Gunnar et Nial: scènes et moeurs de la vieille Islande
The Project Gutenberg eBook of Gunnar et Nial
Title: Gunnar et Nial
Translator: J. Gourdault
Release date: March 21, 2008 [eBook #24888]
Language: French
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GUNNAR ET NIAL
SCÈNES ET MŒURS DE LA VIEILLE ISLANDE
PAR
JULES GOURDAULT
TOURS
ALFRED MAME ET FILS
ÉDITEURS
2e SÉRIE GRAND IN-8º
PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS
M DCCC LXXXVI
«Sauvez-moi!» cria Rapp. (P. 158.)TABLE
| — | |||
| PREMIÈRE PARTIE | |||
| GUNNAR | |||
| Avant-propos. | |||
| Chapitre | I. | —Préambule rustique.—La terre de glace. | |
| — | II. | —Comment Rut prit femme, et ce qu'il en advint. | |
| — | III. | —Nial conseille et Gunnar agit. | |
| — | IV. | —Halvard le Rouge chez Gunnar. | |
| — | V. | —Gunnar dans les pays de l'Est. | |
| — | VI. | —La dernière croisière du vieux viking. | |
| ——— | |||
| DEUXIÈME PARTIE | |||
| GUNNAR ET HALGIERDE | |||
| Chapitre | VII. | —Quelle femme était Halgierde, fille d'Hogi. | |
| — | VIII. | —Entre Bergtora et Halgierde. | |
| — | IX. | —Suite des représailles. | |
| — | X. | —Propos de femmes et couplets de skalde. | |
| — | XI. | —Le différend d'Otkel et de Gunnar. | |
| — | XII. | —Le coup d'éperon, et ce qui s'ensuivit. | |
| — | XIII. | —Ce qu'il y a dans le pas d'un cheval. | |
| — | XIV. | —Le siège de Lidarende.—Mort de Gunnar. | |
| ——— | |||
| TROISIÈME PARTIE | |||
| NIAL ET LES FILS DE NIAL | |||
| Chapitre | XV. | —Où le lecteur retourne en Norwège. | |
| — | XVI. | —Thraen. | |
| — | XVII. | —Le fils de Thraen. | |
| — | XVIII. | —Le manteau de soie. | |
| — | XIX. | —L'attaque de Bergtorsvol. | |
| — | XX. | —L'incendie.—Mort de Nial et de ses fils. | |
| ——— | |||
| QUATRIÈME PARTIE | |||
| KARE ET FLOSE | |||
| Chapitre | XXI. | —Sur le ting. | |
| — | XXII. | —Kare à l'affût. | |
| — | XXIII. | —Dans l'île de Rowsa.—Conclusion. | |
AVANT-PROPOS
Ce qu'on a essayé de faire revivre dans la rustique iliade qu'on va lire,—une iliade et une odyssée tout ensemble,—c'est l'esprit des vieilles sagas nordiques, si populaires encore aujourd'hui chez les populations scandinaves. Ce drame est comme le dernier battement d'ailes du paganisme expirant en Islande. Les personnages mis en scène appartiennent à cette classe de propriétaires terriens, à l'occasion guerriers et pirates, qui formaient l'aristocratie ombrageuse de la petite république insulaire, et autour desquels se groupaient, en manière de clans, des clientèles plus ou moins nombreuses d'arrière-vassaux, de sous-fermiers et d'esclaves.
Pour ces fiers et farouches paysans, la considération et l'indépendance, dans le sens qu'ils attachaient à ces mots, étaient les biens suprêmes de la vie. La moindre atteinte portée à leurs droits, la plus légère offense faite à leurs personnes ou à leur honneur, un simple mot injurieux, un couplet moqueur courant de bouche en bouche, exigeaient une réparation éclatante, créaient une fatalité de représailles à laquelle nul homme ne pouvait se soustraire, sous peine de déchoir à ses propres yeux et d'encourir le mépris des autres. Et comme tous les membres d'une famille étaient solidaires de l'outrage essuyé, les vindictes s'enchaînaient l'une à l'autre sans que la loi islandaise y pût rien.
Devant la justice, le meurtre s'expiait par une composition en argent (wehrgeld, prix du sang); mais l'opinion publique, la plupart du temps, ne se contentait pas de cette satisfaction, et il fallait que la partie lésée eût recours à une action personnelle. La vengeance était même réputée chose si sainte, que les sagas nous montrent l'aveugle recouvrant momentanément la vue à l'aide d'un prodige, afin de l'accomplir.
Il va de soi que, dans une telle société, les qualités que l'on prisait le plus étaient le courage et la force physique. C'est par son courage et sa force que Gunnar est l'homme supérieur de son temps. Toutefois la force sans la sagesse n'a qu'une vertu trop souvent stérile; c'est pourquoi à côté du vaillant on a eu soin de placer le sage, qui n'est pas moins honoré que le vaillant, mais dont la sagesse, réduite à elle-même, risque aussi de demeurer sans effet.
De là découle le récit tout entier. Tant que Gunnar, l'homme d'action, et Nial, l'homme de réflexion, s'assistent l'un l'autre et marchent ensemble, leurs ennemis ne peuvent prévaloir contre eux. En revanche, Gunnar périt quand il cesse d'écouter la voix de Nial, et Nial succombe à son tour quand il n'a plus le bras puissant de son ami.
Quoique la narration soit simple de ton, les faits d'armes merveilleux des héros, leurs aventures sur terre et sur mer confinent encore au monde légendaire et semblent du ressort de la poésie; mais les détails de mœurs, aussi bien que les peintures du train de vie, sont d'une exactitude rigoureuse, et c'est par là que la fiction et la réalité se rejoignent.
GUNNAR ET NIAL
PREMIÈRE PARTIE
GUNNAR
CHAPITRE I
préambule rustique—la terre de glace
Que le lecteur veuille bien, pour l'instant, détourner sa pensée de notre train de vie d'aujourd'hui, qu'il oublie l'attirail si complexe et si raffiné de notre moderne civilisation avec ses chemins de fer, ses bateaux à vapeur, ses fils électriques, ses téléphones et ses mille machines ingénieuses à faucher les épis et les hommes, enfants de la terre les uns et les autres, pour prendre pied en plein xe siècle, aux confins de la Scandinavie, à l'époque des haches d'armes, des cottes de mailles et des vikings écumeurs de mer.
Le pays dans lequel nous le transportons est un des plus étranges de ce bas monde, où se voient cependant bien des étrangetés. Situé sur la ligne de la grande banquise polaire qui s'étend du Groënland au Spitzberg, il mérite bien son nom de Terre-de-Glace[1] que lui donnèrent les navigateurs qui abordèrent les premiers sur ses rives; mais, malgré ses frimas et ses neiges, il mérite aussi celui de Terre-de-Feu, attendu que son sol tout entier est formé des laves et des cendres vomies par les cratères de ses monts émergés jadis du sein de l'Océan. C'est là, vous le savez, que se trouve entre autres ce fameux Hécla ou la cime du manteau[2], qui, avec l'Etna et le Vésuve, sis au bout opposé de l'Europe, sous le beau ciel où fleurit l'oranger, a été regardé, pendant bien longtemps, comme un des «soupiraux de l'enfer».
Ce n'est pourtant point, je me hâte de vous le dire, aux feux d'aucun volcan terrestre que doit s'allumer le drame qu'on va lire; l'étincelle destinée à l'alimenter jaillira du cœur même de l'homme, cet autre volcan sans cesse embrasé et toujours prêt à faire éruption. Ce ne sera d'abord qu'un faible jet, une toute petite lueur à peine perceptible; mais, comme le dit la vieille saga[3], «le tison s'allume avec le tison, la flamme monte avec la flamme,» et ce qui n'était qu'un sourd pétillement devient bientôt, sans qu'on y prenne garde, un immense et dévorant incendie.
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Donc, il y aura un millier d'années tout à l'heure, vivait en Islande un riche paysan appelé Hogi. Sa propriété, l'Hogistad, se trouvait dans la vallée de la Laxa, non loin de l'endroit où cette rivière se jette dans le fiord[4] de Vam, embranchement de ce grand fiord de Breidi qui se replie le long de la côte occidentale du pays.
Son père Dalekol avait été du nombre de ces Norwégiens qui, pour échapper au despotisme d'Harald aux beaux cheveux, s'étaient embarqués pour la Terre-de-Glace avec leurs biens, leurs familles et toute leur clientèle d'hommes libres et d'esclaves. Lui mort, il était resté en Islande, s'y était marié, et de cette union était née une fille qui, sous le nom d'Halgierde, jouera un des rôles dominants de ce récit. Quant à la veuve de Dalekol, n'ayant pu se faire à sa nouvelle patrie, elle était retournée en Norwège, où, d'un second hymen, elle avait eu un autre fils nommé Rut.
Ce Rut, devenu grand, avait rejoint en Islande son frère utérin, et s'y était fait bâtir, non loin de lui, une habitation, la Rutstad.
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En ce temps-là, de même qu'aujourd'hui, les plus grosses fermes islandaises étaient loin d'offrir un aspect agréable. C'étaient de lourdes et basses constructions en pierres de lave et en bois flotté dont le faite était revêtu d'une couche de tourbe où l'herbe poussait dans la belle saison. Aussi ces rustiques demeures se confondaient-elles volontiers de loin avec la végétation rase d'alentour, et souvent le voyageur ne les apercevait que lorsqu'il les avait juste sous ses yeux.
Mais, pour n'avoir rien de très plaisant, ces bœrs, comme on les appelle, n'en formaient pas moins, chacun pris à part, une sorte de petit monde clos, arrangé pour se suffire à soi-même. Qu'on se figure, réunies à la file sous un toit commun, ou se faisant vis-à-vis sur deux rangs, une série de bâtisses (hus) dont la principale, la «maison à feu», renfermait l'appartement du maître, la chambre commune où se réunissait la famille, et d'ordinaire aussi la cuisine. À part venaient la stofa, réservée aux femmes, puis le logis des hôtes et amis et les divers magasins aux provisions.
On accédait à la plus grande pièce, servant à la fois de salle à manger et de lieu de réception, par un vestibule plus ou moins spacieux dont l'issue extérieure donnait sur une sorte de préau pavé. Cette pièce était en outre munie de deux portes latérales, l'une pour les hommes, l'autre pour les femmes; chaque sexe y avait sa place distincte; les hommes s'asseyaient sur les bancs disposés de chaque côté du siège du milieu ou siège d'honneur, lequel était tourné vers le soleil, et les femmes occupaient le banc transversal établi plus loin sur une estrade.
Sous le toit était généralement ménagée une soupente constituant une façon d'étage supérieur et pourvue d'une lucarne. Les autres annexes de l'habitation étaient formées par les écuries, les étables, la remise aux traîneaux (sledi), les greniers à fourrage et à grain, la forge, et, si la maison était près de la mer ou sur un fiord y aboutissant,—ce qui était le cas le plus habituel,—une hutte-séchoir pour le poisson, et un hangar sous lequel on halait l'hiver, au moyen de rouleaux, le navire à l'abri des intempéries. Parfois aussi, chez les gens tout à fait aisés, il y avait une cabine de bain, à ciel ouvert la plupart du temps, où arrivait quelqu'une de ces sources chaudes si nombreuses dans le pays.
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Tout cet ensemble de constructions grandes et petites était enceint d'une clôture. À côté d'elles se trouvait un jardin planté en legumes; aux environs étaient les prés pour les chevaux et les bœufs; plus haut, sur les collines ou les monts d'alentour, se voyaient des pâtis plus ou moins rocheux; et quant aux pentes les mieux exposées, elles étaient aménagées en cultures où se récoltaient orges et pommes de terre. N'oublions pas de mentionner la tourbière, élément indispensable entre tous dans l'économie domestique de la contrée.
Ce qui manquait le plus dans ce paysage, c'étaient les arbres. Cependant, à l'époque lointaine où nous reporte ce récit, bien des bœrs islandais devaient offrir un cadre ou un arrière-plan de verdure qu'ils ont complètement perdu depuis lors. Les vieilles chroniques ne nous parlent-elles pas de grands bois (skogar) qui auraient jadis existé dans l'île, et que les constructeurs de navires, les fondeurs et les charbonniers exploitaient à l'envi selon leurs besoins? Une flore étiolée de plantes ligneuses est tout ce qu'il en reste actuellement, et ce n'est tout au plus que dans les endroits le mieux abrités des tempêtes de neige et du vent qu'on voit surgir du sol tourbeux, où reposent les débris putréfiés des antiques forêts, quelques essences un peu plus relevées, telles que des saules, des sorbiers, des bouleaux.
La faune locale, à toute époque, n'a guère été plus riche que la flore. Seules deux espèces domestiques ont toujours été abondamment représentées dans le pays, qui fournit, l'été, un foin excellent: ce sont les moutons et les chevaux.
On connaît cette race de poneys islandais, infatigable, sobre et nerveuse, sans laquelle, en une région dénuée de routes, il n'y aurait pas moyen de voyager. Le paysan, dur à ses bêtes autant qu'à lui-même, les lâche volontiers, de nuit comme de jour, au milieu de la campagne, et là où les pâtis manquent, l'animal broute comme il peut les mousses et les gramens des rochers.
L'été, cette provende de hasard suffit à le maintenir frais et dispos pour les longues courses du maître à travers les marais semés de fondrières ou les plateaux de roche volcanique; mais, l'hiver, moutons et chevaux ne trouvent pas aussi aisément à se repaître, et beaucoup périssent avant le printemps.
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Pour l'homme, l'hiver est aussi la triste saison. La neige intercepte alors toute communication d'un bœr à l'autre, et chaque famille, isolée durant des mois sous son toit, n'a d'autre ressource que la table, la causerie, la lecture ou les longs récits faits à la veillée par quelque hôte étranger arrivé en automne des lointains pays, et qui demeure jusqu'au renouveau dans la maison où on l'a accueilli.
Mais aussi quel frémissement de joie et quel réveil subit de la vie quand le printemps vient dissoudre les glaces, fondre la neige des collines et des plaines et rouvrir aux eaux, jusqu'alors captives, le chemin des fiords attiédis et de la mer!
Cette résurrection de la nature boréale ne s'accomplit point sans fracas ni trouble. Les torrents échappés des hautes cimes entraînent dans leur cours impétueux les matériaux désagrégés des montagnes mêmes d'où ils s'épanchent; de plateau en plateau et de pente en pente, ils se creusent violemment leur lit à travers les blocs de lave et de basalte et les tas de scories plutoniennes vomies par les éruptions successives des volcans toujours embrasés de l'Islande. Sur le versant sud particulièrement, les afflux d'ondes arrivent tout à coup comme de gigantesques avalanches et submergent au loin le littoral, charriant avec eux d'immenses débris de glace.
Ailleurs, dans les parties de l'île que recouvre une haute couche de cendres, la débâcle, quoique moins bruyante, n'en produit pas des effets moins terribles. Le sol, entièrement composé d'éléments meubles et sans cohésion, absorbe comme une éponge les eaux provenant de la fonte des neiges, et de cette sorte d'engouffrement, qui apporte avec soi la stérilité, il résulte les terrains spéciaux, dits tantôt les «sables tremblants», tantôt les «sables qui crèvent», où nul cavalier n'ose s'aventurer.
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Enfin cette furie de dégel s'apaise. Au-dessous de l'éternel névé que nulle chaleur solaire ne fondra, les monts inférieurs montrent à nu les escarpements rocheux de leurs têtes. Sur les pentes il n'y a plus de frimas que dans quelques crevasses où les souffles tièdes ne pénètrent pas, et, en regardant les lacs innombrables emprisonnés aux creux des vallons, on voit leurs nappes frissonner au vent.
Alors aussi, sur le sol élastique des tourbières, les brins de mousse se remettent à pointer, et partout où il y a un peu de terre l'herbe tendre verdoie. Quelques semaines encore, et, malgré les giboulées de neige qui, au cœur même de la belle saison, reviendront déferler sur l'Islande, les magnifiques prairies du pays étaleront leurs pelouses déclives entre les courants de laves figées et les grandes colonnades de basalte.
L'homme du bœr n'attend que ce moment pour secouer sa torpeur hivernale. Déjà tout est disposé pour cette reprise périodique de mouvement. Aux réunions de la salle commune pendant la longue «nuit du Nord[5]», féeriquement éclairée de temps à autre par la lueur des aurores boréales, les femmes ont préparé les vêtements, les hommes les armes, les engins de pêche et d'agriculture. Les embarcations, calfatées à neuf, sortent des hangars et sillonnent derechef les baies poissonneuses. Les huttes de séchage et de salaison recommencent à imprégner l'air de leurs âcres senteurs. Au loin enfin l'Océan dégagé rouvre ses espaces aux navigateurs aussi bien qu'aux vikings. C'est l'époque où, d'une part, ces émigrés de Scandinavie, qui sont venus chercher la liberté près des glaces du pôle, retournent volontiers pour quelques semaines dans la mère patrie raviver les souvenirs de famille, voir des parents, des amis, parfois même venger une injure, et où, d'autre part, les navires partis des côtes opposées abordent dans les fiords islandais, amenant des visiteurs de Norwège, des marchands, des conteurs de chroniques, sûrs de trouver partout bon accueil. Enfin et par-dessus tout, c'est l'époque impatiemment attendue du solennel rendez-vous de l'alting.
Grand geyser d'Islande.
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À mi-chemin des fameux jets d'eau chaude que l'on désigne sous le nom de geysirs et le point du littoral ouest où s'élève aujourd'hui Reykiavik, l'humble capitale de la Terre-de-Glace, le voyageur venant de la Laxa plonge tout à coup dans un cirque grandiose encadré de toutes parts de parois laviques et terminé au sud par un lac: c'est le vallon historique de Tingvalla, l'antique champ de Mars de l'Islande.
Tout alentour on n'aperçoit que des montagnes rouges entre lesquelles s'ouvrent un certain nombre de fissures. La principale de ces crevasses est celle de l'Allmanagia, qui a près de huit kilomètres de longueur. De gigantesques remparts de roches aux formes les plus singulières enserrent ce défilé à fond plat, dans les anfractuosités latérales duquel poussent quelques arbustes chétifs.
À son extrémité orientale se dresse, comme une sorte de péninsule, un plateau revêtu de gazon et dominé lui-même par une butte. C'est là que le peuple islandais, au premier âge de son histoire, avait placé le siège de son parlement. Trois fois par an, aux mois d'avril, de juin et d'octobre, ce site épique, qui n'est plus aujourd'hui qu'un morne pâtis, voyait s'ouvrir les délibérations les plus tumultueuses et les plus violentes dont les annales humaines fassent mention.
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L'alting, comme on appelait ce parlement, n'était pas seulement la grande diète politique du pays, c'était aussi la cour suprême par-devant laquelle on portait les procès et qui tranchait toutes les causes criminelles[6]; bien plus, c'était, quelques semaines durant, une espèce de marché, un gigantesque parloir en plein vent, où se traitaient toutes les affaires entre familles et particuliers; on y venait faire des ventes et achats, conclure les ligues, ébaucher les mariages[7].
La session commencée, les juges prenaient place au sommet du Logberg (montagne de la Loi); les assesseurs se groupaient au-dessous d'eux sur les degrés de lave, tandis que le peuple écoutait les sentences, dispersé à travers les rochers. Chaque chef de maison se présentait sur le ting[8] avec tous les siens, dans le plus complet appareil militaire. Même pour faucher l'herbe de ses prés ou ensemencer son champ de pommes de terre, l'Islandais ne quittait jamais son glaive ou sa hache[9].
Tout le temps que durait le congrès, la plaine basse sise au pied de la montagne offrait l'aspect le plus vivant et le plus pittoresque. Une agglomération de huttes et de tentes y formait une sorte de cité volante occupée par les diverses familles présentes aux comices. La paix ne régnait pas toujours entre ces clans rivaux et armés, qui apportaient avec eux sur le ting mille ferments de jalousie et de haine. Aussi bien souvent, pour peu que la loi fût en désaccord avec les passions et contrariât les idées de vengeance, n'hésitait-on pas à la transgresser. La voix des juges était étouffée par des cris de fureur et de guerre, et le forum-prétoire de la république se transformait en un champ de bataille où les parties plaidaient leurs procès par le fer et le sang.
Mais revenons aux deux personnages qui n'ont fait qu'apparaître dans ce préambule.
CHAPITRE II
comment rut prit femme, et ce qu'il en advint
En l'été de 975, Hogi et son frère Rut se trouvaient ensemble sur le ting, où ils avaient leurs huttes côte à côte. Un soir qu'ils cheminaient en silence au bord du petit ruisseau de la vallée, le premier se mit à dire tout à coup:
«Rut, il te faut songer à la prospérité de ta maison; pourquoi ne te maries-tu pas?
—C'est une idée qui m'est venue souvent, répondit le jeune homme; mais je ne sais à qui m'adresser. Cependant, si cela te fait plaisir...
—Écoute, interrompit Hogi, il y a en ce moment sur le ting nombre de chefs avec leurs familles, et tu n'aurais que l'embarras du choix. Je connais entre autres une jeune fille à laquelle j'ai pensé pour toi. Elle s'appelle Unne, et son père est Mord, le jurisconsulte renommé qui habite la Ranga. Elle est belle, de mœurs irréprochables, et chacun te dira que nul homme en Islande ne saurait trouver un meilleur parti. Elle est ici; veux-tu la voir?
—Tout de même,» fit brièvement Rut.
