← Retour

Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école

Author: Charles DeGuise

Release date: August 10, 2004 [eBook #13149]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque and La bibliothèque Nationale du Québec

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HÉLIKA: MEMOIRE D'UN VIEUX MAÎTRE D'ÉCOLE ***

HÉLIKA

MEMOIRE D'UN VIEUX MAÎTRE D'ÉCOLE

PAR LE

Dr. CHS. DeGUISE




LA RÉUNION D'AMIS.

C'est en vain que nous chercherions à nouer des liens plus forts: et plus durables que ceux qui nous unissent à nos compagnons d'école, et à nos condisciples de collège. La vieille amitié d'autrefois a jeté dans nos coeurs des racines si profondes, que nous les sentons grandir avec le nombre de nos années.

Lorsque rage à desséché notre veine, et que les blessures de la vie ont laissé sur chaque épine du chemin le reste de nos dernières illusions, elles viennent nous réjouir et nous consoler sous la riante et gracieuse image de notre enfance, avec ses jeux, son espièglerie et son insouciance. Ses racines ont alors produit des fleurs précieuses que le vieil âge se plait à cueillir comme l'a fait l'auteur des "Anciens Canadiens."

Mais parmi ceux de nos jeunes compagnons, il en est qui nous sont restés plus sympathiques; parce qu'ils étaient d'un caractère plus conforme au nôtre, plus jovials ou taciturnes, plus taquins ou espiègles, suivant, qu'ils ont pris eux-mêmes plus ou moins; de part dans nos escapades d'écoliers. Aussi quels francs éclats de rire, lorsque nous nous rencontrons et nous racontons nos réminiscences du passé, de notre vie d'école, et de nos années de collège.

En parlant de la jeunesse, temps hélas, bien éloigné de moi aujourd'hui, il m'est revenu une narration, et la lecture d'un manuscrit, faite par un ancien maître d'école, qui sont encore l'une et l'autre dans un des replis de ma mémoire, comme un émouvant souvenir des temps passés. Ces souvenirs datent de loin, puisque je n'avais qu'à peine vingt ans lorsque je les entendis de la bouche du père d'Olbigny.

Le père d'Olbigny était un vieux maître d'école.

Il était un jour, arrivant on ne savait d'où, venu prendre possession de l'école de notre village.

Après un examen passé devant le curé et les syndics, qui n'étaient malins ni en grammaire, ni en calcul, il avait été décidé qu'il était capable de nous enseigner l'alphabet.

Or, le père d'Olbigny était un homme instruit, profondément instruit. Il parlait, et écrivait correctement plusieurs langues anciennes et modernes; comme nous pûmes en juger plus tard.

Son extérieur n'était rien moins que prévenant en sa faveur. Une balafre affreuse lui partageait transversalement la figure, et lui donnait une expression étrange; mais ses yeux étaient si bons, si doux et si chargés de tristesse; ses procédés à notre égard si affectueux et si paternels, que nous l'aimâmes à première vue et nous nous livrâmes à l'élude, crainte de lui faire de la peine. Il nous traitait tous avec la même bonté, mais il y avait une classe qui paraissait lui être privilégiée. Cette classe se composait de jeunes gens de mon âge et j'en faisais partie.

Ce fut donc en pleurant qu'il reçut nos adieux, lorsque nous laissâmes l'école pour endosser la livrée de collégiens.

Un soir, dix ans après, nous retrouvions les mêmes condisciples de cette classe, au coin du feu où nous avions été conviés par l'un de nous. Naturellement, nous vînmes à parler de notre temps d'enfance et de notre cher monsieur d'Olbigny. Il avait laissé nos endroits, et ce fut alors que l'un de nous, nous informa qu'il habitait une maison écartée à quelque distance du village de B...., et qu'il y vivait en véritable ermite.

Nous décidâmes, séance tenante, d'aller passer une soirée avec lui.

