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Geneviève

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The Project Gutenberg eBook of Geneviève

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Title: Geneviève

Author: Alphonse Karr

Release date: February 3, 2012 [eBook #38756]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GENEVIÈVE ***

GENEVIÈVE

 

 

———
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9
———

 

 

GENEVIÈVE

PAR

ALPHONSE KARR


———
NOUVELLE ÉDITION
———


PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14
——
1857
Droit de traduction réservé

 

 

 

A
LÉON GATAYES

 

PREMIÈRE PARTIE. DEUXIÈME PARTIE.
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX, XL, XLI, XLII, XLIII, XLIV, XLV, XLVI, XLVII I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX

 

 

GENEVIÈVE.

—————

PREMIÈRE PARTIE.

I

Vers la fin du mois d'octobre, à minuit, il pleuvait de la neige fondue; le ciel était gris et d'une seule pièce, comme une triste et froide coupole de plomb. C'était une de ces pluies calmes, continues, égales, sans violence ni précipitation, qui font croire facilement qu'il pleuvra toujours ainsi jusqu'à la fin des siècles.

A une maison près de la porte des Mariniers, à Châlons-sur-Marne, une fenêtre s'ouvrit, et quelque chose fut poussé sur le balcon; après quoi on referma la fenêtre. Ce quelque chose, à le regarder de plus près, était un jeune homme à moitié vêtu. Il avait la tête nue, et les pieds dans des pantoufles de maroquin vert. Arrivé sur la terrasse, son premier soin fut de boutonner son habit, pour résister de son mieux au froid et à la pluie; ensuite il chercha par quel moyen il pourrait descendre du balcon en bas. Il faut croire qu'il n'en trouva aucun, car à six heures du matin il était encore blotti dans un coin, immobile, retenant son haleine, autant par la crainte de faire du bruit, que par celle de renouveler la sensation du froid, en causant le moindre dérangement à ses vêtements collés sur son corps par la pluie glacée qui n'avait pas cessé de tomber.

II

Il est bon de dire comment ce jeune homme était arrivé sur le balcon.

Mme Lauter, qui, avant son mariage, s'appelait Mlle Rosalie Chaumier, demeurait chez une tante. C'est là que M. Lauter la rencontra, et qu'il fut obligé de faire une variante au mot de César, et de dire: «Je suis venu, j'ai vu, j'ai été vaincu.» M. Lauter avait trente-cinq ans. Mlle Rosalie Chaumier, dix-huit; en attendant qu'elle prît du goût pour son mari, elle avait, comme toutes les filles, un goût prononcé pour le mariage; en peu de temps elle devint Mme Lauter, et vint habiter, à Châlons, la maison de son mari.

Le faible de M. Lauter était une grande prétention à la force et au stoïcisme. Cette prétention n'était nullement justifiée, et n'avait pour prétexte que l'admiration qu'inspirent naturellement, entre les qualités que l'on n'a pas, celles dont on est le plus éloigné. De cette admiration on passe graduellement au regret de ne les avoir pas, au désir de les acquérir, à la conviction de les posséder, à la vanité de s'en parer.

M. Lauter était bon, sensible, généreux; c'était assez de chances pour souffrir dans la vie; mais son prétendu stoïcisme les augmentait singulièrement: il lui fallait, en effet, souffrir en dedans sans avouer ses souffrances, sans les faire évaporer en plaintes, en récits, en gémissements, en imprécations, qui ont le double avantage de diminuer les chagrins et de s'en faire plaindre davantage.

Mme Lauter était, comme sont toutes les femmes (excepté vous, madame, qui lisez ce livre), comme sont toutes les femmes, même les plus sages.

Elle était coquette; elle voulait qu'on la trouvât belle, et elle l'était en effet; elle voulait qu'on fût amoureux d'elle. Elle n'eût trouvé que juste et raisonnable que tous les cœurs de l'univers fussent tournés vers elle, et, si quelqu'un paraissait se diriger d'un autre côté, quelque méprisable qu'il fût ou qu'il lui parût, quelque peu d'attention qu'elle eût donné à sa soumission, s'il se fût soumis, elle ne laissait pas d'en ressentir un peu de mauvaise humeur et de colère.

Il n'est pas de femme, toujours excepté vous, madame, qui ne se croie des droits inattaquables à tout ce qu'il y a d'amour dans tous les cœurs qui sont au monde.

De même qu'un parfum précieux répand les mêmes émanations conservé dans un flacon d'or ciselé, ou dans une cruche de grès, l'amour est toujours l'amour; et il contient tant d'admiration qu'on peut l'inspirer sans honte au plus obscur des hommes: tout ce qu'on se doit est de ne pas l'éprouver soi-même.

Chaque femme se croit volée de tout l'amour qu'on a pour une autre.

C'est ce qui explique le soin que semblent prendre tant de dames de la chasteté de leur femme de chambre, et la brusquerie qu'elles ne peuvent s'empêcher de lui témoigner si elles ont quelques raisons de lui croire un amant: car, si elles ne l'honorent pas du titre de rivale, elles peuvent, sans déroger, l'appeler voleuse, et la traiter, quand elle se permet d'être aimée, comme si en leur absence, elle s'était permis de mettre des fleurs dans ses cheveux ou sur ses épaules un mantelet garni de dentelles, ou tout autre ornement réservé à sa maîtresse.

C'est ce sentiment qui avait attiré l'attention de Mme Lauter sur un jeune homme assez insignifiant qui vint un jour s'établir dans la ville; Mme Lauter, quoique jeune encore, avait cependant deux enfants que l'on élevait à la maison. La médisance l'avait toujours respectée. Sa coquetterie avait trouvé si peu de résistance jusque-là, qu'elle était restée parfaitement innocente; les cœurs s'étaient toujours rendus sans coup férir. Tout combat coûte des pertes, même au vainqueur, mais on n'avait pas combattu; tout le monde s'était rendu de si bonne grâce, que Mme Lauter n'avait pas attaché plus de prix aux gens qu'ils n'en semblaient mettre à eux-mêmes.

M. Stoltz était un jeune homme dont la profession était d'attendre avec quelque fortune que la mort d'un vieux parent lui en apportât une plus considérable. La première fois qu'il se manifesta à Châlons, ce fut à une assemblée où se trouvait également Mme Lauter. M. Stoltz, timide et embarrassé, choisit, pour s'occuper d'elle, la femme autour de laquelle il vit le moins de monde, celle qui, par son peu de beauté, lui parut condamnée à la plus grande indulgence. Cette modestie, que tout le monde prit pour un libre choix, parut au moins une bizarrerie, et il est à gager que Mme Lauter ne fut pas la seule qui dît le soir à son mari en rentrant au domicile conjugal:

«On nous a présenté ce soir un jeune homme bien nul. Il s'est rendu justice en prenant Mme Reiss pour but de ses gauches attentions. N'avez-vous pas remarqué avec quelle maladresse il a salué en entrant?»

A quoi M. Lauter ne répondit rien, parce que M. Stoltz lui était parfaitement indifférent et qu'il ne l'avait peut-être pas vu.

Le lendemain, au déjeuner, Mme Lauter dit à son mari:

«Connaissez-vous rien de plus ridicule que Mme Reiss? Elle était décolletée hier comme s'il se fût agi d'un bal à la préfecture, sans compter une douzaine de gros vilains diamants qu'elle mettrait, je crois, pour aller manger de la crème à la campagne, et avec lesquels elle ne peut manquer de coucher.»

A quoi M. Lauter ne répondit rien.

«C'est chez nous dans trois jours qu'a lieu l'assemblée, ajouta Mme Lauter. Pensez-vous qu'il faille inviter ce Koltz ou Stoltz?

—Vous ferez à ce sujet absolument tout ce que vous voudrez, répondit M. Lauter.

—Je l'engagerai, parce que sa présence m'exemptera de l'obligation de prescrire aux hommes qui viennent chez moi la corvée de faire valser Mme Reiss à tour de rôle.»

III

M. Stoltz était chasseur. On commençait à chasser aux cailles vertes dans les blés avec des chiens d'arrêt. Il rencontra un jour M. Lauter, et ils chassèrent de compagnie. Depuis ce jour, M. Stoltz vint habituellement à la maison.

IV

Une femme fidèle.

Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes, excepté vous, madame: elle ne plaçait l'infidélité que dans la dernière faveur. Tout ce qui précède n'était coupable à ses yeux que parce que cela d'ordinaire conduit par degrés à l'infidélité; mais pour la femme qui pouvait avec certitude se promettre de ne pas se laisser entraîner jusque-, le reste n'avait pas la plus petite importance.

C'est pourquoi, au bout de quelque temps, ses yeux rencontrèrent ceux de M. Stoltz. Il y a un moment où deux regards qui se rencontrent, se touchent par un certain point qui produit une commotion dans la poitrine. Ils ne peuvent plus alors se détacher l'un de l'autre; il s'établit entre eux une sorte de conducteur électrique invisible qui transmet par un échange doux et poignant l'âme et la vie. C'est en vain que l'une des deux personnes entre lesquelles s'est établie cette communication voudrait baisser ou détourner les yeux; elle est sous l'influence d'un magnétisme puissant, impérieux, invincible. Il se donne alors par les yeux un long baiser d'âme, dans lequel se mêlent et se confondent deux existences; à ce moment, chacun sent la vie l'abandonner et sa poitrine manquer de souffle, jusqu'à ce que la vie et le souffle de l'autre viennent voluptueusement remplacer la vie et le souffle qu'on lui a donnés.

Ce n'est rien que cela, et Mme Lauter se disait: «Je suis coquette, mais rien au monde ne me ferait manquer à mes devoirs.»

Il vint un moment où lorsque, par hasard. M. Stoltz et Mme Lauter se trouvaient seuls ensemble, tous deux rougissaient, n'osaient lever les yeux l'un sur l'autre, et n'eussent pas prononcé une syllabe, quand on les eût laissés ensemble pendant huit ans.

Mme Lauter devint inquiète, impatiente. Quand M. Stoltz n'était pas là, elle ne pouvait rester en place: elle se mettait au clavecin, commençait n'importe quel air, et le finissait invariablement par la valse qu'elle avait pour la première fois dansée avec M. Stoltz.

Elle ne s'occupa plus de ses enfants, repoussa leurs caresses avec brusquerie, fut avec eux violente, injuste, exigeante.

Elle négligea sa maison, le dîner fut servi à des heures irrégulières. M. Lauter demanda pendant un mois un gigot à l'ail, sans pouvoir l'obtenir; les chemises dudit M. Lauter furent mal plissées.

M. Lauter peignait un peu: on découvrit que son chevalet encombrait la maison.

Mme Lauter prit l'habitude de garder ses papillotes toute la journée pour être mieux frisée à l'heure où arrivait M. Stoltz. C'était pour ce moment seulement qu'elle se parait et se faisait belle.

Un jour, M. Stoltz et elle restèrent seuls un quart d'heure, sans parler. Au bout de ce quart d'heure, tous deux comprirent la difficulté de la situation, et M. Stoltz dit, comme s'il eût mis un quart d'heure à méditer cette pensée hardie: «Il fait bien mauvais temps aujourd'hui,» qui signifie tout simplement: «Je vous aime, je vous désire, je vous adore.» On ne se dit: «Je vous aime,» en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant, que l'on n'arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu'on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge.

M. Lauter rentra alors. Pour Mme Lauter, elle fut distraite et préoccupée pendant deux jours; la voix de Stoltz lui bourdonnait sans cesse aux oreilles.

«Mon Dieu! qu'avez-vous donc, dit M. Lauter le troisième jour, que vous ne répondez à rien de ce que je vous demande? Vous paraissez triste et ennuyée: vous vous promenez seule dans le jardin; quand j'arrive pour vous rejoindre, causer avec vous de ces fleurs, de ces arbres que nous aimions ensemble, vous me fuyez; je suis horriblement seul; il me semble ici qu'il y a quelqu'un de mort, et ce quelqu'un est la douce confiance qui a tant d'années embelli notre vie. Vous n'êtes plus ni affable ni prévenante pour personne; il me semble que vos enfants et moi nous vous soyons devenus odieux. Vous étiez la joie et la paix de la maison: vous en faites aujourd'hui une maison de tristesse et de discorde.»

Mme Lauter fut intérieurement très-irritée de ces représentations de son mari: elle pensait que toute la terre devait lui savoir gré des limites qu'elle avait imposées à son sentiment pour Stoltz; son mari surtout, pour lequel elle se conservait au prix de tant de combats, eût dû se montrer plein de gratitude et de vénération. Elle ne songeait pas assez que ces combats et cette victoire étaient ignorés, et que, s'ils eussent été connus, M. Lauter eût bien pu s'en affliger et s'en offenser autant que d'une défaite. Elle répondit avec aigreur qu'il était bien malheureux pour une femme de ne pouvoir être appréciée par son mari; que néanmoins, malgré ses injustices et son humeur insupportable, elle n'oublierait jamais ce qu'elle se devait à elle-même et qu'elle resterait toujours fidèle à ses devoirs, comme elle l'avait toujours été.

M. Lauter lui répondit qu'il rendait justice à ses mœurs et à sa sagesse, mais que les devoirs d'une jeune femme consistent dans bien d'autres choses que la fidélité à son mari: qu'elle doit être la providence, la consolation, l'attrait et le charme de la maison; qu'une femme n'a pas rempli exactement ses devoirs si, tout en restant fidèle à son mari, elle le fait mourir à force de petits chagrins et de mesquines tracasseries.

Et il aurait pu ajouter que la fidélité dont Mme Rosalie Lauter se targuait, pour être sur les autres points si parfaitement insupportable, n'était nullement complète par le peu qu'elle réservait à son mari.

Il arriva vers ce temps que M. Lauter fit un voyage de deux mois. M. Stoltz vint, comme de coutume, tous les jours à la maison. Il n'y avait pas bien loin de cinq mois que Stoltz et Rosalie se disaient chaque jour qu'ils s'aimaient par les indices les plus clairs, par les preuves les plus convaincantes, lorsque Stoltz sentit le besoin de ne pas cacher plus longtemps son amour à Mme Lauter, et lui tint à peu près ce langage:

«Il est un secret qui m'oppresse, un secret qui me remplit le cœur, qui est à chaque instant sur mes lèvres, et que j'ai eu le courage et la force de vous dérober; et, en ce moment où il faut que je parle, où je suis décidé à vous ouvrir enfin mon cœur, j'hésite, tant je redoute votre étonnement et votre indignation. Je vous aime.

—Hélas! dit Mme Lauter; je ne serai avec vous ni prude ni dissimulée. Il est un secret inconnu au monde entier et que je voudrais me cacher à moi-même: je vous aime aussi; vous seul occupez mon âme et ma pensée; je ne vis que par vous; votre image est présente pour moi et le jour et la nuit; mais n'espérez pas que jamais j'oublie mes devoirs un seul instant.»

Stoltz pria, pleura, gémit; Mme Lauter fut inflexible. Elle lui permit bien, il est vrai, et par degrés, de baiser sa main et ses cheveux, et son front; elle lui donna, il faut le dire, un bracelet de ces mêmes cheveux; elle reçut ses lettres et elle lui répondit; ces lettres, je n'essayerai pas de le cacher, étaient remplies de l'expression de la passion la plus ardente; on arriva à s'y tutoyer et à s'appeler cher ange; on passa les soirées entières à plonger les regards dans les regards, à se serrer les mains de telle façon que, par les paumes qui se touchent, il semble que les veines s'ouvrent et s'unissent, et que le sang se mêle.

Un soir même, leurs yeux attirèrent leurs lèvres; un long baiser les laissa tous deux étourdis, anéantis; mais néanmoins Mme Lauter n'oublia pas ses devoirs et se conserva à son mari.

Cependant, grâce aux imprudences que commettent sans cesse les gens vertueux, quand ils rêvent le crime sans en être arrivés encore à la prudence de la complicité et des précautions prises de concert, Mme Lauter était bien plus compromise aux yeux du monde que ne l'eût été une femme qui eût pris franchement un amant. La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. Personne ne doutait que Stoltz ne fût l'amant de Mme Lauter: on plaignait le mari et on se moquait de lui. Et quand, pour des affaires survenues depuis son départ, Rosalie écrivit plusieurs lettres à son mari pour hâter son retour, lorsqu'elle laissa voir la vive impatience que lui causaient de nouveaux retards à l'arrivée de M. Lauter, lorsque surtout, pour échapper à Stoltz et à elle-même, feignant de croire Lauter malade, elle se détermina à l'aller rejoindre, ses amis et ses amies se livrèrent aux conjectures les plus hasardeuses et les plus fausses, et lorsqu'un habitué des assemblées dit assez grossièrement:

«Ah ça! quelle diable d'envie a donc Mme Lauter de coucher avec son mari?»

Mme Reiss répliqua charitablement:

«Oh! mon Dieu! c'est une envie de femme grosse.»

V

Mme Reiss calomniait Mme Lauter. Mais Mme Lauter trouvait Mme Reiss si laide qu'elle était bien vengée à l'avance. Néanmoins, Mme Lauter était toujours fidèle à son mari; elle passait quelquefois de longues heures avec Stoltz, à divulguer tous les petits défauts et tous les petits ridicules de M. Lauter, à le présenter comme un homme incapable de comprendre et d'apprécier une femme comme elle, comme un homme d'un esprit vulgaire, d'un tact grossier, d'un cœur sans délicatesse; à se dire la plus malheureuse des femmes; à appeler Stoltz son ami, à appuyer sa tête sur son sein; mais, quelques efforts que put faire le jeune homme, c'était, avec les légères faveurs que nous avons mentionnées plus haut, tout ce qu'il pouvait obtenir de Mme Rosalie Lauter, femme fidèle, attachée invinciblement à ses devoirs, disant à chaque instant: «Je suis bien heureuse de n'avoir rien à me reprocher;» et trouvant fort ridicule et on ne peut plus odieux que M. Lauter laissât percer quelquefois comme un mouvement de jalousie et de mauvaise humeur.

Je me suis figuré bien souvent que les femmes ne comprennent rien à la poésie de l'amour, et qu'il n'en est pas une peut-être qui sache bien ce que c'est que la pureté. Certes, au bal, et dans ces cohues....

Messieurs les imprimeurs, s'il vous semble voir ici des vers, imprimez-les néanmoins en lignes de prose. Laissez-moi un peu faire comme ces enfants des contes arabes, qui jouaient au bouchon avec des palets de rubis et de topazes.

VI

A C*** S***.

Certes, au bal, et dans ces cohues, où l'on vient pour se coudoyer; où les femmes se mettent nues, sous prétexte de s'habiller; où des maris crétins exhibent les épaules de leurs femmes ainsi que leurs seins et leurs bras (et puis ce que je ne dis pas, car toute la pudeur n'est que dans les paroles); au milieu d'un essaim frisé de jeunes drôles qui n'ont pas même soin de leur dire tout bas qu'ils voudraient bien coucher avec elles, beaux rôles pour messieurs les époux! Ils ne savent donc pas que la femme d'un autre a bien assez d'appas, et que par cela seul elle est assez jolie, sans qu'il leur faille encore aller la couronner de perles et d'immodestie, bouchon de paille, emblème, hélas! d'ignominie! qui dit qu'elle est à vendre ou du moins à donner.

Certes, au théâtre, et sous un soleil d'huile, à l'ombre d'arbres de carton, lorsque les histrions roucoulent à la file une monotone chanson; au théâtre, où la reine des coulisses, et la plus cher payée au milieu des actrices, celle que l'on dit grande, est toujours la catin qui sait un nouvel art, de nouveaux artifices, pour montrer aux quinquets, le soir, de maigres cuisses que personne autre part ne voudrait voir pour rien.

Au théâtre, au salon, il suffit d'être belle, d'avoir sur un front pur d'épais cheveux lissés, sous des sourcils arqués une noire prunelle, et d'humides regards sous des cils abaissés: un pied étroit et des mains blanches, un corsage bien fin avec de larges hanches.

Mais j'étais seul, un de ces derniers soirs, seul sur le gazon vert d'un tranquille rivage; les étoiles du ciel, dans les peupliers noirs, semblaient des fruits de feu semés dans le feuillage. Le soleil au couchant ne laissait qu'un reflet toujours s'assombrissant du pourpre au violet. La lune se levait rouge et grande derrière l'église au toit aigu que couronne un vieux lierre; on n'entendait plus rien que l'onde qui coulait, et, contre ma chaloupe, en grondant, se brisait, l'haleine de mon chien étendu sur la terre, et, sous les jaunes fleurs de larges nénufars, des grenouilles en chœur les longs concerts criards.

Et j'étais tout en proie à ces mornes extases que l'on doit renoncer à peindre par des phrases. Mon âme s'éveillait au milieu des odeurs dont les fleurs, à la nuit, remplacent leurs couleurs. Mes rêves d'autrefois, chers morts! riantes ombres! revenaient voltiger parmi les herbes sombres, comme, pendant le jour, et sous les chauds rayons, mêlant aux fleurs des prés leurs crépitantes ailes, voltigeaient au soleil les vertes demoiselles, insectes nés des eaux, nautiques escadrons, sur les roses sainfoins, sur les jaunâtres gaudes, fleurs sans tige, ou plutôt vivantes émeraudes.

Et je vis, dans ce rêve étrange et sans sommeil, les fantômes de mes journées, les unes de fleurs couronnées, avec un sourire vermeil, les autres traînant en silence, d'un pas morne et majestueux, de longs habits de deuil, avec de grands yeux creux sans regards et sans espérance.

Mais ce qui, ce soir-là, frappa surtout mes yeux, ce fut votre figure, ô C*** S***! non telle que vous fit un parjure odieux, mais telle qu'autrefois je vous vis, jeune fille, avec vos cheveux bruns en bandeau sur le front, ce sourire d'archange et ce regard profond.

Et je pensais: à l'heure où l'on sonne à l'église la dernière prière, au loin silencieux, du sol on voit monter comme une vapeur grise, sortant de l'herbe et s'élevant aux cieux; c'est l'encens qu'exhale la terre, c'est la solennelle prière de la création entière au Créateur: chaque fleur, chaque plante y mêle son odeur, la campanule bleue en fleur dans nos prairies, l'alpen-rose, le pied dans la neige des monts, et le grand cactus rouge, hôte des Arabies, et les algues des mers dans leurs gouffres sans fonds, l'oiseau son dernier chant au bord de sa demeure, et l'homme des pensers qu'il ne sait qu'à cette heure.

Ce nuage divin, formé de tant d'amours, monte au trône de Dieu, dîme reconnaissante de ce que doit la terre à sa bonté puissante, s'étend.... et c'est ainsi que finissent les jours.

Ah! qu'il est beau l'amour, tel qu'on le sent dans l'âme, sous les saules, le soir, l'amour mystérieux qui s'échappe du cœur et s'en retourne aux cieux! Qu'il est beau, noble et pur!... Mais, hélas! quelle femme mérite ce trésor, cette divine flamme?...

