Gunnar et Nial: scènes et moeurs de la vieille Islande
CHAPITRE XIII
ce qu'il y a dans le pas d'un cheval
Un hiver encore s'est écoulé. La diète islandaise a repris sa session de printemps au milieu d'un concours inusité de peuple, et mille grondements, précurseurs de l'orage, emplissent l'agreste vallon de Tingvalla.
Le gode Gissur a fait le tour du ting pour recueillir l'adhésion des chefs à l'instance qu'il doit introduire en justice au sujet du meurtre de son gendre Starkad et de cinq autres de ses parents.
L'affaire appelée, il gravit le Logberg suivi de ses témoins, et expose sa plainte dans les formes voulues. Le vieux Nial s'avance ensuite au pied du roc où siège le Logmadr, et s'adressant aux juges assemblés:
«Est-il vrai, demande-t-il, que Gunnar et Kulskiag, s'en revenant dernièrement des îles de la Côte, ont été derechef assaillis près de la Ranga par Starkad, fils d'Otkel, accompagné d'une douzaine d'autres hommes?
—Cela est vrai, répondent les juges.
—Est-il vrai aussi, reprend Nial, que, quelques semaines auparavant, le même Starkad, de complicité avec Onund et Thorgrim, avait projeté d'attaquer Gunnar dans son propre bœr tandis que tous les gens de sa maison se trouveraient aux champs, et que ce coup de main ne manqua que parce qu'un pâtre de Thorosfield avait eu vent de ce qui se tramait?
—C'est encore exact, fit un juré; mais une composition en argent, fixée par un arbitrage à l'amiable, a réglé l'affaire dans le délai voulu.
—Eh bien, poursuivit Nial, je demande ici, au nom de Gunnar, que douze arbitres décident également dans l'instance présente. Gunnar pourrait légalement protester contre l'accusation dont il est l'objet de la part de Gissur, et solliciter un arrêt de déboutance...»
Des bruits confus s'élevèrent à ce mot de différents côtés de l'assemblée; Nial continua toutefois sans se troubler:
«...Mais Gunnar n'est point de ceux qui se dérobent quand il s'agit de verser le prix du sang, et, dût tout son avoir et le mien y passer, vous ne le trouverez jamais insolvable.»
*
* *
Cette péroraison fut de nouveau suivie de murmures hostiles. Néanmoins un certain nombre de notables, après s'être consultés un instant, appuyèrent la requête de Nial, et le tribunal arbitral fut formé.
Gunnar et Kulskiag, retirés dans leur hutte, attendaient silencieusement la sentence.
Celle-ci fut prononcée le jour même. Elle fixait à un taux relativement modéré les indemnités pécuniaires à payer pour la mort de Starkad et de ses compagnons; mais elle déclarait Gunnar et son frère condamnés à un exil de trois ans.
L'arrêt portait, suivant l'usage, que si dans ce laps de temps les bannis reparaissaient en Islande, toute personne apparentée à l'une de leurs victimes était autorisée à les tuer.
Les applaudissements de cette même foule, qui avait tant de fois acclamé aux comices l'homme de Lidarende, saluèrent au loin cette sentence draconienne.
Gunnar acquitta sans mot dire le wehrgeld, et aussitôt, accompagné de Nial, il reprit le chemin de la Markar.
«Mon ami, lui dit en route ce dernier, obéis docilement à la loi; donne ce nouveau gage à ta gloire. Va-t'en comme jadis dans les pays de l'est conquérir un surcroît de crédit et d'honneur. Tu trouveras, à ton retour, ta considération si bien refaite d'elle-même, que nul n'osera plus te marcher sur le pied... Si tu agis autrement, tu es un homme mort.»
Gunnar répondit qu'il n'avait nullement l'intention de violer la sentence rendue contre lui. Dès le lendemain il fit parer un navire au fiord le plus proche, et quelques jours après il disait adieu à tous ses amis et ses serviteurs qui l'avaient escorté jusqu'à la Markar.
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* *
Son frère Kulskiag chevauchait en silence à côté de lui. Tout à coup la monture de Gunnar ayant fait un faux pas, ce dernier mit pied à terre, et à ce moment il promena ses regards sur la croupe des monts d'alentour et sur les champs qui se trouvaient à leurs pieds.
«Ah! le splendide coup d'œil! s'écria-t-il comme émerveillé. Jamais il ne m'a paru aussi beau! Vois, les épis jaunes mûrissent pour la coupe, et le foin est tout fauché sur le pré... Kulskiag, je tourne ici bride... L'Islande est le plus beau pays!
—Je t'en prie, répondit le frère, ne fais pas ce plaisir à tes ennemis, respecte la loi; personne ne voudra plus se fier à toi, et il arrivera, crois-le bien, ce que Nial a prédit.
—Non, non, je ne vais pas plus loin, répéta Gunnar, et je te conseille de faire comme moi.
—Certes non, je ne veux pas rompre ma parole, ni maintenant ni en aucun temps... Séparons-nous donc; mais dis aux miens que jamais je ne reverrai l'Islande, car j'ai la certitude de ta fin prochaine, et je ne saurais vivre ici sans toi.»
Ils se quittèrent, Kulskiag pour s'embarquer à destination des rives étrangères, Gunnar pour regagner Lidarende.
CHAPITRE XIV
le siège de lidarende—mort de gunnar
À l'alting suivant le gode Gissur déclara Gunnar «hors la loi», et, après la dissolution de l'assemblée populaire, assigna rendez-vous à tous les adversaires du banni dans cette sombre gorge de l'Allmannagia dont on a décrit le site au lecteur.
À cette nouvelle, Nial courut au plus vite prévenir son ami. Il lui offrit derechef le concours armé de ses fils, prêts, disait-il, à mourir pour lui; mais Gunnar, encore une fois, refusa fermement ce généreux sacrifice.
Quelque temps s'écoula. Le fils d'Hamund allait et venait comme de coutume, sans que personne fît mine de l'attaquer au dehors ou chez lui. C'est qu'on attendait la moisson, époque où tous ses gens allaient être occupés à faucher dans les îles voisines, et où il devait rester seul au logis avec Ranveige, sa vieille mère, sa femme Halgierde et un chien d'Islande appelé Sam, d'un instinct et d'un flair tellement merveilleux, qu'il discernait du premier abord l'ami de l'ennemi et n'aboyait jamais qu'à bon escient.
Au jour dit, les conjurés prirent donc le chemin de Lidarende. Arrivés près de la haie de Gunnar, ils firent halte pour se concerter. Le premier obstacle était Sam; il fallait tout d'abord se défaire de lui. Le chien, qui rôdait au dehors, vint de lui-même au-devant de son destin. À peine, en effet, eut-il aperçu le premier homme de la bande, qu'il lui sauta courageusement à la gorge. Un vigoureux coup de hache sur la tête eut raison du fidèle animal; mais avant de tomber mort il poussa un hurlement comme personne n'en avait jamais entendu.
Gunnar, qui reposait sur son lit dans la mansarde de son bœr, s'éveilla à ce cri de détresse.
«Holà! dit-il, Sam mon frère, il me semble qu'on joue un vilain jeu avec toi!»
Au même moment il vit par la lucarne quelqu'un qui grimpait vers le toit. C'était Thorgrim, qu'on avait envoyé voir en haut si Gunnar était bien chez lui. Il fut renseigné à souhait, car celui-ci lui détacha par l'ouverture un bon coup de hallebarde qui le fit dégringoler prestement. L'homme eut néanmoins encore assez de force pour courir vers le reste de la troupe.
«Eh bien? demanda Gissur, Gunnar est-il là?
—Allez-y voir, répondit Thorgrim; pour moi, j'ai la preuve que sa hallebarde du moins y est.»
En achevant ces mots il tomba mort.
«Souviens-toi du soufflet que tu me donnas!».
*
* *
Les conjurés se ruèrent aussitôt sur la maison; mais Gunnar les reçut si bien à coups de flèches, qu'ils ne purent guère avancer en besogne. Un instant ils s'arrêtèrent pour reprendre haleine, puis revinrent à la charge.
Trois assauts successifs ayant échoué, la troupe faisait mine de se retirer, lorsque Gunnar, saisissant une flèche qui était restée fichée dans une poutre près de la lucarne: «Voilà, dit-il, un trait qui leur appartient; je vais donc le leur renvoyer, pour qu'ils aient la honte d'être atteints par leurs propres armes.
—Mon fils, supplia la mère, ne fais pas cela, ne les rappelle pas ici, puisque tu vois qu'ils s'éloignent.»
Gunnar lança nonobstant le projectile, qui blessa grièvement un homme à l'arrière-garde.
«Tiens! dit Gissur, je viens de voir une main avec un anneau d'or qui cueillait une flèche sur le toit... M'est avis qu'ils n'ont pas là dedans beaucoup de munitions, puisqu'ils en vont glaner au dehors... Si nous reprenions un peu l'offensive?
—Brûlons-le dans sa tanière, dit Onund.
—Pour cela, jamais! répliqua Gissur, ma propre vie fût-elle en jeu! Mais toi, qui passes pour un homme de ressources, tu inventeras bien quelque autre expédient qui vaille.»
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* *
Il y avait dans la plaine quelques cordages qui servaient d'amarres, en cas de tempête, pour consolider la maison. Sur l'avis d'Onund on les prit, on les enroula aux extrémités de la solive maîtresse qui maintenait tout le chevronnage du toit, et l'on arracha ainsi la membrure du faîte.
Gunnar ne s'en aperçut que lorsque la dislocation des poutres était déjà chose consommée. Il continua néanmoins à se servir si bien de son arbalète, que les ennemis ne pouvaient l'approcher.
Onund parla derechef de mettre le feu au logis; derechef aussi Gissur repoussa la proposition.
À ce moment un des assiégeants parvint à se hisser tout en haut, et trancha par surprise la corde de l'arc de Gunnar. Celui-ci saisit aussitôt sa hallebarde, et l'homme retomba transpercé au pied de la muraille.
Gunnar cependant avait reçu deux blessures.
«Halgierde, dit-il à sa femme, coupe deux tresses de ta chevelure, afin que ma mère m'en refasse une corde pour mon arbalète.
—Est-ce absolument indispensable? demanda Halgierde.
—Si indispensable, que ma vie en dépend. Si je puis continuer à jouer de l'arc, ces gens-ci ne m'approcheront jamais.»
Halgierde se croisa les bras et reprit:
«Souviens-toi du soufflet que tu me donnas... Il m'est fort égal que ta défense se prolonge plus ou moins.
—C'est bien, répliqua Gunnar; chacun entend l'honneur à sa façon; je ne m'attarderai pas à te prier.
—Coquine que tu es! s'écria la mère; ta honte vivra éternellement!»
Gunnar ne se relâchait point dans sa résistance. Il blessa encore grièvement huit hommes; mais enfin de lassitude il se laissa choir.
Ses ennemis alors s'avancèrent, fondirent sur lui et le criblèrent de coups. Il put néanmoins se redresser une dernière fois, et se battit de nouveau en désespéré jusqu'à ce qu'il retombât mortellement atteint.
«Amis, s'écria Gissur, nous venons de tuer le preux des preux! La victoire, certes, nous a coûté cher, et aussi longtemps que la terre d'Islande sera habitée, on se racontera le suprême fait d'armes de ce vaillant.»
Il donna ensuite des ordres pour que tout fût respecté dans le bœr, et chacun reprit le chemin de sa maison.
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La nouvelle de la mort tragique de Gunnar fit une profonde impression dans le pays. Une assemblée de district (gauting) fut tenue tout exprès en cette circonstance; mais le défunt ne laissait point d'enfant mâle qui pût assumer la tâche de le venger. De ses deux frères, l'un n'était plus de ce monde; l'autre, Kulskiag, était en Danemark, d'où la nouvelle arriva bientôt qu'il s'était marié, fait chrétien, puis transporté avec sa femme au pays de Novgorod, chez les Varangiens, pour s'y livrer au commerce des pelleteries.
Halgierde se hâta de quitter Lidarende pour se retirer à Grytaa auprès de son gendre Thraen. Seule Ranveige, la vieille mère de Gunnar, demeura au bœr.
Elle suspendit la hallebarde de son fils dans la salle d'honneur comme une pieuse relique. Défense fut faite à personne d'y porter la main. Dans les nuits tempétueuses de l'hiver, si parfois une rafale de vent, passant à travers les poutres disjointes, faisaient résonner l'arme contre le mur, Ranveige s'éveillait en sursaut et criait:
«Qui touche à la hallebarde de Gunnar? Celui-là seul a le droit de la prendre qui la lui veut porter dans la Walhalla!»
TROISIÈME PARTIE
NIAL ET LES FILS DE NIAL
CHAPITRE XV
ou le lecteur retourne en norwège
Dans l'été de cette même année 993, où s'était accompli le drame de Lidarende, le fameux pirate Melkolf était l'effroi des côtes scandinaves. Sa flottille, composée de six longs bâtiments, les plus véloces qu'on eût encore vus, courait sans cesse du cap Nord au Smaaland (Suède), jetant le grappin à tous les navires, et portant même la désolation jusque dans le fiord de Christiania.
Vainement le jarl Hakon avait-il lancé ses meilleurs marins à la poursuite de l'escadre écumeuse; il semblait que les tempêtes seules pussent affranchir les mers boréales du tribut qu'y prélevait le viking.
Un jour que Melkolf était aux aguets au fond d'une anse du nord de l'Écosse, il vit déboucher dans la baie un bateau qui venait des Orcades et portait à sa proue une tête de griffon. Immédiatement il donna l'ordre de lui courir sus.
L'autre n'essaya pas même de battre en retraite. En un clin d'œil il fut entouré et son équipage sommé de se rendre. Sur l'avant-pont se tenaient trois jeunes gens de haute taille et à la mine fière, que le pirate, du premier coup d'œil, avait reconnus pour des Islandais.
*
* *
C'étaient, en effet, les trois fils de Nial, Skarphédin, Helge et Grim, qui, sur le conseil de leur père, désireux d'offrir à leur humeur belliqueuse et remuante le dérivatif des lointaines aventures, s'étaient embarqués, comme jadis Gunnar, pour la terre de Norwège. Un coup de vent les avait détournés de leur route et poussés dans la direction de l'Écosse.
Quoique disposant à peine du cinquième des forces qu'avait le viking, Skarphédin n'hésita pas un instant: d'un signe il commanda le combat, et lui-même, pour donner l'exemple, assena au pilote du navire qui se trouvait bord à bord avec le sien un tel coup de sa hache Rimegyge sur la tête, que l'homme s'abattit pour ne plus se relever.
Grim, assailli par deux des pirates, en traversa un de sa hallebarde; puis, faisant un bond prodigieux de côté, un de ces bonds où Gunnar excellait, il retomba de tout son poids sur le second, qui n'atteignit que son bouclier, et se vit cloué à la renverse au bordage de son propre bateau.
Cependant toute une grappe d'ennemis s'accrochait au navire islandais, et la mêlée sanglante commençait. Skarphédin était effrayant à voir, avec son visage aigu d'oiseau de proie et la pâleur mate de son teint. Chaque tournoiement de sa Rimegyge faisait voler une tête ou un bras.
Helge, dans sa beauté douce et calme, ses longs cheveux voltigeant au vent, combattait à l'arrière du bateau avec l'élite des marins du bord, cherchant à joindre Melkolf lui-même, qu'entourait un groupe de ses gens.
