamment avec son fard et son crêpé sur la figure.

Si on ne l'a pas arrêté ce soir-là, c'est qu'il y a un Dieu pour les naïfs.

Le lendemain, muni de la bienheureuse pétition, il se présenta chez les directeurs en agitant triomphalement son certificat.

MM. Briet et Delcroix détruisirent les beaux rêves de Caméléon en lui apprenant qu'on s'était f...u de lui.

Sorti comme un fou, en jurant de se venger, Caméléon cherche partout Numès pour le tuer.




DÉCEPTION

A Léon LAMQUET.



Un beau matin du mois de mai de l'année dernière, je reçus une lettre dont le format et l'odeur trahissaient hautement la provenance.

—Cette missive ne m'est évidemment pas envoyée par un chaudronnier, me dis-je en la retournant dans tous les sens. Car, je ne sais si vous êtes comme moi, mais quand je reçois une lettre de quelqu'un qui m'est cher ou d'une personne inconnue, avant de décacheter la lettre, je me livre à un vrai petit travail; je la soupèse (ce n'est pas que j'aie l'habitude de recevoir des lettres chargées, hélas!) je la flaire, je tâche, si je ne connais pas l'écriture, de deviner l'envoyeur, d'après le nom du quartier estampillé sur l'enveloppe, et ce n'est que lorsque je suis suffisamment intrigué que je me décide à l'ouvrir.

Aussi ne fis-je sauter le cachet armorié que j'avais devant moi qu'après m'être vainement demandé: De qui?

Tout d'abord, le premier sentiment qui s'empara de moi fut un ennui énorme. Car, déchiffrer des hiéroglyphes n'est pas mon fort, et les pattes de mouche que j'avais devant les yeux étaient de purs casse-tête chinois.

Enfin, avec une patience dont mes amis ne me soupçonnent pas capable, je parvins à deviner ceci:

«Monsieur,

» J'ai eu bien souvent le plaisir de vous entendre et notamment dimanche dernier, dans un concert au Trocadéro.»

» Fort désireuse de vous connaître et ayant absolument besoin de vous voir pour vous parler d'une chose qui vous intéressera, je vous supplie de bien vouloir prendre la peine de passer chez moi demain, dans la matinée.»

»Signé: Mlle FONTANGES.»
Rue de M***.

—Hé! hé! mais voilà, dis-je, qui est du dernier galant.

Voyons, voyons, je ne me trompe pas? Et de relire.

Mais non, c'est bel et bien un rendez-vous, il n'y a pas à en douter. C'est clair comme le jour.

Ah! mais ce n'est pas tout ça. Irai-je ou n'irai-je pas? That is the question!



Est-ce sérieux? Je n'y crois guère. Un rendez-vous, à moi! non, ce n'est pas possible, je ne suis pas assez veinard pour que cette bonne fortune m'arrive ... et puis, il n'y a que dans les romans que l'on reçoit des rendez-vous d'une inconnue.

Non. C'est une farce que m'auront voulu faire quelques joyeux camarades qui iront rôder aux abords de la maison indiquée et se gausseront tout à leur aise de ma folle naïveté.—Oui, c'est une fumisterie, comme aurait dit Lamartine.—N'y allons pas, c'est plus sage.

Et de déchirer le billet qui avait troublé un moment la quiétude de mon âme.

Mais cependant, s'il était vrai qu'une jeune et jolie fille m'ait remarqué? Après tout, il n'y a rien là de si extraordinaire, et on a assurément vu des choses plus fortes, par exemple, refuser du monde au théâtre Beaumarchais.



C'est égal, une jeune fille ... écrire à un artiste ... c'est risqué! Enfin, tant mieux.

Je ne songeai plus alors qu'à cette aventure et la journée qui me séparait du bienheureux moment me parut interminable.


Inutile de vous dire, cher lecteur, que ce matin-là on n'eut pas de peine à me réveiller.

Ce fut l'une des rares matinées où j'assistai au lever du joyeux Phœbus.

Ma toilette fut cependant longue, malgré mon impatience, car jamais je n'y apportai un tel soin. Je refis dix fois le nœud de ma cravate.

... Mon crâne était couvert
D'un tube reluisant d'un soigneux coup de fer.

Mon vêtement était irréprochable de chic.—On me l'avait apporté le matin même, heureux hasard. On se serait miré dans le vernis de mes bottines et mes gants eussent été enviés par le plus élégant sportman; bref, j'étais tout à fait copurchic, comme on dit maintenant.

Je consultai fiévreusement l'indicateur des rues pour savoir dans quel quartier respirait celle.... Je tressaillis en voyant que la rue de M... donnait dans l'avenue des Champs-Élysées.

—Allons, allons, le coup de fer n'était pas de trop!

Je descendis et inspectai plusieurs fiacres avant de fixer mon choix.

Enfin une voiture passa, elle était jaune!!

Mauvais présage, pensais-je: mais bah! la superstition n'est pas mon fait. Je l'arrêtai. Du reste la carrick de l'automédon était vert, couleur de circonstance.