Au théâtre, au salon, il suffit d'être belle, d'avoir sur un front pur d'épais cheveux lissés, sous des sourcils arqués une noire prunelle, et d'humides regards sous des cils abaissés; un pied étroit et des mains blanches, une fine ceinture avec de larges hanches.

Mais ce que l'on désire à l'instant solennel dont je parle, et ce dont l'indulgente nature a mis dans notre sein un portrait immortel, c'est une vierge sainte et pure! Cherchez-la dans notre Babel!

Vierge d'âme et de corps, ignorante, ignorée, vierge de ses propres désirs, vierge qu'aucun n'a vue et désirée, vierge qui n'a jamais été même effleurée par de lointains soupirs!

Vierge qui m'attendrait, en elle recueillie, qui garderait pour moi chaque sensation; vierge dont l'âme encore incomplète, engourdie, tranquille, m'attendrait comme un soleil fécond qui doit l'éveiller à la vie!

Car médiocrement, pour moi, je me soucie de ces tristes virginités, invalides soldats dont les corps dévastés, sans jambes et sans bras, n'ont gardé que la vie.

Virginité, grand Dieu! rose dont chaque feuille tombe à son tour sur le gazon, et qui ne laisse, à celui qui la cueille, qu'une fleur de convention! Virginité, collier de perles rares, de belles perles d'Orient, qui s'effile en tombant, et dont des mains avares se partagent les grains sur la terre roulant! Car je n'appelle pas vierge une jeune fille qui donne des cheveux à son petit cousin, ou qui chaque matin se rencontre et babille avec un écolier dans le fond du jardin; je n'appelle pas vierge une fille qui donne un coup d'œil au miroir sitôt que quelqu'un sonne.

Pour celui-ci, d'abord, pour la première fois, elle voulut être belle et parée; par cet autre sa main en dansant fut serrée; celui-là vit sa jambe, un certain jour qu'au bois on montait à cheval: un autre eut un sourire; un autre s'empara, tout en feignant de rire, d'une fleur morte sur son sein; un autre osa baiser sa main. Dans ces jeux innocents, source de tant de fièvres qui troublent les jeunes sens, un monsieur a baisé, devant les grands parents, tout en baisant la joue, un peu le coin des lèvres; on a rougi vingt fois d'un mot ou d'un regard; on a reçu des vers et rendu de la prose; et c[ae]tera.... Mais il est une chose, une seule il est vrai, peut-être par hasard, que l'on a su garder, soit par la maladresse ou l'ignorance du cousin, ou la clairvoyante sagesse d'une mère au coup d'œil certain. C'est encore une chose rare et difficile, et c'est ce qu'on appelle une vierge! On l'habille tout de blanc, et l'époux se rengorge au matin.... Ce n'était pas ainsi que je t'aimais, C***, et que j'aurais voulu te presser sur mon sein.

J'aurais été jaloux, dans mes sombres délires, de la fleur que tu sens; de l'air que tu respires, qui s'embaume dans tes cheveux, du bel azur du ciel que contemplent tes yeux; j'aurais été jaloux de l'aube matinale, de son premier rayon venant teindre d'opale tes rideaux transparents; j'aurais été jaloux de cet oiseau qui chante, que ton œil cherche en vain tout blotti sous sa tente d'épines aux rameaux blancs; j'aurais été jaloux de cette mousse verte, dans un coin reculé de la forêt déserte, gardant sur son velours l'empreinte de tes pieds; j'aurais été jaloux du fruit que mord ta bouche; j'aurais été jaloux du tissu qui te touche, qui te touche et te cache! O trésors enviés! J'aurais été jaloux du baiser que ton père sur ton front eût osé poser, et de l'eau de ton bain t'embrassant tout entière, tout entière d'un seul baiser.

VII

Il vint un jour cependant où Stoltz se présenta avec un gilet si bien fait, et d'une nuance si nouvelle, que les torts que pouvait avoir M. Lauter à l'égard de sa femme s'en trouvèrent considérablement accrus. Mme Lauter alors décida que son mari n'appréciait pas la persévérance avec laquelle elle restait fidèle à ses devoirs; que c'était trop longtemps jeter des perles devant un pareil époux; et qu'il serait injuste et barbare de laisser périr Stoltz d'une douleur qui, disait le même Stoltz, ne pouvait tarder beaucoup à le mettre au tombeau. Un matin donc, M. Lauter se réveilla à l'état d'époux trahi et malheureux.

VIII

Un époux malheureux.

Ce jour-là, Mme Lauter s'enquit dès le matin s'il ne lui manquait rien; elle lui conseilla de se bien couvrir et de mettre des bas de laine, parce qu'il avait fait la veille un orage dont l'air était refroidi; le déjeuner fut servi de bonne heure; les pommes de terre furent cuites à point et parfaitement farineuses; ce ne fut, pendant tout le repas, qu'attentions charmantes de la part de Mme Lauter: elle épiait dans les yeux de son mari la pensée la plus fugitive, avec une tendresse inquiète; elle ne lui laissait pas le temps de désirer la moindre chose, elle avait deviné et prévenu son désir; après le déjeuner, elle se mit au clavecin, et joua à M. Lauter de vieux airs qu'il aimait.

De ce jour-là, tout fut changé dans la maison. On admira les peintures de M. Lauter. Stoltz accepta avec reconnaissance deux grandes toiles de sept pieds sur quatre, dont les cadres lui coûtèrent cinq cents francs. Il était trop heureux quand M. Lauter voulait bien se servir de son cheval pour ses affaires ou pour la promenade; il le suivait à la chasse avec plus de zèle et d'abnégation que le braque le mieux dressé, et, au retour, il se confondait en récits de la miraculeuse adresse de M. Lauter. Si M. Lauter avait besoin de quelque chose à la ville voisine, Stoltz n'était-il pas là pour faire la commission? M. Lauter pouvait raconter dix fois la même histoire, sans qu'il se trouvât personne pour l'en faire apercevoir, ou même pour le lui laisser soupçonner par une attention moins soutenue. Stoltz faisait autant de parties d'échecs ou de trictrac qu'il plaisait au malheureux époux de Rosalie.

La maison était devenue l'asile de la plus douce paix; toutes les voix y étaient calmes et bienveillantes. Quand, autrefois, M. Lauter avait à faire quelque petit voyage, c'était un affreux désordre; on se plaignait amèrement du soin de faire sa malle, et du léger bouleversement dont un départ sert toujours de prétexte aux domestiques; on lui soutenait que ses prétendues affaires n'existaient pas, que son voyage n'était qu'un caprice, ou quelque plaisir qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour ne pas avouer. Maintenant tout est changé: on fait les préparatifs avec une sollicitude minutieuse; Stoltz prête son cuir à rasoir qu'il a fait venir d'Angleterre; Rosalie fait les plus tendres recommandations de ne pas être trop longtemps, de ne pas se risquer la nuit sur les chemins, de ne pas se mettre en route le matin sans avoir pris quelque chose de chaud, etc., etc.

Enfin, M. Lauter est parti; Mme Lauter l'a accompagné jusqu'à la porte de la rue; et, à l'angle du chemin, à l'endroit le plus éloigné d'où il soit encore possible de voir la maison, M. Lauter ayant arrêté son cheval et s'étant retourné, il a vu sa femme lui faire, avec un mouchoir blanc, un signe d'adieu et d'affection.

La nuit vint, et tout le monde dormait du plus profond sommeil, lorsqu'on entendit frapper plusieurs coups à la porte; en effet, l'horrible temps qu'il faisait au dehors justifiait l'empressement de la personne qui demandait à entrer. On demanda du dedans: «Qui est là?

—Eh, parbleu! répondit-on du dehors, c'est moi, Lauter; je suis mouillé jusqu'aux os.»

Sur cette réponse, au lieu d'ouvrir à son maître, la servante alla frapper à la chambre de Rosalie. Ce ne fut qu'après quelques minutes que M. Lauter put rentrer chez lui.

«Vite, Rosalie, un grand feu; un noyé ne doit pas être aussi mouillé que moi.»

Lauter se déshabilla, se chauffa, et, quand il fut un peu remis: «Mon Dieu, Rosalie, comme tu es pâle! dit-il.

—C'est, reprit Mme Lauter, que vous m'avez réveillée brusquement, et que votre aspect n'avait rien de bien égayant.

—Où diable sont donc mes pantoufles, Henriette?

—Quelles pantoufles? demanda la servante.

—Eh, parbleu! mes pantoufles; mes pantoufles vertes, celles qui ont de hauts quartiers.

—Je ne sais pas.»

Rosalie tremblait de tous ses membres.

«J'espère, dit-elle, qu'il ne vous est arrivé aucun accident qui ait causé votre retour aussi inattendu?

—Nullement, reprit Lauter.... Mais je voudrais bien avoir mes pantoufles.... J'ai rencontré à quelques lieues d'ici un messager qui m'apportait les renseignements que j'allais demander; je me suis figuré que j'arriverais avant la pluie, et j'ai préféré passer la nuit auprès de ma jolie Rosalie au séjour dans une auberge. Mais où peuvent être mes pantoufles?

—Mon ami, dit Rosalie, vous n'avez pas besoin de pantoufles pour dormir; et c'est ce qu'il y a de plus opportun en ce moment; vous voilà séché, le lit achèvera de vous réchauffer.»

Lauter se coucha, non sans jeter autour de la chambre un coup d'œil destiné à la recherche de ses pantoufles; mais, une fois au lit, il ne put s'endormir. Il était revenu à cheval tellement vite, que son sang en mouvement chassait invinciblement le moindre sommeil; il se retourna cent fois dans le lit, cherchant en vain une position plus favorable; puis il se détermina à dire à demi-voix: «Rosalie, dors-tu?» Rosalie dormait moins que lui encore, mais elle ne répondit pas. Elle attendait impatiemment que Lauter succombât à un de ces sommeils profonds qui succèdent à la fatigue; mais quand elle entendit sonner cinq heures et qu'elle vit que le jour ne tarderait pas à paraître, elle se leva précipitamment.

«Où vas-tu? demanda M. Lauter.

—Je descends.

—Pourquoi? il ne fait pas encore jour.

—Je n'ai plus sommeil.

—Ni moi, quoique je n'aie pas fermé l'œil de la nuit; reste auprès de moi, nous causerons.

—Non, j'ai donné des ordres hier aux domestiques, et il faut que je veille à leur exécution.

—Je t'en prie.

—C'est impossible.»

Quand elle fut partie, Lauter alluma une bougie et essaya de lire un livre qui se trouvait par hasard sur le somno: ce livre l'ennuya sans l'endormir; il se leva pour en prendre un autre, et un mouvement naturel lui fit encore chercher ses pantoufles et dire: «Ah çà! mais où sont mes pantoufles?» Il prit la bougie, et chercha autour de la chambre. Tout à coup il s'arrêta stupéfait en voyant le quartier d'une de ses pantoufles qui passait sous la porte-fenêtre qui s'ouvrait sur le balcon; il alla replacer la bougie sur le somno, en grommelant: «Eh bien! elles vont être jolies! Cette folle d'Henriette qui les laisse sur le balcon par un temps comme celui-là!» Il ouvrit alors la fenêtre et se baissa pour saisir ses pantoufles en tâtonnant; il ne tarda pas à mettre la main sur une, mais il y avait quelque chose dedans: ce quelque chose était un pied; au bout de ce pied, il trouva une jambe, au bout de cette jambe, un monsieur. Il saisit le monsieur au collet, l'entraîna dans la chambre, et s'écria: «Ah! vol...» Mais tout à coup il s'arrêta en reconnaissant M. Stoltz, et lui dit d'une voix terrible: «Monsieur Stoltz, comment se fait-il que vous soyez dans mes pantoufles?»

IX

Il y eut un long silence. Stoltz cherchait dans sa tête quelle fable il pourrait imaginer pour sauver au moins Rosalie. Lauter cherchait à deviner et ne devinait que trop les détails et les causes de ce qui se passait. Stoltz était dans un état déplorable: l'eau glacée qui était tombée sur lui pendant six heures coulait de tout son corps; ses cheveux pendaient appesantis; son visage était pâle et bleuâtre de froid, ses mains étaient violettes et engourdies, ses yeux étaient rouges dans un cercle noirâtre, ses dents claquaient, ses genoux tremblaient sous lui; tout le monde n'eût vu en lui qu'un objet de pitié: mais Lauter, aveuglé par la colère et la passion, lui dit: «Monsieur Stoltz, vous me volez tout mon bonheur

Il y eut encore un long silence; puis Lauter se leva, ouvrit une armoire, en tira une boîte qu'à sa forme on pouvait supposer renfermer des pistolets. Il chercha la chaussure de Stoltz, d'un geste impérieux lui ordonna de la mettre, puis lui dit: «Suivez-moi sans faire le moindre bruit.» Tous deux sortirent en effet par derrière la maison.

Depuis ce jour, on ne les revit jamais ni l'un ni l'autre.

X

Parlons un peu de M. Chaumier, bourgeois de la petite ville de Fontainebleau.

Voici comment était distribuée la maison de M. Chaumier.

On y arrivait par une allée d'acacias sombres et touffus, au bout de laquelle était une petite porte d'un vert sombre; à côté de la porte était une sonnette à pied de biche. Quand la porte était ouverte, on était dans une cour dont chaque pavé était entouré d'un cadre d'herbe; dans une encoignure était un puits si vieux que la margelle était usée, et qui était tout couvert d'une mousse verte et rougeâtre. Au fond de la cour s'élevait une maison de deux étages, à laquelle on arrivait par un petit perron garni d'une grille de fer à demi rouillée. Au bas de la maison étaient la salle à manger, le cabinet et la chambre de M. Chaumier, et la cuisine. Au premier, l'appartement de la petite Rose Chaumier, celui de son frère Albert, et surtout celui de dame Modeste Rolland, domestique et femme de confiance de M. Chaumier. L'étage du haut servait de grenier, de fruitier; on y étendait le linge, et quelquefois Honoré Rolland, époux de Modeste, militaire de son état, y venait passer les rares congés pendant lesquels l'État pouvait se passer de son appui. Derrière la maison était un grand jardin, d'un aspect sauvage et inculte. Avant que M. Chaumier achetât cette maison, le jardin avait été parfaitement cultivé; depuis, grâce à l'abandon où on l'avait laissé, les chardons, les orties, les pariétaires avaient étouffé les plantes faibles et délicates: les arbres seuls et quelques plantes vigoureuses avaient résisté, et avaient acquis un singulier développement. Deux gros pommiers, un sorbier dans lequel montait une clématite, des lilas, quelques rosiers énormes et couverts de mousse, formaient la plus grande richesse du jardin; quelques pavots se ressemaient d'eux-mêmes tous les ans, et, à l'angle du chaperon de la muraille, fleurissait, au printemps, une touffe de giroflées jaunes.

On entrait au jardin par le cabinet de M. Chaumier et par la salle à manger; la cuisine ne jouissait que d'une fenêtre fermée par des barreaux de bois, peints en couleur de fer.

C'était une des maisons les plus silencieuses que l'on pût trouver. M. Chaumier, dont la fortune était médiocre, était membre de plusieurs sociétés philanthropiques qui prenaient tout son temps et à peu près toute sa sensibilité. Modeste était maîtresse absolue dans la maison; elle était chargée de tous les soins, de toutes les dépenses, et même de l'éducation de la petite Rose, éducation qui jusque-là, et grâce à l'âge peu avancé de l'enfant, ne consistait que dans une instruction extrêmement élémentaire:

L'empêcher de toucher aux couteaux; lui apprendre à répondre aux questions: Oui, madame, ou: Oui, monsieur, et non pas oui tout sec, comme font les enfants mal élevés; à ne pas mettre de confitures sur ses vêtements; à renouer les cordons de ses souliers quand ils se détachaient, et à dire merci quand on lui donnait quelque chose.

Le garçon était confié aux soins d'un M. Semler, qui avait chez lui une douzaine de garçons des meilleures familles de Fontainebleau. Albert ne venait à la maison que le dimanche. Du reste, Modeste était bonne femme de ménage, assez douce même, quand ses volontés ne rencontraient pas d'obstacles, et connue dans toute la ville par sa supériorité dans l'art de préparer la sauër-craüt, et de lui donner une certaine saveur excitante dont elle se réservait le secret. Au dehors, quand elle parlait de la maison, elle disait: «Je veux, je ne veux pas.» A certaines époques importantes, quand on faisait la sauër-craüt, ou quand on coulait la lessive, elle prenait pour l'aider et travailler sous ses ordres quelques filles de journée qu'elle tutoyait et qui l'appelaient Mme Rolland. Mais, en dedans, elle était humble et soumise vis-à-vis de M. Chaumier, et si le plus souvent elle lui faisait faire à peu près sa volonté, ce n'était que par de longs détours, et elle ne gouvernait réellement qu'à force de soumission et d'obéissance.

Un matin, pendant le déjeuner, on apporta une lettre que M. Chaumier lut en laissant percer quelques marques d'étonnement et même d'émotion. Il se leva, passa dans son cabinet, et y resta plus d'un quart d'heure.

En vain Modeste, pendant que son maître lisait, avait trois ou quatre fois passé derrière lui et jeté les yeux sur la lettre qu'il tenait; l'écriture lui était inconnue, et d'ailleurs si fine et si serrée qu'elle n'en put lire un mot. Le temps que M. Chaumier passa dans son cabinet lui parut un siècle. Deux fois elle frappa et entr'ouvrit la porte pour lui dire que le déjeuner refroidissait; elle n'obtint pas même une réponse, et n'eut de ressource que de faire tomber sa mauvaise humeur sur la petite Rose, qui mettait les coudes sur la table, quand Modeste lui avait dit tant de fois de ne pas se tenir ainsi. C'était décidément une enfant incorrigible, et qui ferait le malheur de sa famille et de ceux qui voulaient bien se charger de son éducation.

Enfin, M. Chaumier sortit de son cabinet, ordonna de faire entrer le porteur de la lettre, et lui en remit une autre toute cachetée, en lui recommandant de la mettre dans sa poche et de se hâter de la porter à la ville voisine, d'où on la devait faire parvenir à sa destination. Quand le messager sortit, Modeste se mit en devoir de le suivre; mais, soit par hasard, soit qu'il devinât son intention, M. Chaumier lui demanda sa tabatière, qu'il avait laissée dans son cabinet. Quand Modeste se fut acquittée de cette commission, elle se hâta de sortir; mais, dès le premier pas, elle entendit se refermer la porte extérieure: le messager était parti. Tout le reste du jour, M. Chaumier fut préoccupé; et, contre son ordinaire, il garda la lettre qu'il avait reçue dans la poche de son habit, au lieu de la laisser sur son bureau, où Modeste comptait bien en prendre connaissance à dîner. Elle tenta un autre moyen. En servant, elle manifesta quelques craintes sur la santé de monsieur; depuis le moment où, le matin, il avait reçu une lettre, il était changé et paraissait souffrant. Il avait laissé enlever, sans y avoir touché, des œufs à la neige, les meilleurs peut-être qu'elle eût jamais faits. M. Chaumier répondit que Modeste se trompait, et qu'il ne s'était jamais mieux porté. Elle fit une grimace de dépit en voyant qu'elle n'en pourrait tirer aucune confidence; mais elle ne se découragea pas. Elle songea alors que, pourvu que M. Chaumier sortit, il ne pourrait manquer de changer d'habit, et que, selon toutes les apparences, il oublierait la fameuse lettre dans la poche de celui qu'il quitterait.

«Monsieur sortira-t-il après dîner? demanda-t-elle.

—Je ne crois pas, Modeste.

—Monsieur a tort; le temps est superbe, et voilà deux jours que monsieur n'a mis le pied hors de la maison.

—Que veux-tu, Modeste? j'ai beaucoup à travailler. J'ai reçu des nouvelles de la Martinique; on me cite de nouveaux exemples du malheureux sort des nègres, et je sens que c'est le moment de terminer mon grand ouvrage sur l'abolition de l'esclavage.»

A ce moment, un homme, qui avait trouvé la porte de la rue ouverte, entra et vint se poster devant la porte de la salle à manger, où il fit entendre une sorte de mélopée plaintive et traînante dans laquelle on ne distinguait que quelques mots; mais ses vêtements en lambeaux, sa figure hâve et décharnée, n'expliquaient que trop clairement que c'était un mendiant qui implorait des secours.

«Mais, répliqua Modeste, si monsieur se rend malade à se renfermer ainsi, il sera peut-être obligé d'interrompre tout à fait son travail.

—Un morceau de pain, s'il vous plaît, dit le mendiant.

—Ce serait un grand malheur, ma pauvre Modeste, car j'ai rassemblé là des arguments qui ne peuvent manquer de convaincre les lecteurs et de faire un grand bien à la cause des nègres.

—Je n'ai ni maison ni vêtements, dit le pauvre homme.

—Est-il rien, en effet, dit M. Chaumier, de plus cruellement ridicule que cet esclavage auquel on a condamné toute une race d'hommes? Le sang qui coule dans les veines des noirs n'est-il pas le même que celui qui gonfle les nôtres?

—Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ! ayez pitié de moi, dit le mendiant.

—Et, continua M. Chaumier, sans l'écouter et sans l'entendre, ne sont-ils pas aussi nos frères?

—Au nom de la vierge Marie! mon bon monsieur, secourez-moi.

—La nature repousse, dit M. Chaumier, ces cruelles et arbitraires distinctions de race et de couleur. Le soleil éclaire tous les hommes, et la Providence leur distribue également ses bienfaits; les riches et les puissants seuls ont plus d'obligations que les autres et plus de devoirs; ils ne doivent pas oublier que la fortune n'est, entre leurs mains, qu'un dépôt dont il leur sera, un jour, demandé un compte sévère, et qu'ils doivent réparer par une plus juste répartition les erreurs et les injustices du sort.

—Il y a deux jours que je n'ai mangé, dit le pauvre homme en joignant les mains.

—Aussi, dit M. Chaumier, mon cœur saigne en songeant à ces malheureux noirs.

—Ne me donnerez-vous donc rien? dit le pauvre.

—Comment cet homme est-il entré ici, Modeste?» demanda M. Chaumier.

Modeste ne répondit pas à M. Chaumier, mais elle s'avança sur le mendiant d'un air irrité, et lui dit: «Allez-vous-en, et tâchez que je ne vous voie pas une autre fois vous introduire ainsi dans les maisons.

—Ma bonne dame, dit le pauvre, la porte de la rue était ouverte.

—Eh bien! dit Modeste, ne peut-on laisser un moment une porte ouverte sans être en proie aux importunités des mendiants et des vagabonds?

—Mais, dit le mendiant....

—Mais, répliqua Modeste, je vous dis de vous en aller, ou je porterai plainte contre vous.»

