← Retour

Geneviève

16px
100%

XXXIV

Geneviève et Rose intercédèrent en vain auprès de M. Chaumier; il fut inflexible. Léon parla de son projet ou plutôt de sa résolution à M. Anselme. M. Anselme l'encouragea, et, tout en restant son auditeur assidu, changea entièrement sa manière d'écouter. Ce n'était plus nue satisfaction personnelle qu'il cherchait quand Léon jouait du violon; il ne se laissait plus mollement entraîner aux charmes de la mélodie. Il jugeait, il critiquait, il insistait sur les reproches, il ne faisait aucune grâce, il faisait recommencer dix fois le même passage. Puis, quand il y avait un opéra important, un beau concert, un grand artiste à entendre, M. Anselme avait toujours, par hasard, dans la poche de son vieil habit marron, un billet pour le concert ou le théâtre.

Un jour, il dit à Léon: «Je suis très-lié avec M. Kreutzer; il se fera un véritable plaisir, à ma recommandation, de vous donner quelques leçons qui vous manquent; allez le voir demain avec une lettre de moi.»

Kreutzer ne donnait pas de leçons à moins de vingt francs le cachet; c'était une bonne fortune que Léon n'eût osé espérer. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer la ponctualité et l'exactitude du professeur; jamais il ne retranchait cinq minutes sur la leçon. Ce qui n'étonnait pas moins Léon, c'est que, remplissant aussi fidèlement ce devoir d'une amitié peu commune, il ne demandait cependant jamais de nouvelles de son ami. Un jour même, Léon et M. Anselme rencontrèrent Kreutzer dans la rue.

«Qui venez-vous de saluer? demanda M. Anselme a Léon.

—Mais ne l'avez-vous pas reconnu?

—Non.

—C'est votre ami, M. Kreutzer.

—Je ne l'avais pas vu.

—Il a passé à trois pas de nous; il ne paraît pas non plus vous avoir reconnu.

—C'est étonnant.

—C'est étonnant.»

Un matin, M. Anselme dit à Léon: «Il s'agit maintenant de gagner de l'argent; vous avez un beau talent; mon ami Kreutzer aura l'obligeance de vous donner toujours quelques leçons et quelques conseils. Tout en vous perfectionnant, il faut vous faire entendre dans le monde et donner vous-même des leçons. En voici une que vous commencerez après-demain: on vous donnera dix francs par leçon. C'est un prix presque ridicule pour un jeune professeur: mais il n'en faut pas accepter à moins. Il y a très-peu de connaisseurs, et le plus grand nombre n'estime la musique que selon ce qu'il la paye.»

Léon ne savait comment remercier M. Anselme; celui-ci dit: «Vous ne me devez aucune reconnaissance; un de mes amis, homme fort riche, veut que son fils apprenne le violon. Il m'a demandé un bon professeur, je vous avais sous la main; il aurait fallu me déranger beaucoup pour ne pas vous rendre ce petit service, et d'ailleurs, je connais peu de talents qui me plaisent autant que le vôtre. Pour moi, je pars pour l'Allemagne, et je ne reviendrai qu'au printemps. Écrivez-moi quelquefois, et tenez-moi au courant de vos succès, car je suis sûr que vous réussirez. Au revoir.»

Léon était fort heureux; cette seule leçon remplaçait pour lui la pension que son oncle lui supprimait; il avait de quoi vivre, et il vivrait de son art, de son violon. Il se mit au travail avec toute l'ardeur que donne le succès. L'ami de M. Anselme recevait du monde; Léon se fit entendre plusieurs fois, et fut très-applaudi. Il pensait à Rose, à Geneviève, à M. Chaumier.

Rose et Geneviève menaient toujours la même vie, dans les plaisirs et dans les fêtes; mais Geneviève ne goûtait que bien rarement le bonheur dont Rose s'enivrait. La persécution de Modeste, l'indifférence d'Albert, venaient à chaque instant lui percer le cœur; elle ne voyait plus Léon; quelquefois elle lui écrivait et le tenait au courant de ce qui se passait à la maison. Léon voyait assez fréquemment Albert, qui l'entraînait dans ses parties de plaisir. D'ailleurs, il ne tarda pas à se lier avec un grand nombre de jeunes artistes comme lui, qui, de même que les étudiants, le jetaient dans une vie opposée à ses goûts et à ses habitudes. Il buvait avec eux, quoiqu'il n'aimât pas le vin, et il n'osait pas ne pas boire un peu plus que celui qui buvait le plus. Il cachait, avec un soin inimaginable, ses qualités précieuses, pour se parer, avec ostentation, de vices qu'il n'avait pas. Il serait devenu violet de honte s'il avait, par une seule expression, laissé voir ce qu'il y avait en lui de poésie, d'enthousiasme et d'élévation.

XXXV

M. Chaumier voulut recevoir à son tour. Tous les jours de la semaine étaient pris par ses connaissances. Il ne restait que le dimanche, qu'il se trouva forcé d'adopter. La première soirée du dimanche parut à Geneviève une sorte de sacrilège; c'était le jour de la famille, le jour depuis si longtemps consacré. Rodolphe de Redeuil se montra fort empressé auprès de Rose. Le lendemain matin, Modeste disait aux domestiques: «Ce serait un beau mariage pour notre demoiselle.»

On apporta une lettre de Léon: il ne parlait presque que de Rose. «Hier, disait-il, hier dimanche, quand vous vous êtes trouvés réunis autour de la table de famille, avez-vous pensé à moi en voyant ma place vide?

—Rose, dit Geneviève, c'est tout au plus si j'oserai lui répondre qu'il y avait bal ici, que nous avons dansé presque toute la nuit, et qu'il n'y a plus de dimanche. Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle en finissant la lettre, il est malade.

—Malade! dit Rose, et il est seul!

—Seul, continua Geneviève, et il n'a personne pour le soigner.

—Écoute, dit Rose, mon père ne le saura pas, allons le voir.»

Geneviève embrassa Rose, et toutes deux mirent des châles et des chapeaux; puis Rose demanda: «Et qui nous accompagnera?

—Ah! oui, qui nous accompagnera?

—Modeste fera des questions et des observations.

—Allons seules.

—L'oseras-tu?

—Oui.

—Je ne serai pas moins brave que toi.»

Mais comme elles sortaient, tout émues et tremblantes, elles rencontrèrent M. Chaumier qui rentrait, et qui leur demanda où elles allaient.

«Nous allons voir Léon, dit Rose.

—Qui est malade, ajouta Geneviève.

—Comment! dit M. Chaumier, vous sortez seules, sans ma permission?

—Mais, papa, dit Rose, il est malade.

—N'importe, cela n'est pas convenable, ou plutôt cela ne me convient pas; rentrez.»

Toutes deux obéirent sans parler. Geneviève ouvrait la bouche, mais elle retint les paroles déjà sur ses lèvres. M. Chaumier entra dans son appartement. Rose ôta son châle et son chapeau; Geneviève resta habillée.

«Écoute-moi, Rose, dit-elle. Je n'obéirai pas à mon oncle, je ne laisserai pas mon frère malade, sans secours et sans consolations; je vais partir; je serai sans doute revenue pour l'heure du dîner; alors mon oncle ne s'apercevra de rien.»

Rose craignait la colère de son père; cependant, elle ne trouva pas une seule raison pour détourner Geneviève de son projet. «Va, Geneviève, dit-elle, et dis-lui que je voulais t'accompagner.»

C'était la première fois que Geneviève se trouvait ainsi seule dans les rues; aussi sa frayeur était sans égale. Si elle n'osait marcher, elle eût osé bien moins encore monter dans une voiture. Vingt fois elle fut sur le point de revenir sur ses pas et de rentrer à la maison; mais la pensée de la maladie de Léon lui donnait un peu de courage et de force, et elle arriva près de lui toute rouge de fatigue et de honte. Léon fut si heureux, si reconnaissant! Il était seul dans sa petite chambre. Une vieille portière venait de temps en temps voir s'il n'avait besoin de rien et retournait à sa loge. Le médecin venait de sortir, et, après avoir fait une prescription, avait dit: «Il y aura peul-être un peu de fièvre et de délire ce soir et cette nuit.»

La prédiction du médecin commençait à s'accomplir; la fièvre se manifestait avec violence. Cependant il tenait la main de Geneviève et lui faisait mille questions: il y avait si longtemps qu'ils ne s'étaient vus! Le ravissement de Léon fut au comble quand il sut que Rose avait voulu venir le voir. Plus heureux que sa sœur, il pouvait parler de ce qu'il aimait, et dire qu'il l'aimait. Geneviève s'était fait, de renfermer son secret dans son sein, une loi qu'elle n'eût pas transgressée même au prix de sa vie, et ce ne fut qu'après de longues circonlocutions qu'elle vint à dire: «Nous ne voyons presque pas Albert. Que fait-il? Tu le vois plus que nous....»

Et elle hésita un quart d'heure avant d'oser dire: «Lors de son dernier voyage à Fontainebleau, il était amoureux; il gravait des O sur tous les arbres de la forêt.

—Ah! je sais, dit Léon, Octavie. C'était Mme Haraldsen; mais il y a longtemps qu'il n'y pense plus.»

Il semblait à Geneviève que son frère lui enlevait une montagne de la poitrine. Quoi! Albert n'était plus dominé par l'amour d'une autre! Albert pouvait l'aimer! Tout ce bonheur qu'elle avait rêvé et qu'elle avait cru perdu, elle pouvait le retrouver! Sa vie n'était donc pas tout entière vouée à la douleur!

Comme elle avait cessé de parler, Léon s'endormit, mais d'un sommeil agité et convulsif; il prononçait, en dormant, des paroles sans suite. Geneviève fit porter à Rose une lettre, dans laquelle elle lui disait que Léon était sérieusement malade et qu'elle passerait la nuit auprès de lui. La nuit fut plus calme qu'on ne l'avait cru. Le matin, Geneviève partit comme Léon dormait encore. Rose n'était pas réveillée; mais, quand elle entendit Geneviève, elle commença à lui faire une longue série de questions. Geneviève était épuisée de fatigue et à demi morte de froid. «Eh bien! dit Rose, couche-toi avec moi, tu te réchaufferas et nous pourrons causer.»

Geneviève raconta à Rose la petite chambre de son frère, le désordre qui y régnait, et la vie pauvre à laquelle il semblait condamné. «Il prononçait souvent ton nom, dit-elle à Rose; il t'aime. Ma bonne petite Rose, au milieu de tout ce monde que nous voyons, ne l'oublie pas, il serait trop malheureux. Tu es toute sa vie!»

Rose répondit que tous les hommes qui s'offraient à ses yeux, loin de lui faire oublier Léon, ne faisaient que réveiller son souvenir, par une comparaison à son avantage.

«Je suis fâchée, dit Geneviève, que tu ne l'aies pas vu: il était si beau pendant son sommeil agité par la fièvre, quand il t'appelait!»

Rose embrassa Geneviève et jura d'aimer Léon toute sa vie.

«Ah! dit Geneviève, ma chère cousine....

—Appelle-moi ta sœur, dit Rose.

—Ah! oui, ma sœur, ma chère petite sœur, vous serez heureux.»

Et Geneviève songea qu'il y avait encore pour elle un autre moyen d'être la sœur de Rose. Ce que lui avait dit Léon de l'oubli où Albert avait mis Mme Haraldsen, avait ranimé dans son cœur un espoir qu'elle avait cru si longtemps un rêve. Cependant elle n'osa en parler à Rose. Toutes deux s'endormirent en parlant de Léon et dans les bras l'une de l'autre.

XXXVI

Si le papier blanc n'était pas une des plus respectables choses qui soient au monde, et si je ne tenais à ménager ma bouteille d'encre, dont j'ai bien des choses à tirer, je ferais un ou deux volumes de ce qui se passa pendant l'année qui suivit cette conversation des deux cousines. Nous croyons plus opportun de faire ici un entr'acte.

Je ne sais si vous avez quelquefois regardé une bouteille d'encre. J'en ai acheté une, il y a un mois, et je l'ai versée tout entière dans un vaste encrier. Cela a tout l'air d'un petit océan noir.

Je vais d'abord en tirer deux volumes; deux volumes font quatre cent vingt-huit mille lettres. Ces quatre cent vingt-huit mille lettres sont évidemment dans mon encrier, mais à l'état de pêle-mêle et de confusion. Il s'agit de les harponner et de les pêcher, l'une après l'autre, avec le bec pointu de ma plume, dans le susdit océan noir, et de les ranger en bon ordre sur des feuilles de papier blanc.

Il y a des moments où, attachant mes yeux sur la surface noire de ce Cocyte (toujours mon encrier), je m'amuse d'abord à voir tout ce qui se réfléchit dans ce sombre miroir. Mes vitraux y sont reflétés en papillons rouges, verts et jaunes; puis, à mesure que je regarde, je finis par y voir des millions de petites lettres enchevêtrées, emmêlées les unes dans les autres, courant à droite, à gauche, s'évitant, se poursuivant, s'atteignant, formant des mots bizarres et inconnus, se bousculant, se renversant, se combattant, se dévorant, et, par leur réunion, racontant des histoires si singulières, si saugrenues, si vraies, que je ne sais si j'oserai vous les raconter, et si je ne rejetterai pas à la mer les lettres qui les composent, quand elles tomberont sous la pointe de mon harpon. Il y a des moments où il s'élève un bouillonnement, où il se fait des orages d'encre qui m'intimident et font que je suspends ma pêche, et me repose sur les rives de l'encrier. Mais aujourd'hui la matinée est belle, comme disent les barcarolles. (O Parisiens, mes amis, comme on se moque de vous avec les barcarolles! Je les ai toutes chantées à la mer, et toutes y sont parfaitement ridicules. O musiciens, mes autres amis, ou plutôt mes ennemis, qui vous faites une idée de la mer d'après votre carafe et votre cuvette, et qui pensez que l'Océan n'est qu'une exagération du grand bassin des Tuileries!)

La matinée est belle, nous avons encore trois plumes taillées par de jolies mains. Pécheur, parle bas.

XXXVII

Un an après, voici dans quelle situation nous retrouvons nos personnages. Geneviève avait reçu la défense formelle de revoir son frère; elle n'avait pas cru devoir s'y soumettre, et était allée demeurer avec lui. Léon, dont la réputation commençait à s'étendre, gagnait passablement d'argent. Il avait loué un petit logement dans la rue Saint-Honoré. Son talent le faisait fort rechercher dans le monde, et il arriva ce qu'il avait prévu, c'est qu'au milieu des applaudissements qu'il excitait, son oncle ne fut pas fâché quelquefois de dire: «Ce jeune homme est mon neveu.» Léon, d'autre part, ne manquait jamais de le saluer respectueusement quand ils se rencontraient dans quelque salon; et quoiqu'il ne parlât pas à Rose, ses regards savaient bien lui dire: A toi, Rose, ces applaudissements! et Rose le comprenait si bien, qu'elle rougissait des éloges qu'on donnait à son cousin.

Une fois que M. Chaumier eut dit: «Ce jeune homme est mon neveu, il fut assez embarrassé de répondre à une question toute naturelle que cette confidence lui attira: «D'où vient qu'on ne le rencontre jamais chez vous le dimanche?» Il n'y avait pas moyen de dire: «Parce que je l'ai renvoyé, et je l'ai renvoyé, parce qu'il voulait être musicien et acquérir le talent que vous applaudissez, et dont je ne puis moi-même m'empêcher d'être fier.» Il fit donc un jour signe à Léon de s'approcher de lui, et lui dit: «Léon, mon neveu, à tout péché miséricorde. Je n'ai pas, en voulant punir une petite outrecuidance de jeunesse, prétendu exiler à tout jamais les enfants de ma sœur. Rose et Albert, quand nous voyons Albert, parlent de vous deux tous les dimanches; et il y a, à la table, deux places vides ce jour-là, qui sont désagréables à l'œil. Viens donc dimanche prochain avec ta sœur, et oublions nos petits différends.»

Rose, par un mouvement involontaire, se jeta au cou de son père, et l'embrassa pour le remercier de cette pensée dont il n'avait fait confidence à personne. Léon remercia M. Chaumier de la voix, et Rose du regard et du cœur. De ce jour, Geneviève et Léon dînèrent tous les dimanches chez leur oncle.

Albert avait acheté une étude d'avoué, dont il laissait le soin à un maître clerc, et il continuait à suivre toutes les fantaisies de son imagination.

M. Anselme avait écrit à Léon deux lettres, auxquelles celui-ci n'avait pas songé à répondre.

Mme Modeste Rolland n'avait pas vu sans chagrin le retour dans la maison de Léon et de Geneviève; mais elle avait soin de les traiter parfaitement en étrangers et en inférieurs.

XXXVIII

Le logis de Léon et de Geneviève était d'une simplicité bien au-dessous des habitudes de leur enfance, quoique cependant la maison de Fontainebleau n'eût rien de somptueux ni de magnifique. Il se composait de quatre petites pièces. Les meubles, peu nombreux, étaient en noyer. Quand Geneviève était venue partager la bonne et la mauvaise fortune de son frère, Léon voulait la loger plus richement. Mais Geneviève, après un examen sérieux de ses affaires, s'aperçut que, s'il gagnait suffisamment d'argent pendant l'hiver, il lui fallait presque entièrement chômer pendant l'été, parce que tous ses élèves étaient à la campagne; et un point sur lequel ils étaient tous deux parfaitement d'accord, c'était que, pour rien au monde, ils n'auraient recours à M. Chaumier. Geneviève, avec le secours d'une vieille femme qui venait chaque jour pendant deux heures, tenait le petit ménage dans une propreté ravissante, et faisait elle-même la cuisine, cuisine d'autant moins compliquée, que Léon ne dînait presque jamais à la maison. Léon suppliait sa sœur de ne pas se fatiguer, et surtout de ne pas s'occuper de soins auxquels elle était restée étrangère toute sa vie; mais Geneviève prenait les prétextes les plus ingénieux pour ne pas changer de conduite. Albert venait quelquefois les voir; mais, quoique Geneviève épiât tous ses regards, tous ses mouvements, il était difficile d'y trouver le moindre symptôme d'amour. Il ne manquait jamais, en entrant, de baiser le front de sa cousine, et de lui parler d'un ton affectueux; mais elle finissait toujours par voir que le sujet de sa visite était une commission pour Léon, qu'il lui laissait en partant, quand il la trouvait seule; ou, quand Léon était à la maison, il ne faisait qu'entr'ouvrir la porte de la chambre de Geneviève, en entrant et en sortant, et lui disait bonjour, sans entrer ni s'arrêter un seul instant. Geneviève gardait toujours de ces visites un profond sentiment de tristesse; cependant son seul désir était de les voir se renouveler, et son cœur battait de la plus douce émotion, lorsqu'elle reconnaissait la façon de sonner à la porte d'Albert. En vain Léon la pressait de lui dire la cause de son chagrin; elle niait avoir la moindre peine. Léon s'efforçait de lui procurer quelques distractions; il la conduisait au spectacle, et était le plus heureux des hommes quand il pouvait amener un sourire sur les lèvres de sa sœur. Mais quelquefois, sans le savoir, il était la cause de la tristesse de Geneviève. Par l'habitude de ne lui rien cacher, il lui rapportait imprudemment ce qu'Albert venait lui dire sur ses amours bien passagères, qui avaient toujours un caractère d'exagération romanesque et fantastique qui amusait Léon, et le portait à en faire à sa sœur des récits qu'il croyait extrêmement propres à l'égayer. Geneviève cachait avec le plus grand soin ses impressions à son frère; tout ce qu'elle accordait au bonheur qu'elle ressentait à s'occuper d'Albert tout haut, c'était de parler beaucoup de Rose. En parlant de Rose, elle parlait naturellement de la maison de M. Chaumier, où il n'y avait pas un meuble dont le souvenir ne la fît tressaillir. Souvent aussi ils s'entretenaient de Fontainebleau. Quelquefois, après de longs efforts et une cruelle hésitation, elle faisait à Léon une question sur Albert; mais elle avait soin de la faire d'un ton de légèreté et d'indifférence. «Comment vont les amours d'Albert?» disait-elle; et ces deux mots, Albert et amours, lui déchiraient le cœur et les lèvres. Et Léon avait presque toujours quelque nouvelle bouffonnerie à lui raconter, et Geneviève souriait.

Un dimanche, il se trouva que tout allait mal. Le lait monta le matin, et s'en alla par-dessus la casserole. Léon raconta à sa sœur qu'Albert était amoureux d'une actrice, et que, pour le moment, il ne s'occupait pas d'autre chose. Ils partirent vers trois heures pour se rendre chez M. Chaumier. Modeste ouvrit et dit: «Il n'y a personne.

—Comment, personne? dit Léon.

—N'est-ce pas aujourd'hui dimanche? ajouta Geneviève.

—C'est dimanche, répondit Modeste, je n'ai pas l'intention de le nier. Mais M. Albert n'a pas paru ici depuis dimanche dernier, et monsieur et mademoiselle dînent en ville et passent la soirée dehors.»

La toilette exorbitante de Modeste accusait une intention de sortir et venait à l'appui de son témoignage. Le frère et la sœur se regardèrent interdits; l'espoir qui les avait soutenus toute la semaine était évanoui, et cette déception leur donnait déjà des doutes sur le dimanche suivant. Geneviève pouvait à peine se soutenir; elle se dit fatiguée et entra pour s'asseoir un instant. Léon rôda dans la maison et s'arrêta dans la chambre de Rose; il y trouva les vêtements qu'elle avait quittés le matin et les couvrit de baisers. Il y avait des épingles sur une pelote; il les ôta et les piqua de manière à former son nom, Léon.

Cependant, Modeste donnait le dernier coup d'œil à sa parure; elle mettait son bonnet à rubans effrénés rouges et jaunes. Geneviève se leva la première, chercha Léon et lui dit: «Veux-tu partir?» Léon se leva, baisa encore la robe de sa cousine, et dit: «Partons,» et il restait. Geneviève le prit par la main et l'emmena. Modeste eut le plus grand soin de passer sous silence les regrets que Rose l'avait chargée d'exprimer à ses cousins. Léon et Geneviève s'en allèrent tristes et retournèrent chez eux sans se parler. Geneviève ralluma le feu et servit sur la table un reste du dîner de la veille. Léon dit qu'il était triste, Geneviève qu'elle avait mal à la tête, tous deux qu'ils n'avaient pas faim, et ils ne mangèrent pas. Puis ils parlèrent de Rose. Geneviève lui trouva mille excuses et devina sans peine que probablement Modeste s'était acquittée de la commission de ses maîtres avec de certaines restrictions. Elle parla à Léon de la méchanceté de Modeste et de tout ce qu'elle avait eu à en souffrir.