Il vivait, paraissait-il, dans un pénible état de gêne. Plusieurs de mes amis. étaient riches, une souscription fut ouverte et la bourse qui fut formée lui fut transmise sous forme de restitution. Il avait, reçu par ce moyen de quoi vivre largement, comparativement, pendant deux ans.

Au jour fixé, personne ne manqua à l'appel.

Le père d'Olbigny pleura de joie de nous revoir, il nous reçut comme ses véritables enfants. Quelques verres d'eau de vie que nous avions apportés le rendirent plus expansif. Il nous avoua qu'une main inconnue lui avait, fait une restitution; cette main, ajouta-t-il plaisamment, ne peut venir que du ciel, parce que je ne connais personne sur la terre qui me doive restitution. Ce fut après un toast pris à sa santé, et qu'il nous eut affectueusement remerciés, qu'il continua:

Il fait bon, mes amis, d'être jeunes, de voir l'avenir se dérouler devant nous avec tous les rêves dorés que l'espérance nous fait entrevoir. Vous voir réunis autour de ma table, me rappelle une époque bien éloignée, et cependant à peu près analogue.

Nous étions nous aussi, mes compagnons d'école et moi, autour de la table d'un professeur, qui avait autant de plaisir à nous recevoir que j'en éprouve aujourd'hui. Hélas! j'étais cette soirée-là bien gai, bien joyeux, et me doutais guère qu'elle aurait une si grande influence sur le reste de ma vie.

Si je croyais que cette histoire put vous intéresser, je vous en raconterais une partie et la terminerais par la lecture d'un manuscrit, écrit dans toute l'amertume du repentir par l'auteur même d'un drame terrible de jalousie et de vengeance.

Des bravos enthousiastes accueillirent cette proposition ou plutôt cette bonne aubaine. Les verres se remplirent les pipes s'allumèrent et ce fut avec un religieux silence que nous écoutâmes le palpitant récit qui va suivre:

Il y a au delà de soixante ans que quelques amis et moi avions formé le même projet que vous exécutez, d'aller revoir notre ancien professeur. C'était un bon vieux curé qu'on appelait monsieur Fameux. Il habitait un village qui se trouvait presque sur la lisière des bois. Rien ne pouvait d'ailleurs mieux nous convenir. Nous avions décidé dans notre réunion, d'aller faire une partie de chasse et de pêche auprès d'un lac qui se trouvait à quelques dix lieues dans les grands bois, et nous n'avions qu'un faible détour à faire pour aller lui serrer la main. Outre le plaisir que nous éprouvions d'avance à revoir ce bon vieux père, nous espérions pouvoir nous procurer des guides qu'il nous ferait connaître parmi les chasseurs et trappeurs de sa mission. Bien que l'heure du soir fut avancée, nous nous dirigeâmes vers le presbytère, et ce fut en nous pressant dans ses bras que monsieur Fameux nous reçut. Jamais nous ne pouvions arriver plus à propos, car il nous annonça au réveillon que lui-même partait le lendemain matin pour aller explorer des terres auprès du même lac, qu'on lui avait dit être très fertile, et où il avait intention d'aller fonder une colonie. Puis, ouvrant la porte de sa cuisine, il nous montra quatre vigoureux gaillards étendus sur le parquet, la tête sur leurs havre-sacs et faisant un bruit par leurs ronflements capable de réveiller les morts. Voilà nos guides, ajouta-t-il.

Enfin, après une intime causerie, nous récitâmes la prière et nous nous étendîmes sur des lits de camp; puis, lorsque le dernier d'entre nous s'endormit, le prêtre agenouillé priait encore.

Le lendemain, le soleil radieux s'élevait à peine de l'horizon que nous étions sur pieds. La messe sonnait, nous nous y rendîmes.