Le mendiant s'en alla sans rien répondre.

M. Chaumier grommela quelques instants sur l'audace de ces gens-là; en effet, il est bien fâcheux de ne pouvoir tranquillement se livrer chez soi à des théories philanthropiques sur des malheurs lointains, sans qu'on soit dérangé par l'aspect importun d'une misère sur laquelle il n'y a pas de discours à faire, ni de théorie à développer, tant elle est voisine et facile à soulager.

Modeste n'oublia pas qu'il lui fallait décider son maître à sortir; sa première tentative avait honteusement échoué; le beau temps et le soin de sa santé l'avaient trouvé inébranlable; mais Modeste avait décidé qu'il sortirait, et il devait sortir. On ne tarda pas à entendre un grand fracas dans la cuisine: c'était le café qui était renversé; il n'y en avait pas un grain dans la maison, par la négligence du fournisseur ordinaire.

M. Chaumier, cependant, ne pouvait se passer de café, l'habitude lui en avait fait un besoin impérieux; il fut alors décidé qu'il sortirait pour en prendre dans un établissement où on le faisait passable, sans que cependant il pût entrer en comparaison avec celui de Modeste.

«Eh bien! alors, dit M. Chaumier, donne-moi ma canne et mon chapeau.

—Comment! monsieur, dit Modeste, songez-vous à sortir ainsi vêtu?

—Et qu'a donc mon costume de si singulier? demanda M. Chaumier.

—Il y a, reprit Modeste, que l'habit de monsieur est usé et râpé, et qu'il y manque un bouton.

—Oh! mon Dieu, Modeste, je ne vais pas bien loin, et personne ne fera attention à moi.

—Mais, dit Modeste, quelle opinion auront de moi les amis de monsieur qui le rencontreront, s'il pensent que je laisse mon maître sortir de la sorte?»

Et sans attendre de réponse elle apporta un autre habit, retira elle-même à M. Chaumier celui dont il était couvert, et l'emporta triomphante....

A peine M. Chaumier fut-il sorti, que Modeste envoya Rose s'amuser dans le jardin.

«Mais, ma bonne, dit Rose, il fait nuit et j'ai peur.

—Faites ce qu'on vous dit, mademoiselle, reprit la bonne, et allez vous amuser; si vous pleurez, vous aurez affaire à moi.»

La pauvre Rose obéit, emportant sur son joli visage une petite moue toute sérieuse. Modeste Rolland fouilla alors dans la poche de son maître, et y trouva une lettre dont voici le contenu:

XI

Mon cher frère,

Ce mariage auquel tu n'as pu assister et qui t'avait brouillé avec moi, n'a pas été béni du ciel. Il y a trois ans, mon mari a disparu, sans que rien ait pu servir de raison ni de prétexte à cette étrange aventure. Depuis trois ans, toutes les recherches ont été inutiles; tout donne à penser qu'un crime ou un accident a mis fin aux jours de M. Lauter.

Dans ce malheur, que j'ai supporté si longtemps sans me plaindre, tu es mon seul appui et ma seule consolation. J'ai deux petits enfants; je t'ai écrit dans le temps, pour te faire part de leur naissance, quoique tu ne m'aies jamais répondu. En vendant tout ce qui me reste, je réunirai une somme de 30 000 francs, qui forment toute ma fortune et celle de mes enfants. Veux-tu que j'aille demeurer auprès de toi? Tu me guideras dans l'emploi de ma petite fortune et dans l'éducation de mes enfants; je remplacerai pour les tiens la mère qu'ils ont perdue, et au milieu d'eux nous vieillirons dans la paix et les douces affections. Ta réponse, mon bon frère, me rendra le bonheur ou me jettera dans le plus affreux découragement. Léon et Geneviève te présentent leurs respects, et moi je t'embrasse bien tendrement ainsi que mon petit neveu et ma petite nièce, Albert et Rose.

ROSALIE LAUTER.

XII

A cette lecture, Mme Modeste Rolland tomba assise sur un fauteuil. Elle vit d'un seul coup son empire détruit, son bonheur renversé; elle se sentit domestique; mais bientôt il lui parut tellement impossible que ce qui était si bien et depuis si longtemps établi pût changer ainsi tout à coup, qu'elle se demanda quelle avait été la réponse de son maître. La rapidité avec laquelle cette réponse avait été faite lui semblait d'un bon augure; un refus seul pouvait admettre aussi peu de réflexion et d'examen. Avant de consentir à l'arrivée de Mme Lauter, M. Chaumier n'aurait pas manqué de la consulter, d'examiner les difficultés de l'établissement et les moyens d'y obvier. D'ailleurs elle connaissait l'histoire du mariage de Mme Lauter; M. Chaumier n'avait jamais vu son beau-frère, ils n'avaient eu ensemble d'autres rapports qu'une correspondance relative à des affaires, qui s'était terminée par de l'aigreur et la cessation de toutes relations. M. Chaumier avait alors juré solennellement qu'il ne verrait jamais son beau-frère, et qu'il ne reverrait pas sa sœur. Le résultat des réflexions de Modeste fut que M. Chaumier avait nécessairement répondu par un refus formel; elle remit la lettre dans la poche de l'habit, et appela la petite Rose, qui pleurait de peur dans le jardin; après quoi, elle la déshabilla et la coucha.

Le lendemain, cependant, elle se réveilla moins rassurée que la veille sur les probabilités du refus de son maître de la proposition de sa sœur; et, pendant le déjeuner, elle fit de nouveaux efforts pour le faire parler. Enfin, à propos d'une histoire en l'air, elle lui dit «Croyez-vous, monsieur, qu'un honnête homme puisse violer un serment quel qu'il soit?

—Je ne crois pas, Modeste, répondit M. Chaumier; cependant, ajouta-t-il après un instant de réflexion, il est des serments que l'on peut, et que l'on doit même oublier: je parle des serments impies qui s'échappent dans un moment de colère, d'emportement, et dans ce cas, je crois que la faute n'est pas de violer le serment, mais de l'avoir fait.

—Mais, dit Modeste, si la colère qui a fait faire le serment n'était pas un mouvement aveugle, mais au contraire un légitime ressentiment?

—Quel que soit le motif de la colère, elle est toujours aveugle, Modeste. Je me rappelle qu'il y a deux ans, ayant à me plaindre de plusieurs de mes collègues, à la Société pour l'abolition de l'esclavage, et voyant que mes travaux n'étaient pas appréciés à leur valeur, je jurai de ne plus me mêler à ce qu'ils faisaient. Eh bien! Modeste, c'est là un serment que je ne devais pas tenir et que je n'ai pas tenu, parce que je ne pouvais, sous prétexte de fidélité à un serment, abandonner la cause des malheureux noirs.

—Mais, monsieur, dit Modeste, si votre abandon n'avait été préjudiciable qu'aux gens dont vous aviez à vous plaindre?

—Et encore, Modeste, je ne sais ce que j'aurais fait: il faut bien avoir un peu d'indulgence les uns pour les autres; et, au résumé, je crois que, si on doit tenir, à quelque prix que ce soit, un serment dont les résultats sont favorables à celui qu'il concerne, on ne trouvera qu'indulgence de la part de Dieu, si on ne donne pas suite à un serment de haine et de méchanceté.»

Modeste rentra dans sa cuisine, et se dit: «Je suis perdue!» De ce jour, elle fit son devoir avec une exactitude scrupuleuse, mais affectée et chagrine, et ses réponses, courtes et sèches, témoignèrent d'un mécontentement dont je ne puis assurer que M. Chaumier s'aperçût.

Une semaine après, M. Chaumier, ayant reçu une nouvelle lettre, avertit Modeste que sa sœur allait venir demeurer près de lui avec ses enfants, et que cela nécessiterait un peu de dérangement dans la maison. Ainsi, Modeste devait quitter le premier étage, qui appartiendrait à Mme Lauter et aux deux petites filles, et monter à l'étage au-dessus, qu'elle partagerait avec les deux garçons. Modeste obéit sans faire une observation, mais d'un visage froid et impassible: elle enfouit dans son cœur le regret de la belle chambre parquetée, ornée d'une grande glace et de rideaux jaunes, et elle attendit Mme Lauter avec les sentiments de la haine la plus profonde.

Les enfants eurent bientôt fait connaissance et furent enchantés de trouver des cousins et des compagnons de jeu. Léon et Geneviève, les enfants de Mme Lauter, étaient plus âgés que Rose et Albert: les premiers avaient douze et dix ans, tandis qu'Albert n'avait que dix ans, et Rose huit. Léon fut installé avec Albert chez M. Semler. Mme Lauter, qui était, depuis la disparition de son mari, restée grave et triste, s'occupa sans relâche des soins du ménage et de l'éducation de ses deux filles: c'est ainsi qu'elle appelait également Rose et Geneviève. Quand elle avait annoncé à son frère qu'elle retirerait 30 000 fr. de la vente de ce qui lui restait, elle s'était à elle-même exagéré la valeur des objets, et cette vente n'alla pas tout à fait à 20 000 fr. Elle fut un moment écrasée de ce désappointement; elle ne voulait ni n'osait être à charge à son frère, et celui-ci avait accepté les propositions de sa sœur, dans l'hypothèse qu'elle apportait un revenu de 1500 fr., ce revenu, diminué presque de la moitié, la mettait dans un grand embarras; elle prit le parti de placer son argent en rente viagère: par ce moyen, il ne resterait rien à ses enfants, mais au moins elle leur assurerait une bonne éducation: comme on dit dans les universités, cela mène à tout, et elle contribuerait à la dépense de la maison, ainsi qu'elle l'avait annoncé: elle dit simplement à son frère qu'elle avait placé son argent, sans lui dire les conditions.

Elle avait parfaitement compris, dès le premier jour de son arrivée, à quel point sa présence était désagréable à Modeste, et elle était bien décidée à ne rien négliger pour vaincre cette antipathie que lui laissait voir Mme Rolland. Elle lui fit quelques petits cadeaux d'objets de toilette, mais Mme Rolland affecta de n'en faire aucun usage. Elle essaya d'être avec elle polie et même affectueuse; mais, le premier jour qu'elle l'appela Modeste, celle-ci lui répondit que monsieur l'appelait ainsi, mais que toutes les autres personnes l'appelaient Mme Rolland: ce à quoi Mme Lauter s'empressa de se soumettre. Mais, quelle que fût sa résolution, il y avait des usurpations qu'elle était obligée de faire: ainsi, d'accord avec son frère, elle se chargea de la dépense, qui jusque-là avait été faite sans contrôle par Modeste; elle fit rentrer Modeste à l'état de domestique vis-à-vis de Rose, qui n'aurait pu que perdre aux caprices, aux façons vulgaires et à la mauvaise humeur de maman Modeste, comme elle l'avait appelée jusque-là. Ce ne fut plus à elle que s'adressa Albert pour les objets dont il avait besoin, ou pour quitter, le lundi, la maison paternelle une heure plus tard. Il lui fut impossible de décider, comme de coutume, avec les fournisseurs, sans en référer préalablement à Mme Lauter; de quoi elle se vengeait en parlant d'elle avec le plus grand mépris, et en la peignant comme une femme qui, après avoir poussé son mari au suicide par sa conduite dépravée, venait aujourd'hui, avec ses deux enfants affamés, gruger ce bon M. Chaumier, et faire dans la maison un embarras qui ne lui convenait pas. Elle ne manquait jamais une occasion d'être désagréable à Mme Lauter: s'il y avait quelque chose de cassé ou de gâté, c'était toujours par Léon ou Geneviève; quoique les quatre enfants fussent traités sur le pied de la plus parfaite égalité, qu'ils fussent habillés de même, comme s'ils eussent été tous quatre frères et sœurs, la seule Modeste n'admettait pas cette égalité: elle servait toujours à table les petits Chaumier avant les petits Lauter; elle trouvait toujours moyen de laisser prendre à ceux-ci une foule de petits soins dont elle se chargeait volontiers pour les autres; elle nettoyait la chambre de Mme Lauter avec une négligence si affectée, que celle-ci feignit que cela la gênait qu'on entrât dans sa chambre, et prit le parti de la balayer elle-même. Quand elle revenait de la provision, elle rapportait à Rose des fruits ou des friandises, sans en donner à Geneviève; mais la petite Rose venait d'elle-même partager avec sa cousine: alors Modeste se plaignait que Geneviève eût jeté par terre des noyaux de cerises. Pendant un an, elle s'obstina à servir à table M. Chaumier avant sa sœur, quoique, pendant un an, M. Chaumier ne se laissât pas servir une seule fois le premier. Mme Lauter faisait semblant de ne pas s'apercevoir de ses impertinences, et ne s'appliquait qu'à lui ôter l'occasion de les renouveler. Mais les domestiques ne reconnaissent qu'un maître dans une maison, et les devoirs de la domesticité paraissent toujours moins durs à remplir à l'égard d'une personne de l'autre sexe.

D'ailleurs, l'inégalité entre les femmes ne se manifeste pas d'une manière aussi évidente qu'entre les hommes. L'esprit, les talents, une certaine autorité, séparent suffisamment les hommes; mais, entre les femmes, il ne peut y avoir d'inégalité réelle que celle de la beauté. Les servantes, comme les maîtresses, le savent bien, et il n'est pas une femme qui ne se défie d'avoir auprès d'elle une trop jolie servante.

Un artiste, un homme politique, un homme d'esprit, ne sont certainement pas de la même race qu'un domestique; mais on peut (les exemples ne manquent pas), quand on veut, faire d'une jolie chambrière une duchesse à peu près présentable.

Mme Lauter, toute jolie femme qu'elle était, ne jouissait même pas du bénéfice de cet avantage qu'elle possédait sur Modeste, laquelle n'était plus jeune et n'avait jamais été belle: car les femmes ne peuvent apprécier leur beauté que par les hommages qu'elle leur attire; et, dans cette maison si fermée, la beauté, qui n'avait personne pour l'admirer, cessait d'être un avantage et même d'être quelque chose.

C'était pour les enfants une grande fête que le dimanche. Albert et Léon arrivaient de bonne heure, et cependant déjà depuis longtemps Rose et Geneviève les attendaient. Plus de dix fois elles avaient ouvert les portes du jardin, croyant les entendre venir. Ce jour-là, on avait fait cuire une galette, et toute la maison était sens dessus dessous. Les garçons arrivaient toujours avec quelque nouveau jeu, un peu plus bruyant et martial qu'il ne convenait à des filles.

Léon avait sous sa protection spéciale Rose, qui était si petite, que, lorsqu'elle se mêlait aux promenades, il fallait que Léon la rapportât sur ses bras. Pour Albert, il était loin d'être aussi complaisant pour Geneviève, qui, d'ailleurs, était du même âge que lui; il vint d'ailleurs bientôt un moment où Geneviève, qui avait treize ans commença à ne plus se mêler aux jeux de son frère et de son cousin, et à prendre une attitude calme et décente. Il leur vint alors l'idée, suggérée par Mme Lauter, de cultiver le jardin; on le fit bêcher; après quoi, ils se chargèrent du reste.

Il y eut de grandes discussions pour la distribution du jardin; mais, quand on finit par tomber d'accord, ce fut aux dépens de Modeste.

Modeste avait eu de tout temps, sous la fenêtre de sa cuisine, sur tout le devant de la maison, un potager composé de cerfeuil et de persil. Il fut décidé par les enfants que le potager serait supprimé, comme usurpant la place la plus favorable pour faire grimper des volubilis que Mme Lauter aimait beaucoup. Modeste jeta les hauts cris quand elle s'aperçut de la destruction de son jardin: elle en accusa Léon et Geneviève, comme de coutume. En vain Mme Lauter lui fit présent d'un très-beau bonnet; elle n'en jura pas moins la destruction des volubilis, et l'on a pu voir, dans une discussion qu'elle a eue sur le serment, de jurejurando, avec son maître, la stricte fidélité qu'elle y apportait.

Les choses allèrent ainsi jusqu'au moment où les deux garçons partirent pour terminer leurs études à Paris. Geneviève avait alors seize ans et Rose quatorze. Elles s'occupèrent pendant quinze jours des préparatifs du départ. Pour les deux jeunes gens, ils étaient tout enivrés de l'orgueil inquiet du premier voyage. Au jour de la séparation, on s'embrassa, on se promit de s'écrire. La voiture partit; les deux filles se prirent à pleurer; Mme Lauter se sentit le cœur gros; Modeste dit: «Pourvu qu'il n'arrive rien à Albert!» Pour M. Chaumier, il parlait ce jour-là à l'assemblée négrophile, et il disait: «O cruauté inouï! on sépare les pères de leurs enfants! et ne frémissez-vous pas, messieurs, en vous mettant pour un moment à la place des malheureux esclaves? Qui de vous pourrait supporter une semblable séparation?»

La maison fut triste pendant plusieurs mois; Geneviève et Rose, le dimanche, si quelqu'un frappait à la porte, se levaient d'un mouvement involontaire, puis se rasseyaient en se regardant. Elles ne savaient que les jeux qui se jouent à quatre; à toute distraction qui leur venait à l'esprit, il fallait renoncer parce qu'on n'était que deux. Si elles avaient envie de quelques fleurs, de quelques fruits rares, elles disaient: «Ah! si Léon était ici! Si Albert n'était pas à Paris!» En ce cas-là, on parlait moins souvent d'Albert que de Léon, parce qu'on n'était pas aussi accoutumée à se reposer et à s'appuyer sur lui. Léon était l'aîné, et d'ailleurs c'était une de ces natures généreuses qui sentent le besoin de protéger et de soutenir. Geneviève avait un peu du caractère de son frère, et c'est ce qui leur inspirait à tous deux un tendre attachement pour leurs cousins. Albert et Rose, au contraire, avaient moins besoin d'aimer que d'être aimés; mais ils se laissaient faire avec tant de grâce et de charme, qu'on n'osait désirer de leur part une affection moins passive. Je n'aime pas beaucoup les portraits, je sais cependant pourquoi je ferai ici celui de Léon: c'est que ce n'est pas une simple fantaisie; c'est que j'ai connu les héros de mes romans; c'est que mes histoires sont plus vraies que celles d'aucun historien; c'est que je puis dire, comme Énée:

. . . . . . Quæque ipse . . . vidi
Et quorum pars magna fui.

Léon est grand; il paraît grêle, il l'est en effet, mais c'est à la manière des chevaux arabes, si forts et si nerveux. Les traits de son visage sont fins et délicats comme ceux d'une fille; il porte de grands cheveux noirs bouclés, il a les yeux bleus; avec tout cela, il est loin d'avoir l'air efféminé; son regard est souvent sévère, son teint est brun et hâlé, le duvet de ses joues et de son menton qui commence à brunir annonce qu'il aura une barbe large et épaisse. Il est adroit à tous les exercices du corps; il monte à cheval, il nage, il fait des armes avec une rare perfection. Le seul défaut de son caractère est une hésitation dans la volonté et l'individualité; rarement il ose être lui-même, et c'est ce qu'il pourrait être de mieux; il est doux et compatissant; mettez-le avec des marins, il boira du genièvre, il jurera, il se frottera de goudron; avec des hussards, il sera querelleur, bruyant, indiscret; avec des enfants, il est de première force à la toupie et de seconde aux barres.

Mais ces rôles, qu'il joue à son insu, le fatiguent et l'ennuient; il n'y a que Rose et sa sœur avec lesquelles il soit lui-même: aussi elles lui manquent douloureusement pendant son séjour à Paris, et il leur écrit bien plus souvent que ne le fait Albert.

Albert est d'une taille moyenne, ses cheveux sont d'un brun châtain; ses yeux, de la même couleur, sont fins, moqueurs et expressifs. Il a le cœur paresseux et difficile à émouvoir, mais son imagination est inconstante et vagabonde; il s'éprend des objets et des gens avec une ardeur et une spontanéité qui ne peuvent se comparer qu'à celles avec lesquelles il les quitte. Il est cependant capable de persévérance pour ce qu'il ne peut atteindre, mais seulement jusqu'à ce qu'il l'ait atteint.

Geneviève a les yeux bleus et les cheveux noirs comme son frère. Geneviève a sur le visage une douce et intéressante mélancolie; sa taille est nonchalante, ses mouvements et sa démarche ont comme une lenteur silencieuse; elle a la voix vibrante et douce. Cette mélancolie peinte sur son visage, on la trouve aussi dans son cœur; mais ce n'est pas de la tristesse: au contraire, elle aime le plaisir, et il n'y a rien de si facile à Rose que de la rendre aussi gaie qu'elle-même.

Rose est petite et vive; ses cheveux, d'un brun foncé, tombent en grosses boucles sur les deux côtés de sa figure; ses yeux noirs sont si mobiles qu'on ne peut les rencontrer, et si éclatants qu'on n'en pourrait soutenir le feu, si on les rencontrait. Tout lui plaît, tout l'amuse; elle aime le bruit et l'éclat.

Toutes deux sont coquettes, c'est-à-dire qu'elles sont heureuses d'être belles et qu'elles veulent qu'on s'en aperçoive. Mais la coquetterie de Rose a ceci de particulier, qu'elle est aussi fière de la beauté de sa robe que de sa propre beauté. Tout ce qu'elle trouve joli, bijoux, pierreries, gazes, rubans, elle aime le voir attaché à elle; aujourd'hui elle aime le blanc, demain elle aimera le bleu, hier elle aimait le lilas. Elle aime ses dentelles avec égoïsme. Sa parure fait partie d'elle; elle voudrait pouvoir se changer comme sa parure, mettre à volonté des yeux bleus et des cheveux blonds.

Geneviève a trouvé que le blanc lui allait bien, et elle est toujours habillée de blanc, du moins aux heures où elle sort ou auxquelles il peut venir quelqu'un à la maison. Les gens qui la connaissent ne l'ont jamais vue autrement. Elle attache à cette uniformité de costume une instinctive idée de pudeur, qui soutient sa volonté contre les séductions des couleurs les plus fraîches et les plus à la mode.

En effet, quand on voit pour la première fois une de ces belles jeunes filles au visage calme et modeste, aux cheveux lissés sur le front, aux yeux doux et incertains, l'imagination ne la sépare guère de son vêtement; il semble qu'elle ait des pieds de satin blanc, et que ce nuage blanc que forment les plis de gaze qui descendent jusqu'à terre, soit son corps.

Mais, si vous la voyez ensuite avec un vêtement d'une autre forme et d'une autre couleur, en pensant qu'elle a changé de vêtement, vous vous représentez involontairement le moment où elle avait quitté le premier et n'avait pas encore mis le second; vous pensez qu'elle peut être sans vêtements, et votre œil interroge malgré vous les plis de l'étoffe et ses ondulations.

Il est une sorte d'amour qu'inspirent les jeunes filles, qu'elles seules peuvent inspirer, et qu'elles comprennent si peu, que je n'en ai jamais rencontré qu'une qui ne s'efforçât pas de le détruire.