*
* *
Le lendemain, comme les deux frères gravissaient la montagne de la Loi, ils passèrent devant le groupe de huttes occupé par les gens de la Ranga. Quelques femmes sortaient de l'une d'elles.
«Tiens, dit Hogi à Rut, voici Unne, la fille de Mord, dont je te parlais hier. Te plaît-elle?
—Tout de même,» répondit Rut.
Puis, après quelques secondes de silence:
«Je ne sais pourtant, ajouta-t-il, si je serai heureux avec elle...
—C'est un point qui ne s'éclaircit que plus tard,» repartit tranquillement Hogi, qui avait divorcé depuis dix années.
Quand la séance de la journée fut close, tous deux se dirigèrent vers la hutte de Mord et y entrèrent.
L'homme de loi était assis au fond de la cabane. Au salut des arrivants, il se leva, prit la main d'Hogi, et le fit placer à côté de lui sur le banc ainsi que son frère.
Après un échange de propos divers, Hogi prit la parole en ces termes:
«Mord, j'ai à vous toucher deux mots d'une affaire. Rut, que voici, désirerait devenir votre gendre. Je suis décidé, en ce qui me regarde, à ne pas lésiner dans cette occurrence.
—Je sais, répliqua le légiste, que vous êtes un homme riche et puissant; mais votre frère m'est inconnu.
—Je suis sa caution, fit vivement Hogi.
—Il faudra donc que vous lui donniez une grosse dot, car tous mes biens reviennent après moi à ma fille.»
Pour toute réponse, l'autre dit de quelle quantité d'argent et de terre il comptait avantager Rut. Mord parut satisfait, et il établit nettement, à son tour, le compte de l'avoir présent et futur d'Unne; puis, ces préliminaires achevés, Rut, qui avait tout écouté en silence, se leva et dit:
«Appelons des témoins.»
Les témoins présents, Mord et Rut se donnèrent la main; puis l'homme de loi fit venir sa fille, et la déclara, sans plus d'ambages, fiancée au jeune frère d'Hogi. Le mariage était fixé à un mois.
La cour avait été brève, et bref aussi était le délai; mais, que le lecteur le sache une bonne fois, ces barbares du Nord ne s'attardaient pas à ce que, nous autres civilisés, nous nommons les bagatelles de la porte. Unne, prise au dépourvu, hasarda cependant après coup quelques respectueuses et timides objections; mais son père lui repartit froidement:
«Pour une chose qui doit se faire, le plus tôt n'en vaut que mieux.» Parole décisive, que la mère corrobora de son côté en ajoutant devant son mari:
«Sachez, ma fille, que lorsque je fus fiancée à votre père, on ne me demanda pas si cela m'agréait.»
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* *
Quelques semaines après, au bœr de Valli,—ainsi s'appelait la ferme que Mord habitait dans la vallée de la Ranga,—eut lieu la cérémonie de l'hyménée. On omettra d'en parler ici en détail, la chose n'important point au récit, et l'on gardera pour une autre occasion le tableau d'une de ces «mangeries» scandinaves, doublées de «buveries» à l'avenant, par lesquelles les sectateurs d'Odin et de Thor semblaient se préparer de leur vivant aux festins encore plus gigantesques réservés aux élus dans la Walhalla[10]. Une chose pourtant doit être notée, c'est que le banquet se passa fort bien; les cornes d'hydromel et de bière furent vidées gaillardement à la ronde; seulement il n'y eut personne, au moins parmi ceux des convives à qui lesdites libations n'ôtaient pas le pouvoir de rien remarquer, qui ne fût frappé, pendant le repas, de l'air attristé de la nouvelle épouse.
*
* *
Une fois à la Rutstad, Unne, selon l'usage du pays, fut investie du gouvernement intérieur du logis, et elle n'avait point un désir que son mari ne s'empressât de satisfaire. Cependant, loin de se dissiper, sa mélancolie ne fit qu'augmenter, et bientôt il devint évident qu'une incompatibilité absolue d'humeur séparait les époux. De querelles ouvertes, pas la moindre; mais un beau jour, au bout de deux ans, Rut s'étant absenté, comme il avait coutume de le faire au printemps, pour visiter les fiords de l'ouest, où étaient ses pêcheries, Unne s'enfuit du domicile conjugal, et, comparaissant à l'alting, elle y déclara son divorce dans les formes consacrées par la loi; après quoi elle rentra au bœr de son père.
Il s'ensuivit un procès; car l'âpre Mord, qui dans toute cette affaire avait paru de connivence avec Unne, réclama la dot qu'il avait versée, et de plus un dédommagement pécuniaire. Rut ne voulut ni rendre la dot, ni payer aucune sorte d'indemnité. Finalement le gendre proposa au beau-père de trancher la question conformément aux habitudes scandinaves, c'est-à-dire en un combat singulier dans l'île de Holm, champ clos désigné par l'usage afin qu'aucun des antagonistes ne pût avoir le recours de la fuite; mais l'homme de loi déclina l'épreuve, de sorte que le gendre garda l'argent.
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* *
Rut et son frère Hogi s'en revinrent donc triomphants de l'alting. En route, ils entrèrent chez un paysan pour y passer la nuit. Trempés jusqu'aux os par la pluie, qui n'avait cessé de tomber tout le jour, ils s'étaient assis près d'un grand feu dans une pièce où deux petits garçons et une fillette s'amusaient en babillant sans rime ni raison, comme c'est le propre de cet âge. Tout à coup l'un des enfants dit à l'autre:
«Écoute, je vais faire Mord; toi, tu seras Rut; et je te reprendrai ta femme, parce que tu n'as pas été un bon mari.
—C'est cela; moi, je suis Rut, et toi tu n'auras pas l'argent que tu demandes si tu ne te bats point contre moi.»
Ils recommencèrent ce jeu plusieurs fois aux grands éclats de rire des gens de la maison, si bien qu'Hogi se mit en colère et frappa brutalement de son bâton le petit qui faisait le personnage de Mord.
«Va-t'en d'ici, lui cria-t-il, et cesse de te moquer de nous.»
Rut, lui, appela l'enfant qui pleurait, et, ôtant de son doigt une bague en or, il la lui donna en disant:
«Tiens, et dorénavant tâche de ne plus faire de peine à personne.»
Le marmot, tout rouge de plaisir, prit la bague et partit en courant.
Bientôt après les deux frères eurent regagné leurs bœrs respectifs, et il ne fut plus question jusqu'à nouvel ordre du débat de Rut et de Mord... Mais sous la cendre couvait, je le répète, l'invincible étincelle destinée à produire un embrasement qui devait dévorer des générations.
CHAPITRE III
nial conseille et gunnar agit
À la partie sud-ouest de l'Islande se trouve un district hérissé de hautes montagnes éternellement couvertes de neiges et de glaces, et sillonné par un grand nombre de torrents dont le plus méridional s'appelle la Markar. À un certain endroit, cette rivière se divise; l'un de ses bras court au midi, toujours sous le nom de Markar; l'autre, appelé la Quéran, infléchit à l'ouest, grossi par le double affluent des Ranga.
C'était dans une espèce de delta, au pied du versant tourné vers les eaux, qu'était situé le bœr de Lidarende, demeure de Gunnar, fils d'Hamund.
Si vous eussiez demandé à la ronde: Quel est l'homme le plus valeureux de l'Islande? Tout le monde vous eût répondu: C'est Gunnar.—Le plus robuste et le plus redouté? Gunnar.—Le plus intrépide nageur, le meilleur buveur? Gunnar encore.
Haut comme le frêne sacré d'Ygdrasil, superbe de visage, l'œil bleu clair, la chevelure blonde et ruisselante, vif de langage et skalde[11] excellent, il n'avait point son pareil de la Terre-de-Glace au pays des Wendes, qui est la Poméranie actuelle. Nul ne l'égalait au maniement de l'arc, de l'épée ou de la hache. Avec son arc il était capable, tant que durait sa provision de flèches, de tenir en respect une armée entière. D'un coup de son épée il faisait voler ses ennemis en morceaux, le tronc d'un côté et la tête de l'autre; et Thor lui-même, le plus fort des dieux Scandinaves, n'était pas plus terrible avec sa massue que le fils d'Hamund, la hache ou la hallebarde à la main.
Avec cela, et malgré sa promptitude à l'action, le plus loyal des hommes, le plus généreux, le plus sûr aussi dans ses amitiés, et ayant le goût de la magnificence, ce qui ne lui était point défendu, car il était extrêmement riche, grâce surtout, disait-on, au butin gagné par son père dans ses expéditions de viking avant qu'il eût émigré en Islande. Tel était Gunnar, le nouveau personnage qui entre en scène dans notre récit.
Sa mère était une nièce de Mord, le jurisconsulte que nous connaissons, de sorte qu'Unne, l'épouse divorcée de Rut, était sa cousine. C'était à lui que celle-ci s'adressait toutes les fois qu'elle avait besoin d'aide.
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Or il advint que, ledit Mord étant allé de vie à trépas peu de temps après sa contestation avec Rut, Unne, qui par ses dissipations n'avait pas tardé à être réduite à la gêne, imagina d'avoir recours à Gunnar. Le premier mouvement de ce dernier fut d'ouvrir sa bourse à sa cousine; mais celle-ci refusa d'y puiser. Son unique désir, le but de sa démarche auprès de lui, c'était, disait-elle, de recouvrer la fameuse dot restée en litige.
«Le cas est fort délicat, lui répondit tout d'abord Gunnar; ton père, qui entendait la loi, n'y a pu réussir, et moi, je ne suis nullement un légiste.»
Il y avait, en effet, chez les Islandais de ce temps, pour saisir le tribunal d'une affaire et la suivre par-devant les juges, une procédure excessivement compliquée, tout un arsenal de formules qu'il était d'autant plus malaisé de connaître, que les lois n'étaient encore ni codifiées ni écrites comme elles le furent plus tard dans le livre appelé le Graagaasen (l'Oie grise). Il en résultait que quiconque s'écartait si peu que ce fût d'une seule des prescriptions requises donnait aussitôt barre à son adversaire et perdait sa cause.
«Oh! fit Unne pour répondre aux objections de Gunnar, c'est par l'intimidation et l'audace, bien plus que par les moyens légaux, que Rut a eu raison de mon père. Le cœur, pour cette tâche, te faillirait-il?»
Gunnar, à ce mot, se mit à rire.
«Eh bien, reprit la cousine, va consulter ton ami Nial à Bergtorsvol; il te donnera quelque bon conseil.»
Ainsi fut-il entendu.
*
* *
Nial, fils de Torg, habitait entre la Quéran et la mer un district insulaire (les îles de la Côte) formé par un troisième bras de la Markar.
C'était, lui aussi, un homme fort riche, plein de noblesse dans le caractère, mais extrêmement pacifique d'humeur. Quoique le courage ne lui manquât pas, il se fiait surtout en sa science. À une sagesse rare et à d'infinies ressources d'esprit, il passait pour joindre le don de divination, et, dès qu'il se mêlait d'une affaire, le succès en était assuré.
Très avenant d'extérieur, il avait pourtant un défaut réputé alors fort grave chez un homme: c'était d'être imberbe.
Quand Gunnar lui eut exposé l'objet de sa visite, Nial réfléchit un instant; puis il dit:
«La question est épineuse, en effet, et ne laisse pas d'offrir du péril. Voici cependant la marche qui me semble la meilleure à suivre. Si tu te conformes de point en point à mes instructions, tout ira bien; sinon, mieux vaudrait t'abstenir.»
Gunnar assura qu'il ne pécherait point d'un écart.
«Eh bien, reprit Nial, demain matin tu te mettras en route, accompagné de deux hommes. Chacun de vous emmènera deux chevaux, un gras et un maigre. Toi, tu t'envelopperas d'un manteau de voyage grossier, sous lequel tu porteras un habit rougeâtre par-dessus tes vêtements ordinaires. Tu auras avec toi une hache avec quelques marchandises de forgeron, et, lorsque tu auras fait un bout de chemin dans la direction de l'ouest, tu rabattras ton chapeau sur tes yeux. Les gens demanderont en te voyant passer: «Quel est donc ce gros personnage aux airs mystérieux?» Tes compagnons répondront: «C'est Hédin, le marchand du fiord des Îles, qui voyage avec sa chaudronnerie.» Cet Hédin est, tu le sais, un mauvais garnement, un hâbleur, un braillard, qui croit tout connaître mieux que personne et cherche querelle à tous ceux qui le contredisent. Tu offriras ta marchandise, en ayant soin de rompre chaque fois le marché avec force tapage et dispute. Arrivé dans la vallée de la Laxa, tu coucheras à l'Hogistad, où, par parenthèse, on ne te fera pas un trop bon accueil, et le lendemain tu pousseras jusqu'au bœr qui est voisin de celui de Rut. Là tu offriras derechef ta denrée, mais en exhibant ce que tu as de pis et en affectant de dissimuler les bosselures des pièces à coups de marteau. Le fermier de l'endroit saura bien toutefois découvrir les défauts; alors tu lui arracheras les objets en l'injuriant, et, au premier mot malsonnant de riposte, tu tomberas sur lui... Ménage seulement tes forces, de peur qu'on ne te reconnaisse... Rut, averti de ce qui se passe, te fera venir chez lui, te recevra bien, et en causant il te questionnera sur les uns et les autres. Toi, tu n'auras que moqueries et méchants propos pour chacun. À la fin, vous viendrez à parler de la Ranga.
«—Eh! répondras-tu, voilà un pays où les hommes de savoir se sont faits rares depuis que Mord n'est plus de ce monde.»
«Et là-dessus tu exalteras de ton mieux ledit Mord. Tu peux même, en ta qualité de skalde, réciter quelque chant propre à amuser Rut. Celui-ci te parlera naturellement de son procès avec Mord, et te demandera si tu le connais.
«—Vaguement,» diras-tu de l'air d'un homme que la chose intéresse.
«—Mord, ajoutera Rut, n'a été qu'un maladroit de ne pas reprendre l'affaire à l'alting suivant; il aurait pu en sortir à son avantage pour peu qu'il y eût mis de constance.
«—Comment cela?» répliqueras-tu d'un ton de curiosité pure.
«Rut alors ne manquera pas de t'expliquer de quelle façon doit se faire la citation. Il t'en révélera de lui-même la formule, dont tu noteras soigneusement chaque mot dans ta mémoire. Peut-être même, en manière de passe-temps, te demandera-t-il de la répéter. Tu t'en tireras d'abord de travers, ce qui le fera rire et lui ôtera tout soupçon de l'esprit. Il te l'énoncera de nouveau, et tu la rediras après lui comme un écolier qui épèle après le maître, mais cette fois d'une manière correcte, et en prenant tes compagnons à témoin «de la citation que tu adresses à Rut au sujet de l'affaire confiée à toi par la fille de Mord». De cette façon il lui sera impossible plus tard d'opposer aucune sorte de déclinatoire devant le tribunal, puisqu'il t'aura lui-même indiqué la procédure à suivre en l'espèce... À la nuit, quand tout le monde sera plongé dans le sommeil, toi et tes compagnons vous prendrez sans bruit vos freins et vos harnais, et, vous glissant dehors, vous partirez sur vos chevaux gras en laissant les autres. Vous gagnerez les montagnes par les pâtis, et vous y resterez trois nuits, temps pendant lequel on vous cherchera. Ensuite vous reviendrez chez vous, mais seulement de nuit, vous reposant le jour... L'été prochain, moi et les miens nous nous rendrons à l'alting pour vous y aider à conduire l'instance.»
*
* *
Gunnar suivit de point en point les instructions de son ami Nial. Il prit avec lui deux hommes et partit dans la direction de la Laxa.
Des gens qu'il croisa en route demandèrent quel était ce personnage dont on ne voyait que le bout du nez. Sur la réponse que c'était Hédin, le marchand du fiord des Îles, ils parurent fort aises de laisser derrière eux un individu d'aussi mauvais renom.
Gunnar joua parfaitement son rôle tout du long. Arrivé dans la vallée de la Laxa, il coucha à la ferme d'Hogi, où les domestiques, sur l'ordre du maître, s'abstinrent de se commettre avec lui. Le lendemain, il remonta à cheval et gagna le bœr voisin de la Rutstad. Là il se prit de querelle avec le fermier. Rut, averti du tapage, manda chez lui le faux Hédin, le traita fort amicalement et lui donna la place d'honneur à sa table. De propos en propos, la conversation prit le cours que Nial avait prévu; Rut finit par prononcer la formule, et, la seconde fois, Gunnar la redit sans se tromper.
«Est-ce bien comme cela? demanda-t-il à son hôte.
—Parfaitement, répliqua celui-ci; la citation, le cas échéant, ne pourrait pas être invalidée.
—Eh bien, je te cite pour l'affaire que m'a commise Unne, fille de Mord,» reprit Gunnar d'une voix assez haute pour que ses compagnons l'entendissent.
Rut, croyant à un simple jeu, ne conçut néanmoins aucune défiance, et, le moment venu, on alla se coucher.
*
* *
Cette même nuit, Hogi, le frère de Rut, sauta de son lit en sursaut, éveilla ses gens et leur dit:
«Il faut que je vous raconte un rêve que je viens de faire. Il m'a semblé qu'un ours énorme sortait d'ici, suivi de deux oursons, et qu'ils avaient pris le chemin de la Rutstad. Dites-moi, n'avez-vous rien remarqué de particulier chez ce grand gaillard que nous avons hébergé hier soir?»
Quelqu'un répondit qu'il avait vu reluire sous sa manche un joyau et un morceau d'étoffe rouge, et que l'homme, en outre, portait au doigt un anneau d'or.
«En ce cas, s'écria Hogi, l'ours de mon rêve, c'était le génie tutélaire de Gunnar de Lidarende[12]... Vite, en route pour la Rutstad! nous n'avons pas un instant à perdre.»
Une fois là-bas, on éveilla Rut.
«As-tu des hôtes? lui demanda son frère.
—Oui, Hédin, le marchand du fiord des Îles.
—Non pas, mais un homme d'une tout autre trempe, Gunnar, fils d'Hamund.
—Alors il m'a vaincu de ruse, et me voilà pris.
—Comment cela?»
Rut raconta ce qui s'était passé.
«Ce n'est pas là une idée de Gunnar seul, observa Hogi; Nial de Bergtorsvol lui avait fait certainement la leçon.»
On chercha partout Hédin le marchand; il avait disparu.
On rassembla du monde, et pendant trois jours on battit le pays sans rien découvrir.
Le temps de l'alting venu, les deux parties se présentèrent en justice. Gunnar, assisté de Nial et de ses témoins, introduisit sa plainte suivant la procédure en usage; mais, au lieu de la suivre par les voies de droit, il fit à Rut ce que celui-ci avait fait à Mord; il lui posa cette alternative: rendre la dot, ou accepter le combat singulier. Pour la première fois de sa vie, le frère d'Hogi recula. Plutôt que de se mesurer corps à corps avec le terrible champion de Lidarende, il aima mieux se dessaisir de la dot, qui retourna ainsi aux mains de la cousine de Gunnar.
CHAPITRE IV
halvard le rouge chez gunnar
Dans l'automne de cette même année, trois navires arrivant de Norwège atterrirent à la côte sud-ouest de l'Islande, non loin de Lidarende. Leurs coques ventrues logeaient toutes sortes de marchandises, tonnes d'hydromel et draps d'Angleterre, ambre de Livonie, anneaux d'or et d'argent de Garderige (Russie), hanaps et cornes, sans parler d'une provision de ces calendriers Scandinaves que l'on désignait sous le nom de runes.
Dès que les bâtiments eurent jeté leur passerelle (bryggia), les denrées, la plupart de prix, et d'une provenance plus ou moins suspecte, furent apportées en tas au rivage; puis on établit près du fiord des espèces de hangars surmontés de tentes, et sur la place même, comme c'était la coutume, le marché s'ouvrit.
Or le patron de la flottille était un nommé Halvard le Rouge, vieux marin à la peau tannée par les tempêtes et au visage couturé de cicatrices. Le marchand se doublait en lui d'un viking, et, pour dire la vérité vraie, ce n'étaient que ses profits de viking qui lui permettaient de faire le négoce. Longtemps feu Hamund, le père de Gunnar, avait navigué en sa compagnie, et, après que ledit Hamund s'en fut allé dans le Walhalla, dont ses exploits lui ouvraient d'avance la grande porte, se reposer de ses laborieuses pirateries, Halvard le Rouge avait continué d'écumer consciencieusement l'Océan.
Gunnar lui-même avait fait, tout jeune, un voyage en Norwège avec son père, et il y avait vu ce viking, dont la taille gigantesque, le crâne de bison et la rousse chevelure n'étaient jamais sortis de sa mémoire. Aussi, bien que depuis lors il se fût écoulé une vingtaine d'années, n'eut-il aucune peine à le reconnaître quand celui-ci vint, suivant l'habitude, demander l'hospitalité à son bœr, qui se trouvait le plus proche du fiord où avait abordé la flottille. Suivant la coutume également, la saison étant avancée, il invita Halvard le Rouge à passer la nuit d'hiver sous son toit.
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* *
Bonne aubaine, s'il en fut jamais, pour les gens du logis et des environs, voire même pour ceux des districts éloignés, que la présence d'un marin de cette encolure et de cette sorte, qui avait couru toutes les mers du Nord et qui était un vrai sac à nouvelles[13]!