«Pauvre petite sœur! dit Léon.

—Aussi, mon cher Léon, je suis bien heureuse de te devoir le bonheur de n'y être plus exposée.

—Ainsi, chère sœur, dit Léon, tu n'es pas trop malheureuse de la vie médiocre que tu partages avec moi?

—Moi, mon bon Léon! dit Geneviève; je t'en remercie tous les soirs en faisant ma prière, et je prie Dieu de t'en récompenser.

—Ah! dit Léon, il n'en est pas moins vrai que tu es maintenant privée des plaisirs du monde, des soirées et des bals; car, malgré l'accueil que l'on me fait dans les maisons où je vais, il ne peut m'échapper que je conserve toujours l'infériorité de l'homme payé. C'est mon violon que l'on invite, et, s'il ne fallait quelqu'un pour l'apporter et promener l'archet dessus, on ne penserait pas à moi. C'est là quelque chose que je me cache le plus possible à moi-même, et, quand cela devient trop évident, je sors des maisons en jurant de n'y plus retourner. Mais ce serait m'aliéner mes écoliers, et la nécessité l'emporte. Et puis, quelquefois, je leur arrache des applaudissements de bonne foi, et j'oublie. Aucun cependant ne songe à inviter ma sœur; je serais si heureux et si fier de te conduire avec moi!»

Geneviève répondit qu'elle ne regrettait en rien ces plaisirs.

Geneviève mentait. Quand son frère partait le soir pour quelque fête, elle sentait son pauvre cœur se serrer; mais elle n'aurait voulu, pour rien au monde, chagriner Léon.

A ce moment on frappa à la porte, et, comme la clef y était restée, un homme entra qui demanda à son voisin la permission d'allumer sa bougie. C'était M. Anselme, avec son même vieux chapeau et son même habit marron.

XXXIX

«Je pourrais, dit M. Anselme, paraître surpris de vous voir avec une dame, feindre de vouloir me retirer discrètement et vous faire dire que mademoiselle est votre sœur. Mais je l'ai déjà vue et je la reconnais parfaitement.»

Il prit une chaise et se mit au coin de la cheminée vis-à-vis de Geneviève. Léon était au milieu. Il fut quelque temps à regarder silencieusement le frère et la sœur, puis il se décida à dire: «Je suis allé, à mon retour, à notre ancien logement. On m'a donné votre nouvelle adresse, que je vous remercie d'avoir pensé à laisser pour moi. Je suis venu ici et je ne vous ai pas trouvé. Il y a un petit logement à louer dans la maison, au-dessus de vous; je l'ai pris et nous sommes encore voisins. Et comment se fait-il que vous soyez ainsi réunis?»

Léon éprouva quelque embarras à répondre devant sa sœur à cette question, qui lui faisait, à lui-même, voir pour la première fois à quel degré de confidence il s'était laissé entraîner par M. Anselme. Mais Geneviève répondit:

«Nous sommes bien plus heureux maintenant.

—Ma jolie demoiselle, dit M. Anselme, je vous remercie infiniment de m'avoir fait entendre votre voix, qui est douce et veloutée. Ne vous étonnez pas trop de mes questions. J'aime beaucoup votre frère, qui a un bon cœur et un beau talent; et je vous aime aussi beaucoup, parce que vous êtes une belle, une bonne et noble fille, et par une foule d'autres raisons qu'il serait trop long de vous détailler. Toujours est-il que je suis enchanté de vous voir avec lui.»

Et M. Anselme ne se lassait pas de contempler Geneviève. Il voulait voir la couleur de ses cheveux et la forme de sa main; puis il la priait de parler, quand même elle n'aurait rien à dire, seulement pour entendre sa voix. Pendant ce temps Léon lui racontait un peu le passé et le présent, et beaucoup l'avenir. Il parlait de ses projets et de ses espérances.

«Et Rose? demanda M. Anselme.

—Vous connaissez Rose? dit Geneviève.

—Oui, certes, et je l'aime beaucoup, quoique je l'aime moins que vous.

—Rose! dit Léon; Rose m'oublie.

—Rose ne t'oublie pas, interrompit Geneviève. Mais voyez-vous, monsieur, ne nous parlez pas aujourd'hui de la maison de mon oncle; nous serions injustes. Nous sommes tout tristes d'une sorte de quiproquo par lequel, aujourd'hui dimanche, jour consacré à la réunion de la famille, nous ne les avons pas vus.»

Et Geneviève s'arrêta tout à coup, et se sentit rougir d'une pensée qui venait de traverser son cœur: elle craignait que le vieillard, qui connaissait si bien tout le monde, ne s'avisât de parler d'Albert.

«En effet, dit M. Anselme, je trouve Léon morose et abattu.»

Il prit la main de Léon et celle de Geneviève, et dit:

«Mes bons amis, à peine au commencement de la vie, ne vous laissez pas décourager par les premières épreuves. Je sais un exemple de ce que peuvent la résignation et le courage. Un de mes amis, déjà avancé dans son âge mûr, a vu s'évanouir dans ses mains et s'échapper comme de l'eau à travers ses doigts tout le bonheur qu'il avait laborieusement amassé et caché, comme un avare, pour le reste de sa vie. Il s'est trouvé un matin seul, et non-seulement sans affections, mais rempli de haine pour ce qui avait été les objets de ses affections. Il est parti, sans argent, sans but, sans espoir. Eh bien! en quelques années, il était riche et considéré, ministre et ami d'un souverain étranger, accablé d'honneurs et de dignités; et le ciel, non moins prodigue de biens qu'il l'avait été de maux, lui a rendu les objets de sa plus vive et de sa plus heureuse tendresse. Mais vous êtes tristes ce soir; il faut vous distraire. J'ai par hasard, dans ma poche, des billets pour l'Opéra.»

Et il chercha dans la poche de côté de son vieil habit.

«Une loge, ma foi! Si vous voulez, nous allons y aller tous les trois.»

Geneviève s'habilla; elle était charmante. Dans les soirées où elle était allée jusque-là avec Rose, son deuil s'était opposé à une toilette réelle.

Quand elle fut prête, malgré la nuit, M. Anselme semblait fier de donner le bras à sa jolie voisine. Il l'avertissait du moindre obstacle qui pouvait arrêter ou choquer ses petits pieds; il lui choisissait le meilleur chemin. Le soir, on se sépara sur le carré du logement qu'habitaient Léon et Geneviève, et M. Anselme monta au-dessus.

Le lendemain, on reçut une lettre de Rose; elle était bien fâchée de l'incident qui l'avait empêchée de voir ses cousins. Elle avait déplacé les épingles, et avait formé, en les piquant autrement, les premières lettres de son nom et du nom de Léon. Léon fut bien heureux de cet envoi; car c'est de semblables bagatelles que sont formés les plus grands bonheurs de la vie. Si quelqu'un eût pu voir le trésor de Geneviève, trésor caché plus soigneusement que celui d'aucun avare, trésor qu'elle contemplait quand elle était seule, on y aurait vu:

Une rose sèche donnée par Albert;

Une branche du bouleau sur lequel il avait gravé un O dans la forêt;

Une lettre autographe dudit, lettre précieuse et contenant ces mots: «Ma chère cousine, envoie-moi, par le rustre porteur de ce billet, mes gants que j'ai oubliés. Je ne veux pas rentrer à la maison, pour que mon père ne me demande pas où je vais.»

Un ruban donné par le même;

Une douzaine de fleurs également séchées, mais à chacune desquelles la mémoire d'une femme, toujours si exacte pour les dates, rattachait un jour, une heure, un souvenir;

Les gants que portait Geneviève un jour qu'elle dansait avec Albert.

XL

Que la stupidité, bon Dieu! est donc une chose contagieuse! J'en ai laissé échapper un des plus graves symptômes dans le chapitre précédent, mais un symptôme d'une stupidité toute particulière, précisément de celle dont je me croyais le plus à l'abri.

En parlant des souvenirs et des mille circonstances d'un amour véritable, j'ai dit: «C'est de semblables bagatelles que sont formés les plus grands bonheurs de la vie.»

Bagatelles!

Et où sont donc les choses sérieuses?

Et où sont donc les grandes choses?

O hommes sérieux! voyons un peu ce que vous faites, voyons ce qui vous donne le droit de sourire en parlant d'un jeune homme amoureux, et de dire avec un air d'incontestable supériorité: «Cela se passera.»

Hélas! ô hommes sérieux, ce qui ne se passera pas, c'est votre abrutissement, c'est votre impuissance, ce sont les nombreuses infirmités que vous prenez pour autant de vertus!

O hommes sérieux, vous sacrifiez votre vie, votre paresse, vos amours, pour un jour avoir le droit d'attacher d'un nœud, à la boutonnière de votre habit, un ruban d'un certain rouge. Arrivés à ce succès, vous recommencez de nouveaux et de plus grands efforts. Il ne faut pas s'arrêter en si beau chemin. Quel bonheur, en effet, si vous aviez le droit, dût-il vous en coûter un bras et une jambe, ou dix amis! quel bonheur, si vous pouviez faire une rosette à votre ruban! On n'épargne pour cela ni soins, ni travaux, ni sacrifices, et un jour vous obtenez cette récompense. Une rosette, grand Dieu! quelle supériorité cela vous donne sur ceux qui n'ont qu'un nœud! On se rappelle cependant avec quelque plaisir le moment où l'on n'avait qu'un nœud; le moment où, si vous aviez eu l'audace de nouer votre cordon d'une rosette, la gendarmerie, la garde nationale, l'armée entière eussent été occupées à punir votre forfait. On se dit: «Et moi aussi cependant, il y a eu un temps où je n'avais qu'un nœud!» Mais ce qui est encore plus loin de vous, ce que vous n'osez pas espérer, ce que vous placez au nombre des désirs ridicules, à l'égal de l'envie qu'aurait une femme d'un bracelet d'étoiles, c'est.... je n'ose le dire.... c'est.... ô comble de bonheur! ô gloire! ô grandeur! c'est de nouer le cordon autour du col. Eh bien! si vous êtes heureux, si les circonstances vous servent, si vous n'êtes pas trop scrupuleux sur certains points, un jour, quand vous êtes vieux, quand vos cheveux sont blancs, il vous arrive, ce bonheur inespéré. Vos yeux laissent échapper des larmes de joie, et vous mourez en disant: «O mon Dieu! peut-on penser qu'il y a des hommes assez aimés du ciel pour porter le ruban en bandoulière de droite à gauche!»

Et cela, ô hommes graves et sérieux! tandis que les jeunes filles se couvrent à leur gré de rubans de toutes les couleurs, en nœuds, en rosettes, en ceintures. Voilà des rubans sérieux, voilà une affaire véritablement grave, car cela les rend jolies.

O hommes sérieux! il en est trois ou quatre qui m'ont dit parfois: «Quand ferez-vous quelque chose de sérieux?» Est-ce donc ce que vous faites qu'il me faut faire? Hélas! si je ris un peu, si j'ai encore quelque accès de cette belle gaieté si franche de la première jeunesse, si je me roule encore sur mon tapis dans des éclats de rire convulsifs, c'est à vous que je le dois, ô hommes sérieux! objets de mon éternelle reconnaissance: c'est à vos graves soucis, à vos préoccupations, à vos actes, à votre importance. O hommes sérieux! ô les plus bouffons, les plus exhilarants des êtres créés! vous qui possédez seuls le vrai comique, ce comique si vainement cherché au théâtre, le comique froid, le comique sérieux!

Vraiment! vous ne trouvez pas ma vie bien sérieuse? Et que trouvez-vous de plus sérieux et de plus important que ce que je fais? Je vois tous les jours se lever et se coucher le soleil; je regarde mes fleurs; je vais voir si cette rose que j'ai baptisée, à laquelle j'ai donné le nom de C.... S...., a ouvert ses pétales d'un si beau jaune; je respire le parfum de mes résédas; je trouve et je mets à mort le ver qui rongeait mon dahlia, le dahlia violet auquel les jardiniers de Paris ont donné mon nom; je dis bonjour à chacune de mes fleurs; je joue avec mon chien; je vais errer sur la rivière entre des rives vertes, sous des saules; je laisse aller mon imagination aux poétiques rêveries du soir, quand, sur le ciel orangé, au déclin du jour, les peupliers découpent leur feuillage noir; ou l'hiver, avec Léon Gatayes, au coin de mon feu, étendus tous deux sur des coussins, fumant de longues pipes de cerisier, nous parlons du passé, nous égrenons nos souvenirs comme un beau collier de perles, nous parlons de notre pauvreté et de nos folles joies, et nous rions comme personne ne rit; je lui parle d'une pensée qui a rempli ma vie, et je lui raconte un mot, un regard, car il n'y a que lui qui sait tout cela, il n'y a qu'à lui que je le raconte, à lui le seul auquel mes récits n'apprennent rien, et mon visage reprend le feu et la jeunesse de ce temps-là, et ma parole devient élevée, pleine d'expression et d'enthousiasme; ou il me parle de son frère Édouard qui est mort, et nous pleurons.

Ou il joue sur sa harpe ces airs qu'il a dédaigné d'apprendre au public.

Ou nous allons ensemble nager à la mer, et ensemble, dans mon canot, nous bravons les colères de l'Océan.

Ou nous montons à cheval, et il m'apprend à tomber moins souvent.

O messieurs les graves, messieurs les habiles, messieurs les forts! que savez-vous de plus sérieux que tout cela? Laquelle de ces occupations supposez-vous que je consentirais à remplacer par quelqu'une des vôtres?

Hommes sérieux, gardez vos polichinelles, vos toupies et vos soldats de plomb, et ne méprisez pas les soldats de plomb, les toupies et les polichinelles des enfants, qui veulent bien ne pas mépriser les vôtres, peut-être parce qu'ils ne les connaissent pas.

XLI

La quatrième colonne d'un lit.

Albert vint un matin, Geneviève était seule. Il s'assit près d'elle, et lui dit: «Je suis enchanté de te trouver seule, parce que j'ai à causer avec toi. Jusqu'ici j'ai logé en garçon et en étudiant; il faut, pour des raisons que tu ne tarderas pas à savoir, que je meuble convenablement mon logis, et j'ai besoin pour cela des conseils d'une femme: c'est toi que j'ai choisie pour guider mon inexpérience et mon hésitation. Je n'ai plus à meubler que ma chambre à coucher, et je veux la meubler en vieux meubles de bois sculpté. Si cela ne t'ennuie pas trop, nous allons courir les boutiques ensemble.» Au moment où Albert avait dit: Pour des raisons que tu ne tarderas pas à savoir, Geneviève avait ouvert la bouche pour lui dire: Est-ce que tu vas te marier? mais elle passa toute la journée dans mille et mille hésitations, retournant la phrase en tout sens, puis cherchant l'occasion de la placer, de telle sorte que le soir, quand Albert l'eut ramenée chez elle, elle n'avait encore pu prendre sur elle de la prononcer.

Le lendemain, Albert revint de bonne heure; il avait fait une découverte qui le désolait, et il venait prier Geneviève de l'aider à réparer son malheur. Entre les meubles qu'il avait achetés, il y avait un lit d'une grande beauté, couvert de riches sculptures, avec des amours aux quatre coins, et toute sorte d'ornements précieusement exécutés.

Quand, le lit transporté chez lui, Albert avait fait rejoindre les divers morceaux du lit, il avait été fort surpris de voir que, sur les quatre colonnes torses qui devaient soutenir le baldaquin, il y en avait une de moins.

Ils retournèrent ensemble chez le marchand; Geneviève était heureuse et fière de donner ainsi le bras à Albert; et, quoiqu'elle eût besoin à chaque instant de se répéter: «Il ne m'aime pas, ce n'est pas moi qui serai sa femme,» elle ne tardait pas à se laisser entraîner de nouveau à de charmantes rêveries. Évidemment les passants devaient les prendre pour le mari et la femme; les marchands chez lesquels ils entraient, montraient par leurs paroles qu'ils partageaient cette idée; et lorsque Mme Poirier, célèbre marchande de la rue de Seine, dit: «Madame, voulez-vous vous asseoir, pendant que je vais chercher avec monsieur votre mari ce qu'il me demande?» Geneviève devint toute rouge, et saisit la première occasion pour appeler Albert son cousin.

Ils sortirent de la boutique sans avoir trouvé ce qu'ils cherchaient. «Chère petite cousine, dit Albert, tu t'es défendue d'être ma femme d'une manière bien offensante.»

Geneviève cherchait une réponse, mais Albert parla d'autre chose, et Geneviève laissa parler son cœur, qui lui disait à elle-même tout bas: «Grand Dieu! me défendre d'être sa femme! un bonheur pour lequel je donnerais mon bonheur dans le ciel! le plus haut point où se soient jamais élevés les rêves de mon orgueil!»

Elle se représentait les moindres détails de ce bonheur: rester avec lui, sortir avec lui, être à lui, porter son nom, l'entourer de soins assidus, lui consacrer sa vie entière; aimer, élever des enfants qui seraient à lui. Et penser que ce bonheur-là n'était pas au-dessus de l'humanité! Léon aime bien Rose, Albert aurait bien pu aimer sa cousine.

Albert retourna chez le marchand qui lui avait vendu le lit, et, à force de questions, il finit par apprendre que le lit avait été acheté en Bretagne, à Saint-Brieuc. «Parbleu! dit Albert, je n'irai pas en Bretagne chercher la quatrième colonne de mon lit.»

Trois jours après, Léon reçut une lettre d'Albert.

XLII

Albert à Léon.

Voici mon histoire, mon cher Léon. Je suis amoureux d'Éléonore. Tu me demanderas ce que c'est qu'Éléonore. Éléonore, c'est Mme de Blinval, c'est Mme Florval, c'est Mme trois étoiles. Mais c'est surtout une belle et charmante fille, qui a les plus jolis pieds et les plus jolies mains du monde, qui a des yeux, des cheveux, des dents, comme a des dents, des cheveux et des yeux la femme que l'on aime. C'est une sorte d'histrione et de funambule, qui ravit chaque soir les quinze cents spectateurs d'un théâtre des boulevards. Si je m'étais décidé tout de suite à m'en passer la fantaisie, la chose a été si facile pour beaucoup d'autres qu'elle n'aurait pas probablement été impossible pour moi. Mais je me suis laissé y penser si souvent, si longtemps, sans commencer l'attaque, que les symptômes sont arrivés à une haute gravité; la maladie a un caractère bizarre que j'ai peine à comprendre moi-même, et que je vais tâcher de t'expliquer, ne fût-ce que pour me l'expliquer un peu.

La première fois que j'ai vu la beauté en question, elle jouait je ne sais quel rôle, dans je ne sais quelle pièce, de je ne sais quel auteur; toujours est-il qu'elle avait une robe de brocatelle orange et noire, que ses cheveux descendaient sur ses joues en nattes arrondies, et qu'elle s'appelait Berthe. La décoration représentait une vieille chambre tapissée de cuir doré et meublée de bahuts sculptés, de tables à pieds tors, avec des portières de damas vert. Ce tableau, je ne sais comment, est resté dans ma tête et s'y est gravé avec une incroyable fidélité, jusqu'au moment où j'ai découvert un matin que rien au monde ne m'intéressait, excepté elle; que tout m'ennuyait mortellement, à l'exception d'Éléonore. Mais ce que j'aimais, ce n'était ni Éléonore, ni Mme de Blinval, ni Mme trois étoiles: c'était Berthe, Berthe avec des cheveux nattés, la robe de brocatelle orange et noire; Berthe dans la vieille salle avec le cuir doré, et les portières vertes et les meubles sculptés. Tout cela lui allait si bien, ou me paraissait lui aller si bien, que, dans tout autre costume, elle me paraissait déguisée, surtout dans le costume qu'elle porte à la ville, et qui est le costume de tout le monde. Si mes yeux ou mon imagination me représentent Berthe avec les cheveux frisés on en bandeaux, je ne l'aime pas; je ne l'aimerais pas si sa robe était bleue ou rouge; je ne l'aimerais pas si je la voyais assise sur un fauteuil d'acajou; quand on parle d'elle et qu'on l'appelle Éléonore, je ne l'aime pas.

C'est pour moi un rêve qui ne peut se modifier et se présente toujours invariablement avec les mêmes détails. J'ai d'abord trouvé ma fantaisie presque aussi ridicule que tu la trouves en ce moment; puis je m'y suis accoutumé, et, à te parler franchement, je suis bien près aujourd'hui de la trouver raisonnable: toujours est-il que j'y cède, et que je m'occupe de préparer le cadre de ladite fantaisie. Geneviève t'a peut-être dit qu'elle était venue avec moi acheter le mobilier, et le cuir doré, et les portières vertes. Si les portières n'étaient pas vertes, je ne donnerais pas un petit écu d'Éléonore. Si Geneviève t'a parlé de nos excursions, elle a dû te parler aussi de mon désappointement: j'ai acheté un lit magnifique auquel il manque une colonne; or, ces colonnes sont tellement belles, que je n'ai pu nulle part en trouver une semblable. Je me suis déterminé à aller la chercher en Bretagne. J'ai confié le soin de mon étude à mon premier clerc, qui est beaucoup plus fort que moi, et qui la conduit quand je suis à Paris tout autant que dans mon absence.

Quand tu recevras cette lettre, je serai parti. Prie Geneviève de me trouver de la brocatelle orange et noire

Albert CHAUMIER.

XLIII

Léon dit à Geneviève: «Voici une lettre qui t'amusera.» Et il lui donna la lettre d'Albert.

Elle la lut, et sentit ses yeux tout brûlants de larmes prêtes à s'échapper. «Ce qu'il y a de plus charmant dans la lettre et dans la conduite d'Albert, dit Léon, c'est que, pendant qu'il voyage à la recherche de la quatrième colonne de son lit, la belle vient d'agréer les vœux d'un autre amant.»