Le sang ruisselait de toutes parts et la victoire flottait incertaine, quand cinq bâtiments contournèrent tout à coup la pointe recourbée de terrain qui fermait la baie du côté de l'est. Ils arrivaient à force de rames. Celui qui ouvrait la marche était orné tout entier d'écussons, et au mât se tenait adossé un homme vêtu d'un pourpoint de soie, la tête coiffée d'un casque d'or, et portant à la main une énorme lance.
«Holà! qui soutient ici cette lutte inégale?» cria-t-il de loin aux Islandais.
Les fils de Nial dirent qui ils étaient.
«Oh! répondit l'étranger, vous portez un nom connu par tout le Nord; moi, je suis Kare, fils d'Ethel. Islandais comme vous, je viens des Hébrides, et à temps, je pense, pour vous être utile.»
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Là-dessus le combat reprit plus terrible. Kare commença par sauter sur le gaillard d'avant du navire où se trouvait Melkolf. Celui-ci, sans lui laisser le temps de se reconnaître, se rua contre lui le glaive au poing. L'autre heureusement put esquiver le coup, dirigé avec une telle force, que la lame entière s'enfonça dans la boiserie du bordage.
Kare leva l'épée à son tour; mais il n'atteignit que l'air invulnérable. Dans un brusque mouvement de côté pour éviter le fer qui le menaçait, Melkolf avait perdu l'équilibre, et était tombé à l'eau comme une masse.
«Holà! s'écria le fils d'Ethel, est-ce qu'à l'instar de Fafnir le nain tu voudrais te changer en un serpent de mer[41], afin de continuer entre deux eaux l'honnête métier auquel tu excelles? Attends un peu!»
Ce disant, il saisit une lance, et, se penchant sur l'avant-bec du navire, il la brandit d'une main sûre contre le corps du pirate, qui, désireux de prendre le large, s'était mis à frapper vigoureusement l'onde de ses quatre antennes.
Celui-ci entendit le fer sifflant; il voulut replonger pour lui échapper; mais, comme dit la vieille saga, la mer est un élément plein de lourdeur, et la lance fut plus vite à son but que le plongeur au sien. Kare avait visé l'homme par le milieu, et ce fut aussi le milieu de l'homme qui fut bel et bien traversé par la pique.
Le viking, avant d'expirer, leva un moment, comme deux rames que l'on met en l'air, ses deux bras tout droits au-dessus de sa tête, un court bouillonnement agita l'eau verte, une tache rouge y apparut, et c'en fut fait à jamais de Melkolf, «la terreur du Nord.»
Au même instant Helge et Grim, enjambant toute une ligne de cadavres étendus à la file comme des cormorans, arrivaient à la rescousse de ce côté. Le renfort était inutile. Les vikings, découragés par la mort de leur chef, s'étaient décidés à demander merci. Skarphédin leur fit grâce de la vie et leur permit de se retirer avec un de leurs bâtiments; seulement ils durent livrer aux vainqueurs tout ce qu'ils possédaient d'armes et de richesses.
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Après cet exploit, les fils de Nial s'en allèrent avec Kare à Rowsa, île des Orcades où résidait le comte Sigurd, tributaire du jarl Hakon de Norwège, au service duquel était temporairement le fils d'Ethel. Ils passèrent près de lui tout l'hiver, et Helge devint même, au même titre que Gunnar jadis l'était devenu du roi Svend, l'homme-lige de Sigurd. Le printemps revenu, ils firent, toujours en compagnie de Kare, diverses expéditions maritimes qu'on s'abstiendra de raconter au lecteur, déjà au courant de ce genre d'épopée, et la seconde année ils gagnèrent le port norwégien de Drontheim. Kare, retenu quelque temps encore aux Orcades par ses fonctions de collecteur de l'impôt dans les îles et les archipels voisins, ne devait les y rejoindre qu'à la fin de la saison.
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Hakon le Puissant, comme on l'appelait, eût pu dès longtemps, s'il l'avait voulu, prendre le titre de roi de Norwège, sans que Svend le Danois, son suzerain nominal, eût eu les moyens de l'en empêcher; mais, assuré de son autorité et plus soucieux d'être que de paraître, il s'était contenté de se faire appeler jarl, comme l'avait fait son père avant lui, et, avant son père, son aïeul. Les épreuves n'avaient pas manqué à sa vie. Exilé pendant sa jeunesse à la cour d'Harald à la dent bleue, il s'y était vu, en compagnie de ce prince, contraint par l'empereur Othon d'embrasser le christianisme. Mais, à peine rentré en Norwège, il s'était hâté de rejeter, selon son expression favorite, la «soupe au lait» de la foi nouvelle et de revenir aux farouches dieux de ses ancêtres; de plus, pour mieux accentuer cette seconde conversion, il avait fait aussitôt mettre à mort les moines et les prêtres venus avec lui afin d'évangéliser le pays.
Son château principal, ou plutôt sa grange[42], pour employer l'expression du temps, se trouvait en un lieu appelé Ladir, au centre du district actuel de Drontheim. Quant à la ville de ce nom, elle n'existait pas alors, et ladite appellation ne s'appliquait qu'au canton même où vivaient les tribus d'hommes libres au concours desquelles Hakon devait le plus clair de sa force.
C'était aussi dans cette région, située au nord des monts Dofrines, que s'élevait le plus grand sanctuaire païen de la Norwège, celui que le jarl vénérait entre tous. Sis dans une clairière d'une des épaisses forêts de pins de la vallée, il était bâti tout en bois, mais merveilleusement ouvragé et sculpté. De forme circulaire, avec un évidement correspondant à ce que nous nommons l'abside, un dôme surmonté d'un clocher, et des fenêtres munies de vitres, ce qui était une rareté pour l'époque[43], il représentait le type ordinaire de ces temples primitifs en rotonde auxquels, en maint lieu du Nord, les chrétiens une fois victorieux n'eurent qu'à ajouter une croix et des cloches pour les métamorphoser extérieurement en églises.
À l'intérieur étaient, cela va sans dire, les images des divers dieux scandinaves, images chargées de mille ornements de prix, tels que broches, colliers d'or et bracelets.
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* *
Or, la veille même du jour où les fils de Nial, après un an passé en Norwège, se disposaient à se rembarquer pour l'Islande, il advint que le jarl Hakon donna en son château de Ladir une fête somptueuse à l'un de ses hommes liges, le vieux chef Gudbrand de la Vallée[44].
Kare n'était pas encore arrivé. En revanche, pendant la fête même, un autre Islandais survint à la Grange: c'était Thraen, ce gendre d'Halgierde que le lecteur n'a sans doute pas oublié.
Depuis deux à trois ans, lui aussi, il voyageait dans les pays de l'Est, et, comme c'était un vaillant homme en même temps qu'un marin très expert, le jarl Hakon l'avait retenu le plus possible auprès de lui, et l'honorait d'une faveur toute spéciale. Pour le moment, ledit Thraen revenait d'une mission de confiance en Danemark, et, de même que les fils de Nial, il se préparait à mettre à la voile afin de retourner en Islande.
Le repas venait de s'achever, les cornes circulaient à la ronde avec les toasts accoutumés, quand, à l'un des bouts de la salle, une querelle s'éleva entre deux des convives. L'un s'appelait Asvard; c'était un des familiers du jarl. L'autre, un homme d'une stature gigantesque, au visage sombre et au regard mauvais, faisait partie de la suite de Gudbrand. Seul parmi tous les invités, il avait gardé avec lui sa hache, dont il ne se séparait jamais, disait-il.
Hakon appela cet individu.
«Avance ici; comment te nomme-t-on?
—On me nomme Rapp, fils de Geirolf, répondit l'autre d'un air farouche.
—Ah! oui, je connais ton histoire. Tu as tué un homme en Islande, et alors tu t'es enfui en Norwège, où notre féal Gudbrand de la Vallée a bien voulu t'accueillir sous son toit. Fais en sorte qu'il n'ait pas à se plaindre de toi, sinon il pourra t'en cuire.»
L'homme fit entendre un espèce de grognement.
«Qu'est-ce que tu dis? reprit le jarl. Sache que dans une salle remplie de monde il n'est pas séant de murmurer dans sa barbe. Allons, retourne à ta place, et ne trouble plus la paix de cette fête.»
L'Islandais fit le geste de lever à demi sa hache comme s'il eût eu la velléité d'en essayer le fil sur Hakon; puis, tournant brusquement sur lui-même, au lieu de regagner sa place, il sortit incontinent de la salle avec un ricanement sardonique. Nul ne s'occupa plus de l'incident, et les libations continuèrent comme devant.
*
* *
Le lendemain, dans la matinée, Skarphédin et ses frères, ainsi que Thraen, se trouvaient ensemble au fiord de Ladir, occupés des derniers apprêts de leur départ. Tout à coup un bruit inusité retentit par delà le petit bois de genévriers et de bruyères qui séparait le rivage de la Grange, et une épaisse colonne de fumée s'éleva plus loin au-dessus des grands arbres de la vallée.
Les fils de Nial et Thraen se demandaient ce que cela signifiait, quand un homme déboucha du fourré, courant de toute la vitesse de ses pieds.
C'était Rapp l'Islandais.
«Sauvez-moi! cria-t-il tout d'abord à Skarphédin et à ses deux frères.
—Qu'as-tu donc fait?
—Voici la chose brièvement, car les actes me vont mieux que les paroles. J'ai pillé le temple de Thor, j'y ai mis le feu, et comme les soldats du jarl me traquaient, j'en ai tué deux avec cette hache.
—En ce cas, répondit Helge, tu es un de ces oiseaux de malheur que chacun doit se garder d'accueillir.
—Vous oubliez que je suis Islandais!
—Un Islandais hors la loi!
—C'est bien, que mes malédictions vous retombent sur la tête!» riposta haineusement le fugitif, et apercevant Thraen non loin de là, il courut l'implorer à son tour.
Celui-ci d'abord le repoussa; puis, se laissant persuader, il consentit à le recevoir dans une barque et à le conduire à son bâtiment, amarré à une petite île du fiord.
Quelques instants après, le jarl parut avec ses gens.
«Où est Rapp? demanda-t-il à Helge.
—Nous ne savons pas, fit celui-ci.
—C'est bien, on le trouvera néanmoins.»
Et il tourna le dos aux fils de Nial.
«Ta réponse est d'un homme de cœur, la seule aussi que nous pouvions faire, dit Grim à son frère. Reste à savoir de quelle façon Thraen payera notre loyauté.
—Il n'importe, reprit Skarphédin. Seulement embarquons-nous sans retard, et gagnons une des îles que voici, afin de pouvoir appareiller au premier bon vent.»
*
* *
Le jarl cependant avait été, tout le long du port, demander à chaque capitaine où était passé Rapp. Nul n'avait pu ou voulu le lui dire.
À la fin, avisant le navire de Thraen:
«Bon, se dit-il, je suis sûr de trouver là-bas ce que je cherche.»
Il prend un canot et gagne le bâtiment du gendre d'Halgierde.
Néanmoins, malgré toutes ses recherches, il ne peut découvrir son homme, de sorte qu'il se décide à revenir au rivage. Mais, une fois à terre, il se souvient d'avoir aperçu dans l'eau à côté du navire deux tonneaux placés bout à bout, et qu'il avait négligé de fouiller: le bandit, à coup sûr, devait s'y trouver.
Il y était effectivement, Thraen ayant fait défoncer les tonnes d'un côté pour que le fugitif pût s'y loger plus à l'aise. Seulement, en voyant le jarl rebrousser chemin vers le bâtiment, on relève bien vite les tonneaux et on dissimule le brigand au milieu d'un tas de sacs à marchandises.
Le jarl, encore déçu dans ses investigations, regagne de nouveau la rive. À peine y a-t-il posé le pied, qu'il se rappelle avoir vu sur le pont des sacs éminemment propres à servir de cachettes, et pour la troisième fois il retourne au navire.
Mais Thraen déballe aussitôt son hôte, et l'enveloppe dans la voilure qui était repliée sur la vergue. Derechef le jarl en est pour sa peine. Ce n'est qu'à terre qu'il lui paraît clair comme le jour que le bandit s'est fourré dans la voile. Mais, entre temps,—c'était à la brune,—un vent favorable s'étant levé, Thraen en avait profité pour prendre le large.
*
* *
Le jarl, furieux de sa déconvenue, part aussitôt avec quatre chaloupes de guerre pour atteindre le navire des fils de Nial, qui n'ont pas encore dérapé, et qu'il croit complices de la perfidie de Thraen. Ceux-ci, en voyant venir la flottille, devinent de quoi il s'agit, et se mettent immédiatement en défense. Un combat s'engage, et les trois frères, n'étant pas en force, sont capturés.
Comme, dans les idées du Nord, une exécution nocturne passait pour une sorte de meurtre et de félonie, on garrotte les prisonniers avec le dessein de les mettre à mort le lendemain. Mais dans la nuit ils rompent leurs liens, se glissent en silence par-dessus bord, et, ayant gagné la côte à la nage, ils ont la chance de rencontrer un navire qui était justement celui de Kare.
Ils racontent à leur ami ce qui leur est arrivé par la faute de Thraen, et se déclarent prêts à marcher contre le jarl pour tirer vengeance de l'outrage odieux qu'il leur a infligé; mais Kare les détourne de ce projet insensé.
«Je vais, dit-il, lui parler moi-même de l'affaire en lui remettant le tribut que Sigurd m'a chargé de lui porter; laissez-moi accommoder le différend.
Effectivement, grâce au concours que lui prête le propre fils d'Hakon, il obtient de ce prince un dédommagement pour Skarphédin et ses frères. Quelque temps après, ces derniers, ajournant leur retour en Islande, regagnent avec leur ami les orcades, où ils passent encore un hiver, admirablement traités par Sigurd. Le printemps venu, ils accompagnent Kare dans de nouvelles expéditions aux Hébrides, en Écosse, dans le pays de Galles et à l'île de Man. De chacune de ces courses aventureuses ils rapportent un surcroît d'honneurs et de richesses. Enfin, l'été de la troisième année après leur départ de l'Islande, ils prennent congé de l'excellent comte qui leur a offert une si bienveillante hospitalité, et cinglent avec Kare vers la Terre-de-Glace.
CHAPITRE XVI
thraen
Thraen cependant était arrivé sans encombre en Islande, et s'était aussitôt rendu à son habitation de Grytaa, où toute sa famille l'avait reçu comme un gros chef de tribu qu'il était. Ses longs voyages et le rôle qu'il avait joué en Norwège avaient encore accru la considération naturellement due à sa personne et à ses richesses.
Il entretenait à demeure auprès de lui une troupe de quinze guerriers émérites qui l'accompagnaient dans toutes ses sorties. Avec cela il aimait beaucoup le faste. Son équipement ordinaire se composait d'un manteau bleu par-dessus lequel il ceignait l'épée, d'un casque d'or, d'un bouclier de prix et d'une pique qui était un cadeau du jarl Hakon.
Rapp le bandit, qu'il avait ramené avec lui en Islande, était demeuré son commensal et son confident de prédilection. Le drôle était aussi entré fort avant dans les bonnes grâces de la veuve de Gunnar, et l'on jasait même de l'intimité, un peu trop étroite, semblait-il, qui régnait entre lui et Halgierde.
Telles étaient les choses à Grytaa quand les fils de Nial reparurent à leur tour. Kare, leur sauveur et ami, trouva au bœr de Bergtorsvol l'accueil que lui méritaient ses actions, et le printemps suivant vit se célébrer son mariage avec Helga, une des filles de Nial. Bien qu'il eût acheté au Mydal, à peu de distance de là sur la côte, un domaine d'une certaine importance, il continua néanmoins de résider la plus grande partie de l'année auprès de son beau-père.