C'était aussi un sac à boisson d'une capacité fantastique. Des tonnes entières d'hydromel et de bière paraissaient impuissantes à le remplir, comme si, au fur et à mesure qu'on les y versait, la blonde liqueur et le nectar piquant s'échappassent par quelque fissure invisible. Et quand on demandait à Halvard ce qu'il avait vu de plus singulier dans ses incessantes pérégrinations:
«Le plus singulier, répondait-il, c'est ce que j'ai vu quand je suis allé à Byzance[14], la ville des villes, où règne le grand empereur d'Orient. Figurez-vous que dans ce pays, où il y a tout le long de l'année un soleil qui eût, pour sûr, contraint le dieu Odin, si d'aventure il y eût fait un tour, à rabattre les bords toujours retroussés du vaste chapeau avec lequel il errait par ce monde du milieu afin de pénétrer les voies des humains, figurez-vous, dis-je, que là-bas je me suis trouvé avec des hommes qui étaient d'aussi bons archers que nous autres, et qui cependant ne buvaient que de l'eau. Jamais de vin, jamais d'hydromel, jamais de bière, rien que de l'eau pure comme les bêtes. Ils prétendent que c'est une loi du prophète auquel ils croient... En quoi d'ailleurs ils sont imités par ces moines que l'empereur d'Allemagne, Othon, nous envoie en Danemark et en Norwège pour nous convertir au dieu blanc des chrétiens[15]. Ceux-là, il est vrai, ne se battent pas; ils passent tout leur temps à prier, à égrener ce qu'ils nomment leurs chapelets et à marmotter des refrains monotones. Grand bien leur fasse! Pour moi, je tiens qu'un homme véritable n'est ni un poisson ni un moine, et que si d'aventure une goutte d'eau, que ce soit de l'eau de rivière ou de l'eau de mer, lui pénètre par surprise dans la gorge, il doit la recracher aussitôt.»
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* *
«Mais qu'est-ce donc que ces moines et ces prêtres qui font tant de bruit dans les pays de l'Est[16]? demanda un jour Gunnar à son hôte. Jusqu'ici ils ne sont jamais venus en Islande, et tout porte à croire qu'ils n'y viendront pas.
—Ils y viendront, sois-en sûr, fils de mon frère d'armes. Ne vont-ils pas, à ce qu'on prétend, jusque dans le pays des hommes bleus?
—Des hommes bleus?
—Oui, des hommes bleus[17], comme j'en ai vu, moi aussi, en Orient, auprès du grand empereur de Byzance...; des gaillards qui ont de la laine emmêlée pour cheveux et le nez tout écrasé sur la face. Avec cela, souples et musclés à ne pas y croire!
—Voilà, en effet, de merveilleuses choses, frère d'armes de mon père, et j'aimerais à voir cela de mes yeux. Pour moi pourtant le plus beau pays c'est l'Islande.
—Bon, bon, fils d'Hamund; il ne tient néanmoins qu'à toi, le renouveau venu, de me suivre aussi loin ou aussi peu loin que tu voudras par les replis du vieux fleuve Ifing[18]; mais il faut absolument que je t'emmène quelque part avec moi. Je sais ce que je sais, que l'Islande n'est pas la Norwège, que la Norwège n'est pas le Danemark, que la jaune mer de l'Est[19] n'est pas le Belt aux eaux bleues, et que les bois de hêtres du Sleswig et de la Scanie[20] ne ressemblent pas aux forêts de sapins wendes. Je sais aussi qu'on trouve l'ambre sur les rives du Samland[21], et que Bornholm[22] n'est pas en terre ferme... Si l'Islande est le plus beau pays, tu y reviendras, et, comme ton père Hamund s'est marié, tu te marieras à ton tour, à seule fin que la lignée ne s'éteigne pas. Pour moi, je remercie tous les dieux passés, présents et futurs, Odin, Balder[23], et la déesse Frigg aussi bien que le dieu blanc des papas[24], de ce qu'aucune femme n'a eu jamais l'idée de m'épouser, ni moi celle d'épouser aucune femme. Tu feras, te dis-je, ce que tu voudras; mais mon avis est que tout le mal ici-bas vient des femmes. Nul ne sait ce que c'est que la haine jusqu'à ce qu'il ait une femme pour ennemie. Puisses-tu n'en pas faire l'expérience! Quant à vouloir tenter de rendre bon ce qui est mauvais, autant essayer de changer le fiel en miel, ou de boire l'Océan dans une corne, ou d'aller à pied d'ici à Drontheim. Je puis quelque jour périr dans cette mer dont j'aime tant à renifler les senteurs, car je ne suis pas comme Éric, le roi de Suède, qui, pour faire un temps à son gré, n'avait qu'à tourner son chapeau; et je n'ai pas non plus sous ma dunette une de ces cordes à nœuds des Finnois, qu'il suffit de dénouer pour avoir un bon vent... Mais, que je trépasse sur terre ou sur mer, que je sois mangé par les requins ou bien par les milans aux pieds jaunes, il ne m'en soucie. Pour la façon de vivre, chacun, vois-tu, peut avoir ses goûts et ses préférences: les uns aiment mieux, par exemple, l'hydromel d'Angleterre que la bière de Sleswig; d'autres, au contraire, préfèrent la bière de Sleswig (moi je les aime autant l'un et l'autre); mais, dès qu'il s'agit de clore l'œil pour ne le plus rouvrir ici-bas, je n'admets pas qu'on regarde à la couche.»
Odin.
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* *
«Bien parlé, frère d'armes de mon père! Mais j'y pense, toi qui mêles ensemble dans tes discours tous les maîtres de l'eau et du feu, à quels dieux crois-tu donc toi-même?
—Çà, mon fils, voici ma réponse. M'est avis que, dans le temps où nous sommes, bien des vieilles choses sont en train de disparaître du Nord, pour céder la place à de nouvelles choses qui ne sont pas encore complètement établies. C'est comme qui dirait le jour et la nuit se coudoyant, une aurore et un crépuscule tout ensemble... Au milieu de tout cela, beaucoup n'y voient goutte, et, ainsi que fait le voyageur arrivé au carrefour de deux chemins également inconnus et pleins de mystères, ils s'arrêtent perplexes en se grattant l'oreille. Quel est le bon, et quel est le mauvais? Tel cependant, par habitude prise, continue de croire à Odin et à Thor; tel autre s'en tient à Bielbog, ou à Péran, qu'on vénère chez les Wendes; celui-ci leur préfère Czernebog, le dieu noir; celui-là, au contraire, s'en vient au dieu blanc, et délaisse Thorgerda et Irpa, les vierges du bouclier scandinave, pour celle que les missionnaires d'Othon appellent la vierge Marie... Il y en a, n'est-ce pas? pour les goûts de chacun... Mais, à côté de ces gens-là, il en est d'autres, et je suis du nombre, qui se moquent de toutes ces vétilles, et ne croient absolument qu'en eux-mêmes, je veux dire en leur bonne épée, en leur bras robuste, en leur tête bien attachée aux épaules, en leur navire solidement charpenté, et qui vont ainsi tout droit leur chemin, sans se demander si ce chemin aboutit au paradis du Thor ou à celui des chrétiens, au séjour d'Hela, la sombre déesse, ou à l'enfer dont parlent les moines. Voilà, fils de mon frère d'armes, ma croyance.
—Quel âge as-tu donc au juste?
—Si je vis jusqu'au prochain temps de Jul[25], j'aurai atteint mes soixante-cinq ans.
—C'est à peu près ce que je comptais.
—Mais pourquoi me fais-tu cette question?
—Parce que je trouve que cette foi en soi ne convient qu'aux jeunes hommes, et que peut-être, pour un vieillard, il n'est pas bon de ne pas savoir où l'on doit aller sortir de ce monde.
—Ma parole! s'écria le viking en éclatant d'un rire formidable, tu t'exprimes presque de la même façon que ces prêtres chrétiens que j'ai rencontrés un jour en Gothie, et dont, mes compagnons et moi, nous voulûmes, soit dit en passant, inventorier quelque peu l'église. Par malheur, il n'y avait rien dedans. C'était une pauvre cabane de bois, qui ressemblait aussi peu à ce temple de Thor aux piliers dorés et sculptés et aux statues couvertes de joyaux, qui s'élève tout près de Drontheim, qu'un vieux phoque tel que moi ressemble à une Walkyrie. Une demi-douzaine de vases de fer-blanc, des bouts de cire, quelques linges d'autel tout jaunis, à peine bons pour rapiécer ma voilure, c'était tout ce qui s'y trouvait. Pas même de viande, d'hydromel et de bière; mais de la crème et du lait à foison, que les desservants du sanctuaire nous offrirent et que nous acceptâmes de grand cœur, attendu que nous n'avions pas déjeuné.
—Et comment se termina l'aventure?
—Ma foi, nous nous en allâmes, la crête basse, pendant que les prêtres et les chantres se mettaient en file pour se promener en chantant des hymnes et en agitant des instruments de cuivre d'où sortait une fumée singulière qui vous prenait à la gorge et aux yeux. Ils faisaient, paraît-il, cette promenade autour de l'église en l'honneur de leur grand saint Michel, un ange plus haut placé que les autres, dont c'était la fête ce jour-là... Quand je dis que nous nous en allâmes; non pas tous, il y eut un des nôtres qui nous faussa tout à coup compagnie, sous prétexte que dans son enfance, au pays de Galles, sa patrie, il avait déjà cru au dieu blanc, et que ce qu'il venait de voir et d'entendre avait brusquement réveillé en lui comme un écho de choses oubliées et qu'il voulait essayer de rapprendre... Je te le dis, on en voit de toute sorte quand on quitte pour de bon le coin de son feu, et c'est pourquoi, au prochain varonn[26], je t'emmène avec moi, fils de mon frère d'armes.»
*
* *
Ce fut au milieu de ces propos et d'autres semblables que s'écoula l'hiver islandais, et, le moment venu de remettre à la voile, Gunnar, dont les récits de son hôte avaient allumé la curiosité,—il avait alors trente-deux ans environ,—résolut de s'embarquer avec lui.
Comme de coutume, il voulut, sur ce point, prendre conseil de son sage ami Nial, lequel lui répondit brièvement:
«Pars, Gunnar; en quelque lieu du monde que tu ailles, je suis sûr que tu te comporteras comme un vaillant homme que tu es, et peut-être même, depuis bien longtemps, les pays qui sont par delà,—il désignait du doigt le bras de l'Océan qui sépare l'Islande de la Norwège,—n'auront-ils pas vu un homme qui te vaille. Pars, je veillerai pendant ton absence sur ta maison et Ranveige, ta vieille mère.»
À quoi Kulskiag, le frère puîné de Gunnar, plus jeune seulement de quelques années, et qui pour le courage et la force était aussi un digne fils d'Hamund, ajouta aussitôt:
«Gunnar, je pars avec toi, pour revenir avec toi, je l'espère.
—Allez, frères, dit Hort, leur cadet, beau jouvenceau de seize ans à peine; et si, par hasard, vous périssiez là-bas de la main des hommes, il resterait «la querelle de sang», et un jour ou l'autre je me chargerais de vous venger.
—Bah! n'aie point ce souci, s'écria Halvard en riant; quelque chose me dit que la flèche qui tuera Gunnar n'est pas encore près de se voir empennée, ni le fer qui lui traversera les côtes de sortir de la main du forgeron. Quant aux tempêtes, s'il en survient,—et il en surviendra certainement,—j'offre d'avance ma vieille carcasse en rançon à celui des dieux, quel qu'il soit, qui manie le vent et le tonnerre.»
CHAPITRE V
gunnar dans les pays de l'est
On ne racontera pas les menus incidents qui signalèrent la navigation d'Halvard le Rouge et de ses compagnons jusqu'à la côte sud-ouest de Norwège. Après avoir, suivant l'itinéraire habituel des navires de l'époque, rangé les hautes roches à pic des îles des Brebis (îles Färoer), ils s'engagèrent dans la large passe qui sépare les Shetland des Orcades, appelées aussi l'archipel des Phoques, à cause des bandes nombreuses d'amphibies qui sans cesse voyagent dans ces eaux; et, passant sous le cap Stadt, ils touchèrent d'abord à Tonsberg, au fond de la baie du même nom, pour gagner ensuite l'île d'Hisingue, sise à l'embouchure du Gotaelf.
Là ils s'occupèrent aussitôt de recruter un équipage de guerre qu'ils n'eurent pas de peine à trouver; car, si le vieil Halvard était réputé le plus intrépide marin de ces parages, le nom de Gunnar l'Islandais n'était pas non plus inconnu en Norwège. Ils laissèrent aussi leurs bâtiments à coque ronde, qui étaient spécialement propres au commerce, pour se procurer ce qu'on appelait de longs vaisseaux, des nefs de guerre ou ellides.
Les navires, au xe siècle, étaient à pont coupé, c'est-à-dire pontés seulement à l'avant et à l'arrière, très exhaussés l'un et l'autre au-dessus de l'eau. La partie renflée de la proue correspondait à ce que nous appelons le gaillard d'avant; c'était sous elle et dans la section médiane non pontée, mais recouverte au besoin d'une tente, que couchaient les hommes de l'équipage. L'arrière s'élevait en dunette, et le capitaine y avait sa cabine. La force de chaque bâtiment, au lieu de s'évaluer, comme aujourd'hui, d'après le nombre des canons, se mesurait à celui des rames. Un navire de guerre de cinquante rames était réputé du premier ordre; les cent hommes qui en formaient l'équipage se relayaient par moitié pour tenir l'aviron[27].
Autour et en travers de la partie découverte de la coque régnait une galerie de faux pont où les combattants se plaçaient. En dehors de l'arsenal accoutumé de gaffes, de lances et de flèches, on embarquait d'ordinaire à fond de cale une bonne provision de pierres qui, lancées à bras, formaient une redoutable artillerie. Un seul mât, une seule voile, large et pesante, à bandes tricolores parfois, et une voile de misaine à la proue. La rame était le principal moyen de locomotion.
Mais l'originalité principale de ces bâtiments, qui n'existent plus maintenant qu'en peinture, c'était leur forme même. Ils offraient l'aspect d'animaux fantastiques. Leur proue et leur avant-bec étaient sculptés en tête de dragon, tandis que la poupe, avec le gouvernail et la barre, figuraient par leurs replis le corps et la queue du monstre: de là leur nom générique de dragons ou de serpents de mer. La plupart étaient peints en outre de couleurs vives, et beaucoup même chargés de dorures.
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* *
Tels étaient les longs navires qu'Halvard le Rouge et Gunnar avaient frétés à l'île d'Hisingue pour les courses maritimes qu'ils projetaient. Ils étaient seulement au nombre de trois, le Bison, le Dauphin et la Côte-de-fer. Halvard n'en avait pas voulu davantage.
«Avec ces trois solides carènes montées par trois cents matelots, nous sommes, dit-il, assurés de faire quelque chose de bon, et même quelque chose de meilleur qu'avec ces énormes escadres qui ne servent qu'à faire fuir d'avance tout le monde devant soi, auquel cas, adieu à la fois la gloire et le profit.
—Et de quel côté allons-nous d'abord? demanda Gunnar à son vieil ami; à l'ouest, vers les côtes d'Écosse, ou au sud de la Baie[28], vers Funen[29] ou le Gotland?
—Au sud, repartit Halvard. J'ai appris que Vandel le pirate croisait pour l'heure vers le Cattégat ou se trouvait quelque part aux aguets dans les innombrables anses du rivage, et je sais qu'en cette saison-ci les nefs de Vandel le pirate ne regorgent pas moins de butin qu'un lac d'hiver de canards sauvages.
—Eh bien, en route pour le Sud.»
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* *
La petite flottille partit donc. Halvard le Rouge et Gunnar montaient ensemble la Côte-de-fer, Kulskiag était sur le Bison, et Ogly le Danois, un vieux camarade de vingt ans à Halvard, dirigeait la manœuvre à bord du Dauphin. Disons tout de suite que Gunnar, selon sa coutume, s'était équipé d'une façon magnifique; il portait un riche pourpoint de soie par-dessus sa byrnie ou chemise de mailles, et était coiffé d'un casque aux cerclures d'or étincelantes.
À peine les rames eurent-elles commencé de frapper le flot en cadence, qu'un des hommes entonna la «chanson du viking»:
Un viking n'a pas de demeure;—comme l'oiseau dans l'air et le poisson dans la mer,—sa demeure est partout où il y a profit et gloire à gagner;—comme l'oiseau dans l'air et le poisson dans la mer,—il poursuit sa proie à toute heure et à l'aventure...
Une maison, qu'en pourrait-il faire?—Il dort, son bouclier d'une main et son épée de l'autre,—sous la voûte du ciel, bleue ou noire.—Si le vent souffle avec violence,—au lieu de replier sa voilure, il la hisse;—plutôt couler à pic que de rentrer un seul pouce de toile;—c'est bon pour les femmes, qui, sur le rivage,—serrent leurs cottes quand vient la rafale. Et si le viking reçoit une blessure pendant le combat,—il ne s'attarde pas à la bander,—il laisse couler le chaud filet de sang;—ce n'est que quand le cliquetis des armes a cessé—qu'il songe à se calfater la peau.
*
* *
Tout ce jour-là et le jour suivant, la flottille explora les déchiquetures de la côte norwégienne, sans faire d'autre rencontre que celle de quelques barques de pêche. Le matin du troisième jour, elle rencontra encore un pêcheur auquel on demanda des nouvelles, et s'il n'y avait pas dans les alentours quelques longs bâtiments aux allures mystérieuses.
«Oui, dirent les hommes; nous avons pêché toute la nuit par ici, et il y a quelques heures, comme le soleil venait de se lever, nous avons croisé deux nefs hautes sur l'eau qui entraient dans cette crique là-bas.»
Le pêcheur montrait une des baies voisines.
Immédiatement Halvard le Rouge et Gunnar disposèrent tout pour l'action, et les équipages ramèrent à grande vitesse afin d'entrer dans la baie.
À peine eut-on contourné l'un des promontoires qui la fermaient, qu'on y découvrit non pas seulement deux ellides, mais bien quatre, de la plus belle taille, et Halvard reconnut en outre, du premier coup d'œil, que le commandant de ces serpents de guerre avait lui-même aperçu la flottille et donnait l'ordre d'évoluer sur elle.
*
* *
Vaisseau normand au xe siècle.
«Qu'en dis-tu, mon fils d'armes? demanda-t-il aussitôt à Gunnar. Combattons-nous séparément, ou attachons-nous nos navires ensemble pour attendre l'assaut? Car, bien que ce pêcheur ait tout à fait mal compté sur ses doigts, je ne sache pas que, trois contre quatre, cela constitue, dans la circonstance, une disproportion appréciable.
—Attachons nos navires,» répondit Gunnar; et aussitôt le commandement fut transmis de relier les nefs en une seule ligne, opération pour laquelle il restait juste le temps nécessaire.
Déjà les cornes sonnaient la charge à bord des vaisseaux ennemis, qui venaient d'accomplir la même manœuvre et s'approchaient flanc contre flanc, la proue en avant, portés à la fois par leurs rames et par la marée refluante.
C'était l'ordre habituel des combats de mer en ce temps-là. Le premier objectif, de part et d'autre, était de rompre la masse ennemie, soit en coupant les attaches qui tenaient les navires adhérents, soit en forçant l'équipage adverse à les couper lui-même pour s'enfuir ou pour modifier sa tactique. Ce résultat une fois atteint, la bataille entrait dans une phase nouvelle, se transformait en une série d'actions isolées, de duels entre un vaisseau et un autre, où l'avantage final, d'ordinaire, restait au parti vainqueur dans le premier choc, attendu que la rupture d'une ligne présupposait tout d'abord une chose: à savoir que les ponts de la flottille opposée avaient été éclaircis de leurs hommes.
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Quand les deux lignes flottantes furent arrivées à portée de voix, il y eut de chaque côté un arrêt. Alors, du gaillard d'avant d'un des bords ennemis, une voix,—c'était celle de Vandel,—cria de loin aux arrivants:
«Qui êtes-vous, vous qui êtes entrés si audacieusement dans cette baie? Abandonnez-nous vos navires, et vous aurez permission d'atterrir.»
Un double éclat de rire d'Halvard et de Gunnar répondit à cette sommation hautaine.
«Holà!» reprit aussitôt Vandel en allongeant le doigt vers le fils d'Hamund, qui, magnifiquement costumé, on l'a vu, se tenait sur la galerie de son ellide, attendant immobile l'événement. «Holà! est-ce d'un oiseau vivant ce beau plumage? Qu'es-tu donc, toi? Homme, ou pain d'épice?
—Pain d'épice, répliqua Gunnar, mais pain d'épice trop dur pour tes dents!»
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Il avait à peine envoyé cette riposte, que, des deux côtés, les troupes donnaient le signal du combat, et les flèches aussitôt de voler, les javelots et les pierres de siffler dans l'air et de retomber comme grêle sur les ponts, si bien que pendant quelque temps, à travers cette nuée de projectiles, on ne put distinguer qui avait l'avantage.
«Bon! cria de nouveau la voix de Vandel, voilà la bête là-bas qui se hérisse!»
Il parlait encore de Gunnar, que les vikings s'étaient fait un plaisir de viser particulièrement. Sa chemise de mailles était, en effet, toute constellée de dards; il en ressemblait à un porc-épic, et il dut secouer les piquants qui s'étaient attachés à sa cotte protectrice.
«Garde tes aiguilles pour te recoudre la peau tout à l'heure,» riposta encore une fois le fils d'Hamund.
