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Geneviève

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XV

Depuis le jour du mariage d'Albert, Geneviève était en proie à une fièvre ardente; malgré la résignation qu'elle s'était promise, elle avait par moments des accès de désespoir auxquels elle ne pouvait résister. Elle sortait alors et allait prier dans les églises. Depuis sa découverte des soins que Léon prenait de son habit, Geneviève avait soupçonné les difficultés qu'éprouvait son frère à subvenir aux soins de leur petit ménage, et elle avait observé: elle n'avait pas tardé à deviner le sort de sa montre; mais Léon paraissait attacher tant de prix à lui cacher ses misères, qu'elle n'osait pas faire semblant de s'en apercevoir; aussi évita-t-elle de lui parler de sa montre, ni de jamais s'enquérir de l'heure devant lui. Léon rentrait habituellement fort tard et ne se levait que vers huit ou neuf heures: il n'avait rien à faire plus tôt et avait souvent besoin de repos.

Un matin il dit à Geneviève: «Mais, Geneviève, je ne vois plus la femme de ménage?

—Elle a trouvé un autre ménage à faire, dit Geneviève, et m'a demandé la permission de venir de très-bonne heure; sans quoi, m'a-t-elle dit, elle serait obligée de refuser le bonheur qui lui arrivait. Elle vient ici un peu avant le jour, et elle est souvent partie longtemps avant que tu sois éveillé.»

Il s'était élevé entre le frère et la sœur une noble et touchante lutte de générosité et de dévouement. Jamais Geneviève n'eut demandé de l'argent à Léon. Mais Léon lui en donnait toujours avant que celui qu'elle avait fût dépensé. Bien souvent, Geneviève lui disait: «Je n'en ai pas besoin, j'en ai encore.»

La vérité était qu'elle avait supprimé la femme de ménage, à laquelle on donnait vingt francs par mois.

J'ai souvent pensé à l'indifférence de la Divinité sur les actions humaines, en voyant la même lune répandre les mêmes rayons sur l'homme qui rentre porter du pain à sa famille, et sur le brigand qui l'attend au détour d'une rue pour l'assassiner; mais je n'ose pas croire que Dieu ne reposait pas un moment ses regards sur Geneviève, quand le matin, une heure avant le jour, elle se réveillait, allumait une chandelle, et se levait sans bruit. Elle se livrait alors aux travaux les plus vils: elle lavait la vaisselle, elle balayait, n'ayant d'autre soin que de ne pas réveiller Léon qui devait être fatigué de la veille, qui se chagrinerait de la voir ainsi travailler, et s'opposerait à ce qu'elle continuât à employer le seul moyen qu'elle avait pu trouver de contribuer aux dépenses de la maison; mais ce qu'elle faisait surtout avec un soin et un respect touchant, c'était de nettoyer les vêtements de Léon. Comme elle ménageait ce pauvre vieil habit qui lui retraçait toutes les privations que Léon s'était imposées pour elle! avec quel soin elle faisait une reprise dont elle avait aperçu l'urgence pendant le jour, mais dont elle n'avait pas parlé, parce qu'elle comprenait que ce serait ajouter aux chagrins de Léon celui de lui montrer qu'il ne réussissait pas à tromper sa sœur!

Habit, en effet, vieil habit plus respectable que la pourpre; travail plus noble que la broderie des femmes désœuvrées sur des étoffes d'or et d'argent.

Elle ne se rebutait devant aucun soin, ou plutôt elle ne voyait pas ce qu'il avait de rebutant.

Geneviève avait de jolies mains délicates, effilées, blanches, avec des ongles d'un rose tendre; et avec ses jolies mains, si pleines de distinction, elle nettoyait jusqu'à la chaussure de son frère, puis elle remettait tout en place, bien précisément comme faisait autrefois la femme de ménage.

Le ménage fait, elle préparait le déjeuner, puis elle faisait sa toilette; elle peignait et nattait ses beaux cheveux, car il fallait que Léon, en se réveillant, la trouvât habillée, et que rien dans sa toilette du matin ne pût laisser soupçonner la tâche qu'elle avait remplie.

Et c'étaient chaque matin les mêmes travaux et les mêmes soins.

Et cependant, jamais femme ne fut plus délicatement belle que Geneviève; jamais femme n'inspira plus naturellement cette pensée, que c'était pour elle qu'avaient été inventés le velours et la soie; jamais plus d'élégante mollesse dans les formes et dans les mouvements ne fit songer à entourer une femme d'esclaves attentifs à prévenir même la fatigue d'un désir!

Un soir, Léon lui voulut donner de l'argent; elle lui montra qu'elle en avait beaucoup plus encore que cela n'était probable; pauvre fille! comme elle était heureuse ce soir-là! Léon pensa alors qu'il pourrait peut-être remplacer son chapeau, qui depuis longtemps ne subsistait qu'à force d'industrie. Le lendemain, il passa cinq ou six fois devant la porte d'un chapelier sans oser entrer; enfin, l'aspect de son chapeau dans une glace le décida; et il entra, honteux pour les autres d'avoir gardé son chapeau si longtemps, honteux pour lui-même de ne pas le garder encore un peu.

XVI

Bien des fois déjà, Geneviève avait décidé qu'elle devait renoncer à Albert; mais, quelque entière que fût sa résignation, elle cachait toujours quelque reste d'espérance, même à son insu. Le mariage avait cette fois tout fini.

Rose ne voyait plus Léon; elle croyait un juste orgueil engagé à ne pas le rappeler; mais elle avait pris en horreur M. de Redeuil, qui avait été pour elle le prétexte d'un essai de coquetterie qui avait si mal tourné. Rodolphe était toujours fort assidu chez M. Chaumier, et toute la société des Chaumier et des Redeuil croyait qu'il épouserait Rose.

M. Chaumier s'efforçait en vain de mettre de l'ordre dans sa maison, dont les dépenses dépassaient de beaucoup les revenus. Il prit le prétexte de quelques réparations à faire à Fontainebleau pour aller y passer un mois, quoiqu'on fût au milieu de l'hiver. Au bout de huit jours, Rose, n'y pouvant plus tenir, écrivit à Geneviève que, si elle voulait lui sauver la vie et l'empêcher de mourir d'ennui, il fallait qu'elle vînt partager son exil. Il y avait en P.S.: «Amène si tu veux M. Léon, si toutefois il ne craint pas trop de s'ennuyer avec nous.»

Geneviève était malade; le chagrin et la fatigue avaient achevé du détruire sa santé. Léon ne pouvait quitter ni sa sœur ni ses leçons. Rose vit dans ce refus une rupture complète. Elle tomba dans une sombre tristesse: le séjour de Fontainebleau lui rappelait trop vivement sa tendresse pour Léon; tendresse vraie et profonde, dont le monde avait pu la distraire, mais non la dépouiller. Chaque arbre du jardin, chaque meuble de la maison, lui montraient des circonstances de son amour. Les détails les plus futiles l'attendrissaient et lui arrachaient des larmes. Elle retrouva, sous l'herbe jaunie, les limites de son jardin, de son jardin à elle et à Léon. Elle se rappela que, tandis que Léon était chez M. Semler, et qu'il ne revenait à la maison que le dimanche, il lui avait bien recommandé de soigner les pois de senteur qu'il avait semés. Quand quelqu'un allait chez M. Semler, Rose tirait de terre un des pois avec la petite tige verte et sa racine, et l'envoyait à Léon pour qu'il put juger de l'état de la végétation. Le messager était chargé de le rapporter, et Rose le replantait.

Quand Rose profitait d'un de ces rayons si doux du soleil d'hiver pour se promener dans le jardin, il lui semblait que les sorbiers, les rosiers, les brins d'herbe, murmuraient le nom de Léon.

Tout avait changé: les journées s'étaient envolées; Mme Lauter était morte, Geneviève et Rose étaient séparées, Albert marié dans une nouvelle famille, M. Chaumier vieilli et cassé, Léon artiste de talent et de réputation.

Mais les arbres et les rosiers n'avaient pas changé; tous les ans ils donnaient les mêmes fleurs et les mêmes parfums; la même herbe encadrait les pavés de la cour; les mêmes merles venaient becqueter les ombelles de corail des sorbiers.

Un jour, M. Semler disait: «Comme je m'étais trompé! j'avais toujours cru que vous épouseriez Léon, et que Geneviève serait la femme d'Albert.»

Rose le quitta, et alla se promener dans le jardin; elle pensa à tout ce qu'il y aurait eu de bonheur à réunir entre eux quatre toutes les affections qui remplissent la vie; à n'en rien distraire, à n'en rien gaspiller sur le reste du monde: amour de parents, amitiés d'enfants; premier amour de jeunes garçons et de jeunes filles; dernier amour du mariage; toutes ces amours renfermées en eux quatre. Un soir elle écrivit à Geneviève:

«Ma Geneviève, c'est à Léon que j'écris, donne-lui cette lettre.

«Léon, nous sommes fous, je t'aime, et je suis sûre que tu m'aimes. Je suis à Fontainebleau; je t'écris assise dans ce même fauteuil où j'étais quand nous nous sommes promis d'être l'un à l'autre, le jour où on enterra ma tante Rosalie.

«Tiens, Léon, je n'ai plus d'orgueil, je suis trop malheureuse; tu ne m'as pas oubliée, n'est-ce pas? Viens à Fontainebleau, amène Geneviève; nous serons seuls tous les trois avec mon père; nous lui rappellerons ce qu'il a promis à ma tante. Pauvre tante! si elle n'était pas morte, nous n'aurions jamais été séparés! Pendant que ma lettre ira à Paris, je vais aller au cimetière prier sur son tombeau; viens, vous manquez ici tous les deux; il y a partout des places vides.»

A ce moment arriva Albert; il était venu à cheval en poste; il dit au postillon de lui ramener d'autres chevaux dans une demi-heure, pour retourner à Paris.

«Mais, dit Rose, es-tu fou? Tu ne peux faire ainsi vingt-quatre lieues sans te reposer.»

Albert ne répondit rien et demanda à parler à son père. Rose le conduisit jusqu'à la porte de la chambre de M. Chaumier, et voulut se retirer; mais Albert lui dit: «Reste, ma sœur, il faudra bien que tu saches ce que j'ai à apprendre à notre père: j'aime autant n'avoir à en parler qu'une fois.»

Rose alors regarda Albert, et pensa que ce n'était pas seulement à la fatigue de la route qu'il fallait attribuer l'excessive pâleur de son frère.

XVII

Voici en effet ce qu'Albert dit à son père: «Le vol fait par mon clerc est bien plus considérable que je ne l'avais cru d'abord; j'ai découvert depuis qu'il avait fait à ma place divers recouvrements dont l'absence m'a beaucoup gêné; j'ai été obligé de contracter un nouvel emprunt, dont les termes vont échoir en même temps que celui pour lequel mon père s'est engagé solidairement avec moi. Je ne sais comment mon beau-père et ma belle-mère ont appris l'état de mes affaires; mais, après une scène assez violente qui a eu lieu entre nous, ils ont mis Anaïs de leur côté, et ils me menacent d'un procès en séparation de biens. C'est un éclat qui détruirait toutes mes dernières ressources: je suis donc obligé d'y donner les mains pour que la chose se passe sans retentissement; avant tout, j'apporte à mon père des valeurs pour se mettre à couvert d'une partie des payements qu'il va bientôt avoir à faire pour moi.»

Et en même temps Albert remit à son père plusieurs papiers de commerce.

«Je sais bien, ajouta-t-il, que cela ne fait pas une somme suffisante et que votre fortune s'en trouvera un peu entamée; mais c'est tout ce que j'ai pu réunir en dehors de la dot de ma femme. Je vais rendre l'étude à mon prédécesseur, qui, en échange des sommes qu'il a déjà perçues, payera une partie des dettes de l'étude: le reste, à la grâce de Dieu. Je m'en vais.

—Mais, dit M. Chaumier....

—Mais, dit Rose....

—Vous voulez, reprit Albert, que je vous donne des explications: il n'y en a pas à donner; vous savez tout. Ce que je vous dirais ne servirait qu'à rendre moins clair ce que je vous ai déjà dit. Pardonnez-moi la brèche faite à votre fortune, et adieu.»

A ce moment, en effet, on entendait claquer le fouet du postillon, qui tenait un cheval en main, à la porte. Albert embrassa son père et sa sœur et partit au galop.

M. Chaumier et sa fille restèrent stupéfaits. M. Chaumier calcula qu'avec cette nouvelle perte et les extravagantes dépenses qui l'avaient précédée, ils allaient se trouver précisément un peu moins riches qu'avant le gain de son procès, et par conséquent hors d'état de venir encore en aide à Albert.

Rose ne s'affligea pas autant qu'on aurait pu le croire de la diminution de la fortune de son père, qui les obligeait à reprendre leur ancienne vie de Fontainebleau. Depuis qu'elle y était revenue, ses plaisirs de Paris lui semblaient fades et creux auprès de tous les souvenirs qu'elle y trouvait. C'était un concert où tout disait: «Léon et Geneviève, amour et amitié.»

La pensée de vivre à Fontainebleau renfermait celle d'y vivre avec eux; elle courut dans le jardin plein de neige, comme pour aller dire aux arbres que Geneviève et Léon reviendraient, et qu'ils les abriteraient bientôt tous ensemble sous leur feuillage printanier. Mais bientôt une triste pensée s'empara de l'âme de Rose. Quoi! sa lettre arriverait à Geneviève et à Léon en même temps que la nouvelle de leur ruine! leur cœur, si noble et si fier, pourrait croire un moment que les bons sentiments n'étaient rentrés dans le sien qu'avec l'infortune, et qu'elle ne se rattachait à l'amour et à l'amitié que parce que les plaisirs du monde allaient lui manquer!

Cette impression ne dût-elle rester qu'un instant dans l'esprit de ses anciens amis, rien n'aurait décidé Rose à la faire naître.

Elle n'envoya pas sa lettre; et, seulement alors, elle comprit qu'elle était ruinée et malheureuse.

Elle se coucha de bonne heure pour ne pas dormir, et quand, le surlendemain de la visite d'Albert, M. Chaumier partit pour Paris, afin de mettre ordre à ses affaires et se débarrasser de tout l'attirail de la maison de Paris, elle refusa de l'accompagner, et resta seule, avec Modeste, à Fontainebleau. Elle repassa toute cette douce vie de famille dont le jardin et la maison avaient été le théâtre; elle se rappela ses moindres torts, pendant le séjour de Paris, envers Léon et Geneviève. Si elle avait encore été riche, elle serait allée se jeter à leurs genoux et leur dire: «Geneviève, ma sœur, Léon, mon cousin, mon amant, mon mari, ne nous quittons jamais, et renfermons toute notre vie entre nous trois.»

