Galipettes
LETTRE DE JEANNINE A SUZANNE
Je t'entends d'ici t'écrier, en décachetant cette lettre:—Comment, de Jeannine!
Oui, de Jeannine elle-même, qui semblait bien à tort t'avoir oubliée quand au contraire elle n'a cessé une minute de penser à toi, la meilleure et la plus sûre des amies.
Oui, je sais, j'ai gardé un silence un peu trop prolongé ... quand on aime les gens, on leur donne des nouvelles ... mais, chère mignonne, on voit bien que tu ne sais pas ce que c'est que la lune de miel.
Espérons que ton ignorance sur ce sujet ne durera pas longtemps et laisse-moi te donner beaucoup, beaucoup de détails sur ma nouvelle situation.
Mariée! Je suis mariée!!
Le nom de mon seigneur et maître? Gaston de Clock, tu trouveras sans doute joli de Clock, moi je préfère Gaston.
Comment cela s'est fait? où nous nous sommes rencontrés la première fois?
Attends donc, impatiente!
C'est au Palais de l'Industrie, j'étais à l'Exposition des arts décoratifs avec papa que la vue d'un vieux tapis de Smyrne absorbait; à nos côtés se trouvait un jeune homme, élégamment vêtu quoique sans recherche, et dont la figure expressive et douce me plut aussitôt, et, ce qui prouve que la sympathie n'est pas un vain mot—le jeune homme, ayant aperçu mon regard, ne me quitta plus des yeux.
Il se fit présenter chez nous par un ami commun, vint souvent à la maison et ... tu devines le reste.
Quant à son portrait, que te dirai-je, il me plaît, c'est tout dire!
Il est de taille moyenne, châtain, ses yeux sont très noirs, voilà pour le physique; pour le moral je n'ai pas besoin de te dire qu'il a énormément d'esprit, tu me connais et sais que je n'aurais jamais épousé un homme banal.
Gaston adore le théâtre, connaît toutes les pièces qu'on représente, le nom des auteurs qui les ont signées et celui des acteurs qui les jouent ... peut-être même le prénom des actrices, mais, bast! je ne puis être jalouse du passé!
Bref, Gaston est très Parisien, très moderne, comme on dit aux Variétés (car aujourd'hui, je vais aux Variétés.)
Tiens, pour te donner une idée de l'imagination de mon spirituel mari, écoute comment le mâtin s'y est pris pour arriver à ses fins, c'est-à -dire à me conquérir, selon sa propre expression.
Ayant appris la piété de mes bons parents et sachant que l'on n'accorderait ma main, qu'à un homme possédant des principes religieux, Gaston suivit régulièrement les offices de Saint-Philippe du Roule ... et précisément aux-mêmes heures que moi ... ce que c'est que le hasard!
Cela m'étonnait bien un peu de la part de ce mondain, mais je le savais résolu à tout pour m'obtenir!
Désirant voir jusqu'où irait son amour pour moi, je lui demandai de se confesser, lui promettant que s'il me donnait cette dernière preuve de dévouement, nous n'aurions plus qu'à choisir le jour de la demande en mariage.
Ce fut avec infiniment de périphrases que j'abordai ce sujet délicat; je tremblais fort, tu te l'imagines, redoutant la cruauté d'un vilain refus; enfin, appelant à moi tout mon courage, j'abordai un soir cette terrible question.
Ma demande formulée, te dire que Gaston l'accueillit avec un enthousiasme indescriptible, serait peut-être exagéré, mais enfin, il fit contre fortune bon cœur et me demanda deux jours pour réfléchir.
Les quarante-huit heures écoulées, la réponse fut affirmative.
Je te laisse à deviner ma joie.
C'est pour demain matin, me dit, un samedi soir, en nous quittant, mon fiancé, à onze heures, à Saint-Thomas d'Aquin. Je m'étonnai bien un peu de ce changement de paroisse, mais il ne fallait pas non plus se montrer trop exigeante et imposer une église plutôt qu'une autre: le principal pour moi était qu'il se confessât.
Le lendemain, parvenue non sans peine, à décider mes parents à sortir de leurs habitudes, en venant suivre la messe dans une autre chapelle que la leur, je les conduisis tout naturellement à Saint-Thomas, à l'heure que Gaston m'avait fixée.
A peine, étions-nous installés que, levant les yeux, j'aperçus celui qui devait être le compagnon de ma vie, agenouillé dans un confessionnal.
Je ne manquai, comme tu le penses, de le faire remarquer à mes parents qui, émerveillés des sentiments discrètement religieux de mon futur mari, s'empressèrent, une fois rentrés, de l'inviter à dîner pour causer «de notre bonheur»!
Et c'est hier soir, seulement, que demandant à Gaston, comment il avait eu le courage—car, c'en était un pour lui—de faire ce que je lui avais si durement imposé, qu'il me répondit, du ton le plus naturel du monde:
—Mais, chère enfant, ce curé était sourd comme une poterie entière!!
Je t'embrasse bien fort, mignonne amie, et attends anxieusement tes chères pattes de mouche.
LES TICS
Qui n'a eu ou n'a pas un ou plusieurs tics? Bien intéressante serait la liste des tics possibles et des célébrités «tiquées».
Nombreuse par exemple est la collection des gens qui clignotent à paupières que veux-tu?
J'ai connu un jeune homme élégant, instruit, véritable boute-en-train de toute la société lyonnaise, mais qui était, hélas! doté d'un tic effrayant: il aboyait.
Par suite de quelles circonstances cela lui était-il arrivé? Je l'ignore. Ãtait-ce après une grande douleur, la perte d'une personne aimée, peut-être? ou bien cet effroyable malheur fut-il la conséquence d'un désastre financier, qui sait? Ce qu'il y a de malheureusement certain, c'est que, par moments, le pauvre garçon traversait des crises atroces pendant lesquelles son martyre devenait effroyable!
Les jours d'orage lui étaient particulièrement mauvais! Vous lui parliez, il était très calme, rien en lui ne faisait pressentir l'approche du mal mystérieux, et, tout à coup, au milieu d'une phrase, ses traits s'altéraient, il devenait blême, et aboyait rageusement, se tordant les bras, faisant claquer ses doigts.
La crise était par bonheur aussi courte que violente.
Mais ce qui augmentait la douleur de cet infortuné c'est qu'il se sentait ridicule. Car, bien qu'étant extrêmement spirituel, gai, serviable et bon garçon, il avait, à cause même du nombre de ses relations choisies, quelques jaloux, des envieux qui ne demandaient qu'à railler ses «attaques».
Du reste, qui n'a pas d'ennemis en province!
Un soir, en plein théâtre, pendant un entr'acte, il fut en proie à ce mal terrible.
Le rideau venait de baisser et les messieurs des fauteuils, debout, claque sur la tête et jumelles en main, lorgnaient les dames du balcon. Soudain, un léger bruit, on se retourne et que voit-on? Notre triste héros la tête complètement entrée dans son chapeau haut-de-forme; d'un mouvement nerveux, il avait enfoncé son couvre-chef sur sa figure, évitant par ce geste silencieux de grands éclats de voix qui eussent pu occasionner un scandale.
J'avoue que ce soir-là , il fallut vraiment être son ami, pour ne pas rire avec toute la salle!
Un tic moins grave et qui ne cause de dommage qu'à l'interlocuteur du «tiqué», c'est celui du monsieur qui vous déshabille en marchant.
Si vous cheminez longtemps ensemble vous arrivez à destination
    complètement dépouillé, et vos boutons semés sur le parcours servent de piste aux
    gens qui vous cherchent.
Un tic, bien province aussi, c'est celui du monsieur qui, marchand avec vous, s'arrête à chaque instant à mesure que l'histoire devient intéressante. Avec celui-là , il ne faut pas être pressé.
Ãa s'explique encore dans les petites villes; on n'a rien à faire, c'est une manière comme une autre de tuer le temps, on met une heure pour faire cent mètres.
Un maniaque assez insupportable aussi et qu'il faut fuir à l'égal de la
    peste, c'est le monsieur qui vous pousse en marchant.
Si vous êtes du côté des magasins, il vous envoie dans les carreaux de vitre, résultat: une dépense, ou bien, il vous fait tomber dans le ruisseau, conséquence: vous êtes crotté comme deux barbets.
Sans compter qu'en partant vous étiez sur le trottoir de droite et qu'arrivés au bout de la rue, c'est sur celui de gauche que vous vous trouvez.
Quand j'étais enfant, j'avais un tic assez vilain.
Je ... comment diable dire ça, c'est difficile, à expliquer, enfin je ... soufflais du nez. Les uns reniflaient, moi je soufflais. C'est la même chose, sauf que c'est le contraire, l'un est ascendant et l'autre descendant, voilà tout.
A chaque instant: tscheu, tscheu et aïe donc! et aïe donc!
Chez moi régnait le désespoir.
—Quelle drôle de manie, il a à présent!
—Comment lui faire passer ça!
—Attendez, dit ma grand'mère, j'ai un moyen.
—Lequel?
—Vous verrez ça, au dîner.
L'heure du repas sonnée, nous nous mettons à table.
Je m'assieds et demande pourquoi l'on avait mis devant mon assiette, une
    petite lampe à essence?
—Ce n'est rien, répond la grand'maman, laisse-la.
—Bon, fis-je, sans vouloir d'autres explications et je commençai mon potage.
Je n'avais pas avalé trois cuillerées, que mon satané tscheu, tscheu commença et la lampe s'éteignit aussitôt.
Tout le monde de rire aux éclats et moi profondément vexé, de me lever avec la lampe que j'emportai rallumer en bas, à la cuisine.
—Et chaque fois que lu l'éteindras, tu recommenceras cette petite promenade,
Cinq fois la flamme mourut, mais comme j'ai horreur de me déranger quand je suis à table, la cinquième fois fut la dernière, et mon tscheu, tscheu, ne se fit plus entendre.
Ah! si toutes les grand'mères ressemblaient à la mienne, les enfants si
    riches en habitudes ridicules se détiqueraient vite.
C'est encore à mon aïeule, que je dois de m'être débarrassé d'une manie assez ordinaire chez les bébés gâtés: celle de tirer la langue aux gens et aux choses ne me plaisant pas.
Un jour, que je montrais dans toute son étendue, cet organe du goût et de la parole à un ami de la famille, ma grand-mère vint à pas de loup, derrière moi, et v'lan, sur la langue, une chiquenaude bien sentie, je vous l'assure.
Depuis on ne vit plus ma langue, que lorsque je la donnai au chat.