Quelque temps s'écoula sans que les fils de Nial reparlassent des violences qu'ils avaient subies par le fait de Thraen; puis un matin, à la suite de divers colloques mystérieux, les quatre jeunes gens, et Kare avec eux, partirent au galop du côté de Grytaa.
Thraen, averti de leur approche par une femme qui travaillait au dehors, fit prendre aussitôt les armes à ses hommes, et se posta avec eux et son frère Kétil dans le vestibule de son bœr, qui était extraordinairement spacieux. Halgierde elle-même se plaça à l'intérieur près de la porte, ayant à côté d'elle Rapp, qui, selon sa coutume, lui parlait à voix basse.
*
* *
Bientôt les fils et le gendre de Nial se montrèrent. Skarphédin marchait en avant; après lui venait Kare, que suivaient Grim, Helge et Atle. Personne ne les honora du salut.
«Puissions-nous être ici les bienvenus! dit Skarphédin en franchissant le seuil.
—Il n'y a point pour vous de bienvenue en ce lieu, se hâta de répondre la veuve de Gunnar.
—Ce qui sort de ta bouche n'a pas de valeur, repartit dédaigneusement le jeune homme; tu es le rebut et l'opprobre de ton sexe!
—Voilà un propos qui te coûtera cher,» s'écria Halgierde furieuse.
Sans plus lui répondre, Skarphédin s'adressa à Thraen:
«Je viens, dit-il, causer avec toi de la réparation que tu juges convenable de nous accorder pour ce que nous avons souffert en Norwège.
—Tiens! je ne savais pas, les vaillants, que vous battiez monnaie avec vos exploits!» repartit insolemment Traen.
Helge, à son tour, prit la parole:
«Nous t'avons par le fait, sauvé la vie, en détournant sur nous la colère du jarl, à l'égard duquel tu t'es mal comporté au sujet de cet homme.»
Du doigt il désignait Rapp.
Le bandit poussa une exclamation de fureur, et fit le geste de lever sa hache.
«Silence! lui cria Skarphédin; quelque jour on te teindra la peau en rouge, comme tu le mérites!
—Hors d'ici les «barbes bien fumées»! hurla Halgierde, transportée de rage; allez me rejoindre votre «ladre sans poil»!
Les fils de Nial regardèrent les hommes qui se trouvaient là.
«Répéterez-vous à votre tour cette injure?» leur dit Skarphédin.
Tous la répétèrent, à l'exception de Thraen, qui ordonna même à ses gens de se taire.
«C'est bien, reprit Skarphédin; à présent nous nous retirons.»
Les jeunes gens regagnèrent Bergtorsvol, où ils racontèrent l'entrevue à leur père.
Toute la soirée le vieillard conversa à voix basse avec ses enfants; mais personne, pas même Bergtora, ne fut mis dans le secret de l'entretien.
*
* *
À un mois de là,—l'hiver était déjà commencé,—Thraen, accompagné de Rapp et de sept ou huit de ses gardes du corps, alla visiter Runolf, qui, on se le rappelle, habitait le bœr de Dal, par delà la Markar. Au repas il fut question de la querelle pendante, et Runolf, qui en toute occurrence s'entremettait volontiers pour la paix, exhorta son hôte à s'accommoder.
«Jamais!» répondit Thraen.
Quand celui-ci fut pour s'en retourner, Runolf le prit encore à part et lui dit:
«Garde-toi bien; j'ai comme une idée que, depuis la mort de Gunnar, personne, dans nos pays de l'Ouest, n'est de taille à se mesurer avec ceux que tu as offensés.
—Arrive ce que pourra!» répliqua Thraen en sautant en selle, et il s'éloigna avec les siens dans la nuit.
Le lendemain, à Bergtorsvol, la femme de Nial, s'éveillant dès l'aurore, entendit résonner un bruit de fer contre la cloison: c'était Skarphédin qui décrochait sa hache Rimegyge.
La mère se leva en hâte et sortit. À la porte elle trouva son aîné avec ses trois frères et son gendre Kare. Tous étaient armés de pied en cap et enfourchaient déjà leurs montures.
«Tu m'as l'air bien animé, mon fils, dit la vieille femme à Skarphédin; jamais encore je ne t'ai vu ainsi! Où allez-vous donc?
—Nous allons à la recherche des brebis.
—Tu as déjà répondu cela une fois à ton père, et ce jour-là vous partiez pour la chasse à l'homme.»
Skarphédin se contenta de sourire, et Bergtora rentra au logis.
La troupe gagna rapidement les hauteurs d'où l'on dominait le chemin de Dal, et là elle mit pied à terre pour interroger l'horizon.
L'attente ne fut pas longue. Au bout de quelques minutes on discerna dans la brume légère qui couvrait le fond de la vallée un gros d'hommes à cheval côtoyant la rive opposée de la Markar.
Les gens de Thraen,—car c'étaient eux,—aperçurent, eux aussi, le groupe aux aguets.
«Attention! s'écria l'un d'eux; j'ai vu là-haut, sur la colline, étinceler des armes.
—Eh bien, répondit Thraen, au lieu de traverser ici la rivière, nous allons continuer d'aller en avant. Libre à eux de nous rejoindre si le cœur leur en dit.
—Tiens! ils nous ont dépistés, fit de son côté Skarphédin; les voilà qui poussent droit devant eux. Passons bien vite la Markar.»
*
* *
Le fleuve était pris par les glaces; au milieu seulement il restait un chenal libre, de douze coudées environ de largeur. Les fils de Nial résolurent de le passer à cette place.
Skarphédin s'élança le premier sur l'arène luisante et rigide, et, arrivé près de la fissure, il la franchit d'un bond gigantesque. Ses compagnons l'imitèrent. Puis il courut sur Thraen, qui se trouvait un peu en amont. Celui-ci venait d'ôter son casque; avant qu'il eût le temps de le remettre, la hache Rimegyge, tournoyant dans l'air, lui fendit la tête jusqu'à la mâchoire supérieure. Quelques dents, détachées du coup, tombèrent sur le sol gelé avec un bruit sec. Skarphédin en ramassa une et la mit dans sa poche.
Tout cela fut l'affaire d'un clin d'œil. Quand les gens de l'escorte voulurent fondre sur l'impétueux agresseur, celui-ci avait déjà fait volte-face et était hors d'atteinte. Quelqu'un lui jeta par derrière un bouclier dans les jambes; mais Skarphédin esquiva l'obstacle, et en quelques sauts rejoignit Kare et ses frères stupéfaits.
«Et d'un! leur cria-t-il; à votre tour maintenant!»
Tous les cinq reprirent l'offensive. Grim et Helge se ruèrent contre Rapp. Celui-ci allait frapper Grim de sa hache; mais Helge le prévint en lui tranchant la main droite.
«Il me reste la gauche!» s'écria le bandit.
Il n'avait pas achevé de parler, que Grim le transperçait de sa hallebarde.
L'homme tomba mort aussitôt, et le reste de la troupe adverse prit la fuite.
«Les poursuivons-nous? demanda Kare.
—Non, répondit Skarphédin; laissons une moitié de sa meute à Halgierde.
—J'ai une idée pourtant, reprit Kare, qu'un jour viendra où nous regretterons de n'avoir pas tout tué.
—Oh! je n'ai pas peur d'eux!» ajouta Skarphédin.
Et la troupe regagna Bergtorsvol.
«Voilà de gros événements, dit Nial à ses fils quand il lui eurent raconté l'affaire; vous vous êtes tous conduits en héros; mais j'ai peur des suites de votre vaillance.»
CHAPITRE XVII
le fils de thraen
Il y eut néanmoins une trêve d'assez longue durée. Le plus proche parent de Thraen, c'était son frère Kétil, qui possédait à l'est de la Markar une habitation appelée Mork. Or Kétil avait épousé, à peu près en même temps que Kare, une des filles de Nial, et comme en outre c'était un homme assez doux d'humeur, il se prêta de la meilleure grâce à l'accommodement qui lui fut proposé.
Malgré cela, Nial avait encore des craintes pour l'avenir. Il devinait les sourdes menées que l'irréconciliable Halgierde ourdissait de sa maison de Grytaa, et il sentait que le moindre incident pouvait ranimer la querelle mal éteinte entre les membres des familles ennemies.
Cet esprit de paix qui se levait en lui n'était pas seulement un effet de sa générosité d'âme naturelle. Vers la fin de l'été de l'année jusqu'à laquelle nous a conduits cette histoire, un de ces papas de l'empereur Othon, dont Halvard le Rouge parlait à Gunnar, avait franchi l'Atlantique du Nord pour essayer de convertir au dieu blanc les païens de la vieille Thulé. Ce papa, qui s'appelait Stefner, était lui-même Islandais d'origine, et, ainsi que tous ses congénères, singulièrement prompt à l'action.
Tant qu'il se contenta de prêcher le long des fiords du sud-ouest, où se groupait le plus gros de la population, le culte nouveau déjà implanté dans une partie des États scandinaves, les Islandais ne lui témoignèrent pas une hostilité bien marquée. La plupart se bornaient à faire contre lui des couplets moqueurs et des épigrammes. Mais un jour que, poussé par la ferveur de son zèle militant, le moine avait renversé les idoles d'un petit temple de Balder qui se dressait non loin de la Markar, les paysans des alentours, excités par leurs godes, menacèrent de le lapider sur place, et le missionnaire n'échappa à la mort qu'en se réfugiant à Bergtorsvol.
Nial accueillit le fugitif, et, comme l'hiver était commencé,—on informera en passant le lecteur que la première nuit d'hiver tombait à la date du 26 octobre,—il garda quelques mois à son bœr le convertisseur, contre lequel l'assemblée du district avait rendu un arrêt d'expulsion exécutable dès le printemps.
Que se passa-t-il dans cet intervalle entre le vieillard et le moine? Bien des gens crurent, non sans quelque apparence, que le papa avait repris en secret sur son hôte, durant le long tête-à-tête de l'hiver, la tentative de prosélytisme que l'ire populaire avait entravée. Nul cependant n'eût pu dire, quand le missionnaire partit au renouveau, s'il y avait eu œuvre de conversion. Peut-être le fermier de Bergtorsvol, sans être fait entièrement chrétien, avait-il été, comme on disait alors, tout simplement signé de la croix[45]. Toujours est-il que son esprit semblait ouvert à de nouvelles idées, et que tous ses discours et ses actes le montraient inclinant chaque jour davantage vers l'oubli miséricordieux des injures. Sa femme Bergtora, elle aussi, naguère si âpre à la vengeance, paraissait avoir subi l'influence de cette révolution mystérieuse. Seuls Skarphédin et ses frères conservaient leur humeur farouche et violente, ne laissant pas même de railler parfois, avec une pointe d'irrévérence, la mansuétude de Nial leur vieux père.
*
* *
Peu de jours après le rembarquement du moine, Nial partit seul un matin pour le bœr de Mork. C'était là, on l'a dit, que demeurait Kétil.
Ce dernier s'y trouvait avec le petit Kelde, fils de son défunt frère Thraen.
Les deux hommes s'entretinrent longuement et amicalement jusqu'au soir; puis à la nuit tombante Nial exprima le désir qu'on fît venir l'enfant.
Celui-ci parut aussitôt. Le vieillard lui dit de s'approcher, et lui présenta un anneau d'or. Le jeune Kelde prit la bague, et, après l'avoir regardée, il la mit à son doigt.
«Veux-tu accepter ce cadeau de moi?» lui demanda Nial.
Le petit garçon répondit affirmativement.
«Et dis-moi, reprit Nial, sais-tu qui a tué ton père?
—Oui, c'est ton fils Skarphédin, répliqua l'enfant; mais il ne faut plus parler de cela, puisque l'affaire a été arrangée moyennant l'amende qu'il convenait.
—Bien répondu! s'écria Nial; tu seras certainement un homme d'honneur.
—Ce que tu me dis me fait grand plaisir, répliqua l'orphelin, car je sais que tu lis dans l'avenir et que tu ne prononces jamais de vaines paroles.
—Écoute, poursuivit le vieillard, je me charge de t'élever, si tu y consens.»
Kelde accepta la proposition avec joie, de sorte que Nial l'emmena avec lui.
De jour en jour celui-ci s'attacha davantage à son protégé, qui, en grandissant, devint un beau et robuste jeune homme d'un naturel si doux et si généreux, que tout le monde l'aimait à l'envi. Non content de le traiter comme un fils, Nial n'eut point de répit qu'il ne l'eût fait élever au rang de gode, et ne lui eût procuré une alliance honorable avec la fille d'un chef influent nommé Flose.
Kelde, après son mariage, alla demeurer à Vorsaboï, bœr situé au nord de Bergtorsvol, que son père adoptif lui avait donné.
*
* *
En recueillant le fils de Thraen et en le comblant de ses bienfaits, Nial avait vu dans le jeune homme un gage de paix à interposer entre lui et ses ennemis. Quelques années, en effet, s'écoulèrent, et il se flattait de toucher au but, quand les rancunes implacables d'Halgierde rouvrirent soudain le cycle des tueries.
Un jour que Kelde, en compagnie de la veuve de Gunnar, était à dîner au bœr de Samstad, chez son oncle Lyting, Atle, un des fils de Nial, vint à passer dans le voisinage.
«Kelde, dit brusquement Lyting, ne veux-tu point venger ton père? Atle est là sur la route. Je suis disposé à te prêter mon concours.
—Ce serait mal reconnaître les bontés que Nial a eues pour moi, et ta provocation me fait honte!»
Sur ce mot, Kelde se leva de table, demanda son cheval et partit. Les autres convives se retirèrent également.
Resté seul avec Halgierde, Lyting lui dit:
«En ma qualité de beau-frère de Thraen, j'avais droit à une rançon pour sa mort; chacun sait que je n'ai rien reçu. Je ne suis donc lié par aucun accord, et j'entends me payer à ma guise.
—Tu as raison, quoique un peu tard,» repartit ironiquement la veuve de Gunnar.
Lyting appela une demi-douzaine d'hommes, et se mit en embuscade avec eux dans le fossé de la route par laquelle Atle devait revenir. Quand celui-ci parut, tous fondirent sur lui à la fois. Le fils de Nial se défendit vaillamment: il blessa Lyting à la main et lui tua deux de ses serviteurs; mais enfin il succomba sous le nombre. Son corps portait plus de vingt blessures.
*
* *
Le lendemain, Skarphédin tuait Lyting à son tour.
Or, par une étrange fatalité, c'était à Kelde, le neveu de la dernière victime, que revenait le soin de réclamer le wehrgeld: il y avait là une obligation à laquelle, pour rien au monde, un Islandais ne pouvait se soustraire.
Kelde alla trouver Nial et lui dit:
«Quelque indigne qu'ait été la conduite de Lyting à l'égard des tiens, il était mon oncle, et je viens te demander pour la forme la satisfaction qui m'est due.»
De part et d'autre, l'accord fut vite conclu; mais Skarphédin, en apprenant la démarche de Kelde, entra dans une grande colère contre lui. Un autre gode des districts de l'ouest qui était parent de Gunnar, et qui en voulait mortellement à Kelde de ce que nombre de paysans avaient quitté son ressort judiciaire pour aller à celui de son rival, saisit avidement cette occasion d'exciter le fils de Nial contre le protégé de leur père. Il se mit à leur faire à Bergtorsvol de fréquentes visites où il les comblait d'aménités et de flatteries, et bientôt entre lui et eux les relations devinrent si étroites, que les trois autres n'entreprirent plus rien sans consulter leur nouvel ami, qui s'appelait Gige.