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Bientôt cependant il parut clairement que les meilleurs viseurs, dès l'abord, avaient été les marins d'Halvard.
«En voilà assez de ce jeu d'enfants! dit alors Gunnar à son vieil ami; abordons-les, et que chacun y aille de l'épée et de la lance!»
Incontinent l'ordre fut donné de marcher en avant. La Côte-de-fer se trouva poussée justement contre la nef de Vandel, qui, par rapport au navire assaillant, se trouvait placée à tribord, tandis que le Bison, où était Kulskiag, se heurtait à bâbord contre une autre ellide, le Dauphin demeurant au milieu.
Certes, l'ennemi, disposant de quatre navires contre trois, eût pu se former en une ligne concave pour embrasser dans un fer à cheval les galères opposées; mais, outre que cette manœuvre l'eût forcé de disloquer par avance sa masse en relâchant ses amarres d'attache, il n'était déjà plus temps de l'accomplir. Après le premier mouvement de recul qui avait suivi, comme toujours, le choc brusque des proues, les nefs s'étaient mutuellement agrafées, et le corps-à-corps était commencé.
Gunnar le premier, de l'avant-bec de son bâtiment, avait sauté sur le pont de l'ellide montée par Vandel, et s'était mis à tailler en pièces tout ce qui se trouvait devant lui. Quatre hommes étaient tombés sous ses coups avant que le pirate s'en fût aperçu. Une douzaine de matelots de la Côte-de-fer, en voyant le bond impétueux exécuté par le fils d'Hamund, s'étaient dépêchés de s'élancer, eux aussi, sur les galeries de faux pont de l'ennemi, et là, épaule contre épaule, ils rivalisaient d'entrain et de vaillance. Halvard le Rouge et Kulskiag en avaient fait autant de leur côté, suivis d'un groupe de marins d'élite; si bien que c'étaient, au-dessus des coursives, un fourmillement et un pêle-mêle d'hommes impossible à décrire.
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Cette irruption était, à vrai dire, un coup d'audace presque téméraire; car les quatre vaisseaux de Vandel avaient encore leurs équipages bien en force, et nul n'eût jamais pu supposer que l'adversaire oserait débuter par une manœuvre qui ne se hasarde d'ordinaire qu'à la fin, après que les ponts de l'ennemi ont été suffisamment balayés. Mais son audace même en fit le succès. Les plus braves d'entre les vikings en furent déconcertés tout d'abord, et, quand ceux-ci eurent été tués, non sans avoir fait, eux aussi, du carnage parmi la troupe de leurs agresseurs, les autres, saisis de panique, et s'imaginant avoir affaire à des trolls[30] plutôt qu'à des créatures humaines, commencèrent à se laisser choir dans les coursives des bateaux, entre les bancs des rameurs. La plupart, pris comme dans une trappe, y furent achevés à coups de lance.
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Pendant ce temps, Vandel et Gunnar s'étaient rencontrés face à face à tribord. Vandel avait aussitôt levé sa hache pour tâcher de fendre le col à Gunnar; mais il n'atteignit que son bouclier, qui en fut brisé net par le milieu. Gunnar alors brandit son épée, qui se mit à tournoyer dans les airs avec une vélocité si furieuse, que Vandel croyait voir trois glaives à la fois et ne savait duquel il devait se garer. Quand le coup retomba, ce fut pour trancher la jambe droite du pirate juste au-dessus du genou; puis, d'un second coup porté à ce tronc d'homme vacillant, qui semblait ne pas vouloir s'abattre, Gunnar acheva d'en faire un cadavre.
Au même moment, Halvard le Rouge, Kulskiag et Ogly finissaient de nettoyer les plats-bords de l'ennemi; si bien que Karl, le second de Vandel, qui dirigeait l'action à bâbord, n'osa plus, après la mort de son chef, poursuivre davantage un combat dont l'issue d'ailleurs n'était plus douteuse. Il fit au plus vite trancher les attaches qui reliaient son bâtiment au voisin, et s'enfuit de la baie à force de rames. Mais, sur les trois autres ellides, il ne restait pas un homme qui ne fût mort ou blessé, et les blessés l'étaient de telle sorte qu'ils n'avaient plus besoin de médecin. Seuls une vingtaine de matelots valides s'étaient, à la fin, jetés à la mer, pour gagner la rive à la nage et y chercher un refuge dans les bois.
Les vainqueurs purent donc prendre possession des richesses contenues dans les trois vaisseaux, et, sur ce point, Halvard le Rouge ne s'était pas trompé dans ses prévisions: la croisière de printemps du pirate avait été on ne peut plus fructueuse; les cales regorgeaient de denrées de toutes sortes, dépouilles des navires marchands que le viking avait pu aborder.
Tous ces objets furent, suivant l'usage, apportés à la perche, c'est-à-dire au pied du mât-pavillon, et là on en fit le partage. Les deux tiers environ de la cargaison furent le lot des trois capitaines, Halvard le Rouge, Gunnar et Kulskiag, et le reste fut divisé entre les chefs secondaires et les hommes d'équipage.
«Ouf! dit Gunnar à son frère, tandis que l'on distribuait le butin, voilà, ce me semble, une bonne matinée.
—Profitable, en effet, et glorieuse, se hâta d'ajouter le vieil Halvard; mais, dis-moi un peu, mon fils d'armes, quel a donc été ton père nourricier?
—À quel propos cette question?
—C'est qu'en Norwège, de même qu'en Islande, un dicton assure que l'on n'a jamais que la moitié de la force de son père nourricier. En ce cas, ou le proverbe a menti, ou le mari de la femme qui t'a allaité ne pouvait être que Thor en personne. Encore le fils d'Odin et de Frigg a-t-il besoin, à ce qu'on prétend, de se ceindre les reins de son baudrier et de revêtir ses gants de fer pour jouir de la plénitude de sa force, tandis que toi, mille têtes de corbeaux! je crois que du heurt de ta carcasse nue tu bossellerais le marteau de Thor lui-même!»
CHAPITRE VI
la dernière croisière du vieux viking
Trois mois durant, Halvard le Rouge et Gunnar continuèrent de tenir la mer, allant du Cattégat au Grand-Belt, de Laaland aux rivages du Sund, sans rencontrer nulle part un viking qui fût capable de leur résister. Vers la fin de l'été seulement, chargés de butin et de gloire, ils résolurent de se reposer. Le roi de Danemark alors régnant était Svend, fils et successeur du fameux Harald à la dent bleue, et le port d'Hedeby, en Sleswig, était sa résidence habituelle.
Le fils d'Hamund et son vieil ami menèrent donc leur flottille à Hedeby, et, comme le bruit de leurs récents exploits s'était répandu par tout le pays, le monarque danois ne manqua pas de les accueillir avec une estime et une faveur toutes particulières.
Nos héros demeurèrent plusieurs semaines auprès de lui, prenant leur part des festins et des jeux par lesquels ce prince célébrait sa dernière victoire sur les Wendes. Et, bien que pour cette occurrence les plus illustres champions du Nord se trouvassent réunis à la cour de Svend, il n'y en eut pas un parmi eux que Gunnar ne battît haut la main, dans n'importe quel exercice du corps. Aussi le roi, émerveillé, s'offrit-il à le combler de biens et d'honneurs s'il consentait à se fixer en Danemark; il voulait même lui donner sa propre nièce en mariage. Mais Gunnar déclina toutes ces ouvertures, si flatteuses et si alléchantes qu'elles fussent.
«Le plus beau pays, c'est l'Islande! répétait obstinément le fils d'Hamund.
—Un pays qui produit des hommes tels que toi est assurément une grande terre, lui répondit un jour le monarque; mais ne sais-tu pas que le Danemark domine sur tout le Septentrion, de Rügen aux rivages des Finnois, que de simples jarls[31], nos vassaux, sont eux-mêmes plus puissants que bien des souverains du Sud et de l'Est, et que dans les salles de nos châteaux nous pouvons rassembler en un même jour, à un seul banquet, plus de convives que l'Islande ne compte d'habitants?
—Je le sais, repartit Gunnar.
—Et ne crois-tu pas que, si nous le voulions, nous disposerions d'assez de guerriers et de longs navires pour conquérir l'Islande ta patrie?
—Votre père Harald ne disposait pas de moins d'hommes que vous; cependant il y réfléchit à deux fois avant d'envoyer ses longs navires conquérir l'Islande mon pays, et, quand il y eut réfléchi à deux fois, il rejeta tout à fait cette idée, et il n'y revint plus de sa vie.
—Cela est vrai, dit le prince danois; mais c'est que les dieux, consultés par lui dans leurs temples, ne lui parurent pas favorables à ce projet.
—Ce fut du moins ce que lui dirent les prêtres, je ne l'ignore pas plus que vous, ô roi Svend; pourtant ce ne furent ni les dieux du Danemark, ni ceux de la Norwège ou de l'Islande, ni même le Dieu nouveau des chrétiens, qui l'empêchèrent d'exécuter son dessein. S'il faut vous expliquer ma pensée, ce qui retint le roi votre père, ce fut l'esprit même des hommes de l'Islande, incapables, il le savait bien, de se plier au joug d'un monarque; et, aussi longtemps que durera cet esprit, nul souverain ou jarl étranger, soit par ses navires, soit par ses guerriers, ne pourra jamais conquérir l'Islande.
—Bien répondu, poursuivit le roi; ces fières paroles conviennent à ta bouche. Mais, tout en restant Islandais et libre, ne consens-tu point, pour nous faire honneur, à être notre homme-lige en Danemark?
—Pour cela, seigneur, j'y consens. En tant que paysan de l'Islande, je ne dois hommage ni allégeance à personne; tout Islandais s'appartient à lui seul. Hors de l'Islande, c'est différent, et je tiens pour ma part à honneur, quand je visite telle ou telle contrée, d'être l'homme-lige du prince qui y règne et d'accepter le baisemain qu'il m'offre. En ce sens, nous tombons d'accord; ce n'est qu'une vassalité de passage qu'on laisse, en s'en allant, derrière soi, et qu'on peut être heureux de retrouver, parce qu'elle n'a en soi rien de servile.
—Eh bien, noble fils d'Hamund, échangeons, à cette occasion, nos présents. Donne-moi, retenue par des nœuds de paix dans son fourreau[32], la glorieuse épée avec laquelle tu portas naguère le coup de mort à Vandel, et accepte de moi, également enfermée en une gaine de paix, cette hallebarde que, dans le temps où j'errais exilé dans le pays de Galles, j'enlevai au tombeau d'un vieux viking. C'est une arme magique, qui non seulement préserve de la mort celui qui la tient, mais qui a de plus la propriété d'indiquer, par une résonance prolongée, si la blessure qu'elle vient de faire est mortelle. Nul autant que toi, Gunnar, ne mérite d'être honoré de ce trophée.»
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* *
Cependant la saison s'avançait, et Halvard le Rouge commençait à ronger son frein.
«Écoute, dit-il un jour à Gunnar, j'en ai assez de toutes ces fêtes de cour et de ce train de vie entre quatre murailles. J'aspire à entendre le cri de la mouette, qui me plaît infiniment mieux que le babil des femmes et le chant des skaldes. Nous avons encore, avec nos navires, le temps de faire une course d'automne. Qu'en penses-tu, mon fils d'armes?
—Je suis prêt. Quand faisons-nous voile?
—Quand nous faisons voile? mais aujourd'hui même, à la minute précise où je parle. Nous ne sommes pas, que je sache, comme ces filles galloises auxquelles il est interdit de se marier avant qu'elles aient filé assez de lin pour remplir leur bahut d'hyménée. L'Océan et nous, nous sommes libres de convoler ensemble à toute heure, et c'est le seul genre de mariage qui m'agrée.
—Et de quel côté, cette fois, nous dirigerons-nous?
—Si tu le veux, nous irons visiter les rivages du Smaaland et de la Gothie[33].»
Gunnar prit donc congé du roi Svend, fort marri de la séparation, et la flottille se remit en mer dans la direction de la Baltique.
Après avoir rangé la côte sud de Laaland, puis les crayeuses falaises de l'île de Moen, la «vierge chevelue de la mer de l'Est», elle laissa le Sund à sa gauche pour longer les rives de la Scanie et passer ensuite entre cette terre et les hautes roches de l'île de Bornholm.
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Nul incident digne d'être narré ne marqua la navigation des vikings jusqu'au delà du lacis d'îlots qui frangent le littoral scandinave au-dessous de la moderne Carlskrona. Le temps n'avait cessé d'être magnifique, et une jolie brise du sud-ouest caressait à souhait la poupe des ellides.
Mais, l'après-midi du quatrième jour, comme on était déjà engagé dans le détroit de Calmar, Halvard le Rouge, qui venait de monter sur la dunette de la Côte-de-fer, eut tout à coup, en auscultant le ciel, un de ces hochements de tête silencieux par lesquels tous les vieux loups de mer se donnent à entendre à eux-mêmes que les choses ne vont pas selon leurs désirs.
Une brusque saute de vent d'ouest en est venait, en effet, de se produire, et à un zéphyr régulier avaient succédé de petits coups d'aile haletants, brefs et saccadés, qui semblaient ne pas avoir assez de force pour embrasser plus de vingt toises de mer.
Bien que, malgré cela, la Baltique continuât de demeurer unie comme une glace, et que pas un nuage ne tachât l'horizon, il était à croire que le vieux viking n'augurait rien de bon du changement; car au hochement de son crâne de marsouin succéda aussitôt un petit grognement sourd qui équivalait à tout un poème.
«Qu'as-tu donc à te parler en dedans? lui demanda Gunnar intrigué. Est-ce que Ran, la déesse de la mer, comploterait avec Loki, le méchant dieu[34], de nous jouer quelque vilain tour?
—Je me moque de Loki et de Ran, repartit le viking en se grattant l'oreille; mais en aucun temps, et surtout dans cette saison de l'année, je n'ai jamais eu un bien vif amour pour ces petits vents ni chauds ni froids, à l'haleine essoufflée, qui n'osent pas dire franchement ce qu'ils vous veulent; mieux vaut tout de suite une bonne rafale âpre et mordante qui vous cingle carrément le visage et vous décoiffe sans même crier gare... Bon, regarde à présent, ajouta-t-il après un moment de silence: a-t-on idée de pareille traîtrise?»
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* *
Gunnar regarda. L'atmosphère présentait maintenant un calme de mort, et un voile de vapeurs basses, hissé, semblait-il, par une main invisible, s'étendait lentement à droite et à gauche sur la terre ferme et sur l'île d'Œland, déformant au loin les aspects naturels par un de ces phénomènes de mirage que les marins appellent fée Morgane. Promontoires, arbres et rochers, tout apparaissait renversé; certains objets même se montraient dédoublés.
Un instant après émergea de l'horizon, comme par un coup de baguette magique, un gros banc de nuages dont la couleur noircissait à vue d'œil.
«Je le disais bien, s'écria Halvard, ce petit vent de rien était gros d'une tempête. Elle va être sur nous tout à l'heure, et nous surprendre dans une passe où un long vaisseau, en pareille circonstance, ne doit pas se trouver. Alerte! il faut virer de bord au plus vite, et fuir sous le vent jusqu'à l'une des anses qui se trouvent à l'entrée du détroit, car la baie de Calmar est encore trop loin de nous.»
Il avait à peine prononcé ces mots, que de la masse de nuages noirs, qui avait en moins d'un instant achevé d'envelopper le ciel, jaillit un jet de flamme rutilant qui parcourut en zigzag l'horizon et revint labourer le sein de la mer, dont les vagues commencèrent à se tuméfier, sans faire encore entendre aucun bruit.
Immédiatement l'ordre fut transmis d'exécuter la manœuvre voulue. Les rameurs reculèrent à bâbord pour donner à tribord du champ aux ellides, qui décrivirent un cercle et tournèrent.
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* *
Il n'était que temps. Un second éclair sillonna le ciel noir, et l'averse éclata torrentielle et brutale, une averse mêlée d'eau et de grêle et accompagnée d'une terrible rafale.
Les trois navires couraient de toute leur vitesse devant la tourmente, qui lançait d'énormes paquets de mer sur leurs poupes et menaçait chaque fois de les submerger. Et Halvard le Rouge avait dit vrai: dans ce sund étroit de Calmar, encaissé partout de hautes rives, parsemé de récifs insidieux, et où les vagues, sous l'action de la tempête, s'enroulent littéralement toutes ensemble, les longs vaisseaux des vikings étaient loin d'offrir la même résistance que les coques rondes de négoce, construites pour affronter au besoin les flots du canal d'Irlande et de la Manche. Aussi bon nombre de rames s'étaient-elles brisées dans les toletières, et les cales avaient-elles embarqué une masse d'eau déjà inquiétante, quand l'entrée du détroit commença de se dessiner.
Là il restait à accomplir l'opération la plus délicate de toutes; car, pour gagner la crique suédoise, où était le salut de la flottille, il fallait s'engager par un chenal étroit et tortueux que bordait un semis d'écueils à fleur d'eau, et au beau milieu de ce chenal était un bas-fond sur lequel les brisants faisaient rage. Ajoutons que les trois navires allaient être obligés, à ce pas critique, de modifier leur allure et leur direction, et de prêter, quoique pour peu d'instants, leurs flancs plus ou moins mutilés à la pleine fureur des autans. De plus, l'obscurité s'était épaissie à tel point, que d'un bord à l'autre on se voyait à peine. Des grêlons d'une taille prodigieuse, de véritables blocs de glace, s'étaient mis à fondre en avalanche, souffletant les visages des rameurs et martelant leurs mains bleuies de froid.
Le tonnerre grondait sans discontinuer.
*
* *
Tout à coup, sur la Côte-de-fer, un marin plus superstitieux que ses camarades crut apercevoir au milieu des nuages une forme de femme gigantesque qui allongeait le bras d'un air menaçant vers les trois navires en détresse.
L'homme, à cette vue, fut pris d'épouvante.
«La sorcière! s'écria-t-il en se levant. La voyez-vous qui chevauche là-haut? Tenez, là où est mon doigt! Croyez-moi, cette tempête n'est pas une tempête naturelle; c'est l'œuvre des Trolls ennemis, déchaînés contre nous, et je vous dis que nous en avons pour la nuit.
—Avant de parler de la nuit, attends donc que le jour soit fini! lui riposta Halvard en colère; et, si tu ne te rassieds pas, c'est moi qui t'enverrai d'un coup de hache souper dans les cavernes de Ran!
—Plus d'un de nous y soupera, même sans ta hache! hurla le viking au milieu de la rafale, sans oser cependant bouger de place.
Mort d'Halvard le Rouge.
—À la bonne heure! voilà comme j'aime à t'entendre parler!» repartit Halvard avec son gros rire.
Sur l'entrefaite, la flottille arrivait à la passe terminale. Il y eut, une minute durant, un ralentissement voulu dans la marche; puis Halvard lui-même, sur la Côte-de-fer, prit le gouvernail des mains du pilote, et, s'adressant à tue-tête aux équipages des deux autres ellides:
«Qu'on me suive! leur cria-t-il; les yeux fermés je trouverais la route, et, dût-il grêler sur nous des sorcières, que nul ne songe à son garde-nez[35]!»
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* *
Sur ce mot, l'intrépide viking lança le premier sa nef dans le chenal. Par une double évitée rapide et heureuse, celle-ci esquiva et le bas-fond et le banc de récifs longitudinal; après quoi il suffit aux matelots d'évoluer avec précaution sur la droite pour se trouver derrière une sorte de coude du rivage, au milieu d'une onde relativement calme. À une toute petite distance de là s'ouvrait une crique en fer à cheval dont l'entrée était d'autant plus aisée que le terrain, très haut d'un côté, dessinait de l'autre une pente douce vers laquelle glissait une colline herbue. Le talus protecteur du site formait justement éperon vers le Sund.
*
* *
Halvard alors quitta le timon pour suivre la marche des deux autres vaisseaux. Le Bison, monté par Kulskiag, venait, lui aussi, de franchir sans encombre la section la plus dangereuse du canal, et il eut vite fait de rallier la Côte-de-fer à l'entrée du petit havre suédois. Quant au Dauphin, que dirigeait toujours Ogly le Danois, il était encore en plein dans le ressac, et paraissait ne pouvoir en sortir.
Une ou deux minutes s'écoulèrent ainsi.
«Il passera! il passera!» s'écrièrent les matelots des navires sauvés.
Mais le Dauphin ne passa pas. Juste à ce moment, la tempête sembla, de dépit, souffler avec une violence redoublée. Le navire d'Ogly, après avoir tournoyé à deux reprises sur lui-même, alla heurter le banc de rochers et s'y fendit en deux morceaux. Le gaillard d'avant s'était, du coup, trouvé séparé du reste de la coque.
«Perdus! perdus! hurla le vieux viking à cette vue. Un si bon navire, et tant de braves gens! Vite! enfants, ramez en arrière! Contre tous les vents et tous les tonnerres, j'arracherai bien quelques-uns d'entre eux aux mâchoires de la mort!»
Pas une protestation ne s'éleva. Les deux ellides virèrent de nouveau pour tourner le dos à la baie souriante, aux vertes prairies du coteau déclive, et se rejeter dans le noir tourbillon.
«En avant! cria le chef à ses hommes, et que Thor soit ou non dans le nuage[36], je m'en soucie comme d'un vieux grelin!»