Je passe le tic des lycéens imberbes se frisant avec obstination une
    moustache absente; celui des femmes de quarante ans qui ne cessent de répéter: «à mon
    âge ...» pour qu'on leur réponde, en chœur: «Oh! madame!»
Eh bien, et le monsieur qui termine toutes ses phrases par cet agaçant «vous comprenez?» Avec ce refrain monotone, ce n'est pas la carte mais la réponse forcée.
N'oublions pas non plus le malheureux qui dodeline de la tête, comme un magot de Saxe. L'infortuné n'ose aller à la salle des ventes de peur, par une désolante méprise, de se voir adjuger tous les tableaux.
Indépendamment de ses productions locales, chaque contrée a ses locutions
    particulières.
Le Breton dit: dam! Le Marseillais commence ses phrases par: té! Le Bordelais, les finit par: hé? Le Belge, les émaille d'un sempiternel: savez-vous? Pas d'Auvergnat, sans un vigoureux: fouchtra! Ah! on ferait une curieuse mosaïque avec toutes ces exclamations ... mais n'anticipons pas et laissons aux académiciens de l'an 2886 le soin de rédiger ces variantes, quand ils arriveront au mot tic, s'ils en sont à la lettre T, à cette époque ... ce dont je doute.
Chez les acteurs, les tics sont assez fréquents.
D'aucuns s'en sont servis comme attrait irrésistible et doivent en partie leur succès à certaines manies bizarres.
Celui-ci hoche la tête, celui-là la renverse en arrière, un tel se tape à chaque instant sur les cuisses et, pour finir enfin, nous connaissons tous, ce comédien, qui ayant à dire dans son rôle:
—Hier, j'ai pris l'omnibus.
Dira:
—Hier, j'ai pris l'omnibus ... j'ai pris l'omnibus ... pris l'omnibus ... omnibus ... nibus ... bus ... sss ...
Avec ce système-là , il fait finir la pièce à minuit et demie, et le lendemain, ce sont les camarades qui ne peuvent pas dire, à leur tour:
—Hier, j'ai pris l'omnibus.
LES VACANCES D'UN COMÃDIEN
Enfin, nous fermons le 30! s'écrie le comédien avec un soupir énorme; je vais donc pouvoir me reposer! Voyons, pour ne pas perdre une minute, si j'écrivais toute de suite ... au théâtre d'Ãtampes-sur-Mer pour organiser quelque chose.
Et pendant les deux mois de vacances, vous êtes fébrile parce que le directeur du Casino de Courbevoie-les-Sables vous a écrit de retarder encore votre venue, tous les baigneurs n'étant pas arrivés, ou bien à cause des réparations en train au grand kursaal de Chaville-les-Bains.
Un ami qui demeure dans un trou perdu où il s'étiole à trente francs l'heure, encaissé dans trois rochers, vous conseille de venir à Nemo; aucun artiste n'y est venu jusqu'à ce jour (parbleu!); il y a quelque chose à faire (oui, du mauvais sang!).
Et ne demandant qu'à vous échauffer la bile ... toujours pour vous reposer, vous prenez votre ami au collet, en vous écriant:
—Nemo! Nemo! Où est-ce ça, Nemo? Connais pas.
J'y vais!
Et l'ami, qui exulte à l'idée que vous allez venir peupler sa solitude et, qu'on sera deux derrière la malle, vous explique avec joie votre itinéraire.
—C'est très simple, tu pars le matin à six heures dix....
Et, comme vous bondissez, il reprend:
—Oh! mon Dieu! pour une fois, tu peux bien te lever de bonne heure. C'est très loin; on prend la ligne de Sceaux. Tu arrives à Trémoulu, à neuf heures du soir. Ah! aie soin d'emporter de quoi manger, parce que tu ne trouveras rien sur le parcours.
—Hein?
—Ah! dame, je te préviens: c'est un peu sauvage, mais quoi? si tu veux avoir tes commodités comme à Paris, va à Trouville, alors.
—C'est bon, ne te fâches pas.
—A Trémoulu, tu descends et tu prends l'omnibus....
—Ah! il faut encore ...
—Oui. Il n'est pas à tous les trains, mais je parlerai au conducteur. A onze heures, enfin, tu mets pieds à terre.
—Nemo! Tout le monde descend?
—Mais non; attends donc; est-il pressé! C'est Saint-Gulier, un petit endroit délicieux.
—Oh! Ã onze heures du soir....
—Il y a une auberge où remise l'omnibus. Tu vois, c'est commode; tu prends un potage et du saucisson ... il n'y a guère de choix; tu te couches et le lendemain à sept heures....
—Comment, encore!!!
—Tu reprends l'omnibus, qui, vingt minutes après ... vingt minutes, c'est une plaisanterie ... te dépose dans mes bras.
—Déjà !!!
—Oui, ris, plaisante, tu seras bien dédommagé une fois arrivé, je t'assure. Ah! pendant que j'y pense, à Saint-Gulier, défie-toi de l'aubergiste: il est un peu voleur!
Le lendemain matin, à cinq heures, votre ami se précipite avec fracas dans votre chambre, va à la croisée qu'il ouvre en grand, pousse les contrevents, arrache votre couverture, vous verse un peu d'eau sur le ... front et vous calme par ces mots:
—Allons! allons! nous ne sommes pas ici pour dormir! j'espère que tu t'en es payé une partie de traversin!
Vous êtes tellement abruti par la fatigue des deux derniers jours, par cette troisième nuit d'insomnie, car le bruit de la mer auquel vous n'êtes pas encore fait, et les visites lancinantes des mouches et des punaises—auxquelles vous ne vous ferez jamais—ne vous ont pas permis de fermer l'œil une seconde; vous êtes tellement abruti, dis-je, que, sans comprendre, vous regardez votre ami qui se tord en voyant vos yeux bouffis, votre nez bourgeonnant et surtout, oh! surtout, l'air idiot avec lequel vous vous rendormez.
Enfin, dès l'aube, à huit heures, vous descendez n'ayant passé qu'un pantalon.
—Ah! allons voir la mer! est naturellement votre première phrase.
—Dans cet accoutrement? tu es fou!
—Est-ce que tu espérais me voir mettre un habit noir pour aller sur la grève?
—Mais, malheureux, songe donc que l'on te connaît ici, je t'ai annoncé ... depuis trois jours, on t'attend ... on brûle de te voir, tu vas être épluché.... Allons, habille-toi vite. C'est l'heure du bain, tous les habitants sont sur la plage.
Insister serait inutile; vous remontez vous vêtir plus convenablement, et en avant pour la plage!
Vous n'avez pas fait dix pas que toutes les têtes se tournent de votre côté, et ta, ta, ta, et ta, ta, ta, on chuchote, on vous regarde comme ce malheureux jeune homme à la tête de veau n'a jamais été regardé.
L'ami, fier de son intimité avec vous, vous trimballe dans tous les groupes, vous présente à tous les baigneurs de sa connaissance:
—Ah! c'est monsieur dont vous nous avez tant parlé (échanges de saluts).
Un mollusque à lunettes bleues, croyant vous faire un compliment fantastique, vous lance cette phrase prudhommesque:
—Ah! monsieur, il paraît que vous avez une mémoire étonnante.
—Du reste, nous vous connaissons depuis longtemps, reprend la femme du mollusque, une grosse dame, très forte ... mais pas sur la langue française:
—Mon fils me parle souvent de vous, monsieur, il vous a entendu à sa pension, à l'Ecole Papin, et il nous raconte toutes les singeries que vous leur avez faites, car vous leur en avez fait, des singeries!
—Oh! vous êtes trop aimable, madame.
—Non, non, je dis la vérité.
Et toute la sainte journée, ce sont de semblables sorties qu'il faut essuyer.
Après le déjeuner, je demande l'heure à laquelle arrivent les journaux de Paris.
—Le surlendemain soir, me répond-on. Et encore le facteur n'est pas très exact.
Mon ami, qui tremble à l'idée que je vais m'ennuyer, me dit:
—Si tu veux, nous allons aller trouver le maire et lui demander la permission de donner une soirée dans la salle de l'unique hôtel de Nemo: la Licorne d'or.
—Comment, tu te figures que je vais dire quelque chose devant les vingt moules qui composent la population flottante de ce semblant de pays! Mais ils croiront que monologue est le nom d'un crustacé! Jamais! entends-tu bien. Jamais!
La crainte d'une brouille me fait céder.
L'autorisation est accordée. Un adjoint qui calligraphie s'est chargé de faire, à la plume, trois copies-programmes. On en placera une à la gare, la seconde dans la salle à manger de la Licorne, et une troisième, devant la porte de l'hôtel.
—Les billets à cents sous, vous ferez trois cents francs, m'a-t-on dit. Mais le maire, les adjoints, leur famille, le notaire, le docteur, le pharmacien-dentiste-coiffeur-chirurgien-vétérinaire, le chef de gare, la directrice de la poste et tous les parents du patron de la Licorne étant entrés pour rien, je me trouve devoir à celui-ci cinquante francs pour la location de la salle.
Mais si le résultat pécuniaire a été nul, voici l'effet produit:
A la sortie:
—C'est gentil, mais vous auriez dû nous dire quelque chose où vous faites des grimaces.
33, BOULEVARD HAUSSMANN
Le 13 janvier 1885, Messieurs A-V, T-H, et J-B (ne leur retournons par le
    poignard dans la plaie, leur pièce ne fut jouée que trois fois) lisaient, au théâtre
    de la Renaissance, un vaudeville en 3 actes qui portait provisoirement ce titre
    d'indicateur: 33, boulevard Haussmann.
Un de nos camarades, que nous appellerons Florival, si vous le voulez bien, reçut comme chacun de nous son billet de service, sur lequel s'étalaient ces mots:
A l'heure indiquée, tous les artistes du coquet théâtre du boulevard Saint-Martin, jouant dans la pièce nouvelle, étaient assis au foyer, prêts à entendre l'œuvre inédite.
Quand je dis tous, je me trompe, un seul manquait, c'était Florival. L'inexactitude habituelle du jeune comédien étant proverbiale, on ne s'en étonna pas outre mesure, et l'on commença la lecture.
Cette petite opération terminée, on passe à la collation ... des rôles. Il était 4 heures vingt, lorsque la porte ouverte avec fracas, livra passage à un homme affolé, débraillé.
—Florival! fut le cri poussé par tout le monde, il est temps!
—Vous êtes à l'amende, dit sévèrement le régisseur.
—Ah! monsieur!... si vous saviez ... d'où je viens, haleta le jeune premier suffoqué.
—Oui, nous la connaissons, celle-là , elle ne prend plus....
—Mais, monsieur, je viens; comme l'indiquait mon bulletin, du nº 33, boulevard Hausmann!