Geneviève faisait semblant de relire la lettre, et n'osait relever son visage penché sur le papier, dans la crainte que Léon ne s'aperçût du trouble qui s'était emparé d'elle.

Heureusement, M. Anselme entra.

«Je viens, dit-il, vous proposer une partie de promenade. Je suis chargé des affaires de M. le baron d'Arnberg: c'est un riche seigneur allemand qui veut fixer son séjour à Paris; je fais, sur les plans qu'il m'a confiés; construire pour lui une maison dans les Champs-Élysées. M. d'Arnberg m'a donné des instructions précises sur les points importants; mais il s'en rapporte à moi pour les détails. La maison est à peu près terminée; il s'agit de la décorer et de planter le jardin. M. d'Arnberg a un fils et une fille qu'il chérit. Il faudrait préparer leur logement à tous deux; mais je suis vieux, et je ne me rappelle plus guère ce qui plaît à un jeune homme. D'autre part, j'ignore entièrement les goûts d'une jeune fille: il faut donc que vous m'aidiez dans mon entreprise et que vous me donniez des conseils. Nous déjeunerons dans les Champs-Élysées, et nous irons visiter la future habitation du baron.»

La maison s'ouvrait par une grille sur les Champs-Élysées. A droite de la grille étaient le logement du portier et les remises: à gauche s'étendaient les écuries. Par une avenue plantée d'arbres, on arrivait à la maison, à laquelle on montait par un perron à grille dorée. Les appartements étaient vastes et élevés; quoiqu'ils ne fussent pas encore tendus, les riches sculptures de cheminées de marbre, les glaces énormes que l'on enchâssait dans les panneaux, donnaient déjà l'idée du luxe que l'on voulait y mettre. Derrière la maison, par un perron, on descendait dans un immense jardin déjà plein de vieux gros arbres, et encombré de jardiniers qui attendaient l'arrivée et les ordres de M. Anselme. Après s'être promenés partout, Geneviève et Léon commencèrent à donner leur avis. Il fut décidé que le salon de réception serait or et blanc: qu'il y aurait un autre salon plus petit, cramoisi et or. Mais ce fut pour l'appartement de Mlle d'Arnberg que Geneviève se livra à ses fantaisies.

«M. d'Arnberg est-il riche? demanda-t-elle.

—Très-riche, répondit M. Anselme.

—En ce cas, on peut lui faire dépenser de l'argent pour sa fille.

—Il la chérit, ajouta M. Anselme.

—Très-bien. Alors commençons. L'appartement de Mlle d'Arnberg se compose de six pièces. C'est bien grand.

—Mais, dit Anselme, M. d'Arnberg veut qu'elle reste chez lui quand elle sera mariée.

—C'est égal, il y en a trois qui sont séparées: ne nous occupons pas du mari. La première pièce sera un petit salon bleu et or; la seconde, la chambre à coucher, sera tendue de soie bleue, avec de la mousseline blanche par-dessus la soie. La dernière pièce sera la salle de bains; elle sera, à hauteur d'appui, revêtue de marbre blanc; il y aura une baignoire de marbre blanc et des consoles pareilles. Mais c'est surtout le mobilier que je me propose de choisir. Il y a une foule de riens qui ruineront votre baron et qui enchanteront sa fille.

—Vous pourrez, dit M. Anselme, tout régler sur ce point; j'ai à ce sujet des pouvoirs illimités: le baron paye, non sans compter, mais sans hésiter.»

On passa à l'appartement du fils du baron. Léon ordonna un cabinet tout revêtu de bois de chêne, avec des meubles de bois sculpté et de grandes bibliothèques, un salon entouré de moelleux divans, et une petite salle d'armes.

Vint le tour du jardin. Ce fut le sujet de graves discussions, mais on finit par tomber d'accord. On en fit un vaste jardin pittoresque, avec de grandes pelouses vertes entourées de fleurs. «Ce sera, dit Geneviève, comme un châle de cachemire vert-émir, avec ses bordures de palmes harmonieusement bariolées.»

Au milieu d'une des pelouses était une pièce d'eau irrégulière, qui s'échappait en un petit ruisseau traversant la partie boisée et touffue du jardin. Dans certaines parties de l'ordonnance, il y eut un peu de souvenirs de Fontainebleau, si cher au frère et à la sœur.

«M. d'Arnberg a donc des chevaux? demanda Léon.

—Oui, et d'assez beaux, qu'il amènera avec lui; seulement il faudra que nous en achetions un pour le jeune homme.

—Oh! dit Léon, nous lui achèterons un cheval gris de fer, avec la crinière et les jambes noires.»

On avait passé ainsi une partie de la journée. Comme ils sortaient de la maison, ils virent les Champs-Élysées remplis de voitures et de cavalcades. Le frère et la sœur ne purent se défendre d'un sentiment de tristesse en voyant ces magnificences, en se rappelant toutes celles qu'ils venaient d'ordonner, et en songeant à la médiocrité de leur existence. Ils furent quelque temps sans parler.

Geneviève, la première, rompit le silence, et dit, répondant à la pensée de son frère: «Nous avons toujours le soleil et la douce paix, et notre tendre amitié.

—Oh! dit Léon, c'est pour toi que je voudrais être riche, pour toi si jolie, et qui aurais tant de succès au milieu du monde dont notre pauvreté nous éloigne!»

Le frère et la sœur avaient parlé à voix basse; je ne sais si M. Anselme les entendit, mais il essuya ses yeux avec la manche de son habit marron.

En descendant les Champs-Élysées, Geneviève aperçut un jeune homme proprement vêtu, quoique ses habits fussent vieux et usés. Il était adossé contre un arbre; quelquefois il laissait passer dix personnes sans s'occuper d'elles; puis il en venait une dont la physionomie probablement l'encourageait davantage, et à celle-là il ôtait son chapeau sans parler. Si cette démonstration ne lui réussissait pas, il semblait découragé et épuisé de son effort, et il était encore quelque temps sans demander. Cependant il s'arrêta devant Anselme, et lui tendit son chapeau. Anselme le regarda et lui dit:

«Mon ami, n'avez-vous pas d'ouvrage, ou quelque infirmité vous empêche-t-elle de travailler?

—Je n'ai pas d'ouvrage, répondit le jeune homme; mais, si j'étais seul, j'aimerais mieux mourir de faim que de mendier. Je suis tailleur; mon maître a fait de mauvaises affaires, et il est parti sans payer les ouvriers. J'ai une pauvre jeune femme qui partage mes privations. Ce matin il me restait un sou, j'ai acheté un petit pain que je lui ai laissé; et, ayant couru inutilement chez tous mes amis, je me suis mis à mendier pour ne pas rentrer sans lui rapporter ce qui lui est nécessaire. Mais cela me déchire le cœur! Voilà une demi-heure que je suis là, et personne n'a encore voulu rien me donner.

—Et, demanda Anselme, pourquoi vous êtes vous adressé à moi, plutôt qu'à cet homme couvert de chaînes et de diamants qui marchait devant moi?»

Le jeune homme balbutia; Anselme réitéra sa question.

«C'est..., dit-il enfin, mais je n'oserai jamais vous le dire.

—Osez: je ne me fâcherai de rien.

—Eh bien! c'est justement parce que vous avez un habit un peu râpé, que vous ne paraissez pas bien riche, et que j'ai pensé que vous seriez plus sensible au malheur que ces gens qui n'ont jamais peut-être manqué de rien.

—Ceci est parfaitement raisonné. Tenez, aller trouver votre femme, et laissez-moi votre nom et votre adresse.

—Jean Keissler, rue du Petit-Hurleur, 10.

—Vous êtes Allemand?

—Oui, monsieur.

—C'est bien.»

Et Anselme lui mit dans la main une pièce qui parut à Geneviève être un louis; mais, quand elle le lui dit, il soutint que ce n'était qu'une pièce de vingt sous. Quoique Geneviève pensât avoir bien vu, elle crut Anselme sans difficulté. Le vieil habit marron ne paraissait pas accoutumé à recéler de pareilles espèces.

«Vous voyez, dit Anselme, il y a des gens encore plus pauvres que nous. Avez-vous remarqué comme ce pauvre garçon s'est enfui, gardant mon.... ma pièce de vingt sous serrée dans sa main, n'osant pas la mettre dans sa poche dans la crainte de la perdre, et ayant besoin de la sentir pour se persuader qu'il ne rêvait pas?»

A ce moment, Léon s'arrêta brusquement: il venait de voir sur la chaussée la calèche de M. de Redeuil, dans laquelle étaient M. et Mme de Redeuil, Mme Haraldsen et Rose Chaumier. Rodolphe de Redeuil galopait à la portière; la calèche passa si vite, qu'il ne put voir si Rose les avait reconnus. C'est alors que, malgré les lieux communs de M. Anselme, il comprit tout ce que sa pauvreté avait de triste et de funeste. Rodolphe galopait du côté de Rose!

Lui n'avait pas, n'aurait jamais un cheval, et cependant il était bon écuyer, habile et audacieux. Il regarda aussi ses habits, qui, pour la coupe et la fraîcheur, ne pouvaient rivaliser avec ceux de Rodolphe. Son chagrin rejaillit assez injustement sur Rose: il la trouva coupable de ce que Rodolphe de Redeuil avait un cheval et un habit de....

XLIV

L'auteur s'interrompt.—De la difficulté d'écrire l'histoire et de la multiplicité des connaissances nécessaires à l'historien.

Le diable m'emporte si je sais quel était le tailleur à la mode à cette époque.

XLV

Anselme se plaignit alors amèrement d'avoir fait un accroc à son habit en visitant la maison du baron. Le chagrin qu'il ressentait de ce petit accident, arrivé à un habit qui était toujours prêt à profiter du moindre prétexte pour se déchirer, renversait entièrement la pensée de la pièce de vingt francs que Geneviève avait cru voir donner au tailleur.

Geneviève avait vu Rose et repassait dans son esprit tout ce qui, chaque jour, venait séparer la famille Chaumier du reste de la famille Lauter; elle songeait à l'amour d'Albert pour une femme méprisable; elle ne voyait dans l'avenir aucune chance de bonheur pour elle-même, et elle craignait bien que Léon ne perdît bientôt celles sur lesquelles il avait un moment paru devoir compter.

Il n'est peut-être rien au monde de plus triste que de voir ainsi se diviser et se disperser une famille, comme les graines d'une même plante.

Amis, connaissez-vous, au fond de mon jardin, auprès d'un acacia, sur le bord du chemin, la giroflée en fleur qui se couronne, lorsque vient le printemps, d'étoiles d'un beau jaune? un suave parfum la dénonce de loin. Lorsque arrive l'été, lorsque sèche le foin, elle perd et ses fleurs et ses odeurs si douces, et sa graine mûrit dans de noirâtres gousses, jusqu'au jour où le vent, le premier vent d'hiver qui fait tourbillonner le feuillage dans l'air, emporte et sème au loin, dans diverses contrées, les graines au hasard en tombant séparées.

L'une tombe et fleurit sous le pied de sa mère, une autre sur un roc, ou bien dans la poussière vient sécher et mourir.

Dans les fentes du mur de l'église gothique, petit encensoir d'or au parfum balsamique, l'une trouve à fleurir.

L'autre sur un donjon, au travers de la grille, secouant son parfum, se balance et scintille, et dit au prisonnier:

Qu'il est encore des champs, des fleurs et du feuillage, du soleil et de l'air, et puis, dans le nuage, un Dieu qu'on peut prier.

XLVI

Geneviève à Rose.

Ma chère cousine, je sais que tu as passé l'hiver d'une façon ravissante, que tu n'as pas été un jour sans un bal, un concert ou un spectacle, et je t'ai vue hier revenir du bois en calèche. Je suis bien contente que tu t'amuses ainsi, ma chère cousine; mais je crains bien qu'au milieu de tous ces plaisirs, tu n'oublies un peu mon pauvre Léon. Léon n'est pas riche, mais il est beau et noble, et son talent lui a donné une réputation. Mais, plus que tout cela, il t'aime tant! Tu es l'objet de toutes ses pensées, tu tiens la première place dans toutes ses craintes, dans tous ses désirs. D'ailleurs, Rose, tu es sa fiancée, vous vous êtes promis tous deux d'être l'un à l'autre, et, vois-tu, Rose, ce sont de saintes promesses; il y a, dans le ciel, un ange qui les écrit. Rose, ma chère cousine, n'oublie pas Léon; hier, tu as passé à côté de nous; un jeune homme était près de toi, et j'ai vu un feu sombre allumer le visage de mon frère. Ce doit être[1] une chose si horrible qu'un amour qu'on éprouve seul! Rose, ce doit être[2] un supplice de tous les jours, de tous les instants; la vie doit devenir[3] pâle et décolorée, le cœur sans espoir et rempli d'un amer découragement. Ma chère cousine, je te supplie de ne pas faire endurer à Léon ces cruels chagrins. Tu as dans tes mains son bonheur et son malheur, sa force et son abattement; tu as sur lui toute la puissance de la Divinité. Sois bonne et constante, et, chère Rose, tu auras en retour tout ce qu'une femme peut désirer de bonheur. Crois-moi, tu peux être un moment éblouie par l'éclat, étourdie par le bruit; mais ce qui te charme peut-être aujourd'hui te laisserait plus tard tristement regretter la félicité qui s'offre à toi. Je t'en prie à genoux, que je n'aie pas à te reprocher le malheur de Léon; il est si bon, si généreux pour moi! Si tu le voyais, tu l'admirerais, tu l'aimerais; mais j'ai tort, tu l'aimes, tu n'as pu cesser de l'aimer; tu n'as pas perdu ces doux souvenirs de notre enfance qui ne s'effacent jamais et qui sèment dans la vie un germe de bonheur ou de mort. Tu l'aimes et tu seras à lui, et je jouirai du spectacle de votre bonheur. Adieu, ma chère cousine, serez-vous chez vous dimanche?

GENEVIÈVE.

[1] Avant les mots: ce doit être, on lit, sous des ratures faites avec soin: c'est,—dans la lettre originale.

[2] Avant les mots: ce doit être, on lit, sous des ratures faites avec soin: c'est,—dans la lettre originale.

[3] Il y a devient, raturé sur la lettre originale.

XLVII

Le dimanche suivant, Geneviève et son frère dînèrent chez M. Chaumier; il y avait dans la maison une grande confusion; M. Chaumier s'était mis le matin dans une grosse colère contre un de ses domestiques, et l'avait jeté à travers les escaliers; les autres s'étaient immédiatement livrés aux douceurs du far niente. Tout ce qui se trouvait à faire devait l'être par l'absent; Modeste elle-même voyait son autorité méconnue; le dîner était en retard, rien n'avançait. Geneviève, avec une grâce charmante, annonça qu'elle était devenue cuisinière et qu'elle allait se mêler du dîner; Rose voulut l'aider; les deux cousines voulurent faire travailler Léon, et il y eut un moment de folle gaieté qui rappela les meilleurs jours de Fontainebleau.

«Quel dommage, dit Rose, qu'Albert ne soit pas ici!»

. . . . . . . . . . . . . . . . .

L'auteur du présent livre se déclare momentanément très-embarrassé. Voici rempli le nombre de feuillets qui doivent composer le premier volume de l'histoire qu'il raconte. Or, la poétique du roman enjoint de finir un volume sur une situation forte, attachante, qui excite l'intérêt et la curiosité, les tienne en suspens, et fasse chercher avec impatience le second volume.

Malheureusement, dans l'histoire simple et unie dont il a commencé le récit, il y a peu de péripéties dramatiques et de grands événements: c'est une histoire vraie et sans coups de théâtre; ce sont des bonheurs et des misères de tous les jours, et, par un triste hasard, l'auteur se trouve arrivé à son dernier feuillet précisément à un point qui, surtout, ne permet aucun intérêt ni aucune suspension.

Car voici ce qui arrive pour clore le premier volume, ou pour commencer le second: «Modeste annonce qu'on est servi.» La seule suspension possible est celle-ci:

La soupe est-elle trop chaude, ou pas assez salée?

Il faut cependant obéir aux règles de lier le second volume au premier par quelques chaînons qui ne permettent pas au lecteur de remettre à des temps meilleurs et de négliger la lecture de ce second volume.

L'auteur croit avoir trouvé ce procédé triomphant, et ce procédé, le voici:

Après le dîner, une des premières per....

DEUXIÈME PARTIE.

—————

I

....sonnes qui entrèrent au salon fut Rodolphe.

Rodolphe, s'adressant à Rose, s'écria: «Nous avons fait, Mme Haraldsen et moi, une gageure sur laquelle vous pourrez prononcer.»

Rose devint fort rouge. «Et quelle est cette gageure? demanda Geneviève.

—Ce n'est rien, interrompit Rose. C'est une folie.

—N'importe, dit Léon, dis-nous ce que c'est.»

Et il y avait dans la voix et dans le visage de Léon un air d'autorité et de colère; il y avait quelque chose qu'ils lui cachaient ensemble: il y avait un secret entre eux deux.

Rose répéta encore que ce n'était rien, que c'était une folie. Mais Mme Haraldsen, qui avait entendu son nom, s'était levée et approchée du petit groupe. «Je crois, dit-elle en arrivant, que vous dites du mal de moi, et je ne suis pas fâchée de vous interrompre.

—Nullement, ma chère Octavie, reprit Rodolphe; il est vrai que nous n'en disions pas du bien: nous n'avions pas eu le temps, et nous allions en dire.»

A ce nom d'Octavie, Geneviève rappela ses souvenirs, et ne put douter que ce ne fût celle qui lui avait coûté tant de larmes. Elle se mit à l'examiner pendant que Léon, qui l'avait rencontrée souvent chez M. de Redeuil, lui présentait ses civilités. Peut-être Léon la salua avec un peu plus d'empressement qu'il n'eût fait sans sa mauvaise humeur contre Rose. Celle-ci remarqua cet empressement sans en soupçonner la cause. Rodolphe apprit alors à sa cousine qu'il s'agissait de leur gageure. Mme Haraldsen lui dit qu'il était fou. Mais Rodolphe ne connaissait de politesse que celle qui vient de l'usage, celle qui vient du cœur lui était étrangère; aussi ne vit-il aucun mal à dire à Geneviève: «Il y avait auprès de vous un vieillard en habit marron, et un jeune homme en habit bleu. Nous n'avons jamais pu deviner lequel des deux demandait, lequel des deux faisait l'aumône à l'autre.»

Rose était on ne peut plus malheureuse; Geneviève et Léon savaient maintenant qu'elle avait en sa présence souffert qu'on plaisantât un homme qui les accompagnait, et qui probablement était leur ami.

Léon ressentit une joie poignante de ce qu'enfin Rodolphe lui donnait une occasion d'exhaler un peu de sa mauvaise humeur.

«Monsieur, dit-il, je vais vous le dire: l'homme à l'habit marron est mon ami; c'est un homme plein de noblesse, d'esprit et de cœur: les plaisanteries que l'on peut faire sur lui n'exciteraient que son mépris, mais moi me blesseraient infiniment. C'est lui qui faisait l'aumône à l'autre.»

Rodolphe regarda Léon avec étonnement. Geneviève poussa son frère. Rose fut toute confuse et ouvrit la bouche pour lui demander pardon de son peu de participation à l'étourderie qui l'indignait; la sortie de Léon, quoique un peu brutale, avait été faite avec un air de noblesse et de dignité, et Rose sentit qu'elle l'en aimait davantage, mais il ajouta: «Il est malheureux que nos parents se soient assez séparés de nous pour ne pas connaître nos amis.»

Rose se sentit blessée de ce reproche direct, et renferma dans son cœur les douces paroles déjà presque sur ses lèvres. Il y eut un moment de silence que Mme Haraldsen rompit la première. Elle demanda à Rose si elle ne chanterait pas. Rodolphe appuya la demande de sa cousine de quelques compliments, et pria Rose de chanter avec lui un nocturne qu'ils avaient déjà chanté ensemble. Geneviève adressa à Rose un regard suppliant pour lui demander de n'en rien faire; mais Rose était piquée et dit qu'elle le voulait bien. Quand elle se leva et traversa le salon, conduite par Rodolphe, sans adresser une parole à Léon, sans le regarder, il crut qu'elle lui arrachait le cœur. Il se leva et sortît du salon. Geneviève le suivit et l'arrêta dans une pièce qui précédait l'antichambre.

«Léon, où vas-tu?

—Je m'en vais, dit-il; je ne puis plus y tenir, j'étouffe, je pleurerais ou je tuerais quelqu'un.

—Tu ne partiras pas, reprit Geneviève, je t'en prie: tu te trompes: calme-toi, prenons un peu l'air à cette fenêtre. Rose est fâchée contre toi, tu as été dur; elle t'aime, je l'ai regardée toute la soirée, elle t'aime.»

Le frère et la sœur restèrent quelque temps à la fenêtre; Modeste entra, et se plaignit d'être en retard pour dresser le souper dans la salle à manger où ils étaient. Geneviève dit doucement à Léon: «Rentre au salon, crois ce que je t'ai dit; je vais un peu aider Modeste.»

Léon obéit à sa sœur, autant pour ne pas abandonner le terrain à Rodolphe que pour chercher dans les yeux de Rose si sa sœur ne s'était pas trompée. Rose était encore au piano avec M. de Redeuil; ils venaient de terminer leur nocturne et on les couvrait d'applaudissements. Ces applaudissements partagés entre eux recommencèrent à ulcérer le cœur de Léon. Il n'approcha pas de Rose et se montra fort empressé auprès de Mme Haraldsen. Rose s'en aperçut et devint soucieuse; elle n'entendit pas un mot de ce que lui disait Rodolphe, et Léon, qui ne la perdait pas de vue, attribua son air pensif aux paroles de M. de Redeuil.

On pria Léon de jouer du violon; d'abord il refusa, puis ensuite il prit son violon avec empressement; il voulait avoir devant Rose un succès qu'il ne lui rapporterait pas, il voulait se venger des applaudissements qu'elle avait partagés avec Rodolphe. Il joua avec une énergie et une expression extraordinaires; tout le monde était ému et transporté. Oh! que Rose eût été fière et heureuse s'il fût venu lui dire, comme il l'avait fait d'autres fois: «Ma chère Rose, je viens mettre à tes petits pieds ces applaudissements, auxquels je préfère un de tes sourires!» Mais il passa devant elle sans la regarder, et s'alla remettre près de Mme Haraldsen.