Je ne sais quel charme cet homme de bien répandait sur tout ce qu'il faisait ou disait; mais la messe entendue, nous sentions au dedans de nous un calme, une paix et un bonheur intimes que je n'ai peut-être jamais éprouvés depuis. Le déjeuner se se ressentit de notre disposition d'esprit, il fut gai et pétillant de bons mots; puis havre-sacs sur le dos, nous prîmes, en chantant de gais refrains, le chemin des grands bois.




LE VOYAGE

Tout alla pour le mieux pendant les premiers six milles, mais à mesure que le soleil s'élevait, la chaleur devenait de plus en plus forte, et vers midi, l'air était suffocant. Les moustiques, cette journée-là, s'étaient liés pour soutirer le droit de passage; aussi, fallut-il que chacun du nous leur payât un tribut; à vrai dire, ils étaient encore plus avides que certains douaniers auxquels vous n'avez pas donné un bonus. Les enflures et les démangeaisons insupportables, que leurs piqûres nous causaient, faisaient presque regretter d'être venus si loin chercher le plaisir. De plus, les sources d'eau que nos guides s'attendaient à rencontrer sur notre route, étaient taries en conséquence de la sécheresse exceptionnelle de l'été.

Vers quatre heures de l'après midi, nos gosiers étaient arides, nos palais desséchés et nos estomacs criaient famine. Depuis le matin, nous n'avions que grignoté par ci par là quelques morceaux de biscuits, tout en marchant. Malgré l'assurance que nos guides nous donnaient, que nous n'étions plus qu'à deux milles de la chute; nous allions faire halte, lorsque la grosse voix de Baptiste, notre premier guide, se fit entendre. Il avait pris les devants depuis quelque temps, et jamais refrain plus agréable parvint à nos oreilles. A boire, à boire, qui donc en voudra boire chantait-il en même temps qu'il se montra portant une énorme gourde bien remplie. Après que nous eûmes avidement vidé le contenu de cette bienfaisante gourde et pris quelques minutes de repos, nous nous remîmes en route rafraîchis et réconfortés. Les guides entonnèrent les gais chants des voyageurs canadiens, ensemble nous fîmes chorus. Point ai-je besoin de dire que ces chants n'eussent pas été admis au Conservatoire de Paris.

Enfin haletants, fatigués, méconnaissables par l'enflure causée par les piqûres des mouches, nous arrivâmes sous la direction de Baptiste dans une charmante érablière où le bruit d'une forte chute d'eau se faisait entendre. C'était l'oasis désirée. Des hourras frénétiques la saluèrent. Nous allions nous élancer dans la direction de la chute, lorsqu'un sifflement aiguë et un signe énergique de Baptiste qui se tenait immobile au milieu du sentier, nous arrêta. Il nous montrait du doigt une magnifique famille de perdrix branchées sur un arbre du voisinage. Elles semblaient être venues s'offrir intentionnellement comme le menu du repas, aussi n'en fîmes nous pas fi. Quatre à cinq coups de feu jetèrent à nos pieds la bande emplumée. De grands battements de mains de la part de monsieur Fameux et des spectateurs furent la couronne de ce bel exploit. Notez que nous avions tiré les perdrix presqu'à bout portant.

La joie augmenta encore lorsqu'un de nos guides, qui était resté en arrière, arriva avec quatre beaux lièvres qu'il avait rencontrés; mais elle devint délirante quand nous aperçûmes bouillonner l'eau des cascades dont nous n'étions plus éloigné que de quelques pas.