XVIII

L'auteur à ses amis connus et inconnus.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Où en étais-je de mon récit? J'ai été forcé de l'interrompre pendant quelques jours, à cause d'un accident peu ordinaire. Mon chien Freyschütz, mon compagnon depuis six ans, sur terre et sur mer, dans la bonne et mauvaise fortune, mon chien m'a mangé!...

Le docteur Lebâtard a ramassé proprement mes morceaux, les a rejoints, recollés et ficelés; maintenant, il prétend que je n'ai qu'à rester chez moi et attendre. Attendons.

C'est une triste chose que d'être mangé par son chien; je n'en sais guère d'exemple que dans la fable, et encore a-t-on cru, pour la vraisemblance, devoir dire qu'Actéon avait été préalablement changé en cerf. Je ne sais que trois personnes au monde qui comprennent le chagrin d'une pareille aventure. Une fois déjà Freyschütz m'avait dévoré. J'avais bien trouvé moyen d'imaginer pour lui des excuses; à force d'industrie même, j'avais parfaitement établi que les torts étaient de mon côté; j'étais rentré tard, brusquement, sans lumière, je l'avais éveillé en sursaut; enfin, il paraissait m'avoir pardonné. Mais, cette fois, il me mangeait avec plaisir; il a fallu employer toute ma force et toute mon adresse pour me délivrer de lui. Le docteur Lebâtard m'a parfaitement fait comprendre que, quelques lignes plus bas, j'étais mort. L'autre fois, on avait été quelques jours incertain si je conserverais le bras. Décidément, Freyschütz m'aimait comme on aime le bifteck: c'était de la gourmandise, et non de l'affection, que je lui inspirais. Et cependant c'était un heureux chien! habitué du pâtissier Félix, maître dans la maison et au dehors, tellement que, quand nous sortions ensemble, chacun à un des bouts d'un cordon de soie, on prétendait qu'il me tenait en laisse. Tous mes amis étaient les siens; Gatayes l'appelait mon cousin. Semblable à un arbre dont les feuilles tombent, l'homme voit successivement mourir autour de lui tout ce qu'il aime, tout ce qui lui plaît. Chaque jour on lui envoyait des gâteaux et des bonbons; les plus jolis doigts blancs se mêlaient dans les soies noires de sa crinière. Allons, les chiens ne valent pas mieux que les hommes; Schütz est parti, Schütz ne m'aimait pas; il ira à deux cents lieues d'ici avec des gens qui ne demandent à un chien que d'être chien et féroce, et qui veulent être défendus par lui: c'était moi qui défendais Schütz, et j'ai une fois battu un charretier qui semblait vouloir lui donner un coup de fouet; je garde son portrait et les coussins oranges sur lesquels il se couchait: l'orange lui allait si bien!

A part le chagrin, c'est une jolie situation que celle d'un malade: vos amis viennent vous voir, et font en s'en allant l'éloge de vos vertus. Vous recevez des friandises et des lettres charmantes, et des fleurs pour vous tenir compagnie, surtout une bruyère dont les petites clochettes, semées sur son feuillage comme une neige rose, semblent, les menteuses, dire au malade prisonnier que l'on est encore à l'automne, et me rappellent ces prairies de trois lieues de la Bretagne, ces prairies toutes roses avec un horizon violet. Vos voisines cessent sur leurs pianos leurs gammes éternelles; vous faites fermer votre porte aux ennuyeux, et le médecin vous défend de travailler.

J'ai reçu à ce sujet une charmante lettre:

«Comment vas-tu? Et quel horrible chien tu avais là! En veux-tu un autre? trois mois, un agneau de Terre-Neuve. Il deviendra admirable, et tu auras toujours un an devant toi avant d'être dévoré de nouveau.

«J. J.»

Hélas! non, mon cher Janin, je ne veux pas de ton chien; il n'entrera plus de chien dans ma maison. Toi qui as si poétiquement et si tendrement parlé de ton premier chien, je suis sûr que tu n'as jamais aimé tous les beaux chiens que tu as eus depuis comme ton hideux Médor. On n'a dans la vie qu'un chien, comme on n'a qu'un amour. Merci de te montrer mon ami au moment où tu comprends que je perds un ami et une amitié.

Il y a beaucoup de gens qui demandent tout bas si je ne suis pas un peu enragé; d'autres viennent à pied du faubourg Saint-Germain pour me dire: Je vous l'avais bien dit.

Ce matin, le docteur Lebâtard m'a donné une fâcheuse nouvelle: il m'a dit que je pouvais travailler; il prétend que je vais très-bien: je me'n rapporte à lui, c'est son état.

Où en étais-je de mon récit? J'avais besoin de parler un peu de mon chien. On dit que les grandes douleurs sont muettes: c'est un axiome faux, inventé pour l'usage et la commodité des très-petits chagrins et des cœurs sourds.

XIX

Geneviève tomba tout à fait malade et fut obligée de redemander la femme de ménage qu'elle avait supprimée. Léon fit venir un médecin. Après quelques visites, Léon l'accompagna jusque sur l'escalier et lui dit: «Eh bien! monsieur?»

Il y a des instants dans la vie que l'on appelle une minute, pendant lesquels, en effet, l'aiguille d'une pendule ne parcourt que la soixantième partie de son cadran, et il faudrait dix volumes pour écrire sommairement ce qui se passe dans la tête et dans le cœur d'un homme pendant cet instant. Tel fut celui qui se passa entre la question de Léon et la réponse du médecin. Léon vit en un instant toute sa vie passée et toute sa vie à venir; il se faisait à ce moment une fourche dans sa vie: selon que Geneviève vivrait ou mourrait, il prendrait l'un ou l'autre des chemins. Si Geneviève vit, ce sont des jours plus heureux, des lilas au printemps, une vie trop courte; si elle meurt, un long deuil pour lui qui ne finirait que par une mort tardive; si elle meurt, il se représente dans tous ses détails la mort, le froid, la pâleur, la bière, le cimetière, la terre; si elle vit, il fait le projet de vingt parties de plaisir, de cent distractions; il la mariera: les enfants, le bonheur. Rien n'échappe à ses yeux, dans les deux cas: en pensant au mariage, il voit la toilette, la fleur d'oranger, le voile et les enfants: il y en a un blond, l'autre est châtain, etc.... Je répète qu'il faudrait dix volumes pour indiquer tout ce qu'il pensa; et cependant, trente secondes après sa question, le médecin ouvrait la bouche pour répondre, et Léon le regardait comme on regarderait un juge dont la volonté peut tout; il y avait eu quelque chose de suppliant dans sa voix quand il avait dit: «Eh bien! monsieur?»

Le médecin répondit en hochant la tête: «Cela va mal.»

Léon resta les yeux ouverts, mais sans regard; ces paroles retentissaient dans sa tête comme autant de petits marteaux qui la brisaient au dedans. Le médecin descendit une marche, Léon l'arrêta:

«N'y a-t-il donc plus d'espoir?

—Monsieur, dit le médecin, il y a toujours de l'espoir, mais votre sœur est bien malade.»

Et il salua; Léon le suivit: il lui semblait que cet homme allait emporter son dernier espoir.

«Vous reviendrez tantôt, n'est-ce pas?

—Oui, mais rien ne presse; la maladie n'est pas au dernier période, nous avons probablement plusieurs mois devant nous.»

En disant ces mots, il avait continué à descendre, et Léon l'avait suivi jusqu'à la porte cochère. Il le suivit encore de l'œil jusqu'à ce qu'il tournât le coin de la rue où il allait prendre une tasse de café et lire le journal. Léon rentra; il ne pouvait s'empêcher de regarder Geneviève. Il y a dans les gens qui vont bientôt mourir quelque chose de solennel et de singulier; leur chair est comme transparente, et il semble qu'elle est éclairée en dedans par leur âme, semblable à une lampe qui s'alimente du corps et le consume. Geneviève ne se croyait pas malade; elle s'attendait très-bien à mourir, mais de douleur et de désespoir.

Au bout de peu de jours, les prescriptions du médecin avaient produit un excellent résultat, il dit à Léon: «La malade va mieux, mais je n'ai rien pu faire jusqu'ici contre la maladie. Il faut prendre garde de frapper son imagination. Je vais vous dire devant elle que mes soins sont désormais inutiles, et qu'elle est guérie; vous m'engagerez à venir vous voir, à titre de connaissance; je viendrai quelquefois, le soir, faire une partie de dominos, et je suivrai la maladie sans qu'elle puisse prendre mes ordonnances pour autre chose que pour quelques conseils donnés par hasard.

«Ah! monsieur, dit Léon, sauvez ma sœur.»

Le médecin lui serra la main sans lui répondre, et partit.

XX

Ce jour-là, on ne travaillait pas dans l'atelier d'Antoine Huguet: cela constituait, avec les jours où on travaillait, une différence qu'un œil très-exercé pouvait seul apercevoir.

Les jours où on travaillait, on se livrait, il est vrai, à une égale paresse, mais avec remords, mais en se gourmandant les uns les autres, mais en répétant à chaque demi-heure, comme le refrain obligé d'une ballade: Ah ça! maintenant, travaillons; ce qui n'engageait à rien et produisait seulement l'effet de la momie que certains peuples faisaient passer dans un festin sous les yeux des convives; ce qui équivaut à peu près au: Frère, il faut mourir, que ne se disent pas les trappistes, ainsi que je suis allé personnellement m'en assurer l'année dernière (1837); ce dont les convives d'esprit avaient probablement soin de tirer la conclusion: «Il faut mourir un jour, donc il faut vivre en attendant.»

Les jours où on travaillait, les toiles étaient sur les chevalets, les palettes étaient chargées; si l'on se promenait par l'atelier et par le reste du logis, c'était toujours sous prétexte de chercher un appui-main égaré, ou de se réchauffer les pieds. S'il venait une visite, on croyait devoir la faire tourner au profit de l'art; on demandait au visiteur son opinion sur une figure ébauchée, et quand il avait, après un sévère examen, dit qu'il trouvait un des bras trop long, on répondait: «Ah! tu me fais bien plaisir, je le croyais trop court.»

Puis, quand le visiteur était parti, au grand regret de l'atelier, la mauvaise humeur causée par son départ se formulait hypocritement en déclamations contre les flâneurs et le temps dont ils causent la perte; et on s'asseyait devant le feu pour se plaindre plus à son aise de cette perte de temps.

Mais les jours où on ne travaillait pas, on enfouissait dans les coins les chevalets démontés et les toiles retournées. Il n'était pas plus question de peinture qu'avant le jour où je ne sais quelle femme grecque dessina, dit-on, sur un mur, avec du charbon, le profil d'un amant frisé, ainsi que le témoignent diverses gravures; anecdote que nous considérons comme apocryphe, à cause que sous un beau ciel comme celui de la Grèce, où le plaisir passe avant l'utilité, c'est-à-dire où le plaisir est raisonnablement considéré comme la plus utile des choses, il n'est pas probable que l'on eût inventé le charbon avant d'inventer la peinture, la cuisine avant les arts.

Les jours où on ne travaillait pas, on se promenait franchement pour se promener; celui qui eût regardé avec un peu d'attention quelques-uns des tableaux ou des plâtres qui tapissaient l'atelier, eût été unanimement accusé de faire son piocheur. Les jours où on ne travaillait pas étaient les grands jours de travail de Gargantua; le déjeuner, plus somptueux, demandait plus de soins et de courses, etc., etc.

Ce jour-là, on ne travaillait pas dans l'atelier. Mithois était vêtu d'un burnous arabe de cachemire blanc; Antoine Huguet avait une veste de brigand napolitain.

ANTOINE HUGUET.—Allons, Gargantua, le couvert.

MITHOIS.—On frappe.

ANTOINE HUGUET.—Gargantua, va ouvrir.

LE CHAIRCUITIER (entrant).—M. Huguet!

EDGAR SAGAN.—C'est ici, chaircuitier.

Gargantua donne au chaircuitier un plat pour transvaser les côtelettes de porc frais qu'il apporte dans une boîte de fer-blanc; il demande une fourchette.

MITHOIS.—Gargantua, une fourchette.

GARGANTUA.—Je les cherche.

ANTOINE HUGUET.—Où peux-tu avoir mis les fourchettes? c'est ainsi que tu prends soin de mon argenterie? Tenez, chaircuitier. (Il lui donne un poignard: le chaircuitier prend le poignard du bout des doigts et n'ose lever les yeux; il transvase les côtelettes.)

MITHOIS.—Chaircuitier, êtes-vous bien sur de ce que vous apportez là? on dirait des côtelettes de chien caniche.

LE CHAIRCUITIER.—Elles sont comme les dernières.

CHARLES LEFLOCH.—Il n'y a pas assez de cornichons....

ANTOINE HUGUET.—Gargantua, qu'est-ce que je t'avais dit?

GARGANTUA.—De demander trop de cornichons.

ANTOINE HUGUET.—Eh bien! qu'est-ce que dit Charles?

GARGANTUA.—Qu'il n'y a pas assez de cornichons.

ANTOINE HUGUET.—Donc mes ordres ont été méprisés.

GARGANTUA.—C'est la faute du gâte-sauce, je lui avais dit....

LE CHAIRCUITIER.—Mais, monsieur Gargantua, je vous assure qu'il n'y a pas mal de cornichons.

GARGANTUA.—Vous en êtes un autre.

ANTOINE HUGUET.—Bien, Gargantua, j'aime cette énergie dans les soins du ménage; tu me feras penser ce soir à te donner ma bénédiction. Paye comptant et demande l'escompte. (Le chaircuitier sort.)

MITHOIS.—On frappe.

ANTOINE HUGUET.—Gargantua, on frappe.

(Entre un autre chaircuitier.)

CHARLES LEFLOCH.—Tiens! un rechaircuitier.

MITHOIS.—Et des recôtelettes.

LE NOUVEAU CHAIRCUITIER.—M. Vasselin?

ANTOINE HUGUET.—C'est ici.

(Tout le monde regarde Antoine avec étonnement, mais personne ne dit mot. Le chaircuitier demande une fourchette; Gargantua est en train de chercher les fourchettes dans le poêle. Après avoir fait d'inutiles perquisitions dans le lit d'Antoine Huguet et dans le panier au charbon de terre, on donne au chaircuitier un poignard malais à lame tordue comme une flamme.)

ANTOINE HUGUET.—M. Vasselin n'est pas ici, il fera payer. (Le chaircuitier sort.)

CHARLES LEFLOCH.—Ah çà! nous allons donc manger les côtelettes du propriétaire?

ANTOINE HUGUET.—Je voudrais le manger lui-même, s'il n'était pas si coriace.

CHARLES LEFLOCH.—Il va les attendre.

ANTOINE HUGUET.—Tant mieux.