*
* *
Comme il lançait ce défi au ciel, un nouvel éclair jaillit, fulgurant et rapide; un dernier coup de tonnerre retentit, un coup de tonnerre auprès duquel tous les éclats de foudre précédents n'avaient été qu'un petit bruit de crécelle, puis un silence profond suivit cette détonation formidable qui avait ébranlé et fait tressaillir jusqu'en leurs fibres les plus secrètes la carcasse et le pont de la Côte-de-fer; et alors qu'aperçut-on? Le vieux viking, contempteur des dieux, gisait à l'extrémité de la dunette, son énorme corps renversé en arrière, de telle sorte que sa rouge chevelure retombait en flots le long de la poupe sur la figure sculptée de l'ellide.
«Le marteau de Thor a frappé le capitaine!» s'écrièrent avec effroi les vikings.
Tous les bras cessèrent aussitôt de ramer.
«Tenez! tenez! là-bas! la voici encore la femelle des Trolls! rugit le matelot qui, une fois déjà, avait cru voir la sorcière dans le nuage. De chacun de ses doigts part le trait meurtrier... Malheur à nous tous, je vous le répète, si nous ne nous enfuyons au plus vite!»
Il devenait d'ailleurs pleinement évident que toute tentative pour tâcher de retrouver, parmi les brisants furieux du canal, quelques épaves humaines du Dauphin, eût été un pur acte de folie. Aussi Gunnar, sans plus s'obstiner, donna-t-il l'ordre de battre en retraite vers l'anse de la côte.
«Amis, dit-il, Ogly le Danois et ses compagnons doivent être maintenant en route, par des voies où nul n'a rebroussé chemin, vers la demeure qu'Héla, la sombre déesse, habite au-dessus des neuf mondes[37]. Nous, demain, au lever du soleil,—si les dieux permettent que le soleil se lève demain comme les jours précédents,—nous boirons la bière des funérailles en l'honneur des braves qui nous ont quittés, et le plus brave de tous, celui qui gît ici sur ce pont, la face trouée par la flèche de feu à laquelle personne ne peut se dérober, recevra de nous la sépulture qu'il convient de donner à un vrai viking.»
DEUXIÈME PARTIE
GUNNAR ET HALGIERDE
CHAPITRE VII
quelle femme était halgierde, fille d'hogi
Une demi-année s'était écoulée depuis les événements qu'on vient de raconter. Après avoir passé l'hiver à Drontheim, auprès du fameux jarl Hakon, ce Julien l'Apostat de la Norwège avec lequel nous aurons occasion de faire plus amplement connaissance par la suite de ce récit, Gunnar et son frère Kulskiag avaient profité du renouveau pour s'en retourner en Islande avec quatre navires à coque ronde surchargés de richesses et de butin.
Comme le bruit de leurs exploits de vikings les avait devancés dans toute l'île, ce fut à qui accourrait à leur bœr pour entendre le récit de leurs aventures.
«Te voilà maintenant plus que jamais le premier parmi nous, dit Nial le sage à son ami; ta renommée va voler de bouche en bouche du fiord de Borge à l'Eyfirdinga[38], et je prévois qu'au prochain alting chacun n'aura d'yeux et de saluts que pour toi. Garde-toi bien de te laisser enivrer à ces témoignages bruyants et flatteurs. Tel qui t'exaltera très haut en paroles te jalousera au fond de son cœur, et, la première fumée de gloire dissipée, il te faut t'attendre à trouver tes chemins semés de maintes embûches.
—Avec tes yeux pour les voir, et mon bras pour les écarter, les embûches dont tu parles ne m'épouvantent guère.
—Oui, oui, repartit Nial, à nous deux nous pouvons faire beaucoup. Écoute cependant: tu sais que le ciel, de temps à autre, vous envoie des visions ou des rêves où l'on perçoit quelque chose de l'avenir. Eh bien, la nuit qui a suivi ton retour, j'ai rêvé que la première embûche, et non la moins dangereuse de toutes, tu la rencontrerais sur le ting même. Peut-être ferais-tu bien de t'abstenir de paraître aux comices qui approchent.
—Je sais, répondit Gunnar, que tu es du petit nombre de ceux qui possèdent le don de seconde vue; mais je sais aussi que la destinée est une chose qui ne se peut changer. Odin lui-même, à ce qu'on nous enseigne, devant les yeux perçants duquel l'avenir se déroule tout entier, n'ignore pas qu'il est appelé à périr finalement par le loup qui a été ordonné dès le début des choses pour l'exterminer, et, tout grand Dieu qu'il est, il ne peut faire que cela n'arrive pas... Je songerai néanmoins à ce que tu me dis.»
Un fiord.
*
* *
L'époque de l'alting venue, les deux fils d'Hamund ne purent, malgré tout, résister à l'envie de s'y faire voir. Gunnar s'y présenta, pour sa part, équipé d'une manière si somptueuse, que pas un des gros chefs islandais n'était capable de rivaliser avec lui. S'il y eut des envieux de sa gloire, il n'y parut toutefois en aucune façon. Sa première tournée d'une hutte à l'autre fut marquée par une ovation enthousiaste; tout le monde le comblait à l'envi de félicitations et de serrements de mains.
«Gunnar est le premier homme de l'Islande; par Gunnar, le renom de l'Islande a pénétré jusqu'aux rives de Rügen; et voyez, il est avec tous aussi affable et aussi modeste que s'il n'avait point fait ce qu'on raconte.»
Tels étaient les propos qu'échangeaient entre eux les notables de tous les districts, rassemblés au val Tingvalla.
Un jour que le fils d'Hamund descendait de la colline de la Loi, il vit venir à lui une grande et belle personne vêtue d'une robe magnifique et d'un manteau écarlate garni d'agrafes d'or. Sa chevelure, extraordinairement épaisse et soyeuse, lui flottait jusqu'à la ceinture.
Elle s'arrêta devant Gunnar, le salua gracieusement; et comme il s'enquérait de son nom, car il la voyait pour la première fois, elle lui dit qu'elle était Halgierde, fille d'Hogi.
La conversation ainsi engagée, elle le pria de vouloir bien lui narrer quelques épisodes de ses voyages.
Gunnar, ébloui et charmé, s'empressa de déférer à son désir; puis il finit par lui demander si elle était mariée.
«Non, répondit Halgierde, et je ne crois pas que beaucoup d'hommes s'avisent de songer à moi.
—Est-ce donc que personne ne vous paraît digne de vous?
—Non pas; mais j'ai sur la question du mariage des idées à moi.
—Et que répondriez-vous, poursuivit Gunnar, si je sollicitais votre main?
—Quoi! fit-elle d'un ton de surprise, vous auriez sérieusement cette pensée?
—Très sérieusement.
—Eh bien, adressez-vous à mon père.»
Et, sur ce mot, elle le quitta avec un sourire.
*
* *
Gunnar alla tout droit à la hutte d'Hogi. Il y trouva celui-ci et Rut, qui l'accueillirent aussi courtoisement que si entre lui et eux il n'y avait jamais eu le moindre différend.
Gunnar formula sa demande, qui ne laissa pas d'étonner un peu les deux frères.
«Certes, répondit Rut le premier, nous ne nous serions jamais attendus à ce qu'une alliance unît nos familles. Nous savons ce que tu vaux, Gunnar; aussi croyons-nous de notre devoir de ne te rien cacher de la vérité. Halgierde a ses qualités; mais on lui trouve aussi de graves défauts. Elle a déjà eu deux maris, et ses deux premiers mariages ont été loin d'être heureux...
—Voilà, interrompit vivement Gunnar, une noblesse de procédé que j'apprécie. J'aimerais mieux, moi aussi, que certaines choses fussent autrement que vous ne le dites... Néanmoins ne me refusez pas, ou je croirais que vous vous souvenez encore de notre ancienne contestation.
—Pas le moins du monde, reprit Hogi; nous entendons demeurer tes amis, même si cette union ne se fait pas. Es-tu bien résolu à la contracter?
—Je le suis, repartit Gunnar.
—Je vois, ajouta Hogi en souriant, que tu es capable de toutes les audaces. Halgierde est-elle au courant des choses?
—C'est elle-même qui m'envoie vers vous.»
Au même moment la jeune femme entra. Elle déclara elle-même ses fiançailles, et l'on régla les conditions de l'hymen.
Le lendemain, Gunnar courut à Bergtorsvol raconter l'événement à Nial. Ce dernier ne dissimula pas son mécontentement.
«Tu pouvais faire un meilleur choix, répondit-il, et ce que tu m'annonces éveille en moi de graves appréhensions pour l'avenir. Peut-être aurais-tu mieux fait de suivre mon conseil et de ne point paraître au présent alting.
—Kulskiag et moi nous tenions à y revoir une foule de braves gens, nos amis, et je t'assure que la réception qui nous a été faite là-bas ne cachait aucune pensée de jalousie.
—Enfin ce qu'il y a de plus clair, c'est que cette Halgierde t'a ensorcelé.
—Ensorcelé? J'ignore si c'est le mot; mais il me semble que, même sans que je l'eusse vue et qu'elle m'eût parlé, il eût suffi qu'un corbeau, messager de malheur ou non, fût venu déposer à mes pieds un de ses longs cheveux d'or, pour que je me sentisse désireux de l'épouser.»
Il y eut un petit moment de silence; après quoi le bon Nial reprit en souriant:
«Écoute, il ne me siérait pas, à moi qui suis marié depuis longtemps, de te parler en cette circonstance comme l'eût pu faire, de son vivant, Halvard le Rouge, aujourd'hui trépassé. Promets-moi seulement que, quoi qu'il arrive, nous resterons unis.
—Certes, quoi qu'il arrive, rien ne troublera jamais notre vieille amitié.
—C'est bien, Gunnar; donnons-nous la main sur ce mot,» conclut Nial en reprenant un air grave.
Mais il ne put s'empêcher d'ajouter:
«C'est égal, quelque chose me dit que, si tout continue à se bien passer, ce ne sera pas la faute d'Halgierde.»
*
* *
Tout enfant, la fille d'Hogi avait annoncé une beauté rare, et fait l'admiration de tous ceux qui la voyaient. Son oncle Rut convenait comme les autres que, pour la majesté de la taille, l'harmonie des lignes du visage, la finesse et l'abondance des cheveux, elle n'avait peut-être pas sa pareille en Islande. Seulement il lui trouvait, à part lui, dans le regard un «je ne sais quoi» dont il avait peur.
Un jour, il dînait chez son frère en société de quelques amis. La fillette était en train de folâtrer par terre dans la salle avec d'autres enfants de son âge, quand son père l'appela tout à coup:
«Viens ici, mignonne!»
Halgierde accourut aussitôt, sa charmante figure animée par le jeu.
Hogi la prit doucement par le menton, l'embrassa, et, se tournant vers Rut son cadet:
«N'est-elle pas, lui dit-il, jolie à ravir?»
Comme Rut ne répondait pas, Hogi répéta sa question.
«Oui, oui, repartit enfin l'oncle, c'est, à coup sûr, une enfant ravissante... Mais, ajouta-t-il après un silence, je me demande toujours d'où sont venus dans notre famille ces yeux... dont je ne puis définir l'expression...»
Le propos vexa Hogi, et il s'ensuivit une courte bouderie entre les deux frères.
*
* *
Les années s'écoulèrent. Halgierde devint chaque jour plus belle, et l'on put remarquer bientôt qu'elle était consommée dans l'art de plaire. Avec cela, prodigue, obstinée, rancunière, elle inquiétait de plus en plus le bon Rut; et le pis, c'était qu'un certain Tiolstolf, qui avait été son père nourricier, avait conservé sur elle une influence des plus pernicieuses.
Ce Tiolstolf était un méchant homme, d'une force et d'une habileté aux armes peu communes, qui avait déjà commis plusieurs meurtres sans payer la moindre rançon. Halgierde avait voulu qu'il restât avec elle à l'Hogistad, et elle ne faisait rien sans le consulter.
Or, à quelque distance du bœr, dans la direction de la mer, demeurait un riche fermier appelé Thorwald. C'était un homme de mœurs honorables et fort estimé, qui n'avait d'autre défaut qu'un peu trop de vivacité dans l'humeur.
Son père l'exhortant un jour à se marier, il répondit qu'il y songeait en effet, et que son choix était même déjà fait.
«Et qui comptes-tu demander? continua le vieillard.
—Halgierde, fille d'Hogi.»
Le père secoua la tête.
«Non, pas elle, mon fils! reprit-il. On la dit volontaire, emportée et coquette; tu es toi-même opiniâtre et violent... M'est avis que d'un tel mariage il ne saurait rien résulter de bon.
—C'est mon idée, et je m'y tiens, repartit le jeune homme.
—Soit!» conclut le vieillard.
Le lendemain même, le père et le fils allèrent trouver Hogi leur voisin.
«Nos situations se valent, lui dit ce dernier; je ne dois pas vous cacher pourtant qu'Halgierde a un caractère un peu difficile.
—Cela ne fait rien,» répondit Thorwald.
Et, séance tenante, l'affaire fut réglée, sans qu'Halgierde eût voix au chapitre.
Lorsque la jeune fille connut la chose, elle entra dans une grande colère et courut vers son père nourricier.
«Console-toi, lui dit Tiolstolf, et compte sur moi. C'est la première fois que tu te maries, mais ce n'est sans doute pas la dernière. Il faudra bien, à la récidive, que l'on prenne ton avis.»
Sur quoi ils se mirent à parler d'autre chose.
*
* *
Pendant ce temps, Hogi disposait tout pour la noce. Il alla d'abord inviter Rut, et lui dit:
«Je te prie de ne pas m'en vouloir si j'ai conclu cet hymen en dehors de toi.
—Certes, répondit le frère, l'union est loin de m'agréer. Je te promets néanmoins d'assister au repas.»
Thorwald fit aussi ses invitations, et Halgierde convia de son côté au festin un certain Svan qui était son oncle maternel et qui habitait le fiord des Ours, à la partie nord de l'Islande. Ce Svan était un vilain drôle, hargneux, querelleur, et qui se connaissait en magie. Au banquet, qui compta plus de cent couverts, Tiolstolf et lui se placèrent côte à côte, et, au grand étonnement des convives, on les vit l'un et l'autre, à plusieurs reprises, s'entretenir tout bas avec Halgierde, qui riait à chaque mot qu'ils disaient.
«Cette façon de rire ne me plaît guère, dit le père de Thorwald à son fils, comme ils s'en retournaient le soir chez eux; et ce qui me plaît encore moins, c'est la présence de ce Tiolstolf.»
Halgierde, en effet, avait exigé que son père nourricier la suivît au domicile conjugal. De tout l'hiver, Thorwald et lui n'échangèrent que de brèves paroles. Quant à Halgierde, dès le lendemain de son mariage, elle commença par donner libre cours à ses habitudes de gaspillage, si bien que, le printemps venu, il y eut au logis disette de farine et de poissons secs. Halgierde alors se mit en colère contre son mari, et lui reprocha de la laisser manquer même du nécessaire. À quoi Thorwald répondit que son approvisionnement de l'année avait été le même que d'habitude, et que cela lui durait d'ordinaire jusqu'au milieu de l'été.
«Qu'est-ce que cela prouve? repartit la jeune femme d'un ton méprisant: que tu es tout bonnement un avare, et que ton père et toi vous vous laissiez mourir de faim!»
Le mari, courroucé de cette parole, frappa Halgierde à la joue avec une telle force, que le sang jaillit; puis, sortant sans mot dire, il emmena six de ses gens, et gagna à la rame quelques îlots qu'il possédait dans le fiord voisin, et où il avait une réserve de farine et de poissons secs.
*
* *
Halgierde cependant s'assit devant la porte, et elle était en train de ruminer sa colère quand Tiolstolf parut.
«Ah! fit-il en l'apercevant, qui t'a donc marqué de rouge le visage?
—C'est mon mari, répondit-elle; et il paraît que tu t'en soucies peu, puisque tu n'es pas même venu à mon secours!
—Eh! le savais-je? dit le père nourricier. Je suis, en tout cas, bon pour te venger.»
Il prit sa hache, sauta en canot, et rama vers les îles du fiord.
Thorwald était dans sa chaloupe, en train d'arrimer les objets que ses hommes lui apportaient du rivage. Tiolstolf, d'un bond, fut à côté de lui.
«Voyons! dit-il, il faut que je t'aide, autrement tu n'en finiras point... Ma parole! on croirait toujours que tu es manchot!
—Tu n'as rien à m'apprendre, sache-le bien! répondit Thorwald d'un ton dédaigneux.
—Si fait, riposta l'autre, j'ai à t'apprendre de quelle façon on doit se conduire avec une femme... J'ajouterai que tu as maltraité Halgierde pour la première et la dernière fois.»
À ce mot, Thorwald saisit un couteau de pêcheur qui se trouvait près de lui, et le brandit vers Tiolstolf; mais l'autre, levant sa hache, en assena un tel coup à Thorwald, que celui-ci eut le bras cassé et laissa échapper le couteau.
D'un second coup porté sur la tête, son adversaire lui fracassa le crâne.
Au même moment les gens de Thorwald arrivaient avec des sacs de farine. Tiolstolf, sans perdre de temps, pratiqua d'un coup de hache un énorme trou dans le fond de la chaloupe, qui embarqua immédiatement le flot salé; puis, sautant vite dans son propre canot, il s'éloigna à force de rames, tandis que l'autre bateau coulait avec sa charge et le corps inanimé de Thorwald.
Une fois à terre, il se dirigea en droite ligne vers le bœr d'Halgierde, sa hache ensanglantée à l'épaule.
La jeune femme était toujours assise à la même place.
«Tiens! ta hache est de la même couleur que ma joue! dit-elle à Tiolstolf en l'apercevant.
—Oui, je viens de faire en sorte que tu puisses te remarier à ta guise.
—Alors Thorwald est mort?
—Il l'est... Maintenant, comme il faut que je pourvoie à ma sûreté, je m'en vais de ce pas vers le nord rejoindre notre ami Svan.»
Là-dessus il enfourcha un cheval, et s'enfuit au galop à travers la plaine.
*
* *
Le même jour, Halgierde était de retour chez son père Hogi. Celui-ci, ne sachant rien de ce qui était arrivé, accueillit sa fille avec joie.
«Pourquoi Thorwald ne t'accompagne-t-il pas? lui demanda-t-il tout d'abord.
—Thorwald est mort! dit Halgierde.
—Alors c'est Tiolstolf qui l'a tué! dit l'oncle Rut, survenant tout à coup.
—Oui, ajouta simplement Halgierde.
—Mes pressentiments ne me trompaient pas, reprit Rut; ce mariage ne pouvait engendrer que malheurs!»
Quand le père de Thorwald apprit la nouvelle, il rassembla un gros d'hommes armés, et se dirigea au nord vers le fiord des Ours. Mais, comme la troupe gravissait la dernière colline du chemin, il survint tout à coup une nuée si opaque, qu'elle fut obligée de s'arrêter court.
Les cavaliers mirent pied à terre un moment. Quand ils voulurent ensuite remonter en selle, il leur fut impossible de retrouver leurs chevaux dans l'obscurité. Ils perdirent même leurs armes, et tous à l'envi s'égarèrent si bien parmi les roches et les précipices, qu'ils n'eurent bientôt plus qu'un désir, celui de pouvoir battre en retraite.
«Par ma foi! s'écria le père de Thorwald, c'est ce Svan qui nous ensorcelle. Que je rattrape seulement mon cheval, et je jure que je file au plus vite!»
Au même instant l'atmosphère s'éclaircit, et chacun retrouva ce qu'il cherchait. Quelques hommes, plus obstinés, essayèrent néanmoins de pousser outre; mais, trois fois de suite, le même enchantement se renouvela, de sorte que le plus vaillant tourna bride.
L'affaire se termina donc, selon l'usage du pays et du temps, par une composition pécuniaire. Hogi paya au père de Thorwald la somme de six onces d'argent[39] comme rançon du meurtre de son gendre, et Rut lui fit, de plus, présent d'un manteau.
*
* *
Deux années s'écoulèrent. Halgierde s'était remise à vivre sous le toit paternel, quand un jour s'arrêta devant le bœr un groupe d'une dizaine d'hommes à cheval à la tête duquel se trouvait Osvif, un riche fermier qui avait sa demeure près du fiord de Borge.
À peine eurent-ils exposé l'objet de leur visite, qu'Hogi fit mander Rut en toute hâte.
«Cette fois, lui dit-il, je ne veux pas agir sans te consulter. C'est Osvif qui vient me demander la main d'Halgierde.
—Ne connaît-il point l'histoire de Thorwald?
—Il la connaît; mais il prétend qu'un second hymen est souvent plus heureux qu'un premier, et que d'ailleurs il se gardera de Tiolstolf.
—Qu'il s'en garde, répondit Rut; c'est mon meilleur conseil de beaucoup... Mais il faut que, cette fois, Halgierde soit l'arbitre de son propre sort.»
On appela aussitôt la jeune veuve. Celle-ci parut, vêtue d'une robe écarlate et d'un manteau bleu du plus fin tissu, avec une ceinture d'argent à la taille. Ses beaux cheveux retombaient en ondes dorées sur son sein.
Elle eut pour chacun un sourire gracieux, et quand Osvif, émerveillé, lui demanda si elle consentait à le prendre pour mari, elle répondit sans hésiter:
«De tout mon cœur, et je suis convaincue que rien ne troublera plus mon bonheur.»
La noce se fit deux semaines plus tard, en grande pompe, à l'Hogistad. Tiolstolf, bien que toujours au bœr, ne fut pas invité au banquet. Tout le temps que la fête dura, on le vit rôder, le sourcil froncé et la hache levée, autour du logis; mais personne n'eut l'air d'y faire attention, et nul incident ne troubla le repas.