Nous roulâmes. Arrivé à la rue de M... mon fringant attelage s'arrêta devant une maison qui détonnait au milieu des autres.

Elle était de modeste apparence, à l'encontre de celles qui l'entouraient. Et je m'étonnais de trouver cette bourgeoise au milieu de ces aristocrates. Elle semblait, là, l'oubliée, la Cendrillon en pierre de taille.

Mais n'ignorant pas que dans les petites boîtes sont les ... je passai outre. Je jetai le nom au concierge et m'apprêtais à jouir de cette nouvelle invention qu'on nomme l'ascenseur, lorsque le vieux cerbère me cria:

—Pas par là ... au 3e, à gauche, le petit escalier au fond de la cour!

Sapristi! 3e, petit escalier ... hem, hem! enfin! je gravis péniblement. Je ne vous décrirai pas la solennité de l'escalier ... d'abord parce que ça vous ennuirait ... et moi aussi ... et qu'en outre, l'escalier était très loin d'être solennel. Qu'il vous suffise de savoir qu'il était laid, crasseux, et que les murs suintaient dru. Je gravis les marches en bois non ciré, et je m'arrêtai devant une petite porte sur laquelle une carte de visite éclatait.... C'est bien là ... je tirai discrètement la patte de biche et n'eus que le temps de jeter un dernier regard sur ma toilette, lorsqu'on vint m'ouvrir.

Une petite bonne accorte me fit entrer dans une antichambre où mes yeux furent aussitôt attirés par une Léda en marbre blanc.

Peu d'instants après, la soubrette, à l'air dégagé, ouvrit une porte cachée par une merveilleuse tenture de Smyrne et je passai dans la chambre de sa maîtresse.

Ce que j'aperçus en entrant ... il m'est impossible de vous le dire!... je ne vis rien ... si, une obscurité complète ... à tel point que, voulant faire un pas, je trébuchai, sur une marche traîtresse....

—Venez! soupira une voix alanguie.

Et, comme j'écarquillais les yeux pour distinguer quelque chose:

—Par ici!

Et l'on me prit la main pour guider mes pas incohérents.

Cependant, je commençai doucement à me rendre compte des êtres à la faible lueur d'un minuscule lampion dont le timide éclat était encore tamisé par l'épaisseur d'un verre rouge.



En ce moment, ce que je ressentais ... ou plutôt ce que je sentais ... c'était l'odeur troublante de ces pastilles du sérail que mon invisible interlocutrice avait probablement fait venir de Rivoli-Arcade!

Après m'être excusé d'arriver en retard ... histoire de dire quelque chose, car j'étais en avance ... je demandai ce qui pouvait me valoir le plaisir....

C'est égal, à ce moment je devais être bien drôle, car je parlais au hasard, ignorant si on était devant ou derrière moi.

—Mon Dieu, me dit d'une voix faible ma mystérieuse inconnue, je vous prie tout d'abord d'excuser la hardiesse de ma démarche, mais je voulais vous voir d'abord pour vous dire quel plaisir ... (ici les compliments d'usage) et ensuite pour vous avouer combien je pense à vous.

—Mon Dieu, madame!

L'obscurité absolue qui nous entourait me permettait de rougir à mon aise.

—Oui, je tenais à vous parler moi-même, car une lettre, hélas! ne vous aurait pas dit ... (là un soupir gros de promesses).

—Que votre vie est agréable, reprit-elle soudain, vous allez de fêtes en fêtes, les invitations vous arrivent par douzaines, partout on vous désire, on vous choie, rien n'est trop beau pour vous. Oh! être artiste! quel rêve!

—Je ne vois pas encore, madame....

—Et les femmes, me dit-elle tout à coup en me saisissant les mains. Ah! les femmes! combien seraient heureuses d'être la préférée; mais vous allez voltigeant de la blonde à la brune, sans vous soucier, petits libertins, des blessures cruelles que vous avez pu faire.

—Oui, mais dans tout cela....

—Vous en connaissez beaucoup, n'est-ce pas de ces belles jeunes filles, de ces petites actrices si Parisiennes, si coquettes qui peuplent vos coulisses?

—Mais oui....

—Et appelé dans le monde, comme vous l'êtes tous les soirs, vous coudoyez des marquises du noble faubourg, vous voyez là des femmes du meilleur monde, j'en suis sûre?

—Assurément, mais ...

—Eh bien, j'ai pensé que vous pourriez m'être utile, en priant toutes ces aimables et jolies femmes que vous fréquentez, de s'adresser à moi pour tout ce qui regarde la parfumerie. Je tiens à leur disposition: savons dulcifiants, crème onctueuse, poudres de riz, vinaigre de toilette, nakara des Indes, lait antéphélique, pommade Dupuytren, iris de Florence, mais surtout, ma spécialité, l'eau dentifrice qui a la propriété de blanchir les dents et de rougir les lèvres.