Une minute plus tard, nous étions sur les bords de la rivière et aux pieds d'une des chutes les plus pittoresques qu'on puisse contempler. Le spectacle était beau, grandiose, et bien digne eut-il été le seul de nous faire oublier les tourments de la soif et de la faim que nous avions endurés, mais ventre affamé n'a pas d'oreilles, c'était le temps ou jamais de le dire, car ce qui nous réjouit le plus et nous mit en belle humeur, ce fut lorsque des feux furent allumés et que les marmites commencèrent à bouillir. Pendant ce temps, tout le monde était à l'oeuvre. Les uns écorchaient les lièvres, d'autres préparaient les perdrix, on découpaient des tranches de lard et de jambon; quelques-uns enfin bûchaient le bois, tandis que Baptiste confectionnait les assiettes avec des écorces de bouleau et faisait des micoines, des fourchettes de bois, bref enfin, tout le monde ainsi à l'oeuvre fit merveille, et une demi-heure après, le bruit des mâchoires eut dominé celui des meules des plus assourdissants moulins. Il y a de cela bien près de soixante ans et je ne crains pas de répéter aujourd'hui à la face du monde que jamais repas fut mieux cuit et mieux assaisonné avec plus grande sauce de l'appétit, que celui que nous prîmes on plutôt dévorâmes au pied de la chute de la décharge du Lac à la Truite. Enfin les appétits satisfaits, les pipes allumées, nous nous étendîmes avec délices sur les bords de la rivière.

Il eut été difficile de choisir un plus beau moment pour contempler le paysage qui nous entourait. Le soleil allait bientôt s'enfoncer derrière le rideau des grands arbres, les oiseaux dans leur suave et beau langage le saluaient et lui souhaitaient le bonsoir; quelques petits écureuils, d'un air éveillé et mutin, s'approchaient en sautillant, leurs queues coquettement retroussées, pour glaner quelques restes de notre repas; puis vifs comme l'éclair, remontaient au haut d'une branche ou au sommet de l'arbre pour nous envoyer leur trille de colère ou de plaisir.

Mais la beauté qui ne pouvait être surpassée, était celle de la chute, avec ses mille paillettes d'or qui brillaient au soleil couchant. Les rochers qui la surplombaient, semblaient eux aussi tout émaillés de diamants. L'arc-en-ciel brillait à leurs pieds de ses plus vives couleurs, pendant que la nappe d'eau qu'elle formait au bas, tranquille d'abord, puis comme prise d'un accès subit de rage, se ruait un instant après frémissante et écumeuse de cascades en cascades, hérissant la crête de chacune de ses vagues, comme pour attester sa colère de voir son cours intercepté.

Tous ces chants ou ces bruits divers, toutes ces beautés sauvages et primitives étaient égalés, surpassés peut-être par la grandeur de la chute elle-même.

L'eau se précipitait d'une hauteur d'à peu près cinquante pieds; mais dans sa chute, elle rencontrait d'énormes rochers superposés les uns aux autres, bondissant de l'un à l'autre, elle s'élevait et retombait blanche et floconneuse comme la neige, pour se former un peu plus bas, en gerbes de diamants auxquels le soleil couchant, ce véritable peintre céleste, imprimait ses plus magnifiques nuances et son plus éclatant coloris.

La splendeur de ce tableau ne saurait être surpassée. Toutefois, un pic incliné d'une hauteur de cent pieds au dessus de la chute, et dont la base était minée par l'incessant travail de la rivière attirait notre attention dans ce moment. Nous en étions même à supputer, combien il lui faudrait de temps, avant que de parvenir à le précipiter dans l'abîme, lorsque sur une des pointes les plus élevées, survint une apparition presque fantastique.




LE LAC.

Cette apparition était celle d'une jeune fille mollement appuyée sur une légère carabine de chasse. Deux dogues énormes étaient à ses côtés. Le costume de cette jeune fille était demi-sauvage autant que nous en pûmes juger. Nous ne pouvions comme de raison, par l'éloignement, distinguer ses traits; mais à sa taille svelte et dégagée, au contour de ses épaules, et telle qu'elle nous apparut dans sa pose à la fois gracieuse et nonchalante, nous nous formâmes l'idée qui se confirma plus tard, qu'elle était admirablement belle.