CHARLES LEFLOCH.—Et il faudra qu'il les paye?

ANTOINE HUGUET.—Sans cela, où serait la vengeance?

CHARLES LEFLOCH.—Ah! il y a une vengeance.

ANTOINE HUGUET.—Il m'a donné congé.

(Moment de stupeur, indignation profonde.)

ANTOINE HUGUET.—Et je vous ai réunis pour voir avec vous quelle punition il convient de lui appliquer. Mettons-nous à table. Eh bien! Gargantua, les fourchettes?

Gargantua a enfin trouvé, dans la tête d'une Niobé de plâtre, les fourchettes de fer qu'Antoine Huguet appelle son argenterie.

On se met à table: jamais il ne s'est vu sur une table autant de côtelettes.

CHARLES LEFLOCH.—C'est un véritable festin de Balthazar. Je crains à chaque instant de voir paraître, sur la muraille, les trois mots menaçants:

MANE THECEL PHARES.

MITHOIS.—Le luxe excessif dans les repas a toujours précédé et annoncé la chute des grands empires.

ANTOINE HUGUET.—Le Vasselin m'a donné congé! à peine étais-je dans la maison, qu'il a, je ne sais pourquoi, conçu des doutes sur ma solvabilité, et il m'a fait subir, à ce sujet, diverses épreuves dont je suis sorti victorieusement.

Première épreuve.—Le domestique du Vasselin est venu me demander, huit jours après mon arrivée ici, la monnaie d'un billet de mille francs.

MITHOIS.—De mille francs!

CHARLES LEFLOCH.—De mille francs!!

EDGAR SAGAN.—De mille francs!!!

ANTOINE HUGUET.—De mille francs. Je ne me suis nullement ému; j'ai dit au domestique: «Je n'ai pas la monnaie de mille francs, mais allez-vous-en passage des Panoramas, vous trouverez un changeur qui n'est pas très-beau; ou, place de la Bourse, vous en trouverez un qui est très-laid: ils vous feront parfaitement votre affaire.»

Le domestique redescendit. La première épreuve avait échoué; les gens les plus riches peuvent ne pas avoir chez eux mille francs en argent.

Deuxième épreuve.—Huit jours après, le domestique remonta; il me dit que son maître donnait à dîner, qu'il lui manquait un peu d'argenterie, et qu'il me priait de lui prêter trois couverts. «Comment donc!» ai-je répondu, mais avec le plus grand plaisir, il ne faut pas se gêner entre voisins; êtes-vous bien sur qu'il ne faille à votre maître que trois couverts?

—Oui, monsieur.

—Faites-moi le plaisir de redescendre, pour voir si trois couverts lui suffiront.

Au bout de dix minutes, le domestique remonta m'affirmer qu'il y aurait assez de trois couverts. «Gargantua, dis-je alors au rapin ici présent, donne trois couverts.» Gargantua, avec une gravité digne des plus grands éloges, tira trois couverts.... Gargantua ne mettait pas, je crois, alors les couverts dans la tête de la Niobé; c'était l'été, il les serrait dans le four du poêle.

MITHOIS.—Les couverts dont nous nous servons?

ANTOINE HUGUET.—Oui.

CHARLES LEFLOCH.—Les couverts de fer?

ANTOINE HUGUET.—Oui.

«Dites bien à votre maître, ajoutai-je, que, s'il en veut davantage, c'est parfaitement à son service.»

«Et le domestique emporta les couverts, qui me furent rapportés le lendemain. Depuis ce temps, il n'a pas perdu une occasion pour m'être désagréable; enfin, au dernier terme de payement, je me suis trouvé en retard de quelques jours, et il m'a signifié mon congé par un huissier. Voici, chers amis, la situation des choses; que Gargantua verse à boire, et que chacun, avec calme et gravité, émette son opinion sur la peine à infliger au Vasselin.

MITHOIS.—Je pense qu'il ne s'agit pas d'une simple peine, mais d'une succession de peines, c'est-à-dire d'une scie. Il faut que le Vasselin maudisse le jour de sa naissance et la mère qui lui a donné la vie; il faut qu'il nous trouve partout, nous et notre vengeance; il faut qu'il rêve de nous.

ANTOINE HUGUET.—Mithois a parfaitement posé la question: mettons de l'ordre dans notre affaire; que chacun donne son idée. Gargantua va écrire, et les diverses condamnations portées contre le Vasselin seront exécutées chacune à son tour, sans restriction, sans commutation, sans pitié.

MITHOIS.—Sans pitié.

CHARLES LEFLOCH.—Sans pitié.

EDGARD SAGAN.—Sans pitié.

GARGANTUA.—Sans pitié.

ANTOINE HUGUET.—Gargantua, verse à boire et écris.

MITHOIS.—Écris: Pour crimes et forfaits divers dont nous ne voulons déshonorer le papier, le sieur Vasselin est condamné à subir les peines dont le détail suit:

«1º Le sieur Vasselin et ses descendants sont à jamais privés de sonnette.»

(Antoine Huguet sort.)

CHARLES LEFLOCH.—2º Toute personne qui viendra à l'atelier devra frapper chez le sieur Vasselin en montant, ici, et demander à son domestique: «Est-il vrai que M. Vasselin soit devenu fou?»

(Antoine Huguet rentre avec le cordon de sonnette de M. Vasselin, qu'il a été couper à sa porte; il est accueilli avec acclamations.)

ANTOINE HUGUET.—3º.....

Alors entra Léon.

Pour savoir ce qui amenait Léon, il est nécessaire de remonter un peu plus haut.

XXI

Un jour néfaste.

Mais avant d'écrire ce chapitre, nous en avons un autre à placer, pour ne plus avoir ensuite à interrompre notre récit: c'est un errata fait par quelqu'un que nous aimons, et dont l'esprit est pour nous un juge sans appel.

Errata.

1º Au commencement du volume, vous avez mis deux fois somno comme une chose élégante, en quoi vous vous êtes trompé.

2º Et clavecin; mais dites-moi un peu où vous avez vu des clavecins. Moi, j'en ai vu dans mon enfance, chez une vieille dame qui en jouait; les touches étaient noires et les dièses blancs. Il est ridicule de dire clavecin, quand surtout on est, comme vous, fils d'un pianiste célèbre.

3º Qu'est-ce que présenter ses civilités? A qui est-ce qu'on présente ses civilités, à moins que ce ne soit en province?

4º Je n'aime pas les femmes qui font la cuisine, surtout en souliers de satin; elles doivent avoir les pieds glacés, et, par conséquent, le nez rouge: la seule cuisine que se permettent les femmes est la fabrication des confitures, et encore a-t-on ensuite les ongles perdus pendant plus de huit jours.

5º On parle trop de bottes.

6º Les femmes approuveront l'idée de donner à Geneviève le meilleur cordonnier, parce que des souliers ne sont jamais assez chers ni assez bien faits; mais toutes se moqueront de la meilleure couturière, vu que les plus élégantes même ne font faire qu'une seule robe à Palmyre, pour avoir un modèle.

A ceci nous répondons:

1º . . . . . . . . . . . . . . . . . .

2º Nous détestons le mot piano, qui ne veut rien dire et n'est que la moitié du nom de l'instrument, tandis que clavecin a un sens et sonne mieux; nous avons vu des clavecins, et nous en avons brûlé un pendant un certain hiver.

3º . . . . . . . . . . . . . . . . . .

4º C'est une histoire que nous racontons, et nous n'inventons pas.

5º . . . . . . . . . . . . . . . . . .

6º C'est Léon qui s'occupe de la toilette de sa sœur, et Léon et moi sommes assez ignorants sur ces choses; d'ailleurs, il n'y a que les gens riches qui savent et qui peuvent faire des économies, et Léon n'avait pas le moyen d'être économe.

Est-ce tout?...

Ah! bien oui....

«Autant que peut-être charmante une femme dont on a été l'amant.» Ceci est une pensée un peu trop particulière; il y a deux classes d'hommes qui professent l'opinion contraire: les lycéens et les anciens beaux de quarante-huit ans qui grisonnent. Les lycéens érigent en Dianes chasseresses les diverses Gothons, cuisinières et bonnes d'enfant, auxquelles est le plus souvent réservé ce qu'il y a de plus grand dans la vie: le premier amour d'un jeune homme. Les hommes de quarante-huit ans disent, avec une voix de basse-taille et un vieux sourire de fatuité: «Je l'ai connue bien belle; elle avait un beau corps: c'était une Vénus.»

XXII

Un jour Léon était sorti le matin, en disant à Geneviève: «Je rentrerai de bonne heure et je rapporterai ce que le médecin a commandé.» Et, pour la première fois, il l'avait laissée sans argent: Léon n'en avait plus du tout; mais c'était le jour de leçon d'une de ses écolières dont le douzième cachet avait été donné à la leçon précédente, et, selon l'usage, elle devait payer ce jour-là.

Comme il donnait la leçon, on annonça M. Rodolphe de Redeuil. Rodolphe entra, baisa la main de la jeune dame, et salua Léon d'un air protecteur si impertinent, que Léon eut beaucoup de peine à trouver un salut qui le fût un peu davantage. Léon était dans la maison sur le pied d'homme payé; Rodolphe, eût-il été l'ami de Léon, n'aurait pas eu le courage de l'avouer en semblable circonstance: mais tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient, ne négligeaient rien pour s'adresser des paroles à demi désagréables; Rodolphe, moins spirituel que Léon, malgré la supériorité de sa position dans laquelle il se retranchait, n'avait pas souvent l'avantage sur son adversaire, et sa colère contre lui s'envenimait à chaque rencontre.

«Monsieur de Redeuil, dit Mme de Dréan, me permettrez-vous de continuer ma leçon?»

Léon se sentit rouge: c'était demander à Rodolphe s'il fallait le renvoyer. Rodolphe s'inclina sans parler; mais, avant sa réponse, Léon avait repris sa place au piano et avait donné le ton à Mme de Dréan. Elle chanta un morceau, après lequel Léon lui dit: «Ce n'est pas bien.» Rodolphe se leva et dit: «C'est ravissant.»

Léon, à son tour, feignit de ne pas l'entendre et fit voir à Mme de Dréan en quoi elle avait manqué; seulement, comme la manière dont Rodolphe lui avait fait son compliment était plus que désobligeante pour lui, il ajouta: «Il y a des gens qui trouveraient cela bien; mais vous êtes assez heureusement douée pour ne pas vous arrêter à un à-peu-près vulgaire et de mauvais goût.»

Mme de Dréan demanda à Rodolphe s'il était musicien; il répondit: «Non; j'ai depuis un an un pauvre diable de maître de piano qui fait tous les jours une lieue dans la boue pour venir me donner une leçon que je ne prends presque jamais; seulement j'ai imaginé, depuis quelque temps, de lui faire jouer quelques drôleries sur le piano, je lui donne son cachet, et il s'en va.

—Pauvre diable, en effet, murmura Léon, d'être obligé de supporter cela!

—Vous devriez imiter mon exemple, dit Rodolphe; M. Lauter a un joli talent sur le violon, cela vous amuserait.

—Je connais, dit Mme de Dréan, le talent de M. Lauter; il a eu la bonté de se faire entendre à ma dernière soirée où il a bien voulu venir.»

Léon remercia Mme de Dréan dans son cœur; Rodolphe se mordit les lèvres. Mme de Dréan ajouta: «Pourquoi n'êtes-vous pas venu?

—Je n'aime pas la musique, répondit Rodolphe, et votre billet m'avait averti que votre soirée était toute musicale; d'ailleurs, j'avais promis à...»

Léon l'interrompit par un prélude sur le piano et dit: «Voulez-vous, madame, que nous redisions cette si vieille chanson que vous aimez?»

Un nuage de colère passa sur le front de Rodolphe. Mme de Dréan se leva et commença à chanter:

J'ai dit aux échos de la plaine
Tout ce qu'on dit en pareil cas:
Que vous êtes une inhumaine,
Que je n'attends que le trépas....
Mais, outre que c'est bien vulgaire,
Tant parler est d'un indiscret;
Ne serait-il pas temps, ma chère,
Puisque j'ai dit ce qu'il fallait,
A des choses qu'il faille taire,
D'en venir un peu, s'il vous plaît?
 
Mais quel joli bouquet frissonne
Sur votre sein, mon bel amour?
Avez-vous doncque pour patronne
La sainte qu'on fête en ce jour?
Non, non, ce n'est pas votre fête,
Dites-vous? Cet heureux bouquet,
Dans une place aussi coquette,
Me fait croire, envieux regret,
Puisque ce n'est pas votre fête,
Que c'est la fête du bouquet.

Pendant que Mme de Dréan chantait, Rodolphe, le coude sur le piano, la tête penchée, lui lançait de tous ses regards le plus irrésistible. Léon lui dit: «Pardon, monsieur, votre coude sur le piano lui ôte beaucoup de son.»

La leçon était finie; mais Léon ne voulait pas, devant Rodolphe, faire comme le pauvre diable de maître de piano auquel celui-ci donnait son cachet, et qui s'en allait: d'ailleurs, ce n'était pas ainsi qu'il avait coutume d'en agir chez Mme de Dréan. Léon était assez bien élevé et assez homme du monde pour qu'on fût généralement enchanté de le traiter d'une manière convenable.

J'en excepte quelques personnes qui, dans leur culte pour l'argent, ne croient jamais de bonne foi que ce qu'on donne pour de l'argent, quelque précieux que ce soit, vaille réellement l'argent, et se croient toujours les bienfaiteurs de ceux auxquels ils donnent de l'argent, quelque peu qu'ils en donnent et quelle que soit la valeur de ce qu'on leur donne en échange; car après tout, disent-ils, ce n'est pas de l'argent.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que Léon, sa leçon finie, prît un siège et restât à causer. Il n'est rien de désagréable pour un homme comme d'être surpris par un autre homme à faire des roulements d'yeux: c'était le chagrin que Léon avait donné à Rodolphe, quand il l'avait prié poliment de ne pas mettre son coude sur le piano. Mme de Dréan parla musique, Rodolphe dit plusieurs sottises.

LÉON.—En France, on entend singulièrement la musique: la musique se prend comme une fièvre intermittente. Pendant cinq ou six ans, on ne s'en occupe pas, puis tout d'un coup elle revient à la mode; alors tout le monde l'aime, tout le monde en parle, tout le monde s'extasie et se pâme. Et les jeunes gens vont crier dans les stalles du théâtre Italien: Bravo, Roubine! Brava, la Grise! pendant que Rubini et Grisi chantent, et de façon à ce que ni eux ni les autres ne les entendent. Il est malheureux qu'on soit arrivé à faire un ridicule de la plus belle chose qui soit, du plus divin des arts, de la musique; et que, faute de pouvoir sentir dignement et apprécier la musique, on se pare d'une admiration grotesque dans son exagération pour divers funambules auxquels on rend mille fois plus d'hommages qu'aux grands génies dont ils chantent les œuvres.