Ici, je renonce, cher lecteur, à vous dépeindre les crises de nerfs, les rires homériques, les convulsions hilarantes, les spasmes fantastiques qui saluèrent cette réplique inattendue!
Cinq minutes après (pas une de moins) un calme relatif s'étant fait, Florival nous raconta la scène:
J'arrive donc au 33, du boulevard Hausmann. Ne sachant de qui était la pièce, je ne pouvais citer un nom au concierge, je me contente de demander:
—A quel étage, demeure l'auteur dramatique?
Le pipelet me répond:
—Ah! monsieur Saint-Albin? au deuxième, à droite.
A ce moment, je crus me souvenir qu'il y a quelques jours, au théâtre, on parlait effectivement de la lecture prochaine d'une pièce de M. Valabrègue (Albin). Je me dis: c'est ça, Saint-Albin Valabrègue. Je le savais Albin, mais je ne le croyais pas Saint. Il l'est, voilà tout.
Je monte.
On m'introduit dans un salon, où mes yeux sont attirés par des photographies d'artiste, des menus de centièmes, un portrait de Labiche avec dédicace etc., etc.
Je me dis: il n'y a pas d'erreur, je suis bien chez un auteur dramatique.
J'en étais là de mes réflexions, lorsque le maître de la maison, soulevant une tenture parut et vint à moi, le sourire aux lèvres:
LUI.—Monsieur?...
MOI.—Florival.
LUI.—Florival?
MOI.—De la Renaissance.
LUI.—Ah! ah! très bien! vous venez probablement pour ma pièce.
MOI.—Oui, monsieur, en effet, M. Samuel m'a dit de venir ici.
LUI.—Ce serait avec infiniment de plaisir, mais nous faisons le maximum.
MOI, étonné.—Ah! vous faites le maximum!
LUI.—Oui, oui, aussi Bertrand m'a dit: ne donnez rien.
MOI, ne comprenant rien du tout.—Ah! Bertrand vous a dit....
LUI.—Croyez que je regrette ... mais comme on jouera la pièce longtemps encore, je l'espère, vous aurez le temps de la voir.
MOI, comprenant de moins en moins.—Oui j'aurai le temps ... mais je ne viens pas du tout pour ce que vous croyez.
LUI.—Comment, vous ne venez pas me demander des places pour Gavroche?
MOI.—Pas le moins du monde, je viens pour votre nouvelle pièce.
LUI.—Ah! très bien, ma nouvelle pièce.
MOI.—Oui.
LUI.—A la bonne heure. Mais elle n'est pas terminée.
MOI.—Comment, elle n'est pas terminée?
LUI.—Non, je ne la lirai aux artistes du Palais-Royal....
MOI.—Le Palais-Royal? Je deviens fou! Qu'est-ce que le Palais-Royal vient faire ici?
LUI, furieux.—Ah! ça, monsieur, est-ce que vous vous moquez de moi!
MOI, abruti.—Mais pas le moins du monde, monsieur, je suis Florival, de la Renaissance et on m'a dit qu'aujourd'hui, vous nous lisiez une pièce nouvelle, 33 boulevard Haussmann. Je suis venu chez vous et j'attends.
LUI.—Qu'est-ce que vous me racontez là ! C'est Valabrègue qui a une pièce portant ce titre, et il la lit en ce moment chez votre directeur!
MOI, courant comme un fou.—Pardon, monsieur! Oh! ma tête! ma tête!!
Allons, dit le régisseur, cette équipée est trop amusante pour qu'on vous punisse. Pour cette fois-ci, je lève l'amende; mais une autre fois, regardez mieux le tableau.
UN PÃRE
Vous me demandiez pourquoi le père Prunier est fâché avec le jeune Alfred Rigodon?
Ah! mon Dieu, c'est toute une histoire que je vais essayer de vous raconter en quelques mots.
Il faut vous dire tout d'abord, que l'invention du fil à couper le beurre remonte à bien des années avant la naissance de Prunier, ce qui vous explique le qualificatif qui suit son nom; jadis Charles-le-Téméraire, aujourd'hui Prunier-le-Simple. Donc, nous étions depuis longtemps brouillés avec cet imbé ... ce brave Prunier; j'en étais personnellement ravi, ce froid me privant du déplaisir d'entendre divaguer notre homme.
Mais, vous savez, nous habitons la campagne, c'est moi qui lui ai vendu sa villa; nos jardins sont contigus, à chaque instant le facteur confond nos journaux: autant de prétextes pour Poirier, non ... pour Prunier de venir à la maison; bref, pour lui qui grillait du désir de se «remettre avec moi», cent occasions se présentaient chaque jour, que j'évitais avec soin.
Cependant, il eut une idée, cet homme nul (ô reconnaissance, tu n'es décidément qu'un vain mot!). L'époque des élections municipales approchait; le conseil actuel était une réunion de gâteux cacochymes qui laissaient aller les affaires du pays à la dérive: le besoin de remplacer ces impotents séniles par des hommes robustes et décidés se faisait impérieusement sentir. Depuis longtemps, on éprouvait dans le pays le désir de voir un sang jeune et chaud couler dans les veines des nouveaux officiers municipaux à la place du lait figé qui glaçait ces vieux cadavres ambulants de conseillers.
Je n'ai pas besoin de vous dire que, cherchant un homme intelligent, logique, instruit et spirituel, tous les habitants de la commune dirigèrent leurs yeux sur moi. Ce fut Cerisier, allons, bien! Prunier, veux-je dire, qui attacha le grelot; il vint me trouver officiellement, s'excusa de troubler ma retraite, mais le salut du pays en dépendait; il me suppliait de consentir à me laisser porter candidat aux élections municipales; ma nomination était assurée, ajoutait-il, je jouissais de toute la faveur populaire, et un refus serait une grave offense.
Tout en l'écoutant, je me disais:
—Mais pourquoi diable insiste-t-il autant? Je ne demande certes pas mieux.
Je me levai et, comme le renard de la fable, lui tins à peu près ce langage:
—Mon cher ami, je suis très sensible à votre démarche, je vous en remercie. J'accepte, non pour les honneurs et la gloire inhérents à ce titre de conseiller municipal, loin de là : j'ai toujours, en homme modeste, méprisé ces vains hochets du pouvoir. J'accepte, parce que je vois le péril qui menace notre commune; ce village tremble sur sa base, le pays peut compter sur moi. Merci de venir au nom de nos amis me proposer de défendre la nation. Vive la France!
Figuier (décidément, j'y renonce) Prunier en pleurait, persuadé que l'univers avait les yeux sur nous, il m'embrassa avec effusion, et partit larmoyant, annoncer la bonne nouvelle aux gens du pays qui, anxieux, haletants, attendaient ma réponse.
Quinze jours après, je donnais un grand dîner en l'honneur de mon élection. Prunier ... oui, je dis bien, Prunier s'était naturellement invité.
Il était placé à table en face de Rigodon (Alfred), un de mes amis, jeune homme charmant qui, dans la semaine, lit les journaux au ministère de l'Intérieur.
Je ne sais à quel propos, à un moment donné, Prunier lui décoche une grossièreté; je me penche à l'oreille de mon voisin (car, me défiant de ses gaffes, je l'avais placé à côté de moi) et lui souffle ces mots:
—Ãpargnez-le, je vous dirai pourquoi.
Maintenant, faisons entrer en scène un personnage nouveau:
Mademoiselle Sidonie Prunier, vingt ans, maigre, brune, sèche, osseuse, pointue et muette, du moins, je le suppose, car je ne lui ai jamais vu ouvrir la bouche si ce n'est pour manger ou bâiller.
Est-ce sa dot, qui est cependant acceptable, ou bien son caractère, qui ne l'est peut-être pas, mais, ce qu'il y a de certain, c'est que mademoiselle Sidonie est d'un casement difficile.
Son père a toutes les peines du monde à lui décrocher un mari, et, sans cesse aux aguets, il croit toujours découvrir le merle désiré ... qui se dérobe au dernier moment.
Aux quelques mots que je lui murmurai rapidement, Pêcher, sapristi ... Prunier comprit qu'il se trouvait en présence du gendre introuvable, et sa figure, de rembrunie qu'elle était, devint sereine et béate.
Oui, positivement, à ce moment-là , Prunier avait l'air serein.
Alors, sans perdre une minute, notre homme commença le siège de Rigodon.
—Un peu de Château-Laffitte?
—Suprême de volaille?
—Sidonie, passe donc la crème fouettée à monsieur.
C'était en vain qu'Alfred refusait, son assiette était toujours pleine.
On se lève, Rigodon s'apprête à offrir son bras à une dame; las! le malheureux garçon, c'est Prunier qui le prend: il le guettait, l'infâme!
—J'espère que vous me ferez aussi l'amitié d'accepter mon hospitalité. J'ai une charmante chambre à votre disposition; vous serez là comme chez vous; les Prunier ne sont pas gênants; vous aurez votre clef, vous sortirez quand vous voudrez, vous rentrerez à votre heure. Venez dîner le samedi à cinq heures et demie et repartez le lundi après déjeuner. Nous nous amuserons, allez! C'est entendu, hein? Je compte sur vous. A samedi!
Rigodon n'en revenait pas.
Comment, cet homme qu'il ne connaissait pas, qui même, tout à l'heure avait été impoli envers lui, se montrait familier au point de lui offrir chambre et nourriture à la campagne? C'est prodigieux!
—Bah! je veux bien, se dit Rigodon, voilà mes dimanches assurés. Ãa tombe à pic; Amélie va précisément passer tous les dimanches chez son père!
Et le samedi suivant, Rigodon prenait le train à Saint-Lazare et débarquait à Poussière-sur-Seine, où Prunier l'attendait à la gare.
Alors seulement, Alfred eut une idée du paradis.
Arrivés à la villa Garibaldi (on n'a jamais pu savoir pourquoi ce buen-retiro bourgeois portait le nom du général italien), Prunier se rua sur notre ami en lui criant:
—Asseyez-vous.
—Hein?
—Asseyez-vous et enlevez vos souliers; voici des pantoufles.
—Oh! merci.
—Otez votre jaquette.
—Pourquoi?
—Prenez cette veste de toile, donnez votre chapeau et mettez ce panama.
—Que de reconnaissance!
—Ne parlez donc pas de ça!
Et cela dura tout l'été de 1884.
Le dimanche matin on apportait à Alfred, encore couché, un grand bol de lait ... du lait de vache, celui-là ! A table, rien que des produits du jardin, de vrais radis, des artichauts du potager cueillis par mademoiselle ma fille, disait Néflier ... Prunier.