Monsieur Fameux la reconnut.—Adala seule, dit-il, où donc est le vieil Hélika? Voyez, ajouta-t-il, en s'adressant à Baptiste, elle semble nous avoir reconnus tous les deux, et la voilà qui nous fait signe d'aller la rejoindre. Si Hélika, qui ne la laisse jamais d'un seul pas, n'est pas auprès d'elle; c'est qu'un malheur lui est arrivé ou qu'il gît sur son lit de mort. La jeune fille comprit sans doute le signe que Baptiste lui adressa, car elle s'assit dans une pose pleine de grâce et de tristesse, pendant que notre guide allait traverser la rivière plus loin dans un endroit guéable.

Les chiens s'étaient étendus à ses pieds, comme deux vigilantes sentinelles. Nous aurions dû le dire déjà, Baptiste était le type du chasseur et du trappeur canadien. Il était par conséquent le commensal et l'ami de toutes les tribus sauvages, il en possédait la langue et les dialectes. Pendant l'absence de Baptiste, nous pressâmes monsieur Fameux de questions. L'histoire de cette malheureuse enfant des bois est bien douloureuse, nous répondit-il d'une voix pleine d'émotion; mais elle ne m'appartient pas. C'était nous faire comprendre qu'il ne pouvait en dire plus long; mais ces quelques paroles de monsieur Fameux, comme bien vous pensez ne firent que redoubler notre curiosité déjà bien surexcitée. Baptiste revînt au bout de quelque temps, sa bonne et honnête figure était empreinte de tristesse.

Hélika est bien malade, dit-il, l'enfant des bois cherche du secours. Nos coups de feu à la chasse de tantôt l'ont effrayée; elle a craint de rencontrer quelques pirates des bois; voilà, pourquoi elle s'est retirée sur l'autre rive et vous supplie d'arriver au plus vite. C'est Hélika qui l'envoie vous chercher; elle se fut rendue jusqu'à votre presbytère, si elle n'avait rencontré personne pour remplir son message auprès de vous. Hélika est gisant dans sa cabane sur son lit de mort, et il désire ardemment vous voir. Elle retourne immédiatement auprès de lui, avec l'espoir que nous la suivrons de près. Si vous n'êtes pas trop fatigué, mon bon monsieur, nous allons tous deux nous remettre en marche, pendant que les autres guides dresseront des campements pour la nuit à vos jeunes compagnons. Demain, je les attendrai sur les bords du lac avec des canots. Le prêtre et Baptiste partirent immédiatement.

La veillée se passa en conjectures. Cet incident nous avait singulièrement intrigués, parce qu'aucun des guides qui nous restaient ne pouvait donner des renseignements précis sur le nom et l'origine de la jeune fille. Tout ce qu'ils nous apprirent, ce fut qu'ils l'avaient bien souvent rencontrée dans les bois, toujours accompagnée d'un vieillard d'une haute stature, qui paraissait lui porter un amour et une sollicitude véritablement paternels. Bien plus, son attention pour elle, et ses soins étaient ceux de la mère la plus tendre. Ils ajoutaient aussi, qu'esclave de tous ses désirs, il venait de temps en temps dans le village, y séjourner aussi longtemps qu'elle le voulait. Il y prenait les meilleurs logements; mais les seules visites qu'ils faisaient où recevaient, étaient celles de monsieur Fameux. Il la conduisait dans les magasins, ne regardait jamais au prix des étoffes qu'elle choisissait, suivant ses caprices, le prix en fut-il très élevé.

L'un d'eux assurait même avoir entendu monsieur Fameux dire au père Hélika, tel était le nom du vieux sauvage: je suis heureux de voir combien vous vous donnez de peine pour former l'éducation de votre chère Adala, et combien elle répond admirablement à vos efforts, elle parle et écrit aujourd'hui parfaitement le Français.

II y avait certes dans ces informations, matière plus que suffisante pour piquer notre curiosité déjà excitée à l'extrême. Malgré notre fatigue, nous mîmes longtemps avant de nous endormir tous, faisant des suppositions plus où moins ridicules ou extravagantes.