Osvif alla s'installer chez lui avec sa femme, et pendant une année le couple vécut dans la plus parfaite harmonie.
Au commencement de l'été, Halgierde donna le jour à une fille qui lui ressemblait trait pour trait, et qui reçut le nom de Thorgierde. Tiolstolf, lui, était demeuré à l'Hogistad, où d'abord il parut bien se conduire. Mais, un matin qu'il avait commis un acte de violence sur un des serviteurs de la maison, Hogi le pria de s'en aller.
Pour toute réponse, Tiolstolf sella son cheval, prit ses armes, et se dirigea vers le bœr d'Osvif.
Il trouva Halgierde seule au logis.
«Ton père, lui dit-il, m'a chassé, et je viens te demander asile.
—C'est à Osvif qu'il appartient de te répondre quand il rentrera, repartit la jeune femme.
—Vivez-vous donc d'accord à ce point?
—Tout à fait d'accord... Pas un nuage ne s'est élevé entre nous.»
Tiolstolf prit place silencieusement sur un banc.
Lorsque Osvif parut, Halgierde lui jeta les bras autour du cou, et lui dit:
«M'accorderas-tu ce que je vais te demander?
—Si je le puis honorablement, certes oui.
—Eh bien, Tiolstolf est ici. Permets-lui de rester avec nous. S'il te donne le moindre sujet de contrariété, tu me trouveras avec toi contre lui.
—Soit, répondit Osvif. Je ne puis résister à une prière faite de cette façon; mais sache qu'à la première incartade je mettrai le compagnon à la porte.»
*
* *
Tiolstolf, quelques mois durant, se maîtrisa; puis son naturel reprit le dessus, et il emplit bientôt tout le logis de querelles et de vacarme, n'épargnant dans ses violences que la seule Halgierde, qui du reste ne le défendait jamais. Osvif voyait bien que les choses menaçaient de tourner mal; mais, craignant d'affliger sa femme, il différait de jour en jour l'expulsion du père nourricier.
Un matin, quelques moutons s'étant fourvoyés dans les pâturages des montagnes, il dit à Tiolstolf de courir après eux avec d'autres serviteurs de la ferme.
«Est-ce que tu me prends pour ton esclave? lui répondit insolemment l'homme; marche devant, et je te suivrai.»
Osvif alla aussitôt trouver Halgierde, et lui annonça sa résolution de chasser le vilain drôle.
Alors, pour la première fois, Halgierde prit vivement le parti de Tiolstolf, et, d'un mot à l'autre, la dispute s'échauffa tellement, qu'Osvif, impatienté, fit comme avait fait autrefois Thorwald: il frappa sa femme au visage.
«Assez de criailleries» lui dit-il, et incontinent il sortit.
Halgierde se mit à pleurer amèrement. Toutefois, quand son père nourricier survint, et qu'avec son astuce habituelle il voulut l'aigrir encore davantage au sujet de l'affront qu'elle avait essuyé, elle le pria fort sèchement de ne point se mêler de ses affaires d'intérieur.
Tiolstolf s'éloigna avec un ricanement plein de menace.
Osvif cependant, accompagné de quelques-uns de ses gens, avait gravi les pentes voisines à la recherche du bétail égaré. Chacun battant les buissons de son côté, il se trouva un moment seul derrière un haut massif de rochers. Soudain une voix s'écria près de lui:
«Un dernier mot de l'esclave au maître!»
C'était Tiolstolf qui, clandestinement, avait escaladé la montagne, et le menaçait de sa hache levée. Osvif se retourna brusquement, et tâcha de saisir au corps son ennemi; mais avant qu'il eût pu l'étreindre l'arme terrible lui retombait sur la nuque, et il rendait l'âme avec des flots de sang.
Tiolstolf lui arracha l'anneau d'or qu'il portait au doigt, recouvrit son corps de cailloux et redescendit vers le bœr.
«Osvif est mort!» dit-il à Halgierde.
Celle-ci, sans en demander plus long, éclata d'un rire sardonique et dit:
«C'est bien, va-t'en de ce pas trouver Rut.»
*
* *
Tiolstolf enfourcha son cheval, et s'en alla d'une traite jusqu'à la Rutstad. Il faisait nuit quand il arriva: tout le monde était couché dans la ferme.
Il mit pied à terre, attacha sa monture à un croc extérieur du séchoir, et, s'approchant de l'huis obscur, y donna un formidable coup de poing.
Rut, éveillé en sursaut, sauta vite à bas de son lit, passa son habit et ses chaussures, et sortit le glaive à la main. Sur le seuil il reconnut le visiteur.
«Que veux-tu? lui dit-il.
—J'ai tué Osvif.
—Et que cherches-tu céans?
—C'est Halgierde qui m'envoie.
—Est-ce elle qui t'a commandé le meurtre?
—Non.»
Sur ce mot, Rut brandit son épée. L'autre voulut parer le coup; mais sa hache lui glissa des mains, et l'épée de Rut lui trancha à demi le cou. La mort fut instantanée.
À cinq années de là, Gunnar épousait, lui troisième, la veuve de Thorwald et d'Osvif.
*
* *
La cérémonie du mariage se fit à la manière scandinave, c'est-à-dire que Gunnar, après les formalités d'usage accomplies devant les témoins, s'approcha du banc transversal sur lequel la fiancée se tenait assise, et là, déposant sur les genoux d'Halgierde une hache de silex qu'il tenait à la main, et qui était censée le marteau de Thor:
«Par ce marteau sacré, dit-il d'une voix assez haute pour que tous les assistants l'entendissent, moi, Gunnar fils d'Hamund, je te prends, toi, Halgierde fille d'Hogi, pour ma femme épousée.»
Sur quoi ménestrels et skaldes entamèrent leurs harmonies et leurs chants, harmonies et chants aussi primitifs que les rites mêmes qu'ils accompagnaient; puis eut lieu le banquet d'hyménée, et, après le banquet, la chevauchée nuptiale par laquelle le mari conduisait sa femme du logis paternel à son propre toit, escorté de tous les convives du festin.
Toujours suivant la coutume, ce fut Hogi qui, à l'heure du départ, prit la main gauche de sa fille, et l'amena jusqu'au seuil du bœr. Là il s'arrêta un instant, et se retournant vers Gunnar, qui marchait immédiatement après lui, il prononça cette parole, consécration dernière du mariage:
«Volontairement et de ma propre main, je conduis ma fille hors de ce logis pour te la donner, à toi Gunnar, fils d'Hamund. Prends-la donc, et sois bon pour elle, comme elle sera, elle aussi, bonne pour toi. Et maintenant mettez-vous en selle, et puissent tous les dieux de l'Islande aplanir les voies, quelles qu'elles soient, par lesquelles vous passerez l'un et l'autre!»
Alors Gunnar, s'avançant à son tour, prit la main droite d'Halgierde dans la sienne, et mena la jeune femme jusqu'à son coursier, en lui disant:
«À présent, Halgierde, toi seule, et nulle autre, es ma légitime épouse.»
Sur ce mot, tous les invités montèrent à cheval, et, le cortège une fois formé, Gunnar donna le signal du départ. Hogi seul demeura au logis.
La coutume voulait qu'à quelque distance du bœr conjugal la chevauchée devînt une sorte de course entre l'époux et l'épouse. Aussi, lorsqu'on fut en vue de Lidarende, Gunnar et Halgierde, distançant la file, éperonnèrent tout à coup leurs montures, luttant de vitesse à qui des deux franchirait avant l'autre la porte de l'enclos.
Ici, pour la première fois de sa vie, Gunnar ne remporta pas la victoire. Au moment décisif, le poney d'Halgierde, pressé par une maîtresse écuyère, s'enleva d'un élan formidable en bousculant presque au passage le cheval monté par le fils d'Hamund, et arriva le premier à la haie.
«Mauvais présage! dit Nial à Kulskiag; ou je me trompe fort, ou il y a là comme un signe que, si le désaccord entre dans le ménage, ce sera Halgierde qui finalement l'emportera sur Gunnar le vaillant.»
CHAPITRE VIII
entre bergtora et halgierde
Halgierde cependant déploya tout d'abord à Lidarende une activité et une bonne humeur qui firent le plus grand plaisir à Gunnar.
«Pour cette fois du moins, disait ce dernier à Nial, ta double vue me semble en défaut; on trouverait avec peine une ménagère plus entendue que la fille d'Hogi.
—Je m'en réjouis autant que toi, Gunnar, bien que la pire énigme de la vie soit de savoir combien de temps ce qui est bon reste bon, et combien de temps aussi ce qui est mauvais ne devient pas pire.»
Aux approches de l'hiver, le nouveau couple fut invité à un grand festin que le fermier de Bergtorsvol avait coutume de donner chaque année à ses parents et à ses amis.
C'est le moment d'informer le lecteur que Nial avait six enfants, trois fils et trois filles. Sa femme, Bergtora, était une personne au cœur excellent, mais d'un caractère très entier, vindicative, comme toute Islandaise, et, comme toute Islandaise aussi, vive et acerbe à la repartie.
L'aîné des fils, Skarphédin, qui avait épousé une fille du district appelée Thorilde, offrait un type tout à fait à part. Il était fort haut de stature, avec un nez d'aigle, une chevelure brune et bouclée, de très beaux yeux; seulement sa bouche était étrangement déformée par une saillie de la mâchoire supérieure, et son teint était d'une pâleur livide.
Somme toute, après Gunnar, c'était l'homme le plus martial qu'on pût voir. Il avait d'ailleurs le verbe tranchant, la riposte impérieuse de sa mère, et passait pour un skalde de valeur.
Ses trois frères, Grim, Helge et Atle, mariés, eux aussi, ne lui cédaient guère en valeur et en force; mais leur humeur était moins agressive, et l'on retrouvait parfois en eux quelque chose de la douceur et de la réflexion de leur père.
Tout ce monde, y compris les filles, dont aucune n'était encore en puissance d'époux, habitait le bœr de Bergtorsvol.
*
* *
Au banquet, Halgierde avait pris place, selon l'usage, sur le banc réservé aux femmes, et l'on n'attendait plus que Thoralle, l'épouse d'Helge. Cette Thoralle était une bonne et charmante personne que Nial aimait particulièrement, une sorte de fée domestique, dont l'activité prévoyante et discrète tenait tout en ordre au logis.
Elle parut enfin, et sa belle-mère Bergtora, la prenant par la main, la conduisit vers Halgierde en disant:
«Recule-toi un peu, je te prie, que ma bru s'assoie près de toi.»
Halgierde obéit, mais d'un air rechigné.
«Un beau voisinage vraiment que celui de cette cendrillon!» dit-elle assez haut pour qu'on l'entendît.
Nul toutefois ne parut faire attention à ce propos malsonnant. Le repas terminé, Bergtora fit le tour de la table avec l'eau destinée aux mains des convives. Lorsqu'elle s'approcha d'Halgierde, celle-ci lui saisit le bras et lui dit:
«Toi et Nial, vous êtes, ma foi, bien appariés... Tu as les doigts pleins de nodosités, et lui, il n'a pas un poil au visage!
—C'est vrai, répondit Bergtora; mais, que veux-tu, nous nous aimons l'un l'autre tels que nous sommes... Thorwald, ton premier mari, était l'homme le plus barbu du pays, ce qui ne l'a pas empêché de passer de vie à trépas, grâce à toi!»
À cette réplique, Halgierde se leva furieuse, et, se tournant vers le banc où siégeait Gunnar:
«À quoi me servirait-il d'avoir pour époux le premier homme de l'Islande, si une telle insulte restait impunie?»
Pour toute réponse Gunnar quitta la table en disant:
«Allons-nous-en! Si tu veux quereller, que ce soit chez nous, et non pas ici, au foyer de l'homme que j'honore le plus! Je n'entends pas être le jouet de tes caprices!»
Le couple se disposa aussitôt à sortir.
Sur le seuil, Halgierde dit à Bergtora:
«Souviens-toi que ce n'est pas fini comme cela entre nous.
—Tant pis pour toi!» repartit l'autre.
Gunnar, sans plus souffler mot, regagna incontinent Lidarende, d'où il ne bougea pas de tout l'hiver.
*
* *
L'été venu, il se mit en devoir de se rendre à l'alting, et au départ il dit à sa femme:
«Surtout maîtrise-toi pendant mon absence, et vis en paix avec mes amis.
—Tes amis sont-ils donc les miens? riposta aigrement Halgierde.
—Il faut qu'ils le soient,» reprit Gunnar, et il s'en alla sur cette brève réponse.
Dans le même temps, Nial partait également pour Tingvalla avec ses trois fils.
Or les deux amis possédaient en commun sur les rives de la Markar une forêt où chacun d'eux prenait le bois dont il avait besoin, sans que l'usage de cette propriété indivise eût jamais donné lieu à la moindre contestation. Après le départ de son mari, Bergtora envoya un de ses serviteurs, nommé Svart, couper des broussailles dans ladite forêt. La chose vint aux oreilles d'Halgierde, qui résolut de saisir cette occasion de se venger.
Elle manda un méchant drôle, du nom de Kol, qu'elle employait ordinairement comme tâcheron, et lui dit:
«J'ai pour toi de la besogne. Va-t'en au bois de la Markar; tu y rencontreras Svart le maraudeur. Fais en sorte qu'il ait maraudé pour la dernière fois.»
Kol prend sa hache, monte à cheval, et galope vers le lieu indiqué. Là il surprend Svart en train de travailler, et le tue raide d'un coup sur la nuque.
Quand la nouvelle de ce meurtre lui parvint à l'alting, Gunnar se hâta d'aller trouver Nial.
«À combien estimes-tu la vie de Svart, ton esclave? Kol l'a tué sur l'ordre d'Halgierde.»
Nial réfléchit un instant.
«Donne-moi deux onces d'or... Svart était mon esclave favori...»
Puis il ajouta tristement:
«Je prévois que les choses n'en resteront pas là. Le bras, dit le proverbe, ne se réjouit pas longtemps de l'acte accompli... J'aurai bientôt à te verser à mon tour le prix du sang. Ta main, Gunnar, et souviens-toi que, quoi qu'il arrive, rien ne doit troubler notre vieille amitié.»
*
* *
À quelque temps de là, comme Nial et ses fils s'en étaient allés à une colline nommée Thorosfield, où ils avaient une exploitation, Bergtora, de la porte de son bœr, aperçut au loin un individu monté sur un cheval noir, et armé d'une lance et d'un glaive, qui semblait se diriger de son côté. L'homme entra, en effet, dans l'enclos, et la femme de Nial lui ayant demandé qui il était et ce qu'il voulait:
«Je m'appelle Roste, dit-il; je viens des fiords de l'est, et je suis en quête d'une condition. Peut-être les gens d'ici pourront-ils m'employer. Je m'entends à la culture ainsi qu'à d'autres travaux manuels.
—Nial et Skarphédin sont absents, répondit Bergtora; mais je suis la maîtresse du logis, et j'ai le droit de les suppléer en toutes choses.
—Eh bien, voulez-vous louer mes services?
—Écoute, reprit la fermière, j'ai besoin d'un gaillard résolu qui exécute à l'occasion tout ce qu'on lui commande. Te sens-tu assez de cœur au ventre pour ne reculer devant aucune besogne?
—Pour cela, oui, repartit Roste d'un air entendu.
—Alors tu peux rester chez nous.»
Quand Nial rentra le lendemain et qu'il aperçut le nouveau venu, il interrogea sa femme, qui lui dit:
«C'est un domestique que j'ai engagé hier, un homme très actif, semble-t-il.
—Il se peut que ce soit un bon travailleur, répliqua le fermier; mais, je ne sais pourquoi, sa figure ne me revient qu'à moitié.»
Skarphédin, en revanche, déclara que Roste lui plaisait beaucoup.
L'hiver s'écoula. Au mois de juin suivant, Nial prit avec ses fils le chemin de l'alting, et il eut soin, en partant, de se munir d'un gros sac plein d'écus.
«Eh! mon père, que d'argent! lui dit Skarphédin; que veux-tu donc faire de tout cela?
—C'est la somme que Gunnar m'a payée l'an dernier pour le meurtre de Svart; j'ai comme une idée qu'il me faudra la lui restituer.»
Skarphédin sourit sans répondre.
*
* *
Quelques jours après, Roste alla un matin trouver Bergtora:
«N'avez-vous rien de particulier à me dire? lui demanda-t-il.
—Si fait. Connais-tu Kol?
—Kol de Lidarende? Si je le connais! Le drôle et moi, nous avons même un compte à régler.
—Eh bien, tâche de le rencontrer, et arrange-toi pour qu'il ne nuise plus à personne. Je te promets une bonne récompense.»
Roste prit sa lance, sauta en selle, et galopa vers les hauteurs qui bordaient la rivière. À mi-côte il croisa quelques hommes qui lui dirent que Kol était au pâtis. Il continua donc de gravir la pente; puis, arrivé en haut, il aperçut le valet d'Halgierde, également à cheval.
«Ça va-t-il comme tu veux le travail? lui cria-t-il en courant sur lui.
—Qu'est-ce que cela peut te faire, répondit l'autre, à toi et à ceux que tu sers?»
Il leva en même temps sa hache; mais, d'un mouvement prompt comme l'éclair, Roste le transperça de sa lance et le jeta raide mort à bas de sa monture.
Il poursuivit ensuite sa route jusqu'à ce qu'il eût rencontré quelques-uns des tâcherons de Lidarende.
«Voyez donc là-bas, leur dit-il, ce qui est arrivé à Kol! Je crois qu'il a fait une chute de cheval dont il a peu de chances de revenir!
—Tu l'as donc tué? demandèrent les hommes.
—Je ne sais pas; mais votre maîtresse ne manquera point, en tout cas, de m'accuser.»
Et sur ce mot il tourna bride pour regagner le bœr de Bergtora.
*
* *
Celle-ci se montra enchantée et loua fort l'adresse de son serviteur. Quant à Halgierde, le jour même du meurtre, elle dépêcha un exprès à Gunnar, qui se trouvait, lui aussi, aux comices, et qui, au reçu de la nouvelle, se hâta d'informer Nial de la chose.
Nial prit, sans mot dire, le sac d'argent qu'il avait emporté de Bergtorsvol, et, en compagnie de ses fils, il se rendit à la hutte de Gunnar sur le ting.
Tous deux s'entretinrent quelque temps à l'écart.
«La fatalité s'acharne après nous, dit Nial tristement. Fixe toi-même le prix du sang de Kol.
—Kol et Svart se valaient à peu près, fit le mari d'Hargielde; tu sais par conséquent ce que tu me dois.»
Nial versa le contenu de la sacoche à Gunnar, qui reconnut aussitôt les pièces d'argent qu'il avait comptées l'année précédente à son ami.
La session de l'alting terminée, les deux amis, dont cet incident n'avait nullement altéré les rapports, s'en retournèrent chacun à leur bœr.
Nial demanda à sa femme la raison de la violence qu'elle avait commise.
«La raison? répondit Bergtora, c'est que jamais Halgierde n'aura le dernier mot contre moi!»
Halgierde, de son côté, s'emporta furieusement contre son mari, lorsqu'elle apprit l'arrangement pécuniaire qu'il avait consenti avec Nial.
«Tu es bien prompt à t'accommoder! lui dit-elle avec force sarcasmes; mais, quelque complaisance que tu montres, jamais tu n'obtiendras de moi que je demeure en reste avec Bergtora!»
Gunnar de répliquer froidement:
«Quoi que tu fasses aussi, jamais tu ne rompras, sache-le bien, le lien d'amitié que m'unit à Nial!»
CHAPITRE IX
suite des représailles
Hogi et Rut cependant étaient morts, et, à peu près à la même époque, l'oncle maternel d'Halgierde, le magicien Svan, du fiord des Ours, avait péri d'une façon mystérieuse.
Un jour de printemps qu'il s'en était allé à la pêche en mer, une tempête effroyable avait éclaté, et sa barque, précipitée contre un écueil, avait été mise en pièces. Quelques marins, qui se trouvaient non loin de là, assuraient avoir vu le naufragé voguer triomphalement sur les flots, escorté des «génies de l'abîme», jusqu'à un massif de rochers qui s'était entr'ouvert pour le recevoir; mais d'autres affirmaient qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans ce récit. Toujours est-il que depuis lors ledit Svan avait disparu, et nul n'en avait eu de nouvelles.
Il laissait un fils naturel, appelé Bryniolf, qui était un homme de la pire espèce, ne reculant devant aucun méfait. Halgierde se hâta de le mander, lorsque Kol eut été tué par Roste, pour le mettre à la tête de ses ouvriers. Gunnar ne fut point enchanté du choix; mais, comme il ne voulait fermer sa porte à aucun des parents de sa femme, il accepta ce nouveau serviteur, évitant seulement de lui parler en dehors des nécessités du travail.
À Bergtorsvol cependant Nial avait essayé de se défaire de Roste en l'envoyant vers les fiords de l'Est; mais, quelques jours après, le valet avait reparu, en disant qu'il était indigne d'un homme libre de paraître s'enfuir comme un vil esclave, et, sur les instances de Bergtora, on avait consenti à le garder au logis.
Le temps de l'alting revenu, tous les hommes gagnèrent Tingvalla, et les femmes restèrent seules dans leurs bœrs avec leurs domestiques des deux sexes.