Je veux parler d'une sorte d'amour pur, religieux, poétique, dans lequel les sens n'entrent que si clandestinement qu'on pourrait presque nier leur présence. Quelquefois, en effet, on songe à baiser leurs cheveux, mais jamais leurs lèvres roses, ni leurs dents blanches; la main cherchera leur main, mais ne se posera pas sur leur genou; non pas seulement par respect, mais la pensée n'en viendra pas à l'esprit. L'imagination, près d'elles, n'inspire pas de désir plus vif que celui d'être touché en passant d'un pli de leur robe; ou si, par hasard, en lisant dans le même livre, mes cheveux touchaient ses cheveux, un doux frémissement arrêtait le sang dans mes veines, et je comprenais que ce que j'aurais osé de plus aurait été bien moins. Jamais, depuis, aucune femme tout entière abandonnée, aucune femme, même la plus belle bacchante, même la fille la plus curieuse et la plus docile, ne m'a rien donné qui ne me laissât regretter amèrement l'émotion de ce contact de nos cheveux.

Mais, de toutes les jeunes filles que j'ai rencontrées depuis, toutes, avant le second jour, avaient détruit ces enivrantes impressions, pour les remplacer par des idées de désirs vulgaires que toutes les femmes peuvent satisfaire mieux qu'elles; car à peine les jeunes filles vous font-elles songer qu'elles ont un corps, que vous songez en même temps qu'elles n'ont ni formes ni sens.

Et il ne faut qu'un mot, qu'un geste, qu'une attitude, pour éteindre comme d'un souffle cette céleste auréole qui entoure le front virginal de la jeune fille.

La véritable pudeur doit se cacher elle-même avec autant de soin que le reste; la main qui ramène un pli de la robe fait plus rêver à ce qu'elle veut cacher qu'à la honte vertueuse qui le lui fait cacher.

Il suffit qu'à la campagne le vent attaque traîtreusement une jupe, et oblige celle qui la porte à une défense sérieuse, quelque succès qu'ait la défense;

Il suffit qu'une mère dise devant moi: «Ma fille est un peu malade, elle a monté à cheval, elle a les cuisses rompues;» et combien de mères savent se priver de semblables mentions!

Il suffit qu'une fille dise: «Je ne veux pas courir, on verrait mes jambes

Ou: «Ma mère m'a fait présent de chemises de batiste;»

Ou: «Je me suis donné un coup au genou et j'ai le genou tout bleu;»

Ou: «J'ai acheté des jarretières

Ou: «J'ai pris un bain ce matin;»

Pour qu'à l'instant même elle perde tout le charme qu'elle avait pour moi, sauf à prendre plus tard un autre attrait d'un genre tout différent.

XIII

Léon à Rose et à Geneviève.

Mes chères sœurs, c'est un séjour fort triste que celui de la ville où nous sommes, et je ne saurais vous dire combien tout ce que j'ai laissé auprès de vous me paraît aujourd'hui ravissant et regrettable. Les années que nous avons passées ensemble vous rendent si nécessaires à moi que je ne puis rien séparer de votre souvenir. Hier, nous sommes allés à la campagne, avec Albert et une famille pour laquelle mon oncle nous a donné une lettre. Ce sont de bonnes gens, qui nous reçoivent très-bien, et nous invitent à tout ce qu'ils croient nous pouvoir être agréable. A l'entrée d'un petit bois, j'ai aperçu un sorbier tout chargé d'ombelles de baie, déjà d'une belle couleur orangée, et j'ai pensé au sorbier de la maison où vous êtes. Il y a un an, c'était aussi dans les premiers jours du mois d'août, et les fruits du sorbier étaient de cette même couleur orange; nous étions tous réunis, le soir, sous son feuillage; je jouais du violon et Rose chantait. Et l'hiver dernier, quand l'arbre dépouillé de feuilles n'avait plus que ses fruits, devenus alors du plus vif écarlate, vous rappelez-vous les merles qui venaient, de leur bec jaune, picoter les grains de corail du sorbier? Rose voulut que je lui en prisse un. Je passai huit jours à faire un trébuchet; puis, quand l'oiseau fut captif, il avait l'air triste et souffrant, il ne voulait pas manger. A dîner, nous parlâmes à mon oncle de notre capture, il nous dit qu'il fallait le garder en cage, et qu'au printemps il ferait entendre des chants ravissants. Un peu après, mon oncle vint à parler de son sujet favori, des nègres et de l'esclavage. Rose sortit et revint toute joyeuse.

Elle me prit par la main, me fit lever de table, et me dit de regarder par la fenêtre. Il y avait sur la muraille un merle qui battait des ailes et secouait son plumage. «Veux-tu donc encore celui-là? lui dis-je.—Non pas, reprit-elle; c'est le mien, auquel je viens de donner la liberté.»

Je l'embrassai. Mon oncle la gronda un peu, en lui disant qu'elle ne savait pas ce qu'elle voulait.

«Papa, dit Rose, il est tout noir comme les nègres que tu dis si malheureux; il m'a semblé que c'était un petit nègre, et j'ai ouvert sa cage.»

Mon oncle fut un peu embarrassé de ce que cette petite fille lui montrait qu'il n'était pas conséquent.

Je vous écris, et je n'ai rien à vous dire ni à vous raconter. Je vous écris pour vous écrire, pour me rapprocher de vous. Je vois d'ici vos deux jolies têtes l'une contre l'autre pour lire ensemble ma lettre, et cette image va égayer ma journée. Je voulais offrir à Albert ce qui reste de papier blanc dans ma lettre, mais il est sorti ce matin, et je ne sais pas où il est. Adieu, mes bonnes petites sœurs. Écrivez-moi souvent.

LÉON.

XIV

C'était le moment où les volubilis du jardin de Fontainebleau auraient dû commencer à fleurir et à ouvrir la nuit leurs fleurs bleues, roses ou blanches, qui se ferment dès que le soleil les a touchées. Mme Lauter les vit au contraire se dessécher et jaunir; en vain elle leur prodigua les soins les plus minutieux. Ils durent céder au soin que prenait Modeste, chaque matin, de verser sur eux de l'eau bouillante. Mme Lauter ne s'en plaignit pas, et feignit d'attribuer aux chats un ravage que Modeste rejetait sur eux. Mme Lauter ne voulait pas être, dans la maison de son frère, une cause ni un prétexte de trouble et de mésintelligence. M. Chaumier, d'ailleurs, était tellement accoutumé à Modeste, que, s'il lui eût fallu opter entre elle et sa sœur, tout ce que nous pouvons dire de plus avantageux pour son amour fraternel, c'est qu'il aurait été fort embarrassé. Mme Lauter se trouvait fort heureuse quand toute la mauvaise humeur de la servante retombait sur elle seule et épargnait Geneviève, qui peut-être n'aurait pas été aussi patiente, parce qu'elle ignorait les causes de la résignation de sa mère, et, en tout cas, en eût été profondément blessée. Il fallait ménager à ses enfants l'amitié et la protection de M. Chaumier. La façon dont Mme Lauter avait placé sa petite fortune en détruisait le fonds, et, à sa mort, Léon et Geneviève n'auraient plus de ressource que dans l'éducation qu'elle leur faisait donner, et dans l'affection de M. Chaumier. Aussi ne négligeait-elle rien pour se mettre bien dans l'esprit de Modeste. Elle ne perdait pas une occasion de rendre hommage à ses connaissances en cuisine. Il ne se passait pas un dîner sans que quelque plat ne valût un mot d'éloge: le rôti était cuit si bien à point! ou il y avait dans la crème un parfum inusité, que Modeste seule savait lui donner, et dont on lui demanderait le secret, etc., etc. Modeste recevait ces éloges avec plaisir, mais sans reconnaissance; elle croyait que ces louanges étaient arrachées à Mme Lauter malgré elle, qu'elle ne les lui accordait que parce qu'il était impossible de les lui refuser, et ces procédés, loin de la toucher, ne faisaient qu'accroître son excellente opinion d'elle-même, et conséquemment son indignation de voir la place et l'influence qu'avait usurpées Mme Lauter dans la maison de M. Chaumier.

M. Chaumier avait accordé à son fils une pension suffisante pour tenir un rang honorable à Paris. Mme Lauter pensa que de ne pas donner à Léon une pension égale serait le chagriner, et qui pis est le séparer des plaisirs et des habitudes de son cousin, dont l'affection lui pouvait être plus tard fort utile. Elle vendit donc quelques bijoux qui lui restaient, pour atteindre ce but, et Léon continua de se trouver avec Albert sur le pied de la plus complète égalité, comme Geneviève avec Rose. Elle écrivait de temps à autre à Léon, et lui recommandait de travailler, avec une insistance qu'elle croyait fort significative, mais que Léon recevait comme un des lieux communs qui remplissent les lettres des parents. Il faisait son droit comme Albert, comme un peu plus de la moitié des étudiants; il attendait que le temps consacré à cette étude fut passé, temps après lequel on est réputé docteur. Il ne s'occupait sérieusement que de sa voix, qui était fort belle, et de son violon, sur lequel il avait un talent remarquable. Pour Albert, il était partout à la fois, au théâtre et dans les promenades, et dans tous les endroits où il y avait quelques chances de s'amuser.

XV

Albert et Léon dînaient le dimanche dans la famille à laquelle M. Chaumier les avait recommandés. Albert surtout était fort exact depuis quelque temps, et il ne laissait échapper aucune occasion d'y aller encore dans la semaine. L'objet de son assiduité était une fort belle personne, cousine de M. de Redeuil, qui était venue passer quelques mois chez lui, en attendant le retour d'un mari en voyage. Rodolphe de Redeuil, le fils du maître de la maison, n'était pas moins attentif qu'Albert aux charmes de sa belle hôtesse, et il ne négligeait rien pour lui témoigner son admiration. A table, Mme Haraldsen était naturellement assise près de M. de Redeuil. Albert, en sa qualité d'étranger, était en face d'elle et à côté de la maîtresse de la maison. Rodolphe était à la droite de sa belle cousine. C'était lui qui lui versait à boire et causait avec elle; mais elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer ceux d'Albert. Un jour, Albert lui pressa un peu la main en dansant; elle ne parut pas s'en être aperçue, mais aussitôt sa conversation avec son danseur devint plus générale et plus insignifiante; elle ne fit plus, quand la figure l'exigeait, que poser sa main sur celle du cavalier, d'un air si indifférent, et si près d'être dédaigneux, qu'il n'osa pas recommencer.

Il confiait à Léon ses amours, ses espérances, ses craintes, ses désappointements et ses mouvements de haine pour Rodolphe. Chaque soir, quelque circonstance plus ou moins insignifiante le faisait revenir ivre de joie ou furieux et désespéré. Les gants, les voitures, les billets de spectacle absorbaient son revenu et une partie de celui de Léon, qu'il lui empruntait.

Un jour, en rentrant, il embrassa Léon et lui dit:

«O mon ami! mon cher Léon! te voilà enfin! je puis te dire mon bonheur! Il était temps que je te trouvasse, car il m'étouffe; Octavie m'aime, mon bon ami! Octavie m'aime!

—Et qu'est-ce qu'Octavie? demanda Léon.

—Octavie est Mme Haraldsen, reprit Albert, et Mme Haraldsen est la cousine de M. de Redeuil. J'étais désespéré, continua Albert. Nous étions revenus du bois dans la calèche de M. de Redeuil. Rodolphe était à cheval: tu sais comme son cheval est ravissant; Rodolphe avait une aisance que je ne lui ai jamais vue; il faisait piaffer son cheval et usait de tout le petit manége nécessaire pour exciter l'attention d'une femme. Le cheval, dressé comme il est, jouait son rôle à ravir, et avait parfaitement l'air de se cabrer sérieusement, quoique Rodolphe et lui fussent bien sûrs qu'il n'en ferait rien. Forcé de jouer un rôle accessoire, je m'enfonçai dans un coin de la calèche, en annonçant que j'avais mal à la tête, et que je souffrais beaucoup. Arrivés à la maison, comme je lui donnais la main pour descendre de la voiture, elle me dit avec tant de douceur: «Comment vous trouvez-vous, monsieur Albert?» Sa voix me fit frissonner, et je retrouvai à l'instant toute ma bonne humeur. A table, Rodolphe eut l'obligeance d'être parfaitement ridicule, et parla avec tant d'obstination de son cheval et de son propre talent d'écuyer, qu'il détruisit tout l'effet que l'un et l'autre avaient pu produire. Je suivais avec une délicieuse sollicitude les moindres mouvements d'Octavie; mais en vain mes yeux cherchaient à rencontrer les siens. J'avais les jambes étendues sous la table; un moment, je sentis son petit pied contre le mien; ma respiration s'arrêta dans ma poitrine. Un mouvement plus fort que ma volonté me poussait à presser ce pied, et cependant je me retenais de toute mon énergie. Je me demandais s'il était possible qu'elle ne sentît pas mon pied comme je sentais le sien; et j'interrogeais son visage. Il n'avait rien perdu de son calme et de sa sérénité. J'osai, alors, presser doucement le pied qui touchait le mien: elle releva la tête avec étonnement, et retira brusquement son pied. J'avais retiré le mien plus vite qu'elle; je me sentais pâle et tremblant. Cependant je revins bientôt à moi; j'avais fait un grand pas. Quoique ma déclaration eût été mal reçue, elle était faite; j'étais dans la situation du poltron qui a croisé le fer avec son ennemi. La présence du danger me donna du cœur, et, partie par résolution, partie pour obéir à la puissance qui me maîtrisait, je laissai mon pied rechercher le sien. Je le retrouvai bientôt; mais quelle fut ma surprise en sentant qu'il ne se retirait pas! Cette fois elle était avertie par mon audace, qui m'avait tant effrayé, et elle ne retirait pas son pied! J'appuyai, on répondit; toute mon âme descendit dans mon pied. On me fit deux ou trois questions auxquelles je répondis d'une manière grotesque, tant j'étais distrait et préoccupé. On se leva de table; j'étais heureux, je n'en voulais plus à Rodolphe, j'allai même lui parler amicalement, pour expier le mouvement haineux que j'avais senti contre lui, et je me mis à te chercher pour te raconter tout cela.

—C'est singulier, dit Léon; nous ne connaissons guère la vie que par les romans, et, dans les romans, les femmes suivent, en amour, un autre programme. Je n'ai pas ouï dire, toujours dans les romans, qu'aucune héroïne ait jamais admis ce genre de déclaration, et y ait répondu; mais peut-être les romans nous ont-ils trompés.»

Les vacances arrivèrent; Léon n'eut rien de si pressé que d'aller à Fontainebleau. Pour Albert, il prit un prétexte pour rester quelques jours de plus à Paris.

Il dînait presque tous les jours chez M. de Redeuil, et, pendant tout le dîner, il sentait le charmant pied sur le sien. Tout en savourant son bonheur, il ne pouvait se lasser d'admirer la profonde dissimulation de Mme Haraldsen, dont le visage ne trahissait aucune émotion, et qui parlait avec le plus grand sang-froid des choses les plus insignifiantes et les plus diverses. Albert n'osait désirer rien de plus: tout changement dans sa situation l'effrayait. Il comprenait cependant qu'il ne pouvait passer le reste de sa vie à presser le pied de Mme Haraldsen, et qu'elle-même devait le trouver très-ridicule; par moments, il prenait une grande résolution, et, après dîner, la suivait dans le salon; mais Mme Haraldsen paraissait mettre un soin extrême à éviter toute conversation particulière avec lui, et Albert était enchanté de n'avoir pas à dépenser tout ce qu'il avait amassé de courage, et de pouvoir, le soir, en rentrant, se dire: Ce n'est pas ma faute.

Cependant M. de Redeuil et sa famille allaient partir pour la campagne, et tout était perdu si Albert n'amenait pas Octavie à faire un pas de plus, à lui écrire ou à permettre que, par un moyen ou un autre, il se rappelât à son souvenir, pendant cette séparation qui serait au moins de plusieurs mois, et serait peut-être éternelle, si son mari revenait avant la fin de la belle saison. Pendant longtemps ce départ avait comblé Albert de joie; il n'y avait aucune raison pour qu'il ne fréquentât pas la maison de M. de Redeuil à la campagne comme à la ville. Le séjour à la campagne permet plus de familiarité, donne de plus fréquentes occasions de se trouver en tête-à-tête, et dispose l'âme à toutes les émotions de l'amour. Pour ce qui est de ce dernier point, Albert n'en savait rien.

Mais que devint-il quand, à dîner, Mme de Redeuil lui dit: «Nous partons dans trois jours. Cette année la campagne ne nous amusera guère; la maladie du père de M. de Redeuil, qui y est retiré nous empêchera d'y recevoir nos amis; d'ailleurs c'est un vieillard inquiet et morose, qui ne pourrait s'empêcher de faire mauvais accueil à tout nouveau visage; il a particulièrement horreur des jeunes gens, et surtout des amis de Rodolphe.»

Albert se sentit presque défaillir, un nuage épais obscurcit sa vue: tout son bel édifice de bonheur et de célestes félicités s'écroulait au moment d'en poser le faîte. Quatre mois d'absence! et d'une absence que Rodolphe saurait mettre à profit! Il regarda Octavie; elle parlait sérieusement à son cousin, M. de Redeuil, des toilettes qu'elle emporterait; mais la pression de son pied témoigna assez au pauvre Albert qu'elle partageait le chagrin de ce contre-temps. Albert détestait Rodolphe et lui attribuait tout ce qui lui arrivait de fâcheux; on a toujours peine à ne pas penser que les gens heureux le sont à nos dépens, et qu'ils ont ajouté à leur part de bonheur notre part qu'ils nous ont dérobée. Aussi, quand le lendemain, quelques instants avant le dîner, Rodolphe, une lettre à la main, et le visage un peu altéré, vint dans le salon prier Albert de l'accompagner dans une course qu'il avait à faire, celui-ci, cédant au désir de ne pas quitter Mme Haraldsen, et à la petite satisfaction d'être désagréable à Rodolphe, répondit qu'il était fatigué et qu'il ne sortirait pas ce soir-là pour deux cent mille francs. Rodolphe parut stupéfait, et sortit seul; Albert crut aussi voir quelque signe d'étonnement sur le visage d'Octavie, qui avait entendu leur courte conversation, et, pendant tout le dîner, il chercha en vain son pied sans pouvoir le rencontrer; il pensa qu'elle était, sinon offensée, du moins alarmée de l'obstination qu'il avait montrée à ne pas la quitter, et qu'elle blâmait ce peu de soin d'écarter tout soupçon qui pourrait la compromettre. Quand on sortit de table, il lui offrit le bras pour aller au salon et lui dit en chemin: «Croyez bien que si j'avais cru vous déplaire....» Mme Haraldsen le regarda avec une grande surprise; le reste de la compagnie arriva, et ils se trouvèrent séparés. Albert, au lieu de faire une nouvelle tentative pour parler à Octavie, crut devoir, à son tour, manifester quelque mécontentement, s'assit dans un coin du salon et ne dit mot de toute la soirée.

Le lendemain était la veille du départ pour la campagne. Rodolphe annonça qu'il ne partirait que quelques jours plus tard, et Albert, qu'il partirait immédiatement pour Fontainebleau. Il retrouva alors le pied d'Octavie, et jamais les deux pieds n'avaient été si tendres et ne s'étaient dit tant de choses. Néanmoins, il ne put l'aborder le reste du jour; la nuit, il ne put dormir et écrivit une quinzaine de lettres, qu'il déchira à mesure; la dernière cependant fut conservée. Il se coucha presque au jour, se releva deux heures après, relut sa lettre, la plia et la cacheta. Mais il n'avait sous la main qu'un cachet représentant la tête de Jules César; il ne le trouva pas assez significatif; il se rappela alors qu'il en possédait un (cachet commun et vulgaire s'il en fut), sur lequel il y avait: Répondez vite; c'était d'ailleurs une recommandation qu'il avait oublié de faire dans la lettre. Mais le maudit cachet ne se trouvait pas; il passa tant de temps à le chercher que, quand il l'eut enfin trouvé, il regarda à sa montre et s'aperçut que l'heure du départ de la famille de Redeuil était passée depuis longtemps: il n'y avait plus moyen d'envoyer la lettre.

XVI

Albert se décida à aller à Fontainebleau. Quoique rien ne fût changé en apparence dans la maison de M. Chaumier, il s'était fait, depuis le départ des deux jeunes gens, de grandes révolutions dans les cœurs et dans les esprits. Geneviève, un matin, prit par hasard un livre dans la chambre de son frère; les premières pages l'intéressèrent à tel point qu'elle s'alla cacher sous des arbres pour continuer sa lecture. Bientôt elle s'arrêta, et ne songea plus à tourner le feuillet; elle lisait au dedans d'elle-même un livre inconnu jusqu'alors, et dont un mot de celui qu'elle quittait venait de lui apprendre le langage et de lui donner la clef; son œil resté fixe, et tout occupé d'une contemplation intérieure, n'eut plus de regard pour les choses du dehors: elle assistait en elle-même à un splendide spectacle, à l'éveil de son cœur.

Pour la première fois alors elle comprit la tristesse vague et sans sujet qui parfois s'emparait d'elle; l'inquiétude qui la faisait aller sans cesse du jardin à la maison, et de la maison au jardin; le charme mélancolique qu'elle trouvait à voir rougir les feuilles de la vigne et jaunir celles des acacias; sa facilité à répandre des larmes sous le plus léger prétexte, larmes qu'elle allait cacher dans sa chambre, parce qu'elle sentait, sans le comprendre, que ces larmes venaient d'une partie de son cœur trop profonde pour qu'elle eût pu être atteinte par ce qui paraissait la faire pleurer.

Elle comprend maintenant pourquoi il y a quelqu'un qu'elle évite pour penser plus librement à lui, parce que, quand il est là, elle n'ose ni se taire ni parler; elle rougit en parlant d'une fleur ou d'un ruban, parce qu'elle croit à chaque instant que sa voix va laisser échapper un secret qui lui est inconnu à elle-même, mais qu'elle sent dans sa poitrine: elle s'explique cette gaieté affectée dans laquelle elle se réfugie contre les dangers du silence ou d'une douce et entraînante causerie; elle comprend cette malveillance qu'elle se sent parfois lui témoigner.

Jusqu'ici, son cœur n'a connu que l'existence incomplète et les grossières sensations de la larve et de l'informe chrysalide; mais voici le papillon qui s'agite dans sa prison de soie; un rayon de soleil, un regard d'amour va lui donner l'essor; il va secouer ses ailes plissées et humides, s'épanouir comme une fleur, et s'élever au ciel en abandonnant sa misérable dépouille, ses haillons d'hiver, sur le sol où il ne se posera plus.