Les amoureux ont ceci de ravissant, que, lorsqu'ils se croient en présence d'un rival redoutable, au lieu d'entamer avec lui une lutte d'agréments, d'esprit et de flatteries, ils se hâtent de pâlir, de froncer le sourcil, de se retirer dans un coin, muets et refrognés, ou de dire des duretés et des impertinences à la femme dont ils réclament la préférence; c'est un rôle que Léon jouait on ne peut mieux. Cependant Rose ne put résister au désir de déranger l'espèce de tête-à-tête qu'il avait avec Mme Haraldsen, et elle vint parler à cette dame, suivie de Rodolphe. Il y avait assez de monde dans le salon pour que ces diverses manœuvres ne pussent être remarquées ou comprises, et d'ailleurs, les femmes ont en ce genre une stratégie merveilleuse. A ce moment, Geneviève entra assez pâle pour que Mme Haraldsen lui demandât ce qu'elle avait. Geneviève répondit qu'elle avait eu froid, et le groupe se trouva reformé comme il l'avait été au commencement de la soirée. La pauvre Geneviève ne disait pas que c'était au cœur qu'elle avait eu froid, et que c'était le genre de froid que fait sentir la lame d'une épée. Soit qu'en parlant à Modeste elle eût conservé un accent de commandement qui eût blessé l'intendante de M. Chaumier, soit plutôt que celle-ci exerçât jusqu'à la troisième et la quatrième génération sa haine contre la pauvre Rosalie Lauter, elle accepta l'aide de Geneviève, et, tout en parlant de choses et d'autres, dit:

«M. de Redeuil est très-amoureux de Mlle Rose; je ne sais pas si la demande a été faite.

—Comment! dit Geneviève, est-ce qu'il est question de quelque chose?»

Modeste, qui ne savait absolument rien, prit un air discret et réservé, puis elle ajouta: «Ce sera un mariage très-convenable; j'espère que M. Albert ne tardera pas à en faire un au moins semblable, car sa position lui permet de choisir, et il y a plus d'une demoiselle qui le trouve fort aimable, et qui s'en passera, du moins pour mari, si elle ne lui apporte pas deux cent mille francs, comme il le disait lui-même la dernière fois qu'il a dîné ici; c'est le moins qu'il lui faille.»

Geneviève était rentrée dans le salon. Voici la conversation qui se continuait dans le petit groupe composé de Mme Haraldsen, de Rodolphe, de Rose, de Geneviève et de Léon. Aucune parole n'était dite sans intention. Mme Haraldsen, seule, n'était mue que par un sentiment de coquetterie naturelle presque innocent. Mais Rose voulait blesser à la fois Léon et Mme Haraldsen, dont elle le croyait fort occupé. Geneviève, toute douce qu'elle était, n'avait pas oublié Octavie, ni le chiffre sur le bouleau; et les perfides confidences de Modeste l'avaient aigrie. Rodolphe cherchait à reprendre sur Léon l'avantage que le violon de celui-ci lui avait enlevé, et Léon ne manquait pas une occasion de piquer Rose et Rodolphe. Geneviève, la première, voulut faire parler des nouvelles amours d'Albert pour faire un peu souffrir Mme Haraldsen, et dit à Rose:

«Nous avons reçu des nouvelles d'Albert; c'est la lettre la plus extravagante que l'on puisse imaginer. Il est fou amoureux d'une fille de théâtre; il prétend que c'est sa seule passion sérieuse, et que les autres femmes ne lui ont jusqu'ici inspiré que des caprices passagers.»

Si Léon n'eût été aussi occupé de son côté, il n'eût pas manqué d'être étonné de tout ce que sa sœur avait découvert dans la lettre d'Albert.

ROSE.—Il y a des goûts si singuliers!

LÉON.—Je les approuve tous, et je ne m'aviserai jamais de me chagriner d'une préférence qu'un autre homme obtiendrait sur moi; cela est le plus souvent fondé sur quelque chose de si bête, qu'on ne peut ni s'en désoler ni s'en enorgueillir.

RODOLPHE.—Vous montez, je crois, à cheval, monsieur Léon?

LÉON.—Oui, monsieur; et vous?

RODOLPHE.—Mais j'étais à cheval la dernière fois que nous nous sommes rencontrés.

(Grimace de Léon signifiant que c'est justement pour cela qu'il émet son doute.)

RODOLPHE.—Qui est-ce qui vous vend vos chevaux?

LÉON.—Je n'achète pas de chevaux.

GENEVIÈVE.—Rose, as-tu vu la nouvelle passion de ton frère? Elle s'appelle Éléonore: elle joue au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

ROSE.—Oui, certes, et elle est très-belle.

GENEVIÈVE.—Très-belle, en effet.

Ici les deux méchantes filles, chacune dans un intérêt différent, tombent admirablement d'accord pour torturer Mme Haraldsen; elles font l'éloge de tout ce qui manque à celle-ci. Mme Haraldsen, toute jolie femme qu'elle est, a plus d'éclat et de grâce que de beauté réelle, et elle perd infiniment à être examinée en détail: elle a peu de cheveux, des dents médiocres, les bras minces, le front un peu trop bas, le nez légèrement relevé.

ROSE.—Éléonore a d'admirables cheveux noirs.

GENEVIÈVE.—Je ne sais rien de beau comme des cheveux épais. Et quel joli bras!

ROSE.—Ce n'est pas un de ces bras maigres et décharnés comme on en voit tant. J'aime bien un joli bras.

GENEVIÈVE.—As-tu remarqué la noblesse de son front si pur et si élevé?

ROSE.—Bien sûr: mais ce que j'aime surtout, ce sont ses dents (Mme Haraldsen serre les lèvres); ce sont deux rangées de perles, tant elles sont blanches, petites et bien rangées.

GENEVIÈVE.—Les dents forment une beauté indispensable; une femme qui n'a pas de belles dents ne peut en aucun cas être réputée jolie.

MADAME HARALDSEN.—Il fait bien chaud ici.

ROSE.—Et comme son nez est fin et droit! Ce sont réellement les seuls nez qui aient de la grâce et de la noblesse.

GENEVIÈVE.—Aussi, j'excuse bien Albert.

LÉON.—Eh! mon Dieu! ces femmes-là valent quelquefois mieux que bien d'autres.

RODOLPHE.—Cela dépend de quelles autres vous voulez parler.

LÉON.—Il y a souvent chez elles moins d'astuce et de perfidie que dans le cœur de telle jeune fille admirée pour son ignorance et sa naïveté.

MADAME HARALDSEN.—On fait honneur le plus souvent aux jeunes personnes de défauts et de qualités qu'elles n'ont pas: ce sont des miroirs qui réfléchissent toutes les impressions et n'en gardent aucune. Contre elles, la colère est de l'injustice; pour elles, l'amour une sottise.

Ici la musique se fit entendre; Rose espérait que Léon l'engagerait pour la contredanse; mais lui pensa qu'elle avait probablement déjà été engagée par Rodolphe, et d'ailleurs, il ne voulait pas revenir le premier après les torts qu'il supposait à sa cousine; il resta immobile: Rodolphe offrit la main à Rose, qui se leva. Léon fut très-irrité de ce qui n'arrivait que par sa faute, et il invita Mme Haraldsen; mais elle était engagée, et son cavalier vint la prendre. Léon n'osa pas inviter une autre femme; il lui semblait qu'inviter une femme après le refus d'une autre, c'était lui dire: «Vous êtes moins jolie que Mme ***; si elle m'avait accepté, je n'aurais pas fait à vous la moindre attention: mais, puisqu'elle est engagée, faute de mieux, je danserai avec vous.»

Geneviève, qui dansait en face de Rose, lui dit: «Rose, je t'en supplie, parle à Léon, il est désespéré.»

Après la contredanse, quelqu'un vint engager Rose pour la suivante; elle répondit tout haut: «Non, je suis engagée par mon cousin.»

La première impression de Léon en entendant ces mots fut une joie excessive; mais il se rappela qu'il avait engagé Mme Haraldsen et qu'il ne pourrait profiter de la bonne intention qui avait dicté le mensonge de Rose. Sa position était on ne peut plus embarrassante; il ne pouvait manquer de danser avec Octavie, et cependant ne pas danser avec Rose empêchait une explication pour laquelle il eût donné la moitié de sa vie; d'ailleurs, c'était compromettre étrangement sa cousine aux yeux de celui qu'elle avait refusé. «Mon Dieu, Rose, dit-il, je suis désolé, mais....»

Peut-être quelques mots de tendresse eussent désarmé Rose; mais on avait joué les premières mesures, et Mme Haraldsen vint à eux et dit: «Il faut, monsieur Léon, que je vienne vous chercher; serai-je assez forte pour vous emmener?»

Rose tourna les yeux d'un autre côté et s'assit; Léon alla se placer au quadrille.

Rose était exaspérée; elle ne trouvait aucune excuse à Léon; elle avait fait une avance qu'il n'avait pas acceptée, elle était humiliée par Mme Haraldsen, et elle ne dansait pas; il semblait qu'on lui eût préféré les sept ou huit laiderons les plus désagréables, qui tous avaient trouvé des danseurs. Léon avait les yeux fixés sur elle et cherchait à rencontrer un de ses regards; mais Rose, impitoyable, ne regarda pas une seule fois de son côté. Il ne fit qu'embrouiller la contredanse et s'empressa d'aller inviter Rose; mais elle l'était déjà. «Et pour la suivante?

—Aussi.

—Et celle d'après?

—Également.»

Léon se retira dans un coin du salon où il trouva Geneviève.

«Tu ne danses pas? lui dit-il.

—Non, je suis fatiguée et j'ai mal à la tête.

—Veux-tu nous en aller? j'en serai enchanté.

—Volontiers.»

Geneviève alla dire bonsoir à Rose, qui lui dit: «Est-ce que tu as vu l'objet de la passion d'Albert?

—Non, dit Geneviève; et toi?

—Pas davantage.»

II

Albert à Léon.

Au fait, autant écrire, cela me fera paraître le temps moins long. Je ne sais, mon cher Léon, quand tu recevras cette lettre; je te l'écris dans un endroit dont je ne sortirai peut-être jamais. Je suis seul, prisonnier, affamé; je viens de réunir un crayon, et j'arrache dans des livres les feuillets de papier blanc qui s'y trouvent. Peut-être ne finirai-je pas la ligne que je commence, peut-être écrirai-je vingt volumes; en tout cas, rien ne m'empêche d'intituler ce que j'écris, comme Silvio Pellico, le célèbre captif:

Miei prigioni.—Mes prisons.

Peut-être faut-il commencer par te dire comment je suis ici. Je date ma lettre de Belle-Ile-en-Terre. En arrivant hier matin, comme je sortais de l'intérieur de la diligence, je vois descendre du coupé une femme charmante, autant que peut l'être une femme dont on a été l'amant. Pendant que son mari paye un supplément de poste pour ses bagages, et que deux domestiques descendent des malles, je m'approche d'elle, plus pour contrarier une sorte de commis voyageur qui faisait la roue (les dindons la font comme les paons) que pour me faire plaisir à moi-même.

«Comment! Zoé, nous avons voyagé si près l'un de l'autre! Et où allez-vous?

—Je suis arrivée. Nous venons passer deux mois dans une propriété appartenant à mon mari; je suis surprise que vous m'ayez reconnue.»

Je réponds par la phrase de rigueur.... mémoire du cœur.... trace ineffaçable.... puis, comme péroraison, je jette un regret.... «Quel malheur de ne pas vous voir quelques heures!»

On me répond: «Rien n'est plus facile; trouvez-vous à minuit à tel endroit...»

Le mari revient, je ne réponds pas, je m'éloigne, sans avoir pu trouver un prétexte....

Mon Dieu! que j'ai faim! il est au moins midi....

Voyons un peu, je fais de la fatuité avec toi, c'est ridicule, disons la vérité: une femme en voiture, à Belle-Ile-en-Terre, dans un autre logement, une femme chez laquelle on est introduit à minuit, quand autrefois on ne pouvait la voir que dans le jour; c'est presque une autre femme! et c'est si joli, une autre femme!

A vrai dire, toutes les femmes sont la même, il n'y a de variété que dans les circonstances. Donc, j'arrive à minuit à la porte indiquée; il pleuvait à verse, on m'ouvre: c'est Zoé elle-même, elle a une nouvelle femme de chambre à laquelle elle n'ose se fier; il faudra que je parte avant le jour, à cinq heures! très-bien.

Vers trois heures je m'endors, très-mal. Il y a deux choses que les femmes ne pardonnent pas: le sommeil et les affaires. Heureusement que la voiture avait fatigué la belle (ô homme modeste que je suis!); elle s'endort aussi.

Je ne crois pas que les gens bien organisés dorment jamais entièrement: il y a une partie d'eux qui veille et qui les regarde dormir. En effet, chaque fois que j'ai dû me lever de bonne heure pour une partie de chasse.... ou pour tout autre plaisir, je me suis toujours réveillé à l'heure précise. Mais, cette fois, il s'agissait d'aller recevoir une pluie froide et de remettre des bottes un peu difficiles, que l'humidité devait avoir rendues plus difficiles encore. Je ne me réveille pas, ni Zoé non plus, si ce n'est à sept heures du matin. Le jour entrait à grands flots dans la chambre. Zoé me dit: «Nous sommes perdus!

—Diable! repris-je, il est désagréable d'être perdu si matin.»

Encore à moitié endormi, je manque d'imagination et d'expédients.

Pendant ce temps, je me lève en toute hâte; mais quand je veux mettre mes bottes, je les croyais difficiles, elles sont impossibles; je fais des efforts horribles, une sueur froide coule sur mon front, les muscles des pieds comprimés me font horriblement souffrir, les nerfs me font mal; je frotte les malheureuses bottes avec du savon, j'y mets de la poudre que je trouve dans le cabinet de toilette de Zoé, j'y mets de la cendre, j'y mets des bûches pour les élargir, j'y mets tout ce que je trouve sous la main, j'y mets tout, excepté mes pieds; je prends deux clefs, je les passe dans les tirants, et je tente un effort suprême: les veines de mon front sont gonflées comme des cordes, j'ai le visage violet, les tirants se cassent, je tombe assis, il n'y a plus moyen. Zoé pâle et tremblante vient à moi, et me dit: «Taisez-vous, ne faites pas de bruit; j'entends mon mari qui rôde dans la maison.»

Oh! les maris ne savent pas tous leurs avantages. Celui de Zoé est un être frêle que je tuerais d'un coup de poing; eh bien, l'idée de le voir entrer me fait battre le cœur, et je me sens pâlir, j'ai peur. Peur de quoi? Je ne sais, mais j'ai peur, je tremble.

Zoé boit un verre d'eau et se ranime. Elle achève de se vêtir et me dit: «Restez là, ne remuez pas, ne répondez pas, quoi qu'on fasse; ma femme de chambre viendra vous délivrer.» Zoé sort et m'enferme. Nous ne nous sommes même pas embrassés. Nous nous abhorrons tous les deux. Zoé me pardonnerait volontiers sa peur et ses angoisses, il faut un peu de cela dans la vie des femmes; mais elle ne me pardonne pas une lutte ridicule contre mes bottes. Et moi, je lui pardonnerai encore moins de ce que j'ai été ridicule devant elle. Je me mets sur le lit et je m'endors. Je viens de me réveiller, et je t'écris. Je ne sais combien de temps j'ai dormi, mais je meurs de faim. Je me rappelle involontairement les misères de tous les prisonniers célèbres, je me trouve plus malheureux qu'eux tous. J'ai déjà cherché une araignée que je puisse instruire et dont je fasse mon amie, comme Lalande. Il n'y en a pas. Je n'ai pas même d'enfants que je puisse manger comme Ugolin.

Personne ne peut me contester ce point. On plaint Ugolin d'avoir été obligé de manger ses enfants. Il n'avait qu'à ne pas les manger, à moins qu'il n'ait trouvé plus difficile et plus triste de ne pas manger du tout que de manger ses enfants. Donc, je suis mille fois plus à plaindre qu'Ugolin.

Personne ne vient; je vais maintenant diviser ma lettre en stances, non pas que je t'écrive en vers: je sens que je ne me porterai à cet excès qu'après trois jours de prison. Je vais provisoirement dormir un peu; il sera toujours temps de faire des stances.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah! le réveil est agréable. Il paraît qu'on est entré ici: je trouve un pot de confitures de groseilles, du pain et une bouteille de vin. Du vin de Bordeaux! C'est une chose excellente que les confitures de groseilles; cependant l'estomac a bien vite calculé combien de tartines il faut pour équivaloir à un bifteck.

Il me revient toutes les chansons qui parlent de liberté, et je ne puis chanter; je suis encore sur ce point plus infortuné que tous les prisonniers connus. Le prisonnier de Chilon, les prisonniers des plombs de Venise, sont des sybarites: ils ne chantent pas, peut-être; mais c'est parce qu'ils n'en ont pas envie, tandis que moi, je vais écrire les chansons qui me viennent.

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé;
Contre nous de la tyrannie....
. . . . . . . . . .
Liberté! liberté chérie!
. . . . . . . . . . . . . .
O mon pays! de tes belles campagnes,
Je garderai le touchant souvenir.
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Loin des chalets qui m'ont vu naître.
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Rendez-moi ma patrie
Ou laissez-moi mourir.
. . . . . . . . . . . . . .
O Liberté! vierge sainte et sans tache!
. . . . . . . . . .
Viva! viva la libertà!
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .L'habitant des montagnes
Respire près du ciel l'air de la liberté.
. . . . . . . . . .
Plutôt la mort que l'esclavage,
C'est la devise des Français.
. . . . . . . . . .

Je ne chanterai pas celle-ci:

On nous disait: «Soyez esclaves:»
Nous avons dit: «Soyons soldats!»

Je ne vois pas assez la différence des deux choses, et n'aime pas à disputer sur les mots.

Mais voici l'air de la Malibran:

J'avais perdu la paix et les beaux jours:
Je les retrouve en voyant ma patrie:
De son pays on se souvient toujours.

Oh! que tout ce qui est dehors me paraît beau! Je me sens pris d'un amour des champs que je ne me connaissais pas, surtout à ce degré. J'aime les forêts et leur sombre murmure; j'aime les prairies, j'aime les bergers, j'aime les moutons, j'aime les chiens, j'aime la boue des rues; je voudrais être éclaboussé rue Vivienne, je voudrais être battu sur le boulevard des Italiens.

Tout contribue à m'attrister, tout est ligué contre moi. Il faut que la pièce où je suis soit tendue de papier chocolat. Il y a des couleurs calmes, il y a des couleurs bruyantes, il y en a de gaies et de tristes. Le chocolat est une couleur ennuyeuse. Il y a des supplices par lesquels on pourrait tuer les gens nerveux en peu de temps, et les lois n'ont rien prévu de cela. Rien ne m'épouvanterait plus qu'un jugement ainsi conçu.... A quoi puis-je supposer qu'on me condamne? l'assassinat est toléré depuis l'institution du jury. Dernièrement, un frère a coupé sa sœur en morceaux: il a été déclaré coupable, mais avec des circonstances atténuantes, soit parce que c'était sa sœur, soit parce que les morceaux étaient petits. Il n'y a qu'un crime pour lequel il n'y ait aucune grâce à attendre, aucunes circonstances atténuantes à faire admettre:

C'est de secouer un tapis par la fenêtre. On n'admet pas même la preuve du contraire. Il y a deux mois, une bonne femme, accusée d'avoir laissé secouer dans la rue, par la fenêtre, un tapis, par son domestique, offrait les preuves de ceci:

Qu'elle n'avait pas de fenêtre sur la rue, qu'elle n'avait pas de tapis, qu'elle n'avait pas de domestique.

Elle fut condamnée à l'amende et aux frais.

Je suppose donc que j'aie commis un crime, le seul irrémissible dans l'état actuel de la justice. Eh bien! la condamnation que je redouterais le plus serait celle-ci:

«Condamné à la prison.

«Et, attendu la récidive, la prison sera couleur de chocolat.»

Je vais lire, j'ai trouvé un livre qui va peut-être m'amuser; aussi bien, j'ai épuisé presque tout le papier blanc.

.... Décidément ce livre m'ennuie. Mais quand on viendra me délivrer, car je suppose toujours qu'on viendra me délivrer, comment est-ce que je m'en irai? Depuis ce matin, j'aurais bien pu mettre mes bottes, si toutefois il n'est pas devenu tout à fait impossible de les mettre. J'ai faim, mais encore des confitures de groseilles! Si je suis jamais rendu à la liberté, je me promets bien de ne jamais manger de confitures de groseilles. C'est encore fort heureux qu'il n'ait pas plu à Zoé de me mettre dans une armoire ou dans un tiroir de commode. Ah! parbleu, voici un excellent moyen de mettre mes bottes: il n'y a rien de tel que la solitude et la méditation; je coupe les tiges de mes bottes, et il me reste des souliers qui se mettent d'eux-mêmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours après avoir écrit tout le griffonnage qui précède, je le retrouve dans une poche d'habit. Je vous l'envoie. Voici comment a fini mon emprisonnement: Ce n'est qu'à une heure du matin que ma jolie geôlière est arrivée, et je ne suis parti qu'à quatre heures. Cela n'empèche pas que ma lettre est encore datée de Belle-Ile-en-Terre, par le ridicule accident qui m'est arrivé hier. Il n'y avait pas de place dans la diligence; je loue une voiture et je prends des chevaux à la poste. Je monte dans la voiture, le postillon ferme la portière et va boire avec des camarades. Je me rappelle tout à coup que j'ai oublié quelque chose, j'ouvre la portière du dedans, je descends, je la referme parce qu'elle gênait le passage, et je vais chercher l'objet qui me manquait. En redescendant l'escalier, j'entends claquer un fouet et rouler des roues; je hâte le pas, j'arrive à la rue: plus de voiture! Le postillon ne s'est pas aperçu que j'étais redescendu de la voiture où il m'avait enfermé, et il est parti. Il faut maintenant que j'attende qu'il ramène la voiture et mes effets. Adieu. Geneviève a-t-elle trouvé ma brocatelle orange et noire?