«Veux-tu accepter ce cadeau?» demanda Nial.
Le vieux père observait avec peine ce qui se passait, et un jour que ses fils et Kare, revenant de dîner chez Gige, lui montraient différents objets qu'ils avaient reçus en don de leur hôte: «Voilà, dit Nial, des cadeaux qui, j'en ai peur, nous coûteront cher!»
Le rusé gode s'appliquait en même temps à circonvenir Kelde, et chaque fois que, dans ses tournées, il s'arrêtait à Vorsaboï, c'était pour lui dire que les fils de Nial avaient tenu contre lui tel ou tel propos, et qu'ils en voulaient secrètement à sa vie.
«Quand bien même tout cela serait vrai, répondait invariablement Kelde, j'aimerais mieux périr de leurs mains que de tenter rien à leur préjudice.»
Mais les méchantes calomnies du gode trouvaient plus d'écho de l'autre côté. Peu à peu Skarphédin et ses frères, dont les méfiances étaient toutes éveillées, se laissèrent persuader que Kelde n'attendait dans son silence hypocrite qu'une occasion sûre de les tuer; à partir de ce moment ils rompirent tout commerce avec lui, et affectèrent même de ne plus lui parler quand d'aventure il venait chez eux.
Chacun à Bergtorsvol sentait qu'un malheur était imminent. L'automne, puis l'hiver, s'écoulèrent néanmoins sans autre incident; mais, avec le retour du printemps, on vit se renouer les colloques secrets entre Gige et les fils de Nial, et enfin... ce qui devait arriver arriva.
*
* *
C'était le soir, un peu avant le coucher du soleil. Les meurtriers, blottis aux aguets derrière la haie de Vorsaboï, aperçurent Kelde qui sortait de la maison, tenant son glaive dans une main et dans l'autre une corbeille remplie de graines. Le jeune gode s'arrêta un instant pour contempler la chaîne des monts encore à demi poudrés de neige qui se prolongeaient à l'est jusqu'au bord de la mer, ici présentant comme un front de bastions, là se détachant en dentelles aiguës comme les flèches d'une cathédrale gothique; puis il s'approcha de la clôture et se mit en devoir de semer.
Skarphédin bondit aussitôt vers lui. Kelde, surpris, fit le geste de s'enfuir.
«N'espère pas m'échapper!» lui cria son impétueux agresseur, et, ce disant, il lui assena un coup de hache sur la tête.
Kelde tomba sur les genoux, et tous le frappèrent simultanément.
*
* *
En apprenant cette nouvelle de la bouche même de ses fils, Nial ne put s'empêcher de leur dire:
«J'aurais mieux aimé que deux d'entre vous eussent péri et que Kelde fût encore vivant!»
Là-dessus il se mit à pleurer.
«Notre père se fait vieux, et la sensiblerie le prend! répliqua irrespectueusement Skarphédin.
—C'est que je sais mieux que vous ce qui résultera de tout cela.
—Quoi donc?
—Ma mort, la mort de votre mère, et la vôtre à tous, ô mes fils!
—Et à moi, que me prédis-tu? dit Kare à son tour.
—Toi, mon gendre, c'est différent; ta chance sera la plus forte, et tous nos adversaires réunis ne pourront prévaloir contre elle. Néanmoins un jour viendra, je le crois, où ton glaive te tombera de lui-même des mains.»
CHAPITRE XVIII
le manteau de soie
L'alting d'été est réuni; les huttes et les tentes s'alignent au bas du Logberg, et le moment approche où l'affaire du meurtre de Kelde va être portée devant l'assemblée.
Suivant l'usage, les deux parties font leur tournée sur le champ de justice pour essayer de gagner à leur cause le plus de monde possible. Les trois fils de Nial, Kare, leur beau-frère, et Asgrim, beau-père d'Helge, s'en étaient donc allés à la file, Skarphédin venant le cinquième, visiter les principaux personnages.
Du campement de Gissur, qui, en sa qualité de parent d'Asgrim, avait promis de tenir pour eux, ils s'étaient rendus à celui d'un autre chef appelé Skapte. Au premier mot qu'Asgrim lui dit, celui-ci répliqua en termes presque injurieux; après quoi il fixa ses regards sur Skarphédin.
Ce dernier était resté debout près de la porte, tout de bleu vêtu, une ceinture d'argent sur les hanches, sa fameuse hache Rimegyge à la main, un léger bouclier passé à son bras, un turban de soie autour de la tête et les cheveux rejetés derrière les oreilles, avec un air de défi guerrier qui sautait d'abord aux yeux de chacun.
«Quel est donc, demanda Skapte, celui-ci, qui marche cinquième dans votre cortège, cet homme de haute taille, aux traits anguleux, pâle et sombre, semblable à un Jotu[46], et qui a l'air de traîner le malheur à sa suite?
—Je m'appelle Skarphédin, répondit le fils de Nial, et tu m'as vu souvent sur le ting. J'ai sur toi cet avantage de n'avoir pas besoin de m'enquérir de ton nom. Tu t'appelles Skapte; mais naguère tu avais pris le nom de Borstekuld: tu venais alors de tuer Krake... Tu te barbouillas de noir, tu t'enduisis la tête de goudron, puis tu allas te cacher dans un trou en terre, et quand tu voulus quitter le pays, tu te fis mettre à bord du navire dans un sac à farine.»
*
* *
Les solliciteurs se rendirent ensuite chez Snorre le gode, un des sages les plus renommés de l'Islande, un homme qui passait, comme Nial, pour avoir le don de prescience. Lui aussi il refusa son aide, ou du moins se déclara neutre; puis apercevant Skarphédin:
«Quel est, dit-il, celui-ci qui marche cinquième dans votre cortège, cet homme pâle, au visage dur, au sourire moqueur, qui tient si fièrement sa hache?
—Mon nom est Hédin, répondit derechef le fils de Nial; mais d'ordinaire on m'appelle Skarphédin[47]. Qu'as-tu encore à me dire?
—Ton air est vaillant et superbe; mais je crois que tu as joui du meilleur de ta destinée, et que désormais tes jours sont comptés.
—Nous devons tous payer notre dette à la mort, reprit Skarphédin; mais tu ferais mieux de venger ton père que de t'amuser à me prédire malheur.
—Voilà une parole que plus d'un m'a dite avant toi; aussi entends-je y demeurer froid.»
Les visiteurs sortirent sur ce mot et allèrent à la hutte de Gudmund le Puissant, un chef des districts du Nord, dont la maison se composait de plus de cent personnes.
«Je ne serai pas contre toi, répondit-il tout d'abord à Asgrim; quant à te servir, j'y réfléchirai, et nous en reparlerons.»
Puis, comme Asgrim le remerciait:
«Tu as, dit Gudmund, avec toi un homme d'un aspect si martial, que je ne crois pas avoir jamais rencontré son pareil.
—De qui veux-tu parler?
—De celui-ci, qui marche cinquième à ta suite, de cet homme à la chevelure noire et au teint pâle. Rien qu'à voir l'audace et la résolution que respire sa personne, je l'aimerais mieux que dix autres dans mon escorte... Et cependant il a l'air de quelqu'un qui traîne le malheur après lui.
—Chacun de nous porte avec lui son malheur, repartit Skarphédin; le mien est d'avoir tué Kelde le gode; le tien, c'est d'avoir été vaincu par Thorkel et de servir depuis lors de sujet à ses chants moqueurs.»
*
* *
«Où allons-nous maintenant? demanda le jeune homme quand ils furent dehors.
—Chez Thorkel, que tu viens de nommer, répondit Asgrim. Celui-là est un champion sans pareil, et si nous pouvons nous le concilier, ce sera pour nous un gros avantage. Seulement c'est un homme étrange et fantasque, devant lequel il nous faut peser avec soin nos paroles: c'est pourquoi je te prie, Skarphédin, de ne plus te jeter impétueusement en travers de notre entretien.»
Skarphédin sourit en silence, et ils entrèrent dans la hutte de Thorkel.
Celui-ci était assis au milieu du banc, ses hommes de guerre à ses côtés. Après un échange civil de saluts, Asgrim dit:
«Nous venons te prier de vouloir bien nous prêter assistance devant le tribunal.»
Thorkel répondit:
«Vous êtes allé déjà chez Gudmund, qui sans doute vous a promis son appui; qu'avez-vous donc besoin du mien?
—Gudmund ne nous a rien promis, reprit Asgrim.
—C'est que votre affaire probablement ne lui inspire pas beaucoup de sympathie, repartit le chef redouté. Je ne comprends guère, dans ce cas, la démarche que vous tentez auprès de moi. Avez-vous cru que je me laisserais plus aisément induire que Gudmund à épouser une méchante cause?»
Devant cet accueil peu amical, Asgrim ne répliqua rien; mais Thorkel, continuant:
«Quel est, dit-il, celui-ci, qui marche cinquième dans votre cortège, cet homme au visage pâle et dur, à l'air fatal, qui roule des regards si farouches?
—Je m'appelle Skarphédin, se hâta de riposter le fils de Nial, et je t'engage à ne point me persifler. On ne te voit pas souvent sur le ting, et, à dire vrai, tu fais beaucoup mieux de rester chez toi à garder ton bétail.»
Thorkel se leva d'un bond et tira son épée.
«Ce fer, dit-il, a goûté du sang de plus d'un vaillant; il goûtera aussi du tien la prochaine fois que nous nous retrouverons!»
Skarphédin, ricanant, brandit Rimegyge:
«Cette hache à la main, répliqua-t-il, j'enjambe un ruisseau de douze coudées[48], et chaque fois qu'elle tournoie dans l'air il y a un homme qui mord la poussière!»
Puis, écartant Kare et ses frères qui étaient devant lui, il s'élança vers Thorkel en lui criant d'une voix terrible:
«De deux choses l'une: ou tu vas rengainer ton glaive et te rasseoir, ou d'un coup sur ta tête je te fends jusqu'aux deux talons!»
Thorkel rengaina et se rassit. Ce fut la première et l'unique fois de sa vie qu'il fit preuve d'une pareille soumission.
Asgrim et ses compagnons sortirent de la hutte.
«Où allons-nous à présent? demanda encore Skarphédin.
—Tout droit chez nous, répondit Asgrim.
—Oui, fit l'autre, en voilà bien assez de ce métier de mendiant.»
De retour à leur campement, ils racontèrent à Nial tous les incidents de leur tournée.
«Eh bien, répondit tristement le vieillard, laissons les choses suivre leur cours.»
Quant à Gudmund, en apprenant l'affront que Skarphédin avait infligé à Thorkel, il eut un tel mouvement de joie, qu'il dit aussitôt à son frère Einar:
«Dès que les assises seront ouvertes, nous sortirons avec tous nos hommes pour prêter assistance aux fils de Nial.»
*
* *
Le vendredi suivant, les deux parties comparurent en justice: d'un côté, Flose, le beau-père de Kelde avec tous ses tenants et amis; de l'autre, Asgrim, le gode Gissur, le vieux Nial et ses gens. Skarphédin, Grim et Helge étaient restés en bas dans leur hutte, avec Kare, leur beau-frère, attendant, silencieux et farouches, le résultat de l'instance entamée.
Quand les juges eurent pris place sur leurs sièges, les plaignants exposèrent leurs griefs, et les témoins prêtèrent le serment d'usage. Nial se leva ensuite et demanda qu'on voulût bien l'écouter.
Dans un langage simple et digne, il dit ce qu'il avait fait pour Kelde, l'extrême douleur qu'il avait ressentie de cette mort qui plongeait son âme «dans la nuit»; il ajouta que la plainte de Flose était légitime, et sollicita la permission de lui offrir une satisfaction au nom de ses fils.
Gissur et Asgrim se joignirent à Nial pour prier le principal demandeur de se prêter à l'accommodement proposé.
Flose hésita d'abord; puis, sur les instances de plusieurs autres chefs éminents, il donna son assentiment. En conséquence, douze arbitres furent choisis par moitié dans les deux parties, et la délibération commença.
L'affaire paraissait à tous d'une extrême gravité; on écarta néanmoins tout d'abord l'idée d'une sentence de bannissement, la plupart du temps dépourvue de sanction[49], pour s'en tenir à une peine pécuniaire; mais on reconnut d'un commun accord que les coupables devaient être frappés d'une amende dont le taux fût encore sans exemple, et que cette amende devait être acquittée séance tenante jusqu'au dernier sou.
Ainsi fut-il résolu. Seulement, comme les défendeurs n'avaient pas avec eux la somme suffisante, et qu'il importait d'en finir le jour même, il fut décidé que chaque homme présent, à commencer par les arbitres eux-mêmes, y contribuerait,—suivant une coutume parfois pratiquée sur le ting,—en versant son appoint personnel par manière de provision et d'avance.
Tout le monde se prêta de bonne grâce à cet arrangement, tant on redoutait les complications dont ce procès exceptionnel semblait gros, et Nial alla chercher ses fils et son gendre pour qu'ils jurassent, eux aussi, l'accord intervenu avec Flose.
Par malheur, un incident, dont Nial lui-même fut la cause sans le vouloir, vint tout gâter au dernier moment. Il eut l'idée d'ajouter au tas d'argent, comme cadeau d'honneur pour le chef de la partie adverse, un manteau de soie du plus fin tissu.
«Voilà, dit Flose après avoir compté la somme, ce qui s'appelle des écus sonnants; mais qui donc m'a mis cela par-dessus le marché?» s'écria-t-il en levant en l'air le manteau.
Nul ne dit mot.
Flose répéta sa question avec un ricanement de moquerie, sans plus obtenir de réponse.
«Ainsi, cria-t-il derechef, personne n'ose faire connaître le propriétaire de cet atour de femme?
—Que veux-tu dire? demanda Skarphédin, que, pendant tout le cours de la procédure, son mauvais sourire n'avait point quitté.
—Je veux dire, puisque tu tiens à le savoir, que le propriétaire de cet objet ne peut être que ton blanc-bec de père! À lui seul sied un colifichet de ce genre, car, à le voir, on ne sait vraiment s'il est homme ou femme!
—C'est mal à toi, repartit Skarphédin, de parler ainsi d'un vieillard digne de respect! Heureusement ce vieillard a des fils qui ne reculent jamais devant la vengeance!»
Ce disant, il reprit le manteau et jeta en échange à Flose une paire de chausses blanches.
«Tiens! ajouta-t-il, voilà quelque chose qui fera mieux ton affaire, car il paraît qu'une fois la semaine tu te métamorphoses en sorcière pour aller au sabbat du diable sur le Svinefield!»
À ce mot, Flose, furieux, repoussa du pied le monceau d'argent, en disant qu'il ne voulait plus accepter un denier.
«C'est par le sang, vociféra-t-il, que mon gendre Kelde doit être vengé!»
Il fit un signe à ses hommes, et tous avec lui regagnèrent leurs huttes.
«Allons! dit Nial en quittant également la place suivi de ses fils, cette fois encore mes tristes pressentiments ne vont que trop se réaliser!»
*
* *
Les gens qui s'étaient cotisés pour parfaire la somme parlaient de reprendre leur quote-part; mais Gudmund le Puissant s'écria:
«Reprendre ce que j'ai une fois donné! non, certes; ni maintenant ni jamais je ne commettrai pareille vilenie!
—Il a raison!» dirent les autres, et nul ne voulut plus toucher à une pièce du tas.