Mais lorsqu'on s'éveilla dans la maison, quand Modeste vint au jardin cueillir du mouron pour ses oiseaux, par un mouvement rapide et irréfléchi, elle cacha le livre sous son tablier. Ce livre, imprimé depuis cent ans, lui semblait un confident qui pouvait dire à tout le monde ses plus secrètes et ses plus confuses pensées, comme il venait de les lui révéler à elle-même. Elle le laissa chercher à Léon, sans vouloir avouer que c'était elle qui l'avait pris; elle se proposait de le remettre à sa place, mais plus tard elle le relut encore et elle n'osa plus: elle ressentait, en songeant que quelqu'un lirait ce volume après elle, une sensation de pudeur et de honte semblable à celle qu'elle aurait eue à l'idée que quelqu'un la verrait sortir du bain.

Léon trouvait que Rose était trop enfant pour son âge; il la réprimandait sur ses étourderies, et se surprenait de mauvaise humeur tout le jour de ce que cette petite fille n'avait pas été le matin suffisamment sérieuse. Pour elle, elle ne faisait aucun cas de ses réprimandes, et n'y répondait que par quelques éclats de gaieté. Souvent elle lui disait:

«Faut-il donc, mon cousin Léon, que je fasse une moue comme celle que tu faisais hier, et qui te marque des plis au coin des yeux?»

Elle jouait avec lui, comme elle jouait avec Geneviève. Un jour, Léon lui dit:

«Rose, il ne faut plus nous tutoyer; il ne faut plus jouer ensemble, avec cette liberté qui était permise quand tu étais une enfant.»

Le lendemain, Rose lui dit gravement:

«Bonjour, monsieur Léon; comment vous portez-vous?»

Alors Léon l'appela, la mit sur son genou, l'embrassa et lui dit:

«Rose, il me semble que nous sommes fâchés: tutoyons-nous.»

Un peu après, il voulut sortir. Rose lui dit que cela ne se pouvait pas, parce qu'elle avait besoin de lui pour une promenade. Léon céda d'abord volontiers; mais quand il apprit que cette promenade avait pour but d'aller jouer aux quatre coins avec d'autres jeunes filles, il demanda à Rose si elle serait toujours une enfant, et si elle ne pouvait pas se promener comme une jeune personne de son sexe le devait faire à son âge; si elle ne trouvait pas assez de plaisir à contempler les belles tentes vertes que forment les arbres, et le soleil qui scintille à travers le feuillage; à respirer la fraîcheur et les parfums de l'herbe et des fleurs. Puis il sentit qu'il n'avait pas le sens commun, et il se leva pour sortir. Rose l'arrêta et lui dit:

«Mon petit Léon, ne t'en va pas, parce qu'on ne nous laisserait pas sortir seules, Geneviève et moi.

—Il faut que je sorte, dit Léon.

—Eh bien! monsieur, vous ne sortirez pas.»

Et elle se sauva avec son chapeau qu'elle alla cacher, et qu'elle refusa obstinément de lui rendre. Léon monta à sa chambre et s'y renferma; mais il se demanda à lui-même comment les jeux d'une enfant pouvaient ainsi le mettre de mauvaise humeur, et il ne tarda pas à redescendre, résigné à faire ce qu'elle voudrait, et à jouer aux quatre coins lui-même, si elle le lui ordonnait. Léon était à cet âge où l'on n'est pas encore assez sûr de n'être plus un enfant pour oser se permettre de ne pas le redevenir quelquefois.

Mais il fit un orage, il plut, et on ne sortit pas.

Pendant le dîner, on plaisanta Albert de sa préoccupation. Léon dit qu'il devrait oublier les belles dames de Paris auprès de sa sœur et de sa cousine. Geneviève rougit, et ramassa à terre quelque chose qu'elle n'avait pas laissé tomber. Après le dîner, on fit un peu de musique. Léon était devenu déjà très-habile sur son violon, et il en jouait d'une manière si expressive, si saisissante, que Rose elle-même en fut émue. Les deux jeunes filles, qui prenaient des leçons du même maître, jouèrent à leur tour du piano. Mme Lauter dit alors à Geneviève: «Geneviève, chante-nous donc cette romance que j'aime, et que tu chantes si bien.»

Geneviève se rappelait si bien la romance, qu'elle devint rouge comme une cerise, et dit qu'elle ne se la rappelait pas.

«Mais, dit Mme Lauter, tu la chantais encore ce matin, et depuis un mois tu ne chantes pas autre chose; c'est celle qui commence:

.....Bonheur de se revoir.
On se redit les mots qui charmèrent l'absence,
Sur les mêmes gazons on vient encor s'asseoir.

Geneviève se défendit beaucoup, dit qu'elle n'était pas en voix, que le piano n'était pas d'accord: c'est que depuis trois jours, Geneviève comprenait cette romance, et que ce qui était, trois jours avant, une romance quelconque, était devenu l'expression des sentiments qu'elle venait de découvrir dans son cœur. La mère se fâcha un peu, s'étendit beaucoup sur le défaut insupportable des personnes qui se faisaient prier, ce qui passait à juste titre pour une prétention; elle ajouta que la bonne grâce et la complaisance que l'on mettait à se faire entendre compensaient le talent que l'on n'avait pas; que faire trop désirer ou du moins trop attendre quelque chose, lui attribuait une importance qui donnait aux auditeurs le droit de la juger sévèrement. Cette prédication ennuya Albert, qui se leva et sortit. Geneviève reprit alors de l'assurance et se mit à chanter, en s'accompagnant elle-même; sa voix avait des vibrations inusitées, et, au dernier couplet, elle devint si touchante quand elle dit:

Quels accents! quels regards!

que, lorsqu'elle fondit tout à coup en larmes, en se jetant dans les bras de sa mère, Léon, Rose et Mme Lauter se sentirent aussi pleurer. Mme Lauter avoua, en embrassant sa fille, qu'elle avait été trop sévère, et lui demanda presque pardon. Rose, l'œil brillant de larmes, dit en riant: «Pardonne-lui, Geneviève; tu peux être sûre qu'elle recommencera, pour te donner le plaisir d'être plus sévère à ton tour.»

Léon était enchanté d'avoir vu Rose pleurer, et laisser voir une sensibilité qu'il craignait tant qu'elle n'eût pas dans le cœur.

XVII

Pendant ce temps-là, Albert faisait des vers élégiaques que je ne vous conseille pas de lire, ô mes lecteurs! et Modeste faisait sa provision de cornichons, car on était dans le mois de septembre. Pour M. Chaumier, il ne voyait rien de ce qui se passait chez lui.

XVIII

M. Semler, l'instituteur très-primaire d'Albert et de Léon, continuait à venir dans la maison, où il donnait encore quelques leçons aux deux jeunes filles: il se mirait, comme on dit, dans ses deux anciens élèves, et c'était de la meilleure foi du monde qu'il s'attribuait, sans exception, tout ce que les deux jeunes gens possédaient d'avantages, tout ce qu'ils remportaient de succès. M. Semler n'avait jamais connu une note de musique; néanmoins, quand on applaudissait Léon, dont le talent sur le violon aurait enchanté même un auditoire plus éclairé que celui de Fontainebleau, il ne pouvait s'empêcher de prendre pour lui-même une partie des applaudissements, il s'inclinait pour remercier, et parfois même rougissait un peu; il en était de même quand on disait que ses anciens élèves se présentaient bien, ou saluaient avec grâce, ou quand on parlait de la coupe élégante de leurs habits.

Il écoutait patiemment M. Chaumier, faisait un peu les affaires de Mme Lauter, qui, par des raisons que nous avons énoncées plus haut, ne les pouvait confier à son frère; il donnait le bras aux jeunes personnes, qui, sans lui, n'auraient jamais pu se promener ni dans la campagne ni dans la forêt, et Rose se plaisait à lui faire tenir, sur ses deux bras, les écheveaux de laine qu'elle dévidait; il dînait le plus souvent chez M. Chaumier.

Il arriva un jour un peu avant l'heure du dîner, et raconta, entre autres choses, qu'il venait de rencontrer dans la ville un beau jeune homme dont le cheval paraissait très-fatigué; que ledit jeune homme avait prié lui, Semler, de lui enseigner une bonne hôtellerie, ce que lui, Semler, avait fait avec empressement; après quoi le jeune homme lui avait demandé s'il connaissait M. Chaumier. M. Semler lui avait répondu qu'il avait cet honneur, et qu'il allait même dîner chez lui, ainsi que cela lui arrivait quelquefois; l'inconnu avait alors demandé si M. Albert était à la maison; puis il avait remercié M. Semler fort poliment, et il était entré à l'auberge.

«Et, dit Albert, à quelle auberge l'avez-vous envoyé?

—Je l'ai envoyé, dit M. Semler, à une auberge qui est en face du palais. Pendant un séjour que l'Empereur fit à Fontainebleau, le cardinal C*** s'y arrêta, pour lui rendre ses devoirs....

—Et comment est ce jeune homme? dit Albert.

—Fort bien mis et fort bien élevé. Le cardinal descendit dans cette auberge avec toute sa suite, changea d'habits et se rendit au palais....

—Son cheval doit être alezan brûlé?

—Je ne sais ce que c'est qu'un cheval alezan brûlé; il n'est ni blanc ni noir, c'est comme qui dirait un cheval rouge. Après son audience, le maréchal du palais....

—Nul doute, s'écria Albert, c'est Rodolphe!...

—Quel est ce Rodolphe? demanda M. Chaumier.

—Rodolphe de Redeuil, le fils de tes amis.»

A ce moment, Modeste vint dire qu'un domestique de l'hôtel apportait un billet pour M. Albert. Ce billet était, en effet, de Rodolphe, qui priait Albert de venir dîner avec lui à l'auberge, où il lui expliquerait les causes de son voyage à Fontainebleau. Albert prit son chapeau, annonça qu'il ne rentrerait pas dîner et partit. Rose sortit.

«Le maréchal du palais, continua M. Semler, avertit alors le cardinal qu'il avait un appartement pour lui et pour sa suite; alors Son Éminence fit savoir à l'auberge qu'on eût à faire transporter ses bagages; on revint dire au cardinal qu'il s'était élevé un conflit entre l'aubergiste et le valet de chambre, parce que l'aubergiste demandait 300 francs pour un bouillon qu'avait pris Son Éminence. Le maréchal, témoin de la surprise du cardinal, insista beaucoup pour en savoir la cause, et alla conter l'anecdote à l'Empereur....»

A ce moment, on avertit que le dîner était servi, mais Rose n'était pas prête; on l'attendit en faisant un tour de jardin. Léon rentrait, M. Semler s'accrocha à lui, et continua l'histoire qu'il avait commencée aux autres, et dont Léon absent n'avait pas entendu un mot.

«L'Empereur fut on ne peut plus irrité, et ordonna qu'on fermât l'auberge et qu'on abattît la maison; on eut grand'peine à obtenir la grâce de la maison, mais l'auberge fut fermée et ne fut rouverte que longtemps après.

—Mais que diable me contez vous là, monsieur Semler? dit Léon.

—Je vous conte, dit M. Semler, l'histoire de l'auberge où j'ai envoyé ce jeune homme.

—Quel jeune homme?»

Rose alors descendit; elle avait changé de robe et s'était recoiffée.

«Mon Dieu! Rose, qu'as-tu donc, dit Léon, que te voilà si belle?

—C'est, reprit M. Semler, que nous allons probablement avoir une belle visite ce soir. Un beau jeune homme très-riche, des amis de monsieur votre oncle, M. Rodolphe de Redeuil.

—Ah! dit Léon avec indifférence.

—Je croyais, dit Mme Lauter, qu'il était de tes amis?

—Je le connais peu, reprit Léon, mais Albert le voyait beaucoup à Paris.»

Et l'on se mit à table; mais, sans savoir pourquoi, Léon était silencieux et de mauvaise humeur. Cette arrivée d'un Parisien et d'un étranger lui semblait déranger la douce intimité de la famille et de la campagne; la toilette de Rose le contrariait, et, quoique à côté d'elle à table, il ne lui adressa pas la parole une seule fois, contre son habitude.

Il se demandait à lui-même ce qu'il y avait de si grave, et quel intérêt il mettait à ce qui se passait, qui pût ainsi tourmenter son esprit et assombrir son imagination. Il se trouvait parfaitement ridicule, et se disait qu'il fallait parler à Rose; mais au moment où il ouvrait la bouche, il s'apercevait qu'il ne trouvait rien à lui dire; il cherchait, et il ne rencontrait que quelque observation désobligeante, ou bien on entendait quelque bruit au dehors, et Rose tournait les yeux du côté de la porte. Geneviève regardait son frère, et cherchait à deviner la cause de son silence. Le dîner se passa ainsi, et M. Chaumier, en attribuant la tristesse à l'absence d'Albert, dit qu'il n'aimait pas du tout que M. Albert s'en allât ainsi à l'heure du dîner, et qu'il aurait été bien plus raisonnable d'aller chercher M. de Redeuil et de l'amener dîner à la maison, que d'aller dîner avec lui à l'auberge. Modeste prit la parole, et répliqua que son dîner ne permettait pas d'inviter un monsieur comme M. de Redeuil, et qu'il fallait l'avertir quand on avait du monde.

Comme on prenait le café, Albert entra et présenta Rodolphe à sa famille. Léon et Rodolphe se saluèrent poliment, et échangèrent quelques paroles. M. Chaumier s'enquit des nouvelles de son ami, et trouva Rodolphe grandi. Modeste servit le café dans une cafetière d'argent qui ne paraissait jamais d'ordinaire, et alluma deux bougies de plus.

Pendant leur dîner, Rodolphe avait expliqué à Albert le but de son voyage à Fontainebleau: il avait perdu de l'argent au jeu, et, pour obtenir de son père la somme qu'il avait à payer, il avait été forcé de simuler un voyage dans l'intérêt de ses études; il fallait donc qu'il fût quelque temps invisible à Paris, et il n'avait rien trouvé de mieux que de venir passer quelques jours à Fontainebleau.

On faisait de la musique tous les soirs; mais ce soir-là, Léon ne voulut ni prendre son violon ni chanter. Mme Lauter accompagna tour à tour sa nièce et sa fille; Rodolphe fit de grands compliments, et parla beaucoup de l'Opéra; il fut aimable et gracieux pour tout le monde, et n'oublia pas de remercier M. Semler de l'auberge qu'il lui avait indiquée. «Monsieur, répondit M. Semler, pendant un séjour que fit l'Empereur à Fontainebleau, le cardinal C*** y arriva pour lui rendre ses devoirs....»

Et, grâce à la politesse de Rodolphe, M. Semler, cette fois, put raconter son anecdote tout entière et sans interruption.

XIX

Le lendemain matin, de très-bonne heure, Rose et Léon se rencontrèrent au jardin.

«Ah! vous voilà, monsieur? dit Rose. Daignerez-vous, aujourd'hui, m'adresser la parole, et me dire, surtout, ce qui vous rendait hier si morose et si laid?

—Mais au contraire, Rose, répondit Léon, c'est toi qui semblais toute préoccupée et ne faisais pas plus attention à moi que si nous ne nous fussions jamais vus.

—Je faisais si bien attention à vous, répliqua Rose, que je pourrais vous dire l'une après l'autre toutes les grimaces désagréables dont vous avez embelli la soirée; mais vous aviez quelque chose, et j'exige que vous me fassiez votre confession.»

Léon ne répondit pas. Rose vint l'embrasser et lui dit:

«Tiens, je sais bien ce que tu as; tu es mécontent de moi.

—En effet, dit Léon, je voulais te gronder. Pourquoi être ainsi tout émue et tout effarée de l'arrivée d'un étranger? Pourquoi cette toilette, quand ma mère et ma sœur avaient gardé leur costume ordinaire? Est-ce donc une grande fête quand il arrive quelqu'un déranger nos habitudes et nos plaisirs du soir? Hier, quand ton tour est venu de chanter, tu as rougi et pâli tour à tour, et ta voix a tremblé. Il est évident que tu éprouvais de la gêne et de la souffrance, tandis que, lorsque nous faisons de la musique ensemble, tu as la voix pure et assurée, tu n'éprouves que du plaisir; et, vois-tu, ma petite Rose, quoique M. de Redeuil t'ait fait de grands compliments, tu es loin d'avoir chanté, hier, aussi bien que de coutume.

—Tu as raison, Léon, répondit Rose; mais il y a, dans l'esprit des femmes, des choses que vous ne comprenez jamais. C'est pour toi, et pour Geneviève, et pour mon frère, que je voulais que ce monsieur me trouvât belle. Il y a quelques jours, j'ai entendu des femmes parler de toi avec éloge, et j'en étais enchantée. D'ailleurs, j'avais une robe que je n'avais encore pu mettre, faute de la moindre occasion. Ce monsieur était un excellent prétexte et j'en ai profité. Sans lui, je l'aurais peut-être mise demain pour recevoir M. Semler.

—Pardonne-moi mes reproches, ma petite Rose; mais, vois-tu, c'est que je me trouve si heureux au milieu de vous tous, que je voudrais élever de cent pieds le mur du jardin, pour qu'il ne vînt jamais personne ici. Je te jure que je n'ai aucune affection hors d'ici; je vous aime tous de toutes les forces de mon âme, et je consentirais bien volontiers à ne jamais voir que vous. Crois-moi bien, jamais tu ne seras aussi heureuse que tu l'es en ce moment: tout le monde t'aime d'une vive et sincère affection; tu es notre enfant chéri à tous; tu es à l'abri de tous les chagrins et de toutes les perfidies. Rose, ne nous quitte pas, et ne laisse pas même ton imagination se transporter dans un autre monde, où tu serais comme le pauvre petit oiseau, sans plumes encore, que le vent a jeté hors de son nid.»

Rose écoutait Léon, sans le comprendre bien précisément. Aussi, après l'avoir embrassé, elle lui dit:

«M. de Redeuil dîne aujourd'hui à la maison; seras-tu bien fâché si je me fais un peu belle?

—Mais, chère enfant, dit Léon, que ne te fais-tu belle tous les jours? Que ne te fais-tu belle pour nous? Je ne m'aperçois jamais qu'il te manque rien; mais enfin, si c'est pour toi un plaisir, il faut que tu en jouisses bien complétement; jamais tu ne trouveras personne plus disposé à t'admirer que moi, et, si tu le veux, pour que mon admiration plus éclairée devienne plus flatteuse, j'apprendrai à distinguer et à apprécier tout ce qui compose la toilette des femmes; je serai pour toi en peu de temps un juge aussi recommandable qu'imposant par ses lumières et par sa sévérité.»

XX

Rodolphe ne resta que quelques jours à Fontainebleau, et Léon ne reprit sa gaieté qu'après qu'il fut parti. Le reste des vacances se passa dans le calme ordinaire, si ce n'est que Rolland vint en congé, et que la maison se trouva trop petite pour le recevoir. Modeste en ressentit un violent dépit: elle ne paraissait plus, aux yeux de son époux, avec la même auréole de grandeur et de puissance. Toute sa mauvaise humeur se passa en petites tracasseries quotidiennes contre Mme Lauter et ses enfants, mais tracasseries toujours habilement déguisées: car Modeste savait que, si M. Chaumier était plein d'amour et d'indulgence pour les nègres d'autrui, il était, dans sa propre maison, et à l'égard des blancs qui passaient certaines limites, un maître sévère et inflexible. Mme Lauter, d'ailleurs, mettait tant de douceur et de résignation dans tout ce qu'elle faisait, qu'il était difficile de lui résister. Depuis le départ de son mari, la pauvre femme était restée en proie à une profonde mélancolie. En un jour, sa coquetterie, son désir de plaire et d'être enviée, avaient disparu comme un songe. Souvent elle se demandait aussi ce qu'était devenu un autre songe plus court, son amour pour Stoltz, Stoltz si inférieur à son mari sous tous les rapports, Stoltz qui avait fait son malheur et grâce auquel ses enfants n'avaient pas connu leur père, mort sous les coups de l'amant de leur mère ou dans un exil forcé par le meurtre de son amant. Quand elle donnait accès à ces souvenirs, elle se sentait déchirée par ses remords, et c'était avec une touchante humilité qu'elle parlait à ses enfants et qu'elle recevait leurs caresses et les témoignages de leur affection.

Sa vie n'était qu'une longue pénitence qui la brisait. Souvent, quand Modeste n'avait pas pour ses deux enfants les égards qu'elle n'oubliait jamais pour ceux de M. Chaumier, elle se sentait le cœur navré et se disait: «Sans moi, sans ma faute, ils seraient dans la maison de leur père, entourés de domestiques auxquels je pourrais commander librement, et auxquels je commanderais d'être, pour eux, dociles et respectueux.»

La pauvre Rosalie, du reste, s'exagérait le plus souvent les impertinences de Modeste, qui les entourait de tant de précautions et de prudente timidité, que personne ne les voyait que Mme Lauter. Pour M. Chaumier, il ne s'apercevait pas de la tristesse de sa sœur, ni du changement que les jours, semblables à des années, apportaient sur son visage et sur sa santé.

Quand Albert et Léon retournèrent à Paris, à la fin des vacances, elle était malade et affaiblie, et, lorsque Léon lui dit adieu, elle le tint longtemps serré sur sa poitrine, et se mit à pleurer.

XXI

M. et Mme de Redeuil ne tardèrent pas à revenir de la campagne. Mme Haraldsen était encore avec eux. Je n'essayerai pas de peindre le ravissement d'Albert en apprenant leur retour; il lui fut annoncé par Rodolphe. Tous deux allèrent se promener en attendant l'heure d'aller dîner chez le père de Rodolphe. Les deux jeunes gens s'étaient serré la main avec une expression qui ne pouvait venir de la joie de se revoir, attendu qu'ils ne s'étaient quittés, la veille, qu'assez avant dans la nuit.

«Mon Dieu, disait Rodolphe, comme le Luxembourg est donc beau aujourd'hui!

—Que j'aime ce bruit des dernières feuilles sous les pieds! disait Albert.

—Que les cygnes des bassins ont de majesté et d'éclat! reprenait Rodolphe.

—Que la joie de ces enfants est naïve et douce!» répliquait Albert.

Enfin leur disposition était telle, qu'ils trouvaient tout ravissant et magnifique, jusqu'aux soldats vétérans qui gardaient les portes, jusqu'aux marchandes de plaisir qui parcouraient les allées.

Enfin Albert dit: «Écoute, Rodolphe, il y a un secret qu'il faut....»

Mais, au même instant, Rodolphe dit: «Écoute, Albert, il y a un secret qu'il faut que je te confie; mon cœur est aujourd'hui si plein de joie qu'il déborde. Et d'ailleurs pourquoi aurais-je un secret pour toi? N'es-tu pas mon meilleur ami? Avant de te dire combien je suis heureux aujourd'hui, il faut que je te dise combien j'ai été malheureux depuis six semaines, forcé, par une étourderie de quitter une maison où était tout mon bonheur. Qu'aura-t-elle pensé? Aura-t-elle pris mon absence pour de l'indifférence et de la froideur? Tu sais, ma cousine, ma belle cousine? je suis amoureux d'elle comme un fou, et c'est aujourd'hui que je vais la revoir. Mais comment lui expliquerai-je mon absence? Oh! elle me verra si heureux que ce sera une réponse à tout.