Albert Chaumier.

III

Ce fut Rose, cette fois, qui écrivit à Geneviève. Elle lui disait qu'elle ne pardonnerait jamais la conduite de Léon, lors de la dernière soirée; qu'elle le dégageait de son serment, et qu'elle se croyait parfaitement quitte du sien. Geneviève était déjà assez malheureuse de la lecture qu'elle faisait des lettres d'Albert. Elle courut chez Rose, la prit dans ses bras, la pria, la conjura. Rose fut inflexible. Elle répondit qu'elle chérissait toujours Geneviève, qu'elle continuerait à aimer Léon en bonne cousine, mais qu'elle ne voulait plus de lui pour son mari. «S'il est ainsi avec moi, disait-elle, que serait-ce quand je serais à lui? Il m'a humiliée.»

Ce mot rassura Geneviève; elle comprit que Rose ne ressentait contre Léon que ce genre de colère exclusivement réservé aux gens qu'on aime. Elle retourna donner à Léon la bonne nouvelle; mais celui-ci, à son tour, répondit: qu'il ne se souciait en aucune façon des sentiments de mademoiselle Chaumier; qu'il ne méprisait au monde rien tant que la coquetterie, et qu'il n'y avait pas moyen de douter qu'elle ne fût coquette à un degré peu ordinaire; qu'à ses yeux, le mouvement de coquetterie qui lui avait fait, pendant quelques minutes, prêter une sorte d'attention à M. de Redeuil, la flétrissait à jamais, etc., etc.; ce qui n'empêcha pas que Léon ne fît pas une course sans que la maison de M. Chaumier se trouvât sur son chemin. M. Anselme annonça qu'il allait s'absenter pour quelques mois; que ce serait probablement son dernier voyage, et qu'il ramènerait le baron. Avant son départ, il courut avec Geneviève tous les magasins, encombrant l'appartement de Mlle d'Arnberg de tout ce qu'elle trouvait riche ou joli. Geneviève avait fait à l'habit marron une reprise si parfaite, qu'il eût été difficile de retrouver même la place de la déchirure. Il lui avait dit: «Ma belle voisine, il faut que vous me fassiez une promesse; j'ai là une vieille bague, sans la moindre valeur, que je veux que vous portiez pour l'amour de moi. Donnez-moi votre parole que vous ne la quitterez pas jusqu'à mon retour.»

Et il tira de la poche de son habit marron un petit écrin, dans lequel était renfermée une bague surmontée de perles et d'un diamant beaucoup trop gros pour être fin.

Quelques jours avant son départ, il prit Léon à part, et lui dit: «Mon cher enfant, je ne sais pas l'état de vos affaires, et je ne vous quitte pas sans inquiétude.»

Léon lui affirma qu'il gagnait de l'argent au delà du nécessaire. La veille de son départ, M. Anselme pria Geneviève et Léon de rester avec lui toute la journée. Le soir, il se fit répéter tous ses airs favoris, il fit chanter Geneviève, il examina ses cheveux, sa taille, ses mains; il lui donna quelques conseils sur sa santé, qui, disait-il, lui semblait depuis quelque temps avoir subi un peu d'altération; puis, à minuit, il se leva, serra la main de Léon, donna à Geneviève un baiser sur le front, leur répéta trois ou quatre fois qu'il reviendrait bientôt, et les quitta. Le matin, on entendit une voiture s'arrêter à la porte et M. Anselme frappa à la porte de Léon. Il lui dit encore adieu, et entra dans la chambre de Geneviève, qui dormait profondément. Son visage était calme et rose; il la regarda longtemps, puis descendit l'escalier en disant à Léon: «A bientôt.»

A ce moment, plusieurs des élèves de Léon se mettaient en route pour la campagne, et Léon n'avait pas avoué la vérité à Anselme quand il lui avait dit qu'il gagnait plus d'argent qu'il ne lui en fallait. Il commençait au contraire à se trouver fort gêné; chaque fois qu'il passait la porte d'un de ses élèves, il tremblait toujours qu'un domestique ne lui dît froidement: «Monsieur est parti.» Il ne voulait pas surtout que Geneviève sentît la moindre atteinte de la pauvreté. Ce que disait Anselme n'était que trop vrai: elle perdait chaque jour le beau coloris de la santé.

Il y avait deux ans que Mme Lauter était morte. Léon et Geneviève s'en allèrent à Fontainebleau. Ils arrivèrent le premier jour de mai; c'était le jour où leur mère avait été enterrée. Leurs premiers pas se dirigèrent vers le cimetière; il était tout en fleur; de beaux rossignols fauves sautillaient dans les chèvrefeuilles; mais quel fut leur étonnement, quand, à la place de la croix de bois qu'on avait placée sur le cercueil de Mme Lauter, ils trouvèrent une grande pierre de marbre noir! Il y avait sur la pierre le nom de Rosalie Lauter, et au-dessous plusieurs dates, dont l'une était celle de sa mort, et une autre celle de sa naissance. Quant aux autres, le sens leur en était inconnu. Le tombeau était entouré d'une grille de fer; le frère et la sœur s'agenouillèrent et baisèrent le marbre qui recouvrait leur mère. Les yeux de Geneviève avaient un éclat inaccoutumé. Elle racontait bas à sa mère tout ce que personne ne savait, son amour si malheureux et ses angoisses de tous les jours; elle lui disait: «J'aime Albert!» Et elle sentait quelque adoucissement à ses chagrins en confiant ce secret qui lui brûlait le cœur; puis elle se laissa entraîner jusqu'à parler haut, et elle dit: «O ma mère, ma bonne mère! ton fils a été respectueux pour tes dernières volontés; il m'a aimée et protégée, il a travaillé pour moi, il a veillé pour moi, il a accepté ton legs de bonté et de dévouement. O ma mère, bénis-le, et prie dans le ciel pour son bonheur.» Et elle ajouta tout bas: «Prie Dieu d'ajouter à sa vie toute la part de bonheur à laquelle j'ai dû renoncer; prie Dieu qu'il détourne de lui les tourments affreux que j'endure, et qu'il m'appelle bientôt auprès de toi, et qu'il fasse de moi l'ange protecteur de ceux que j'aime sur la terre d'une tendresse impuissante et inutile.»

Léon la regarda avec tendresse et dit: «Ma mère, bénis tes enfants. Geneviève est mon appui et ma consolation; prie Dieu qu'il seconde mes efforts et qu'il me fasse réussir à l'entourer de tout ce qui fait le bonheur des autres femmes. O ma mère, ma bonne mère, Rose nous abandonne; nous sommes devenus des étrangers dans ta famille, et des étrangers nous ont remplacés. Ton frère et Rose ont oublié ce que tu leur avais demandé en mourant. Ma mère, tu nous as laissés seuls!»

Ils restèrent encore quelque temps agenouillés; puis ils se levèrent, regardèrent la tombe comme s'ils eussent voulu, de leurs regards, percer la terre et revoir les traits adorés de la morte. Enfin, ils quittèrent le cimetière et allèrent chercher chez M. Semler les clefs de la maison. A leurs questions sur le tombeau de marbre noir, il répondit qu'on l'avait envoyé de Paris, par des hommes qui avaient fait tous les travaux et s'étaient dits envoyés et payés par la famille de la défunte.

Ils se dirigèrent vers la maison où s'étaient écoulés les jours de leur heureuse enfance. Il leur sembla qu'ils étaient reportés à cette époque de leur vie; rien n'était changé; l'herbe encadrait toujours les pavés de la cour, les sorbiers du jardin étaient en fleur, l'herbe avait envahi leurs plantations, les volubilis s'étaient semés d'eux-mêmes et commençaient à sortir de terre. On n'avait rien déplacé dans les chambres. Ils retrouvèrent les mêmes gravures sur les murailles; dans la chambre de Rose et de Geneviève étaient encore des jouets de leur enfance, les raquettes et les volants.

Le salon où l'on se rassemblait avait encore les fauteuils dérangés, dont le nombre leur rappelait combien ils étaient alors. Celui de Mme Lauter était auprès de la fenêtre, et, dans le coin de la cheminée, on retrouvait le grand fauteuil en tapisserie dans lequel Rose, toute petite, s'enfonçait et s'endormait le soir. La pendule, qui n'avait jamais été remontée depuis, s'était arrêtée à l'heure où la famille avait quitté Fontainebleau. Le piano était ouvert, et Geneviève retrouva dessus tous les airs qu'elle chantait alors avec Rose. Elle posa les mains sur le clavier, et tous les deux reconnurent la voix du piano, et cette voix leur alla au cœur.

Elle chanta, et chanta cet air que sa mère l'avait un jour obligée de chanter: Bonheur de se revoir.

Et le frère et la sœur se mirent à fondre en larmes; car ils ne revoyaient personne.

Léon dit à Geneviève: «Tiens, Geneviève, le jour que l'on a enterré maman, tu étais assise là, et Rose était près de toi. Te souviens-tu comme elle me promettait de m'aimer?»

Et Geneviève refoulait dans son cœur tous les souvenirs d'Albert qui venaient l'assaillir. Ces émotions trop fortes l'avaient accablée; elle se coucha. Léon vint s'asseoir à côté de son lit; tous les deux parlèrent du passé jusque très-avant dans la nuit; puis Geneviève céda au sommeil, et Léon s'endormit dans son fauteuil, la tête appuyée sur le bord du lit de sa sœur.

Le lendemain au matin, Geneviève prit dans le jardin les grains de volubilis qui commençaient à germer, et alla les planter autour de la tombe de Rosalie.

De retour à Paris, ils trouvèrent une lettre d'un des écoliers de Léon, qui l'avertissait qu'il suspendait momentanément ses leçons et qu'il lui écrirait pour lui désigner le jour où il pourrait revenir.

Une autre lettre invitait Léon à une partie de plaisir avec plusieurs de ses amis musiciens et peintres. Une troisième le fit frémir: elle commençait ainsi:

«Monsieur,

«Voici l'époque où j'ai l'habitude de quitter Paris....»

Mais, à la fin, on le priait de vouloir bien continuer ses leçons à Auteuil, et on ajoutait au prix de la leçon le prix d'une voiture pour aller et pour revenir.

Léon, qui gagnait passablement d'argent, n'en dépensait guère pour s'amuser. Son plaisir le plus vif était de faire en sorte que Geneviève ne manquât de rien; au lieu d'aller au théâtre ou dans toute autre réunion dite amusante, il rapportait à Geneviève un ruban ou un bouquet. S'il voyait dans la rue, à une femme, un objet de toilette qui lui allât bien, il n'avait pas de repos qu'il n'en eût porté un semblable à sa sœur. Quand ils étaient invités ensemble dans quelque maison, il songeait huit jours d'avance à la toilette de Geneviève, et l'accablait de questions: «As-tu tout ce qu'il te faut? Tes souliers de satin sont-ils assez frais? Auras-tu ta belle robe?»

Jamais, quelque serein que pût être le temps, il ne la ramenait à pied d'une soirée ou d'un bal. Il fallait, au bal, qu'elle eût le plus beau bouquet et les rubans les plus nouveaux.

Pour lui, quoiqu'il aimât naturellement la parure, qu'il fût jeune et beau, et désireux d'attirer les regards des femmes, il se contentait d'être mis décemment, c'est-à-dire du costume le plus simple. Il avait des habits qu'on aurait pu citer comme des

exemples de longévité,

à l'époque de l'année où les journaux, qui ne savent que dire entre deux sessions des chambres, inventent, tous les matins, pour remplir leurs colonnes, des centenaires, des pluies de crapauds, des veaux à deux têtes et des betteraves monstrueuses.

Il faisait une notable économie sur les gants, qu'il portait invariablement noirs. A la ville il avait des bottes remontées; quelquefois même un œil un peu exercé découvrait, sur le côté d'une botte, une petite pièce que le savetier du coin avait de son mieux cherché à dissimuler. Jamais il ne prenait une voiture, à quelque distance que ses leçons se trouvassent les unes des autres. Jamais il n'entrait dans un café. Aussi, quand son voisin le peintre vint le trouver pour avoir sa réponse, lui dit-il:

«Je n'irai pas.

—Il est donc décidé que tu ne seras jamais d'aucune partie?

—J'ai des occupations qui me privent de celle-ci.

—Comme des autres. Tu as tort, ce sera charmant!

—Je n'en doute pas, mais je ne puis en être.»

Et le soir, au souper, comme la conversation tombait sur Léon, on dit: «C'est singulier comme il est changé! Lui, qui autrefois était toujours notre chef de troupe; lui, dont la gaieté nous mettait tous en train; lui, qui s'habillait avec tant d'élégance!

—Comme il est changé!

—A-t-il fait quelque grande perte? Est-il en proie à un violent chagrin?

—Nullement; je l'ai rencontré il y a quelques jours, il était aussi gai que je l'aie jamais vu. Mais ce qu'il évite surtout maintenant, c'est de dépenser de l'argent.

—C'est étonnant. Mais il doit en gagner?

—Il en gagne beaucoup.

—Qu'en fait-il alors?

—Je crois qu'il l'enfouit.

—Il est donc avare?

—Il faut qu'il le soit devenu.

—C'est dommage.

—Oui, c'était un excellent garçon.

—Il faut le corriger.

—Oui, il faut lui faire honte de son avarice.»

En effet, à quelques jours de là, comme Léon arrivait dans l'atelier du peintre, il les trouva réunis quatre ou cinq.

IV

L'atelier.

Les dictionnaires prétendent qu'un atelier est

«Un lieu où plusieurs ouvriers se réunissent pour travailler ensemble.»

L'atelier d'Antoine Huguet n'était pas tout à fait cela. Ils étaient là quatre gaillards, qui, chagrinés de ne pouvoir perdre que chacun vingt-quatre heures par jour, s'étaient réunis et associés, pour avoir, par ce moyen, quatre-vingt-seize heures à leur disposition.

On se lève le matin ou à peu près. On n'est qu'à demi réveillé; il n'y a pas moyen de travailler si on ne boit une goutte de rhum. «Rapin! où est le rapin? Rapin, où es-tu?» On voit alors se lever, d'un coin où il dormait, un gamin de quatorze ans, avec de longs cheveux et une calotte grecque sur le côté de la tête; il a une blouse grise, qu'il a choisie de cette nuance, parce que les taches y paraissent mieux. Le rapin, dont le véritable nom est depuis longtemps oublié, a été nommé Gargantua, à cause de son formidable appétit. «Rapin, va chercher du rhum.» Le rapin demande de la monnaie. A peine est-il dans la rue, qu'on le rappelle. «A propos, je n'ai plus de tabac.»

Le rapin revient au bout d'une heure et demie; on l'accable de reproches. «Tu nous fais perdre notre temps.» Le rapin, qui n'est pas dupe du chagrin de ces messieurs, ne sourcille pas. On lui prédit qu'il mourra sur l'échafaud. Le rapin arrange les palettes. Le rhum est bu.

«Travaillons, dit Antoine.

—Ah! si nous fumions une pipe?

—Oui, cela excite le cerveau.»

Quand la pipe est fumée:

«Ah! maintenant, à l'ouvrage.

—Quelle heure est-il?

—Neuf heures.

—Diable! dans une demi-heure il faudra déjeuner, nous déranger, quand nous commencerons à nous mettre en train; j'ai horreur du travail interrompu.

—Je crois que nous ferons mieux de ne nous mettre à l'ouvrage qu'après déjeuner.

—Voilà une matinée de perdue.

—C'est la faute de cet odieux Gargantua.

—Infâme Gargantua!

—Gargantua est notre ruine.

—Je propose de brûler Gargantua.

—De le crucifier.

—De le disséquer.

—De l'empailler.»

Gargantua ne s'émeut nullement; on lui commande d'aller chercher le déjeuner.

«Qu'allons-nous manger?

—Je ne sais pas.

—Ni moi.

—Ni moi.

—Ni moi.»

Gargantua va se rasseoir dans son coin. Après une longue discussion, on établit que l'on est à la fin du mois, que la caisse est presque vide. On mangera à déjeuner du pain à discrétion, du fromage d'Italie; on fera un dîner sérieux, un dîner raisonné. L'un recommande à Gargantua que le fromage soit gras, un autre exige qu'il soit maigre; tous deux jurent de l'assommer s'il n'obéit pas. Gargantua ne fait pas la moindre attention à ce qu'on lui dit. Il rapporte le fromage d'Italie au bout d'une petite heure. On déjeune, on fume encore une pipe. «Allons, à l'ouvrage.» Les quatre amis restent interdits. Est-ce qu'il ne se présentera pas un prétexte pour ne pas travailler? En voici un qui a froid. Et, en effet, l'atelier est grand: il a encore gelé blanc cette nuit. Un peu de feu égaye l'esprit.

«Il faut faire du feu.

—Avec quoi allons-nous faire du feu?

—Ah! oui, avec quoi?

—Il y a sur le carré une vieille malle.

—A qui est-elle?

—Je n'en sais rien.

—Ni moi.

—C'est une malle abandonnée.

—Une malle qui nous gêne beaucoup.»

On allume le feu, on s'assied autour du feu, et on fume une nouvelle pipe, on cause, on chante.

«Allons, maintenant, travaillons.

—Quelle heure est-il?

—L'horloge est arrêtée.

—Il faut la remonter.

—Gargantua, va demander l'heure.»

Cette fois, il reste dehors cinq grands quarts d'heure.

«Diable! midi et demi; le modèle que nous attendons à une heure!

—Ce n'est pas la peine de commencer avant le modèle.

—Moi, je vais me raser. Je n'aurai plus à m'occuper de rien jusqu'au dîner, et je travaillerai sans distractions.»

Le modèle ne vient qu'à deux heures; on le place.

«Pourvu qu'il ne nous arrive pas un importun, un flâneur!

—Je déteste les flâneurs.

—C'est la peste des ateliers.»

Et chacun répète: «Pourvu qu'il ne vienne pas de flâneurs!» Mais en disant cela, ils tournent les yeux vers la porte, et il n'est pas malaisé de voir que l'arrivée d'un flâneur comblerait tous leurs vœux.

«Gargantua, tu vas cirer nos bottes.

—Oh! avant, remets de la malle dans le feu.

—Il y a peut-être encore du charbon de terre à la cave.

—Gargantua, va voir à la cave.»

En effet, on trouve quelques morceaux de charbon.

«Gargantua! les bottes!

—Tiens, tu iras porter cette lettre.

—Et celle-ci.

—Tu battras ma redingote.

—Tu donneras un coup de balai dans ma chambre.»

Gargantua ouvre la bouche, on se récrie:

«Tiens! Gargantua qui parle!

—Parle, Gargantua.

—Il faut qu'il monte sur une chaise.

—Non, sur la planche.»

On hisse Gargantua sur une planche appliquée au mur, à six pieds de haut: on l'invite à parler.

Gargantua dit alors qu'on lui fait faire trop de choses à la fois, que sa mémoire s'encombre, qu'il est très-fatigué.

«Gargantua, mon fils, crois-tu donc que c'est sans peine et sans travail que tu deviendras un grand peintre?»

On descend Gargantua.

«Allons, travaillons.

—Il faut fermer la porte.

—Et mettre dessus que nous n'y sommes pas: par ce moyen on ne restera pas deux heures à frapper; il n'y a rien qui me soit si odieux que d'entendre frapper à la porte.

—Où est le blanc d'Espagne?»

On ne peut pas trouver le blanc d'Espagne, l'infâme Gargantua a égaré le blanc d'Espagne: Gargantua va mourir s'il ne retrouve pas le blanc d'Espagne.

«Ah! le voilà!»

On écrit sur la porte:

IL N'Y A PERSONNE.

«Ah! on monte: c'est peut-être un flâneur.»

Et chacun saisit avec empressement l'espoir qui se présente.

«Est-ce ennuyeux! on ne peut rien faire.

—Rien du tout!

—Absolument rien.»

On a déjà déposé les palettes et les appuie-mains.

«Ah! non, cela s'arrête au-dessous.

—Ah! tant mieux,» dit tristement l'atelier.

On ferme la porte; Antoine, en allant à sa place, regarde la toile placée sur le chevalet de Charles Mithois.

«Gargantua, viens ici recevoir des reproches mérités; mets-toi là, vis-à-vis la toile de Charles. Écoute, Gargantua: depuis deux ans bientôt, tu en es aux premiers éléments de la peinture, à peindre tous les jours mes bottes en noir. Eh bien! je trouve que tu suis une fausse route, que tu n'étudies pas assez les maîtres; regarde bien, Charles. Toi, quand tu as ciré mes bottes, pour peu que je marche une heure ou deux dans la poussière ou dans la boue, il n'y paraît plus, le cirage est terne et taché; eh bien! vois la toile de Charles, ses soldats ont marché toute la nuit, ils se livrent un furieux combat, ils piétinent dans la poussière, dans la boue, dans le sang; eh bien! leurs souliers sont admirablement noirs et luisants. Voilà comme je voudrais que mes bottes fussent cirées. Je ne saurais trop te le répéter: Gargantua, étudie les maîtres.

Nocturna versate manu, versate diurna.»

Pendant ce discours d'Antoine, l'atelier s'était placé devant le chevalet de Charles, et la péroraison fut accueillie par des rires prolongés.

A ce moment, Léon entra.

«Nous sommes enchantés de te voir.

—Quoique tu nous déranges beaucoup: nous étions en train de travailler comme des tigres.

—Et cela n'arrive pas si souvent que ces moments ne soient extrêmement précieux. Un poëte, dont je ne sais plus le nom, a dit, en parlant de la vie:

On s'éveille, on se lève, on s'habille et l'on sort;
On rentre, on dîne, on soupe, on se couche et l'on dort.

C'est précisément à la nôtre que cette définition s'appliquerait le plus exactement. Mais nous avons changé cela, nous travaillons.

—Mais, répondit Léon, qui vous force de vous déranger? Gargantua va me donner une pipe, je vais la fumer et m'en aller ensuite. Je ne tiens ni à vous parler ni à vous entendre. J'attends seulement l'heure d'aller donner une leçon auprès d'ici.

—N'importe, nous voulons te parler sérieusement dans ton intérêt. Nous sacrifierons le travail d'aujourd'hui.