Je renonce, chers lecteurs, à vous dépeindre l'ahurissement que me causa cette réclame inattendue, récitée avec une volubilité auprès de laquelle celle de Sarah Bernhardt n'est que de la Saint-Jean.

Et voilà donc pourquoi je m'étais fait beau et avais pris une voiture pour arriver bien vernis et tout frais!

—Du reste, pour que vous parliez de mes produits en connaissance de cause, reprit-on, je vais vous faire remettre un paquet de poudre de riz et un flacon de mon eau dentifrice.

L'emploi de ce liquide a besoin d'un mot explicatif:

Après vous être lavé les dents, comme d'habitude, avec de la poudre ordinaire, vous vous rincez la bouche, et ayant versé une goutte de cette eau dans ce petit godet en porcelaine, vous trempez le pinceau que voici et vous frottez. Essayez et vous m'en direz de bonnes nouvelles.

Je n'eus pas le temps de protester que l'on avait déjà bourré mes poches de paquets, flacons, godets, pinceaux et de prospectus en nombre tel que je disparaissais entièrement dessous.

Mon ébahissement ne me quitta que chez moi, où j'étais rentré, sans même m'apercevoir de la route. Le lendemain, par curiosité, j'essuyai cette fameuse eau; après l'opération que je fis avec soin, je m'aperçus, ô désespoir, que j'avais les lèvres blanches et les dents rouges!!...






LES INITIALES

A Georges PEYRAT.



—Entrez! dis-je du ton brusque d'un homme qu'on vient de réveiller tout à coup.

Et mon ami Jules, fit son apparition dans ma chambre. Il enjamba pantalon, habit, chapeau, qui traînaient par terre, et s'asseyant sans plus de façon au pied de mon lit—bien qu'un siège vacant ne fût pas introuvable—il aborda carrément la question, me lançant à brûle-pourpoint cette phrase traîtresse:

—Que fais-tu ce soir?

—Je me coucherai, fis-je en me retournant de l'autre côté pour montrer à mon ami que, s'il s'en allait tout de suite, il me ferait bien plaisir et me permettrait ainsi de reprendre le somme interrompu.

Mais, hélas, Jules était comme l'avare Achéron!

—Eh bien, puisque tu es libre, reprit-il, je t'emmène avec moi chez madame de Saint-Girieix.

—Pourquoi faire?

—Comment, pourquoi faire? mais tu n'as donc pas lu les journaux! Elle donne ce soir un bal splendide dans son hôtel, avec kermesse et tout le tralala, au profit des veuves des matelots suisses morts victimes de leur dévouement pendant cet incendie terrible qui a détruit une partie de Berne! Mais on ne parle que de cette fête; ce sera absolument féerique, il faut y venir!

Judic vendra des pêches, Granier des bretelles, Léonce doit faire du trapèze à 6 mètres de hauteur dans le cour d'honneur, enfin, je compte sur toi.... Eh, bien! qu'est-ce que tu as? tu restes abruti ... on dirait, ma parole que tu ne comprends pas.



—En effet, je ne comprends pas comment toi, qui me connais, toi, mon ami, à qui je n'ai jamais fait le moindre mal, toi qui n'ignores pas ma profonde antipathie pour ces petites fêtes chorégraphiques, tu viennes m'inviter à en subir une.... Oui, je sais, avec toi.... C'est égal, je te remercie du choix, mais je ne puis....

—Oh! voyons, tu ne vas pas me refuser de m'accompagner, à présent surtout que j'ai annoncé ta venue à madame de Saint-Girieix. Ce serait joli ... tu me ferais passer pour un farceur!

—Comment, est-ce que ... maladie subite ... empêchement imprévu....

—Sont des clichés usés, mon cher.

—Et puis, crois-tu que madame de Saint-Girieix n'aura pas autre chose à faire qu'à te demander de me présenter.... Dans ces soirées-là, c'est à peine si la maîtresse de la maison regarde les gens qu'on lui présente.... Non, va, un de plus, un de moins, ce n'est pas ça qui ...

—Voyons, ce n'est pas sérieux, ce que tu me dis là.

—Parfaitement. Et, tiens, puisque tu n'es pas convaincu, écoute et suis mon raisonnement:

La foule m'énerve, ce soir, on s'étouffera; tu sais quel mal je me donne pour collectionner dix pièces de vingt sous et tu n'ignores pas que pour tenir tête aux assauts nombreux des jeunes bouquetières, aux sollicitations pressantes, des marchandes de programmes, cigares, etc., il faut pouvoir posséder une certaine quantité de ces petits papiers bleus dont la Banque a seule le monopole. De plus je suis extrêmement fatigué et tu trouveras bon....

—Non, non, non, mille fois non. Je viendrai te prendre à dix heures, nous irons y passer un moment, et nous rentrerons bien gentiment nous coucher chacun chez nous. Allons, c'est entendu, tu acceptes?

—Ah! que le diable t'emporte! je m'étais juré de ne pas sortir ce soir.... Eh bien, oui, là! j'irai, mais à une condition sine qua non. C'est que nous n'y resterons pas plus tard que minuit et que tu ne m'obligeras pas à danser la moindre polka?