—Mais crois-tu donc, dit Albert troublé, qu'elle te fera des questions à ce sujet?

—Ah! c'est que je ne t'ai pas tout dit; elle m'aime, mon ami! Elle m'aime!

—Comment! te l'a-t-elle dit?

—Pas encore, mais.... Et, au fait, pourquoi ne te dirais-je pas tout à toi?»

Et Rodolphe serra la main d'Albert, qui ne serra pas celle de Rodolphe.

«Oh! oui, continua-t-il, elle m'aime; mais comprendras-tu quel bonheur une semblable certitude met dans le cœur? Si tu savais quel voluptueux frisson parcourt tout le corps quand on sent, sous la table, la pression de son petit pied.

—Sous la table? dit Albert.

—Oui, sous la table, tous les soirs, pendant le dîner; c'était l'heure pour laquelle je vivais, et que j'attendais pendant toutes les autres.

—Mais quand donc? demanda Albert.

—Avant le départ pour la campagne; et le jour du départ, j'ai senti encore son pied plus expressif, plus amoureux que jamais.»

Albert se sentit pris d'un vertige, il s'appuya contre un arbre; tout tourna à ses yeux, puis tout disparut.

Cependant Rodolphe continuait. «Et c'est ce soir, disait-il, c'est ce soir, dans un quart d'heure, que je vais la revoir!»

Et il continua ainsi pendant un quart d'heure, faisant un tableau de son bonheur, que la jalousie d'Albert lui peignait encore mieux: car il y a ceci d'agréable dans la destinée de l'homme, qu'il n'y a aucun bonheur qui lui semble aussi grand, lorsqu'il en jouit lui-même, que lorsqu'il voit un autre en jouir.

Dans sa stupéfaction, Albert se félicitait encore de n'avoir pas parlé le premier, car c'était précisément ce qu'il aurait raconté à Rodolphe, si celui-ci ne l'avait pas interrompu.

«Il est, dit Rodolphe, l'heure de nous acheminer vers la maison.

—Pas encore, dit Albert.

—Nous irons doucement, dit Rodolphe.

—Autant nous promener encore un peu.

—Ah! dit Rodolphe, ce n'est pas que je la verrai plus tôt, mais c'est quelque chose que de commencer plus tôt à me rapprocher d'elle.... Mais toi, Albert, dit-il en marchant, parle-moi donc aussi de tes amours.

—Non, dit Albert; la femme que j'aimais est indigne de tout amour; elle ne mérite que le mépris, et jamais je ne prononcerai son nom.»

Et il pensait avec quelle perfidie il était trahi; puis il en revint à se demander lequel était trahi des deux; et vingt fois, dans la route, il fut prêt, tant le bonheur de Rodolphe lui semblait insolent, à gâter ce bonheur par une révélation semblable à celle qui venait de lui faire tant de mal à lui-même.

Il pensa d'abord qu'il ne devait jamais revoir Mme Haraldsen. Mais il réfléchit ensuite que la chose, telle que la contait Rodolphe, était tellement extraordinaire, qu'il y avait malentendu: et d'ailleurs, ne fallait-il pas montrer à Mme Haraldsen tout le mépris que l'on faisait d'elle; se faire voir gai, heureux, dédaigneux? car lui laisser apercevoir ce que l'on souffrait, c'était lui offrir un agréable sacrifice de larmes, de douleurs et d'insomnies.

Albert fut très-bien reçu de M. et de Mme de Redeuil. Il salua froidement Mme Haraldsen, qui eut l'air de ne pas s'en apercevoir. On se mit à table; Rodolphe était ivre de joie. Albert continuait à jouer, tant bien que mal, le rôle qu'il s'était imposé; il racontait qu'il s'était extraordinairement amusé pendant les vacances; il disait des femmes un mal affreux. Mais il cessa tout à coup de parler, et son cœur cessa de battre, quand il sentit un pied presser le sien. D'abord il ne répondit pas à cette pression; il était trop indigné, et d'ailleurs, ne devait-il pas penser que Mme Haraldsen en faisait autant à Rodolphe? Mais il cessa bientôt de pouvoir obéir à son ressentiment, et il répondit à tout ce que lui disait le pied qu'il sentait sur le sien. Comme autrefois, du reste, Mme Haraldsen prenait une part très-convenable à la conversation, et il ne lui échappait pas la moindre distraction. En vain Albert se répétait tout ce qu'il avait pensé sur elle; il lui semblait entrevoir pour elle une foule, un peu confuse il est vrai, d'excuses et d'explications qu'il se réservait de débrouiller dans un moment plus opportun.

Vers la fin du dîner, Mme de Redeuil demanda, à plusieurs reprises, je ne sais quelles conserves, que les domestiques ne purent trouver. Mme Haraldsen dit qu'elle savait où elles étaient, et qu'elle allait les prendre. Elle posa sa serviette à côté de son assiette. Albert alors serra le pied plus fort, c'était un adieu pour quelques instants. Le pied répondit avec une parfaite intelligence. Alors Mme Haraldsen se leva; Albert fut un peu étonné de sentir encore son pied sur le sien; elle marcha, et il sentit encore le pied; elle fit dix pas loin de la table, et il le sentit encore; elle ouvrit la porte de la salle à manger, et il le sentit encore; elle disparut, et il le sentit encore.

C'était incompréhensible. Il leva les yeux sur la place que venait de quitter Mme Haraldsen pour voir si elle était bien partie, et s'il n'était pas le jouet d'une illusion; il rencontra les yeux de Rodolphe aussi étonnés que les siens, et le pied se retira.

Et, en effet, ce pied que caressait si amoureusement Albert, c'était le pied de Rodolphe; ce pied qui causait de si grands ravissements à Rodolphe, c'était la botte d'Albert.

Le premier jour où ces deux pieds s'étaient rencontrés, Mme Haraldsen, fatiguée de sentir ses pieds poursuivis par celui d'Albert, avait pris le parti de les retirer sous sa chaise. Albert, en cherchant, avait rencontré celui de Rodolphe; Rodolphe, croyant sentir le pied de sa cousine, qui seule était assise près de lui, avait répondu, et c'était ainsi que s'était engagée cette tendre correspondance.

Albert se retira aussitôt le dîner fini, sans parler à Rodolphe, qui, de son côté, n'avait pour le moment rien tant à cœur que de l'éviter.

XXII

Un soir on frappa doucement à la porte de Léon. Un homme entra, qui rehaussait des vêtements extrêmement simples par une physionomie avenante et distinguée.

«Monsieur, dit-il à Léon, voici une lettre qui m'a été remise par erreur, et qui vous est adressée; je n'ai pas voulu tarder un instant à vous la remettre.»

A ce moment Léon fumait, et sa petite chambre était remplie d'une épaisse vapeur.

«Je vous remercie infiniment, monsieur, répondit Léon.

—Pardon, ajouta l'étranger, mais j'ai une question à vous faire; et c'est en partie pour n'en pas laisser échapper l'occasion que j'ai monté moi-même cette lettre. Est-ce vous qui jouez du violon tous les soirs, et je dirai presque toutes les nuits?

—Oh! monsieur, interrompit Léon, je sais bien ce que vous allez me dire; c'est précisément ce que l'on me dit au moins dix fois chaque jour: «Ne pourriez-vous jouer du violon à une autre heure?» ou bien: «Vous serait-il égal de n'en pas jouer du tout?»

—Mais, monsieur, répondit l'étranger, je ne viens pas....

—C'est, reprit Léon sans l'écouter, ce que je refuse positivement. Il faut de la tolérance entre voisins; et croirait-on que je n'ai pas besoin d'en avoir, moi? Chacun ne m'envoie-t-il pas son bruit plus ou moins désagréable, et tous beaucoup plus que mon violon?

—Certainement, monsieur, et, bien loin....

—La voisine d'en face n'a-t-elle pas des enfants qui crient et un mari qui jure? Le chaudronnier d'en bas peut-il m'accuser? Et les divers pianos qui m'entourent, les croyez-vous bien divertissants?

—Je suis bien de votre avis, et....

—Je jouerai du violon, et il faut que je joue du violon.

—Mais, monsieur, dit l'étranger, je vous dis que je ne viens pas pour vous empêcher de jouer du violon, et que je voudrais vous entendre plus souvent; vous avez un talent charmant, et les voisins qui se plaignent de vous sont des ânes. Voici l'heure à laquelle vous jouez ordinairement, monsieur Lauter; car c'est bien Lauter que vous vous appelez?»

Léon fit un signe affirmatif.

«Eh bien! mon cher monsieur Lauter, voici l'heure à laquelle vous jouez d'ordinaire du violon; permettez-moi de vous entendre, surtout si vous jouez un certain air....»

Et il fredonna les premières mesures.

«Un air dont je sais les paroles, je crois.

—Je suis heureux, répondit Léon, de pouvoir vous être agréable aussi facilement, et je vous jouerai tout ce que vous voudrez.

—Eh bien! alors permettez-moi d'aller chercher en bas du tabac un peu meilleur que celui que vous fumez, et de faire monter un pot de bière. Je suis Allemand, monsieur, et j'ai de certaines façons d'écouter la musique dont je ne me dérange pas volontiers.

—Allez chercher votre tabac; pour de la bière, je pourrai vous en offrir.»

Quand il eut apporté du tabac et bourré sa pipe, l'étranger s'étendit à son aise dans un grand fauteuil, vida son verre, le remplit de nouveau, et le plaça devant lui.

Alors Léon lui joua l'air qu'il avait paru désirer. Au bout de quelque temps, l'étranger redemanda le premier air....

«Attendez un peu, dit-il, et il chanta. D'où savez-vous cet air, qui n'est pas de ce pays? demanda-t-il à Léon.

—C'est ma mère qui l'a appris à ma sœur et à moi.

—Vous avez une sœur?

—Oui.

—Est-ce que madame votre mère est Allemande?

—Mon père l'était.

—Votre nom est allemand. Elle demeure à Paris?

—Non.

—Qu'est-ce que vous faites?

—Je fais mon droit, et je joue du violon.

—Et quand vous aurez fini votre droit?

—Je ne sais pas ce que je ferai; mais j'ai entendu mon oncle dire qu'il achèterait à mon cousin une étude d'avoué; je pense que ma mère en fera autant pour moi.»

L'étranger remercia beaucoup Léon, et le lendemain lui envoya une provision d'excellent tabac, en lui demandant la permission de passer encore cette soirée avec lui, parce qu'il partait le lendemain pour un voyage. «Je pense, dit-il en quittant Léon, que je reviendrai dans quelques mois; j'aurai le plus grand plaisir à vous voir. Si, par hasard vous quittiez ce logement, laissez-y votre nouvelle adresse.» Il serra la main du jeune homme et partit. Léon le trouvait bien un peu questionneur; car il lui avait fait, ces deux soirées, parler de toute sa famille dans les plus minutieux détails: mais il y avait tant de bonté dans son air et dans ses paroles, et tant de franchise dans ses manières, qu'on ne pouvait lui savoir mauvais gré de cette curiosité, qui, quoiqu'un peu incommode, était loin d'être malveillante. La lettre qu'il avait remise à Léon était de Geneviève. Voici ce qu'elle lui écrivait:

XXIII

Mon cher frère, tu sais aussi bien que nous qu'Albert nous est arrivé ici un peu malade; nous le soignons de notre mieux. Moi, je ne crois pas beaucoup à cette maladie. Peut-être sais-tu le sujet de sa mélancolie; mais lui s'obstine à ne rien nous dire. La maladie de maman est plus sérieuse que la sienne, et, si tu venais ici, tu la trouverais bien changée. Cette pauvre mère n'a jamais été si bonne et si tendre que depuis ce dérangement de santé; mais il y a quelque chose de si triste dans ses caresses, qu'hier, au moment où elle m'embrassait le matin, je me suis mise à pleurer; elle m'a dit que j'étais folle, qu'il ne fallait pas pleurer, et elle s'est mise à pleurer comme moi, et nous sommes restées longtemps dans les bras l'une de l'autre. Aujourd'hui, elle va beaucoup mieux; le médecin lui a permis de sortir et de se promener; il faut espérer qu'elle se rétablira promptement. Depuis que je la vois ainsi malade, j'ai sérieusement pensé à elle. Sais-tu bien, mon cher Léon, qu'elle mène une vie bien triste? Elle était très-jeune quand nous sommes venus à Fontainebleau; elle est encore bien belle, et cependant elle ne prend aucun plaisir, elle ne voit personne, elle passe sa vie avec nous ou elle s'enferme toute seule.

Je voulais t'écrire de venir, mais elle me l'a défendu, et, comme j'insistais, sa figure s'est altérée, et d'une voix émue elle m'a dit: «Suis-je donc si mal qu'il faille envoyer chercher Léon? Est-ce le médecin qui te l'a dit?... Est-ce que je vais mourir?... Tu le sais! tu le sais! il faut me le dire.» Je me suis jetée dans ses bras en lui affirmant que le médecin m'avait dit, au contraire, que sa maladie n'était rien. «Je ne voulais faire venir Léon, lui ai-je dit, que pour t'égayer un peu.» Cette explication a paru la tranquilliser; aujourd'hui, elle m'a dit de me mettre au piano et de faire chanter Rose. Rose et Albert ont été charmants par leurs soins pour maman. Albert va partir dans quelques jours et retourner auprès de toi. Peut-être vas-tu penser à venir ici; je ne saurais trop te recommander de n'en rien faire: maman croirait que je t'ai appelé, et cela pourrait lui causer une émotion dangereuse. J'écris cette lettre la nuit, et je la porterai moi-même demain à la poste, parce que, si maman me voyait écrire, elle voudrait voir ma lettre. Mon oncle partira en même temps qu'Albert pour s'occuper d'un procès important qu'il a à Paris. Il ne s'aperçoit pas de la maladie de sa sœur, tout préoccupé qu'il est de ses nègres et de l'esclavage. Il ressemble à ces gens qui ne peuvent voir que les objets éloignés; on ne peut l'attendrir qu'à condition d'être à cinq cents lieues.

XXIV

Geneviève ne disait pas tout à son frère; nous devons la suppléer. Quand Albert était arrivé à Fontainebleau, un peu malade, Geneviève avait senti un secret plaisir de sa maladie. Quelques jours après, lorsqu'elle eut découvert que le malade se portait à merveille, et qu'il était en proie à quelque chagrin caché, elle s'était encore sentie presque heureuse de sa découverte. Albert heureux appartenait aux autres; mais Albert souffrant, Albert triste, était à elle; elle s'emparait de lui, elle le soignait, elle cherchait à le consoler, elle faisait de la musique pour lui, elle se promenait avec lui et le conduisait dans ses promenades favorites: là, on voyait si bien coucher le soleil! ici, il y avait tant de fleurs dans l'herbe! dans ce coin de la forêt, on entendait tous les soirs des rossignols.

Certes, Rose aimait son frère, mais elle n'avait pas pour lui cette tendresse inquiète et ingénieuse de Geneviève. Cette pauvre Geneviève, sans savoir ce que c'était que l'amour, aimait Albert de toutes les forces de son âme; elle n'avait plus ni plaisirs, ni chagrins, ni sensations qui lui appartinssent: elle avait les plaisirs d'Albert et les chagrins d'Albert; elle avait mal à la tête d'Albert. Rose n'épargnait pas les plaisanteries à Albert sur sa fameuse maladie; elle refusait parfaitement d'aller voir quelque chose qui ferait plaisir à Albert, parce qu'elle l'avait assez vu; elle refusait de chanter un air que demandait Albert, parce qu'elle l'avait tant chanté qu'elle ne pouvait même plus l'entendre.

On était dans les derniers jours du mois d'octobre. Il semble que, dans les diverses saisons de l'année, la terre se plaise à revêtir tour à tour ses diverses parures, à changer de robes, de couleurs et de parfums. Une prairie, diaprée de mille couleurs, prend cependant, quand elle est vue de loin, une teinte uniforme de la couleur qui domine. Au printemps, elle est rose et blanche; l'été, rouge de coquelicots; à l'automne, elle est blanche, bleue et jaune: les chrysanthèmes, les grandes marguerites blanches, la grande sauge d'un beau bleu foncé, et les scorsonères couleur d'or, lui donnent la teinte la plus harmonieuse. C'est à l'automne que la nature semble revêtir sa dernière et sa plus belle robe. La princesse du conte de Peau-d'Ane, quand le prince la regardait à travers la serrure, mettait d'abord la robe couleur du temps, puis la robe couleur de la lune; mais quand elle mettait sa robe couleur de soleil, le prince ébloui fermait les yeux et devenait complètement fou.

A l'automne, les feuilles des arbres prennent de riches teintes d'or, de pourpre et de violet; le soleil pare les nuages de couleurs plus splendides; les forêts exhalent une odeur enivrante; et les feuilles qui tombent, et commencent à joncher les sentiers, avertissent que tout va disparaître, que tout va mourir, et invitent à contempler, avec plus d'attention et de recueillement, ces splendeurs qui vont s'effacer. Alors tous les sentiments prennent une teinte de douce mélancolie; l'amour s'empare du cœur avec une puissance jusque-là inconnue.

Un jour, la veille du départ d'Albert et de M. Chaumier, Albert avait montré toute la journée une sorte d'impatience et d'agitation nerveuse. Il demanda à sa sœur et à sa cousine si elles voulaient faire avec lui une promenade dans la forêt, la dernière, selon toutes les apparences, qu'il ferait de l'année.

«J'ai peu vu, dit Rose, de malades aussi disposés à la fatigue. Si tu te promènes avant le dîner, tu vas décidément affamer la maison; car ta maladie a cela de particulier, que tu manges, à toi seul, plus que nous tous réunis. Je ne vais pas dans la forêt.

—Et toi, Geneviève, dit Albert, me refuseras-tu aussi?»

Geneviève ne répondit pas, mais elle prit son chapeau de paille, et posa sa main sur le bras de son cousin.

Le soleil, déjà descendu à l'horizon, jetait à travers les arbres des rayons obliques. Ils gravirent une de ces belles allées tapissées de gazon, étroite montagne verte entre deux forêts. Geneviève s'appuyait sur le bras d'Albert avec un doux abandon. Quand ils furent arrivés au haut de l'allée, ils s'assirent sur la mousse, et laissèrent errer leurs regards par-dessus la forêt; les cimes des arbres rapprochées, avec leurs sommets arrondis, sur lesquels courait un vent léger, semblaient une mer houleuse de feuillage et de verdure, à l'horizon de laquelle on voyait se coucher le soleil. Ils furent longtemps sans parler. Geneviève était si heureuse, qu'elle eût voulu passer toute l'éternité ainsi, partageant avec Albert un rayon de soleil, regardant tous deux les mêmes arbres, respirant le même air et le même parfum, assis sur le même tapis de mousse. Il n'est rien de si doux au monde que la conviction de partager une sensation avec la personne que l'on aime; c'est le lien le plus intime; les deux âmes se mettent à l'unisson, comme deux instruments dont les cordes sont prêtes à donner la même note. Le rêve de l'amour, c'est la réunion et la fusion complète de deux êtres; c'est ce qui fait que deux mains qui se pressent croient toujours sentir un obstacle entre elles, et se serrent avec une force surnaturelle pour se rapprocher, quand déjà elles se touchent par tous les points. Eh bien! dans cette communauté de sensations, dans une émotion que l'on éprouve en même temps, l'amant et la maîtresse sont un moment unis, comme l'argent et le cuivre fondus ensemble pour une cloche au timbre harmonieux.

Albert, qui était moins ému, parla le premier. Geneviève le regarda parler.

«Geneviève, lui dit-il, après une belle soirée comme celle-ci, il me prend toujours des désirs de ne plus quitter Fontainebleau. Heureusement qu'une fois dans le tourbillon de Paris, je sens alors également le besoin de ne plus le quitter, et que je ne comprends pas que l'on puisse passer quinze jours à la campagne. Sans cela je tomberais dans la plus ridicule bergerie, et il ne faudrait pas désespérer de me voir un jour conduire mes agneaux plus blancs que la neige, à travers la prairie, avec une houlette ornée des couleurs de la dame de mes pensées

Ce mot, dit d'un ton de plaisanterie, alla néanmoins au cœur de Geneviève, et la fit frissonner. Albert resta quelques instants sans parler, et, quand il ouvrit la bouche, son air, le son de sa voix, avaient quelque chose de plus grave. Une pensée profonde sans doute venait de lui traverser le cœur ou la tête.

«N'importe, dit-il, c'est ici qu'il faudrait venir vivre avec celle que l'on aime. On devrait descendre sur Paris, comme l'aigle descend sur la plaine, y saisir sa proie, et reprendre son vol.»

Ces paroles entrèrent comme un fer froid dans le cœur de Geneviève; dans chaque phrase, dans chaque inflexion d'Albert, elle cherchait à lire son sort. Quelquefois le premier mot d'une phrase enlevait son âme au ciel, et le dernier mot la laissait lourdement retomber sur la terre. Il ne se passait pas une minute, quand elle était auprès d'Albert, sans qu'elle allât plusieurs fois du bonheur le plus complet au plus profond désespoir. La pauvre fille tirait des inductions de la façon dont il était vêtu le matin, d'un peu plus ou d'un peu moins de soin donné à sa chevelure, de la manière dont il disait bonjour. Elle souffrait perpétuellement et sans relâche les anxiétés du criminel qui attend son sort de la déclaration des juges, et qui, à peine acquitté, presque écrasé sous sa joie, recommence à souffrir les mêmes angoisses, et est condamné.

«C'est à Paris, pensait Geneviève, qu'il croit trouver la femme qu'il aimera!

—Oh! que l'amour serait bien ici, continua Albert, se parlant presque à lui-même, les yeux fixés sur l'horizon. Quel silence! quelle fraîcheur! quelle solitude! Comme on oublierait le reste du monde! comme le monde semblerait finir, par là, à cet horizon de pourpre, et des autres côtés, à ces ondoyantes courtines vertes que forment les chênes et les châtaigniers!... Geneviève, dit-il, ma bonne Geneviève! comprends-tu combien deviendrait sacré chaque brin d'herbe sur lequel elle aurait marché; comme le cœur garderait la mémoire de chaque mouvement qu'elle aurait fait?»

Il se leva, fit quelques pas en grimpant dans la forêt, et, tout à coup, s'arrêta près d'un arbre, prit un canif et se mit à graver quelque chose sur l'écorce.