—Nous le sacrifierons.

—Il n'est rien qu'on ne fasse pour l'amitié.

—Voulez-vous parler, dit Léon, du service que je vous rends?

—Quel service?

—Celui de vous déranger et de vous fournir un prétexte honnête de flâner.

—O vertus méconnues! O injustice des contemporains!

—C'est égal, ne laissons pas décourager notre zèle. Gargantua, les pipes!»

Gargantua se leva, et, sans parler, se plaça devant son maître, attendant un ordre plus détaillé. Le maître dit, en séparant ses ordres par un instant de méditation:

«Tu donneras: Fatmé à Lefloch; la Brûle-Gueule à ton maître; la Rothschild à Mithois; l'Etna à Léon; la Sardanapale à Edgar Sagan; la Cinq-Liards au modèle. Tu garderas la Lilliputienne

Et Gargantua s'approcha d'une sorte de petit râtelier où les pipes étaient placées chacune au-dessous de son étiquette. Chacune avait été solennellement baptisée à son entrée dans la maison, et on l'avait nommée d'après quelque particularité qui la distinguait. La Rothschild était une pipe d'écume montée en argent. La Sardanapale avait un très-beau bouquet d'ambre jaune. La Cinq-Liards tenait une demi-once de tabac. Fatmé était une pipe turque. Gargantua exécuta scrupuleusement les ordres qui lui étaient donnés, et, par une distinction particulière, bourra lui-même celle de son patron. Quand tout le monde fut en train de fumer, Antoine Huguet prit la parole.

«Léon, tu chagrines tes amis; tu as un vice, et un vice que tu nous caches. La présente séance a pour but de te faire avouer ton vice, pour le partager s'il est amusant, pour t'en délivrer s'il ne l'est pas. Tu gagnes de l'argent, tu en gagnes beaucoup! Que fais-tu de ton argent?»

Léon se sentit rougir jusqu'aux oreilles; non qu'une semblable plaisanterie eût rien qui pût le fâcher: il était accoutumé à ce sans-façon, à ce laisser aller. Mais pour rien au monde il n'eût voulu parler de sa sœur, ni souffrir qu'on lui en parlât. L'habitude où on était parmi ces jeunes gens de tout tourner en plaisanterie le rendait honteux de tout ce qu'il faisait de bien. Peut-être plusieurs d'entre eux avaient, comme Léon, quelque bon sentiment qu'ils ne cachaient pas avec moins d'hypocrisie. Un provincial qui serait tombé au milieu de ces bons jeunes gens se serait cru, en les écoutant, dans une caverne de brigands. Rien n'était si commun que d'entendre parler d'égorger les oncles en retard d'envoyer de l'argent, de faire bouillir dans l'huile les propriétaires trop exacts à envoyer leur quittance, etc., etc.

Huguet continua.

«Autrefois, tu nous faisais honneur: tu raffermissais notre crédit ébranlé. En voyant entrer chez nous un monsieur bien couvert, un dandy, le fruitier nous respectait à cause de nos relations. (Mouvement.) Tu avais une de ces tenues qu'il serait à la fois gênant et dispendieux de porter soi-même, mais qu'on est flatté de voir aux autres. (Très-bien! très-bien!

L'orateur s'arrêta un moment, et tira quelques bouffées de sa pipe. Tout l'auditoire branla la tête en signe d'assentiment. Léon se leva et dit: «Tu es fou.

—Ah! dit Antoine Huguet, voilà bien les hommes; on n'est sage que lorsqu'on partage ou qu'on approuve leur folie. (Mouvement d'approbation.) Mais ne t'attends pas à trouver chez nous cette basse adulation: nous sommes tes amis, et nous ne reculerons devant aucune avanie pour t'en donner la preuve. (Très-bien!) Qu'est devenue cette élégance irréprochable? cette harmonie, cette audace toujours sage? ces modes devinées seulement une semaine d'avance? Où est notre Léon? le Léon qui a porté le premier les gilets trop courts et les collets trop étroits!

Quantum mutatus ab illo
Hectore, qui redit exuvias indutus....

Comme il est différent de cet Hector qui revient couvert des dépouilles d'Achille! Ou plutôt il semble couvert de dépouilles en effet, non, comme Hector, de dépouilles glorieuses, mais de celles que colportent honteusement les marchands d'habits. (Continuez!)

—Ah! parbleu, dit Léon, qui voulait faire bonne contenance, il sied bien à des rapins comme vous de faire les difficiles en fait de toilette! Des drôles qui, le dimanche, mettent leur blouse à l'envers!

—Parlez plus respectueusement au tribunal.

—Je décline sa compétence.

—Le tribunal se déclare compétent. (Écoutez, écoutez!) Et en effet, messieurs, voyez dans quel costume l'accusé ose se présenter ici, ici dans le temple du goût, ici où nous ne reconnaissons d'autre dieu que le beau.

—Votre dieu, interrompit Léon, n'est pas comme le nôtre; il ne vous a pas faits à sa ressemblance.

—L'accusé joint le cynisme de l'expression au cynisme de la mine. Mais je ne me laisserai pas intimider par ses fureurs. Je connais le mandat qui m'a été confié. Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. Prenez ma tête! (Très-bien, très-bien!—Agitation) Dans quel costume, dis-je, l'accusé ose-t-il se présenter devant nous? Un habit râpé, dont les coutures, blanchies par le temps, sont imparfaitement recouvertes d'encre.

Ainsi que nos cheveux blanchissent nos habits.

(Hilarité.) Et c'est nous que l'on espère abuser par de si grossiers subterfuges! Nous qui avons inventé le col de chemise en papier à lettres! et, l'art de sortir trois avec deux gants! Et ce chapeau, ce chapeau défoncé, ce chapeau hérissé comme un bonnet à poil! ce chapeau qui rougit de lui-même! Ce gilet et ce pantalon qui, selon la belle expression de J. B. Rousseau,

Hurlent d'effroi de se voir accouplés,

ou plutôt qui refusent de s'accoupler, et se séparent d'horreur.

MITHOIS.—Je demande la parole. J'appellerai l'attention de la chambre sur les bottes de l'inculpé.

ANTOINE.—Et quelles bottes, en effet, messieurs, quelles bottes! Ah! je partage ici le chagrin d'un vieux poète français (Ronsard) qui disait:

Combien je suis marry que la muse françoise
Ne peut dire ces mots comme fait la grégeoise,
Ocymore, Dyspotme, Oligochronien;
Ma muse les diroit du sang Valésien.

UNE VOIX.—Au fait!

ANTOINE.—Et moi aussi, messieurs, combien je suis marri que la muse française n'ait pas, comme l'italien, un mot particulier pour désigner une grosse vilaine chaussure! (Bien, bien.) Quelles bottes, messieurs! voyez comme elles sont tournées et déformées! c'est en vain que l'accusé, enserrant ses deux pieds l'un contre l'autre, espère nous dissimuler une pièce qui déshonore sa botte droite. A propos de cette botte, je vais en porter une terrible à l'inculpé. (Murmures en sens divers.)—Oh! oh!—Ah! ah! ah! Eh! eh! (Marques nombreuses de désapprobation.)

UNE VOIX (qui pourrait être celle de Léon).—Le jeu de mots est misérable.

PLUSIEURS VOIX.—A l'ordre! à l'ordre!

ANTOINE.—Je demande la parole pour un fait personnel. Il n'est pas difficile, messieurs, de ne pas se tromper quand on ne fait rien; mais le plus embarrassé, comme on dit, est celui qui tient la queue de la poêle.

—Pardon, messieurs, dit Léon, c'est celui qu'on fait frire.

—Nous demandons, dit l'orateur, à notre ami, la raison de ce délabrement, de ce déguenillement. Ah! s'il n'avait pas d'argent, s'il était gueux comme nous, ce serait très-bien. Nous savons respecter le malheur. Mais ce n'est pas là la position de notre ami. Nous lui demanderons, en outre, pourquoi il élude les parties de plaisir auxquelles on le convie, quand nous autres, pauvres diables, nous savons toujours trouver de l'argent pour ces graves circonstances. Accusé, qu'avez-vous à répondre?»

Léon alors fit le mauvais sujet, parla vaguement de femmes, de désordres, de dettes, d'orgies, etc., etc.

Quand il aurait pu dire:

«Vous me trouvez mal vêtu: mais ma sœur Geneviève ne manque de rien; elle a des souliers de satin du meilleur cordonnier, et son joli pied ne perd aucun de ses avantages; ses robes sont faites par la couturière la plus célèbre; je n'ai pas de manteau, mais elle a du bois abondamment pour se chauffer. Ma sœur Geneviève ne désire rien; la hideuse pauvreté n'approche pas d'elle, et ne vient pas flétrir sa jeunesse de son haleine mortelle.»

V

Geneviève inventait toute sorte d'économies pour faire dépenser moins d'argent à son frère, tandis que Léon, de son côté, frémissant de douleur et de colère à l'idée d'une privation qui pouvait l'atteindre, inventait pour elle des désirs, afin de les satisfaire. Un soir, il trouva Geneviève occupée à refaire une vieille robe. Ce jour-là il avait vu passer sur le boulevard une foule de filles entretenues, magnifiquement vêtues et traînées par de superbes chevaux. «Mon Dieu, s'était-il demandé, qu'est-ce donc que Dieu réserve à une bonne et vertueuse fille comme Geneviève, s'il laisse prodiguer ainsi à des prostituées sans cœur et sans amour tout ce qu'il y a de beau et de riche dans le monde?» Ce sentiment l'avait préoccupé toute la journée. L'industrie à laquelle se livrait Geneviève vint aigrir son chagrin. Il s'assit près d'elle et lui dit:

«Pourquoi refais-tu encore cette vieille robe usée?

—Mais, dit Geneviève, je t'assure qu'elle me fera encore honneur cet été.

—Moins qu'une neuve, cependant.

—Une neuve serait chère, et nos moyens...

—Qui t'a dit cela, chère enfant? Partages-tu donc l'opinion vulgaire? Crois-tu qu'un artiste est un malheureux destiné à vivre dans la misère et à mourir à l'hôpital? La sœur d'un musicien doit marcher l'égale de toutes les femmes. Je gagne de l'argent, beaucoup d'argent. Je veux que tu sois toujours belle et parée. Tu donneras cette vieille robe à ta femme de ménage. Nous allons, aussitôt notre dîner fini, en acheter une ensemble.»

Et, comme ils passaient sur les boulevards, il la mena prendre des glaces chez Tortoni. Il y avait tout autour d'eux plusieurs femmes que leurs voitures attendaient sur la chaussée. Une marchande de bouquets vint leur en offrir un merveilleusement beau.

«Combien votre bouquet? dit une des femmes.

—Dix francs.

—C'est trop cher.»

La marchande offrit alors son bouquet aux autres; elle eut partout la même réponse. Mais quand elle passa devant Léon, il lui jeta sur la table deux pièces de cinq francs. Elle offrit le bouquet à Geneviève, que les femmes et les hommes qui les accompagnaient regardèrent avec curiosité.

«Quelle folie! dit Geneviève à son frère en quittant Tortoni.

—Non pas, répondit Léon. N'es-tu pas plus belle que les femmes qui nous entouraient et qui avaient une sorte d'air impertinent? J'ai voulu les contrarier un peu.»

Ils entrèrent dans un magasin de nouveautés, et Léon choisit pour sa sœur ce qu'il y avait de plus beau.

Pour lui, le soir, il repassa de l'encre sur les coutures de son habit.

VI

Un matin arriva Albert, pâle et la voix saccadée. Il prit Léon à part et lui dit: «Sais-tu ce qui m'arrive? Pendant mon absence, mon premier clerc, que j'avais chargé d'une lettre pour Éléonore, l'a vue, lui a fait la cour, lui a plu, a vécu avec elle pendant deux mois et a disparu, laissant dans ma caisse un déficit de trente mille francs. Ces trente mille francs n'étaient pas à moi; je suis perdu si mon père ne vient pas à mon secours; je viens te chercher, je n'ose affronter seul la première impression que va lui causer ce récit.»

Léon ne répondit rien, s'habilla et suivit Albert jusque chez M. Chaumier. M. Chaumier commença par s'emporter, puis dit qu'il n'avait pas d'argent, ce qui était vrai. Les Redeuil le jetaient chaque jour dans de nouvelles dépenses; ils lui avaient persuadé récemment de louer une loge à l'Opéra et au Théâtre-Italien, à frais communs avec eux. On lui avait fait, presque tout l'hiver, prendre un coupé au mois. Chaque dimanche ajoutait quelque somptuosité à la réception du dimanche précédent. Rose, sans songer à l'argent que cela pouvait coûter, se faisait faire, par sa couturière et par sa marchande de modes, tout ce qu'elle voyait de joli aux jeunes personnes qu'elle rencontrait dans le monde. Modeste encourageait de son mieux ce genre de dépenses; elle était fière de la beauté de Rose, qu'elle croyait avoir élevée, et d'ailleurs elle espérait un peu humilier Geneviève par la comparaison des toilettes de Rose avec les siennes. Et cependant, Geneviève, quoique moins riche que sa cousine, trouvait moyen d'être généreuse avec elle. Si Rose disait de son goût un ruban ou un fichu de Geneviève, quelques jours après elle recevait le semblable.

M. Chaumier finit par comprendre qu'il n'y avait pas à hésiter; il prit des engagements, solidairement avec son fils, à une échéance assez longue, mais aussi à des intérêts assez forts. En rentrant, Léon dit à sa sœur: «Voilà Albert sauvé jusqu'à nouvel ordre; mais il faut qu'il se dépêche de se marier et de faire un mariage riche.»

Geneviève vit avec une triste surprise qu'il lui était resté encore de l'espoir à perdre.

Par des circonstances indépendantes de sa volonté, Léon avait manqué deux fois de suite une leçon. Le jour où Albert était venu le chercher, il comptait réparer sa négligence; mais il n'avait pas cru pouvoir refuser à son cousin le service de l'assister contre le premier choc de la colère paternelle. Aussi le lendemain reçut-il une lettre dans laquelle on lui disait: «Qu'on comprenait très-bien qu'un artiste de son talent fût désiré et demandé partout, et qu'il ne fût pas toujours le maître de son temps. Aussi on lui demandait pardon de celui qu'on lui avait fait perdre jusque-là, et on renonçait, bien à regret, aux soins qu'il donnait ou plutôt qu'il ne donnait pas au fils de la maison. On avait, toujours avec de vifs regrets, choisi un maître, moins célèbre, il est vrai, mais aussi moins occupé et auquel son obscurité permettait une assiduité et une exactitude qui, surtout dans les commencements, pouvaient presque suppléer à un talent supérieur, etc.»

Il n'y avait rien à répondre à cela; on lui donnait la chose comme conclue, et il y avait d'ailleurs, dans la lettre, une politesse mêlée d'ironie qui froissait l'orgueil de Léon et l'aurait empêché de faire la moindre démarche.

A quelques jours de là, il reçut une invitation à dîner chez son élève d'Auteuil. Il se renferma de bonne heure dans sa chambre pour préparer, à l'insu de Geneviève, sa toilette du lendemain; mais celle-ci, inquiète de voir de la lumière chez son frère à une heure du matin, se leva, et vint regarder par la serrure. Alors elle vit Léon repasser à l'encre, avec un soin minutieux, les coutures de l'habit, comme il le faisait de temps en temps; plier sa cravate de soie noire, de façon à dissimuler les plis ordinaires qui étaient éraillés, etc., etc., etc.

Geneviève se retira sans bruit; elle fut toute la nuit sans dormir; elle venait de comprendre la générosité et les sacrifices de son frère; elle ne lui dit rien de sa découverte le matin, mais, passant dans une pièce où était ce vieil habit, étendu sur une chaise, ce vieil habit pour lequel bien des gens méprisaient Léon, elle s'inclina et le baisa avec respect.

VII

La maison d'Auteuil était fort riche. Léon y était bien reçu; mais cependant il y avait dans la façon dont on le traitait des nuances presque insaisissables qui ne laissaient pas de le blesser. Quelques négligences des domestiques laissaient percer à ses yeux la véritable pensée, à son égard, des maîtres, trop polis et trop circonspects pour la manifester eux-mêmes. Sa place à table, quand il dînait, n'était pas au bout, mais il pouvait attribuer cela à son âge. De temps en temps un domestique ne le servait qu'après des personnes de la maison, ce que la maîtresse du logis réprimait d'un regard; mais Léon voyait l'oubli et le regard. Parfois, quand il arrivait, au lieu de l'annoncer par son nom, et dans la forme ordinaire, une servante ouvrait le salon et disait: «C'est le musicien.» Un jour même, un nouveau domestique, paysan assez grossier que M. Sanlecque avait ramené de sa terre de Reims, chargé d'apporter des rafraîchissements dans le salon, en offrit à tout le monde, et dit à demi-voix à sa maîtresse: «Faut-il en donner au musicien?» Il n'y aurait eu aucun mal si Mme Sanlecque eût répété, haut et en riant, la bêtise du nègre champenois, ce qu'elle n'eût pas manqué de faire s'il se fût agi de quelqu'un bien établi sur le pied d'égalité, et vis-à-vis duquel c'eût été une bêtise incontestable; mais elle rougit, et lui dit à voix basse: «Certainement.» Rien de tout cela n'échappait à Léon, toujours sur le qui-vive, et il avait bien besoin de penser à Geneviève pour se résigner à toutes ces humiliations. Certes, il eût bien désiré ne paraître dans les maisons que pour y donner ses leçons; mais refuser les invitations qu'on lui adressait eût été compromettre la durée de ces mêmes leçons. On voulait l'avoir pour son talent et par-dessus le marché des leçons; lésineries que font volontiers, et très-habilement, les gens les plus riches et les plus considérés.

M. et Mme Sanlecque n'avaient qu'un fils, enfant de quinze à seize ans, assez bien doué par la nature, et qui devait un jour être fort riche, ayant à ajouter la fortune de ses parents à celles de deux vieilles tantes restées filles. Seulement, comme les gens trop heureux sentent le besoin de se créer des tourments et des ennuis, M. et Mme Sanlecque, d'un commun accord, avaient fait pour leur fils un plan très-détaillé, qui le prenait jour par jour, heure par heure, depuis sa naissance jusqu'à son mariage et au delà. Ils s'étaient convaincus que rien n'était plus sage ni plus heureux; et, chaque fois que la volonté de l'enfant ou les événements venaient le faire dévier du rail, ce qui arrivait perpétuellement, c'était un chagrin des plus vifs, et on ne négligeait rien pour le remettre dans la bonne voie. Théodore (présent de Dieu) Sanlecque avait seize ans; il devait, selon le fameux plan, continuer encore son éducation pendant deux ans, puis voyager pendant quatre ans avec un précepteur, après quoi il reviendrait à Paris, où il épouserait la fille d'un ami de M. Sanlecque. Il va sans dire que jusque-là il devait rester étranger à toute espèce de sentiment d'amour, et que ses yeux ne devaient s'arrêter sur aucune femme; qu'il devait garder son premier regard, son premier battement de cœur, son premier frisson pour la femme que lui avaient destinée ses parents. Jusque-là tout allait bien sous ce rapport; mais les autres points de la Cyropédie à l'usage de Théodore Sanlecque avaient rencontré plus d'inconvénients. Tout le plan avait été composé par M. Sanlecque à son point de vue particulier d'homme à tempérament lymphatique; le jeune homme se trouva nerveux et sanguin. Ce qu'on avait calculé devoir être ses plaisirs l'ennuyait profondément; ses études lui étaient antipathiques; il ressemblait à un homme qui passerait sa vie entière à mettre des bottes trop étroites.

Par une énorme concession, on avait remplacé à peu près les mathématiques par la musique, ce qui dérangeait beaucoup les plans. Il est vrai que Théodore trompait son père, qui n'était pas très-fort; il lui avait persuadé qu'il savait assez de mathématiques pour continuer à apprendre sans maître; et, de temps en temps, il feignait de se livrer à la solution de quelques problèmes, dont le père Sanlecque ne voyait pas la bouffonnerie. Ainsi ce jour-là même il surprit Théodore griffonnant un papier, et tenant la tête dans les mains, etc. Il lui demanda ce qu'il faisait.

«Je cherche la solution d'un problème.

—Ah! D'un problème de mathématiques?

—Oui!

—Et que dit ce problème?

—C'est trop compliqué pour vous, papa.

—C'est égal, dis toujours.»

Théodore, qui faisait des vers, ce que pour rien au monde il n'eut voulu avouer à son père, lui dit: «Voilà le problème qui me donne un mal terrible, mais j'y arriverai. Si une livre de beurre coûte trois francs, combien me coûtera une culotte de peau?

—Ah! dit le père.

—Ordinairement on doit trouver l'inconnu d'après deux connus; ici il n'y a qu'un connu.

—Je te laisse.

—Ah! parbleu! dit Théodore Sanlecque, voilà la rime en esse que je cherchais: laisse.... tendresse, cela va à ravir.»

Les Sanlecque donnaient ce jour-là un dîner hostile. On avait invité plusieurs voisins de campagne, avec des amis de Paris; il s'agissait, comme dans beaucoup de dîners, beaucoup moins d'être agréable aux gens qu'on recevait que de les écraser par l'opulence de la maison. Aussi on avait mis toutes les voiles dehors. C'étaient des prodiges de vaisselle, des miracles de porcelaines, des bouteilles de vin de Bordeaux que M. Sanlecque apportait lui-même à deux mains, retenant son haleine pour ne pas en agiter le fond; des primeurs qui étaient en avance d'un an. Il y a des maisons où on ne mange rien en la saison, c'est-à-dire au moment où les choses sont bonnes et succulentes: c'est une des plus grandes sottises gastronomiques qu'il se puisse imaginer. Outre que les légumes sont meilleurs dans leur maturité, et que certaines primeurs ont besoin d'être annoncées et étiquetées pour qu'on ne les prenne pas au goût pour une seule et même herbe sans saveur, il y a dans la nature des harmonies dont il est toujours imprudent de déranger quelque chose. (Je veux bien ne pas écrire à ce sujet vingt pages dont les lettres s'accrochent à ma plume que je viens de tremper dans l'encrier; je secoue la plume et je prends de l'encre dans un autre coin. Je dirai seulement qu'on doit, à table, nourrir les gens plus que les étonner, et que beaucoup de personnes, en vous donnant des pois verts à certaine époque, n'ont d'autre intention que de vous montrer des pois chers.)