—Soit!


A dix heures précises, Jules arrivait sous les armes, claque et camélia compris.

Vingt minutes après, nous descendions de voiture devant le perron de l'hôtel de madame de Saint-Girieix.

Lanternes vénitiennes, plantes rares, orchestre Desgranges, sibylle, petits chevaux, rochers factices au milieu desquels serpentait un filet d'eau coloré en vert par un continuel feu de bengale invisible; bref, rien ne manquait.

Nous montâmes au salon de danse.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais rien ne me semble drôle comme de voir cirer le parquet à un tas de gens essoufflés, rouges comme des tomates et suant sang et eau; ils tournent deux à deux, sans se parler et avec la dignité de gens qui remplissent un sacerdoce; oui, ça m'amuse toujours de voir sauter ainsi mes contemporains.... Ah! j'avoue que la chorégraphie est un sens qui me manque!

J'étais donc dans l'embrasure d'une fenêtre, en train de contempler les minois plus ou moins chiffonnés, lorsque Desgranges, levant son archet magique, donna le signal de la danse. Les couples se formèrent.

J'aperçus alors Octave, un de mes amis que je n'avais pas revu depuis le collège, qui invitait une jeune fille blonde et belle comme Vénus, quoique moins décolletée.

La jeune fille se leva, Octave posa son claque sur sa chaise et tous deux s'enlacèrent pour la valse qui préludait.

Je les suivis un moment des yeux; mais ce charmant couple disparut dans le tourbillon des danseurs. Une polka remplaça la valse, une scottish succéda à la polka.



Changeant alors de spectacle, (j'aime les contrastes), je regardai les duègnes qui tapissaient le salon. Je vis une dame sèche et jaune, et qui dut être fort bien en 1812, sourire derrière son éventail.

Je n'y prêtais pas une bien grande attention, la chose n'ayant rien d'extraordinaire en elle-même, lorsque un éclat de rire formidable me fit reporter les yeux au même endroit. Je vis alors trois ou quatre dames, à droite et à gauche de la sus-indiquée, riant à gorge déployée.

Qu'était-ce donc?

Elles se penchaient à l'oreille de leurs voisines pour leur faire part de quelque chose et le nombre des rieuses allait s'augmentant. Bientôt l'hilarité devint générale; ce fut comme une traînée de poudre, toute la rangée des matrones était en ébullition; ces bonnes dames se tordaient dans des convulsions impossibles à décrire; elles avaient toutes l'air d'être atteintes de la danse de Saint-Guy. C'était inénarrable!

Enfin, grâce à l'une de ces Camerera qui, ne se contentant pas de désigner des yeux, montrait avec le doigt—O Sainte impolitesse!—un groupe tournoyant au milieu du salon, je sus enfin la cause de cette joie générale: la danseuse d'Octave s'était, sans s'en être aperçue, assise sur le claque de mon ami, et sa robe en tulle blanc avait gardé accrochées les gigantesques initiales de son cavalier, qui s'appelait—horrible fatalité—Octave Quesnel ... et pas par un K!


TÉNOR ET PRESTIGIDITATEUR

A E. MANGIN.



C'était au château de Compiègne en 184... Louis-Philippe voulant célébrer ... je ne sais plus quoi, en l'honneur de ... je ne sais plus qui, fit venir les artistes de l'Opéra-Comique pour jouer une pièce de leur répertoire sur le théâtre royal.

Les acteurs se rendirent à cet ordre et obtinrent un grand succès avec le Domino Noir, ou la Dame Blanche ... ou quelque chose de couleur, enfin.

L'étoile de la petite troupe était M-S, le fameux ténor qui, à cette époque, faisait tourner toutes les têtes féminines et dont la renommée était alors considérable.

M-S, homme d'infiniment d'esprit, comme on le verra plus tard, joignait à son très beau talent de chanteur, l'adresse remarquable du plus agile des prestidigitateurs.

L'escamotage et la physique n'avaient plus de secrets pour lui; faire sortir un gigot entier d'une bouteille, avaler un sabre de cuirassier ou jongler avec huit assiettes sans les casser ... était pour lui l'enfance de l'art.

Aussi tenait-il à sa réputation de physicien autant qu'à son renom de chanteur ... qui sait même ... s'il ne faisait pas comme Ingres et Rossini!

Le soir de cette représentation à la cour, Louis Philippe fit servir aux artistes un souper merveilleux.



Inutile de dire quel entrain et quelle gaîté régnèrent à ce festin! Tout le monde, heureux du succès obtenu, était en verve, aussi éclats de rire joyeux et bons mots ne tarissaient pas, les saillies spirituelles partaient comme des fusées; c'était un vrai feu d'artifice d'esprit!

Au Champagne, le moment des toasts arrivé, on but naturellement à la santé du roi, à sa cordiale réception, aux artistes, à leur talent, leur éducation, bref, on but beaucoup.