«Mon avis, observa Snorre le gode, est que deux d'entre nous conservent cette somme en dépôt jusqu'au prochain alting; quelque chose me dit que nous pourrons alors en avoir besoin.»
Gissur et un autre prirent chacun la moitié de l'argent, et l'on se sépara.
À quelques jours de là, une centaine d'hommes se trouvaient de nouveau réunis dans l'enceinte de rochers de l'Allmannagia pour y conclure un pacte d'alliance. Flose, choisi pour chef par les conjurés, reçut le serment individuel de chaque Islandais présent: tous s'engagèrent solennellement à ne se point désister de l'œuvre de vengeance tant qu'un seul des fils de Nial serait vivant, et à garder rigoureusement secret jusqu'à l'époque fixée pour l'action le plan au courant duquel chacun venait d'être mis.
CHAPITRE XIX
l'attaque de bergtorsvol
À Bergtorsvol vivait une femme appelée Saun. Elle était fort âgée, et les fils de Nial la traitaient volontiers de vieille folle, parce qu'elle bavardait sans cesse à tort et à travers, ce qui ne l'empêchait pas de s'entendre à bien des choses et de faire mainte prédiction qui se réalisait.
Un matin elle prit une baguette, et, allant à un tas de renouée qui était empilé contre la maison, elle se mit à le battre avec fureur. Skarphédin, à cette vue, éclata de rire, et lui demanda la cause de cette grande colère contre le monceau d'herbes.
«C'est, dit-elle, qu'on s'en servira pour mettre le feu au logis, le jour où l'on voudra brûler Nial et Bergtora ma maîtresse. Prends-le donc, jette-le à l'eau, ou fais-le disparaître le plus tôt possible.
—À quoi bon? répondit Skarphédin; si la destinée le veut ainsi, il se trouvera bien un autre combustible pour faire l'office de ce tas de renouée.»
La vieille n'en continua pas moins tout l'hiver à répéter son propos, et à dire qu'il fallait porter toutes ces herbes à l'intérieur de l'habitation; mais elle en fut pour son refrain, et nul ne prit au sérieux sa lubie.
*
* *
Le beau temps revenu, Flose et ses compagnons demeurèrent néanmoins chez eux, occupés de leurs travaux agricoles, et de tout l'été ne donnèrent signe de vie.
Le premier jour de l'hiver suivant tombait le treizième d'octobre. Six semaines environ avant cette date, Flose commença ses préparatifs pour l'expédition projetée, et manda ceux qui avaient promis de le suivre.
Chacun se présenta avec deux chevaux et un armement complet.
Dès l'aurore, le dimanche 2 septembre, Flose fit dire pour lui et ses hommes une messe à Svinefield; après quoi toute la troupe, ayant déjeuné, se mit en route vers Bergtorsvol, de manière à y arriver le jeudi avant le repas du soir.
Le matin de ce dernier jour, deux des fils de Nial, Grim et Helge, étaient partis pour un bœr voisin, et ils avaient averti leur mère qu'ils ne rentreraient que le lendemain.
Dans la soirée, en se mettant à table, Bergtora dit à ses gens:
«Que chacun de vous choisisse le morceau qui lui plaît. J'ai idée que c'est la dernière fois que je vous donne à souper...
—À Dieu ne plaise! lui répondirent-ils.
—C'est pourtant comme je vous le dis, et je pourrais m'expliquer plus au long si je le voulais.
—Comment cela?
—Écoutez, reprit-elle: si mes fils Grim et Helge reparaissent ce soir avant que vous ayez fini de manger, eh bien, ce sera un signe que mon pronostic se réalisera.»
On servit le repas. Quelques instants après, Nial dit:
«C'est singulier! il me semble que la maison n'a plus de toit, que je vois par-dessus le mur de pignon, et que la table et les mets nagent dans une mer de sang!»
*
* *
Tout le monde fut pris d'épouvante; mais Skarphédin, avec son ton de raillerie habituel, rappela les convives à un maintien plus convenable.
«Allons, fit-il en souriant, ne donnons point prise aux mauvais propos par des lamentations déplacées. Quoi qu'il arrive, montrons du courage et une âme virile.»
Avant que la table fût desservie, Grim et Helge rentrèrent.
Pour le coup, le plus brave se sentit le cœur oppressé.
«Pourquoi donc revenez-vous sitôt? demanda Nial à ses fils.
—C'est que nous avons rencontré quelques femmes qui nous ont dit avoir vu une centaine d'hommes bien armés chevaucher dans la direction de notre bœr; nous en avons conclu que Flose devait être arrivé de l'Est, et nous n'avons pas voulu être ailleurs que là où était notre frère Skarphédin.»
En conséquence, Nial défendit que personne ce soir-là se mît au lit, et chacun fut prié de faire bonne garde.
*
* *
Dans le voisinage de Bergtorsvol se trouvait un vallon. La bande ennemie y était descendue pour y attendre la tombée de la nuit en faisant pâturer les chevaux.
Le moment venu, Flose donna l'ordre de se remettre en route, en recommandant à ses hommes de se tenir seulement bien cachés et de ne s'avancer que lentement, pour tâcher de surprendre le plan de défense des adversaires.
Nial s'était posté en avant de la maison avec ses fils, son gendre Kare et les gens de service, en tout une trentaine de personnes environ.
Flose aperçut le groupe; il s'arrêta aussitôt et dit:
«Les voilà sur leurs gardes, et la chose est fâcheuse pour nous; pourvu qu'ils conservent cette position, il nous sera difficile de les attaquer.
—Une belle entreprise alors que la nôtre, s'écria un conjuré du nom de Grane, si nous n'osons pas même prendre l'offensive!
—Oh! repartit Flose, nous prendrons l'offensive, lors même qu'ils resteraient au dehors; mais dans ce cas nous éprouverons de telles pertes, qu'il ne survivra pas grand monde pour raconter de quel côté aura été l'avantage.»
*
* *
«Tiens! dit dans l'autre camp Skarphédin, nos ennemis ont fait halte; on dirait qu'ils ont peur de nous attaquer!
—M'est avis, observa Nial, qu'ils seraient encore plus embarrassés pour nous attaquer si nous rentrions... La maison est aussi solide que celle de Lidarende, et pourtant, bien que Gunnar fût seul, ils ont mis un temps infini à l'y assaillir.
—C'est que ses adversaires étaient des gens loyaux à leur façon, et qu'ils aimaient mieux manquer leur coup que d'avoir recours à l'incendie; mais ces gens-ci ne balanceront pas à nous mettre le feu aux trousses, s'ils ne voient pas d'autre moyen de réussir. Ils pensent, et en cela ils n'ont pas tort, que leur mort est certaine plus tard si nous échappons. Or, pour mon compte, je ne me sens pas la moindre envie de me laisser enfumer comme un renard dans son terrier.
—Mes fils prétendent donc à présent me donner des avis! répondit Nial. Quand vous étiez jeunes, vous suiviez mes conseils, et vous vous en êtes toujours bien trouvés.
—Conformons-nous à la volonté de notre père, dit Helge; ce sera pour nous le meilleur de beaucoup.
—Eh! je n'en suis pas bien sûr! grommela Skarphédin; je crois que cette fois il est mal inspiré et court à sa perte; mais, après tout, ne fût-ce que par condescendance pour ses cheveux blancs, je veux bien me faire rôtir avec lui... La mort ne m'effraye nullement, sous quelque forme qu'on me la présente.»
Puis s'adressant à Kare:
«Restons à côté l'un de l'autre, beau-frère; ne nous séparons pas, quoi qu'il advienne.
—C'est bien mon intention, repartit Kare, à moins que le sort, à la dernière minute, n'en décide autrement, auquel cas je n'y pourrai rien.
—Venge-nous alors, reprit Skarphédin, comme nous te vengerons nous-mêmes si nous te survivons.
—C'est entendu.»
Tout le monde rentra donc au bœr, et l'on se posta dans le vestibule.
*
* *
Flose vit s'opérer le mouvement.
«Nous les tenons à présent, s'écria-t-il. C'est leur mauvais génie qui leur suggère cette idée de retraite... En avant bien vite, et occupons tout d'abord la porte, pour que personne ne puisse s'échapper, car ce serait un jour notre mort!»
Un cordon de gardes fut placé autour de la maison, pour le cas où il y eût eu quelque issue secrète; puis Flose et ses hommes s'approchèrent de la façade.
Aussitôt l'échange des traits commença. Le premier de la troupe assaillante qui s'aventura trop avant tomba sous la fameuse hache Rimegyge.
«Tu l'as vite dépêché! dit Kare à son beau-frère; pour sûr il n'en est pas un qui te vaille parmi nous.
—Eh! je n'en suis pas bien sûr!» répondit, cette fois encore, Skarphédin en souriant.
Les fils de Nial, ainsi que son gendre, blessèrent bon nombre de leurs ennemis, sans que ceux-ci pussent faire le moindre progrès.
«Voilà déjà bien du dégât de notre côté! dit Flose tout à coup. Autant de tués que de blessés! Nous ne viendrons jamais à bout de ces gens-là par la force... Il me semble même que tel d'entre nous qui se montrait tout à l'heure si agressif en paroles, ajouta-t-il en regardant Grane, qui avait des premiers reculé, est à présent bien mou dans l'action... Il nous faut pourtant prendre un parti, et de deux choses choisir l'une: ou nous retirer, et dans ce cas nous sommes sûrs de périr bientôt, ou appeler le feu à notre aide.
—Oui, oui, brûlons-les!» s'écria en chœur toute la bande.
CHAPITRE XX
l'incendie—mort de nial et de ses fils
Quelques hommes allèrent chercher des broussailles; on en forma un bûcher devant la porte, et l'on y mit le feu.
«Holà! cria Skarphédin, on se propose donc de faire la cuisine?
—Oui, répondit un des conjurés, et c'est toi qui cuiras!»
Les femmes du logis cependant arrivèrent avec des vases pleins d'eau et de petit lait; elles versèrent le tout par la fenêtre, de sorte que le feu, à peine allumé, s'éteignit.
Alors un homme dit à Flose:
«Si nous embrasions ce tas de renouée, qui est là juste à point contre la maison? On le jetterait par la lucarne d'en haut sur le plancher de la mansarde, et l'effet, cette fois, en serait sûr.»
Le conseil fut suivi, et ceux du dedans ne s'aperçurent de la chose que lorsque tout flambait déjà.
Alors les femmes commencèrent à crier et à se lamenter.
«Ne vous désolez donc pas ainsi, leur dit Nial; ce n'est là qu'une incommodité passagère, par laquelle sans doute nous ne passerons qu'une fois; car, à supposer que nous rôtissions dans ce monde, Dieu nous en tiendra compte dans l'autre en nous exemptant des flammes éternelles.»
Bientôt cependant toute la maison est en feu. Nial alors s'approche de la porte.
«Flose est-il là? demande le vieillard, et puis-je échanger un mot avec lui?
—Me voici, répond le chef de la troupe.
—Eh bien, reprend Nial, veux-tu entrer en accommodement avec mes fils, ou permettre à quelqu'un de sortir d'ici?
—Pour un accommodement avec tes fils, je m'y refuse, répliqua Flose; je ne m'en irai point qu'ils ne soient tous passés de vie à trépas... J'ai résolu d'en finir d'un coup. Quant aux femmes, aux enfants et aux serviteurs de chez vous, je suis prêt à leur livrer passage.»
*
* *
Nial rentra et fit part de l'offre aux intéressés.
«Va-t'en d'abord, Thoralle, fille d'Asgrim, dit-il à la femme d'Helge.
—Soit, répondit Thoralle; je me sépare de mon mari tout autrement que je ne m'y attendais; mais je réclamerai vengeance de mon père et de mes frères!
—Va toujours, repartit Nial, et que la bénédiction de Dieu t'accompagne!»
Thoralle quitta donc la maison, et avec elle sortit un gros de serviteurs. Astride, la femme de Grim, se mit en devoir d'en faire autant; sur le seuil, une idée lui vint. Elle appela Helge et lui dit:
«Viens avec moi; je vais te couvrir d'un manteau et d'une coiffe.»
Helge hésita d'abord; puis il finit par céder. Astride lui noua un mouchoir autour de la tête, et Thorilde, épouse de Skarphédin, l'affubla d'un manteau. Il sortit ainsi entre ses deux belles-sœurs, auxquelles se joignit Helga, femme de Kare.
«Holà! s'écria Flose en apercevant le groupe, m'est avis que voilà une gaillarde de belle carrure... Sus! arrêtez-moi ça!»
Helge se débarrassa prestement de son manteau, saisit son épée, qu'il avait au côté, et trancha le jarret du premier qui se présenta; mais Flose, survenant par derrière, assena au jeune homme un tel coup sur la nuque, que la tête fut détachée du tronc. Puis il alla vers la porte, et appela Nial et Bergtora, en disant qu'il désirait leur parler.
Nial parut à l'entrée du bœr.
«Écoute, lui dit Flose, je viens t'offrir la sortie libre; c'est à tes fils et à Kare que j'en veux; je n'entends nullement que tu brûles avec eux.
—Je ne bougerai pas, répliqua Nial; je suis un vieillard, à qui toute idée de vengeance et de meurtre demeure dorénavant étrangère; mais quant à vivre déshonoré, jamais!
—Et toi, femme, reprit Flose en s'adressant à Bergtora, n'es-tu pas disposée à te retirer? pour rien au monde je ne voudrais te voir périr par le feu.
—Toute jeune, je me suis mariée avec Nial, répondit Bergtora, et je lui ai promis de partager sa bonne et sa mauvaise fortune.»
Sur cette parole le couple rentra.
*
* *
«Qu'allons-nous faire maintenant? demanda Bergtora à son mari.
—Nous reposer, répondit Nial... Il y a si longtemps que j'aspire après le repos!»
Bergtora se tourna vers Thord, un jeune fils de Kare que Nial avait pris avec lui afin de faire son éducation, et le pria de sortir pour échapper à la mort. L'enfant repartit:
«Tu m'as promis, grand'mère, que nous ne nous séparerions jamais tant que je voudrais rester auprès de toi, et j'aime mieux mourir avec toi et Nial que de vous survivre.»
Bergtora prit alors le garçon et le porta sur le lit. Nial appela son esclave de confiance, qui avait jusqu'alors différé de sortir, et il lui dit:
«Avant de t'en aller, remarque bien où nous nous mettons, et de quelle manière nous nous arrangeons, car je suis résolu à ne plus bouger de place, quelles que soient la fumée et la chaleur. Tu sauras alors plus tard où l'on pourra retrouver nos cadavres.»
Il donna l'ordre au serviteur de prendre la peau d'un bœuf fraîchement écorché, et de l'étendre sur lui et sa femme après qu'ils se seraient placés côte à côte. Puis les deux époux se mirent sur le lit, ayant entre eux le petit Thord.
«Notre père se couche de bonne heure aujourd'hui! dit Skarphédin à Kare son beau-frère en voyant ce qui se passait. De la part d'un vieillard harassé, cela se conçoit. Puisse le réveil lui être doux!»
Et, pour la première fois de sa vie, le fier jeune homme courba le front vers la terre, et quelque chose comme une larme furtive perla sous sa paupière d'aigle.
Nial et Bergtora demeuraient immobiles et silencieux sur leur couche.
L'esclave prit la peau, l'étendit sur le groupe résigné, et gagna la porte pour sortir à son tour.
*
* *
Du toit et de la mansarde qui brûlaient, des tisons enflammés ne cessaient de pleuvoir dans la chambre. Skarphédin, Kare et Grim les ramassaient au fur et à mesure qu'ils tombaient, et les jetaient sur les assaillants.