Le premier dimanche on avait visité le pays; la famille expliquait qu'à tel endroit du bois, Charles IX ou Louis XI (on n'était pas fixé) avait détaché un pendu, prêt à rendre le soupir extrême (décidément, ce n'était pas Louis XI); les autres dimanches, on faisait des excursions, c'était charmant!
De temps en temps, le lundi matin, alors que les Prunier, agitant leur mouchoir, saluaient le départ du train qui emportait Rigodon, notre Parisien se demandait bien à part lui:
—Enfin, pourquoi cet accueil?
Mais ne trouvant pas de réponse et heureux de cette sympathie qu'il inspirait, il donnait un autre cours à ses idées!
Le dernier dimanche de septembre, notre rural prit Rigodon à part et lui demanda cinq minutes.
—Avec plaisir, ma vieille branche de Prunier, dit gaiement le citadin.
Et après un silence, employé à la confection de sa phrase, le propriétaire commença:
—Vous ne vous ennuyez pas, Rigodon?
—Ah! ça, vous riez, dit le jeune homme, comment voulez-vous que je ...
—Non, vous ne comprenez pas, je ne parle pas du moment présent ... je fais allusion à votre vie ... pendant la semaine. Est-ce que vous n'éprouvez pas de temps en temps le besoin de faire partager vos joies, vos plaisirs, vos sensations à ... quelqu'un; en un mot, bon Rigodon, ne songez-vous pas à ... vous marier?
Rigodon s'écria alors, devinant tout à coup:
—C'est donc pour ca!
Et prenant les deux mains de son amphytrion, il lui dit ces simples mots:
—Ma femme s'appelle Amélie et j'ai deux garçons!
UNE REPRÃSENTATION EXTRAORDINAIRE
Oh! bien extraordinaire, en effet, la représentation que j'organisai à Bordeaux au mois de septembre 1880.
Mais n'anticipons pas.
Mon premier prix de comédie obtenu, et ayant beaucoup travaillé pour le conquérir, je me dis:
Enfin, je vais donc aller me reposer un brin dans mon pays, en province!
Et de prendre mon ticket pour la ville du bon vin ... et des grands blagueurs.
A peine déchemindeferré, je courus chez moi me faire presser par les miens.
Je n'avais pas fini de pleurer dans le gilet d'un vieil oncle ... que je voyais pour la première fois ... qu'on vint m'annoncer la visite d'un inconnu.
Le monsieur, introduit dans le salon familial, prit tout à coup la parole, en ces termes:
—Je sais que vous êtes arrivé, aussi je tiens à être le premier étranger qui vous félicite du grand succès que vous avez eu là -bas ... au Conservatoire.... Ãa ne m'étonne pas, du reste.... Je vous connais depuis longtemps, moi. Ah! vous étiez bien petit à l'époque ... tenez, pas plus haut que ça.... Je le disais à tout le monde ... le petit Félix ... vous verrez ça ... plus tard! Me suis-je trompé, hé?
—Mon Dieu, monsieur, je vous remercie bien sincèrement de l'objet....
—Vous ne le connaissez pas l'objet.... Non, vous ne le connaissez pas ... car je viens aussi vous demander ...
—Allons donc! fis-je à part moi.
—De vouloir bien prêter votre aimable concours à une fête que nous donnons....
—Ah! ah!
—Nous serions si heureux d'afficher en grosses lettres le nom de notre compatriote, suivi de ce beau titre si difficile à acquérir et si légitimement envié: Premier prix du Conservatoire!
Comment refuser, à un homme qui vous a vu pas plus haut que ça ... et qui vous passe tant de pommade. Pas moyen, n'est-ce pas? Aussi lui dis-je:
—Vous pouvez compter sur moi.
Je croyais qu'il allait m'étouffer. Non, si vous aviez vu ce garçon!... enfin, c'est à se demander quel serait son état s'il gagnait jamais un lot de 200,000 francs.
Ses transports de tendresse un peu calmés, mon admirateur ... intéressé reprit:
Vous allez lire les journaux, je vais vous, faire passer une nautte! Je ne vous dis que ça! Eh bien et les affiches ... non, mais vous verrez les affiches!
En effet, je les aperçus le lendemain d'un bout de la rue à l'autre.
J'avais ce qu'on appelle en argot de théâtre: Le fromage à la crème, c'est-à -dire mon nom imprimé sur une bande blanche.
Aussi, pensez ce que mon cœur battait!
Ce jour-là , sous prétexte de faire visiter la ville à mon grand-père, qui l'habitait depuis plus de trente-cinq ans et qui la connaissait naturellement mieux que son petit fils, je le fis passer par hasard, devant tous les murs où l'on affiche d'ordinaire.
Elles m'éblouissaient, ces immenses pancartes!
Vous n'avez pas idée, ô Parisien qui n'êtes jamais allé plus loin que la Porte-Maillot, de la dimension extraordinaire, folle, insensée des affiches de théâtre en province!
On se demande en voyant le nom d'illustres inconnus, comme moi, écrit en lettres gigantesques s'il y aurait des caractères assez grands pour imprimer le nom de Got ou de Dupuis, s'ils venaient en représentations dans ces parages ... où on exagère tout.
La fête se passa fort bien. Le malheur fut qu'alléché par le grand et immodéré succès que me firent mes compatriotes, je prêtai une oreille trop encourageante, si j'ose m'exprimer ainsi, comme disait feu Ballande, aux personnes qui me conseillaient d'organiser moi-même une représentation.
Ah! si j'ai jamais eu une mauvaise idée, c'est bien ce jour-là !
La représentation décidée, il s'agissait de trouver un local.
On m'indiqua une charmante petite salle qui, jadis, sous le nom de Gymnase dramatique, avait donné tous les soirs, pendant de nombreuses années, l'hospitalité a des milliers de spectateurs. (Ligier s'y fit même entendre). Mais depuis une dizaine d'années, délaissée par les directeurs, elle ne s'entrebâillait qu'à de rares intervalles, pour les troupes de passage.
La dernière tournée qui était passée sur ces planches fut celle de Saint-Germain avec Jonathan.
Il fut même répondu à l'artiste un mot épique, par la patronne d'un hôtel voisin.
Jouant à 8 heures et la table d'hôte étant à 6 heures et demie, Saint-Germain avait demandé de dîner, lui et sa troupe, un peu plus tôt, afin d'avoir tout le temps de s'habiller et de respirer un peu en sortant de table. Ce surcroît de travail ne fut pas goûté des domestiques, qui servirent les artistes, comme des chiens. Saint-Germain va trouver l'hôtesse:
—Je ne vous comprends pas, madame, de tolérer que vos domestiques nous traitent avec un tel sans façon; nous ne demandons pas l'impossible, après tout; puisque nous payons bien, nous demandons à être servis convenablement.
—Eh! monsieur, c'est ce que je ne cesse de leur répéter: ce sont des comédiens, je le sais bien, mais enfin quoi, vous ne savez pas ce que vous pouvez devenir!
Mais revenons au Gymnase ... bordelais.
Cette salle ne sert, la plupart du temps, qu'à l'exécution de chœurs, cantates, oratorios, etc., etc., et la scène n'étant pas suffisamment spacieuse pour contenir les cent cinquante ou deux cents personnes qui y prennent place les jours d'exécution, on a eu l'idée de l'agrandir au moyen de rallonges, ce qui fait qu'elle va jusqu'au milieu du théâtre.
Par conséquent, le rideau baissé séparait la scène en deux parties égales.
Je louai donc cette salle, demandant toutefois qu'on me la donnât arrangée et en état de pouvoir y jouer la comédie, car, n'ayant pas l'intention d'interpréter un drame militaire aux évolutions nombreuses, ce supplément de scène était pour moi parfaitement inutile et gênant.
Il me restait alors à chercher trois ou quatre artistes, afin de composer un spectacle présentable.
Justement Amiati, de l'Eldorado, était en représentations à l'Alcazar, où elle faisait florès. J'avais eu occasion de la voir souvent, au concert du boulevard Strasbourg; nous avions beaucoup d'amis communs, la présentation fut donc rapidement faite. Mise au courant de la situation, l'Etoile, avec la meilleure grâce du monde, me promit son concours, si toutefois elle avait la permission de son directeur.
Je la conquis, cette permission!
Je flamboyais, victorieux: Je possédais Amiati!
Amiati, c'était mon clou (encore une expression bizarre.)
C'était pour ma soirée, un attrait réel, car la haute société n'allait pas à l'Alcazar, et désirant fort applaudir la chanteuse, ne manquerait pas cette occasion.
En écrivant le nom de mademoiselle Amiati, il me revient à l'esprit un mot que lui lança son hôtesse.
Comme le public qui devait venir au Gymnase applaudir mon étoile, était infiniment mieux élevé que celui qui l'acclamait tous les soirs à l'Alcazar, sa propriétaire lui dit:
—Vous n'aurez pas peur de chanter au Gymnase?
—Pourquoi ça?
—Té, vous allez voir là des gens bien!
Décidément, les maîtresses d'hôtel de Bordeaux ont le monopole des reparties heureuses.
Amiati, c'était assurément beaucoup, mais ça ne suffisait pas.
On jouait au Grand Théâtre: Les Ãtrangleurs de Paris. J'avais précisément un camarade qui jouait un monsieur parfaitement honnête qu'on étranglait vers les dix heures et quart, je lui proposai de jouer avec moi: Le petit voyage.
Sur ces entrefaites, un couple vient m'offrir de jouer un lever de rideau. A merveille!
Un baryton se présente.
Il répète, mais ne chante pas une note de la partition, et comme le pianiste le regarde, abruti:
—Allez toujours, lui dit-il, moi, je ne fais pas ce qui est marqué!
Le pianiste l'envoie promener ... je comprends ça.
Le jour de la représentation arrivé, je cours chez le machiniste qui me demande trois jours pour enlever l'avant-scène.
—Trois jours, assassin, mais je joue ce soir!
—Oh! alors n'y comptez pas.
Je sentais blanchir la moitié de mes cheveux.
—Mais comment voulez-vous que je fasse? le trou du souffleur a disparu sous les planches qu'on a ajoutées ... et il sera utile, le trou du souffleur!!!
—Eh bien, il faut le mettre à découvert.
—C'est mon avis.
—Levons trois planches, alors!
—Levons trois planches, alors.
Et nous voilà levant trois planches. Jusqu'ici j'avais été organisateur, régisseur, j'étais maintenant menuisier.
Les trois planches enlevées, la carapace du souffleur émergea. Mais devant cette boîte, il y avait un trou énorme et, de la première galerie, on aurait vu les jambes de ce modeste mais utile employé.