Geneviève resta immobile. C'était alors une ravissante créature. Les longs plis de sa robe blanche s'amassaient sur la mousse. Son visage, rougi par le dernier rayon du soleil, semblait plutôt lumineux qu'éclairé, et brillait d'une charmante sérénité.

En ce moment, en effet, on respirait le bonheur. Tout était calme, les sens étaient bercés, le jour doux et caressant; aucun bruit ne se faisait entendre; l'âme semblait dans un de ces doux sommeils qui n'amènent que des songes heureux.

Albert, le premier, s'aperçut que le jour diminuait et qu'il était temps de retourner à la maison. Geneviève se leva sans parler; elle paraissait craindre que le son de sa propre voix ne réveillât son âme de ce bienheureux songe qui l'occupait; elle s'appuya machinalement sur le bras d'Albert, mais, en passant où il avait gravé quelque chose avec son couteau, elle sentit son cœur battre avec une grande violence. Sur l'écorce de cet arbre était son arrêt. Un nuage couvrait ses yeux.

Et d'ailleurs, pour rien au monde elle n'eût osé regarder de ce côté. Ils s'en allèrent par l'autre côté de l'allée: quand ils furent au moment de la perdre de vue, ils se retournèrent tous deux. Tous deux voulaient revoir ce spectacle auquel ils avaient mêlé tant de douces pensées. Le bouleau sur lequel avait écrit Albert s'élevait, entièrement séparé des autres arbres, sur le point le plus élevé de l'allée verte; à cette heure du jour, il se dessinait sur l'horizon jaune, comme une silhouette. Le tronc laissait encore, sur le côté, voir une teinte blanchâtre; mais on distinguait chaque feuille vigoureusement découpée en noir. L'air était limpide, et il semblait qu'il y eût un immense espace jusqu'à l'horizon. Au-dessus des bandes qui allaient se dégradant du jaune orangé au jaune le plus pâle, le ciel bleu clair empruntait d'un reflet jaunâtre la belle teinte verte que possèdent certaines turquoises. Le dernier regard de Geneviève et le dernier regard d'Albert s'arrêtèrent sur le bouleau.

Le lendemain, Albert partit avec son père.

XXV

Geneviève à Léon.

Quelle triste et ennuyeuse saison que l'hiver, mon cher Léon! Il y a quinze jours, la nature était encore belle et riche; tout à coup, il est tombé une petite pluie fine et glacée; un vent aigu a arraché les feuilles des arbres et les a roulées à travers les chemins de la forêt. Notre maison semble avoir pour sa part plus d'hiver que les autres; les sorbiers sans feuilles n'ont plus que leurs bouquets de corail. Maman est toujours malade. Rose s'ennuie. Modeste est d'une humeur entièrement féroce. Moi, je vais avec Rose et M. Semler, ou seule quand ils ne veulent pas m'accompagner, parcourir la forêt. Il y a encore de la grandeur dans les arbres dont les branchages séchés s'entre-choquent comme des squelettes. Avant qu'il fasse tout à fait mauvais temps, je veux revoir tous les endroits de la forêt que j'aime par souvenir; il n'y a pas un arbre presque qui n'ait quelque chose à me rappeler: ma vie si simple et si uniforme m'est racontée tout entière par les sorbiers de la maison, par les chênes et les bouleaux de la forêt, par les genêts qui n'ont plus aujourd'hui que des gousses noires en place de leurs belles fleurs d'or.

Que fais-tu d'Albert? Nous te l'avons renvoyé un peu moins triste, je crois, qu'il ne nous était venu. Rose me charge de t'embrasser pour elle. Maman te recommande de travailler sérieusement. Je voudrais bien l'amener à demander que tu viennes nous voir; jusqu'à ce que j'aie réussi, ta présence pourrait la frapper désagréablement. Adieu, mon pauvre banni.

XXVI

Depuis huit ou dix jours, c'est-à-dire depuis le jour même du départ d'Albert, Geneviève faisait singulièrement promener Rose et M. Semler; elle cherchait le bouleau sur lequel Albert avait écrit avec son canif. Elle leur faisait gravir toutes les allées escarpées, et parcourir tous les chemins qui lui paraissaient avoir quelque rapport avec celui où elle avait marché appuyée sur le bras d'Albert. Les bouleaux n'avaient plus leur feuillage mobile, mais leurs troncs blanchâtres les faisaient encore reconnaître de loin, et, chaque fois qu'elle en apercevait un, elle s'en approchait avec une profonde émotion; mais l'écorce, unie comme du satin, ne présentait la trace d'aucune cicatrice. La forêt de Fontainebleau était devenue, pour elle, pareille à l'antique forêt de Dodone, avec cette différence, cependant, qu'elle n'avait qu'un seul arbre qui rendît des oracles, arbre qu'il s'agissait de trouver. Rose et M. Semler ne pouvaient se lasser de manifester leur étonnement du changement qui était survenu dans les manières de Geneviève; elle, autrefois si lente, si posée, courait, grimpait, sautait comme un chevreau. Il y avait des moments où Geneviève se désespérait. Comment ne pouvait-elle pas reconnaître cette allée, théâtre des plus douces, des plus cruelles et surtout des plus violentes sensations qu'elle eût éprouvées de sa vie! Quoique la forêt eût entièrement changé d'aspect sous les froides haleines de l'hiver, elle ne pouvait se pardonner son peu de mémoire; par moments, il est vrai, en se rappelant les paroles d'Albert, elle se disait, en frappant ses deux mains l'une contre l'autre: «Il m'aime! il m'aime! je suis aimée!» Mais comme elle n'avait pas oublié une seule de ces paroles, comme elle se les répétait avec les inflexions, ou plutôt avec la voix d'Albert, il y avait des moments où elle se disait tristement: «Non, il ne m'aime pas!» Et elle tombait dans le plus profond abattement. Alors elle priait Dieu, le soir, avec ferveur, de lui faire retrouver l'allée et l'arbre qui devait la tirer de cette horrible anxiété; car, ainsi que nous l'avons dit dans un des nombreux aphorismes que nous avons déjà mis au jour pour servir de règle de conduite à nos contemporains:

XXVII

L'incertitude est le pire de tous les maux, jusqu'au moment où la réalité vient nous faire regretter l'incertitude.

XXVIII

Quelquefois, lorsqu'elle s'endormait, après de longues heures employées à de douces et poignantes rêveries, les sujets de sa préoccupation se reproduisaient dans ses rêves, mais dans une confusion inintelligible.

Quelquefois elle retrouvait l'allée; mais, quand elle voulait la gravir, ses pieds restaient enchaînés à la terre par une fatigue invincible, ou la colline s'allongeait toujours, et le bouleau, dont elle voyait remuer le feuillage au sommet s'éloignait en même temps.

Quelquefois elle arrivait au pied du bouleau, elle apercevait le chiffre; mais, avant qu'elle eût pu le distinguer, l'arbre grandissait, et le chiffre se trouvait à une hauteur où il était impossible de le lire.

Une autre fois, elle rêvait qu'elle était auprès du feu, et elle croyait voir le chiffre sur l'écorce d'une des bûches placées dans l'âtre. Alors elle voulait éteindre le feu; mais une épaisse fumée s'élevait, et la flamme, s'élançant de la cheminée avec impétuosité, l'obligeait à se retirer en fuyant.

Un jour, dans une de ces excursions qu'elle faisait sans cesse dans la forêt, elle monta seule en haut d'une allée. M. Semler et Rose l'attendirent longtemps en bas, puis se décidèrent à aller la rejoindre. Ils la trouvèrent assise sur une pierre, la tête dans les deux mains, le visage d'une pâleur effrayante, et les yeux fixes et comme hébétés. A leur aspect, ou plutôt au bruit de leurs pas, elle parut se réveiller en sursaut, et, d'une voix brève et saccadée, dit: «Allons-nous-en! allons-nous-en!» Rose et M. Semler s'empressèrent autour d'elle, et lui firent mille questions. Était-elle malade? avait-elle eu peur? avait-elle froid? Geneviève répondit d'un air profondément distrait: «Oui, je suis malade, j'ai eu peur, j'ai froid. Il est trop tard, allons-nous-en!» A dîner, elle ne mangea pas. Après dîner, elle alla se coucher, et passa toute la nuit à pleurer amèrement; et, pour ne pas réveiller Rose et s'exposer à des questions, par moments elle mordait son oreiller pour étouffer le bruit des sanglots qui la suffoquaient.

XXIX

Les étudiants.—Cours de droit.—Dernière année.

Cet hiver-là, Albert découvrit qu'il n'était pas plus amoureux de Mme Haraldsen que de toutes les autres femmes, mais que, en revanche, il était aussi amoureux de toutes les autres femmes que de Mme Haraldsen.

Léon joua les concertos de Viotti et la musique de Kreutzer.

XXX

Geneviève à Léon.

20 avril.

Léon, Léon, maman est morte.... morte, mon cher Léon! Viens vite, je suis seule; viens, ou je meurs moi-même de douleur.

11 heures du soir.

On n'a pas trouvé l'homme qui devait te porter ma lettre; elle ne pourra partir que demain. Je vais t'écrire, jusqu'à ce que la fatigue de pleurer vienne m'endormir. Maman est là, dans la chambre à côté. On ne veut pas que je la veille. Je vais te parler d'elle. Pauvre Léon! tu ne l'as pas vue; mais elle t'a demandé, quelques minutes seulement avant de mourir. Mourir! Morte! On m'a emportée tout de suite; mais je vois encore son visage. Comme Rose a été bonne! Jamais je n'oublierai ce qu'elle a fait pour moi. Mon Dieu! si je pouvais mettre un peu d'ordre dans mes idées, je te dirais comment elle est morte. Mais tout ce qui me vient à la bouche, tout ce que trace ma plume, c'est qu'elle est morte.

Elle est là! là, à côté, et je ne puis croire qu'elle soit morte. Qu'est-ce donc que la mort? Elle est là, couchée dans son même lit, pas beaucoup plus pâle qu'elle ne l'était d'ordinaire, à la même place, la tête sur l'oreiller comme je la voyais tous les matins, et on me dit que je n'ai plus de mère!

Il n'y a plus que son corps. Son âme, son esprit, sa voix, si bienveillante qu'on était reconnaissant rien qu'à l'entendre; son regard, sous lequel je me sentais si protégée; sa douce affection, sa pensée: tout cela s'en est allé d'un seul souffle.

Et c'est là ce que nous avons perdu!

Elle allait mieux, elle se levait, elle marchait, quand tout à coup, le soir, elle m'a dit de veiller un peu auprès d'elle. Elle souffrait beaucoup; par moments, elle s'endormait, mais d'un sommeil agité et convulsif; elle parlait, elle disait nos deux noms, et d'autres qui me sont inconnus. Son délire m'effrayait tellement que je faisais du bruit pour la réveiller. Je passai ainsi toute la nuit. Le lendemain matin, après un sommeil de quelques heures, elle se réveilla plus calme; elle fit demander le médecin et M. Semler; elle fit des questions au médecin, qui chercha en vain à la rassurer. Quand il fut parti, elle s'enferma avec M. Semler. Quand celui-ci sortit, il avait les yeux rouges. Maman me demanda alors si son frère était revenu. Je n'osais pas parler de l'envoyer chercher ainsi que toi; je me rappelais trop la pénible impression que lui avait faite déjà une semblable proposition, relativement à toi, à un moment où elle était bien moins malade qu'aujourd'hui. D'ailleurs, je ne la croyais pas dans un état désespéré comme elle était vers le milieu de la journée. Comme Rose et moi nous étions auprès d'elle, elle nous appela à son lit, et me dit:

«Geneviève, si je meurs, tu ne me quitteras pas que je ne sois tout à fait morte.

—Oh! mon Dieu, maman, quelle folie! lui dis-je; ne peux-tu être malade sans concevoir d'aussi terribles idées?

—C'est égal, me dit-elle, si ce n'est pas pour à présent, ce sera pour plus tard; je tiens à ce que tu me fasses cette promesse de ne pas me quitter.»

Je promis, et ne pus m'empêcher de fondre en larmes, en prononçant ces paroles qu'elle exigea: «Je te promets de ne pas te quitter jusqu'à ce que tu sois tout à fait morte.» Alors, j'osai lui dire: «Mon Dieu! si Léon était ici, je suis sûre qu'il te gronderait bien, j'ai envie de l'envoyer chercher.»

Maman alors me regarda fixement; son regard n'avait presque rien d'humain; il me pénétrait le cœur. Rose s'en aperçut, et me poussa le pied. Je repris: «Mais non, c'est pour lui un moment de travail, et tu ne voudrais pas qu'il se dérangeât pour une maladie qui est presque finie.

—Non, non, dit-elle avec force, il ne faut pas qu'il se dérange; il faut qu'il travaille, qu'il travaille beaucoup: dis-le-lui bien, Geneviève, dis-le-lui de ma part.»

Le soir, nous avons dîné avec Rose dans sa chambre. Tout à coup.... Mais que te dire? Maman est morte, ma pauvre maman est morte! tout se trouble et se confond dans ma tête; seulement je vais te dire ce qu'a fait Rose. Maman te croyait là, elle te parlait, elle te disait: «Léon, tu prendras soin de Geneviève; c'est tout ce que je te lègue; je prierai pour vous deux dans le ciel.» Je ne pouvais retenir mes sanglots; le médecin et M. Semler m'ont emportée, et Modeste est restée avec moi en bas. J'étais presque évanouie, je ne sentais rien, je ne savais plus rien de ce qui se passait.

Rose tout à coup est descendue; elle m'a dit: «Geneviève, tu souffriras; mais tu aurais trop de regrets plus tard; tu as promis à ma tante de rester près d'elle; le médecin dit qu'elle va mourir....

—Y pensez-vous, mademoiselle? dit Modeste. Faire voir un pareil spectacle à cette pauvre petite!»

M. Semler, qui avait suivi Rose, s'écria aussi qu'il ne souffrirait pas qu'on me laissât remonter.

Je me suis jetée dans les bras de Rose, et je l'ai suivie. Oh! Léon! Léon, si tu avais vu notre pauvre mère, les yeux hagards, les mains cherchant à saisir quelque chose dans l'air! Je me suis jetée à genoux, et je lui ai dit: «Maman, maman, m'entends-tu? entends-tu ta Geneviève?» Ses yeux alors se sont fixés sur moi: j'ai pris sa main, et elle a saisi la mienne avec une force effrayante; elle ne pouvait plus parler; elle râlait horriblement! Mon Dieu! j'ai vu cela, moi!

Rose me tenait l'autre main et me la serrait, et me disait: «Courage, Geneviève, le bon Dieu te donnera de la force.

—Emmenez cette enfant, disait le médecin; la malade ne se sent plus, ne voit plus, n'entend plus: c'est une torture inutile.

—Taisez-vous, m'écriai-je; elle a serré ma main, elle vous entend, elle ne veut pas que je parte; non, non, maman, je ne te quitterai pas: maman, maman, ne meurs pas, ne nous abandonne pas.»

Et j'appelais Dieu à notre secours!

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle est morte à six heures du matin. Oh! Léon, viens vite, viens, amène mon oncle.

XXXI

Le premier jour de mai.

Autour du vieux clocher à la flèche pointue, les corneilles ont, tout l'hiver, fait entendre leur voix aiguë; mais l'hirondelle est revenue et voltige à son tour dans l'air.

Réveillez-vous, petits génies; petits gnomes, réveillez-vous! Il est temps de rendre aux prairies leurs belles robes reverdies, et leurs fleurs au parfum si doux.

Paresseux! les filles penchées cherchent depuis bientôt un mois, sous les vieilles feuilles séchées, les premières fleurs cachées de la violette des bois.

A l'œuvre, cohortes pressées! Venez déchirer les bourgeons où les feuilles embarrassées attendent, encore plissées, les premiers, les plus doux rayons.

Fondez l'onde de la citerne où s'en vont boire les troupeaux; ôtez aux prés leur couleur terne, et faites croître la luzerne pour cacher les nids des oiseaux.

Allons, gnomes, qu'on se dépêche; préparez les parfums amers, préparez la couleur si fraîche des premières fleurs de la pêche, roses sur leurs rameaux verts.

Là-bas, au fond du cimetière, est la tombe d'un pauvre enfant; personne n'y vient; mais la terre, à chaque printemps, bonne mère, donne à l'ange son bouquet blanc; sur le gazon qui l'environne, aux beaux jours, de ses blancs bouquets une aubépine le couronne, et la pâquerette y foisonne. Gnomes, ne l'oubliez jamais.

Allons, gnomes! Vos mains discrètes ont encore un soin à remplir. Ouvrez! ouvrez les fleurs coquettes; ouvrez ces belles cassolettes de rubis, d'or et de saphir.

De ses plus beaux habits la nature est parée; la lisière de la forêt, de beaux genêts fleuris brille toute dorée aux rayons du soleil de mai.

Vos travaux sont finis! Allez, troupe joyeuse! Que chacun de vous prenne un corps; papillon à l'aile soyeuse, demoiselle capricieuse, ou mouche à miel laborieuse, vivez au sein de tous ces beaux trésors.

Roulez-vous dans les fleurs! Que la cétoine pose ses ailes d'émeraude au sein d'un rosier blanc, vivant dans une rose et mangeant de la rose, et dans une rose mourant.

Le criocère au lis, la grande fleur royale, demande asile; hôte bruyant, il chante et se promène, et sur le blanc pétale, rouge, paraît une goutte de sang.

Fête au ciel et fête à la terre! Le beau printemps est revenu; il n'est plus de chagrins, il n'est plus de misère; le pauvre de soleil est richement vêtu.

Fête au ciel et fête à la terre! Le printemps est venu; que faire de la richesse et des grandeurs, des diamants, des sculptures, des toiles? On nous donne gratis mille et mille splendeurs, illumination d'étoiles, illumination de fleurs.

C'est le premier jour de mai que l'on enterrait Mme Rosalie Lauter. Léon arriva avant son oncle et son cousin, tremblant et pâle; on lui ouvrit la porte, et il vit Geneviève et Rose, vêtues de noir: ils s'embrassèrent tous trois. La vue de Léon renouvela la douleur des deux filles, qui retrouvèrent des larmes dans leurs yeux desséchés.

Léon voulut voir sa mère; il la regarda longtemps, aussi immobile, lui, que la morte. Puis il dit: «Ma mère! j'accepte ton legs! Je te remplacerai auprès de Geneviève!»

M. Chaumier et Albert l'entraînèrent hors de la pièce.

Au cimetière, quand la terre eut recouvert le cercueil, un homme sortit de la foule, s'agenouilla sur la tombe et fit à voix basse une courte prière; puis il se leva et vint serrer Léon dans ses bras. Léon reconnut son voisin, M. Anselme.

Deux jours après, M. Chaumier fut rappelé à Paris par son procès et emmena son fils. Léon resta avec Rose et Geneviève. Tous trois passèrent les jours et les soirées à parler de Mme Lauter, à rappeler ses moindres paroles, à entretenir leur douleur par tous les moyens, à pleurer ensemble, à se serrer les mains, à s'embrasser, à se promettre de toujours s'aimer et de ne se quitter jamais. Était-ce donc là cette petite Rose, si enjouée, si légère, dont l'enfantillage avait si souvent désolé Léon? Ce chagrin commun avait révélé tous les trésors de son âme.

M. Chaumier revint bientôt. Il avait gagné son procès. Sa fortune était plus que triplée. Léon retourna à Paris, où Albert était resté.

Le jour même de son arrivée, le soir, M. Anselme monta chez lui: «Mon voisin, lui dit-il, il ne faut pas vous laisser abattre par le chagrin. L'occupation, le travail, la fatigue, sont d'excellentes choses; j'ai eu dans ma vie des chagrins autrement violents que les vôtres, et je me suis toujours bien trouvé de la recette que je vous donne.

—Monsieur, dit Léon, je suis très-heureux de vous rencontrer pour vous remercier d'avoir assisté à l'enterrement de ma mère.

—J'étais venu ici, et on m'avait fait part du malheur qui vous était arrivé, et je suis allé jusqu'à Fontainebleau. Quand vous avez quitté le cimetière, je vous ai suivi jusqu'à la porte de votre oncle; j'ai aperçu deux jeunes filles dans la cour; laquelle est votre sœur?

—Ma sœur est la plus grande.

—Je m'en étais douté.»

Et ils passèrent une partie de la nuit à parler de Mme Lauter et de Geneviève.

Un mois après, une lettre de M. Chaumier amena Léon à Fontainebleau; cette lettre avait été provoquée par M. Semler, qui voulait communiquer, à la famille rassemblée, les dernières volontés que lui avait confiées Mme Lauter. Elle lui avait, la veille de sa mort, dicté une lettre.

Dans cette lettre, elle expliquait par quel arrangement d'argent elle se trouvait ne rien laisser à ses enfants que l'amitié de leur oncle, dont elle leur recommandait de se rendre toujours dignes. Elle rappelait à Léon qu'il devait la remplacer auprès de Geneviève; elle finissait par un passage adressé à M. Chaumier, qu'elle conjurait de ne pas abandonner ses enfants. «Pour vous, Albert et Rose, disait-elle, vous, mes enfants aussi, je vous laisse avec votre père, dans une vie heureuse et assurée; aimez bien Geneviève et Léon.»

M. Chaumier promit à Geneviève et à Léon d'avoir pour eux toute la sollicitude de sa sœur.

«Geneviève restera avec nous jusqu'à ce qu'elle se marie; l'accroissement de ma fortune me permet de vivre à Paris, où les partis ne manqueront pas. Nous ne reverrons plus Fontainebleau que pendant l'été, et j'ai chargé mon ami, M. de Redeuil, de me chercher un logement convenable. Pour toi, Léon, mon garçon, il faut travailler avec courage et persévérance; sans fortune, il te sera impossible d'acheter une étude, mais tu pourras être avocat. Calcule bien juste combien il te faut par mois pour vivre, à Paris, de la vie simple, modeste, laborieuse, de l'étudiant, et tu recevras exactement la somme nécessaire.»

Léon remercia son oncle; mais de ces paroles, toutes bienveillantes qu'elles étaient, il reçut une pénible impression. Pour la première fois de sa vie, l'argent lui apparaissait avec toute sa puissance, et la pauvreté avec toute sa laideur. Jusque-là il lui avait semblé qu'on a de l'argent comme on a des dents, qu'il est aussi naturel d'avoir de quoi manger que d'avoir faim, d'avoir de quoi boire que d'avoir soif. Il comprit alors qu'on peut avoir moins d'argent, qu'on peut n'en pas avoir. Il comprit l'immense avantage des gens qui ont de l'argent sur ceux qui n'en ont pas. La vie alors se montra avec ses luttes; il se dit à lui-même, avec une horrible expression, ces mots qui paraîtraient si durs, si l'habitude de les entendre n'en avait affaibli l'impression sur nous: «Il faut gagner sa vie.» Il pensa à la destinée de son cousin dont la vie était si facile, qui n'avait qu'à se laisser glisser sur la pente au haut de laquelle on l'avait placé, tandis que lui, il lui fallait gravir péniblement une colline sans versant et peut-être sans sommet, il lui fallait faire de son esprit, de son travail, quelque chose dont les autres eussent assez envie pour lui donner de l'argent en échange. Il lui fallait vendre, pour conserver la moitié de sa vie, l'autre moitié à des gens libres, qui ajouteraient à leur vie à eux les heures qu'ils lui payeraient.