—Maintenant que nous sommes entre nous, fit un chambellan, je crois le moment opportun de nous dérider un peu en entonnant l'une de ces vieilles chansons de derrière les fagots, de celles qu'on ne chante qu'à mi-voix.... Qu'en pense notre excellent ami, M-S?

M-S ... jusque-là distrait, préoccupé et dont le regard trahissait une vive inquiétude, ne quittait pas des yeux madame C... la duègne de la troupe.

Et voici pourquoi:

Femme charmante, pleine de talent et d'allures distinguées, madame C... avait un terrible défaut, elle était gourmande, oh! mais là! au point que proverbiale était sa gourmandise. La pâtisserie surtout avait le don de l'émouvoir.

Pour elle, une tarte à la crème était un attrait irrésistible et le baba juteux lui eût fait commettre des bassesses. Malheureusement, madame C... ne se contentait pas d'engloutir brioches, éclairs et madeleines; non, sa faim difficilement mais à la longue assouvie, à l'instar de la prévoyante fourmi, elle faisait des provisions pour les repas suivants; aussi ne voulant pas laisser échapper une si belle occasion, notre chanteuse bourrait-elle ses poches de massepains, meringues et échaudés! Ses voisins de table, camarades de théâtre, avaient beau lui dire, à l'oreille:

—Voyons, madame C..., un peu de tenue, on vous observe, vous savez combien notre profession est décriée? Eh bien! ne donnez donc pas ainsi prise aux mauvaises langues.

Ah! bien oui, les tartelettes sucrées et les choux débordant de crèmes étaient là, devant ses yeux éblouis, attractifs comme des aimants, et lui faisaient tourner la tête.

Aussi M-S ... jura-t-il de la punir de son excès de gloutonnerie.


A la voix du chambellan, M-S ... revint à lui et, déclinant l'honneur qu'on lui faisait en l'invitant à chanter, s'excusa en ces termes:

—Mon Dieu, messieurs, je suis très sensible au plaisir que vous me faites en me demandant quelque chose, et je vous en remercie bien sincèrement, mais quand j'ai soupé, il m'est impossible d'émettre le moindre son.

—Alors, fais-nous quelques tours d'escamotage, hasarda le baryton.



Et comme les gentilshommes paraissaient étonnés de cette demande, on leur apprit que M-S. était un excellent prestidigitateur qui eût rendu des points au célèbre professeur Bosco lui-même!

—Allons donc! fit l'un des seigneurs. Eh bien, mais, nous serions très curieux d'assister à ...

—Oh! reprit M-S ... qui n'avait pas l'air d'y tenir beaucoup, vous savez pour ça il faut être préparé à l'avance ... ou bien que ça vienne tout seul.

—Oh! si, voyons! exclama toute l'assistance.

Enfin, comme on insistait fort et que son orgueil d'escamoteur commençait à être suffisamment chatouillé:

—Je veux bien, s'écria tout à coup le ténor physicien.

Et, comme pris d'une inspiration subite, il ajouta:

—Seulement, à la condition expresse de ne vous faire qu'un seul tour.

—Entendu! fit-on, en chœur.

Et tout le monde se rapprocha afin de ne rien perdre.

Alors, s'emparant d'une coupe en verre remplie de gâteaux de toutes sortes, le prestidigitateur demanda:

—Vous voyez bien ceci?... Il s'agit d'en faire disparaître le contenu devant vous et sans que vous vous en aperceviez.

Alors, avec une adresse incroyable, il jeta bonbons et gâteaux dans la serviette qu'il avait sur ses genoux et qui était préparée ad hoc, et, s'adressant à un de ses spectateurs:

—Est-ce ça?

—Bravo! bravo! cria-t-on de toutes parts.

—Eh bien, voulez-vous savoir où j'ai fait passer toutes les chatteries?

—Oui, oui, oui.

—Dans la poche droite de madame C.

Étonnement général, mais rires discrets de la part des camarades initiés qui devinèrent le tour.... Il fallut bien, vérification faite, se rendre à l'évidence.

Aussi, rouge et confuse, madame C... jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.




LES EXTRA

A Henri PASSERIEU.



—Votre appartement me convient et je l'arrête, dis-je au concierge; seulement je vous préviens que je rentre tard, je suis artiste et, dame! l'hiver, les soirées me retiennent fort avant dans la nuit!

—Je connais ça.

—Ah! vous avez déjà pour locataires....

—Non, c'est moi; je suis dans le même cas que monsieur. En hiver, j'ai aussi beaucoup de soirées.

—Comment!... vous êtes ...

—Extra.

—?...

—Je sers les rafraîchissements dans les soirées.

—Ah! bah!

—Bien fatigantes nos professions, hein?

—Quel drôle de concierge, fis-je à part moi, il ignore sans doute que le cumul est défendu, enfin!