Les salons étaient d'une grande magnificence. Léon pensait à Geneviève, et ne jouissait de rien de ce qu'elle ne partageait pas; il pensait aux meubles de noyer, à la glace au cadre de bois; il comparait aux lustres, aux candélabres dorés et chargés de bougies, le mauvais chandelier de cuivre jaune et la chandelle qui éclairait Geneviève; il pensait à Geneviève dînant seule, d'un reste du dîner de la veille, sur une petite table de noyer, et buvant du mauvais vin trempé d'eau. Cette pensée l'empêcha de toucher à aucune des friandises du second service. On causait, la conversation était vive et animée; quelquefois Léon se laissait entraîner par la gaieté de quelque repartie; mais, tout à coup, il lui semblait voir le visage triste et pensif de sa sœur, et le sourire mourait sur ses lèvres, comme fané et glacé. On se leva, on passa dans les salons. Toutes les femmes étaient fraîches, roses, heureuses, et Léon pensa à Geneviève, dont les couleurs avaient été remplacées par la pâleur; il pensa à Rose qui, sans doute, ne pensait pas à lui, et autour de laquelle, probablement, en ce moment, papillonnaient quelques élégants, comme autour de toutes ces femmes qu'il voyait. Il se retira seul à une fenêtre, dans un petit salon reculé, il ouvrit la fenêtre et regarda les étoiles; la nuit était superbe. Là, il se laissa aller à ses rêveries; mais il en fut tout à fait tiré par les sons d'un instrument: c'était un violon; mais ce qu'il jouait, ce n'était pas précisément de la musique, c'était une suite de ponts-neufs et d'airs connus. Il joua d'abord:

Au vallon tout est sombre, etc.; puis il attendit, et recommença par: Réveillez-vous, belle endormie. Il attendit encore, et, après ces intervalles, joua: Venez, venez à mon secours, et Venez, gentille dame. Léon ne put douter que ces airs ne fussent joués pour rappeler à quelqu'un les paroles qui en sont le timbre, et que ce ne fût un moyen de dialoguer de loin sans attirer l'attention. En effet, il ne tarda pas à voir paraître une lumière dans une fenêtre à barreaux, tout en haut d'un mur qui dominait le jardin; le violon, caché dans les lilas, au pied du mur, joua alors: O ma Zélie! Alors, une voix de femme répondit; elle ne chantait pas de paroles, mais fredonnait les airs, dont les paroles connues répondaient parfaitement au violon. A la qualité de la voix, à l'aspect de la fenêtre et surtout à la science incroyable de ponts-neufs que manifestait la chanteuse, et à la vulgarité de quelques-uns, ce devait être une couturière ou une cuisinière.

Voici du reste ce qu'ils se disaient. C'était un dialogue sans paroles, très-complet et très-intelligible. Je ne puis ici que reproduire les timbres des airs qu'ils faisaient entendre tour à tour.

LE VIOLON, dans les lilas.

Une fièvre brûlante, etc., etc.

LA VOIX, à travers les barreaux.

Fiez-vous, fiez-vous aux vains discours des hommes, etc.

LE VIOLON.

Je t'aime tant, je t'aime tant, etc.

LA VOIX.

Taisez-vous, taisez-vous, je ne vous crois pas....

LE VIOLON.

Toi dont les yeux me font la loi....

LA VOIX.

Tu n'auras pas ma rose....

LE VIOLON.

Ma richesse, c'est ta voix douce....

«Je gage, pensa Léon en entendant cet air de Gatayes, qu'elle ne sait pas ce que cela veut dire.» En effet, la voix chanta encore: Tu n'auras pas ma rose.

LE VIOLON.

Si tu veux, charmante brune,
Ce soir au clair de la lune,

«Oh! oh! dit Léon, le jeune homme devient hardi.»

LA VOIX.

Les yeux noirs sont de jolis yeux,
Mais pour moi, j'aime mieux les bleus....

«Elle repousse, pensa Léon, la qualification de brune.»

LE VIOLON.

J'ai longtemps parcouru le monde
. . . . . . . . . .
Courtisant la brune et la blonde....
«Il paraît que cela lui est égal; eh bien! il a raison.»

LA VOIX.

Il faut des époux assortis....

LE VIOLON.

....L'amour ne sait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend....

LA VOIX.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici Léon ne reconnut pas l'air, le violon non plus, car il ne répondit pas. La voix se décida à chanter ces paroles:

Je suis bonne....

«Ah! dit Léon, j'y suis, c'est du Diable à quatre, mais dans la pièce, bonne ne signifie pas cuisinière; c'est égal, c'est ingénieux.»

Cette fois le violon avait compris, car il répondit:

Le noble éclat du diadème
Ici n'a pas séduit mon cœur, etc.

La voix crut devoir émettre encore un doute, et chanta:

Mais, hélas! était un trompeur, Celui qui sut toucher mon cœur....

Cela me rappelle que mon père, Henry Karr, avait fait une fantaisie pour le piano sur cet air de Mme Gail, et que j'ai vu un exemplaire ainsi caricaturé de la main d'Hérold:

Fantaisie sur l'air: Celui qui sue touche mon cœur.

Par HENRY QUATRE.

LA VOIX.

Triste raison, j'abjure ton empire....

LE VIOLON.

Si tu veux charmante brune,
Ce soir, au clair de la lune,
Ce gazon....

«Il paraît, dit Léon, que le violon y tient.»

LA VOIX

Il est tard, je rejoins ma mère.
Adieu, Colin, au revoir....

LE VIOLON.

Si tu veux charmante brune,
Ce soir, au clair de la lune.
Ce gazon....

Allons, le violon est obstiné. Ce qu'il y a d'aussi évident que son obstination, c'est qu'il est amoureux; il trouve, en jouant ces airs, une expression ravissante.

LA VOIX.

Sans bruit, sans bruit....

Il paraît que l'on va descendre. Mais que se passe-t-il dans le jardin? Des pas se font entendre sur le sable des allées. Le violon joue avec précipitation:

.... Prenez garde
La dame blanche vous regarde....

On parle haut dans le jardin; c'est la voix de M. Sanlecque.

Le violon n'est autre que l'élève de Léon; on le fait rentrer.

Le lendemain Léon reçut une lettre ainsi conçue:

«Monsieur,

«Une découverte que nous avons faite, et qui nous donne le chagrin de voir notre fils échapper encore aux plans que nous avions conçus pour son éducation et pour son bonheur, nous oblige à avancer l'époque de ses voyages. Il sera donc privé de vos excellentes leçons. Recevez, avec mes regrets, l'assurance de ma considération distinguée.

«SANLECQUE

VIII

Un matin, on apporta un énorme bouquet pour Geneviève; le lendemain, un autre bouquet non moins beau; le surlendemain, un troisième bouquet avec une lettre. Geneviève donna la lettre à son frère; on y lisait:

«Je vous vois tous les jours, mademoiselle, et je m'aperçois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre et que vous devez ignorer, etc.»

La lettre était signée d'un monsieur CHARLES MERRUEL, qui donnait son adresse. Léon lui répondit:

«Monsieur,

«Vous avez écrit à ma sœur; elle me charge de vous répondre: c'est vous dire assez quelle est la réponse. Ma sœur ne reçoit ni lettres ni bouquets d'un homme qu'elle ne connaît pas. Permettez-moi d'ajouter, pour ma part, qu'elle est assez jolie pour qu'on lui fasse des lettres exprès pour elle. Pourquoi du reste, monsieur, demandez-vous une réponse? vous en pourriez trouver de toutes faites, comme vos lettres, dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau; et ces réponses au moins seraient d'un style égal au style de vos épîtres, que ma sœur (qui ne s'appelle pas Julie) ne pourrait jamais atteindre.

>«LÉON LAUTER

IX

M. Charles Merruel à M. Léon Lauter.

Monsieur Léon Lauter, vous vous moquez de moi, et peut-être vous avez raison; permettez-moi cependant d'expliquer un peu ma conduite. J'ai vu plusieurs fois, cet hiver, mademoiselle votre sœur; j'ai été touché autant de son air de douceur et de décence que de sa beauté. Je suis négociant; je me suis figuré que je ne saurais jamais écrire à une jeune fille une lettre capable de la bien disposer en ma faveur. D'autant qu'en pensant à mademoiselle votre sœur, je ne trouvais à dire que ce que je viens vous dire aujourd'hui: «J'ai trente-cinq ans, je suis presque riche, j'aime mademoiselle votre sœur; le plus grand désir que je sente dans mon cœur est qu'elle soit ma femme et qu'elle soit heureuse par moi.» J'ai ouvert, dans mon embarras, le livre qui passe pour renfermer les phrases d'amour les plus éloquentes, et j'ai copié, si bien copié, qu'il paraît que j'ai même négligé de changer le nom qui se trouve dans le livre. Je sais très-bien que mademoiselle votre sœur ne s'appelle pas Julie, mais Geneviève; j'ai appris sur elle tout ce que j'ai pu apprendre, et tout ce que j'ai appris a augmenté mon amour. Aujourd'hui, si mon langage est simple et vulgaire, du moins je parle moi-même et je vous répète: «J'ai trente-cinq ans, je suis presque riche, j'aime mademoiselle votre sœur; le plus grand désir que je trouve dans mon cœur est qu'elle soit ma femme et qu'elle soit heureuse par moi.» Cette fois, vous pourrez me répondre sans me renvoyer au livre de Rousseau.

J'ai l'honneur d'être, monsieur Léon Lauter, votre, etc.

>CH. MERRUEL.

X

Léon communiqua la lettre à Geneviève et dit:

«Cette fois la lettre est sérieuse, et il faut répondre sérieusement. Ce M. Merruel me paraît un excellent homme, fort touché de tes attraits. Que veux-tu que je lui réponde? Le connais-tu?

—J'ai dansé avec lui cet hiver, dit Geneviève; mon oncle l'a nommé devant moi.

—Ah!... Et comment le trouves-tu?

—Bien, reprit Geneviève avec indifférence.

—Alors, je réponds que sa demande est fort honorable et que je l'autorise...

GENEVIÈVE.—A rien.

LÉON.—Comment, à rien! et pourquoi cela?

GENEVIÈVE.—Je ne veux pas me marier.

LÉON.—Ah!

GENEVIÈVE.—Je ne veux pas me marier.

LÉON.—Tu as tort; si ce que dit M. Merruel est vrai, et tout porte à le croire, c'est un mariage aussi heureux que je puisse le désirer pour toi. Un mari jeune, d'une figure agréable (c'est toi qui le dis), riche, amoureux de toi, reconnaissant son infériorité et tout disposé à vivre à genoux devant toi: on le ferait faire exprès qu'on ne trouverait pas mieux.»

Geneviève ne répondit pas; Léon continua d'un ton plus sérieux.

«Geneviève, je suis sûr que ma mère approuverait ce mariage et en remercierait le ciel. Sois raisonnable, ma petite Geneviève; je serai si heureux de te voir enfin riche et brillante; il faut que les avantages qui se présentent soient bien grands, chère Geneviève: sans cela, te presserais-je tant d'accomplir ce qui amènera pour moi une foule de chagrins? Comme je serai seul et abandonné quand tu auras quitté notre petit logis, dont tu es tout le bonheur! A qui parlerai-je de Rose? Car de nouvelles affections viendront remplir ton cœur; tu auras des enfants, un mari. Ne me faut-il pas triompher, pour te marier, d'un sentiment bizarre, inconcevable? J'y ai pensé souvent; ce sera pour moi un jour cruel que celui où je te livrerai, toi, ma sœur, si timide, si innocente, à l'amour d'un homme, peut-être corrompu par le vice, qui ne saura respecter ni cette innocence ni cette timidité; à un homme qui aujourd'hui n'est rien, et qui bientôt sera plus que moi; à un homme qui pourra te faire pleurer, et me dire à moi, ton frère, qui t'aime depuis si longtemps: «De quoi vous mêlez-vous?»

Albert entra. Geneviève n'osa pas dire à Léon de ne pas parler de ce qui arrivait.

LÉON.—Tu arrives à propos; lis cette lettre.

ALBERT.—Elle est très-bien; et qu'en dit Geneviève?

Geneviève se penche sur sa broderie.

LÉON.—Geneviève refuse.

ALBERT.—Elle a bien tort. Je connais Merruel, c'est le meilleur homme du monde; ce qu'il promet dans sa lettre, il le tiendra; Geneviève excitera l'envie de toutes les femmes. Il est bien modeste quand il se dit presque riche; Merruel a plus de huit cent mille francs.

LÉON.—Tu entends, Geneviève?

Geneviève se penche encore davantage; son cœur est déchiré. Albert n'a pas même ce sentiment de regret dont parlait tout à l'heure son frère en la voyant passer aux bras d'un mari.

ALBERT.—Ma petite Geneviève, j'espère que tu n'as manifesté jusqu'ici que l'éloignement que toute fille croit devoir simuler contre le mariage; je te félicite de l'offre de Merruel; c'est un personnage entouré de pièges et d'appeaux par les grands-parents et les petites jeunes personnes. Quand il entre dans un salon, les chapeaux jaunes des mères se tournent vers la porte; quand il danse avec une jeune personne, la jeune personne parle de ses goûts simples, de son amour de la campagne et du laitage. Tu seras heureuse, et tu feras enrager toutes tes amies.»

Geneviève ne put s'empêcher de fondre en larmes: Albert la pressait de se marier avec un autre.

ALBERT.—Qu'as-tu donc, Geneviève?

LÉON.—Il y avait déjà une heure que nous parlions de M. Merruel quand tu es entré; elle m'avait prié de laisser là ce chapitre et nous la contrarions.

ALBERT.—Allons, Geneviève, puisque tu ne veux pas parler de ton mariage, parlons du mien.

LÉON.—Du tien?

ALBERT.—Du mien.

Geneviève sentit passer sur ses cheveux un frisson mortel, puis elle leva les yeux au ciel pour demander à Dieu de la force et du courage.

Albert continua:

«J'épouse deux cent cinquante mille francs; ce n'est pas trop pour rétablir mes affaires, que mon coquin de premier clerc avait mises dans un bel état.

LÉON.—Je te croyais toujours amoureux d'Éléonore.

ALBERT.—Éléonore! je ne sais ma foi pas où elle est, ni monsieur mon clerc non plus. Elle l'aura sans doute suivi; je ne suis pas de force à lutter contre un semblable gaillard; trente mille francs en trois mois! il ne lui aura rien refusé, l'argent ne lui coûtait rien, diamants, voiture, etc. Moi, je n'avais rien que mon amour, et encore je n'en avais guère. Je suis fort bien disposé pour le mariage; je ne regrette rien de ma vie de garçon: ma femme s'emparera facilement d'un cœur que rien n'occupe; ce sera à elle à tâcher de le conserver. Je venais chercher Geneviève, car c'est toujours à elle que j'ai recours dans les grandes occasions, pour qu'elle m'aidât dans mes emplettes. Ma sœur devait venir avec moi; mais, quand je lui ai proposé de venir ici, elle a changé d'idée. Est-elle donc fâchée avec l'un de vous? Mais cela n'a rien d'inquiétant; Rose est si changeante, qu'il vaut mieux être avec elle en état de brouille; on est sûr de ne pas longtemps attendre un changement, et il n'a rien d'inquiétant. C'est aujourd'hui dimanche; nous allons sortir tous les trois, nous courrons un peu les boutiques, et je vous ramènerai ensuite à la maison, où nous dînerons.»

Le refus de Rose de venir les voir exaspéra Léon. Quoi! Rose, au lieu de chercher à s'excuser de sa conduite lors de la dernière soirée où ils s'étaient rencontrés, les évitait, les dédaignait! Il prétexta des affaires, et dit qu'il ne pourrait accompagner Albert, mais qu'il lui confiait Geneviève, et le priait de la ramener le soir.

GENEVIÈVE.—Mais tu ne m'avais pas parlé de ces affaires.

LÉON.—Elles n'en sont pas moins réelles, et surtout inévitables.

GENEVIÈVE.—Comment, tu ne pourras même pas venir le soir?

LÉON.—C'est impossible.

GENEVIÈVE (bas).—Léon, je t'en prie.

LÉON (bas).—Tu sais, Geneviève, que je ne te contrarie jamais.

GENEVIÈVE.—Adieu, Léon.

Et en descendant l'escalier, Geneviève se serrait les mains, et disait dans son cœur: «Ah! ma mère, ma chère mère, tes enfants seront-ils donc malheureux tous les deux?»

Elle suivit Albert machinalement, sans savoir ce qu'elle faisait, étourdie, avec un nuage devant les yeux. Dans les boutiques, elle ne voyait rien de ce qu'on lui montrait, se laissait faire deux fois la même question et répondait au hasard. Quand ils arrivèrent chez M. Chaumier, Rose, qui avait repoussé avec colère l'offre d'aller chez Léon, se leva malgré elle quand elle entendit sonner, tant elle était sûre de le voir, avec son frère et sa cousine. Mais quand Albert lui eut dit que Léon n'avait pas voulu venir, quoique Geneviève le reprit et dît: n'a pas pu, elle affecta la plus profonde indifférence, et ne prononça pas une seule fois son nom pendant le dîner. Après le dîner, Geneviève voulut lui parler de Léon; mais Rose la supplia de ne pas continuer. Geneviève n'aurait probablement tenu aucun compte de cette prohibition, qui n'était peut-être pas de très-bonne foi, s'il n'avait commencé à venir du monde, et Rose était obligée de s'occuper des arrivants.

Geneviève était dans un état d'exaltation impossible à décrire. Les pensées se croisaient et se choquaient dans sa tête et dans son cœur avec rapidité. Tantôt elle se disait qu'elle ne voulait plus vivre, elle pensait avec une âcre volupté à la mort; puis elle demandait pardon à Dieu et à son frère. Un instant après, elle purifiait son amour pour Albert de toute idée vulgaire; elle se disait: «Il sera heureux, je verrai son bonheur, je serai l'amie de sa femme, je lui apprendrai à l'aimer, j'élèverai ses enfants;» et un autre instant n'était pas envolé qu'elle se disait: «Ah! je n'aurai pas besoin de me tuer, mes jours sont comptés; depuis longtemps ma santé est perdue; ces sourdes douleurs que je sens dans la poitrine sont un signe certain de la brièveté de ma vie; j'irai bientôt rejoindre ma mère; mais Léon? mais Albert? Pauvre Léon! je ne veux pas l'abandonner. Qui sait si les âmes des morts peuvent protéger les vivants? Oh! je ne le crois pas, car maman ne nous aurait pas laissés être si malheureux. Mais, grand Dieu! il faut donc une séparation éternelle? je ne puis rejoindre maman sans quitter Léon. Ah! maman, maman, n'entends-tu pas ta fille? ne vois-tu pas comme elle souffre?... Oh! non, reprenait-elle, la félicité des bienheureux ne serait pas complète s'ils ne pouvaient s'occuper de ceux qu'ils ont laissés sur la terre; cette vie n'est qu'une épreuve, ma mère sait que cela finira, et elle nous attend dans le ciel.»

Elle ne versait pas de larmes, de larmes, ce sang de l'âme. Une fièvre brûlante animait son teint et ses regards, et on se disait:

«Comme Geneviève est belle ce soir!

—Quel teint et quel éclat!

—La dernière fois que je l'ai vue, elle était loin d'être aussi bien.

—Elle était pâle et elle avait les yeux caves.

—On aurait dit une poitrinaire.

—Ce n'était qu'une indisposition.

—Elle est charmante aujourd'hui.»

Rose, de son côté, s'agitait beaucoup et s'occupait de tout le monde. M. Rodolphe de Redeuil entra et fit l'empressé; Rose le reçut assez mal; il la pria de chanter avec lui, elle avait mal à la gorge; de danser, elle était fatiguée. Il raconta quelques anecdotes. Rose ne sourit pas et dit tout haut qu'il n'y avait rien de pire que la médisance, quand elle n'amusait pas.

Pendant ce temps, voyons un peu quelles étaient les affaires de Léon. Léon se promenait sur le boulevard: il vint à pleuvoir; il alla au Palais-Royal, dont il fit le tour trente-huit fois, après quoi il alla chez son oncle, se disant que, s'il disparaissait, Rose et M. de Redeuil le croiraient désespéré; que c'était un triomphe qu'il ne voulait pas leur donner: ils en avaient assez d'autres sans celui-là. D'ailleurs il était tard; il n'allait chez M. Chaumier que pour chercher sa sœur. Quand il entra, Geneviève ne le vit pas; ses yeux étaient occupés d'une manière assez cruelle pour qu'elle ne les détournât pas. On venait d'annoncer:

M. Michaud,

Madame Michaud,

Mademoiselle Anaïs Michaud.

C'était cette belle jeune fille, qui entrait les yeux baissés, qui avait détruit tout le bonheur et tout l'espoir de Geneviève. Elle était jolie, elle paraissait douce et timide, et elle faisait plus de mal au pauvre cœur de Geneviève que ne l'eût pu faire un tigre avec ses griffes et ses dents.

Albert et Rose s'empressèrent auprès d'elle; toutes les femmes regardèrent en chuchotant. Il y eut pour Geneviève un affreux moment d'angoisse. Elle ne sentit plus battre son cœur; une douleur poignante lui traversa les tempes. Un vertige fit tout tourner et disparaître à ses yeux. Quand elle revint à elle, elle aperçut la figure de Léon, pâle comme devait être la sienne: la méchante Rose avait vu Léon, dont l'absence la chagrinait et l'agitait; elle avait voulu se venger sur lui de ce qu'elle venait de souffrir, et, sans manifester par le moindre signe qu'elle l'eût aperçu, elle devint immédiatement aussi charmante pour M. de Redeuil, qui ne l'avait pas quittée, qu'elle avait été pour lui, quelques instants auparavant, revêche et désagréable.

Geneviève venait de sentir dans son âme ce que devait éprouver son frère, et le premier mot qu'elle se dit tout bas fut: «Pauvre Léon!»