Je dis au machiniste:
—A présent, il faut boucher cette cavité avec des planches:
Cet ouvrier me répond avec sang-froid.
—Avez-vous des planches?
Alors, instinctivement je me fouille pour voir si par hasard je n'avais pas sur moi....
Non, voyez-vous ce misérable qui me demande si j'ai des planches!!
—Eh bien, et celles-là , fis-je en lui montrant celles que nous venions d'enlever.
—Oh! mais je ne puis pas les couper, reprit-il, il me les faudra intactes pour les remettre à leur place.
—Eh bien, qu'est-ce que nous allons faire alors, nous ne pouvons cependant pas jouer avec un abîme béant au milieu de la scène.
—Je ne sais pas, moi.... Clouez un tapis.
Le temps s'écoulait, nous décidâmes de suivre ce conseil, et nous voilà à genoux, clouant un tapis de billard au-dessus de cette immense trappe.
J'étais devenu organisateur, régisseur, menuisier, machiniste, tapissier et ce n'était pas fini!!!
Pourvu, grands dieux! que mes artistes ne viennent pas se promener sur ce parquet bizarre, ils n'auraient qu'à disparaître tout à coup, le public croirait que nous jouons une féerie.
Le trou du souffleur se trouvait donc ainsi placé au milieu de la scène; ce qui fait que le soir, lorsque l'acteur s'avançait par trop, il avait le souffleur derrière lui.
—Eh bien, et la rampe? où est-elle la rampe?
—Elle est cachée sous les planches.
—Alors, nous n'aurons pas de rampe, ce soir???
La seconde moitié de mes cheveux s'argentait.
—Allez vite, vite, me dit le menuisier-machiniste, chez le gazier du théâtre.
—Où ça?
—A l'usine à gaz.
—Bien, j'y vais.
On sait que les usines à gaz ne sont jamais situées au centre des villes, aussi ce fut seulement une heure après que je descendis de voiture.
—L'employé chargé du compteur à gaz du Gymnase ... où est-il?
—A déjeuner, chez lui ... 310, boulevard du Bouscat. (A l'extrémité de la ville!)
Ah! le criminel! j'y cours.
Une fois chez lui, on me dit:
—Il vient de partir pour la rue Ornano où il range un tuyau à gaz, dans la rue.
Je vole rue Ornano.
Je vois des pavés entassés les uns sur les autres ... mais pas de gazier. Je demande aux boutiquiers voisins.
—Où est-il?
—Qui?
—Le gazier qui était là tout à l'heure.
—Il est allé probablement boire un coup.
—L'ivrogne! il sort de table!!!
Et me voilà , au milieu de la rue, devant un tuyau défoncé qui empestait l'air, attendant mon homme.
Il arriva enfin, je lui raconte ce qui se passe.
Après m'avoir fait recommencer trois fois mon récit, ce bandit me répond:
—Je ne peux pas quitter mon poste sans autorisation du directeur de l'usine. Allez me la chercher.
Je galope à l'usine. J'arrache le mot et retourne chercher le gazier que j'entraîne avec moi.
Une fois au théâtre, on me dit:
—Le piano n'est pas encore arrivé et les artistes attendent pour répéter.
Il était deux heures et je n'avais rien pris depuis la veille au soir.
Je me précipite chez le facteur ... de pianos.
Ce scélérat me répond:
—J'ai oublié de dire hier à mon patron que vous étiez venu, et je ne puis vous prêter un piano sans qu'il le sache.
—Où est-il votre patron?
—A la campagne, mais il reviendra ce soir à 7 heures.
—A 7 heures, canaille!!!! mais je le veux de suite!
Et j'allais l'étrangler, lorsque la porte s'ouvrit et la jeune fille de la maison parut.
Au lieu de me faire arrêter pour tentative d'assassinat, me reconnaissant, elle consent à me louer un Pleyel. J'étais sauvé.
J'arrive au théâtre. Mes artistes ayant perdu patience venaient de partir, ne sachant trop s'ils reviendraient le soir. J'en racole trois au café du théâtre, et nous répétons pour la première fois: Le petit voyage.
Quelle répétition, mon Dieu!
Je croyais devenir fou. Le jeune premier ne savait pas un traître mot, l'ingénu, qui avait pris des leçons de Talbot, demandait une allumette sur le ton des imprécations de Camille, et quant à celui qui jouait le rôle de l'aubergiste ... non, celui-là je renonce à vous le dépeindre ... Au fait si ... un mot vous donnera une idée de sa bêtise.
J'avais à lui dire, dans la pièce, après lui avoir commandé le menu du souper:
—Comme dessert, vous nous fricasserez quelque chose de sucré.
A quoi, il doit répondre, énumérant ses plats:
—Parfait-vanille ... orange, etc. etc.
Ce malheureux ignorant qu'il existait de par le monde ... des pâtissiers des parfaits, me répond d'un air entendu et comme s'il s'agissait de l'adverbe:
—Parfait!... vanille, orange.
Je lui fus reconnaissant, car il me fit rire. C'était la première fois que ça m'arrivait depuis trois jours.
Je dis au machiniste:
—Comme accessoires, il nous faudra une cheminée....
Il me répond avec ironie:
—Une cheminée ... au mois de juillet!
Mais ce machiniste m'en a fait une plus drôle.
Je le vois arriver avec une chaise originale.
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—C'est une précaution.
—Qu'est-ce que vous voulez dire?
Et me faisant voir la brochure, il me montra ces mots: Auguste rentrant avec une grande précaution.
Enfin, je vis se terminer cette maudite représentation avec un réel grand plaisir. Tout avait bien marché, mais c'est égal, si je ne suis pas devenu fou ce soir-là , c'est que ma cervelle est rudement solide.
N'importe, quand on me reprendra à organiser une représentation extraordinaire, on refusera du monde à la piscine Rochechouart.
LE RUBAN
Je vous donne en mille à deviner pourquoi mon ami Georges de Senneville n'a pas fait son volontariat?
Inutile de chercher, vous ne trouveriez pas; aussi vous le dirai-je, tout de suite.
Georges avait dix-neuf ans, son baccalauréat et ... une maîtresse pour lui tout seul; aussi comprendrez-vous aisément la grimace qu'il fit, en recevant un beau jour du mois d'avril, un imprimé portant ces mots:
«Le sieur Fernand-Georges de Senneville, inscrit sur les tableaux de recensement du 1er arrondissement de Paris, est invité à se présenter devant le conseil de révision, qui se réunira le jeudi 24 avril 1884, à huit heures du matin, au Palais de l'Industrie (Champs-Ãlysées) pavillon Nord-Est, salle du rez-de-chaussée, porte 5, pour procéder à la formation de la classe de 1884.»
—Sapristi! En voilà bien d'une autre! Je n'y pensais plus, moi!
Et la tête baissée, Georges, dans une attitude d'abattement indescriptible se prit à penser au vernissage, aux petits soupers qui en sont la conséquence, en un mot à ces mille distractions de désœuvré.
Il faudrait donc, pendant douze interminables mois, oublier tous ces plaisirs, se priver de ces fêtes éreintantes, il est vrai, mais obligatoires pour quiconque fait partie de ce régiment bizarre et interlope qu'on dénomme le Tout-Paris!
Certes Georges était bon patriote dans maintes circonstances, il avait donné de preuves de son attachement au sol natal; dernièrement encore, n'avait-il pas à Nanterre fait une conférence sur «le repeuplement de la France», conférence qui lui avait valu les félicitations et témoignages de sympathie de la part des notables de la commune? N'était-il pas membre fondateur de la Ligue des patriotes. Et du reste, il avait de qui tenir, car dans sa famille on ne comptait que gentilshommes valeureux et guerriers célèbres: Carolus de Senneville, son grand-oncle, dont le portrait en pied était le plus bel ornement du grand salon paternel, n'était-il pas là pour donner un démenti éclatant à l'impudent qui aurait douté du courage familial? Non, encore une fois, personne n'ignorait le chauvinisme de Georges comme il se plaisait à dire à lui-même.
Mais c'est égal, quitter tout à coup le pantalon étroit pour la large culotte garance, abandonner les souliers chinois pour les godillots carrés, troquer son bon lit de plume contre le sommier gouvernemental, ne plus faire la grasse et réconfortante matinée, ce n'est pas drôle; en un mot quand on a pris la douce et facile habitude de ne rien faire, et qu'un beau jour, sans crier gare, on vient vous rappeler que vous devez servir la patrie, eh bien, entre nous, c'est dur, convenons-en.
Aussi, l'exclamation ci-dessus n'avait donc rien d'exagéré.
Georges alla, tout déconfit, faire part de la mauvaise nouvelle à Lucie, l'ange blond qui charmait son heureuse existence.
—Et il n'y a pas à dire: mon bel ami, soupira-t-il, en lui montrant la cruelle convocation, il faut sauter le pas.
—Voyons, dit tout à coup son amie, n'as-tu pas de cas d'exemption, au moyen duquel tu pourrais....
—Hélas! non! soupira Georges, j'ai déjà obtenu deux sursis, mon père vit encore ... bien heureusement. Je suis très bien constitué.
—Oui, je sais, murmura Lucie, ses jolis yeux baissés, ah! c'est bien triste!
—Oui, très triste, en effet, répéta Georges sur le même ton et tout en pensant à autre chose.
—Une idée! exclama la jeune fille; si tu te fatiguais beaucoup jusqu'à demain matin, peut-être qu'en voyant une figure tirée, des yeux battus, on te croirait un peu poitrinaire et alors....
—Ah! bien, ouiche, fit Georges, si tu crois qu'on ne la leur fait jamais, celle-là ! Ils n'y coupent plus, va, et depuis longtemps!
—Ãa ne fait rien, essaye tout de même.
—Mon Dieu, je veux bien. Voyons, qu'est-ce que je pourrais faire qui me fatiguât beaucoup et ne fût pas trop ennuyeux. Il y a la marche, oui; mais ça ne me va pas énormément, sans compter que ça rate quelquefois; ainsi Gaston, tu sais, celui qui est si pâle, eh bien, Gaston s'était livré à cet exercice éreintant: le matin il était allé de la barrière du Trône à Longchamps, à pied; il arrive au conseil frais et dispos, le visage épanoui, avec des couleurs, le malheureux!
—Bon pour le service! lui cria-t-on, l'ayant à peine vu. Tu comprends qu'il ne me sourit guère de juiferranter ainsi pour en arriver à ce résultat!... Voyons, c'est curieux, je ne vois pas....
—Eh! bien, moi, dit Lucie plus rouge qu'une cerise, j'ai trouvé—et sans chercher beaucoup—un moyen sûr et agréable de te fatiguer....