Cela dura quelque temps, et comme du dehors on s'était remis à lancer des traits, ils les attrapaient également au vol et les renvoyaient à l'ennemi, si bien que Flose pria ses compagnons de cesser tout envoi de projectiles.
«Ce jeu-là ne vaut rien pour nous, leur dit-il; vous pouvez bien attendre que le feu les contraigne à se tenir cois.»
Cependant la grosse charpente du fronton s'était disloquée. À l'un des pignons restait une traverse qui reposait de biais sur le vestibule et la crête du mur; mais déjà, à sa partie médiane, elle était plus d'à moitié consumée.
Les trois hommes demeurés dans le bœr se précipitèrent de ce côté, et Kare dit à Skarphédin:
«Voici peut-être un moyen de nous sauver. Saute sur cette poutre avant qu'elle soit tout à fait calcinée. Je vais t'aider, et je monterai ensuite. Une fois dehors, il nous sera facile de filer inaperçus dans la direction de la fumée.
—Saute d'abord, dit Skarphédin, et je te suis.
—Non, à toi de passer le premier, répliqua l'autre.
—Point, j'entends que tu me précèdes.
—Allons, soit! reprit enfin Kare. C'est le devoir de tout homme de sauver sa vie quand il le peut; ainsi ferai-je... Seulement, si tu ne te hâtes pas à ton tour, je crains que nous ne nous revoyions jamais; car, pour mon compte, une fois dehors, je n'aurai guère envie de me rejeter dans la fournaise afin de t'en tirer... À chacun alors de suivre sa voie!
—Je serai fort heureux, beau-frère, si tu parviens à t'échapper, répondit Skarphédin; en ce cas tu te chargeras de la vengeance.»
*
* *
Kare prit au lambris un ais enflammé et grimpa sur la traverse. Arrivé sur le mur, il lança l'énorme brandon sur les gens du dehors; ceux-ci se rejetèrent vivement de côté. Alors, profitant de l'effarement général, les vêtements et la chevelure tout en feu, il sauta du haut de la muraille, et se mit à courir dans le sens où le vent chassait la fumée.
«Est-ce que quelqu'un ne vient pas de sauter de ce mur?» s'écria un des assaillants les plus proches.
—Nullement, repartit un autre; c'est sans doute Skarphédin qui nous a encore envoyé un tison.»
Cette parole ayant dissipé tout soupçon, Kare continua de courir jusqu'à ce qu'il eût atteint un ruisseau. Il se plongea dedans pour éteindre le feu qui le dévorait; après quoi il reprit sa course au milieu de la fumée, et ne s'arrêta que près d'un fossé, où il se coucha pour se reposer.
*
* *
Immédiatement après lui, Skarphédin avait sauté sur la traverse; malheureusement, lorsqu'il atteignit la place où elle était le plus consumée, la poutre se brisa sous lui, et il fut précipité sur le sol. Il renouvela toutefois sa tentative, et il grimpait à même la muraille quand une autre solive s'écroula sur sa tête, et derechef le jeta par terre.
«Allons! se dit-il, je vois ce qu'il en est; Kare, mon beau-frère, risque fort de m'attendre.»
Il rampa néanmoins le long de la paroi pour essayer de gagner la sortie; mais il fut surpris dans ce mouvement par un des assaillants, nommé Lambe, qui venait juste à ce moment d'escalader extérieurement le mur.
«Tiens, lui cria d'en haut ce dernier, on dirait que tu pleures à présent, Skarphédin!
—Pas le moins du monde, dit le fils de Nial en relevant la tête; seulement la chaleur un peu forte me cause quelques picotements dans les yeux; mais toi, continua-t-il, il me semble que tu ris?
—Ma foi, oui, je ris, repartit l'homme, et c'est la première fois que je suis franchement gai depuis le jour où tu tuas Thraen, près de la Markar.
—Tiens! riposta Skarphédin, voici, à ce propos, un souvenir de lui dont je te gratifie!»
Il tira de sa poche une des dents molaires de Thraen, qu'il avait ramassée lorsque celui-ci avait roulé sur le sol gelé, et il la lança si violemment dans l'œil droit de Lambe, que la prunelle jaillit de l'orbite et que l'homme se laissa choir au pied du mur.
Skarphédin courut alors à son frère Grim, qui se démenait à l'autre bout de la pièce, et tous deux s'efforcèrent de piétiner sur le feu pour l'éteindre. Quand ils arrivèrent au milieu de la salle, Grim tomba écrasé par une poutre: il était mort. Skarphédin, d'un bond gigantesque, avait réussi à esquiver le choc; mais ce ne fut qu'un répit d'une seconde. À peine reprenait-il l'équilibre, qu'un épouvantable craquement se produisit: c'était le toit tout entier qui croulait.
*
* *
Flose et ses compagnons demeurèrent devant le bœr incendié jusqu'à l'aurore du lendemain vendredi. Comme le jour commençait à poindre, ils virent arriver un homme à cheval qui leur dit s'appeler Geirmund et être un parent de Thraen.
«Combien de gens ont péri là dedans?» demanda le nouveau venu.
Flose dénombra les victimes: Nial, Bergtora et sa femme, tous leurs fils, Kare et Thord.
«Oh! reprit Geirmund, tu mets parmi les morts un homme avec lequel j'ai causé ce matin même.
—Qui donc? demanda Flose.
—C'est Kare. Ses cheveux et ses vêtements étaient tout roussis, et la lame de son épée était devenue bleue; mais il disait qu'il en renouvellerait avant peu la trempe dans ton sang et dans celui de ta troupe incendiaire.
—Malheur à nous! s'écria Flose. L'homme que nous avons laissé fuir ne nous laissera ni trêve ni repos, et plus d'un d'entre nous, je le prévois, est appelé à perdre bientôt la vie.»
Cependant un des conjurés s'était mis à entonner un chant de joie sur la mort de Nial.
«Tais-toi, dit Flose, il n'y a point là de quoi chanter. Que Nial ait péri dans les flammes, l'événement ne nous rapporte pas grand honneur.»
Il grimpa sur les ruines du pignon avec quelques autres. Là ils crurent percevoir une sorte de murmure rythmé qui partait du brasier au-dessous d'eux.
«C'est la voix de Skarphédin, dit un des hommes. Je serais curieux de savoir si c'est un vivant ou un mort qui nous chante cette chanson. Mettons-nous à la recherche des corps.
—Non pas, répondit Flose; il faudrait être fou pour s'attarder à une telle besogne au moment où, par tout le pays, on rassemble des forces contre nous. Mon avis est qu'il nous faut déguerpir au plus vite.»
Là-dessus il sauta en selle, et toute la troupe suivit son exemple.
*
* *
Après sa rencontre avec Geirmund, Kare avait emprunté un cheval et gagné divers bœrs amis où il raconta ce qui s'était passé. Bientôt se trouva réunie une troupe d'hommes déterminée et nombreuse, qui se divisa en plusieurs escouades, afin de battre le pays en divers sens; mais nulle part ils n'eurent de nouvelles de Flose et de ses gens.
Kare, avec quinze de ses amis, prit de son côté le chemin de Bergtorsvol, pour exhumer des décombres de la ferme les corps des victimes. En route, le groupe se grossit, si bien qu'en arrivant au lieu de l'incendie il comptait une centaine de cavaliers.
On chercha d'abord le cadavre de Nial, qu'on retrouva dans une épaisse couche de cendre. La peau de bœuf était toute recroquevillée; au-dessous d'elle gisaient le vieillard et sa femme. Chose singulière! leurs corps n'avaient aucunement été atteints par le feu. Seul le petit Thord, qui était couché entre eux deux, avait un doigt complètement brûlé, l'ayant laissé passer par mégarde hors de la peau de bœuf.
On porta les tristes dépouilles dans l'enclos attenant à l'habitation, et là on remarqua sur la face de Nial une expression de sérénité lumineuse dont tout le monde fut vivement frappé. Jamais encore,—chacun en convint,—on n'avait vu un tel aspect à un mort.
On rechercha ensuite le cadavre de Skarphédin. Le fier jeune homme était resté debout, emprisonné entre les débris du faîtage, la tête et le buste appuyés au mur de pignon, les jambes consumées jusqu'aux genoux, mais le reste de sa personne intacte, y compris les vêtements.
Il avait les dents enfoncées dans les lèvres, les yeux ouverts, non encore éteints, et les mains croisées sur la poitrine. Avec sa fameuse hache Rimegyge, il avait entaillé si profondément la muraille, qu'elle y était entrée jusqu'à la moitié du fer, ce qui l'avait préservée de l'action du feu.
«Voilà, dit quelqu'un, une arme digne de figurer comme relique à côté de la hallebarde de Gunnar.»
Kare prit la hache; elle lui revenait de droit.
«Il sera temps d'en faire une relique quand elle aura accompli toute son œuvre,» dit-il en se la mettant à l'épaule.
Quant aux restes de Grim, l'autre fils de Nial, on les découvrit au milieu de la pièce, avec ceux de la vieille Saun, qui n'avait point voulu se séparer de son maître, et quatre autres cadavres.
QUATRIÈME PARTIE
KARE ET FLOSE
CHAPITRE XXI
sur le ting
Après avoir quitté Bergtorsvol, Flose s'était tenu posté durant trois jours avec tous les siens sur une montagne d'où il pouvait voir ses ennemis battre en bas la contrée; puis, le premier péril conjuré, il s'était hâté de regagner à l'est son habitation de Svinefield, afin de se mettre en quête d'appuis pour la prochaine session de l'alting. Grâce à son crédit personnel et aussi à des dons en argent, il eut aisément gagné à sa cause les principaux chefs du district oriental où il demeurait. Son beau-père Liot, de Sida, lui promit le premier assistance; Geite, un riche fermier du pays, se déclara également pour lui; autant en firent Thorstein et Viarne, deux autres paysans ses voisins, de sorte qu'il put rentrer à son bœr et y attendre le retour du printemps.
Quant à Kare, il s'était tout d'abord rendu à Tunge, chez Asgrim, son parent et ami, auprès duquel sa femme Helza et ses deux belles-sœurs Astrid et Thoralle avaient elles-mêmes cherché un asile. Reçu à bras ouverts par lui et son fils Thorald, il passa avec eux tout l'hiver, ruminant nuit et jour sa vengeance, et ne parlant que des événements de Bergtorsvol. Parmi les chefs influents dont le concours lui était acquis en justice, il pouvait compter Gissur le gode, Kraak le Vaillant, du bœr de Hof, et Thorgier, un neveu de Nial qui habitait la ferme de Halt.
Quand les assises furent pour s'ouvrir, Asgrim dit à son ami:
«Pars en avant avec vingt hommes et mon fils Thorald, afin de préparer nos huttes sur le ting; j'attendrai, pour te rejoindre, Thorgier et son monde.»
Kare se mit incontinent en chemin.
*
* *
Quelques jours plus tard, Flose et les cent conjurés dont la fortune était liée à la sienne quittaient, à leur tour, Svinefield. Le trajet étant assez long, ils couchèrent, la première nuit, dans un bœr appartenant à l'un d'entre eux, et le matin de la seconde journée ils entrèrent dans la vallée de l'Ouest.
Tunge, la maison d'Asgrim, se trouvait précisément sur leur route. Quand ils n'en furent plus qu'à une courte distance, Flose dit à ses gens:
«Nous allons déjeuner chez Asgrim; tâchez que tout se passe comme il faut.»
Un quart d'heure après, un esclave d'Asgrim qui était en train de travailler au dehors aperçut la troupe dans le lointain. Il courut prévenir son maître aussitôt. Celui-ci dit:
«C'est sans doute Thorgier qui arrive. Vite qu'on se dispose à le recevoir. Nettoyez la maison, et dressez les tables.»
Le groupe cependant se rapprochait, et l'on entendait des cris et des rires bruyants.
Asgrim alla sur le pas de la porte.
«Ce n'est pas Thorgier, dit-il tout à coup; ses gens ne feraient pas ce tapage... La vengeance chemine silencieuse et grave. Ce doit être Flose avec sa bande incendiaire. Ils veulent sans doute nous demander l'hospitalité en manière de défi... C'est bien, qu'on achève les apprêts commandés!»
Bientôt Flose parut. Il entra, suivi des siens, dans l'enclos. Là toute la troupe mit pied à terre, et les hommes franchirent le seuil à la file.
Asgrim avait lui-même pris place à la table d'honneur. Il reçut Flose sans le saluer, et lui dit:
«Le repas est servi; que chacun de vous en fasse son profit.»
Les conjurés déposèrent leurs armes, s'installèrent sur les bancs et mangèrent. Quatre hommes seulement demeurèrent debout tout armés aux côtés de Flose.
Tout le temps que dura le repas, Asgrim ne prononça pas une parole; mais son visage était rouge pourpre.
Quand Flose et ses compagnons furent repus, les femmes desservirent les tables, et quelques-unes apportèrent de l'eau pour que les convives se lavassent les mains. Flose, d'un air moqueur, affectait de prendre ses aises, comme s'il eût été dans sa propre maison.
*
* *
Soudain Asgrim se saisit d'une cognée de bûcheron qui était près de lui, et, sautant à deux pieds sur le banc, il la brandit sur la tête de Flose. Mais un des hommes armés vit le mouvement; il arracha l'arme des mains d'Asgrim, et fit le geste de l'en frapper à son tour.
Flose l'arrêta:
«Qu'on ne lui fasse point de mal! commanda-t-il; nos provocations l'ont poussé à bout, et il s'est conduit comme un homme intrépide.»
Puis s'adressant à son hôte:
«Quittons-nous en paix, ajouta-t-il; nous nous retrouverons bientôt sur le ting, et là nous reprendrons notre affaire.
—Assurément, répondit Asgrim, et j'espère qu'au lendemain des assises vous vous montrerez moins prompts à l'action.»
Flose ne répliqua rien. Il sortit avec les siens de la maison, et s'éloigna aussitôt en aval.
Un peu plus loin, il rencontra Liot, son beau-père, et des hommes des fiords orientaux qui se rendaient aussi aux comices. Il leur raconta la scène de Tunge.
Quelques-uns le louèrent fort; mais Liot dit d'un ton grave:
«Tu as eu grand tort, et de telles bravades il ne peut résulter rien de bon.»
Aux approches du val Tingvalla, la petite armée se rangea en bataille, afin d'effectuer militairement son entrée sur le ting.
Bientôt après Thorgier, le neveu de Nial, partait également de son bœr accompagné d'une troupe imposante, à laquelle se joignirent successivement, au cours du trajet, ses deux frères Thorleif et Grim, Kraak de Hof avec tous ses tenants, puis Asgrim et le gode Gissur. Arrivé aux abords du champ de justice, ce second escadron forma, lui aussi, l'ordre de combat, et ce fut d'une allure si martiale qu'il déboucha au milieu de la plaine, que Flose et ses gens, en l'apercevant, se mirent instinctivement en défense, et peu s'en fallut qu'on n'en vînt aux mains. La journée s'écoula toutefois sans que la paix des comices fût troublée; mais on sentait frémir dans l'air comme un souffle de menace, et tout le monde s'accordait pour reconnaître que jamais encore, de mémoire d'homme, on n'avait vu au pied du Logberg un déploiement de forces aussi formidable et une aussi grande affluence de chefs éminents venus de tous les coins de l'Islande.
*
* *
Dès le lendemain, Flose commença sa tournée de hutte en hutte, accompagné de son ami Viarne. Il alla chez divers gros chefs qui étaient, comme lui, des districts de l'Est, et qui, pour la plupart, s'engagèrent à lui prêter leur appui. Il y en eut néanmoins plusieurs qui exigèrent préalablement de l'argent.