Noble et douce parole! Elle s'était dit: «Ma vie est finie: je tâcherai de vivre pour Léon et pour ceux que j'aime; je me mêlerai au bonheur des autres, et j'en vivrai.»

Belle et touchante pensée, qui dut monter au trône de Dieu avec les parfums du soir.

Geneviève traversa le salon et alla droit à son frère; elle lui dit: «Ne te chagrine pas de la petite coquetterie de Rose, c'est un enfant; elle n'agit que pour te contrarier un peu, et se venger de ce qu'elle appelle tes torts à son égard; tant que tu n'as pas été là, elle ne s'est occupée de M. de Redeuil que pour lui dire des choses désobligeantes.

—N'importe, dit Léon, quel que soit le motif de cette conduite, je ne la pardonnerai pas.»

Et il songeait que, sans doute, le serment de Rose la gênait beaucoup; que ses affaires à lui n'étaient pas assez brillantes pour qu'il pensât encore à se marier, et que Rose n'avait ni assez d'énergie ni assez d'amour pour attendre, et résister aux séductions des hommes qui l'entouraient et aux obsessions de sa famille.

On présenta la future d'Albert à Léon et à Geneviève. La pauvre Geneviève resta assise auprès d'Anaïs; elle croyait que tout le monde savait son secret et que tous les yeux étaient fixés sur elle. A chaque instant il passait sur son pâle visage des nuages de pourpre produits par les pensées subites qui venaient l'embarrasser. Tout d'un coup, elle se trouvait trop froide avec Anaïs. «On va me croire piquée, malheureuse.» Puis elle s'arrêtait au milieu de l'empressement qui succédait à la froideur. «Cet empressement n'est pas naturel, pensait-elle; tout le monde doit en comprendre le motif.» Pour Léon, il était allé, dans une pièce écartée, écrire une lettre qu'il glissa dans la main de Rose. Rose la mit où on serait si heureux de voir mettre ses lettres, si les femmes n'y mettaient à peu près tout, dans son sein.

XI

Quand tout le monde fut parti, Rose, aussi rouge que si on eût pu la voir, tira de son sein la lettre de Léon, et s'empressa de la lire.

A Rose.

«Ma cousine, pardonnez-moi d'avoir abusé d'un moment d'entraînement et de pitié pour vous faire faire une promesse qui vous gêne aujourd'hui, et que, tout me le montre, vous regrettez amèrement d'avoir faite; je vous la rends, ma cousine, vous êtes libre: j'ai seulement le regret de n'avoir pas accompli plus tôt le devoir que j'accomplis aujourd'hui; vous n'auriez pas eu le temps d'avoir à mon égard les torts graves et nombreux que vous avez eus depuis quelque temps. Je renonce à vous, ma cousine: soyez jolie, coquette, heureuse, rien ne vous en empêche; aimez Rodolphe ou tout autre, je n'ai plus le droit d'en souffrir ouvertement. Adieu.

«LÉON

Rose resta un moment stupéfaite; elle s'attendait à voir Léon demander des excuses de ses mauvaises humeurs; elle n'aurait jamais cru qu'il se fût entre eux rien passé d'assez grave pour amener une rupture. Après qu'elle eut relu la lettre, elle pleura beaucoup, puis elle écrivit.

«Léon, es-tu fou? Je ne veux pas reprendre ma promesse, et je ne te rends pas la tienne; si j'ai des torts envers toi, je les ignore, mais je t'en demande pardon, je ne veux ni de M. de Redeuil ni d'aucun autre; je suis à toi: si je suis coquette, ce n'est jamais que pour te plaire ou te taquiner un peu. Je brûle ta méchante lettre qui m'a fait pleurer.

«ROSE CHAUMIER

Si cette lettre avait été envoyée, que de bonheur elle eût donné dans le petit logis de Geneviève et de Léon! car Geneviève et Léon n'avaient plus qu'un bonheur à eux deux: c'était celui de Léon. Mais Rose se coucha, ne dormit pas, et rêva éveillée à tout le succès qu'elle avait eu le soir, pensa que Léon était le seul qui ne l'eût pas admirée et n'eût pensé qu'à la gronder, Léon à qui elle rapportait les applaudissements et l'admiration des autres. Elle le trouva souverainement injuste, et s'endormit avec cette idée. Le matin, ce fut celle qu'elle trouva toute faite dans sa tête, avant d'être assez éveillée pour en trouver une autre. Elle avait peu dormi, elle était de mauvaise humeur, la lettre de Léon était brûlée; elle ne put la relire et y retrouver tout ce qu'elle renfermait de douleur; elle ne se la rappela que comme une injustice sur laquelle il ne pouvait manquer de revenir, et à laquelle surtout il serait pour elle honteux de céder: elle brûla sa lettre. Léon, dans la journée, ne put s'empêcher de passer deux fois devant la maison de M. Chaumier. C'était presque son chemin, et le pavé était meilleur, et la rue avait un trottoir, etc., etc.

Il vit sortir Rose avec Anaïs et la mère d'Anaïs en voiture; toutes trois étaient fort parées; Léon détourna la tête pour ne pas être aperçu en assez triste équipage. On voudrait donner tant de bonheur à la femme que l'on aime, et en même temps on voudrait si entièrement confondre l'existence de l'objet aimé dans la sienne propre, qu'on ne peut s'empêcher d'un mouvement d'irritation à l'aspect d'un plaisir ou d'un bonheur qu'elle goûte sans vous et sans que vous en soyez la cause. Léon fut enchanté d'avoir écrit sa lettre. Rose, qui avait vu Léon et à laquelle son mouvement pour ne pas être aperçu n'avait pas échappé, fut très-fâchée contre lui et se réjouit fort de ne pas avoir envoyé la sienne.

Le mariage d'Albert et d'Anaïs était fixé pour la semaine suivante. Léon s'occupa de la toilette de sa sœur. Il acheta quelques objets à crédit, et vendit sa montre pour ceux qu'il fallait payer argent comptant. Il cacha soigneusement à Geneviève ce sacrifice d'un bijou auquel il tenait beaucoup et qui lui était tout à fait nécessaire pour ses leçons; il supposa qu'elle était dérangée et qu'il l'avait donnée à réparer à l'horloger. Rose vint voir Geneviève avec Anaïs pour la prier d'être demoiselle d'honneur: Geneviève accepta; comment aurait-elle refusé? Et d'ailleurs, ceux qui ont souffert savent avec quelle triste volupté on aime à déchirer avec les ongles et à faire saigner une blessure sans espoir de guérison. C'était la seule fois que Geneviève eût vu Rose depuis la rupture avec Léon; la présence d'Anaïs et de sa mère empêcha Geneviève d'en parler. Rose à aucun prix n'eût dit un mot la première de son cousin, quoique rien ne pût lui faire plus de plaisir que d'en entendre parler. Seulement, lorsque Geneviève dit: «Léon est sorti, il sera bien fâché de ne s'être pas trouvé ici,» Rose fit un petit mouvement de tête presque imperceptible, dont le commencement voulait dire assez tristement qu'elle n'en croyait rien, et la fin, assez orgueilleusement, que cela était pour elle parfaitement indifférent.

C'est ce que dit aussi Léon, quand il apprit que Rose était venue; mais il cherchait, sans toutefois faire de questions, à se faire dire par Geneviève les moindres détails de sa visite; il lui semblait que la maison était changée depuis que sa cousine était venue; il regardait la chaise sur laquelle elle s'était assise, et le parquet sur lequel elle avait marché: il avait usé de détours incroyables pour savoir sur quelle chaise Rose s'était assise. Il avait trouvé dérangés deux chaises et un fauteuil, le seul de la maison: le fauteuil était évidemment pour Mme Michaud. Il dit à Geneviève:

«Comment as-tu trouvé Mlle Anaïs?

—Très-bien, dit Geneviève; cependant Rose....»

Léon l'interrompit. Il ne voulait pas parler de Rose, de même que Geneviève ne voulait pas parler d'Anaïs.

«Je l'ai vue l'autre matin, dit Léon.

—Rose? demanda Geneviève.

—Anaïs, répondit Léon; je l'ai vue l'autre matin, elle est fort jolie au jour.

—J'aime mieux Rose.

—Et moi aussi,» pensa Léon; mais la chose qu'il pensait était précisément celle qu'il ne voulait pas dire. Il dit: «Peut-être était-elle dans l'ombre ici; était-elle du côté de la fenêtre?

—Oui,» dit Geneviève.

Léon ne dit plus rien; il savait où s'étaient placées Mme Michaud et sa fille. De ce jour, il adopta la chaise de Rose, et la changea, en l'absence de Geneviève, contre une semblable qui était dans sa chambre. Deux jours avant la noce, on apporta la toilette de Geneviève. Léon s'était acheté des souliers.

XII

La toilette de Geneviève.

La toilette de Geneviève, cela est bientôt dit; je vois d'ici votre mauvaise humeur, madame; vos lèvres déjà un peu minces se sont resserrées, et il a passé par votre tête une pensée injurieuse pour moi. A quoi bon, en effet, faire un gros volume, quatre cents pages, ma foi, et plus de quatre cent vingt-huit mille lettres, pour passer sous silence précisément ce qui peut se rencontrer d'intéressant? Je m'expose à vous voir comparer chacune des choses que je dis à la chose que je ne dis pas, et ne rien trouver dans mes quatre cents pages qui vaille la page que j'ai négligé d'écrire.

«Ce monsieur, dites-vous, a le plus grand soin de nous détailler la parure des prairies: parure de printemps, parure d'été, parure d'automne, parure d'hiver; il n'oublie pas un seul bouton d'or, ni une sauge, ni une marguerite.

«Il ne néglige pas de nous apprendre de quelles teintes se parent les forêts de l'automne: les tilleuls sont jaunes; les marronniers roux; les chèvrefeuilles bleuâtres; tout cela est fort joli; la vigne vierge pend des grands murs en hardis festons pourpres et amarantes. Je le veux bien. Il ne rencontre pas une fleur sans nous préciser sa couleur et son parfum; il nous dit bien au juste la nuance de vert de chaque brin d'herbe. Cela fait bien quelque plaisir, mais enfin, c'est ce que nous savons aussi bien que lui; et au fait, cela ne sert à rien, tandis qu'on peut trouver un bon modèle à suivre dans une jolie toilette, et il pourrait bien nous parler des femmes avec autant de détails et d'amour que des fleurs de son jardin.»

Je pourrais répondre à cette exclamation par trois cents raisons; mais j'aime autant céder, et je vous dirai la toilette de Geneviève,

Et aussi la toilette de Rose,

Et aussi la toilette d'Anaïs,

Et aussi, si cela peut vous être agréable, la toilette de Mme ***.

Et aussi la mienne; mais cela ne serait pas convenable: je suis, en ce moment, en robe de chambre et en pantoufles.

Je vais faire allumer par mon nègre, un Savoyard de treize ans intitulé père Michel, la plus grande de mes pipes de cerisier. Le père Michel va serrer ses soldats de plomb et me donner du feu; et je vais me rappeler les toilettes en question, en fumant un tabac parfumé de benjoin et d'aloès, ce que je vous recommande, ô vous qui fumez; ce que je vous recommande, ô vous qui ne fumez pas, de recommander à ceux qui fument près de vous.

XIII

La toilette de Geneviève.—La toilette de Rose.—La toilette d'Anaïs.—La toilette de Mme Michaud.

Commençons par Anaïs. Voulez-vous aussi le portrait d'Anaïs? Anaïs est assez jolie, mais insignifiante, c'est tout ce que je me rappelle. Malheureusement je n'invente pas ce que je raconte, et il y a des choses que j'ai oubliées, d'autres que je n'ai pas regardées au moment où elles se sont passées; et, quand il m'arrive de vouloir combler une lacune avec l'imagination, cela fait disparate de la manière la plus choquante, et j'efface. Voilà donc tout ce que je sais d'Anaïs; mais sa toilette, je me la rappelle parfaitement, parce que j'ai entendu des femmes en parler dans les plus grands détails. C'était:

Une robe de velours épinglé blanc, garnie d'angleterre, un voile d'angleterre, des manches et une mantille pareilles; une petite couronne en fleurs d'oranger naturelles, montées sur des fils d'argent (ah! je me rappelle qu'Anaïs était blonde), un bandeau, un collier et des bracelets en perles; la jupe de la robe un peu traînante.

Cela avait un grand succès; Geneviève, si elle eût osé donner audience à aucune pensée contre Anaïs, eût trouvé cela trop paré et trop riche pour une mariée, et à coup sûr, si elle eût été la mariée, ce n'est pas ainsi qu'elle aurait été habillée. Si elle eût été la mariée! pourvu, Dieu tout-puissant, que cette idée-là ne soit pas venue à la tête de la pauvre enfant; elle aurait bien souffert!

La toilette des deux demoiselles d'honneur ne devait pas attirer les yeux. Rose avait une robe de taffetas changeant vert et noir, un châle de taffetas, un chapeau, je ne sais pas vraiment comment était le chapeau, et un bracelet d'or très-simple.

La robe de Geneviève était également en taffetas changeant, mais gris et orange, avec un châle pareil; elle avait une capote de crêpe blanc, et un bracelet orné de pierreries; un très-beau bracelet, c'était la montre de Léon, laquelle était une fort belle montre à répétition.

Mme Michaud avait un chapeau jaune avec des plumes exorbitantes, et une robe verte, et un châle puce; toilette de belle-mère; genre de Mme Leloup, de notre roman le Chemin le plus court. (Un arrêt de la cour royale du... au diable les dates! a déclaré que ce n'était pas un roman, mais une histoire vraie; qu'est-ce que je vous disais tout à l'heure?)

Pour moi qui assistais au mariage, je ne remarquai qu'une chose: c'est que Geneviève n'était pas en blanc; j'en tirai la conséquence qu'elle ne s'était pas occupée de sa toilette, et avait laissé faire son frère et sa couturière. C'était la première fois que je la voyais ainsi; peut-être aussi n'avait-elle pas voulu ressembler à la mariée. Le soir, cependant, au bal, elle était vêtue de blanc, mais c'était une robe qu'elle avait depuis longtemps.

Je crois que c'est tout.

XIV

Geneviève pria à l'église avec plus de ferveur que personne; le sacrifice était accompli; elle demandait à Dieu de la force, puis elle priait pour Albert, et aussi pour Anaïs. «O mon Dieu, disait-elle, qu'Albert au moins soit heureux!» Je ne peindrai pas comment chaque parole, à la mairie et à l'église, lui donnait un coup au cœur. Il vint un moment où tout fut fini; une vieille femme dit en voyant Albert et Anaïs entrer à la sacristie pour écrire les choses qu'on écrit en ce cas: «Le joli couple! ils sont faits l'un pour l'autre.» Ce mot fut cruel pour Geneviève. Elle sentit un mouvement de colère contre la pauvre vieille; mais elle le réprima aussitôt, en demanda pardon à Dieu, et, s'arrêtant, donna à la vieille une pièce de monnaie. «Ma bonne demoiselle, dit la vieille, je vais prier Dieu pour que votre tour arrive bientôt.» Quand on remonta en voiture, la robe d'Anaïs se prit dans la portière sans que personne s'en aperçût, excepté Geneviève. Si l'on descendait par la portière opposée, nul doute qu'Anaïs déchirerait sa robe. Le malin esprit donna à Geneviève de bonnes raisons pour ne rien dire et laisser faire; mais Geneviève fit ouvrir la portière, et rentra la robe de sa nouvelle cousine.

Le soir, après le bal, elle se coucha mourante; cependant, quand elle fut seule, en se déshabillant, ses regards tombèrent sur elle, elle se mira, et dit: «J'étais belle aussi, moi.»

Le lendemain, elle envoya à Anaïs les quelques bijoux qu'elle possédait; de ce jour on put remarquer dans sa mise une simplicité qui n'osait pas tout à fait être du deuil, mais qui en avait bien envie.

La saison s'avançait assez pour qu'il revînt quelques élèves de Léon; quelques-uns revinrent en effet, mais en petit nombre. Un soir, en rentrant, le portier de la maison donna à Léon un papier plié en quatre: c'était un papier timbré. Léon le lut dans l'escalier: c'était un style singulier; seulement on comprenait que l'on était menacé de quelque grand malheur.

La loi est pour tous, même et égale pour tous, et tout le monde est censé la connaître. Pourquoi alors s'exprime-t-elle dans un langage bizarre et inintelligible, surchargé à la fois de périphrases et d'abréviations? C'était une assignation pour s'entendre condamner au payement d'une petite somme qu'il devait au marchand.

La chose finissait ainsi:

«Mandons et ordonnons à tous huissiers sur ce requis, de mettre le présent jugement à exécution; à nos procureurs généraux, à nos procureurs près les tribunaux civils de première instance, d'y tenir la main, à tous commandants ou officiers de la force publique d'y prêter main-forte lorsqu'ils en seront légalement requis.»

Ce qui, lu dans un escalier, le soir, à la lueur d'une chandelle, donne un frisson et évoque un tableau d'une armée entière arrivant en armes contre vous. Léon eut peur, mais à sa peur succéda bientôt une autre pensée. «Quel bonheur, se dit-il, que ce papier ne soit pas tombé entre les mains de Geneviève! c'est précisément une somme dépensée pour elle que l'on réclame de moi; elle aurait eu bien du chagrin.» Il redescendit, donna de l'argent au portier et lui dit: «S'il arrivait par hasard d'autres papiers du genre de celui-ci, ayez soin, quoi qu'il arrive, de ne jamais les remettre à ma sœur.»

Il rentra sans bruit pour ne pas éveiller Geneviève, et passa une partie de la nuit à relire ce fatal papier. Ce papier lui était envoyé

Au nom du roi, de par la loi et la justice.

Ce n'était plus seulement l'armée qui s'élevait contre Léon, c'était la société entière. Le lendemain, il sortit dès qu'il fit jour et courut chez l'huissier rédacteur du papier. Il abaissait son chapeau sur ses yeux et évitait les regards des passants. Il se considérait lui-même comme un paria, comme un ennemi de la société, comme un grand criminel, ayant autant de droits à la curiosité publique que l'assassin que l'on va guillotiner... quand on guillotinait les assassins; dernièrement à Paris, une fille avait tué son amant d'un coup de fusil, pour crime d'infidélité: le jury a déclaré que l'amant était dans son tort.

Il rencontra par hasard des sergents de ville, et il prit une autre rue. Il lui semblait que tout le monde le regardait, qu'on se le montrait les uns aux autres en se disant: «C'est lui.»

Arrivé au numéro indiqué, il regarda si personne ne le voyait et se hâta d'entrer dans l'allée de l'huissier; il arriva par un escalier sombre à une grande pièce ornée d'un poêle sans feu. Il y avait là des cartons et des tables noires pour tout mobilier. Quatre escogriffes jaunes, vêtus de prétendues redingotes noisette ou vert olive, penchés sur les tables, les doigts allongés, écrivaient incessamment des papiers semblables à celui qu'avait reçu Léon; il y avait une odeur de vieux papier nauséabonde; je ne parlerai pas de l'odeur des clercs. Il demanda l'huissier; un des escogriffes lui dit: «Je suis le premier clerc, dites-moi votre affaire.» Léon, qui pour rien au monde n'aurait osé dévoiler sa honte devant quatre personnes, insista pour parler au patron. Le patron sortit de son cabinet, et, devant les clercs, lui dit: «Que veut monsieur?

—Vous parler en particulier.

—Entrez dans mon cabinet.»

Léon n'osa pas s'asseoir devant un aussi puissant personnage, un homme qui donnait des ordres, comme le disait le papier, aux procureurs généraux et à tous les commandants de la force publique de France. L'huissier alors lui demanda son nom.

«Léon Lauter.

—Ah! M. Léon Lauter, affaire Chabanne!... Hé! cria-t-il par la porte restée entr'ouverte, où en est l'affaire Chabanne contre Léon Lauter?

—A l'audience du jour.

—Monsieur, votre affaire vient à l'audience du jour.

—Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas.

—Vous plaisantez, monsieur?

—Jamais je n'en eus moins d'envie, monsieur.

—Eh bien! monsieur, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, heure de midi, à l'audience publique du juge de paix....

—Publique? dit Léon.

—Publique, répondit l'huissier, à l'audience publique du juge de paix on appellera votre affaire, et vous serez condamné à payer.

—Mais, monsieur, je ne refuse pas de payer.

—Alors, payez.

—Je ne le puis aujourd'hui, mais demain.

—Demain, vous aurez des frais.

—Qu'est-ce? dit Léon.

—En voici le compte, dit l'huissier en prenant sa plume:

Protêt6fr.85c.
Enregistrement1 35 
Assignation8 20 
Pouvoir2 20 
Jugement26 45 
Total   45   fr.   05   c.

qu'il vous faudra payer en sus de la somme.

—Mais, monsieur, le petit bon que j'ai fait n'est que de cinquante francs.

—Cela ne fait rien, et, si vous ne payez pas demain, nous aurons à ajouter:

Signification7fr.95c.
Commandement5 50 
Procès-verbal de saisie11 70 
Total   25   fr.   15   c.

Irez-vous à l'audience du juge de paix?

—A l'audience publique?

—Oui.

—J'aimerais mieux mourir.

—Alors, au procès-verbal de saisie, vous formerez opposition, dès que le jugement sera par défaut; il faudra pour cela une autorisation particulière du juge de paix, et nous aurons encore:

Assignation en débouté8fr.20c.
Nouveau jugement26 45 
Signification7 95 
Commandement5 50 
Procès-verbal de saisie11 70 
Procès-verbal d'affiches24 » 
Total   83   fr.   80   c.

ensemble, 150 fr., plus le capital de 50 fr. Je ne vous parle là ni du procès-verbal de récolement de vos meubles, ni des frais de vente, etc.

—Mais, monsieur, que faire? dit Léon.

—M'apporter demain 50 fr., plus 45 fr. 05 c., et tout sera dit.

—Oh! monsieur, je vous remercie.

—Monsieur, il n'y a pas de quoi.»

Et Léon fut obligé de passer devant les quatre clercs, instruits, malgré ses précautions, de l'affaire qui l'amenait.

Le lendemain, il vint encore plus tôt que ce jour-là apporter la somme demandée, et se confondit en remercîments envers l'huissier.

Chargement de la publicité...