Jusqu'ici, je croyais ce mot «Extra» spécialement chargé de désigner le petit supplément que s'offre, à la crémerie, le commis faiblement appointé, lorsqu'il demande une anisette additionnelle, ou bien la largesse inaccoutumée que se fait le bourgeois, le dimanche, alors que, revenant éreinté de la campagne, suivi de sa nombreuse tribu et jetant un regard de mépris sur la longue file de tramways bondés de monde, il hêle un fiacre, se disant in petto:

—Ah! bah, pour une fois, faisons un extra!

Mais avoir un portier extra ou un extra-portier était pour moi, chose nouvelle!

Extra! Ce métier me fait penser de nouveau aux ennuis sans nombre, aux désagréments de toutes sortes, qu'occasionne sans cesse la similitude du costume de garçon de soirée avec le nôtre.

Nous sommes tous indifféremment en habit noir.

L'Extra—puisqu'il faut l'appeler par son nom—n'a rien qui le distingue des invités. Il serait si simple cependant de le mettre en bas de soie ou de lui donner un signe distinctif quelconque qui le ferait reconnaître; on ne se tromperait plus alors, et l'on éviterait par cela même les erreurs fréquentes et regrettables que l'on commet tous les jours.

Ce léger changement à apporter à la toilette de ces valets est bien simple et ne demanderait pas grand peine: il suffirait que cet hiver une mondaine en prit l'initiative et toute la gentry l'imiterait avec ensemble. Mais mes lamentations sont parfaitement inutiles, et vous verrez que, comme par le passé, la routine, la sempiternelle routine continuera à laisser les choses dans un doux statu-quo.

Et pourtant, que de gaffes n'a-t-on pas faites!

A qui de nous n'est-il pas arrivé de dire à un invité orné de longs favoris:

—Voici mon pardessus, donnez-moi un numéro?

Ou bien de converser longuement avec un domestique dont la figure rappelle celle d'un ministre assez mondain, et de lui demander ce qu'il pense de la crise politique que nous traversons!

Et il n'y a pas à objecter la distinction et la tenue.

Certains domestiques de cercle, qui ont servi longtemps ducs, marquis et barons, ont acquis à ce noble frottement une distinction apparente, une tenue relative qui font que les plus perspicaces s'y trompent.

Ce sont des figures bien intéressantes à étudier que celles de ces garçons dits «extra!»

Il y a l'extra-sérieux, le garçon qui pontifie et vous sert un sandwich avec la dignité d'un sénateur romain élaborant une loi.

Il y a l'extra-gai, celui qui plaisante avec vous, risque le calembourg facile avec le mot thé.

Un type bien curieux, c'est l'extra-prévenant, qui vous dit, lorsque vous lui demandez une glace:

—Non, non, ça vous ferait mal, prenez plutôt du punch bien chaud.

On rencontre également l'extra-grincheux, qui a servi dans des maisons plus importantes où le buffet était bien mieux approvisionné; celui-là vous sert à contre cœur, sans la moindre complaisance il vous donne un sorbet sans cuiller ... et sans grâce.

Il y a aussi l'extra-susceptible qui vous en veut à mort si vous vous trompez et l'appelez «garçon» tout court; je ne vous engage pas à vous adresser à lui si vous retournez au buffet.

Le plus terrible, à mon avis, c'est l'extra-censeur, celui qui censure vos actes; c'est le garçon dont les yeux semblent dire au malheureux qui redemande quelque chose:

—Mais, pardon, vous en avez déjà pris et si chacun en faisait autant....

On dirait, ma parole, que c'est lui qui paie le buffet. Aussi, que les gourmands me permettent un conseil en passant:

—Faites comme moi, adressez-vous chaque fois à un garçon différent.

Il y a encore l'extra ... ordinaire, rien à dire de celui-là.

Mais le plus beau que j'aie rencontré, c'est l'extra-familier, qui, pour un peu, vous tutoierait devant tout le monde et vous frapperait familièrement sur le ventre en vous appelant vieux copain.

Pour celui-là, je demande la permission d'ouvrir une parenthèse.

Comme je l'ai déjà dit, allant fréquemment en soirées, l'hiver, chez des amis et chez des étrangers, à cause de ma profession, je me retrouve là, souvent, avec les mêmes figures d'extra parmi lesquels ils s'en montrent de plus familiers les uns que les autres.

Il y en a un que j'ai rencontré plus de cinquante fois; je le vois à peu près tous les quinze jours dans la saison; mais, dès que je l'aperçois dans une soirée, je l'évite avec soin, car il m'aborde toujours ainsi:

—Eh! bien, nous travaillons donc encore ensemble, ce soir?

Et en disant sa petite phrase, il me gratifie d'une tape protectorale sur l'épaule. Ça m'embête, mais je suis forcé de le subir!

Cependant, s'il y a le mauvais côté de la chose, il y a aussi le bon; derrière le revers, la médaille.

Dernièrement, nous étions ensemble dans la même soirée; je vais au buffet et je vois «mon protecteur» très occupé à servir une foule d'habits noirs qui demandaient tout à la fois: chocolat, punch, glaces etc., etc., Il m'aperçoit, les délaisse tous et, venant à moi:

—Que voulez vous prendre monsieur Galipaux? (car il m'appelle par mon nom).