Un jour, Bergtora dit à Roste:
«Monte à Thorosfield; tu y resteras une huitaine de jours à faire du charbon dans la forêt. Surtout qu'on n'en sache rien; car si Halgierde soupçonnait ta présence là-haut, tu serais un homme mort.»
Le lendemain néanmoins, la femme de Gunnar était informée du départ de Roste.
Elle appela aussitôt son cousin Bryniolf.
«Roste est au bois de Thorosfield, lui dit-elle, et je compte sur toi pour qu'il n'en revienne pas.»
L'autre d'abord parut hésiter.
«Ah! reprit Halgierde, je m'aperçois bien que Tiolstolf n'est plus là! Tu as donc peur?
—Peur!» s'écria le fils de Svan; et sur ce mot il partit au galop.
*
* *
Arrivé au bas de la colline boisée, il vit une épaisse colonne de fumée qui s'élevait du milieu du fourré. Il s'élança dans cette direction, puis, mettant pied à terre, il attacha son cheval à un arbre et se faufila vers la charbonnière.
Roste était devant son fourneau, tout noir des pieds à la tête, et tellement absorbé dans sa besogne, qu'il n'entendit pas venir Bryniolf.
Celui-ci se glissa à pas de loup derrière lui, et, levant sa hache, lui en assena un formidable coup sur le crâne.
Roste fit en l'air un tel bond, que la hache échappa des mains de l'agresseur, puis, bien que blessé à mort, il put encore saisir un javelot et le décocher à Bryniolf. Mais ce dernier se jeta par terre à plat ventre, et le trait passa au-dessus de lui en sifflant.
«C'est heureux pour toi, fit le valet de Bergtora, que tu m'aies attaqué à l'improviste! Allons, ramasse ta hache, qui n'a pas trahi la main qui la tenait, et va dire à Halgierde que tu m'as tué... Ce qui me console, c'est qu'avant peu tu auras le même sort!»
En achevant ces mots, il rendit l'âme.
Bryniolf ramassa sa hache, et courut dire à sa maîtresse que ses ordres étaient accomplis.
Halgierde fit immédiatement partir deux exprès, un pour Bergtorsvol, chargé d'annoncer à la femme de Nial que le meurtre de Kol était vengé, l'autre pour Tingvalla, avec mission de prévenir Gunnar.
Ce fut cette fois à ce dernier de désintéresser, selon le taux légal, son voisin lésé par la mort de Roste.
L'entrevue fut des plus cordiales, et, l'accord fait, les deux amis se bornèrent à se serrer la main en silence.
*
* *
«Te voilà quitte envers Gunnar, dit Bergtora à son mari, quand celui-ci, à son retour de l'alting, lui eut montré l'argent du wehrgeld; mais moi je ne le suis pas envers Halgierde.
—Il n'est pas besoin de s'acquitter deux fois! répondit Nial sans autre reproche.
—Oh! poursuivit Bergtora, mon époux a l'humeur bien douce à présent!»
«Quelle somme as-tu donc payée à Nial pour la mort de Roste? demanda de son côté Halgierde à Gunnar, quand celui-ci revint à Lidarende.
—Le prix d'un homme libre, répondit Gunnar, comme c'était du reste mon devoir.
—Allons! ajouta la femme d'un air méprisant, vous faites vraiment la paire, Nial et toi, et ni l'un ni l'autre, certes, vous ne courez le risque de mourir d'un coup de sang!»
*
* *
Il y avait alors à Bergtorsvol un certain Losing, dont le père était mort au service de la mère de Nial, et qui lui-même avait élevé le fils de son maître. C'était un homme plein de vigueur, quoique d'un naturel extrêmement placide, et d'un dévouement à toute épreuve. Skarphédin et ses frères l'aimaient comme un père.
L'été suivant, Bergtora le fit appeler et lui dit:
«Tu étais, Losing, d'une famille d'esclaves; nous t'avons affranchi. Puis-je compter sur toi en toute occurrence?
—Assurément.
—Eh bien, je te charge de tuer Bryniolf.
—L'homicide n'est point mon affaire, répliqua le brave serviteur; néanmoins, si tu me le commandes formellement...
—Formellement,» répondit Bergtora.
Losing gagna immédiatement Lidarende, et, s'adressant à Halgierde en personne:
«Où est Bryniolf? lui demanda-t-il.
—Que lui veux-tu?
—Qu'il me dise où il a enterré le corps de Roste; il paraît que la chose a été mal faite.»
Halgierde lui indiqua où se trouvait son valet; puis elle ajouta:
«Tu ne fais point métier de tuer les gens; je pense donc qu'avec toi il n'y a pas de danger.»
Losing repartit qu'en effet il n'avait encore jamais vu couler le sang de personne par son fait, et, sur cette réponse laconique, il partit.
Bientôt après, au milieu de la route, il trouva Bryniolf.
«Défends-toi! lui cria-t-il; je n'entends point t'attaquer comme un malfaiteur.»
L'autre fondit sur lui, sa hache levée; mais Losing, d'un premier coup de la sienne, lui brisa le manche de son arme, et, d'un second coup en pleine poitrine, l'étendit sans vie sur le chemin.
Quelques pas plus loin, avisant des bergers d'Halgierde, il leur annonça qu'il venait de tuer Bryniolf, non par surprise et traîtreusement, comme celui-ci en avait usé avec Roste, mais loyalement, dans un duel régulier, et il leur dit à quel endroit ils pourraient retrouver le cadavre.
Quand la nouvelle parvint à Nial sur le ting, il fut d'abord si saisi, qu'il se la fit répéter par trois fois.
«Oh! s'écria-t-il enfin, voilà cette fureur de meurtre qui gagne maintenant jusqu'aux moutons même. Qu'en dis-tu, Skarphédin, mon fils?
—Je dis qu'il fallait que Bryniolf fût vraiment prédestiné à la mort pour qu'il ait péri de la main de notre excellent père nourricier, l'homme le plus inoffensif de l'Islande.»
*
* *
Sur l'entrefaite arriva au bœr de Lidarende un cousin de Gunnar, appelé Sigmund, qui, avec son navire, faisait le trafic d'Islande en Norwège et poussait même parfois jusqu'en Suède. À une grande force physique et à certains agréments extérieurs il joignait un savoir remarquable et un talent de skalde apprécié. Une chose cependant gâtait en lui tous ces avantages: c'était un esprit d'arrogance et de présomption qui se traduisait en railleries incessantes.
Gunnar le reçut avec bienveillance, et l'invita, selon la coutume, à passer l'hiver sous son toit.
«J'accepte l'offre, répondit Sigmund, pour moi et pour Skiold, qui m'accompagne.»
Ce Skiold était un Suédois d'assez mauvais renom qui le secondait dans toutes ses affaires, et avec lequel, la similitude d'humeur aidant, il s'était lié d'une étroite amitié.
«Je veux bien aussi héberger Skiold, repartit Gunnar, quoique je ne le voie pas des mêmes yeux que toi; mais tu sais que ma femme est d'un naturel très fantasque; ne prête point l'oreille à ses suggestions, et en toutes choses consulte-moi d'abord.»
Sigmund demeura donc à Lidarende avec son ami, et Halgierde, à qui le nouveau venu plaisait fort, affecta bientôt de le combler de ses prévenances. Ce fut au point que les gens du logis en arrivèrent à se demander qui était le maître, de lui ou de Gunnar. Elle semblait néanmoins avoir oublié Bergtora et ses pensées de représailles, quand un jour, à brûle-pourpoint, elle dit à son mari:
«J'ai beau essayer de me contraindre; je ne puis prendre sur moi de laisser invengée la mort de Bryniolf.»
Gunnar lui tourna le dos sans répondre, mais immédiatement il envoya prévenir Nial que Losing eût à se bien garder.
Halgierde, en effet, cherchait de toutes parts un «homme de main» à qui elle pût confier sa vindicte. Elle s'adressa d'abord à Thraen, un riche Islandais qui habitait le bœr de Grytaa, et qui venait d'épouser Thorgierde, l'enfant née du mariage d'Halgierde et d'Osvif; mais, aux premiers mots qu'elle lui dit, celui-ci déclina la proposition. Alors elle se tourna vers Sigmund:
«Non, repartit également ce dernier. Je ne veux point encourir la colère de Gunnar, sans compter que le meurtre de Losing ne tarderait pas à être vengé à son tour.
—Par qui donc? Serait-ce par ce blanc-bec de Nial?
—Non pas par lui, mais par ses fils.
—Oh! reprit Halgierde d'un air de dédain, le négoce ne fait pas, je le vois, les hommes valeureux!»
*
* *
Sigmund la quitta sans plus souffler mot; mais, appelant son ami Skiold, il prit avec lui le chemin de Grytaa.
Que se passa-t-il entre lui et Thraen? Nul ne le sut; mais le surlendemain, comme Gunnar était absent de sa maison, les trois hommes reparurent ensemble à Lidarende.
«Nous sommes à tes ordres, dirent-ils à Halgierde; indique-nous seulement ce que nous devons faire.
—Eh bien, partez pour le fiord de l'est où est resté le navire de Sigmund; vous prétexterez que vous avez des marchandises à y prendre, et vous n'en reviendrez qu'après l'ouverture de l'alting, c'est-à-dire quand Gunnar et Nial seront aux comices avec tout leur monde. Ce sera le moment pour agir.»
Les trois hommes s'en allèrent vers l'est. Quelques semaines après, Gunnar, n'ayant nul soupçon, se mit en route pour Tingvalla, et Nial en fit autant de son côté. Celui-ci avait décidé, par prudence, qu'il emmènerait son valet Losing; mais une circonstance imprévue l'en empêcha au dernier moment. Le domestique, qui était en course à une assez grande distance du bœr, se trouva arrêté au retour par le débordement d'une rivière, ce qui lui causa un retard de quarante-huit heures environ.
Quand il reparut, Bergtora, qui avait les instructions de son mari, lui dit de rejoindre Nial à l'alting; mais elle eut la malencontreuse idée de l'envoyer d'abord au bois de Thorosfield jeter un coup d'œil à l'exploitation.
«Aie bien soin, lui recommanda-t-elle, de revenir au plus tard le lendemain.»
Par malheur Halgierde sut la chose; elle en avisa aussitôt ses vengeurs, qui se hâtèrent de monter à cheval pour prendre la direction de Thorosfield.
En route, Sigmund dit à Thraen:
«Laisse-nous agir seuls, Skiold et moi, et contente-toi d'assister à la scène. Quatre bras suffisent pour la besogne.»
Ainsi fut-il convenu. Quelques instants après, ils rencontrèrent Losing, et fondirent sur lui. L'autre se défendit vaillamment. Il commença par briser une lance à chacun de ses adversaires; puis Skiold lui ayant coupé la main droite, il continua de combattre de la gauche. À la fin pourtant Sigmund le transperça d'un javelot, et il tomba inanimé sur le sol.
Les meurtriers recouvrirent le corps de cailloux et de broussailles.
«Voilà, je le crains, un fâcheux exploit, dit Thraen à ses compagnons; je me demande comment les fils de Nial prendront la nouvelle.
—Il n'importe,» repartit Sigmund en entonnant des couplets de circonstance, et tous trois ils regagnèrent Lidarende.
*
* *
Halgierde ne se sentit pas de joie; mais Ranveige, la vieille mère de Gunnar, ne put s'empêcher de dire à Sigmund:
«Tu me parais dans une voie périlleuse. Pour cette fois, mon fils te tirera d'embarras en s'accommodant avec Nial; néanmoins je t'engage à ne plus te lancer sur les pistes que ma bru t'indiquera, si tu ne veux être assuré d'y périr.»
Halgierde, à ce mot, éclata de rire; mais la vieille reprit d'une voix grave:
«Femme, ne te moque pas des vieillards; la sagesse descend des rides de leur front.»
Lorsque Gunnar connut ce nouveau meurtre, il alla avec son frère Kulskiag trouver immédiatement Nial. Ce dernier était seul dans sa hutte.
«Losing est mort, lui dit-il; nos maisons sont de plus en plus divisées, mais notre amitié n'a point reçu d'atteinte. Fixe le wehrgeld que j'ai à te payer.»
Nial garda un instant le silence; son visage était devenu pâle. Il répondit enfin avec un soupir:
«Donne-moi six onces d'or... Losing était un serviteur comme il n'en est pas beaucoup en Islande. Mes fils, s'ils étaient ici, refuseraient à coup sûr toute composition; aussi me passerai-je de les consulter... J'espère néanmoins qu'ils respecteront l'arrangement consenti entre nous.» Bientôt après Skarphédin entra, et son père l'informa de l'événement.
«Non, certes, répliqua le jeune homme, je ne romprai point l'accord fait par toi; mais je crois que le jour est proche où, mes frères et moi, nous aurons à nous mêler de la querelle, et, à la prochaine offense, je me souviendrai volontiers de toutes les autres.»
CHAPITRE X
propos de femmes et couplets de skalde
On a vu que, dans les bœrs islandais, les femmes avaient un logis à part, sorte de gynécée ouvert où elles travaillaient et jasaient ensemble; ce qui n'empêchait pas les hommes de venir aussi de temps à autre prendre part au bavardage et à la gaieté qui ne cessaient de régner en ce lieu.
Or, un jour qu'Halgierde se trouvait ainsi dans sa stofa avec sa fille Thorgierde, son gendre Thraen et Sigmund, le cousin de Gunnar, quelques mendiantes se présentèrent. Selon l'usage du pays, la maîtresse du logis les fit entrer et asseoir; puis elle leur demanda ce qu'il y avait de nouveau «par le monde».
«Rien que nous sachions, répondirent-elles.
—Où donc avez-vous passé la nuit?
—À Bergtorsvol.
—Ah! et que faisait Nial?
—Ma foi, toute son occupation consistait à se tenir silencieux dans un coin.
—Et ses fils?
—Pour ceux-là, reprirent obséquieusement les pauvresses, on ne sait guère à quoi ils sont bons. Skarphédin pourtant affilait une hache, Grim arrangeait un arc, Helge mettait une poignée à un glaive, et Atle assujettissait une prise à un bouclier.
—Oh! oh! repartit Halgierde, méditeraient-ils quelque grave entreprise?
—Nous l'ignorons, firent les femmes.
—Mais les gens de service, poursuivit Halgierde, à quoi s'occupaient-ils?
—Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il y en avait un qui transportait aux champs du fumier.
—Tiens! et pourquoi faire?
—Pour faire pousser l'herbe, à ce qu'il disait.
—En vérité, s'écria Halgierde en éclatant d'un rire sardonique, pour un si bon donneur de conseils, Nial me paraît bien peu avisé!
—Comment cela? dirent les mendiantes.
—Sans doute; puisque le fumier a une telle vertu, que ne s'en est-il fait appliquer une charretée au menton, afin de s'y faire croître la barbe! Mais la dépense lui a fait peur... Allons, dorénavant nous ne l'appellerons plus que le ladre sans poil... Quant à ses fils, qui sont, eux, barbus à souhait, probablement parce qu'ils ont été moins avares du précieux engrais, nous les nommerons les barbes bien fumées. Voyons, Sigmund, en bon skalde que tu es, improvise-nous quelque chose là-dessus.»
*
* *
Sigmund entama aussitôt un chant où Nial et ses fils, affublés des sobriquets qu'Halgierde venait de leur donner, étaient l'objet de cent moqueries. Toute l'assistance en riait encore aux éclats, lorsque Gunnar, qui du seuil avait tout entendu, parut dans la chambre.
À l'aspect de son visage courroucé, l'hilarité générale s'éteignit.
«Fou que tu es! dit-il à Sigmund, voilà des couplets qui te coûteront la vie!»
Puis, s'adressant à ses gens:
«Si un seul d'entre vous répète cette chanson ou y fait seulement la moindre allusion, il sentira le poids de ma colère, et je le chasserai sur-le-champ.»
Là-dessus il sortit, et telle était la crainte qu'il inspirait, que nul n'osa plus souffler mot du chant satirique. Mais les mendiantes, pensant que Bergtora leur saurait gré de l'indiscrétion, se hâtèrent d'aller à Bergtorsvol et d'y narrer la scène en détail.
*
* *
Vers le soir, quand tout le monde fut à table, la femme de Nial se mit à dire:
«À propos, on vous a gentiment arrangés aujourd'hui, le père et les fils, et si vous avalez cet affront, c'est vraiment que vous avez des cœurs de brebis.
—Qu'est-ce donc?» demanda Skarphédin.
La mère raconta ce qui s'était passé à Lidarende.
«Peuh! fit Skarphédin, nous ne sommes pas des femmelettes pour prendre la mouche à tout propos.
—Gunnar pourtant l'a prise pour vous, et Gunnar, je pense, n'est pas une femmelette! Si vous laissez cette insulte impunie, il n'y a plus de raison pour qu'aucune avanie vous émeuve jamais.
—Oh! oh! notre petite mère est bien emportée!» dit Skarphédin en s'efforçant de rire; mais la sueur lui perlait au front, et des taches rouges enflammaient ses joues.
Grim, le second frère, se mordit les lèvres sans rien dire. Helge, le troisième, resta impassible.
Quant à Atle, il sortit un moment avec Bergtora, et celle-ci, en revenant, était toute tremblante de colère.
«Femme, lui dit Nial, la vengeance est douce en prémices; mais souvent le fruit en est amer.»
*
* *
Dans la nuit, comme il reposait, il entendit résonner le bruit d'une hache contre le mur extérieur du logis, et il s'aperçut que les boucliers n'étaient plus appendus à leur place accoutumée.
«Qui a pris nos boucliers? demanda-t-il à Bergtora.
—Ce sont tes fils.»
Nial se leva aussitôt, mit ses chaussures et sortit. Il vit les quatre jeunes gens en train déjà de gravir la colline.
«Skarphédin! cria-t-il, où allez-vous donc?
—Nous allons à la recherche du bétail.
—À cette heure?»
Skarphédin, au lieu de répondre, entonna la chanson islandaise:
Nous allons pêcher le saumon;
Vois-tu le filet qui se gonfle?...
«Bonne chance donc!» reprit Nial, et il rentra d'un air résigné.
Le lendemain, à l'aurore, Sigmund le skalde était tué; Skarphédin faisait porter sa tête à Halgierde, et Nial en était quitte, à quelque temps de là, pour payer de nouveau le wehrgeld à Gunnar.
Bientôt cependant les choses allaient prendre une tournure plus grave.
CHAPITRE XI
le différend de gunnar et d'otkel
La récolte, cette année-là, fut à peu près nulle dans toute l'Islande, si bien que les plus gros fermiers se trouvèrent à court de grain et de fourrage. On s'aida mutuellement comme on put, et Gunnar en particulier se mit tellement en frais de largesses, qu'il finit par épuiser, lui aussi, sa réserve.
Or au bœr de Kirboi, situé entre les deux Ranga, au nord-ouest de Lidarende, demeurait un certain Otkel, qui était réputé l'homme le plus riche, mais aussi le plus avare du district.
Gunnar alla trouver ce paysan, et, lui faisant part de son embarras, il le pria de lui céder une partie de son superflu.
«En fait de provisions, répondit sèchement Otkel, je ne possède que le nécessaire; mais, si tu veux m'acheter un esclave, j'en ai un à te vendre.»
Gunnar, qui avait justement besoin d'un valet, consentit au marché, et Otkel lui livra un nommé Skarph, Islandais d'origine, qui était l'homme le plus fainéant et le plus vicieux qu'on pût voir.
Le mari d'Halgierde s'en revint donc chez lui avec une bouche de plus à nourrir, et pas le moindre surcroît de subsistances.
Lorsque Nial sut la chose, il partit avec ses fils pour sa propriété de Thorosfield, y prit la charge de quinze chevaux en fourrages et en vivres, et amena le tout à son ami.
«Si tu veux m'en croire, lui dit-il, tu t'abstiendras dorénavant de t'adresser à d'autres que moi.»
Gunnar le remercia cordialement, et l'on pense si ce trait de générosité délicate resserra encore l'intimité entre les deux chefs de famille.
*
* *
Cependant Halgierde avait sur le cœur le procédé insultant d'Otkel, et elle songeait aux moyens de s'en venger. Quand le temps de l'alting fut revenu, et que tout le monde fut parti pour les comices, elle appela Skarph, son nouveau domestique.
«Va à Kirboi, lui dit-elle; prends-y autant de beurre et de fromage que deux chevaux en pourront porter, et, pour qu'on ne s'aperçoive pas du larcin, mets le feu au grenier.
—Je ne vaux pas cher, objecta Skarph, et j'ai bien des vilenies à mon compte, mais jusqu'à présent je n'ai jamais volé ni incendié.
—Qu'est-ce à dire? riposta Halgierde d'un ton de menace; un chenapan fini qui fait l'honnête homme! Obéis-moi, ou sinon...!»
La nuit venue, l'esclave prit deux chevaux et se dirigea du côté de Kirboi. Bien que le chien de la ferme, qui le connaissait, se fût abstenu d'aboyer après lui, il commença par le tuer pour plus de sûreté, et, entrant dans le grenier de son ancien maître, il y chargea ses bêtes de beurre et de fromage; après quoi il incendia le bâtiment et s'en alla au galop.
Comme il approchait de Lidarende, il s'aperçut qu'il avait perdu en chemin sa ceinture, avec son couteau qui était passé dedans, mais il était trop tard pour qu'il pût retourner en arrière.