RODOLPHE.—Monsieur Lauter, quel est aujourd'hui le premier des jeunes violonistes?

Il était impossible de faire une question plus malveillante; c'était dire à Léon: «Je ne vous compte pas, vous, petit talent de second ordre.»

Léon comprit l'impertinence et répondit froidement:

«C'est moi, monsieur.»

Rodolphe crut répliquer par un sourire ironique. Mais Mme de Dréan, presque malgré elle, dit: «Bravo, monsieur Lauter!.... A propos, dit-elle en se reprenant, parce que vous avez un talent charmant, ce n'est pas une raison pour que je ne vous paye pas vos leçons; car, vos leçons payées, je vous suis encore bien reconnaissante de me les donner. Je suis votre débitrice depuis la dernière leçon. Vous avez mes cachets, n'est-ce pas?»

Léon avait pris les cachets le matin et les avait comptés quatre fois pour être bien sûr de n'en pas oublier, et ne laisser au sort aucun moyen d'en retarder le payement, et, avant d'entrer chez Mme de Dréan, il avait mis la main sur sa poche pour s'assurer encore qu'ils y étaient; mais l'idée de recevoir devant Rodolphe l'argent de ses leçons lui apparut insupportable: il dit à Mme de Dréan qu'il n'avait pas ses cachets.

«Mais je n'en ai pas besoin, vous me les rendrez un autre jour; je sais parfaitement que je vous ai donné le douzième la dernière fois que vous êtes venu, je vais vous donner votre argent.»

Et elle s'approcha d'un secrétaire.

De l'argent! il y avait là de l'argent, si près de Léon! de l'argent qu'on lui devait, qui était à lui, qu'on allait lui donner, qu'il allait toucher, tenir dans sa main, dans sa poche! de l'argent qui, sous un si petit volume, renferme tant de plaisirs, tant de bonheur, tant d'indépendance, tant de larmes essuyées, tant de puissance!

Et il dit: «Non, merci, vous me le donnerez une autre fois, cela m'embarrasserait aujourd'hui.»

L'embarrasserait! le pauvre garçon! ne dirait-on pas que ses poches sont remplies d'argent? Hélas! ses pauvres poches sont vides et béantes: s'il n'a rien laissé à Geneviève en partant, c'est qu'il ne lui restait rien.

«Et votre mariage? dit Mme de Dréan à Rodolphe.

RODOLPHE.—Quel mariage?

MADAME DE DRÉAN..—Ne disait-on pas que vous deviez épouser Mlle Chaumier?

RODOLPHE.—Mlle Chaumier? Qu'est-ce que Mlle Chaumier?

LÉON.—C'est ma cousine, monsieur, et la fille de mon oncle, M. Chaumier, chez lequel vous avez dans le temps prié M. Albert Chaumier de vous présenter.

MADAME DE DRÉAN..—On dit Mlle Chaumier très-jolie.

RODOLPHE.—Elle n'est pas mal.

MADAME DE DRÉAN..—Vous ne pouvez nier qu'il ait été question de quelque chose entre elle et vous; plus de dix personnes m'en ont parlé.

RODOLPHE.—Elles se trompaient.

LÉON.—Sans doute, car c'est une chose dont M. de Redeuil se vanterait au lieu de la cacher.

MADAME DE DRÉAN..—Il paraît que la chose a manqué et que vous en avez gardé de l'aigreur.

RODOLPHE.—Moi, jamais, non: la petite personne n'avait pas assez de fortune pour moi.

MADAME DE DRÉAN..—Il y a des choses qui valent bien la fortune.

LÉON.—C'est précisément de ces choses-là que M. de Redeuil n'aurait pas eu peut-être assez pour ma cousine.

RODOLPHE.—C'est elle qui vous l'a dit, monsieur?

LÉON.—Non, monsieur; je ne l'ai jamais entendue parler de vous.

MADAME DE DRÉAN..—Enfin, d'après ce qu'on disait, vous aviez fait la demande.

RODOLPHE, du ton le plus fat et le plus impertinent, comme s'il était absurde qu'on pût supposer qu'il s'occupât sérieusement d'une demoiselle Chaumier.—Non.

LÉON.—Monsieur est prudent.

RODOLPHE.—Monsieur ne l'est guère.

LÉON.—C'est faute de croire au danger.

MADAME DE DRÉAN..—Parlons d'autre chose.

RODOLPHE.—Pourquoi cela?

MADAME DE DRÉAN..—Pour parler d'autre chose; c'est, selon moi, une excellente raison et parfaitement suffisante. Allez-vous ce soir aux Bouffons?

RODOLPHE.—La Grise chante-t-elle?

MADAME DE DRÉAN..—Oui.

RODOLPHE.—Irez-vous?

Léon serre les lèvres et fait un petit mouvement de tête, ce qui veut si clairement dire qu'il aurait été plus poli de commencer par la seconde question, que Mme de Dréan traduit tout haut cette pensée qui lui vient sans qu'elle sache trop comment.

MADAME DE DRÉAN..—Oui, j'irai; mais il eût été plus obligeant de me demander cela d'abord.

RODOLPHE.—Adieu donc.

MADAME DE DRÉAN..—Adieu.

LÉON—Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.

MADAME DE DRÉAN..—Ne m'oubliez pas après-demain.

En descendant l'escalier, Léon sentait son cœur battre violemment dans sa poitrine; le premier mot qu'il allait dire était grave. Il appela M. de Redeuil, qui ne l'avait pas salué, quoiqu'il sortît le premier, et allait passer la porte cochère sans regarder Léon.

LÉON.—Monsieur de Redeuil?

RODOLPHE.—Monsieur Lauter...?

LÉON.—Voulez-vous me permettre de vous donner un avis?

RODOLPHE.—Vous est-il égal d'attendre que je vous en demande un?

LÉON.—Non, monsieur, cela ne m'est pas égal, et voici mon avis: Je crois qu'il serait, pour vous, plus honorable en toute circonstance, et plus prudent devant moi, de parler convenablement d'une personne qui tient à moi par des liens de parenté.

RODOLPHE.—Monsieur, je ne reçois plus de leçons.

LÉON.—Il y en a quelques-unes cependant qui paraissent vous manquer.

RODOLPHE.—Des leçons de violon, monsieur?

LÉON.—Non, des leçons de politesse et de savoir-vivre.

RODOLPHE.—Est-ce que vous professez cela aussi, monsieur?

LÉON.—Quelquefois, monsieur.

RODOLPHE.—Vous ne paraissez pas cependant bien fort.

LÉON.—Mais.... assez fort pour vous, monsieur, à qui il faut donner des connaissances élémentaires.

RODOLPHE.—Où monsieur donne-t-il ses leçons?

LÉON.—Mais, à Meudon, ou encore au pied de Montmartre, près de Clignancourt.

RODOLPHE.—Nous pourrions commencer demain.

LÉON.—Volontiers.

RODOLPHE.—J'enverrai chez vous deux de mes amis, pour fixer les conditions.

LÉON.—Je désire qu'on ne vienne pas chez moi pour cette affaire (Léon pensait à Geneviève); j'enverrai chez vous. Vous serait-il égal de n'avoir qu'un témoin?

RODOLPHE.—Pas du tout, si vous voulez.

LÉON.—Mon témoin sera chez vous demain matin à huit heures.

RODOLPHE.—Monsieur, au plaisir de vous revoir.

LÉON.—Monsieur, le plaisir sera pour moi.

En quittant Rodolphe, la première pensée qu'eut Léon fut celle de chercher un témoin et des épées; puis il songea que la journée était plus d'à moitié et qu'il avait laissé Geneviève sans argent; il songea à celui qu'il venait de refuser. Il maudit sa vanité, qu'il avait préférée à sa sœur; il se maudit lui-même. Puis il chercha des expédients, car il fallait de l'argent, et il se décida à aller en emprunter à Antoine Huguet. C'était une chose qu'il n'avait jamais faite: il trouvait tout naturel que ses amis lui empruntassent de l'argent, et il ne trouvait là rien de condamnable; mais en songeant à en emprunter, il se sentait singulièrement humilié.

Cependant il se dirigea vers l'atelier.

XXIII

Pendant ce temps-là, Geneviève était tristement renfermée chez elle; elle avait deviné le matin que Léon n'avait pas d'argent, et elle était toute chagrine du chagrin qu'elle supposait à son frère, et du tourment qu'il se donnait sans doute pour en trouver. Albert vint la voir; il y avait bien longtemps qu'il n'était venu; il fut frappé du changement survenu sur le visage de sa cousine. Pour Léon, qui la voyait tous les jours, ces altérations successives étaient trop graduées et trop faibles d'un jour à l'autre pour qu'il pût s'en apercevoir.

Sa peau était devenue d'un blanc mat et blafard, rude et sèche; sa tête était renversée en arrière, comme si elle eût été moins lourde à porter ainsi; son col penché était gêné dans ses mouvements; quand elle voulait voir quelque chose, elle portait sa tête au-devant des objets, comme si la diminution de la sensibilité de sa peau les lui rendait moins faciles à percevoir: après cet effort, qui lui paraissait violent, elle laissait retomber sa tête.

Albert lui raconta ses chagrins; il était fatigué, presque malade, il allait partir le soir pour passer quelques jours à Fontainebleau et se reposer. Geneviève leva les yeux au ciel avec un regard de reproche: elle lui avait tant demandé le bonheur d'Albert!

«Albert, lui dit-elle, je voudrais qu'il y eût du bonheur dans ma vie et que je pusse te le donner; aie du courage, ne te laisse pas aller au désespoir; tu es jeune, tu as l'avenir à toi. Mais ta femme? Anaïs?

—Elle et ses parents, répondit Albert, ils m'ont ruiné; puis ils lui ont persuadé qu'elle ne pouvait partager le sort d'un homme ruiné, qu'ils gémissaient de ne pouvoir secourir.

—Comment cela est-il possible?» dit Geneviève.

Et la pauvre fille pensait quel bonheur c'eût été pour elle d'être malheureuse avec Albert. Partager l'existence de l'homme qu'elle aimait lui semblait une si grande félicité, que toutes les autres choses réputées bonheurs lui paraissaient auprès de celui-là inutiles et même embarrassantes.

Albert la baisa au front et partit. Geneviève lui dit: «Adieu, Albert, sois heureux, je prierai Dieu pour toi.

—Pauvre petite! pensa Albert en s'en allant, ce sera peut-être bientôt dans le ciel que tu prieras pour moi.»

Et il descendit l'escalier tout attristé.

Albert alla en effet passer quelques jours à Fontainebleau; il y trouva M. Chaumier et Rose également tristes, mais pour des causes bien différentes. Rose avait perdu Léon et l'avait perdu par sa faute; et elle le regrettait amèrement, surtout en trouvant dans son cœur tant d'amour et tant de bonheur pour lui.

M. Chaumier, tous calculs faits, se voyait forcé d'emprunter sur la maison de Fontainebleau. Un étranger vint un jour pour lui parler à ce sujet, puis examina la maison et lui dit: «Voulez-vous la vendre?

—Non, dit M. Chaumier; elle me plaît, elle est commode, et j'y suis accoutumé.

—Non, dit Rose tout bas; à qui les arbres et les fleurs du jardin parleraient-ils de Léon, et qui en parlerait avec moi?»

Cependant l'étranger en offrit un prix tellement au-dessus de la valeur que M. Chaumier lui dit:

«Est-ce une plaisanterie, monsieur?

L'ÉTRANGER..—Non, monsieur, je parle sérieusement.

M. CHAUMIER..—Est-ce pour vous?

L'ÉTRANGER..—Pourquoi cette question?

M. CHAUMIER..—Pour rien.»

C'était cependant pour quelque chose; c'est que l'extérieur de l'étranger ne donnait pas à supposer qu'il eût jamais eu autant d'argent qu'il proposait d'en donner.

L'ÉTRANGER..—Je vois votre affaire; vous me supposez trop pauvre pour acheter des maisons, vous avez peut-être raison: en effet, ce n'est pas pour moi.

Ici, Modeste, qui avait suspendu les soins du ménage dans le cabinet de M. Chaumier, se remit à balayer et à épousseter sans pitié.

M. CHAUMIER..—Eh bien! Modeste, vous nous aveuglez.

MODESTE..—Il faut bien que la besogne se fasse.

M. CHAUMIER..—Elle se fera plus tard.

MODESTE..—Alors on dînera à huit heures du soir.

M. CHAUMIER..—Cela ne fait rien.

MODESTE..—Ça ne sera pas ma faute.

M. Chaumier fit alors entendre un certain claquement de langue qui, d'ordinaire, ne précédait que de peu d'instants les violentes colères qu'il faisait, quelquefois sentir aux domestiques qui avaient le malheur de ne pas être nègres. Modeste s'en alla.

L'ÉTRANGER..—Non, la maison n'est pas pour moi.

M. CHAUMIER..—C'est que, voyez-vous, mon brave homme, cela me contrarie beaucoup de la vendre.

L'ÉTRANGER..—Le prix que j'en offre compense bien quelques désagréments.

Rose sortit pour aller trouver Albert dans le jardin.

L'ÉTRANGER..—Cette jeune demoiselle est Mlle Rose?

M. CHAUMIER..—Cette jeune demoiselle est ma fille. Vous savez son nom?

L'ÉTRANGER..—Vous l'avez dit devant moi.

M. CHAUMIER..—Alors vous savez d'avance ce que vous me demandez.

L'ÉTRANGER..—Parlons de la maison.

M. CHAUMIER..—Eh bien! je n'ai pas envie de la vendre.

L'ÉTRANGER..—Mais j'en offre vingt mille francs de plus qu'elle ne vaut réellement.

M. CHAUMIER..—Pourquoi cela?

L'ÉTRANGER..—Parce qu'elle me plaît. La maison et le jardin ne valent que quarante mille francs, tout au plus; mais le plaisir d'avoir à soi une chose qui plaît vaut vingt mille francs, indépendamment de la chose.

M. CHAUMIER..—Mais puisque vous dites que la maison n'est pas pour vous.

L'ÉTRANGER..—Voulez-vous soixante mille francs?

M. CHAUMIER..—Ce serait une folie de ne pas profiter de la vôtre.

L'ÉTRANGER..—Voulez-vous venir demain à Paris? Nous conclurons l'affaire, vous toucherez vos soixante mille francs de la personne qui achète, et vous livrerez les titres de propriété: l'acte de vente sera prêt.

M. CHAUMIER..—Je voudrais ne quitter la maison qu'à l'automne.

L'ÉTRANGER..—Cela pourra s'arranger. Il faudrait venir à quatre heures.