—J'aurais désiré prendre un bouillon, mais je viens de vous entendre dire à un monsieur qu'il n'en restait plus, alors je ...

—Ah! ça, vous riez! pas de bouillon pour vous!! mais je savais que vous deviez venir ce soir, j'en ai gardé pour ... nous deux. Tenez.

Et tirant de dessous la table une tasse toute versée, il me dit d'un ton paterne:

—Tenez, mon p'tit, buvez ça, vous m'en direz des nouvelles!!

—!!!

—Ce n'est pas tout. Voici une tranche de rosbeaf froid avec sauce rémoulade: avalez-moi ça prenez ce petit pain rond, la salade russe est à côté de vous, et je vais vous verser du Bordeaux. Là, débrouillez-vous tout seul, je vais m'occuper un peu de ces gens-là, maintenant.

Tout à coup, il bondit sur moi et me dit:

—Que faites-vous donc!

—Je me verse de l'eau, parbleu!

—Pas celle-là! fit-il, en m'arrachant des mains la carafe, et, retirant pour la seconde fois de ce dessous de table décidément inépuisable une carafe frappée:

—Celle-ci, à la bonne heure! mais demandez-moi donc ce que vous voulez, avant de vous servir.

Comme on le voit, cet «extra» est un père pour moi!

Un «extra» m'a dit un jour, un mot qui, à lui seul, est tout un monde, et prouve une fois de plus en quelle estime, les artistes sont encore tenus ... même par certains domestiques:



—C'était, il y a trois ans. Le baron X... qui habitait alors place Saint-Michel, mariait la plus jeune de ses filles et, voulant donner plus d'attrait à la soirée de contrat, avait fait venir quelques artistes, entr'autres mademoiselle N... de l'Opéra-Comique, son frère, jeune violoniste de talent, R... ex-ténor de l'Opéra-Populaire, d'éphémère durée et moi.

On passe devant nous des rafraîchissements, nous n'en prenons point. Cette sobriété semblant surnaturelle chez des artistes, un «extra», croyant comprendre tout à coup que les sirops, grogs et autres liqueurs qui surchargeaient le plateau n'étaient pas de notre goût, vint à nous, et, comme sûr de nous séduire, nous dit avec un sourire indescriptible et que je me rappellerai longtemps:

—Voulez-vous du vin?

!!!!!


UN IMPRESSARIO

A J. LANDIE.



Celui-ci est digne de passer à la postérité la plus reculée, car jamais type semblable ne s'était vu avant lui!

D'abord son prénom est tout un monde.... Je ne vous le révèlerai pas parce que, seul possesseur de cette appellation joyeuse, mon bonhomme se reconnaîtrait et viendrait me chercher noise.... Je vous dirai seulement que c'est à son homonyme que revint l'honneur de fonder la vie monastique en Palestine, vers l'an de grâce 292 ... et si cela ne vous suffisait pas, j'ajouterai que son nom de baptême flotte entre Hilaire et Hilare; maintenant ne m'en demandez pas davantage.

Notre héros, que nous nommerons discrètement H..., si vous voulez bien, est d'une autre époque. Ayant beaucoup joué avec mademoiselle Rachel comme il dit, dans ses tournées et par suite adorateur passionné de la tragédie et de ses nobles représentants, Racine, Corneille et Voltaire, il a gardé de la fréquentation continuelle de ces génies un culte exagéré pour les alexandrins classiques; de sorte que dans la vie ordinaire, dans ce prosaïque terre-à-terre de tous les jours, il ne peut se résoudre à parler comme tout le monde. L'infâme prose dont se servait, sans s'en douter, ce bon M. Jourdain, lui soulève le cœur, lui donne des nausées.

Aussi, est-on tout étonné de voir notre homme avec un vulgaire melon sur la tête au lieu du casque reluisant d'Achille, ce n'est pas une redingote en Elbeuf qu'on s'attend à trouver sur lui, mais bien le manteau d'Oreste et pour ses augustes pieds, il faudrait plutôt des cothurnes qu'une grosse paire de souliers modernes.

Sa conversation est extrêmement curieuse. Ayant beaucoup lu ... de tragédies ... aussi antiques qu'inconnues ... il a une certaine instruction, une érudition relative, mais ce vernis de science, ce plaqué de savoir en impose cependant à bien des gens.

Comme je l'ai déjà dit, il ne s'exprime pas comme le commun des mortels, ainsi voulant raconter qu'il aura vu un sergent de ville emmener une cocotte qui se promenait sur le trottoir, il dira volontiers: «J'ai aperçu un alguazil emmenant une hétaïre qui ambulait sur l'asphalte.» Pour lui un soldat est un estafier; une fille aimable, une courtisane; et quand il paie son domestique, il doit lui dire assurément: «Tiens, Frontin, prends ces sesterces!»

En somme, on le voit, il devrait s'appeler Joseph Prud'homme. Ajoutez à cela une avarice sordide pour ses pensionnaires et vous aurez un aperçu de ce directeur.