«Voilà certes de vaillants auxiliaires, dit Flose à son compagnon; mais il nous faudrait un juriste.
—J'en connais un, répondit Viarne, un qui peut-être n'a point son pareil. Il connaît tous les arcanes de la loi, et nul ne l'égale en subtilité. Seulement, je dois t'en prévenir, il est aussi cupide que retors.
—Qu'à cela ne tienne... Comment le nomme-t-on?
—C'est Eyolf. Le voici justement là-bas.»
L'homme désigné était assis devant la porte de sa hutte, un manteau écarlate autour des épaules, un diadème d'or sur la tête et une hache garnie d'argent à la main.
Viarne l'aborda aussitôt, et en reçut le plus gracieux accueil.
«J'ai besoin de ton aide, lui dit-il. Tu es le premier juriste de l'Islande, et tout ce dont tu te mêles réussit.
—Oh! repartit Eyolf, je n'ai pas cette opinion de moi-même, et je ne sais vraiment...
—Trêve de phrases! interrompit Flose, que tout ce préambule agaçait; je viens te prier de te charger de mon affaire contre le gendre de Nial.»
Eyolf se leva d'un air majestueux et scandalisé à la fois.
«Je vois maintenant, répliqua-t-il, où tendaient toutes ces belles paroles; croyez-vous donc que je suis un de ces hommes que chacun peut tourner à sa guise?»
Flose lui mit doucement la main sur l'épaule, et le forçant à se rasseoir entre lui et Viarne:
«Écoute-moi donc. Il faut, je le sais, plus d'un coup de cognée pour abattre un arbre.»
Ce disant, il tira de son doigt un anneau d'or du plus grand prix, et, le passant à la main de l'homme de loi:
«Accepte ceci comme un gage de l'esprit de sincérité qui m'anime.
—S'il en est ainsi, répondit Eyolf, je ne puis vraiment rien te refuser; seulement garde-toi bien de dire que j'ai reçu de toi quelque chose; ta cause serait perdue avant d'être plaidée.
—C'est pure affaire d'amitié entre nous,» repartit Viarne au jurisconsulte, et là-dessus les deux amis s'éloignèrent.
Un moment après, Snorre le gode vint à passer devant la hutte d'Eyolf. Il s'arrêta pour causer avec lui; puis tout à coup il lui prit la main, et, relevant la manche de son vêtement, il se mit à regarder l'anneau d'or.
«Tu as là un joyau de toute beauté... L'as-tu acheté, ou est-ce un cadeau?»
Eyolf ne répondit pas.
«Si on te l'a donné, reprit le gode en le quittant, c'est un présent qui peut te coûter cher!»
*
* *
En compagnie de Gissur et d'Asgrim, Kare faisait aussi sa tournée. Il se dirigea d'abord vers la hutte de Skapte, le même qui, l'année précédente, lui avait déjà refusé son concours. Cette fois encore ce dernier repoussa toutes les ouvertures. «Penses-tu, dit-il, que j'aie oublié les paroles d'insulte que Skarphédin m'a jetées ici même à la face? Jamais je ne serai avec aucun de vous!»
En revanche, Gudmund le Puissant, qu'allèrent voir ensuite les solliciteurs, se montra plein d'empressement et de zèle.
«Oui, dit-il, je vous veux assister avec tous mes hommes devant le tribunal, et aussi l'épée à la main, s'il le faut. Skapte a beau vous bouder, son fils Holmud est mon gendre, et comme ce dernier m'obéit en toutes choses, vous êtes sûrs également de l'avoir pour vous.»
Chez Snorre le gode, l'accueil ne fut pas moins amical.
«Il n'y a point de cause meilleure que la vôtre, dit-il à Asgrim et à Kare. Quel genre d'appui désirez-vous de moi?
—Ce qu'il nous faudrait surtout, repartit Asgrim, ce sont des auxiliaires bien armés et qui n'aient pas peur...
—Je crois, en effet, répondit le gode, qu'il faut s'attendre à un cliquetis de fer. Écoutez-moi donc; j'irai avec vous devant les juges. S'il y a combat, et que vous ne soyez pas les plus forts, repliez-vous du côté de ma hutte; vous me trouverez prêt à vous soutenir avec tout mon monde. Si, au contraire, vous avez le dessus, et que vos adversaires veuillent s'enfuir vers les gorges de l'Allmannagia, où ils n'auraient plus rien à craindre de vous, je me charge de leur en fermer l'accès. S'ils se retirent d'un autre côté, libre à vous de les poursuivre; seulement, quand je jugerai l'instant venu, je m'avancerai avec tous mes gens pour vous séparer, et il faut, dans ce cas, que vous me promettiez de cesser immédiatement le combat.»
Gissur, Kare et Asgrim engagèrent leur parole de faire ce que le gode demandait; après quoi celui-ci ajouta:
«Un mot encore. J'ai vu à la main d'Eyolf un anneau qui n'y était pas il y a quelques jours. Ce doit être Flose qui l'en a gratifié pour prix de ses services juridiques; il est bon que vous sachiez ce détail.»
*
* *
Au jour fixé pour les débats, les deux parties se trouvèrent face à face, équipées et armées de pied en cap, au bas de la montagne de la Loi. De part et d'autre les hommes portaient un signe de reconnaissance à leur casque, pour le cas où l'on en viendrait au combat.
Ce fut, en effet, ce qui arriva. Après avoir usé à l'envi toutes les malices de la procédure, toutes les roueries compliquées de la chicane et les déclinatoires insidieux à l'usage des godes de tous les pays, les adversaires, exaspérés, en appelèrent à la force. Ce fut le jeune Thorald, fils d'Asgrim, qui donna le signal du conflit en se ruant sur un parent de Flose. Immédiatement une clameur guerrière emplit la vallée, et la sauvage mêlée s'engagea.
Kare tua, pour commencer, trois hommes de sa main, parmi lesquels Viarne, l'ami de Flose. Asgrim ne fut pas en reste. Skapte était accouru, lui aussi. Lorsqu'il aperçut son fils Holmud dans la suite de Gudmund le Puissant, il poussa un cri de fureur et s'élança pour rappeler le jeune homme; mais, atteint à la cuisse par un dard que Thorgier lui avait décoché, il tomba et ne put se relever. Il fallut que ses gens le traînassent par terre jusqu'à la cabane d'un pelletier qui se trouvait dans le voisinage.
Dès le début de la lutte, les vengeurs de Nial s'étaient partagés en deux groupes. L'un, conduit par Gudmund, Thorgier et Kare, avait attaqué ceux des chefs du Nord et de l'Est qui s'étaient déclarés pour la cause adverse; l'autre, à la tête duquel étaient Gissur, Asgrim et Thorald, s'étaient jetés sur Flose et les siens.
On se battit longtemps avec une vaillance égale des deux parts; à la fin pourtant ce furent les gens de Flose qui reculèrent. Déjà ils opéraient leur retraite vers les défilés de l'Allmannagia, quand Snorre le gode et sa troupe apparurent pour leur barrer le passage. Ils se replièrent alors vers le sud, le long de la rivière qui arrose la plaine.
Dans ce moment ils vinrent à passer près de la cabane d'un nommé Solve, qui était assis devant sa porte, en train de faire cuire son repas dans sa marmite toute fumante.
«Par ma foi! s'écria l'homme, voilà une belle débandade de poltrons!»
Thorkel l'entendit, et, pris de fureur:
«Attends, fit-il, je m'en vais te mettre ta viande au pot!»
Il saisit l'homme par les pieds, le leva en l'air, et le plongea, la tête la première, dans le chaudron bouillant.
Le malheureux expira sur-le-champ.
*
* *
Juste à ce moment, Flose recevait un javelot à la jambe. Il s'affaissa d'abord sous le coup; puis, se relevant d'un effort énergique, il reprit sa course. À peu de distance derrière lui venait Eyolf.
«Tiens, dit Kare à Thorgier, qui menait à côté de lui la poursuite, j'aperçois là notre homme à la bague. Si nous lui faisions payer le prix de son joyau?
—Je m'en charge,» reprit Thorgier.
Il ramassa un dard qui était à terre, et le lança dans le dos d'Eyolf avec une telle force, que celui-ci tomba mort du coup.
Ce fut la dernière victime de la journée; car, sur l'entrefaite, Snorre le gode, arrivant avec tous les siens, se jetait en travers de la plaine et faisait cesser l'effusion du sang.
Par son entremise, la paix fut conclue. On enterra les cadavres, on s'occupa de soigner les blessés, et le lendemain, comme si rien ne s'était passé, le procès reprit son cours.
De l'aveu de Kare et de Flose, douze hommes furent choisis pour trancher l'affaire sous la présidence du gode Snorre.
Les arbitres fixèrent d'abord les amendes à payer des deux parts pour le prix du sang répandu la veille; puis on aborda la question de l'incendie.
La mort de Nial, celle de Bergtora, de Skarphédin, de Grim, d'Helge et des autres, furent tarifées proportionnellement; seul le trépas du petit Thord, fils de Kare, ne fut l'objet d'aucune décision, parce que le père persista à repousser tout accommodement.
Enfin Flose et ses complices furent condamnés, comme jadis Gunnar, à un exil de trois années, et tenus de quitter le pays dans le cours de l'été suivant au plus tard.
CHAPITRE XXII
kare à l'affut
Les cobannis, au sortir du ting, chevauchèrent d'abord ensemble vers l'est; puis, sur la nouvelle que Kare, en compagnie de Thorgier et de Gudmund, s'était dirigé vers le nord, Flose crut pouvoir congédier ses hommes, en leur recommandant néanmoins de cheminer le plus possible en troupe. Lui-même il regagna Svinefield.
Kare et Thorgier cependant n'avaient pas continué leur marche vers le nord. Dès le lendemain, se séparant de Gudmund le Puissant, ils avaient rabattu droit au sud, et, la Thiorsau une fois traversée, avaient poussé jusqu'à la Markar.
Là, vers le milieu de la journée, ils rencontrèrent deux vieilles femmes qui les reconnurent et leur dirent:
«Doucement, vous deux! Vous galopez, ce semble, bien à l'étourdie!
—Qu'y a-t-il donc?
—Il y a que Lambe et d'autres ont couché cette nuit par ici, et il n'est pas à supposer qu'ils aient sur vous une bien forte avance.
—Bon! dit Kare, raison de plus pour lâcher la bride à nos bêtes.»
Un peu plus loin, ils croisèrent un paysan qui menait un cheval chargé de tourbe. L'homme, en les voyant, s'arrêta.
«Quel dommage, dit-il que vous ne soyez pas en force!
—Pourquoi cela? demanda Thorgier.
—Eh! vous pourriez faire une belle chasse.
—Tu as donc aperçu du gibier?
—Oui, certes, reprit le porteur d'un air entendu.
—Combien de têtes?
—Une douzaine.
—Loin d'ici?
—Non, tout près de la rivière.
—En avant! s'écria Kare.
—Oh! ne vous pressez pas; ceux dont je parle flânent paisiblement.»
*
* *
Arrivés au bord du cours d'eau, les deux cavaliers découvrirent dans un repli de terrain quelques hommes qui semblaient sommeiller, leurs hallebardes posées par terre à côté d'eux.
«Les éveillons-nous? dit Thorgier.
—Assurément, repartit Kare; nous ne pratiquons pas le guet-apens, et ne tuons pas les gens endormis.»
Ils se mirent à crier. Les autres s'éveillèrent et saisirent aussitôt leurs armes. Kare et Thorgier attendirent qu'ils se fussent complètement équipés, puis le premier se précipita contre l'adversaire qui se trouvait le plus proche. C'était Thorkel, fils de Sigfus. Thorgier en même temps se ruait sur Sigmund.
D'un coup de la Rimegyge, Kare atteignit Thorkel au nœud de l'épaule, et lui trancha la moitié du tronc; mais, assailli lui-même de côté par Ledolf et un autre, il eût couru risque de succomber si Thorgier, qui venait de tuer Sigmund, n'eût, par une volte-face impétueuse, plongé son épée dans le cœur de Ledolf. Le second assaillant, à cette vue, essaya de se dérober par la fuite; mais la terrible Rimegyge lui retomba si violemment sur l'échine, qu'après avoir tourné sur lui-même il s'abattit mort aux pieds de Kare.
«Vite en selle!» cria Lambe.
Les huit survivants prirent le large, et gagnèrent d'une traite Svinefield, où ils racontèrent l'événement à Flose.
«Il fallait s'y attendre, dit ce dernier; une autre fois tâchez d'être un peu mieux sur vos gardes!»
*
* *
Tout le reste de l'été et l'hiver suivant, Flose demeura à son bœr, occupé des apprêts de son prochain départ. Le printemps venu, il acheta un navire norwégien qui se trouvait dans un fiord de la côte, se pourvut de marchandises, et manda plusieurs de ses cobannis pour s'entendre avec eux au sujet du voyage.
Kare cependant avait disparu de chez lui, et des voisins affirmaient encore l'avoir vu se diriger vers le nord.
«Cette fois nous n'avons plus à le craindre; il doit être chez Gudmund le Puissant, dit à ce propos Lambe à Flose.
—Eh! repartit ce dernier, je me méfie un peu de ces rumeurs. Prenez garde, j'ai fait un rêve qui ne me pronostique rien de bon.»
Derechef Flose, en prenant congé de ses amis, leur recommanda de cheminer en troupe et de ne point se relâcher de leur vigilance. Il les embrassa ensuite en disant:
«Vous voilà seize au départ d'ici; j'ai peur que plusieurs d'entre vous ne manquent au rendez-vous final.
—Quoi que l'homme fasse, il ne peut échapper à son sort,» répondit Grane brièvement.
La troupe, contournant le jokul[50], s'arrêta pour coucher le premier jour dans un bœr appelé Thorsmark, où demeurait un certain Biorn, dont la femme était parente de Gunnar. Celui-ci les reçut fort amicalement, et comme ils lui demandaient des nouvelles de Kare:
«Je l'ai vu, dit-il; j'ai causé avec lui; mais il y a déjà longtemps de cela, et il s'en allait vers le nord. Il m'a paru fort abattu, abandonné de tous, et j'ai idée qu'il ne tient plus beaucoup à vous rencontrer.
—À merveille! s'écria Grane, nous voilà débarrassés de lui.
—Je n'en suis pas aussi sûr que toi, lui repartit Modolf, un de ses compagnons, et Kare, même seul, est à redouter.»
*
* *
Le gendre de Nial n'était point chez Gudmund le Puissant. Il se tenait caché depuis longtemps dans une habitation toute voisine qui appartenait également à Biorn. Celui-ci courut aussitôt le rejoindre et l'informer de l'arrivée de ses ennemis dans cette partie supérieure du district.
«Eh bien, dit Kare, vite en route!»
Dans la nuit même ils montèrent tous deux à cheval et allèrent se placer en embuscade près de la Skaptau, rivière située à peu près à mi-route entre la Markar et Svinefield.
Le lendemain matin, les compagnons de Flose partirent à leur tour.
«Où donc est Biorn? dirent-ils à sa femme.
—Il a quelque argent à toucher là-bas dans l'est, et il a pris congé de moi au petit jour.»
Nul ne conçut de soupçon, et la troupe se mit en chemin. Non loin de la Skaptau ils se séparèrent, Glum et quatre hommes avec lui ayant affaire à un bœr plus à l'est; les autres s'assirent pour se reposer. Quelques-uns sommeillaient déjà, quand un cri retentit tout près d'eux.