M. CHAUMIER..—Une partie de la maison appartient à ma fille.

L'ÉTRANGER..—Il faudra alors qu'elle signe l'acte de vente; amenez-la.

M. CHAUMIER..—C'est bien. Vous comprenez que l'affaire est conclue à soixante mille francs; que c'est cette somme seule qui me décide.

L'ÉTRANGER..—Ce qui est dit est dit; à demain à quatre heures. Voici l'adresse.

M. CHAUMIER..—A demain. Je ne vous reconduis pas.

L'ÉTRANGER..—Je le vois bien.

XXIV

Au jardin.

«Qu'as-tu donc, Rose? dit Albert en voyant le visage de sa sœur tout bouleversé.

—Hélas! Albert, répondit Rose, papa vend la maison.

—Celle-ci? demanda froidement Albert.

—Oui, reprit Rose, plus triste encore.

—Est-ce qu'il en trouve un bon prix?

—Il paraît que oui.

—Alors il n'y a pas là de quoi se désoler, au contraire.

—Ah! tu ne comprends pas cela, toi.

—Qu'est-ce... cela? Je vais aller m'informer auprès de mon père.»

—Oh! dit Rose, quand elle fut seule, c'est qu'on vend à la fois tous mes souvenirs, toutes mes douces journées d'enfance, dont les riants fantômes semblent voltiger dans le feuillage des arbres. Il n'y a pas dans un jardin que des arbres et des fleurs; tout ce qui s'y passe, tout ce qui s'y dit, a un caractère différent, part du cœur et va au cœur. Toutes les paroles d'amour que m'a dites Léon sont restées dans le jardin; et quand, l'été, le soir, un vent doux agite le feuillage, il me semble dans son murmure entendre chaque feuille me redire une de ses paroles qu'elle a conservée. Comment peut-on vendre tout cela? Et maintenant qu'il n'y a plus pour moi de bonheur dans l'avenir ni dans le présent, comment faut-il encore renoncer au passé?»

Et elle se mit à pleurer amèrement. «O mes beaux rosiers! dit-elle, voici la dernière confidence peut-être que je vous ferai.»

XXV

Ce soir-là, Albert retourna à Paris. Mais le malheur s'acharnait contre les Chaumier aussi bien que contre les Lauter: ces deux branches de la famille étaient enveloppées par le sort dans une même haine, dans une même persécution. Le lendemain, vers le milieu de la journée, un garde du commerce se présenta avec ses estafiers, et arrêta Albert, en vertu d'une lettre de change de mille écus. Un fiacre les attendait à la porte. «Rue de Clichy,» dit le garde du commerce. Cependant, après dix minutes, il demanda à Albert s'il voulait être conduit chez quelques amis qui lui prêteraient la somme pour laquelle il allait en prison.

«Des amis! dit Albert, je n'en ai plus qu'un, et il est plus pauvre que moi, car personne ne voudrait prendre une lettre de change de lui.

—Voulez-vous, alors, voir votre créancier?

—Oui, peut-être voudra-t-il entendre raison.

—Ce n'est pas leur usage, quand une fois ils tiennent le débiteur à leur disposition.

—C'est égal, essayons.

—Essayons. Cocher, aux Champs-Élysées.»

Rose et M. Chaumier, pendant ce temps, n'étaient pas beaucoup plus gais qu'Albert; Rose surtout considérait la vente de la maison de Fontainebleau comme un sacrilège qui devait porter malheur. Ils arrivèrent à Paris à trois heures, et se dirigèrent à l'adresse indiquée. On les fit entrer dans une antichambre où on les pria d'attendre. Rose était oppressée et ne parlait pas: son père lui avait expliqué qu'il avait besoin de sa signature, et qu'il lui faudrait vendre elle-même la maison de Fontainebleau; et elle songeait au passé.

XXVI

Au jardin.

Au printemps, chaque année, alors que la nature revêt tout de parfum de joie et de verdure, quand tout aime et fleurit;

Dans les fleurs des lilas et des ébéniers jaunes, de mes doux souvenirs cachés comme des faunes, la troupe joue et rit.

De chaque fleur qui s'ouvre et de chaque corolle s'exhale incessamment quelque douce parole que j'entends dans le cœur.

Alors qu'au mois de juin fleurit la rose blanche, savez-vous bien pourquoi sur elle je me penche avec un air rêveur?

C'est qu'à ce mois de juin, la rose me répète: Tenez, Jean, je n'ai pas oublié, votre fête depuis plus de treize ans.

Chaque fleur a son mot qu'elle dit à l'oreille, son mot qui fait pleurer et cependant réveille des souvenirs charmants.

Vous savez celle-là qui se pend aux murailles, et, comme un réseau vert, entrelace ses mailles de feuilles et de fleurs? C'est le frais liseron.

C'est le volubilis, aux clochettes sans nombre; le soir et le matin ses cloches d'un bleu sombre chantent une chanson;

Une chanson d'amour, bien naïve et bien tendre, que je fis certain jour que j'étais à l'attendre, sous un arbre touffu.

Voici, là-bas, fleurir la jaune giroflée. Rien n'est si babillard que sa fleur étoilée, qui dit: «Te souviens-tu?

«Te souviens-tu des lieux où la vie était douce? de ce vieil escalier tout recouvert de mousse, qui montait au jardin?

«Dans les fentes de pierre étaient des fleurs dorées, de son vêtement blanc en passant effleurées presque chaque matin.

«Tu les cueillis alors et tu les as cachées; et, dans de certains jours, sur ces fleurs desséchées, tu poses un baiser.»

Et, dans un autre coin, s'il advient que je passe auprès de l'oranger en fleur sur la terrasse, j'entends cet oranger

Qui dit: «Te souvient-il d'une belle soirée? Tu te promenais seul, et ton âme enivrée évoquait l'avenir;

«Et tu me dis, à moi: «De tes fleurs virginales, ouvre, bel oranger, les odorants pétales; sois heureux de fleurir;

«Sois heureux de fleurir pour la femme que j'aime; tes fleurs se mêleront au charmant diadème de ses longs cheveux bruns.»

«Eh bien! depuis treize ans je réserve pour elle, chaque saison, en vain, ma parure nouvelle, et je perds mes parfums.»

XXVII

L'atelier.

«...Ah! voilà Léon, dit Edgar Sagan.

CHARLES LEFLOCH.—Qu'il prenne place au conseil et qu'il opine.

ANTOINE HUGUET.—Gargantua, lis le procès-verbal.

GARGANTUA.—«Pour crimes divers, etc., etc.»

MITHOIS.—Il est bon de dire à Léon toute l'étendue du crime: le Vasselin, propriétaire de cette maison, a osé donner congé à Antoine!

LÉON.—Oh!

ANTOINE HUGUET.—Continue, Gargantua.

GARGANTUA.—«Art. 1er. Le sieur Vasselin et ses descendants sont à jamais privés de sonnette.»

MITHOIS.—Voici la première sonnette coupée par Antoine.

LÉON.—Bien.

ANTOINE HUGUET.—Continue, Gargantua.

GARGANTUA.—«Art. 2. Toute personne qui viendra à l'atelier devra frapper chez le sieur Vasselin en montant ici, et demander à son domestique: Est-il vrai que M. Vasselin soit devenu fou?»

ANTOINE HUGUET.—L'article porte frapper, parce que, dans le cas où une nouvelle sonnette paraîtrait à la porte, on devrait la couper et la mettre dans sa poche ayant de frapper.

MITHOIS.—Voilà où nous en sommes. Écris, Gargantua.

ANTOINE HUGUET.—«Art. 3....

LÉON.—«La caricature de Vasselin sera dessinée sur toutes les murailles du quartier, et notamment dans l'escalier, et sur la porte dudit, où elle devra rester en permanence; elle sera renouvelée chaque fois qu'on l'effacera.»

ANTOINE HUGUET.—L'article 3 est-il adopté?

TOUS.—Oui.

ANTOINE HUGUET.—L'article 3 est adopté à l'unanimité. Gargantua, enregistre l'article 3. «Art. 4....

EDGAR SAGAN.—«Chaque fois que l'on aura connaissance que le Vasselin et son esclave seront sortis, on devra boucher la serrure avec des noyaux de cerises.»

ANTOINE HUGUET.—L'article 4 est-il adopté?

MITHOIS.—Adopté.

CHARLES LEFLOCH.—Je propose un amendement.

ANTOINE HUGUET.—La parole est à Charles Lefloch.

CHARLES LEFLOCH.—Je propose qu'on ajoute: «ou par des petits cailloux.» Il n'y a pas toujours des cerises.

ANTOINE HUGUET.—L'amendement est-il adopté?

TOUS—Adopté.

ANTOINE HUGUET.—Écris, Gargantua, l'article 4. «Article 5....» Voici ce que je propose. «Art. 5. La maison ne sera plus éclairée.» C'est-à-dire que, chaque soir, on devra éteindre les quinquets placés aux divers étages, autant de fois qu'on les rallumera.

TOUS.—Adopté, adopté.

ANTOINE HUGUET.—Écris l'article 5, Gargantua. «Article 6.

MITHOIS.—«Seront invités les amis de la maison à venir exercer céans leurs talents plus ou moins incomplets sur tous les instruments de fâcheux voisinage, tels que trompe de chasse, trombone, trompette, cornet à pistons, ophicléide, etc. Quelques concertos de casserolles et pincettes, et des solos de tambour seront exécutés à des intervalles rapprochés et à des heures indues.»

TOUS.—Adopté.

ANTOINE HUGUET.—«Article 7....

CHARLES LEFLOCH.—«Dès cette nuit, attendu que le Vasselin couche ainsi que son domestique au fond de son appartement, avec des vis et des planches percées d'avance, pour éviter tout bruit de marteau, on barricadera, bouchera et fermera hermétiquement et solidement la porte de Vasselin donnant sur l'escalier.»

TOUS.—Adopté.

ANTOINE HUGUET.—«Art. 8. Dès demain, vu que le Vasselin demeure précisément au-dessous de moi, un jeu de boules sera installé ici.»

«Article 9 et dernier.

«Rien ne sera négligé de ce qui pourra rendre la maison inhabitable, et dégoûter le Vasselin de l'existence.

«Fait en notre domicile, le.... février 18....»

ANTOINE HUGUET.—Rien ne s'oppose à ce que l'article 3 soit immédiatement mis à l'exécution. Gargantua, lis l'article 3.

GARGANTUA.—«La caricature du Vasselin sera dessinée sur toutes les murailles du quartier, et notamment dans l'escalier et sur la porte dudit, où elle devra rester en permanence: elle sera renouvelée chaque fois qu'on l'effacera.»

ANTOINE HUGUET.—Gargantua, distribue du charbon pour l'escalier, qui est jaunâtre, et donne-moi du blanc d'Espagne pour la porte, qui est brune.»

Tout le monde se répandit dans l'escalier, et Léon resta seul dans l'atelier.

Il marchait à grands pas, il pensait à Geneviève qui l'attendait et auprès de laquelle il n'osait retourner; il ne savait comment s'y prendre pour emprunter de l'argent à ses amis. Comment jeter une pensée triste au milieu de cette folle gaieté? On rentra en riant; Léon faisait laborieusement dans sa tête la phrase par laquelle il devait faire sa demande. Jamais un discours académique ne fut plus étudié, plus retouché.

Il voulait feindre quelque partie de plaisir pour laquelle il lui manquait un louis; mais il s'aperçut que, depuis un quart d'heure, il n'avait rien dit, que son air maussade démentirait ses paroles; qu'avant de parler, il fallait effacer cette impression, et il saisit avec empressement ce prétexte qu'il se donnait à lui-même de retarder la demande qui lui faisait tant de honte.

Puis, quand le moment fut venu, il repassa sa phrase. Pendant ce temps, Mithois avait commencé un récit que Léon ne pouvait interrompre. «Quand Mithois aura cessé de parler,» se dit-il; et quand Mithois eut cessé de parler, il n'osa pas. Puis il pensa à Geneviève qui attendait, et il ouvrit la bouche; mais sa voix s'arrêta à sa gorge; il se leva, marcha dans l'atelier, et se dit: «Allons, il ne faut plus réfléchir.» Il regarda l'horloge de bois accrochée au mur, et dit: «Quand la grande aiguille sera sur le VI.»

Mais un peu avant que l'aiguille fût sur le VI, on frappa à l'atelier.

Ce fut un cri d'admiration quand on reconnut M. Vasselin.

M. Vasselin était violet et extrêmement irrité; il avait laissé ses sabots à la porte; Antoine Huguet s'avança vers lui.

M. VASSELIN..—Ah ça! monsieur....

ANTOINE HUGUET.—Comment se porte M. Vasselin?

M. VASSELIN..—Il ne s'agit pas de ma santé, je viens vous demander....

ANTOINE HUGUET.—Asseyez-vous.

M. VASSELIN..—Je ne suis pas fatigué.

ANTOINE HUGUET.—C'est égal.

M. VASSELIN..—Je ne veux pas m'asseoir.

ANTOINE HUGUET.—Je ne vous écouterai pas que vous ne soyez assis.

TOUS, avec d'affreux hurlements.—M. Vasselin doit s'asseoir.

M. VASSELIN..—Me voilà assis. Maintenant, monsieur, pourrais-je savoir....

GARGANTUA.—On demande M. Huguet.

ANTOINE HUGUET.—Pardon, je suis à vous dans un instant. Mithois, jase un peu avec monsieur....

M. VASSELIN..—Ce que j'ai à vous dire....

GARGANTUA.—C'est très-pressé....

ANTOINE HUGUET.—Mille pardons. (Antoine Huguet sort.)

M. VASSELIN..—Je ne comprends pas, messieurs....

GARGANTUA.—On demande M. Mithois; sa tante vient d'accoucher d'un enfant à deux têtes.

MITHOIS.—Mille excuses.... Léon, remplace-moi.

M. VASSELIN..—Je saurai bien mettre M. Huguet à la raison.

GARGANTUA.—On demande M. Léon pour l'exécution de l'article 5.

Léon sort et trouve Mithois et Antoine Huguet. Léon annonce qu'il s'en va; en effet, il lui est venu une idée qu'il va mettre à exécution; il n'empruntera pas d'argent à ses amis. Mithois descend avec lui, il va acheter des vis pour l'article 7. En descendant, on éteint tous les quinquets. Gargantua les suit et verse de l'eau sur les mèches, pour qu'il soit impossible de les rallumer; quand ils sont arrivés dans la rue, Mithois avise un pauvre homme qui passe, et lui dit: «Tenez, mon brave homme, voici une bonne paire de sabots.» Le pauvre homme accepte avec reconnaissance les sabots de M. Vasselin, que Mithois a pris à la porte en sortant. Léon lui dit adieu et s'en va en courant.