—J'y suis! cria Georges, qui venait de comprendre, un peu tardivement, entre nous! J'y suis! répéta-t-il par deux fois tout en couvrant de baisers sa gentille maîtresse. Oh! amour de ma vie, tu as raison, mais où donc avais-je la tête de ne pas penser à ...
Eh! bien, je veux préparer les choses de longue main, tiens-toi prête à six heures, je viendrai te chercher pour dîner. Et fie-toi à moi pour le programme de notre soirée.
Sorti de chez Maire, à huit heures et demie, notre aimable couple se dirigea du côté des Variétés, où Georges avait loué une baignoire grillée, s'entend!
Vous dire qu'aucune réplique des acteurs ne leur échappa serait peut-être mentir ... leur attention fut un tantinet distraite.
Venus au quart du premier acte, ils partirent au milieu du dernier.
Légèrement émoustillés par le champagne et les grivoiseries si chastement lascives de Judic, nos tourtereaux, enfouis dans le fond d'une voiture, arrivèrent promptement chez eux, animés des meilleures intentions, je vous l'assure.
A la clarté discrètement timide d'une veilleuse opale, Georges et Lucie s'en donnèrent à cœur joie et se livrèrent à un de ces duels d'où l'amour sort vainqueur, comme on disait au bon vieux temps.
Quand on a fini de rire, on peut causer, a dit Lamartine, je crois (je n'en suis pas sûr). Nos amoureux causaient donc de choses et autres—surtout d'autres—et s'embrassaient toutes les deux minutes, pour n'en pas perdre la charmante habitude.
C'est ici, ô Armand Berquin, qu'il me faudrait ta plume.
Comme si elle en eût besoin, la coquette Lucie s'était vêtue, pour se rendre plus irrésistible encore, d'une chemisette dé soie crème, égayée par endroits de petits nœuds de ruban ponceau!
Ayant arraché un de ces rubans, elle jouait avec, s'en faisant tantôt un collier, tantôt un bracelet; à un moment donné, une idée folle la prit.
—Mais tu me chatouilles, dit Georges en sursautant; qu'est-ce que tu fais?
—Je te décore, balbutia Lucie.
—Huit heures! lève-toi vite, tu vas être en retard!
—Saprelotte! nous nous sommes endormis, dit Georges en enfilant prestement son pantalon. Adieu, mignonne aimée, à midi je viendrai immédiatement t'annoncer, heureux ou triste, le résultat.
Notre conscrit fit irruption dans la grande salle du conseil, comme le sergent instructeur appelait son nom. Il était temps, pensa Georges, rassuré à l'idée de n'encourir aucune peine, et passant avec d'autres camarades, fumistes, clercs de notaire et lycéens, dans une salle contiguë, il procéda à la toilette de rigueur.
—Georges de Senneville, Ã vous!
Il grimpa prestement sur l'estrade et se mit de lui-même sous la toise.
Mais aussitôt un formidable éclat de rire retentit, et tous, généraux, chirurgiens, maire, gendarmes de se tordre dans des convulsions hilares et nerveuses.
—Exempté, pour végétation sanguinolente! cria le médecin militaire.
Georges ne comprenant qu'une chose, c'est qu'on le rendait à sa chère liberté, sauta comme un cabri sur ses effets et s'habilla sans demander son reste.
Mais tout en cherchant la cause du rire fou et spontané qui l'avait accueilli, il jeta un regard sur lui-même et aperçut, joyeux et guilleret, le ruban qui flottait toujours!
Le médecin militaire, ayant sans doute cru à un phénomène bizarre, l'avait exempté ex-abrupto.
Aussi, chères lectrices, ne soyez point étonnées, si le hasard vous conduit à l'entresol de Georges de Senneville, de voir sur un cadre à fond de velours noir briller un ruban rouge!
VIRGO
—Comment? toi, Pétru? dans mes bras! Et depuis quand ici?
—D'hier soir, minuit ... vous le voyez, ma première visite....
—Oui, c'est gentil tout plein, ça. Mais pourquoi diable être retourné dans ton satané pays qui n'a qu'un tort, celui d'être trop loin du café Riche?
—Que voulez-vous? Bucharest est ma ville natale, et il faut bien de temps à autre aller se retremper «au pays».
—Le fait est que tu en avais besoin, après la vie de patachon que tu menais. A propos, tu sais que tu as fait sans t'en douter une nouvelle conquête.
—Allons donc, et qui ça?
—Diantre, laisse-moi respirer. Au fait, non, j'aime mieux te faire languir, ça m'amusera. Eh! bien, apprends, misérable veinard, que c'est la plus jolie créature que je connaisse. Des yeux à damner les saints du paradis, des dents à croquer toutes les pommes de ce jardin, des cheveux! une nuque!! tout enfin, tout! Ah! tu n'es pas à plaindre, mon gaillard, et j'en sais plus de mille qui voudraient être à ta place, car ta future victime fait tourner toutes les têtes en ce moment, Paris entier s'occupe d'elle, sa photographie s'étale chez tous les libraires du boulevard....
—Ah! vous êtes cruel.
—Et toi, impatient. En un mot, je parle de ...
—De?
—De Pallas!
—La dame de pique!
—Non, Pallas, la grande comédienne qui électrise chaque soir deux mille spectateurs dans Virgo, le drame naturaliste qu'on joue actuellement aux Fantaisies-Macabres.
—Comment, Pallas! la fameuse Pallas qui vient de se révéler dans la pièce que vous citez?
—Oui, mon cher, elle-même.
—Voyons, c'est pour rire; elle ne m'a jamais vu!
—C'est possible, mais elle a vu ton portrait, là , sur la cheminée, et s'est écriée tout à coup: «Dieu, le joli garçon!» et l'on sait ce que ça veut dire quand Pallas s'écrie: «Dieu, le joli garçon!» Heureusement que tu viens de te refaire. Enfin, mon bon Pétru, je ne t'ai dit que l'absolue vérité; vois maintenant ce que tu as à faire, mais tiens-moi au courant, ça m'intéresse.
Neuf heures. Pétru sort de chez Noël en mâchonnant un régalia, et se dirige lentement du côté des Fantaisies, où il est allé retenir dans la journée l'avant-scène du rez-de-chaussée, côté gauche,—côté du cœur—attention qu'on remarquera sans doute.
Au-dessus du théâtre, le mot Virgo, écrit en lettres de feu, jette une lueur fantastique sur les maisons voisines. A la vue de ces cinq lettres enflammées, le cœur de notre ami bat à éclater.
—Si Pallas était réellement virgo, se dit-il, en riant; c'est peu problable, vu son tempérament volcanique qui est proverbial.
Assourdi par les mille cris s'entre-croisant dans l'air; Valince, la beun' valince.... D'mandez preugram' ... nom des artiss, leur bieugraphie ... un fauteuil! moins cher qu'au bureau! Pétru, après avoir fait involontairement un heureux en jetant son cigare, entra dans la salle, d'un air résolu.
Le lever de rideau terminé, la claque seule fit son office.
Pour occuper les loisirs de l'entr'acte, notre Roumain lorgne avec indifférence les épaules cachées au fond des baignoires, et cherche parmi les vieilles gardes les figures de connaissance.
Mais l'orchestre prélude et le silence se fait aussitôt.
Au premier acte, Pallas ne paraît pas; il est même à remarquer qu'aujourd'hui les auteurs ne font entrer l'étoile que vers neuf heures, la salle étant entièrement pleine à ce moment-là .
Les spectateurs n'écoutaient donc qu'avec une attention relative l'exposé de la pièce.
Enfin, au milieu du second acte, Virgo apparaît dans un costume aussi transparent ... qu'une profession de foi de député.
A peine entrée, Pallas aperçut Pétru dont le plastron se détachait clairement au fond de la baignoire obscure. Un instant saisie, elle reprit bientôt ses sens et joua dès lors tout son rôle pour lui.
Ah! que de passion dans ses scènes d'amour, que de câlineries félines dans ses tirades de tendresse. Ses camarades en étaient stupéfaits! Jamais Pallas n'avait donné comme ce soir-là .
Lorsqu'au milieu du troisième acte elle adresse une déclaration des plus brûlantes à Sangor, le jeune premier qui l'a arrachée des mains des corsaires, ce n'est plus à l'artiste, son partenaire, qu'elle parle, non, c'est à lui, l'être aimé, qui ne s'en doute peut-être pas.
O puissance irrésistible de l'amour!
Elle n'a vu que le portrait de cet homme, il y a six mois, mais cela lui a suffi pour ne plus l'oublier.
Merci, blond Cupidon! tu l'as prise en pitié en envoyant ce soir, au théâtre, cet inconnu qui marquera peut-être dans l'existence de la comédienne.
Pétru, ayant remarqué le mouvement de Pallas à sa vue, et ne voulant pas demeurer en reste avec elle, prie l'ouvreuse de porter à l'actrice un bouquet gigantesque avec sa carte de visite, sur laquelle ces mots:
«Où et quand puis-je vous voir?»
A la rigueur, puis-je vous voir eût pu être supprimé; mais il fallait être correct avant tout, au moins pour la première fois.
Quelques instants après, la femme aux rubans roses arrive, mystérieuse, et dit en souriant:
«Demain matin, 10 heures, 2, Rue de la Fidélité.»
Le lendemain, à l'heure indiquée, Pétru jetait à un cocher cette adresse ironique: rue de la Fidélité!
Bientôt arrivé, grâce au coursier fougueux de la Compagnie Bixio, le Valaque gravit lestement les marches qui conduisaient au second étage de l'actrice.
Ah! quelle émotion avait Pétru en tirant le cordon de sonnette qui n'en pouvait mais!
La porte s'ouvre enfin.
Ciel! que voit notre Turc? Pallas! elle-même, sa belle et luxuriante toison de cheveux bruns dénoués, rejetés en arrière, et
... ... Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Ebloui d'un tel accueil, le Moldave entra chez la comédienne, et ... ...
Je n'avais pas revu Pétru, depuis quatre ou cinq mois, lorsque avant-hier, au coin de la rue Drouot, je le rencontrai et eus, je l'avoue, bien de la peine à le reconnaître.
Ses traits tirés, son dos légèrement voûté, m'impressionnèrent vivement; mais, ne voulant pas lui laisser deviner le triste effet qu'il avait produit sur moi, je changeai tout à coup d'expression et, presque souriant, lui demandai:
—Eh bien, mortel! toujours heureux?
—Ah! mon ami! dit-il en soupirant.
Et dans ces trois mots, que de regrets, que de désillusions!
—Mon Dieu! tu me fais peur; pourquoi cet air de traître de mélo? Il me semble que ton sort n'est pas à plaindre.