*
* *
Peu de temps après, Gunnar s'en revint de Tingvalla, accompagné de plusieurs habitants du district de Sida qu'il avait invités à dîner chez lui. Parmi les mets servis sur la table figurait abondance de beurre et de fromage.
«Tiens! d'où sort donc tout cela?» demanda-t-il avec étonnement.
Il savait que ces deux sortes d'aliments manquaient absolument au logis.
«Ne t'inquiète pas de ce détail, et mange tranquillement, lui répondit Halgierde. Est-ce aux hommes à se mêler des choses de cuisine?»
Pour le coup, la patience échappa à Gunnar.
«Me prends-tu donc pour un recéleur?» s'écria-t-il d'une voix courroucée.
Et, comme avaient fait avant lui Thorwald et Osvif, il frappa violemment sa femme à la joue.
«C'est le troisième soufflet que je reçois; il me sera payé le prix des deux autres!» dit Halgierde sans plus d'émotion.
Et sur ce mot elle sortit de la salle.
*
* *
Quand Otkel avait appris sur le ting l'incendie de son grenier, il s'était contenté de dire:
«Voilà ce que c'est que de placer la grange trop près du fournil!» Puis, la session close, il avait regagné, lui aussi, sa maison.
Un matin qu'il était sorti de chez lui pour visiter son pâtis à moutons, il vit, au bord de la Ranga, quelque chose qui brillait sur le sol.
«Tiens! fit-il, qu'est-ce que cela? On dirait de la ceinture et du couteau de ce gredin de Skarph.»
Il ramassa les objets et alla les montrer à ses gens, qui tous les reconnurent également.
La chose lui parut louche, et il résolut de l'éclaircir à tout prix.
Il manda quelques femmes du voisinage qui faisaient le métier de colporteuses, et, leur remettant de menues marchandises:
«Allez-vous-en de bœr en bœr, leur dit-il, offrir cela aux maîtresses des maisons, et ce qu'elles vous donneront en échange, rapportez-le-moi fidèlement.»
Les femmes commencèrent leur tournée. Quinze jours après, elles reparurent, pliant sous la charge.
«Oh! dit Otkel en les voyant, on vous a libéralement gratifiées! Où avez-vous reçu le plus gros de ce que vous portez?
—À Lidarende.
—C'est donc Halgierde qui vous a donné ces superbes fromages?
—Elle-même, et, à voir de quel cœur elle y allait, on eût dit que cela ne lui coûtait rien.»
Otkel se fit apporter un de ses moules, et il essaya dedans les fromages: ils s'y adaptaient exactement.
«Plus de doute, s'écria-t-il, ceci est mon bien, et c'est Skarph qui, sur l'ordre d'Halgierde, a pillé ma grange et l'a incendiée.»
*
* *
Le propos eut bientôt fait le tour du district, et Kulskiag, aux oreilles de qui il parvint, crut devoir en parler à son frère.
«Eh! répondit Gunnar, la chose ne me paraît que trop vraie.
—Et que comptes-tu faire?
—M'en aller à Kirboi offrir à Otkel la réparation à laquelle il a droit.
—Je ne puis que t'approuver, ajouta Kulskiah; c'est à toi de payer les méfaits de ta femme.»
Quelques jours après, Gunnar se présentait chez Otkel.
«Je viens, lui dit-il, m'entendre avec toi au sujet du dommage que Skarph t'a causé. Veux-tu que les principaux du district prononcent comme arbitres?
—Tu me proposes ce moyen, répondit Otkel, parce que tu sais que les gens du pays te sont en majorité favorables, tandis que moi, je ne suis pas aimé...
—Eh bien, reprit le fils d'Hamund sans se départir de son calme courtois, fixe toi-même le dédommagement que tu désires.
—Je ne sais pas, je verrai,» répliqua le paysan.
Gunnar dut se retirer sur cette réponse évasive.
À peine se fut-il éloigné, que ledit Otkel alla consulter son intime ami et voisin Valgard, qui était le personnage le plus perfide et le plus astucieux de toute la contrée; aussi ne l'appelait-on communément que Valgard le Faux. C'était, de plus, un ennemi acharné de Gunnar.
L'autre lui conseilla de recourir aux lumières de Gissur le gode[40], qui habitait le domaine de Mosfield, sis assez loin au nord-ouest par delà le torrent de la Thiorsa.
«Si tu le veux, dit-il, je t'accompagnerai.»
*
* *
Otkel accepta la proposition, et les deux hommes partirent ensemble. En route, Valgard dit à son ami:
«Écoute, je sais que les longs trajets te répugnent; laisse-moi faire cette démarche à ta place.
—Très volontiers, répliqua Otkel; je m'en rapporte complètement à toi.»
Valgard arriva donc chez Gissur, et lui expliqua de quoi il s'agissait.
«Mais, à ce que je vois, fit remarquer le gode, Gunnar a porté à Otkel des propositions d'arrangement acceptables; pourquoi donc celui-ci les a-t-il repoussées?
—C'est qu'il voulait avant tout te consulter, sachant combien tes avis ont de poids.
—Eh bien, assure-le de ma part, si tu m'as bien exposé l'affaire, que le meilleur pour lui est de souscrire aux offres d'accommodement de Gunnar. Mon concours ne lui fera pas défaut.»
Valgard regagna Kirboi.
«Gissur me charge de te présenter ses saluts, dit-il à Otkel. Son opinion est que, dans l'occurrence, tu aurais grand tort d'accepter une réparation à l'amiable. La femme de Gunnar t'a volé; son mari est coupable de recel: mieux vaut que tu intentes une plainte en justice.»
À quelques semaines de là, Gunnar travaillait dans son enclos, le dos tourné à la route, quand il entendit un galop de chevaux. C'était Otkel qui passait devant le bœr, en compagnie d'une dizaine d'hommes. Sans même s'arrêter, le fermier de Kirboi lui cria à haute voix devant ses témoins la formule d'assignation à l'alting, puis il disparut comme il était venu.
L'époque des assises arrivée, Gunnar se rendit à Tingvalla, et là il affecta de ne jamais paraître en public qu'escorté de ses deux frères Kulskiag et Hort, et de Nial et de ses fils. Ces hommes d'élite réunis lui formaient une sorte de garde d'honneur.
Tout le monde sut bientôt sur le ting que l'intention du fermier de Lidarende était d'appeler sa partie adverse à une lutte en champ clos dans l'île de Holm, et l'on ajoutait que c'était contre le gode Gissur qu'il voulait combattre personnellement.
Quand celui-ci fut informé de la chose, il courut immédiatement chez Otkel.
«Qui donc, lui dit-il, t'a conseillé d'actionner Gunnar par-devant l'alting?
—C'est toi-même, parlant à Valgard.
—Valgard en a menti, comme toujours, s'écria l'homme de loi; prenons des témoins et allons chez Gunnar.»
Gunnar, averti de son approche, s'était hâté de sortir de sa hutte avec tout son monde, qu'il fit ranger en ordre de bataille.
Gissur s'avança et lui dit:
«Nous venons t'offrir de prononcer toi-même le verdict.
—Comment? fit Gunnar interdit; est-ce que ce n'est pas sur ton avis que j'ai été cité en justice?
—Non, jamais je n'ai donné ce conseil à Otkel. Valgard le Faux l'a trompé.
—Tu le jures?»
Le gode prononça la formule de serment.
«Eh bien, reprit fièrement Gunnar, je suis toujours prêt à payer le dommage que ma femme a causé; mais il me faut, à moi aussi, une réparation pour cette façon offensante de me traduire dérisoirement à l'alting, et j'évalue l'indemnité qui m'est due de ce chef à l'équivalent de celle que j'offre à Otkel. Si cette solution ne vous agrée pas, que le procès suive son cours légal. Je sais, dans ce cas, ce qu'il me reste à faire.
—Non, répondit Gissur, nous souscrivons à tout ce que tu dis, et nous ne te demandons qu'une chose, c'est d'être dorénavant l'ami d'Otkel.
—Pour cela, jamais! s'écria Gunnar. L'ami de Valgard le Faux ne saurait devenir le mien, et, s'il n'est point fermement résolu à me laisser tranquille désormais, j'estime que le plus sage pour lui, c'est d'aller dès maintenant s'établir dans quelque district un peu éloigné.»
Ainsi eût pu se trouver clos, ou du moins assoupi jusqu'à nouvel ordre, le différend d'Otkel et de Gunnar, si un incident tout fortuit ne fût venu presque aussitôt le ranimer.
CHAPITRE XII
le coup d'éperon et ce qui s'ensuivit
Au cours de ce même été, Otkel voulut aller passer une huitaine de jours à Dal, où il avait un ami du nom de Runolf. Il prit avec lui Valgard le Faux, ses deux frères et quatre autres hommes, et il se mit en route vers la Markar, à l'est de laquelle était le bœr de Runolf. Il devait passer cette rivière à un gué voisin de Lidarende.
Comme il descendait la pente du coteau sur lequel se trouvaient les champs de Gunnar, son cheval eut peur et partit à fond de train.
Gunnar était justement en train de semer de l'orge, baissé vers la glèbe, sa hache et son manteau posés à terre près de lui. Otkel ne pouvait pas le voir, et Gunnar ne pouvait pas non plus voir Otkel.
Or le hasard voulut que l'animal emporté filât juste au ras de lui. Gunnar, surpris, se redressa brusquement, et l'éperon d'Otkel, qui n'en pouvait mais, lui déchira au passage l'oreille gauche, d'où le sang jaillit avec abondance.
Une minute après Valgard et les autres arrivaient. Gunnar les prit aussitôt à témoin de l'acte du brutalité d'Otkel.
«Eh! dit Valgard, le mal n'est pas grand. Vas-tu pour si peu te mettre en colère et brandir ta hallebarde, comme tu le fis dernièrement sur le ting en nous dictant ton arrêt souverain?
—Je te souhaite, à toi et aux autres, de ne jamais me fournir l'occasion de brandir, comme tu le dis, ma hallebarde!» se contenta de répliquer Gunnar, et il rentra de ce pas à son bœr, où il ne souffla mot de l'aventure; de sorte que chacun crut que sa blessure était l'effet d'un simple accident.
*
* *
Oktel et ses compagnons continuèrent leur route jusqu'à Dal, et là, quand tout le monde fut à table, Valgard raconta ce qui s'était passé près de Lidarende.
«Et quelle figure faisait Gunnar? demanda là-dessus un des convives.
—Ma foi, il m'a bien semblé qu'il pleurait.
—Voilà, interrompit sévèrement Runolf, une parole calomnieuse que tu regretteras. Gunnar lui-même est homme à te prouver que ses yeux ne sont point faits pour les pleurs. Puissent d'autres que toi encore ne pas l'apprendre à leurs dépens!»
Quand au bout de la semaine son ami le quitta, Runolf lui dit:
«Peut-être ferais-je bien de t'accompagner jusqu'à Kirboi; Gunnar, en te voyant avec moi, ne te cherchera point querelle.»
Mais Otkel repoussa la proposition, en alléguant qu'il passerait la Markar un peu plus en aval, loin de Lidarende.
Cependant le méchant propos de Valgard le Faux avait été rapporté à un pâtre, qui s'était empressé de l'aller redire à Gunnar.
«C'est bon, avait répondu celui-ci; occupe-toi de faire ton métier, et ne m'importune point de pareilles vétilles.»
Le soir même, toutefois, il entretint de la chose son frère Kulskiag; puis le lendemain, qui était le jour où Otkel devait regagner Kirboi, il ceignit son glaive, se coiffa de son casque, prit sa hallebarde, et ainsi équipé galopa vers l'ouest.
Après avoir passé la Ranga près de la ferme d'Hof, il descendit de cheval et attendit.
Au bout de quelques instants Otkel et ses compagnons parurent. Immédiatement il courut sur eux.
«Voici ma hallebarde, leur cria-t-il, et je vais vous montrer comment je pleure!»
*
* *
La troupe adverse mit vite pied à terre pour se ruer contre lui. Halkol, un des frères d'Otkel, fut le premier à l'attaque. Des deux mains il lança un énorme javelot à Gunnar. Celui-ci se couvrit, et le dard s'enfonça dans son bouclier. Gunnar alors jeta ledit bouclier contre terre avec une telle force, qu'il y resta fiché par la pointe du javelot; puis, saisissant son épée, il se mit à décrire des moulinets si vertigineux, que c'étaient autant d'éclairs fulgurants.
Dans un de ces moulinets il trancha le poignet droit au frère d'Otkel; ensuite, se retournant vers Valgard, qui le menaçait à dos de sa hache, il lui fit d'un coup de sa hallebarde sauter l'arme des mains; puis, d'un second coup lui traversant le ventre, il l'enleva ainsi embroché, et l'envoya, la tête la première, rejoindre sa hache dans le marais voisin.
Otkel voulut profiter du moment pour couper le jarret de son ennemi; mais, d'un bond prodigieux en l'air, Gunnar évita l'atteinte de l'épée; après quoi, retombant d'aplomb sur ses jambes, il transperça Otkel à son tour.
Soudain une voix s'écria:
«Tiens bon. Gunnar, me voici!»
C'était Kulskiag qui, averti par sa mère Ranveige du départ précipité de son frère, s'était hâté de saisir ses armes et de s'élancer ventre à terre sur ses traces. Il commença par coucher à terre l'autre frère d'Otkel, et Gunnar et lui, à deux contre quatre, eurent bientôt raison du reste de la troupe.
L'affaire revint à l'alting suivant; mais tel était encore, à ce moment, le prestige de l'homme de Lidarende, que tous les paysans de la vallée de la Markar et un grand nombre de ceux de la Ranga prirent à l'envi parti pour lui, et obligèrent les trois fils d'Otkel,—Bork, Égil et Starkad,—à recevoir le wehrgeld fixé par les juges.
«C'est égal, dit Nial à Gunnar, cette affaire me paraît très fâcheuse. On commence, vois-tu, à te jalouser fort, et désormais chacun de tes triomphes accroîtra le nombre de tes envieux, et par conséquent celui de tes ennemis.»
*
* *
Quelque temps après, comme le fils d'Hamund se disposait à partir pour le bœr de Tung, situé sur un affluent de la Markar, afin d'y rendre visite à Asgrim, le beau-père d'Helge, Nial courut vite à Lidarende.
«Tu as à faire un trajet assez long, dit-il à Gunnar; méfie-toi en chemin des surprises. Tu n'ignores pas que, malgré l'accommodement survenu, la «querelle du sang» reste ouverte entre toi et les fils d'Otkel. Veux-tu que mes quatre fils t'accompagnent?
—Merci, répondit Gunnar, je n'entends point qu'ils s'exposent pour moi.»
Et il sauta en selle, accompagné seulement de ses frères Kulskiag et Hort.
Il demeura huit jours à Tung, et lorsqu'il prit congé d'Asgrim, celui-ci lui proposa également une escorte pour sa sûreté. Il la refusa et partit.
Il venait de franchir la Thiorsau, cours d'eau vassal des grands fiords de l'ouest, quand il se sentit pris de somnolence. La petite troupe s'arrêta donc au revers d'une colline, et Gunnar se coucha pour dormir.
Son sommeil fut étrangement agité; un frisson secouait tous ses membres, et ses lèvres murmuraient des paroles sans suite. Hort voulut l'éveiller, mais Kulskiag l'en empêcha.
À la fin, ce cauchemar cessa, ses yeux se rouvrirent, et il regarda autour de lui d'un air effaré.
«Tu as fait quelque songe pénible? lui dit Kulskiag.
—Oui, un songe tel, que, si je l'eusse eu cette nuit à Tung, j'aurais laissé l'un de vous deux chez Asgrim.
—Explique-toi donc, demanda Hort.
—J'ai rêvé qu'une bande de loups nous attaquait près de Nafahole (c'était le nom des hauteurs qui se trouvaient un peu plus loin); moi et Kulskiag nous en abattions un bon nombre; mais Hort était mis en pièces, et un des fauves lui dévorait le cœur.»
Hort, à ce mot, se prit à rire; mais Gunnar ajouta d'un ton de voix très sérieux:
«Frère, veux-tu que je te donne un conseil? Retourne immédiatement à Tung.
—Je n'en ferai rien, certes, répliqua le jeune homme; j'entends te suivre, fussé-je assuré de mourir en route.»
*
* *
Quelque temps après, tous les trois passaient la Ranga de l'ouest, et s'acheminaient du côté de Nafahole. En approchant des collines, ils aperçurent une troupe armée qui épiait leur marche. C'étaient les trois fils d'Otkel, Bork, Starkad et Égil, accompagnés d'une vingtaine d'hommes. Ils avaient eu vent du voyage de Gunnar, et avaient pris leurs dispositions afin de l'attaquer au retour.
Gunnar, à leur vue, piqua des deux, suivi de ses frères, vers une langue de terre proche de la Ranga qui lui semblait propre à la défensive. Ses ennemis l'y rejoignirent aussitôt.
En tête de la bande, dévalant pêle-mêle sur la pente abrupte, s'avançait un certain Sigurd, dit «la tête de porc», qui était l'âme damnée de Starkad. Gunnar lui décocha prestement une flèche. Sigurd n'eut pas le temps de se couvrir de son bouclier; le trait lui entra par l'œil gauche et lui ressortit par la nuque. Ce fut le premier mort du combat.
Une autre flèche, lancée aussi par Gunnar, abattit un second homme, et Kulskiag, du jet d'une énorme pierre, fendit le crâne à un troisième.
*
* *
«Sus! sus! cria Bork à ses gens; j'ai juré de ne point m'en retourner sans sa tête!
—Viens donc la prendre!» riposta Gunnar, qui jeta son arc, et, le glaive d'une main, la hallebarde de l'autre, attendit le choc de pied ferme.
Bork et Égil fondirent à la fois sur lui. Il transperça l'un d'un coup de hallebarde, et décapita l'autre du tranchant de son épée.
Kulskiag, de son côté, serré de près par un certain Svine, de sa hache lui tranchait littéralement le fémur. L'homme demeura un instant debout sur son autre jambe, regardant d'un œil hébété son moignon qui rougissait le sol; puis il tomba mort.
Un nouvel adversaire se rua aussitôt sur Kulskiag. Celui-ci l'embrocha de sa hallebarde, et, le faisant tournoyer en l'air, le lança dans les eaux de la Ranga. Hort, lui aussi, se comportait vaillamment. Il avait déjà fait mordre la poussière à deux de ses ennemis, quand un troisième, nommé Thore, récemment arrivé de Norwège, lui enfonça son glaive dans le cœur. Le malheureux expira sur-le-champ.
Gunnar, qui venait de se débarrasser de son septième assaillant, se précipita furieusement sur Thore, et, le frappant au défaut des côtes, lui partagea le corps en deux morceaux.
«Fuyons! s'écria Starkad à cette vue; car nous avons affaire ici à quelque puissance surnaturelle.
—Attends au moins que je te marque, pour qu'on voie bien que tu t'es battu.»
L'autre s'esquiva au plus vite; néanmoins le fer de son adversaire eut le temps de lui entamer l'épaule.
Toute la troupe détala, laissant treize morts sur le champ de bataille, et, parmi ceux qui s'enfuyaient, il n'y en avait pas deux qui ne fussent blessés.
Hort était la quatorzième victime.
Gunnar étendit le corps à fleur de terre sur son bouclier, et un tertre surmonté d'un petit cairn en cailloux fut érigé par-dessus le cadavre, selon la mode islandaise et païenne. Tout le temps que dura cette cérémonie, le fils d'Hamund et son frère n'échangèrent pas entre eux une parole; mais, au gonflement des veines de ses tempes et aux taches rouges qui marquaient ses joues, on devinait assez quelles pensées de vengeance s'agitaient dans l'âme de Gunnar.
*
* *
On pouvait s'attendre à ce que l'affaire fût extrêmement grave, si tous les gens apparentés aux victimes se coalisaient en justice contre le meurtrier. Aussi Gunnar n'eut-il rien de plus pressé que d'aller à Bergtorsvol demander conseil à son ami Nial.
«Dans tout cela, lui dit ce dernier, je ne vois pas qu'il y ait eu de ta faute; c'est l'inéluctable fatalité qui t'a contraint à ce nouveau fait d'armes; mais on commence, je te le répète, à se lasser de tes sanglants triomphes, et je crains qu'un fâcheux remous d'opinion ne se manifeste contre toi à l'alting. Compte néanmoins que je ferai de mon mieux pour que tu reviennes victorieux de l'instance.»
Quand les assises furent ouvertes, la partie plaignante se présenta, ayant à sa tête, outre Starkad et ses deux beaux-frères Thorgrim et Onund, le gode Gissur en personne, dont Starkad avait entre temps épousé la fille, dans l'unique vue de le rallier à la cause des siens.
Gunnar, lui, était assisté de ses tenants ordinaires, et en outre d'un cousin de feu Hogi, un certain Olaf, qui était pour l'instant le plus gros chef de la vallée de la Laxa.
Le remous d'opinion prédit par Nial ne manqua pas, en effet, de se produire; néanmoins, grâce au crédit d'Olaf et à l'habileté de Nial lui-même, Gunnar, cette fois encore, s'en tira. On gagna les uns par des présents, on désarma les autres par des promesses, si bien que l'homme de Lidarende sembla sortir de ce nouveau procès plus fort et plus respecté que jamais.
Mais le sage Nial ne s'y trompait pas.
«Prends bien garde, dit-il à Gunnar, ta popularité ne tient plus qu'à un fil. Si la force des choses t'entraîne à un homicide de plus, rien, j'en ai peur, ne pourra te sauver.»