XXVIII

Léon traversa rapidement les rues, passa le pont Royal, et arriva dans la rue des Augustins; là il entra dans une maison où il avait, quelques jours auparavant, laissé son violon: il le prit et se mit à errer, cherchant une maison de prêt sur gage. Enfin, il triompha de sa honte; il accosta un homme assis au coin d'une rue, et dit: «J'ai oublié l'adresse d'un de mes amis nouvellement déménagé, mais vous pourrez me la donner: c'est dans cette rue-ci ou dans une rue voisine; il est commissionnaire au mont-de-piété.

—Le mont-de-piété, dit le Savoyard, che crois que chè au loumero chinquante-houit.»

Léon alla au nº 58, et entra dans une allée: cela lui rappela l'allée de l'huissier. Tout ce qu'il y a de hideux à Paris demeure dans des allées.

Il monta un étage, deux étages, tout était fermé. Il redescendit et demanda au portier:

«Le mont-de-piété?

—Pourquoi n'avez-vous pas demandé en montant? Il est fermé.

—Comment! fermé?

—C'est aujourd'hui dimanche, et il ferme de bonne heure.

—Si on frappait?

—On ne vous ouvrirait pas: il n'y a personne.»

Léon redescendit accablé, et ses jambes, marchant d'elles-mêmes, le reconduisirent du côté de sa maison. En passant sur le pont Royal, la fraîcheur de l'eau le réveilla de cet engourdissement; il s'arrêta et s'appuya sur le parapet, regardant la rivière et se disant: «Que faire?»

Les ponts, à cette heure, présentent un aspect à la fois sombre et magnifique. On voit, par-dessous le pont des Arts, la Seine se diviser en deux rivières noires qui vont se perdre dans la vapeur. On distingue, dans l'ombre, les tours carrées qui s'élèvent sur un horizon presque aussi noir qu'elles; on ne voit plus, des maisons qui bordent les quais, que les lumières par les fenêtres, et ces lumières se reflètent dans l'eau noire, allongées comme des cierges de feu.

Il est impossible de s'arrêter la nuit sur un pont sans être saisi d'idées lugubres: il semble que cette eau noire n'a pas de fond, et qu'une sorte de vertige vous attire vers elle. Léon était si triste, si malheureux, que, sans la pensée de Geneviève, qu'il laisserait seule dans la vie, sans appui, sans protecteur, la pensée de la mort ne se fût présentée à lui que comme une délivrance de tous les chagrins dont il ne prévoyait pas la fin. Mais, à la pensée de Geneviève, il se reprocha sa lâcheté, il se sentit coupable de la ridicule vanité qui, le matin, l'avait empêché de recevoir, chez Mme de Dréan, un argent qui lui aurait été si utile, et il quitta le pont pour s'arracher aux pensées qui s'emparaient de lui. En traversant les Champs-Élysées, il vit du monde rassemblé. Ces personnes formaient une masse noire et compacte, mais une lueur incertaine éclairait leurs pieds et leurs jambes. Les pensées de Léon étaient tellement sinistres, que, par un instinct irréfléchi, il alla se mêler à cette foule pour ne pas être seul. Il vit alors ce qui causait ce rassemblement: c'était un homme qui jouait du violon, et la clarté qu'il avait vue de loin provenait de quatre bouts de chandelle qui étaient allumés aux pieds du musicien. Puis, au moment où Léon se mêlait au cercle qui l'entourait, le musicien mit son violon sous son bras, et fit, avec son chapeau à la main, le tour de son auditoire. Léon se retira, car il n'avait rien à lui donner, et il s'enfonça dans la partie sombre des massifs. «Cet homme vient, dit-il, de recevoir un argent qui me rendrait bien heureux; il va porter à souper à sa femme et à ses enfants. Et moi, et Geneviève?» Il frissonna d'une pensée qui lui apparaissait confuse et qu'il n'osait essayer de fixer devant ses yeux; il marcha à pas précipités, puis s'arrêta brusquement. Il se remit en route, puis il revint sur ses pas; il ne pouvait quitter les Champs-Élysées. Il s'arrêta encore et se dit: «N'ai-je donc pas encore assez fait de lâchetés aujourd'hui? Et que suis-je de plus que cet homme? Et n'est-il pas plus que moi, au contraire, lui qui, pour sa famille, triomphe de son orgueil et fait de la musique dans la rue? De quoi ai-je peur? du mépris? Est-ce qu'il est plus méprisable de mendier que de laisser souffrir sa sœur? Et qu'est-ce que je fais tous les jours? Est-ce que je ne joue pas du violon pour de l'argent? De la honte! mais c'est de l'orgueil que je devrais avoir, de jouer du violon et de recevoir de l'argent pour ma sœur. Jamais je n'aurai rien fait d'aussi grand et d'aussi noble dans ma vie; tant pis pour celui qui me mépriserait: ce serait un homme sans cœur, et alors que me ferait son mépris?» Il marcha encore dans une grande agitation. «O mon Dieu! dit-il, merci de ce talent que tu m'as donné! O ma sœur! pardon d'avoir hésité si longtemps!»

Les yeux de Léon jetaient des éclairs; il se sentait grand et fort; son cœur était gonflé d'un noble orgueil. Il tira son violon de la boîte, s'adossa à un arbre, et joua une sainte et belle musique que les anges durent écouter, les ailes frémissantes et l'œil humide. Ce qui lui vint d'abord sous l'archet, ce fut la grande, la divine musique de Beethoven. Son archet avait une puissance incroyable. Les promeneurs étonnés s'arrêtèrent. Léon alors joua la Dernière pensée de Weber, cette musique si poignante qui serre et tord le cœur. On le regardait, on parlait bas et avec respect.

«Il est vêtu proprement.

—Il a l'air distingué.

—Il a de beaux yeux.

—Quel malheur!»

Etc., etc.

Une jeune femme, la première, se baissa et posa, sans la jeter, une pièce de cent sous dans le chapeau de Léon. Elle se releva rouge et belle d'une beauté divine. Oh! chère femme, si l'homme que tu aimes t'a vue en ce moment, tu es récompensée; toute sa vie, il te payera ta charité en amour et en adorations, comme Dieu te la paye en touchante beauté.

Plusieurs jeunes gens suivirent son exemple. Un homme dérangea la foule, et fouilla dans sa poche; mais il regarda le musicien, et s'écria: «Léon!

—Anselme!» dit Léon.

Et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

La foule curieuse se serra autour d'eux. Anselme ramassa le chapeau de Léon, et lui dit: «Oh! donne-moi cet argent, bon et noble jeune homme. Oh! donne-le-moi: je le garderai comme une précieuse relique. Je voudrais le mettre dans mon cœur.»

Anselme appela un fiacre, et y monta avec Léon. En route, Léon raconta à Anselme tous ses malheurs. Avant de rentrer, ils achetèrent tout ce qui était nécessaire à Geneviève.

«Je suis rentré bien tard, ma bonne Geneviève, dit Léon.

—Je ne m'en suis pas aperçue, dit Geneviève, qui avait passé quatre heures à pleurer. J'ai dormi, je me sens les yeux gros.»

Vers neuf heures, Léon sortit. Anselme resta seul avec Geneviève, et Geneviève lui dit: «Mon bon voisin, j'ai besoin de vous, de votre secours et de votre discrétion.»

XXIX

«Tout ce que vous voudrez, ma chère enfant, dit Anselme.

—D'abord, continua Geneviève, vous ne direz rien à Léon de ce que je vais vous dire.

—Ah! ah! dit Anselme.

—Je ne lui ai jamais caché que cela, dit Geneviève, et encore une autre chose, pensa-t-elle en soupirant.

—Je vous le promets.

—Eh bien! nous ne sommes pas riches. Léon travaille beaucoup, je voudrais le soulager un peu.... D'ailleurs, je suis souvent seule.... Je m'ennuie.... Je désirerais trouver un peu d'occupation. On m'a dit qu'il y a des demoiselles.... très-bien nées.... qui font des broderies.... de la tapisserie....»

Anselme leva les yeux au ciel et joignit les mains.

«Vous avez des relations, mon bon voisin; moi, je ne connais au monde que mon bon frère et vous; et je n'ai jamais osé en parler à Léon. Il verrait la chose autrement qu'elle n'est: il s'exagère tout très-facilement; cela lui ferait du chagrin, il me défendrait de donner suite à mon projet. Je vous en prie, mon cher voisin, occupez-vous de ce que je vous demande; je vous en conserverai toute ma vie une éternelle reconnaissance.»

Léon rentra: il était contrarié visiblement. Quand Anselme remonta chez lui, il le suivit. «J'ai à vous parler, lui dit-il, un service à vous demander. Je me bats demain matin.»

Anselme pâlit.

«Ne cherchez pas à m'en détourner, mon honneur est engagé. Je comptais sur Albert pour me servir de témoin, il est absent: il faut que vous le remplaciez. Je compte sur vous demain matin; je vous réveillerai demain matin à sept heures, et vous irez voir le témoin de mon adversaire.

—Vous voulez vous battre? dit Anselme. Et Geneviève, et votre sœur!

—J'y ai bien pensé, et je vais y penser toute la nuit; mais je ne suis pas le maître de reculer.

—J'ai aussi à vous parler; M. d'Arnberg est arrivé, son fils a besoin de vos leçons. Voici l'adresse; soyez-y demain, à l'heure indiquée sur la carte: ce sera pour vous une bonne affaire. Bonsoir.»

XXX

Léon réveilla M. Anselme de très-bonne heure. M. Anselme se dirigea avec une vive anxiété vers la maison de M. de Redeuil. Il fit en route un petit discours fort propre contre le duel; malheureusement M. Anselme était un esprit assez juste, qui se répondait à lui-même et se réfutait assez bien. Il pensait un moment à attendrir M. de Redeuil sur Léon, sur sa sœur: mais à cette pensée, il se sentit rougir de honte: cela aurait l'air de demander grâce pour Léon; il fallait donc le laisser battre, fixer lui-même les conditions du duel. Il arriva à la maison n'ayant rien pu décider avec lui-même. Il demanda M. de Redeuil, et monta l'escalier, se confiant, pour ce qu'il dirait et qu'il ferait, à l'inspiration du moment; se rappelant d'ailleurs avec bonheur que Léon tirait très-adroitement l'épée et le pistolet, et décidé, en tout cas, à le représenter avec une dignité ferme et invincible.

En entrant dans un salon coquettement meublé, M. Anselme salua et annonça qu'il venait de la part de M. Léon Lauter.

M. Rodolphe de Redeuil était en robe de chambre; il avait près de lui un jeune officier, auquel il dit, en entendant le nom de Léon, avec un sourire un peu impertinent: «C'est mon adversaire;» puis se tournant vers Anselme: «Monsieur est le témoin de M. Lauter?

—Oui, monsieur,» dit Anselme; et voyant qu'on ne lui offrait pas de siège, il appela le domestique qui l'avait introduit et lui dit: «Donnez-moi un fauteuil.»

L'habit marron de M. Anselme lui faisait, dans la vie, un tort inconcevable, surtout auprès des domestiques, ou des gens qui sont au dedans semblables à des domestiques. Celui-ci apporta une chaise; M. Anselme le regarda fixement et lui dit: «Je vous ai demandé un fauteuil.»

Le domestique obéit et se retira.

«Monsieur est sans doute informé de l'affaire? dit l'officier à M. Anselme.

—Jusqu'à un certain point, monsieur.

—Comment, jusqu'à un certain point?

—Oui, je sais ce que j'ai besoin de savoir. M. Lauter est un honnête et digne jeune homme, dont j'ai l'honneur d'être l'ami. Il m'a dit qu'il se battait aujourd'hui avec M. de Redeuil, et m'a chargé de fixer les conditions du combat. Ainsi vous pouvez parler.

—M. de Redeuil désirerait tirer l'épée.

—C'est parfaitement indifférent à M. Lauter.

—Ah!

—Oui, monsieur. On tirera donc l'épée sur la demande de M. de Redeuil, quoique le choix des armes appartienne à M. Lauter.

—Vous me paraissez, monsieur, fort expérimenté?

—Moi, monsieur, je ne me suis battu qu'une fois dans ma vie, et c'était à bout portant, avec un seul pistolet chargé, sans témoins, au bord d'une rivière, où le vainqueur devait jeter le cadavre du vaincu. Ce n'était pas un duel en règle. A quelle heure le rendez-vous?

—Ah! voilà la question, dit Rodolphe. Il faut absolument, pour une affaire très-importante, que j'aille tantôt chez le délégué d'une cour d'Allemagne. Il est déjà tard, je voudrais remettre l'affaire à demain.

—Je n'ai pas mission de m'y opposer.

—A demain, sept heures du matin?

—Non; on sait trop ce que veulent dire deux fiacres qui se suivent à sept heures du matin. A neuf heures, si vous voulez.

—A neuf heures.

—Où?

—A la barrière de Vincennes.

—Soit.

—Messieurs, je vous salue.»

Et Anselme s'en alla fort triste, en se disant presque haut: «Allons, allons, Léon le tuera; Léon est adroit et brave, et d'ailleurs, il n'y avait pas moyen d'éviter l'affaire.»

Il revint rendre compte à Léon de sa démarche. Léon lui serra les mains, et lui dit: «Vous me servirez de témoin jusqu'à la fin, n'est-ce pas?»

XXXI

Quand Léon fut sorti pour ses affaires ordinaires, Anselme sortit aussi et revint à la maison; il entra chez Geneviève, et lui dit: «Mon enfant, je me suis occupé de vous, j'ai trouvé ce qu'il vous fallait; mettez votre châle et votre chapeau, et venez avec moi; je vais vous présenter à la personne qui doit vous donner de l'ouvrage.»

Un fiacre les attendait à la porte; après une demi-heure de marche, le fiacre s'arrêta à une fort belle maison. Anselme entra avec Geneviève à son bras, et dit à un domestique: «Conduisez mademoiselle dans le salon.»

XXXII

C'est une triste chose que de voir comment la colère du sort s'était appesantie sur la famille Chaumier et sur la famille Lauter. Ce même jour-là, Albert Chaumier était arrêté pour dettes; M. Chaumier et Rose vendaient la jolie maison, la chère maison de Fontainebleau; Léon, au dernier degré de la misère et du découragement, courait les rues pour trouver des leçons, et ne voyait rien qui lui assurât qu'il n'aurait pas besoin de faire tous les soirs ce qu'il avait fait une fois, d'aller jouer du violon et mendier dans les Champs-Élysées; et il se battait le lendemain, ne pouvant s'empêcher de penser à l'abandon où il laisserait Geneviève, s'il succombait dans le combat; Geneviève, qui, elle aussi, demanderait peut-être un jour l'aumône dans les Champs-Élysées. Et Geneviève, Geneviève venait demander à travailler!