—Vous aussi! cria-t-il en m'étreignant le poignet, mais vous ignorez donc ce que c'est que d'être épris d'une femme de théâtre? Ah! ignorez-le toujours: c'est tout ce que je vous souhaite.
Et heureux de trouver un gilet d'ami dans lequel il pût pleurer à l'aise, Pétru s'épancha abondamment dans mon sein.
—Cette femme, reprit-il, joue sans cesse la comédie; elle ne peut pas me dire à table: «Passe-moi le sel», sans vibrer effrontément. Si je parle d'une cocotte en la blaguant, aussitôt Pallas, prenant une pose tragique, me commence une diatribe échevelée sur le sort infortuné des filles livrées à elles-mêmes, et, pour couronner son discours, appelant à son aide Victor Hugo, termine son dithyrambe en me récitant le fameux:
—Bah!
—Et tout cela ne compte pas! le plus épouvantable, c'est la nuit; le jour n'est rien, mais c'est la nuit, mon cher!
Et comme je clignais malignement.
—Oh! non, vous n'y êtes pas, poursuivit-il. Vous vous figurez peut-être, qu'elle me permet de prendre de temps en temps un repos—bien gagné. Ah! bien, oui; au milieu de la nuit elle me réveille en sursaut, me disant brusquement:
—Lève-toi.
—Hein?
—Et prends ça.
—Qu'est-ce que c'est?
—Racine.
—Pour quoi faire?
—Donne-moi la réplique.
Et nous voilà tous les deux, en chemise, jouant Britannicus.
La première fois, j'ai trouvé ça drôle; dire de la tragédie à deux heures du matin, dans ce nouveau péplum, c'était original; mais, à la longue, je me suis lassé de ce plaisir, et j'ai essayé de faire comprendre à Pallas que les voisins aimeraient mieux dormir paisiblement que d'entendre une partie de la nuit hurler:
A cette remarque, bien doucement faite pourtant, elle me jeta le livre à la figure, me crachant au visage cette insulte pleine de mépris:
—Bourgeois!
—Eh! bien, oui, bourgeois tant que tu voudras, lui ai-je dit; j'ai pour Racine une admiration profonde; mais à quatre heures du matin, j'ai autre chose à faire que de relire ses chefs-d'œuvres....
Et me voyant sourire, Pétru exaspéré, s'interrompit:
—Oui, oui, riez; mais moi, je pars ce soir pour Bukharest!
LETTRE
Après la tournée de la Parisienne, je n'ai eu que le temps de secouer mes effets et de reboucler mes malles pour Sainte-Adresse.
Je réalise ici le rêve de tous les comédiens: je suis directeur, directeur artistique s'entend, du casino Marie-Christine. Un directeur pas bien imposant; comme vous voyez. J'ai une petite troupe, oh! pas bien grande; nous sommes ... quatre—deux de chaque sexe—nous jouons deux fois par semaine; ça n'a l'air de rien? eh bien, c'est énorme.
C'est énorme par la raison que je renouvelle toutes les fois l'affiche (et quel mal pour trouver un répertoire!)
J'ai donné, jusqu'à présent, vingt trois pièces en un acte, en treize soirées (le Serment d'Horace, l'Histoire d'un sou et les Ãtrennes d'Ãdouard), un petit chef-d'œuvre que j'ai signé avec Ãvin, mon collaborateur du Lézard—ayant été redemandés, sans compter l'avalanche torrentielle et obligatoire de monologues!
J'ai joué tous les actes de Verconsin, Ferrier, Thiboust, Quatrelles, Normand, Grenet-Dancourt, Bilhaud, Lheureux et ... les miens (tiens, donc!)
Quelle merveilleuse situation que celle de ce casino huché à mi-côte de Sainte-Adresse! Quelle vue! Quel site!
Cet adorable endroit joint aux plaisirs de la station balnéaire l'agrément de la grande ville qui est là , à ses pieds.
Et jamais monotone un port de mer!
Hier, j'ai été voir débarquer des cochons.
Ce qu'ils ... criaient!
Pas à la noce, ces compagnons de Saint-Antoine!
Placés dans une grande caisse, une grue les élevait et les déposait sur le quai.
Après tout, ça n'a rien d'extraordinaire des grues levant des cochons.
Hier, autre réjouissance: concours de natation. Vraiment curieux, tous ces jeunes gens, en caleçon de bain, se précipitant à la fois dans la «mé» et gagnant le large en cherchant ... à gagner le prix.
500 mètres à faire!
Le hasard avait placé à mes côtés le père et la mère d'un concurrent qui, avant de fendre les flots, vint recevoir les derniers conseils paternels.
—Ne te presse pas surtout, ménage ton souffle et fait des brasses, tu entends, fais des brasses.
—Savez-vous que c'est raide, dis-je à la mère, 500 mètres!
—Oh! monsieur le gas, est marin; Ã sept ans, il a eu un prix.
—Oh! bien, vous êtes tranquille.
—Tiens, regarde ton fils, fait le père, en s'adressant à sa femme, c'est lui le premier, à présent. Aïe donc!
Et la mère, tout en le suivant des yeux, faisait les mêmes mouvements que son rejeton.
—Jusqu'où va-t-il? demandai-je.
—Il va doubler la barque où est le drapeau là -bas!
—Ah! il va.... (Elle n'est pas solide, pensai-je; c'est égal ce n'est pas commode de doubler une barque en étant dans l'eau. Enfin!...)
—Voyez-vous comme il souque! s'écria la mère triomphante.
—Oh! oui, il souque bien! répétai-je en ayant l'air de comprendre ce qu'elle voulait me dire.
Revenu à terre, le jeune homme sortit de l'eau aux acclamations de la foule enthousiaste.
—Bébé! exclama la maman en larmes.
(Bébé avait dans les vingt-six ans et une barbe de fleuve.)
—Tiens bois, ça, fieu, fit le père en tendant une fiole de rhum qu'il venait de prendre dans sa poche et embrasse-moi.
Je vous assure que c'était très drôle de voir ce bon vieux couple embrasser ce grand monsieur tout nu et ruisselant. J'en avais les yeux humides.... Il faut dire que j'étais si près de lui....
Le plus fort, c'est que, quelques instants après, il recommençait une seconde course de 800 mètres, et la gagnait haut ... les bras....
Et comme en nageant on décrit toujours quelques zigzags, ça lui a fait environ 1500 mètres qu'il avait dans les jambes à la fin de la journée. Décidément il est plus fort que moi.
Et maintenant un mot pour finir:
Faisant faire une pendule en bois (accessoire), le peintre du casino embarrassé vint me demander quelle heure il fallait peindre?
Et comme je le regardais, prêt à pouffer:
—Bah! dit-il, je vais mettre onze heures.... C'est toujours à cette heure-là qu'on regarde la pendule. (Historique.)
UN CLARINETTISTE
Dire que l'artiste a pour emblème l'humble violette serait à coup sûr, une très jolie phrase, mais qui aurait le tort de n'être pas positivement exacte.
On sait, en effet, que la modestie n'est pas la qualité dominante du monsieur qui fait quelque chose en public.
J'ai déjà coudoyé dans ma courte existence pas mal de comédiens poseurs, de chanteurs prétentieux et d'instrumentistes se disant célébrissimes, mais jamais, au grand jamais, il ne m'a été donné de voir un type aussi achevé, aussi complet que celui que je viens de rencontrer cet été ... à Galet-sur Mer.
Sourdinoff (c'est son nom ... ou à près), clarinettiste aussi décoré que
    chevelu, vint donner, il y a quelques semaines, un «concert instrumental et
    spirituel» au casino de la station balnéaire précitée.
Les plaisirs nocturnes étant plus que rares dans cette oasis de la Normandie, à l'annonce du concert Sourdinoff, tous les baigneurs allèrent en foule retenir leur place à cette cellule vitrée dénommée: Casino.
La plage entière se fit inscrire.
Pas de périphrases atténuantes: le concert fut assommant!
Du reste, voici le programme, autant que je me le rappelle, jugez vous-même:
Première partie: ouverture exécutée par un vieux monsieur payé 80 fr. par mois pour éreinter l'ivoire de la maison Pleyel, à faire s'agiter les pieds énormes de nos chers voisins, les Anglais.
2º Six morceaux de clarinette (a. b. c. d. e. f.) airs connus, dérangés par Sourdinoff et joués par l'auteur.
Entr'acte.
Réouverture de plus en plus massacrée ... exécutée par le bon vieillard «qui n'avait jamais travaillé devant un aussi bel auditoire» et, pour finir, huit morceaux (a. b. c. d. e. f. g. h.) par le bénéficiaire!
Ah! le criminel! marche funèbre et guerrière, valse, tarentelle, pas redoublé, mélodie, galop, rien ne manqua.
Et, comme heureux de ne plus être oppressé par le poids de ce programme, le public, à l'issue de la soirée, applaudissait timidement; ce Sourdinoff de malheur ne s'avisa-t-il point de recommencer son dernier numéro!
Il se bissait, l'infâme!
Je me disposais, joyeux, à regagner mes lares (vieux style) quand un voisin de table d'hôte, vint me dire:
—Venez féliciter Sourdinoff.
—Hein?
—Vous ne pouvez pas vous en dispenser, il vous a vu dans la salle et compte sur vos compliments.
—Mais ...
—Voyons, ça vous coûte si peu, et ça lui fera tant de plaisir!
Je n'aime pas beaucoup dire le contraire de ce que je pense, surtout en art, et j'avoue que la perspective de serrer la main de mon bourreau en le félicitant, était pour moi peu réjouissante.
Enfin, ne voulant pas m'attirer la haine d'un clarinettiste—ça fait trop de bruit—je suivis notre ami commun.
Nous arrivâmes au moment où une grosse dame disait avec admiration à l'instrumentiste:
—Vous devez avoir bien soif!
Les présentations faites, je balbutiai quelques paroles vagues:
—... Succès réel ... public charmé ... devez être content ... mais le disciple de Christophe Denner m'arrêtant tout à coup, me dit avec un sourire que je ne crains pas de qualifier d'amer:
—Ah! cher confrère (pourquoi m'appelait-il confrère, moi qui ne souffle dans rien du tout? J'ignore) il n'y a que l'étranger pour remporter ce qui s'appelle des succès prodigieux. Je ne parle pas, là , des couronnes qu'on vous lance, des palmes qu'on vous décerne, des médailles qu'on vous offre, des décorations qu'on vous supplie d'accepter, non, tout cela n'est rien, auprès de l'estime qu'on a pour l'artiste! L'estime, voyez-vous, il n'y a encore que ça! C'est à qui vous approchera! Les ducs, les princes considèrent comme un honneur insigne de vous serrer la main.