Puis il en vint à se mépriser lui-même, à se considérer comme un être d'une espèce inférieure, comme une sorte de bête de somme. Il se sentit humble, respectueux, haineux à l'égard des gens qui ont de l'argent. Il jeta un regard sur lui-même, et il douta de tout ce qu'il avait parfois senti de puissance dans son cœur et dans sa pensée. Il lui fut démontré qu'il avait tort sur tous les points où il lui arrivait de ne pas être de l'avis de tout le monde. Il n'osa plus élever la voix, ni émettre une opinion, ni prendre dans la rue le haut du pavé. Il se regarda dans une glace, et il se trouva laid.

Il fit plus que prendre au mot l'invitation de son oncle de calculer bien juste ce qu'il lui fallait pour vivre à Paris de la vie simple, modeste, laborieuse, de l'étudiant. Il calcula ce qu'il fallait, non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et se condamna volontairement à une vie pauvre et misérable.

Un soir, en fumant et en buvant de la bière avec Anselme, il se laissa aller à parler de sa nouvelle position et de ses nouvelles sensations. Anselme lui dit: «Courage! il y a à surmonter le sort un bonheur que vous apprécierez plus tard. C'est le bonheur que doit éprouver la mouette et que l'on ne peut s'empêcher d'envier, lorsque, pendant la tempête, elle vole capricieusement au-dessus de la mer en fureur, se pose sur la lame, et se baigne dans l'écume en poussant des cris de joie.»

Anselme ajouta à ceci, qui est vrai, un long discours qui était absurde sur le mépris des richesses. Léon le regarda. A voir son chapeau un peu déformé et son habit marron dont les coutures étaient depuis longtemps blanchies, on aurait facilement douté que son mépris des richesses allât jusqu'au mépris d'un habit neuf et d'un chapeau moins vieux. Néanmoins, les paroles d'Anselme firent sur l'esprit de Léon une impression salutaire. Il se sentit prêt à la lutte contre la mauvaise fortune, et il se mit à envisager avec moins d'horreur et de consternation les bottes devenues un succès, le gilet une victoire, le déjeuner une conquête.

Pour Anselme, quand il se trouva seul, il se dit: «Au fait, que me fait à moi, que doit me faire la triste situation de ces jeunes gens? Ne peuvent-ils lutter et vaincre comme moi? Et de quelles affections vais-je encore m'embarrasser après tout le mal que m'ont fait toutes celles auxquelles je me suis laissé prendre jusqu'à ce jour?» Quand il eut bien repassé dans son esprit toutes les excellentes raisons qu'il avait de ne pas s'occuper de Geneviève et de son frère, il passa toute la nuit sans sommeil à penser à eux et à s'attendrir sur leur sort.

XXXII

M. Chaumier ne tarda pas à s'installer à Paris. Ce fut pendant trois mois une occupation et une agitation extraordinaires; il fallait choisir des meubles et des étoffes. Geneviève eut un serrement de cœur en quittant Fontainebleau. Il lui semblait qu'elle partait pour l'exil, tandis que Rose, au contraire, croyait quitter la servitude d'Égypte pour la terre promise.

Si Rose et Geneviève eussent passé le reste de leur vie à Fontainebleau, malgré la volonté de Modeste Rolland, il eût été difficile et même impossible de diminuer entre elles l'égalité qui avait toujours subsisté. Mais la création d'un nouvel établissement, un ameublement nouveau, permirent à la gouvernante, rentrée dans ses fonctions et dans sa puissance par la mort de Mme Lauter, de mettre entre Rose et Geneviève les distinctions hiérarchiques qui lui paraissaient une justice et une convenance. Personne autant que Modeste Rolland n'avait écouté et compris les révélations de M. Semler sur l'état de fortune des enfants de Mme Lauter.

Geneviève et Rose choisirent, il est vrai, les couleurs qui devaient tendre leur chambre. Rose regretta amèrement que son nom ne lui permît pas d'adopter une couleur qui eût attiré toutes sortes de fadeurs et de jeux de mots; elle se retrancha sur le lilas. Geneviève choisit le bleu!

O couleur bleue! Couleur du ciel! Couleur aimée de la femme que j'aime! Couleur de ces wergiss-mein-nicht, de ces petites turquoises qui fleurissent dans l'eau! Et, comme dit un poëte:

L'azur est la couleur du ciel pur de l'automne,
Ou des bluets que, pour mettre en couronne,
Les enfants vont chercher au sein des blés jaunis!

Mais Modeste Rolland fit mettre dans la chambre de Rose des rideaux de soie, et des rideaux de laine dans la chambre de Geneviève. Rose eut un tapis couvrant toute la chambre; ce fut bien assez pour Geneviève d'une descente de lit, et d'une toilette en faïence, quand celle de Rose était en porcelaine.

La restauration de Modeste s'annonça par des représailles et des colères, seul héritage que Mme Lauter eût laissé à sa fille. Dès lors, on ne mit plus d'eau dans la chambre de Geneviève, qui était obligée d'en aller chercher elle-même. Geneviève ne se plaignait pas, mais elle comprit mieux alors ce qu'avait dit M. Semler: Modeste s'encouragea par la douceur de sa victime. A chaque injure supportée, elle en ajoutait une autre d'un degré plus blessant. Elle s'étonnait de la quantité de linge que salissait Mlle Geneviève. Elle remarquait que le soir Mlle Geneviève lisait au lit et brûlait des bougies entières. Si, le matin, Geneviève se mettait au piano, Modeste ne tardait pas à prier Mlle Geneviève de lui permettre d'essuyer le piano de MADEMOISELLE ROSE; et Geneviève ne pouvait s'empêcher de penser au vieux clavecin de Fontainebleau, qui s'appelait simplement le piano; elle pensait à Fontainebleau, à sa mère, et elle allait s'enfermer pour pleurer.

Modeste, implacable dans sa vengeance, trouvait, pour l'exercer plus sûrement, un esprit fin et ingénieux qu'on ne lui eût reconnu dans aucun autre cas. Si Geneviève se brodait un col, Modeste avait soin d'admirer le fini de l'ouvrage, mais elle ajoutait: «Cela coûtera au moins vingt sous de blanchissage.» Si Geneviève lui donnait un ordre, Modeste demandait l'assentiment de Rose, et, quoique celle-ci ne manquât jamais de lui dire: «Certainement, puisque Geneviève vous le dit;» Modeste n'attendait, pour recommencer, que la plus prochaine occasion.

Albert ne paraissait que rarement à la maison, quoiqu'il y demeurât. Lorsqu'il y dînait, il arrivait quand on avait déjà mangé le potage et partait avant qu'on se fût levé de table. Il traitait Geneviève absolument comme Rose; en arrivant et en sortant, il leur donnait la main, et ne leur parlait plus que pour leur adresser quelque observation plaisante ou ironique sur une innovation dans l'arrangement de leurs cheveux, ou une révolution de manchettes. Il était toujours pressé, toujours préoccupé. Quoiqu'il ne dît rien devant ses sœurs, comme il les appelait toujours, il lui était difficile de ne pas laisser échapper quelques mots qui donnaient à penser qu'il était amoureux, et amoureux au dehors. Geneviève écoutait chacun de ses mots, suivait ses moindres gestes, et on eût vu le regard de Geneviève briller ou se ternir, son visage rougir ou pâlir à chaque instant. Albert était loin de s'en apercevoir; il faisait, comme nous avons dit, sa dernière année de droit. Conséquemment, il dansait à la Grande-Chaumière, il jouait au billard, et était de deux ou trois clubs politiques. Léon, qui travaillait sérieusement, n'osait cependant pas toujours refuser de prendre part à ces occupations. Il jouait également au billard, et gouvernait la France à 12 sous l'heure le jour, et 20 sous aux quinquets. Il mettait, comme les autres, des cravates dont le nœud devait désoler le gouvernement, et des chapeaux dont la forme le renverserait tôt ou tard. Quand il venait chez son oncle, il prenait Geneviève à part, et lui disait: «Geneviève, comment te trouves-tu? Es-tu bien?» Geneviève répondait toujours de manière à le tranquilliser. Le dimanche était resté consacré à la réunion de famille. Ce jour-là, quelque impatient qu'il fût de s'en aller, Albert ne se dispensait pas de passer la soirée à la maison. On retrouvait les jeux et le rire de l'enfance. Geneviève et Léon étaient bien heureux. Rose ne pensait presque pas à l'hiver et aux bals qui allaient arriver. Albert lui-même finissait par s'abandonner à cette douce intimité. Léon était toujours le protecteur et l'appui de Rose; c'était lui qu'elle chargeait de ses commissions; c'était lui qui accompagnait sa sœur et sa cousine quand elles avaient des emplettes à faire. Tout inexpérimenté qu'était Léon, il ne pouvait s'empêcher de remarquer, avec une secrète satisfaction, que Rose évitait de prendre avec lui certaines familiarités de leur enfance, et qu'elle commençait à ne plus lui parler du même ton qu'à son frère.

Tout cela était bien égal à M. Chaumier.

Depuis l'installation à Paris, on avait pris de nouveaux domestiques. Modeste Rolland, élevée définitivement aux fonctions et à la dignité de gouvernante, avait sous ses ordres un domestique et une cuisinière. Elle les avait avertis que M. Chaumier, si tendre pour les nègres, ne plaisantait pas avec les blancs, et que la moindre négligence serait punie d'une expulsion immédiate. Les nouveaux arrivés ne tardèrent pas à se modeler sur la gouvernante, et à mettre entre Rose et Geneviève les distinctions qu'y mettait Mme Rolland.

XXXIII

Rose et Albert étaient devenus d'excellents partis: aussi furent-ils parfaitement accueillis à leur entrée dans le monde. On trouvait Geneviève belle, il est vrai; mais elle était exclusivement livrée à l'admiration des très-jeunes gens et des vieillards. Les hommes à vues solides et les mères qui tapissent de chapeaux jaunes et de turbans exagérés les murailles des salons, ne s'empressaient qu'autour de Rose. Mais cette différence mise entre les deux jeunes filles ne pouvait paraître bien clairement à leur inexpérience: peut-être même les succès de Geneviève, plus directement dus à la beauté, leur semblaient-ils les plus flatteurs. Toujours est-il que toutes deux étaient ravies et infatigables. C'est, en effet, un heureux sort que celui de deux filles qui, après avoir passé une partie de la nuit à être belles et admirées, emploient la moitié de la journée suivante à se reposer et à se rappeler, et l'autre moitié à attendre et à préparer de nouveaux succès; et cela, sans la cruelle anxiété de beaucoup de femmes, qui se demandent si elles seront belles. Rose et Geneviève ne s'occupent que de savoir de quelle manière il leur convient d'être belles ce jour-là.

Et puis, c'est toujours un grave souci. S'il ne s'agissait que de plaire aux hommes, la nature a fait à peu près tout ce qu'il faut, des tailles souples, des pieds étroits et cambrés, des fronts purs et unis, des yeux pleins de vivacité à la fois et de modestie, une grâce naïve dans les mouvements. Mais il faut aussi déplaire aux femmes, et c'est là le point important et difficile de la toilette.

Un jour, il arriva, chez M. Chaumier, une lettre que Rose prit sur elle de décacheter malgré l'absence de son père. On voyait, au travers du papier, que la lettre était imprimée, et cela avait si parfaitement l'air d'une invitation! D'ailleurs, si on laissait faire M. Chaumier, il pourrait arriver ce qui était arrivé dernièrement: ce n'était que le jour du bal que M. Chaumier l'avait annoncé à ses filles, et on n'avait pas pu avoir de certains fichus si bien brodés qu'ils auraient fait sensation. En effet. Rose rejeta la lettre en disant: «Je le savais bien, c'est pour mardi.»

Geneviève prit à son tour la lettre et la regarda; mais un nuage rose passa sur son visage, quand elle lut:

Monsieur et madame *** prient M. Chaumier et Mlle Rose Chaumier de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux, mardi prochain.

«On ne m'invite pas,» dit Geneviève.

Rose relut la lettre et dit: «C'est vrai, c'est un oubli, ou plutôt on a pensé que c'était inutile. Dès l'instant qu'on invite mon père, c'est que l'on nous invite toutes deux.

—Mais, dit Geneviève, c'est la première invitation que nous recevons ainsi.

—Je t'assure, reprit Rose, qu'il n'y a pas le moindre inconvénient, et ces gens-là sont trop heureux d'avoir dans leur bal une jolie fille comme toi, pour t'oublier volontairement. D'ailleurs, crois-tu que l'on invite mon père pour le plaisir qu'il apporte personnellement dans une maison, lorsqu'il joue aux cartes, ou lorsqu'il s'endort dans quelque petit salon écarté?

—C'est égal, reprit Geneviève, je ne dois pas y aller.»

Il s'éleva alors à ce sujet, entre les deux cousines, la discussion la plus savante qui se puisse imaginer. Modeste prit la parole, et pensa que Geneviève n'était pas engagée et qu'il ne fallait pas avoir l'air de se jeter à la tête des gens et d'aller chez eux malgré eux. On convint qu'on reprendrait la discussion à dîner devant M. Chaumier et devant Albert. M. Chaumier décida que Geneviève devait venir; mais Albert répondit froidement qu'à la place de sa cousine, il ne considérerait que le plaisir qu'il attendrait de la soirée, et que, si elle pensait bien s'amuser, elle ferait bien d'y aller. Certes, si Albert eût un peu pressé Geneviève, toute considération eût disparu à ses yeux, et elle se fût laissé entraîner par le plaisir de passer la soirée avec lui, et d'en être priée. Mais il ne parut mettre aucun intérêt à sa résolution. Geneviève alors laissa décider qu'elle irait au bal; mais, le mardi matin, elle se plaignit d'être malade et elle resta à la maison.

On ne saurait dire avec quel serrement de cœur elle assista à la toilette de sa cousine. Rose était ravissante, ses pieds touchaient à peine la terre; à sa beauté ordinaire se joignait la beauté que donne le bonheur. Elle partit avec son père; Albert les accompagnait. Il dit à Geneviève: «Tu as tort de ne pas venir.» S'il avait dit un mot de plus, Geneviève eût été si vite habillée et sitôt prête! Mais il lui donna un baiser sur le front et offrit le bras à Rose pour descendre l'escalier.

Geneviève alors prêta l'oreille; elle entendit s'abattre et se relever le marchepied de la voiture. Il était encore possible qu'Albert remontât et lui dît: «Geneviève, habille-toi et viens avec nous.» Mais la voiture partit; la porte cochère cria sur ses gonds et se referma. Puis on entendit la voiture rouler, et le bruit se perdit dans tous les autres bruits.

Alors Geneviève se prit à rappeler tout ce qui pouvait augmenter sa douleur. Elle se représenta à elle-même, pauvre fille, sans mère pour la consoler et pour la conseiller. Il était évident qu'Albert ne l'aimait pas. Elle ne voyait presque pas Léon, qui, de son côté, ne paraissait pas heureux. Oh! s'il avait été là, comme elle aurait été consolée de tout lui dire! Ce n'était qu'à lui qu'elle pouvait parler des impertinences de Modeste Rolland, et de ses regrets pour sa mère. Mais, pas même à lui, elle n'aurait osé parler de son amour pour Albert.

Quelques jours après, Albert ne dînait pas à la maison. Léon parla des difficultés de l'état qu'il allait embrasser, et il avoua une grande répugnance pour la profession d'avocat. M. Chaumier répliqua par l'éloge de cette profession, en lieux communs que Léon eut l'imprudence de réfuter.

«L'avocat, dit M. Chaumier, est le défenseur de la veuve et de l'orphelin.

—S'il n'y avait pas d'avocats pour les attaquer, répondit Léon, il n'y aurait pas besoin d'avocats pour les défendre.

—C'est l'avocat qui, par son talent, fait triompher l'innocence et le bon droit, et les débarrasse, aux yeux du juge, des voiles dont veulent les entourer le crime et la mauvaise foi.

—Mais dans toute cause, reprit Léon, il y a deux avocats: donc, si l'un défend l'innocence, l'autre défend le crime; si l'un défend le bon droit, l'autre défend la ruse et la perfidie. Donc, il serait aussi juste de dire de l'avocat: L'avocat, c'est lui qui fait triompher le crime et la mauvaise foi, etc.»

Léon résuma ainsi le métier: «Il n'y a pas d'avocat qui refuse de plaider demain précisément le contraire de ce qu'il a plaidé hier. Il n'y a pas d'avocat qui n'eût accepté, avec le même empressement, la défense de celui qu'il attaque, si celui qu'il attaque se fût adressé à lui. Un avocat passe quinze ans de sa vie à défendre n'importe quoi et n'importe qui; ensuite il arrive au parquet, où il passe quinze autres années à accuser n'importe qui et n'importe quoi; puis il se retire environné de l'estime de ses concitoyens.»

M. Chaumier, fort absolu, comme le doit être tout homme qui veut affranchir les nègres des autres, commença à mettre de l'aigreur dans la discussion. Il fit remarquer à Léon que rien n'était plus ridicule que de chercher à décrier une profession que l'on avait embrassée volontairement.

«Aussi, mon cher oncle, dit Léon, je ne serai pas avocat.»

Geneviève et Rose le regardèrent avec stupéfaction. M. Chaumier se mit en colère, parla du mépris qu'ont tous les hommes raisonnables pour les gens indécis et capricieux, et lui demanda alors ce qu'il voulait faire, d'un air triomphant, comme s'il eût porté un coup sans parade possible. Il avait déjà dans les dents la suite de son argumentation, dans la prévision de la réponse à laquelle il croyait avoir réduit le pauvre Léon. «Ah! vous ne savez pas? se proposait-il de lui répondre. Autant dire tout de suite que vous ne voulez rien faire. L'homme, dans l'état de société, n'a pas le droit de ne pas savoir ce qu'il veut faire, etc., etc.»

Mais Léon ne lui laissa pas placer cette phrase à laquelle son oncle tenait beaucoup. A la question de M. Chaumier, il répondit sans hésiter: «Je veux être artiste, je veux être musicien.»

M. Chaumier se leva et dit: «Vous avez parfaitement le droit de faire des folies; mais je n'en serai pas le complice ni l'instigateur. Il est bon que vous en supportiez, dès le début, toutes les conséquences. Vous vous arrangerez donc pour ne plus compter sur mon appui dans aucun genre.»

M. Chaumier sortit de la salle à manger, ferma brusquement la porte et disparut.

Léon, sa sœur et sa cousine, restèrent quelques instants sans parler. Geneviève finit par pleurer et Rose ne tarda pas à l'imiter. Léon leur prit la main à toutes deux, et leur dit: «Mes chères sœurs, mon oncle a tort. Certes, si j'étais dans la position d'Albert, qui n'aura qu'à acheter une étude et à se laisser gagner de l'argent, je devrais continuer à marcher dans la carrière que j'ai commencée; mais, dans ma situation, il peut se passer un grand nombre d'années encore avant que je gagne ma vie et sois indépendant. D'ailleurs, qui me dit que je pourrai élever ma tête au-dessus de cette foule noire qui erre en bourdonnant dans le Palais? Pourquoi ne pas m'attacher exclusivement à ce que je fais le mieux? Je connais une foule de musiciens qui gagnent beaucoup d'argent à donner des leçons. D'ailleurs, je n'ai pas le choix; il faut que j'en gagne tout de suite.»

A ce moment, Modeste arriva avec un billet cacheté; il était adressé à Léon. «C'est de mon oncle,» dit-il, et il le lut haut.

«Monsieur mon neveu, l'oubli que vous avez fait tantôt du respect que vous me devez m'oblige à prendre à votre égard une résolution sévère. Vous me ferez plaisir de ne plus mettre les pieds dans ma maison.

—Eh bien! soit! dit Léon. Puisque mon oncle oublie ainsi ce que ma mère lui a demandé en mourant, je ne rentrerai plus dans sa maison que lorsqu'il se trouvera fier et honoré de m'y recevoir; quand, en entendant parler de moi, il prendra la parole pour dire avec complaisance: «C'est mon neveu.» Pour vous, ma sœur Geneviève et ma jolie Rose, vous n'oublierez pas le pauvre exilé. Vous parlerez quelquefois de lui, ensemble, le soir. Pour lui, il pensera à vous, et vos douces images le soutiendront dans les luttes qu'il aura à soutenir dans les découragements qui s'empareront de lui. Et bientôt, je l'espère, quand j'aurai pris ma place dans les rangs des artistes de talent, quand vous entendrez citer mon nom avec éloge, vous vous rappellerez que le battement qu'éprouveront alors vos deux petits cœurs sera mon plus doux triomphe.»

Léon se tut quelques instants; ses lèvres s'entr'ouvraient et il ne parlait pas. Enfin, prenant les mains de Rose, il lui dit: «Rose, ma jolie Rose, écoute bien ce que je vais te dire; c'est mon secret et mon trésor, c'est mon présent et mon avenir, c'est ma part de bonheur dans la vie que je vais confier à ton cœur. Je t'aime, Rose; je ne sais si je t'aime plus, mais je t'aime autrement que Geneviève; je t'aime de l'amour le plus passionné, le plus ardent. Quand je rêve la gloire, c'est pour que tu sois fière de moi. Je n'envie la couronne de lauriers et de fleurs de l'artiste que pour la mettre sur tes cheveux noirs.»

Rose, toute confuse, cacha sa tête sur la poitrine de sa cousine. Léon continua.

«Aimé de toi, Rose, rien ne me sera impossible. J'aurai du courage et de la force contre tous les obstacles, car tu es ma force et mon courage. Rose, mon ange, devant ma sœur, veux-tu me promettre de ne pas m'oublier, d'attendre le jour où je viendrai dire à ton père: «Mon oncle, me voilà revenu, j'ai un état et je gagne de l'argent, et mon nom est quelque chose qui attire l'attention quand on le prononce. Tout cela, je l'ai voulu pour Rose, pour Rose que j'aime. Donnez-la-moi, confiez-moi son bonheur.»

Rose, émue au dernier point, tendit en sanglotant la main à Léon. Léon porta cette petite main à ses lèvres, puis il se leva et dit: «Ma sœur, ma femme, au revoir!»

Et il sortit, heureux et fier, et si grand, que c'est un grand hasard s'il ne brûla pas son chapeau à la lune, ou s'il ne décrocha pas quelques étoiles.

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