Le sort est comme les assassins, qui, disent les journaux, frappent toujours leurs victimes de treize coups de poignard; quand il a choisi des victimes, il s'acharne sur elles avec une fureur qui n'est égalée que par sa persévérance.

XXXIII

Le domestique auquel on avait confié Geneviève l'introduisit dans un salon qui n'était encore éclairé que par le feu de la cheminée, et par la bougie qu'il laissa en se retirant. Le salon était assez grand pour que cette bougie ne produisît qu'un petit rayonnement qui n'éclairait qu'une partie de la cheminée sur laquelle on l'avait placée. Il faisait mauvais temps au dehors; on entendait siffler le vent par bouffées, et, quand le vent s'arrêtait, quelques gouttes de pluie venaient battre les vitres. Tout contribuait à attrister l'âme de Geneviève, et elle repassa dans sa mémoire tous les malheurs qui s'étaient succédé dans sa vie. Elle se rappela avec une triste fidélité la mort de Rosalie Lauter, la tyrannie de Modeste, sa séparation de toutes les personnes qu'elle aimait, son amour malheureux et ignoré pour Albert, et toutes les angoisses qu'il lui avait causées; la pauvreté envahissant le petit logement malgré les efforts et le courage de Léon; sa santé à elle détruite par le désespoir; et enfin le malheur d'Albert dont elle souffrait autant que du sien; et elle interrogeait en vain l'avenir sans y voir de meilleures chances. Elle se mit à prier Dieu, et à invoquer sa mère; puis elle se promit d'avoir du courage, de travailler et de profiter de l'occupation qu'on allait lui donner pour soulager Léon. Les belles âmes ont ceci de particulièrement remarquable, que c'est précisément quand elles succombent sous le poids de leurs maux qu'il n'est rien de plus sûr pour leur redonner de la vigueur et de l'énergie, pour alléger le poids qui les écrase, que d'y ajouter d'autres chagrins, d'autres douleurs d'une personne aimée à laquelle elles puissent se dévouer.

Plusieurs domestiques entrèrent et allumèrent successivement les candélabres qui entouraient le salon, et le lustre suspendu au plafond.

Une profusion de bougies extraordinaire produisait dans le salon l'effet du plus beau jour. Geneviève put alors examiner le lieu dans lequel elle était depuis près d'une demi-heure. Jamais elle n'avait rien vu d'aussi somptueux; le salon était à panneaux blancs surchargés de dorures d'un goût et d'une richesse extraordinaires. Tout autour du plateau régnait une corniche dorée en feuilles d'acanthe; une magnifique rosace était au-dessus du lustre. Les meubles étaient en bois doré et en damas blanc; de riches consoles dorées soutenaient des corbeilles pleines des fleurs les plus rares et les plus éclatantes. Derrière chaque console était une glace qui répétait à l'infini les fleurs et offrait à l'œil une profonde forêt de camélias et de cactus; le tapis était blanc avec des rosaces jaunes et aurore; la cheminée, de marbre blanc et admirablement sculptée, était couverte de vases de Chine de la plus grande beauté.

Geneviève, à l'aspect de toutes ces magnificences, ne put s'empêcher de jeter un regard sur elle-même et de trouver sa toilette bien modeste: il ne restait pas un coin où elle put se mettre dans l'ombre. Elle s'étonnait d'abord qu'on la fît attendre dans ce salon; mais elle pensa que probablement, à cause de la confusion où on était pour les préparatifs de la fête dont on semblait s'occuper, c'était peut-être la seule pièce qui se trouvât libre. Enfin, on ouvrit la porte, Geneviève se leva; un jeune homme entra qui jeta autour de lui un regard étonné et qui, en l'apercevant, s'écria: «Comment, Geneviève, toi ici! Et qui t'amène?»

Il y avait dans la voix de Léon, car c'était lui, du mécontentement et de la sévérité: les idées les plus étranges et les plus contradictoires se pressaient dans son esprit, sans qu'il pût s'arrêter à aucune. Geneviève lui répondit: «Sois tranquille, mon frère, il n'y a rien que tu puisses blâmer; je suis sortie avec M. Anselme qui est dans la maison, et nous t'expliquerons ce soir pourquoi nous sommes venus.»

Léon regarda sa sœur: il y avait sur le visage de la jeune fille tant de pureté et de candeur qu'il prit la main de Geneviève et la porta à ses lèvres.

«Mais toi, Léon, que fais-tu ici?

—Moi, répondit Léon, je viens pour voir le maître de la maison au sujet d'une leçon.»

Geneviève ne resta pas sans inquiétude: elle craignait qu'on ne lui parlât devant son frère du sujet de sa visite; elle espérait cependant qu'Anselme accompagnerait la personne à laquelle elle devait avoir affaire. Léon regardait aussi le salon, quand un domestique en riche livrée, vert et or, en culotte courte, en bas et en gants blancs, ouvrit une porte latérale du salon; un autre vêtu de même annonça à haute voix:

«Monsieur Chaumier.

—Mademoiselle Rose Chaumier.»

Il y eut quatre exclamations simultanées.

«Comment, vous mon oncle!

—Toi, Rose!

—Vous, mon neveu!

—Toi, Geneviève!

—Hélas! dit M. Chaumier, nous venons ici pour vendre la maison de Fontainebleau.

—Hélas! dit Rose, notre petite maison à nous quatre, la maison où nous avons été enfants et heureux!

—Eh quoi! mon oncle, dit Léon, avez-vous donc souffert dans votre fortune?

—Il me reste de quoi vivre, dit M. Chaumier, mais strictement.»

Léon alors s'approcha de Rose, vis-à-vis de laquelle il avait jusque-là gardé un air sérieux et contraint, et il lui baisa la main avec une vive expression. A son tour, il expliqua sa visite dans la maison, et pour ménager Geneviève, qu'il croyait avoir des raisons de ne pas parler, il dit: «Nous sommes venus pour une leçon.

—C'est singulier, dit Geneviève, il me semble que ce n'est pas la première fois que je vois ce salon; j'en aurai probablement rêvé, car je ne crois pas qu'il en existe de pareils ailleurs que dans les rêves.

—Tu l'as déjà vu, en effet, dit Léon; nous sommes dans le petit palais construit par Anselme pour le baron d'Arnberg, et c'est nous qui avons ordonné la décoration de la pièce où nous sommes.

—Je ne croyais pas, dit Geneviève, voir jamais les magnificences que nous imaginions alors.»

Une porte s'ouvrit, et on annonça:

«Monsieur Albert Chaumier.»

L'étonnement redoubla alors, mais fit place à une douloureuse sensation, quand Albert eut raconté qu'il était entre les mains du garde du commerce, qui l'attendait dans l'antichambre, et dont les acolytes occupaient les différentes issues de la maison. «Je viens, dit-il, voir s'il y a moyen de s'arranger avec mon créancier; mais j'irai coucher rue de Clichy.

—Mais, dit Rose, c'est impossible; nous venons avec papa pour vendre la maison de Fontainebleau, que l'on doit payer comptant. Mon cher papa, ajouta-t-elle à M. Chaumier, vous m'avez dit qu'une partie de cet argent m'appartenait; nous allons délivrer Albert, n'est-ce pas?»

Geneviève prit Rose dans ses bras et la serra étroitement.

«Merci, mille fois merci, ma bonne petite sœur, dit Albert; mais ta générosité te ruinerait sans me sauver. Le créancier qui me fait arrêter aujourd'hui n'est pas le seul; si j'en paye un, il deviendra plus difficile de faire accepter aux autres des arrangements et des délais.»

M. Chaumier fit comprendre qu'il ne consentirait pas à ce que Rose disposât ainsi d'une partie de sa petite fortune.

«Comment, mon oncle! dit Geneviève.

—Comment, mon père! dit Rose, nous laisserions conduire Albert en prison? Oh! nous allons le délivrer, et il quittera Paris jusqu'à ce qu'on ait arrangé ses affaires.»

La porte s'ouvrit encore, et on annonça:

«Monsieur Rodolphe de Redeuil.»

Cette arrivée ne fut agréable à personne. Albert, le seul qui n'eût pas d'éloignement pour Rodolphe, n'avait pas envie de lui apprendre la situation dans laquelle il se trouvait. Rodolphe se mit à regarder le salon, et, voyant qu'on évitait ses regards, feignit de ne reconnaître personne.

«C'est singulier, dit Léon: on nous fait bien attendre.»

Les cinq parents continuèrent à parler à voix basse, à cause de la présence de M. de Redeuil; et Rose disait à Léon: «Oui, mon pauvre Léon, on veut vendre notre petit jardin, et nos sorbiers,» quand on ouvrit, cette fois à deux battants, la grande porte du salon; plusieurs domestiques, portant des bougies, parurent en haie, et un personnage simplement vêtu, mais décoré de plusieurs ordres, se montra à la porte, et on l'annonça:

«Monsieur Anselme Lauter, baron d'Arnberg.»

Ce fut comme un coup de foudre.

Albert s'écria: «Mon créancier!

—Mon protecteur! dit Rodolphe.

—L'homme à l'habit marron!» dit M. Chaumier.

M. Anselme vint à Geneviève et à Léon, et leur dit: «Mes enfants, car ce n'est plus le nom d'amitié que je vous donnais quelquefois; je suis votre père, votre père qui vous aime, et qui a pu apprécier combien vous êtes dignes tous deux d'être aimés et vénérés.»

Léon et Geneviève se mirent à genoux, et lui baisèrent les mains. Anselme les releva et les serra sur son cœur; puis il prit la main d'Albert, et lui dit: «Jeune homme, je suis ton oncle, et il y a bien longtemps que je te connais et que je t'aime. Et vous, mon beau-frère, dit-il à M. Chaumier, voulez-vous me donner la main, et oublier les torts que vous avez eus envers moi?... Monsieur de Redeuil, dit-il en se tournant vers Rodolphe, pardon de vous avoir reçu ici; mais, si vous n'avez pas mauvais cœur, la vue de notre bonheur ne peut vous déplaire; et d'ailleurs, le spectacle du bonheur n'est pas une chose si commune que cela ne vaille, dans l'occasion, la peine d'être vu. Je sais ce que vous avez à me demander, vous pouvez compter dessus.»

Rodolphe était ému; tout le monde pleurait, et lui-même avait passé sa main sur ses yeux.

Il s'approcha et dit: «Monsieur, je ne gênerai pas plus longtemps l'effusion des doux sentiments qui vous animent tous; mais j'ai un devoir à remplir. Monsieur Léon Lauter, dit-il, vous vous êtes trouvé offensé par moi, l'autre jour; et cependant vous m'aviez parlé assez durement. Nous devions nous battre demain matin.

—Oh! mon Dieu!» dit Rose.

Geneviève ne dit rien, mais elle jeta ses bras autour du cou de son frère.

«Nous devions nous battre demain matin. Je vous prie d'agréer mes excuses bien sincèrement, et de me donner votre main.»

Léon n'hésita pas; il n'y avait plus de place dans son cœur pour la haine.

«Monsieur Rodolphe de Redeuil, dit Anselme Lauter, voici ma main aussi; vous venez de vous bien conduire. Sachez, maintenant, combien la susceptibilité de Léon était excusable. Le jour de votre querelle avec lui, je l'ai trouvé dans les Champs-Élysées qui jouait du violon et demandait l'aumône pour sa sœur, pour ma fille chérie.

—O Léon! mon frère, mon bon frère!» dit Geneviève en fondant en larmes.

Rose pleurait sans rien dire: elle regardait Léon avec amour et admiration; mais elle se tenait à l'écart. Léon était riche; elle s'était fâchée avec lui quand il était pauvre. Cependant, après un instant d'hésitation, elle se jeta dans ses bras.

Rodolphe serra toutes les mains et sortit. Anselme sonna et dit: «Faites monter tous les domestiques.»

Alors entrèrent une douzaine de domestiques, tous revêtus de la livrée vert et or, et aussi les femmes de cuisine et de chambre.

Anselme leur dit: «Vous êtes presque tous mes vieux serviteurs. Presque tous je vous ai amenés d'Allemagne avec moi. Il faut que vous partagiez ma joie. Voici M. Léon Lauter, mon fils, et cette belle demoiselle est ma fille Geneviève. Vous les respecterez comme moi-même; je m'en repose sur eux du soin de se faire aimer. Ces autres personnes sont mes parents. Je vous ai fait monter, parce que vous êtes de la famille, et que je veux que vous rendiez grâce à Dieu avec moi d'une réunion qui fera le bonheur de toute ma vie.»

Alors Anselme fit la prière, comme dans les vieilles familles allemandes. Tous les domestiques se mirent à genoux; Geneviève et Rose suivirent leur exemple, et Anselme dit:

«O mon Dieu, je vous rends grâce d'avoir pris soin de mes vieux jours. Mon Dieu, je vous promets d'être toujours bon et compatissant pour les pauvres. Bénissez-nous tous, ô mon Dieu, en ce jour qui va finir, et donnez-nous encore pour demain votre divine protection.... Allez, mes enfants, dit Anselme en finissant. Mon beau-frère, mon neveu et ma nièce coucheront ici. Geneviève donnera l'hospitalité à Rose, et Léon à Albert. Pour moi, je prie mon beau-frère de vouloir bien disposer de mon appartement.

«Voici mon histoire en deux mots, mes enfants. Vous étiez encore bien petits quand je crus devoir quitter votre mère; bénissons sa mémoire: je suis allé plus d'une fois sur sa tombe la remercier du courage avec lequel elle vous a élevés; nous ne parlerons jamais de cette séparation; n'accusez ni elle ni moi. Elle et moi nous vous avons chéris. J'allai trouver le prince ***, avec lequel j'ai été élevé; il me donna d'abord un petit emploi auprès de sa personne; je devins successivement son ami, son conseil, son chargé d'affaires. Je devins riche. J'étais venu en France pour vous chercher quand le hasard m'a fait rencontrer Léon; je n'ai pas voulu me faire connaître à vous. J'ai voulu que votre amitié pour le pauvre vieux Anselme précédât celle que vous auriez pour le baron d'Arnberg. Voici mes projets. Quelqu'un s'y oppose-t-il?

«D'abord, j'achète la maison de M. Chaumier 60 000 fr.; la maison est à moi: je la donne à ma jolie petite Rose, qui ne refusera pas de la laisser à son père. Je paye les dettes de cet étourneau d'Albert.

—Tiens! dit Albert, et le garde du commerce qui m'attend?

—Il est parti. Nous rachèterons à Albert une étude, qu'il tâchera cette fois de conserver. Rose, continua Anselme, épouse Léon.»