—Ah! bah! fis-je, ahuri.
—Ainsi, tenez, poursuivit Sourdinoff, laissez-moi vous conter une aventure qui m'est arrivée dernièrement, à Potsdam.
Je venais de donner un concert qui avait eu un de ces succès!... enfin, je passe. La marquise de Pigalska y assistait.
Enthousiasmée de mon grand talent, cette noble dame organisa chez elle, une petite soirée et me pria de vouloir bien m'y faire entendre. Je consentis.
Je n'ai pas besoin de vous dire que s'il fut restreint, le public était composé de tout ce que Potsdam comptait de plus aristocratique; tous mes auditeurs étaient assurément inscrits dans l'almanach de Gotha. J'allais donc jouer là , devant un parterre de princes.
Sur l'invitation de la grande dame qui me recevait, je me disposais à commencer lorsque je m'aperçus que Pédali, mon accompagnateur n'était pas là . Lui! un garçon si exact d'ordinaire! Son absence devait avoir eu pour cause une indisposition grave; il ne fallait pas compter sur lui, ce soir-là . Je m'excusai de mon mieux auprès de la marquise, lui assurant que je ne pouvais pas plus me passer de mon accompagnateur que de mon propre instrument, et la priai de me pardonner si je ne me faisais point entendre. Mais, à l'idée de son monde vainement réuni, de sa soirée manquée, ma noble hôtesse soudainement devenue pourpre, s'adressant à la vieille princesse Diamanfo, pianiste remarquable quoique amateur, la supplia de m'accompagner. La douairière, que cet honneur inattendu troublait fort, ce qui est bien naturel, se récusa. J'allais partir lorsqu'un monsieur tout chamarré, absolument correct dans son habit noir, s'avança vers moi et me dit:
—Mon Dieu, monsieur, j'ai joué souvent pour me distraire la fantaisie de Demersmann et, si vous voulez bien, je me fais fort de vous suivre. Ne me refusez pas cette gloire, je vous en prie.
Après une demi-seconde d'hésitation, j'acceptai et n'eus pas à m'en plaindre car mon accompagnateur improvisé me seconda merveilleusement. Le morceau eut un succès écrasant, comme d'habitude.
Je demandai à mon pianiste inconnu son nom, afin d'aller le remercier moi-même, il me répondit:
—Venez demain à cette adresse; je serai heureux à mon tour, de vous redire toute l'admiration que j'ai pour votre colossal talent.
Je n'eus garde d'y manquer, vous le supposez.
Le lendemain, ma voiture s'arrêtait devant un magnifique hôtel.
Une cloche m'ayant annoncé, un valet m'introduisit dans un salon superbement orné quoique sévère, et quelques instants après, apparut le maître de la maison, tout aussi correct chez lui, que la veille, chez la marquise Pigalska.
Ma modestie m'empêche de vous répéter notre conversation, à l'issue de laquelle je pris congé de mon mystérieux interlocuteur en lui demandant toutefois à qui j'avais l'honneur de parler.
—Eh bien, monsieur, savez-vous qui m'avait accompagné la veille?
—?
—C'était Bismarck!!!
LES COMMANDEMENTS DU COMÃDIEN
LETTRE
Nous exploitons, comme vous le savez, le grrrand succès parisien: La Mission délicate.
Après avoir joué tour à tour à Versailles, Chartres, Rennes, Nantes, Angers, Saumur, Angoulême, Libourne, Périgueux. (Entre parenthèses, nous avons mangé, à Rennes, des pâtés de Chartres, où nous avons bu du guignolet d'Angers, que nous n'avons pu nous procurer dans sa ville natale). Après le pays de M. Ballande, nous avons filé vers le Midi.
Ah! le Midi! en voilà une mine d'observations!
C'est là que nous en avons vu, des types! et entendu, des ... réponses!
Sont-ils convaincus ou feignent-ils de l'être? En tout cas, ils sont bien amusants, ces bons Méridionaux, mes doux compatriotes (je suis Bordelais).
Quelle réputation surfaite que la vivacité des gens du Sud! Ils sont vifs, oui, en paroles, mais autrement.... Té, pourquoi se presser, hé?
Je vais copier pour vous quelques réponses que j'ai crayonnées au fur et à mesure que je les entendais. C'est sans suite ni cohésion, mais excusez-moi, je vous écris pendant un entr'acte (oh! quel métier!)
Ah! une recommandation auparavant:
Prière de lire avec l'accint sans cela, le mot n'a plus de saveur.
A P..., un de nos camarades entre chez un chapelier, en lui désignant un manille:
—Combien ce chapeau?
—Sisse cinquinte et il vous va, hé?
—Mais il n'entre pas.
—Naturellement, il se fera à la tête!
Est-ce joli! mais ce qui l'est davantage, c'est que mon copain a acheté le couvre-chef!
A l'hôtel où nous étions descendus, à Cahors.
Nous rentrons à minuit.
—Garçon, avez-vous une allumette?
—Non je ne fume pas!
Et je vous répète, le seul mérite de ces mots, c'est qu'ils sont absolument vrais. A Dax, le pays de la fontaine d'eau chaude, nous allons prendre un bock dans un café-concert (genre Ambassadeurs,) et tout en dégustant, nous demandons au patron:
—Eh bien! ça va-t-il un peu les affaires?
—Heu! heu!
—Vous n'êtes pas content?
—Si, mais c'est très dur; ici, les femmes sont usées tout de suite; pour bien faire, il faudrait changer le bétail tous les huit jours.
Et à Nîmes, cette réponse que nous fit une hôtelière:
—Comment, dix sous, ce café?
—Té, je vous ai servis dans des petites tasses!
Elle n'est pas dans un sac, celle-là , hein?
A Mont-de-Marsan.
Au théâtre, absence totale de luminaire.
—Eh bien, où est le gaz?
—Ah! c'est une nouvelle Compagnie qui est en train de changer les tuyaux, vous en aurez quand les magasins seront fermés.
(Ils ferment à onze heures et demie, nous avions fini.)
Et le plus amusant, c'est que dans la journée, étant entré dans un bureau de tabac pour allumer un cigare, et m'étonnant de voir le petit tube de caoutchouc éteint, je reçus cette réponse:
—Ah! c'est que ce soir il y a théâtre!
Je m'aperçois, mon cher ami, que je dois être terriblement monotone et ennuyeux, aussi vais-je terminer cette nomenclature par cette dernière méridionalerie:
Nous dînions, à Pau, à table d'hôte, quand un compatriote du bon roi, nous entendant dire que nous allions de Tarbes à Cahors, nous dit à brûle-pourpoint et tout en vinaigrant sa salade:
—Vous allez de Tarbeuss à Cahorss?
—Oui.
—Eh bien il faut vinte heures.
—Hein!
—Oui, oui, vinte heures.
—Mon Dieu, monsieur, dit l'un de nous, cela n'est pas possible, nous ne partons demain qu'Ã neuf heures et nous jouons, le soir.
—Sapristi, je le sé bien, j'y vé sans cesse.
—A pied, alors?
—Non, en voiture!
Voyez-vous ce monsieur qui se figurait que nous voyagions en voiture!
Je termine en suppliant les Méridionaux qui pourraient lire cette lettre de n'en pas vouloir au signataire qui, orfèvre lui-même, apprécie à sa juste valeur ce pays qui a donné tant d'illustrations politiques et artistiques à la France.
Tout à vous, mon cher Benjamin.
LES TOURNÃES
I
Mon Dieu que c'est donc amusantDe faire en été des tournées!
On s'en va leste, insouciant;
Mon Dieu que c'est donc amusant!
On croit rapporter de l'argent,
De l'argent pour beaucoup d'années,
Et l'on revient comme Gros-Jean,
Mais c'est amusant les tournées!
II
Or, on choisit ses compagnons.Lorsque l'on fait un long voyage
Il faut éviter les grognons:
On choisit donc ses compagnons.
Je vais du côté des chignons,
Avec eux je fais bon ménage.
J'aime les visages mignons
Lorsque je fais un long voyage.
III
Puis un paysage est charmantQuand on le voit près d'une femme!
Il est plus bleu, le firmament,
Le paysage est mieux vraiment;
On se regarde tendrement
La nature épanouit l'âme....
Qu'un paysage est donc charmant
Quand on le voit près d'une femme!
IV
Le chemin de fer rend joyeuxEt vous met d'humeur folichonne,
Constamment admirer les cieux
Rend le morose très joyeux;
Avec les employés au mieux
On plaisante, on rit, on gasconne;
On les appelle tous «mon vieux»
Dam! l'humeur est très folichonne.
V
On descend dans de bons hôtelsDont les draps sont parfois humides,
Mais de tous temps ils furent tels;
En province, oh! les bons hôtels!
Où donc le confort des castels?
On rit de nous, gens trop timides,
Acceptant les affreux Vatels,
Ainsi que les vieux draps humides!
VI
Dans la rue, on dit: Les voilà ,Les Parisiens! quel spectacle!
Sur nos pas, on pousse des ah!
Et l'on chuchote: Les voilà !
Mais nous, plutôt, disons: Holà ,
Les voyant de notre pinacle,
Jamais on n'eût rêvé cela,
Les provinciaux, quel spectacle!
VII
Et puis, comme l'on est gobeurQuand on est loin du café Riche!
Ou trouve tout bon, tout meilleur,
Mon Dieu, comme l'on est gobeur!
O Parisien de malheur!
D'emballements tu n'es pas chiche,
A l'avenir sois moins gobeur
Eloigné de ton café Riche.
VIII
Au retour, ils sont tous guérisLes bons amateurs de tournées;
Avec joie ils voient leur Paris,
Au retour, ils sont tous guéris!
Ils n'en sont certes pas marris
En voilà pour plusieurs années!
Ils sont absolument guéris
Des interminables tournées.
TABLE DES CHAPITRES
Le sac de Géronte
Concert-express
Une réception
Déception
Les initiales
Ténor et prestigiditateur
Les extra
Un impressario
Un concert à Athis-Mons
Les médecins de Molière
Les animaux au théâtre
Rien de nouveau
Billet de faveur
Chez Momus
Un chanteur commerçant
Le concert de la place de la Bourse
Sans le vouloir
Les souffleurs
Une maladie de peau
Lettre
L'acteur réaliste
Lamentations de Boieldieu
Un drôle de couple
Lettre de Jeannine à Suzanne
Les tics
Les vacances d'un comédien
33, boulevard Haussmann
Un père
Une représentation extraordinaire
Le ruban
Virgo
Lettre
Un clarinettiste
Les commandements du comédien
Lettre
Les tournées