«C'est Kare!» dit Grane se redressant d'un bond.
Il n'avait pas achevé de parler, qu'un dard lancé par Biorn frappait le manche de la hache de Modolf.
Immédiatement le combat s'engagea.
*
* *
Modolf le premier fondit sur Kare l'épée haute; mais le gendre de Nial para le coup, et d'une riposte prompte comme l'éclair fit sauter le glaive de son adversaire, puis d'un second coup lui enleva le poignet.
Au même moment Grane décochait à Kare un javelot; mais de la main gauche celui-ci réussit à le saisir au vol, et le lui renvoya d'une telle force, que l'autre eut la poitrine transpercée. Une seconde de plus néanmoins, et Hald, qui s'approchait en rampant, allait trancher les deux jarrets de Kare, lorsque Biorn cloua l'agresseur par terre d'un coup de sa hallebarde.
Le terrible Kare tua encore deux ennemis à lui seul, tandis que son ami en blessait grièvement pareil nombre. Trois hommes seulement restaient sains et saufs. Affolé d'épouvante, le reste de la troupe enfourcha au plus vite ses chevaux, et, cette fois encore, les survivants coururent d'une seule traite jusqu'à Svinefield.
«De tous les hommes qui vivent en Islande, dit Flose en apprenant l'événement, je n'en connais pas beaucoup qui vaillent Kare... J'ai peur décidément que bien peu d'entre vous me suivent en Norwège!»
*
* *
Kare et Biorn cependant ne crurent pas devoir retourner à Thorsmark. Après s'être consultés un instant, ils profitèrent de ce que trois paysans passaient sur la route avec des chevaux de bât pour se diriger ostensiblement vers le nord; mais à peine les hommes eurent-ils disparu en amont derrière les hauteurs qui bordaient la Skaptau, qu'ils obliquèrent vers un marécage environné de grands blocs de lave, et là ils mirent pied à terre.
«Je n'en puis plus, dit Kare à Biorn; il faut que je me repose un instant. Fais bonne garde.»
À peine était-il couché depuis un quart d'heure, qu'il se redressa en disant:
«Ces cris de corbeaux m'empêchent de dormir.»
Son ami leva les yeux vers le ciel; de longs vols noirs d'oiseaux croassants fendaient les airs au-dessus de la Skaptau.
Quelques instants après, on entendit hennir des chevaux. Biorn grimpa sur une roche.
«C'est Glum, dit-il, et quatre autres. Ils ne nous voient pas; laissons-les passer.»
Au même instant, la monture de Kare poussa un hennissement à son tour, et se mit à gratter du pied le sol déclive, si bien que quelques scories laviques dévalèrent avec fracas sur la pente.
«Ils nous voient maintenant, reprit Biorn. Alerte! les voici qui s'approchent.»
Effectivement les amis de Flose venaient de sauter à bas de leurs chevaux, et pénétraient dans l'enceinte rocheuse. Glum, qui marchait en avant, fondit sur Kare avec sa hallebarde; mais Biorn eut le temps de détourner l'arme, dont la pointe se brisa contre terre. Kare n'eut plus qu'à lever son épée pour trancher le cou à son adversaire, qui tomba expirant.
Deux autres ennemis, Skal et Röse, eurent successivement le même sort. Le quatrième blessa à l'épaule le gendre de Nial; mais ce fut son dernier exploit, car la hache de Biorn lui cassa les deux jambes.
Le cinquième et unique survivant de la troupe s'enfuit aussitôt: c'était Hilde, fils de Thorstein.
«Et maintenant, dit Kare à son compagnon, en route pour de bon vers le nord! Dès demain tous les gens du district seront sur pied, et il n'y a que chez Gudmund le Puissant qu'on ne s'avisera pas de venir nous chercher.»
Hilde, lui, regagna Svinefield, et Flose en le voyant s'écria:
«De tous les hommes qui vivent en Islande je n'en connais pas un qui vaille Kare!»
Puis, le soir même, ce qui restait des cobannis, rassemblés auprès de lui à son bœr, reçurent l'avis de se tenir prêts à filer dès l'aurore vers le fiord où attendait le navire norwégien.
CHAPITRE XXIII
dans l'ile de rowsa—conclusion
À quelques jours de là, Flose levait l'ancre à destination de la Norwège. La traversée fut d'abord heureuse, puis le temps ne tarda pas à se gâter; il survint une violente tempête, accompagnée d'un brouillard si épais, que l'on ne voyait plus à se conduire. Le bâtiment perdit sa route, et finalement se trouva de nuit jeté à la côte. Toute la cargaison fut engloutie, et vingt hommes périrent, parmi lesquels seize des conjurés. Le reste put gagner le rivage.
Quand le jour parut, deux marins reconnurent le pays pour l'avoir précédemment visité: c'était l'île de Rowsa, une des Orcades.
«Mieux eût valu que nous eussions atterri en quelque autre endroit, dit Flose à ses hommes, car le comte Sigurd, qui gouverne céans, était un chaud protecteur et ami pour les fils de Nial, et Helge lui était même attaché par un lien de vassalité. Notre vie est à sa merci. Mais n'importe, payons de résolution et d'audace.»
Après avoir fait quelques pas dans les terres, les naufragés rencontrèrent des habitants de l'île, qui leur indiquèrent le chemin à prendre pour gagner le palais du gouverneur. Arrivé en présence de Sigurd, Flose déclina son nom.
Le comte était déjà informé des événements de Bergtorsvol.
«Quelles nouvelles m'apportes-tu d'Helge mon vassal? demanda-t-il au nouveau venu.
—Je l'ai tué, répondit Flose.
—Qu'on l'empoigne, lui et tous les autres!» dit Sigurd à ses gens; ce qui fut fait en un instant.
Mais sur l'entrefaite arriva un des vassaux du comte, un certain Wörsten, qui était frère de la femme de Flose. En voyant celui-ci prisonnier, il s'adressa au gouverneur, et lui offrit pour rançon de son parent tout ce qu'il possédait. Le comte se montra d'abord inflexible; mais Wörsten, qui était fort en crédit auprès de lui, ne se tint pas pour battu; d'autres insulaires notables appuyèrent sa démarche, si bien que finalement Flose obtint sa grâce.
Non seulement Sigurd lui rendit sa liberté, en relâchant du même coup tous ses compagnons; mais, en prince magnanime qu'il était, il l'installa à son service aux lieu et place d'Helge, fils de Nial, et le combla bientôt de ses faveurs.
*
* *
Quand il fut resté quelque temps chez Gudmund, Kare, informé du départ de Flose, revint trouver son ami Asgrim.
«Que comptes-tu faire? lui dit ce dernier.
—M'embarquer à mon tour, et traquer partout le reste de la bande.
—Vraiment, repartit Asgrim, on a bien raison de dire que depuis que Gunnar et Skarphédin ne sont plus, tu es le premier homme de l'Islande.»
Quinze jours plus tard Kare était en mer.
Il eut une excellente traversée et toucha terre à Fridarœ, entre le Hialtland et les Orcades. Il avait là un ami intime, David le Blanc, chez lequel il passa l'hiver, et durant ce séjour il fut mis au fait de l'arrivée de Flose à Rowsa.
Or il advint que, vers la Noël, le comte Sigurd reçut la visite de son beau-frère le jarl Gill, qui régissait les îles du Sud (les Hébrides), et aussi celle d'un roi d'Irlande du nom de Sigtryg.
Le jour de la fête, le gouverneur et ses hôtes se trouvant à table, les deux princes étrangers exprimèrent le désir d'entendre le récit de l'incendie de Bergtorsvol. Ce fut Lambe, un des conjurés, celui-là même à qui Skarphédin, avant de mourir, avait fait sauter un œil de l'orbite, qui fut chargé de retracer les détails de l'épique entreprise.
On lui avança un siège d'honneur, et il entama sa narration.
*
* *
Le hasard voulut que, ce même jour, Kare, venant de Fridarœ, eût abordé avec son ami David et quelques autres à l'île de Rowsa, et qu'il se présentât au palais du comte à l'heure du festin.
Lambe était justement en train de raconter les faits à sa fantaisie. Kare et ses compagnons, arrêtés au dehors, l'écoutaient parler.
«Et quelle figure faisait Skarphédin dans le brasier? demanda à un moment le roi Sigtryg.
—Il se tint d'abord assez bien, répondit le conteur; mais à la fin il se mit à pleurer.»
À ce mot, Kare ne put se maîtriser davantage.
Staffa, dans les Hébrides.
«Tu en as menti!» cria-t-il de la porte, et, s'élançant au milieu de la salle, l'épée à la main, il se précipita sur le rapsode, et lui trancha le col d'un seul coup. La tête roula sur la table, devant les coupes des nobles convives, et ceux-ci furent inondés de sang.
«C'est Kare! s'écria Sigurd, qui avait reconnu le gendre de Nial; qu'on le saisisse et qu'on le mette à mort!»
Personne ne bougea; tous les gens de l'île avaient gardé de lui un souvenir affectueux doublé de respect.
«Sigurd, répondit Kare, sache que ce que je viens de faire c'est pour venger le meurtre d'un de tes féaux!
—C'est vrai, dit Flose à son tour, et Kare est en droit d'agir de la sorte, puisqu'il a refusé, sur le ting, tout accommodement avec nous.»
Kare se retira sans que nul le poursuivît, et, remettant à la voile avec ses amis, il regagna aussitôt Fridarœ.
*
* *
Disons au lecteur que l'intention du roi Sigtryg, en venant trouver Sigurd à Rowsa, était de réclamer son appui contre un autre prince irlandais avec lequel il était en guerre. Après avoir longtemps hésité, le comte finit par céder aux sollicitations de son hôte, et, au nombre des auxiliaires qu'il mena lui-même en Irlande, se trouvèrent quinze des compagnons de Flose. C'était tout ce qui restait de la troupe incendiaire.
Flose, lui, n'avait pas voulu être de l'expédition. Son âme, lasse de tant d'horreurs, inclinait de plus en plus vers la paix. Aussi Anschar, un prêtre d'Écosse, étant venu sur l'entrefaite à Rowsa pour y achever l'œuvre d'évangélisation commencée avant lui par les moines allemands, l'ennemi de Kare fut-il le premier à accepter la parole de pardon avec le baptême selon tous les rites.
Peu de temps après il alla aux Hébrides, et là il apprit que dans une grande bataille, tout récemment livrée en Irlande, le roi Sigtryg avait été mis en déroute et le comte Sigurd tué avec les quinze conjurés à sa suite.
À cette nouvelle Flose eut le cœur serré d'une telle affliction, qu'il résolut de se rendre à Rome, comme faisaient alors tous les grands pécheurs, pour y implorer le pardon de ses fautes. Ayant donc reçu du jarl Gill un bon navire et une somme d'argent, il s'embarqua pour le continent, et de là s'en fut à pied vers la Ville éternelle, où le pape en personne, dit la chronique, voulut bien lui donner l'absolution.
Il s'en revint ensuite «par l'Est», c'est-à-dire par terre, vers le Nord. L'hiver le retrouva en Norwège, près du jarl Éric, fils d'Hakon, et enfin dans le cours de l'été suivant il cingla vers la terre d'Islande, où il se réinstalla, le cœur soulagé, dans son habitation de Svinefield.
*
* *
Et Kare? On sut bientôt que, lui aussi, il s'était converti au dieu blanc, et que le mérite de cette conversion revenait encore à Anschar l'Écossais. Alla-t-il comme Flose en pèlerin jusqu'à Rome pour s'y faire absoudre de ses péchés? C'est un point que l'histoire n'a pas éclairci. Il paraît seulement qu'après un voyage dans diverses régions de l'Angleterre et de l'Écosse, il revint passer encore un hiver chez David le Blanc à Fridarœ, et qu'au printemps de la même année il se rembarqua à son tour pour l'Islande.
La traversée fut longue et pénible; le navire se brisa en arrivant, et peu s'en fallut que tout l'équipage ne pérît au port.
À terre, la tempête continuait de souffler, effroyable.
«De quel côté chercherons-nous un abri? demandèrent les gens de Kare.
—À Svinefield, répondit-il; c'est le point de refuge le plus proche de la côte.»
Et il ajouta en lui-même:
«Je veux voir quel accueil Flose me fera.»
On se dirigea donc vers Svinefield. Flose se trouvait chez lui. Dès que Kare parut sur le seuil, il le reconnut. Il alla à lui les mains tendues, l'embrassa, et, le faisant asseoir sur le siège d'honneur, il le pria de passer l'hiver avec lui; à quoi l'autre consentit de grand cœur.
Bref, la réconciliation fut si bien scellée, que, la femme de Kare étant venue à mourir, ce fut la propre nièce de Flose, Hildegunne, qui remplaça au foyer conjugal la fille de Nial, sœur de Skarphédin.
Flose eut, dit-on, une fin assez mystérieuse. Il voulut, sur ses vieux jours, s'en aller querir des bois de construction en Norwège. L'été d'ensuite, sa cargaison prête, il se disposa à remettre à la voile. On lui fit remarquer le mauvais état où se trouvait son navire.
«Oh! dit-il, il est assez bon pour un vieillard que la mort prendra demain!»
Et il s'embarqua.
Depuis lors on n'entendit plus jamais parler de lui ni de son bâtiment; mais bien des fois, à Bergtorsvol, le bœr des Nial étant rebâti à neuf, on vit Kare pleurer silencieusement.
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Notre histoire se trouve ainsi conduite à sa fin. Kare et Flose furent, à vrai dire, les deux premiers grands chefs islandais ralliés à la religion des papas. Ils furent aussi longtemps les seuls. Vainement les bans de missionnaires se succédaient-ils dans la vieille Thulé, le paganisme n'entendait point céder la place sans combat. Enfin le roi Olaf de Norwège, le grand convertisseur de la fin du siècle, entreprit de donner l'assaut décisif à la dernière citadelle du dieu Thor. Ses prédicateurs, enhardis par quelques conversions de marque, osèrent paraître sur le ting même, la croix d'une main et l'épée de l'autre.
Cette attitude résolue ne manqua pas d'influencer les barbares, dont beaucoup se présentèrent au baptême. Bientôt deux camps se formèrent, et un beau Jour,—c'était au commencement du xie siècle,—une bataille en règle se livra au pied du Logberg entre les païens et les chrétiens.
Cette solution à la mode islandaise pouvait seule trancher la question. Les chrétiens ayant eu l'avantage, l'alting, sur la proposition de Snorre le gode, le plus ardent des nouveaux convertis, déclara, à la pluralité des suffrages, que le christianisme serait désormais la religion officielle du pays.
Ajoutons que la première église fut bâtie à Tingvalla même, que le premier évêché s'établit à Skalholt, entre les Geysirs et la mer, c'est-à-dire dans la vallée de la Vita, et que le premier titulaire du siège fut le propre fils du gode Gissur, qui avait été ordonné en Allemagne.
Néanmoins l'influence du dogme nouveau ne transforma pas du jour au lendemain les mœurs traditionnelles d'une contrée où tout l'édifice de l'état social reposait sur une fausse idée de l'honneur et sur une sorte de divinisation des vertus de la force brutale. Longtemps encore l'antique culte se maintint, retranché dans les pratiques extérieures, et son esprit survécut surtout dans cette soif de vengeance et de meurtre, dans cette furie de guerres intestines qui devaient amener l'extermination de plusieurs notables familles de l'île, et, vers le milieu du xiiie siècle, l'asservissement final de l'Islande.
FIN