Rose se jeta dans les bras de Geneviève, et cacha dans son sein son joli visage tout rouge.

«Maintenant, mes amis, suivez-moi dans cette maison qui a été bâtie pour vous et d'après vos désirs, comme vous pouvez vous le rappeler. Tiens, Geneviève, voici ton appartement; ton petit salon bleu et or, ta chambre tendue de soie bleue avec la mousseline blanche par-dessus la soie, et la salle de bain en marbre blanc.

«Voici tous les meubles que tu as choisis.

«Les tableaux que tu as admirés un jour que tu rendais le pauvre Anselme si heureux en lui donnant le bras dans la rue; tout ce que tu as trouvé joli; tout ce que tu as désiré, tout ce qui a attiré tes regards depuis que je te connais, j'allais l'acheter et l'apporter ici.

«Passons à l'appartement de Léon.

«Voici, Léon, ton cabinet de bois sculpté, et ta salle d'armes et ton divan; ton violon de Stradivarius que je t'ai rapporté d'Allemagne; tu trouveras en bas ton cheval gris de fer, avec la crinière et les jambes noires; j'ai eu une peine terrible à le trouver, et j'ai dit plus d'une fois: «Parbleu! monsieur mon fils aurait bien pu imaginer une autre robe pour son cheval.»

«Demain matin vous verrez le jardin.

—Et vous, mon père, votre appartement?

—Je vous le montrerai demain; allez tous vous reposer: moi, j'ai encore bien des choses à faire.»

XXXIV

Il n'y eut que M. Chaumier qui dormit dans la maison; Rose et Geneviève, Albert et Léon, passèrent la nuit à causer. Dès le jour, Léon essaya son cheval, Albert en prit un à M. Anselme, et tous deux s'allèrent promener au bois de Boulogne.

Geneviève habilla Rose; leur toilette n'était pas finie, qu'Anselme frappait chez elles. «Allons, paresseuses, il y a une heure que j'attends le moment de vous embrasser; venez déjeuner: les jeunes gens ont fait quatre lieues à cheval, et rentrent affamés.»

Au déjeuner, M. Chaumier annonça qu'il allait retourner à Fontainebleau.

«Eh bien! mon beau-frère, allez-vous-en, et laissez-nous Rose; je me suis déjà occupé ce matin de la publication des bans; Rose et Geneviève vont sortir avec moi toute la journée; il faut faire la corbeille de Rose, et faire préparer son appartement à son goût; Albert va aller voir son ancien patron, pour renouer l'affaire de l'étude. Léon a un nouveau violon et un nouveau cheval; il se distraira de son mieux.»

Léon insista beaucoup pour accompagner son père avec sa sœur et sa cousine. M. Lauter répondit, en riant, qu'il s'y opposait, parce que Léon le ruinerait dans les achats pour Rose.

«Maintenant, mon beau-frère monsieur Chaumier, si vous ne vous y opposez pas, nous allons laisser Rose et Léon se promener un peu dans le jardin: ils ont beaucoup de choses à se dire; pendant ce temps, je vais vous montrer mon appartement.»

Rose hésitait; Geneviève la prit par la main et a conduisit avec Léon dans le jardin, où elle les laissa.

Là, Rose et Léon se rappelèrent tous leurs bons et tous leurs mauvais jours; ils se dirent mille fois la même chose.

On était à la fin de février; il y a dans ce mois des heures de printemps; un doux soleil semblait venir éveiller les bourgeons des sureaux. Des bourgeons des coudriers sortaient des petits pinceaux amarantes, la première fleur de l'année. Il semblait que le jardin était riant et embaumé de leur joie, et que ce beau soleil était un reflet de leur bonheur.

Pendant ce temps, M. Lauter conduisit M. Chaumier, Geneviève et Albert, dans son appartement; il ne démentait en rien la magnificence de la maison. Seulement, une petite porte, cachée sous la tapisserie, conduisait à trois chambres, où M. Lauter avait fait apporter les meubles de noyer du petit logement de Léon et de Geneviève, et ceux de sa petite chambre à lui, quand il était leur voisin. Les pièces étaient pareilles à celles qu'ils avaient habitées; les papiers semblables avaient été mis d'avance; et, pendant la nuit, M. Lauter avait fait apporter les meubles.

En repassant dans sa chambre, il ouvrit un vieux coffre magnifiquement ciselé; il était doublé de velours cramoisi et contenait des gros sous avec de menues pièces d'argent et une pièce de cent sous.

«Geneviève, dit-il, c'est l'argent que ton frère a gagné pour toi en jouant du violon dans les Champs-Élysées; en voici une pièce que tu conserveras bien, n'est-ce pas?»

XXXV

Quand Rose et Léon furent au salon avec le reste de la famille, Lauter dit: «Il y a encore une surprise que j'ai ménagée à Léon et à Geneviève;» et il les conduisit dans une partie reculée de la maison: il frappa et se nomma; une jeune femme, propre, avenante, et décemment vêtue, ouvrit et devint toute rouge en voyant la société qui lui arrivait. «Marthe, dit M, Anselme, où est votre mari?»

A ce moment, le mari rentrait: «Keissler, lui dit Anselme, vous trouvez-vous toujours bien ici?

—Ah! monsieur le baron, dit le jeune homme, nous sommes trop heureux, et si vous ne m'aviez défendu de vous rendre grâce....

—Je vous l'ai défendu, mon cher Keissler; mais je vous ai dit en même temps que je vous ferais voir un jour vos bienfaiteurs, ceux que vous pourriez remercier. Les voici; c'est l'intérêt que vous ont témoigné mon fils et ma fille, un jour que nous vous avons rencontré aux Champs-Élysées, qui m'a fait prendre soin de vous.»

Keissler alla alors, sans parler, chercher sa femme qui s'était retirée dans une autre pièce, et la ramena avec deux petits enfants. Pendant qu'il était absent, Anselme dit: «J'ai fait de Keissler mon intendant, et je m'en suis parfaitement trouvé.»

Keissler, sa femme et ses enfants se placèrent devant Geneviève et Léon, et Keissler dit: «Nous sommes heureux; nous sommes bien heureux. Je ne trouve rien dans mon cœur qui doive mieux vous récompenser.»

Rose était un peu embarrassée. Elle se rappelait que, le jour de cette rencontre aux Champs-Élysées, elle avait écouté une plaisanterie de M. de Redeuil sur Anselme. Elle regarda Léon tendrement, et se fit à elle-même le serment d'expier tous ses petits torts par la plus vive tendresse. Geneviève caressait les enfants de Mme Keissler.

Quand ils sortirent de l'appartement de l'intendant, Anselme mena Geneviève à la basse-cour, et il lui dit: «Te rappelles-tu une vieille femme à laquelle tu faisais l'aumône tous les dimanches à la porte de l'église? Elle est ici, c'est la surintendante de la basse-cour; elle et Keissler ne sont pas ceux, hier, qui ont prié de moins bon cœur à notre prière du soir.»

XXXVI

En peu de jours l'appartement de Rose fut prêt. M. Lauter l'appelait sa fille.

Le mariage de Léon et de Rose fut célébré avec pompe. Les jeunes filles voulaient plus de simplicité; mais Anselme insista. Seulement, quand le prêtre demanda à Léon sa pièce de mariage, pour la bénir et la donner à l'épousée selon l'usage, M. Lauter arrêta Léon, qui allait donner un double louis, et donna lui-même une grosse pièce de deux sous. Le prêtre le regarda d'un air interrogatif. «Allez, allez, monsieur le curé, dit Anselme, cette pièce-là en vaut bien une autre, et elle a été bénie par Dieu avant de l'être par vous.»

M. Anselme l'avait prise dans le coffre ciselé doublé de velours cramoisi.

XXXVII

Geneviève se trouvait heureuse: tous ceux qu'elle aimait étaient si heureux! Depuis longtemps elle avait renoncé à Albert, sans oser espérer le plaisir dont elle jouissait, de le voir tous les jours et de le voir heureux. Le mariage de son frère, malgré tout ce qu'elle en eut de joie, lui fit un peu de mal, et aussi la vue du ménage de Keissler. Néanmoins, elle disait qu'elle n'était plus malade. Elle s'était arrangée pour ajouter le bonheur des autres au bonheur restreint qui lui était permis à elle.

Mais le ciel est envieux. La mort planait sur la maison du baron d'Arnberg. La maladie de Geneviève faisait d'effrayants progrès, sans qu'elle-même s'en aperçût. Geneviève était une victime marquée par le sort: elle ne devait pas lui échapper.

Les pommettes de ses joues s'étaient colorées d'un rouge vif, que tout le monde, et Geneviève elle-même, prenait pour un retour à la santé.

Son nez était effilé, et ses joues caves; ses lèvres rétractées semblaient exprimer un sourire amer; ses dents étaient d'un blanc mat. Cependant elle souffrait peu, et seulement par intervalles. Ses yeux avaient encore leur éclat; mais le blanc avait pris une légère teinte bleuâtre, et le regard avait par instants une profonde expression de mélancolie.

Geneviève parlait beaucoup de l'été, et faisait des projets pour Fontainebleau. Le mois de mars était superbe; elle jouissait avec ivresse des premiers beaux jours, et disait quelquefois: «Mon Dieu, la belle saison est si courte!» Pauvre fille! sa vie devait finir avant la belle saison. Les médecins ordonnèrent de la transporter à la campagne; on parla devant elle de Fontainebleau, elle demanda d'elle-même à y aller.

Mais elle devint trop faible, et, sous un vague prétexte, on retarda son départ. Elle fut obligée de garder le lit: mais elle ne se croyait qu'indisposée.

Sa respiration, lente, saccadée, profonde, était quelquefois accompagnée d'un hoquet. Une toux sèche sortait de sa poitrine. Un soir, comme sa belle-sœur restait près d'elle, après quelques mots que Rose lui dit à demi-voix, elle dit: «Ma chère Rose, ce sera un nouveau bonheur pour toi, pour Léon et pour mon père, et j'en jouirai autant que vous. Moi, je ne me marierai jamais. J'élèverai ton enfant. Je serai sa marraine, n'est-ce pas? Tout cet été, je m'occuperai de broder sa layette.»

Rose pouvait à peine retenir ses larmes, car personne n'ignorait plus la situation de Geneviève, que Geneviève elle-même.

Elle continua à parler, mais plus péniblement. Ses yeux, à demi voilés, l'empêchaient de bien distinguer Rose, et elle la pria d'allumer une bougie de plus.

Elle parla alors de leurs costumes pour la campagne. «J'ai des idées ravissantes, disait-elle, tu verras.»

Elle s'arrêta quelque temps et dit: «Je tiens à être à Fontainebleau pour le premier mai; c'est l'anniversaire de la mort de ma mère. Pauvre mère, qu'elle serait heureuse de voir notre bonheur! je ne l'ai jamais tant regrettée qu'à présent.»

Rose mit son visage sur le lit de Geneviève, car elle voulait cacher les larmes qui coulaient brûlantes sur ses joues. Les regrets que faisait entendre Geneviève sur sa mère s'appliquaient si bien à Geneviève elle-même, qui ne devait vivre que pendant le temps où sa vie avait été amère, et, en plus, quelques jours seulement pour goûter une vie plus douce qui ne lui était pas destinée! Elle avait conduit ceux qu'elle aimait jusqu'à la terre promise, adoucissant pour eux les ennuis et la fatigue du chemin, et elle mourait.

«Moïse monta sur la montagne, et le Seigneur lui fit voir tout le pays de Galaad, et le Seigneur lui dit: «Voici le pays que j'ai promis à Abraham, vous l'avez vu de vos yeux et vous n'y entrerez pas.» Et Moïse mourut par le commandement du Seigneur.»

«Combien je serai heureuse de voir tes enfants! continua Geneviève. J'ai froid.... couvre-moi un peu. Pourquoi as-tu éteint cette bougie? Je ne vois pas clair, rallume-la.... Dans cinq ou six ans d'ici, tu auras des enfants qui courront dans la maison. Il me semble déjà entendre leur bruit. J'ai sommeil.... Tu dois avoir sommeil aussi.... Va....»

Elle ne parla plus, sa respiration devint bruyante. Rose la contemplait avec effroi. Geneviève entr'ouvrait la bouche. Son ange gardien, invisible à son chevet, prit sur ses lèvres l'âme qu'exhalait la vierge, et l'emporta au ciel.

Rose, ne l'entendant plus respirer, mit la main sur son cœur, et ne le sentit pas battre. Elle poussa un grand cri, et tomba à la renverse.

XXXVIII

Le prêtre qui avait marié Rose et Léon, si peu de temps auparavant, au même autel de la Vierge dit la messe des morts sur un cercueil revêtu d'un drap blanc, sur lequel était une couronne de fleurs d'oranger. Toute la maison de M. Lauter assistait à la messe; les domestiques faisaient par moments entendre des sanglots qu'ils ne pouvaient plus étouffer.

«Je vous donnerai le repos, dit le Seigneur, car vous avez trouvé grâce devant moi, et je vous connais par votre nom (et te ipsam novi ex nomine).

«Seigneur, prêtez l'oreille aux prières par lesquelles nous conjurons votre miséricorde de placer dans le lieu de paix et de lumière l'âme de votre servante Geneviève Lauter, que vous avez fait sortir de ce monde, et de l'associer à la gloire de vos saints!

«Seigneur, vous m'appellerez, et je vous répondrai.

«J'élève mes mains vers vous, et j'ai mis en vous toute mon espérance.

«O jour de colère (dies ir[ae], dies illa), jour de la colère et de la vengeance de Dieu!

«Séparez-moi de ces maudits que vous chasserez de votre présence, ô Jésus! et appelez-moi entre les vierges bénies de votre père.

«Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur (Beati mortui qui in Domino moriuntur)! Ils vont se reposer de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent.»

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout ce qui était dans l'église fondit en larmes.

XXXIX

On enterra Geneviève à Fontainebleau, auprès de sa mère. M. Lauter et Léon ne se consolèrent jamais de la perte de cette charmante fille, et son souvenir mêla jours une profonde amertume au bonheur qu'elle ne partageait pas. Son appartement fut fermé, et, pendant tout le temps que vécurent les personnes dont nous avons raconté l'histoire, on l'ouvrit trois fois par an, aux anniversaires de la naissance, de la fête et de la mort de Geneviève. On y passait la journée; tout était resté comme le jour de sa mort; on parlait d'elle, et les enfants de Rose et de Léon furent accoutumés à un si grand respect pour la mémoire de la sœur de leur père, qu'ils n'avaient jamais vue, qu'ils n'osaient ni jouer ni faire du bruit près de l'appartement de leur tante Geneviève.

 

 

FIN.

 

 

 

 

Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
rue de Vaugirard, 9.


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