Gérant actuellement un de nos grands théâtres, personne n'a lu ... et joué autant de mauvaises pièces que lui ... mais cela se comprend jusqu'à un certain point, le désir de produire des auteurs jeunes ... et riches, l'ayant seul guidé dans cette voie lucrative.

Ses «premières» sont extrêmement houleuses et il n'est pas rare d'assister, si on a eu l'imprudence de s'y égarer, à un combat singulier entre le paradis et l'orchestre.

Tout est bon, pour le titi belliqueux ... petits blancs, trognons de pomme, clous ... et même certaine matière on ne peut plus odorante.... Un de nos gros critiques, que son métier force à braver ces projectiles divers, se munit toujours lorsqu'il va à ce théâtre d'un parasol fortement doublé en cas de pluie pendant le spectacle!

Pour vous donner une idée du monsieur, je vais vous citer quelques-uns de ses mots; eux seuls vous en diront assez.

Tout d'abord il faut l'entendre raconter «comment il s'est marié». (C'est lui qui parle).

«Une famille m'ayant fait demander pour dire des vers dans une soirée (quelle drôle d'idée), je m'y rendis. J'entre et j'aperçois une jeune fille belle comme le jour.... J'ouvre la bouche, elle me regarde ... je commence, elle me boit ... je continue ... elle chancelle ... j'achève, elle se pâme....

Eh bien, messieurs ... (un temps) «C'est madame H.»

Mais ce qu'il faut entendre, c'est le ton doucereux et la vibration de notre individu, car il vibrrre, oh! mais là ... même en disant «mie de pain!»

Réponse prouvant sa générosité:

Il fit dans le temps jouer le répertoire de Molière, Corneille et Racine.... Aussi les jeunes gens du Conservatoire, désireux avant tout de s'essayer, allaient-ils chez notre directeur s'engager pour des sommes on ne peut plus dérisoires, par exemple 5 francs par cachet, à jouer tous les rôles de leur emploi.

Un de mes amis, aujourd'hui à la Comédie-Française, jouait ainsi Scapin, Figaro, Mascarille et tous les premiers comiques du répertoire, en attendant de les jouer plus tard sur la première scène du monde.

Mais quoique très artiste et fort passionné pour son art, mon camarade à cette époque-là ne voyait pas couler, chez lui, le Pactole; aussi, tremblant comme la feuille, résolut-il, après bien des hésitations, d'aller trouver H... arpagon, pour lui demander une légère augmentation.

Il prit donc son courage à deux mains et tournant fiévreusement son chapeau dans ses doigts—on peut faire les deux choses en même temps—il balbutia les mots: dévouement profond à mon théâtre ... rôles toujours sus ... mais pas fortuné ... les omnibus pour venir répéter ... le rouge et le blanc qu'on ne donne pas ... aussi 10 francs au lieu de 5 par semaine, ne serait peut-être pas un supplément par trop exagéré.

Et H... de l'interrompre par ces mots:

—Cher monsieur, je vois poindre l'ingratitude.

Un jour, un auteur heureux d'être joué, lui envoya un ameublement complet (il n'y a que ces gens-là pour avoir de la veine).

Comme les commissionnaires qui avaient monté au 4e étage armoire, bibliothèque, buffet, consoles, vitrines, etc. etc. attendaient là suant à grosses gouttes le pourboire traditionnel, le secrétaire du théâtre s'avance et demande à voix basse, à son directeur, s'il ne juge pas convenable de donner quelque chose à ces hommes qui sont éreintés.

Lui, après avoir bien réfléchi:

—Mais si, comment!... donnez leur donc ... deux billets à demi-droit!!!

Ça ne s'invente pas ces choses-là.


Lorsque, par hasard, il prend une voiture à la course, il ne donne jamais que 15 c. de pourboire au cocher et comme il a peur d'être empoigné par l'automédon—comme il l'appelle—il prie le concierge de lui remettre la somme, mais le pipelet a une peur bleue, car le cocher ne manque jamais de lui dire:

—Ah! tu as gardé deux sous, c'est bien, va, la prochaine fois, je le dirai au vieux général!

«Vieux général», parce que notre directeur porte moustache et barbiche napoléoniennes.

Au beau temps où la tragédie était florissante sous sa direction, on jouait un jour Britannicus, et comme le héros de Racine n'avait pas de manteau par suite d'une erreur du costumier, notre directeur descendit de chez lui un drap de madame H... pour le remplacer!...

!!!


Delaunay disait de lui:

«Quand il commence un alexandrin on a le temps de remonter dans sa loge chercher quelque chose et de redescendre avant qu'il l'ait fini.»

Et Got:

«C'est le seul comique de tragédie qu'ait possédé le Théâtre-Français.»


Un jour, dans un hôtel de province, au souper qui suivit une de ses représentations et que des amis lui offrirent, il récitait un fragment de rôle tragique et comme il disait avec une emphase extraordinaire:

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