De bonne heure, le lendemain matin, nos étions en route tout en discourant sur l'incident de la veille. Comme toujours lorsqu'on est jeune, la gaîté nous était revenue Avec le repos; aussi ne mîmes-nous pas de temps à franchir les trois milles qui séparaient le lac du lieu de notre campement. Lorsque nous arrivâmes sur ses bords, deux beaux grands canots, creusés dans le tronc de gros pins, nous attendaient. Baptiste se promenait sur le rivage et du revers de sa main essuyait une larme.

Hâtez-vous, messieurs, nous dit-il, le père Hélika désire vous voir. Il a paraît-il quelque confidence à vous faire, et le pauvre vieillard n'a plus bien longtemps à vivre. En peu d'instants nous fûmes installés dans les canots et pesâmes hardiment sur l'aviron.

Le lac était beau ce matin là. Sa surface était plane et unie, pas une ride ne venait troubler le paisible miroir que nous avions devant les yeux. Quelques vapeurs humides s'élevaient ça et là des rochers ou de la masse d'eau. Elles nous apparaissaient comme les images fantastiques des fées de nos anciens contes. Les cris des huards se faisaient entendre de l'un ou l'autre rivage, tant l'atmosphère était calme. Parfois aussi, le martin-pêcheur nous envoyait des notes saccadées et stridentes, tantôt frémissantes de joie de la prise qu'il venait de faire d'un petit goujon. Les fleurs des glaïeuls, qui nageaient à la surface et s'ouvraient au soleil levant nous faisaient penser à un riche tapis de verdure émaillé de fleurs. Mais entre les rives et le pied des montagnes avoisinantes, de beaux grands arbres séculaires donnaient par les différentes nuances de leur feuillage un cadre magnifique au miroir qui s'étendait devant nous. Ces arbres avaient une grandeur et une majesté impossibles à décrire.

Quelques-uns d'une taille plus svelte s'inclinaient complaisamment comme s'ils eussent voulu contempler leur beauté dans le cristal limpide de l'eau, tel que peut le faire une coquette jeune fille. D'autres au contraire élevaient leurs troncs énormes et secs, montrant ainsi leurs branches desséchées comme les membres d'un vieillard. Tandis qu'un bouquet verdoyant semblait, comme la tête d'un patriarche, avoir seul conservé un reste de sève et de vie. On voyait à ses pieds, des arbustes de différentes familles s'élever et sembler lui demander protection.

Plus loin et du quatrième côté du lac, s'étendait une savane sombre et triste. Des arbres rabougris, une mousse épaisse, un terrain marécageux et rempli de fondrières donnaient à cet endroit un aspect solitaire et désolé. Il formait un contraste frappant qui faisait rassortir d'avantage la beauté des autres rives. Nous nageâmes en silence pendant quelque temps, absorbés dans la contemplation de la sauvage et pittoresque beauté de paysage, lorsqu'après avoir doublé un cap, nous aperçûmes un plateau élevé de quinze à vingt pieds qui dominait le lac et la rivière.




HÉLIKA.

Sur ce plateau qui pouvait avoir une étendue d'une dizaine d'arpents, trois grandes huttes se touchant les unes les autres avaient été élevées. L'une d'elles avait une apparence toute particulière. Bien que comme les autres, elle fut construite de matériaux grossiers, sa forme ressemblait à celle d'une chaumière, elle était plus spacieuse que les autres. Le houblon et quelques vignes sauvages, en la tapissant à l'extérieur, lui donnaient un air de fraîcheur et de bien-être. Des fenêtres l'éclairaient de tous côtés, les unes donnant sur le lac, les autres sur la rivière, Nous connaîtrons plus tard comment le propriétaire avait pu se procurer un tel luxe pour un sauvage, habitant la profondeur des forêts.

De forts volets garnis de fer avaient été posés pour les protéger du dehors. Par ci par là, un trou ou plutôt une meurtrière était percée. Enfin, on voyait combien Hélika, puisque c'était sa demeure, était jaloux de veiller à la sûreté de ceux qui l'habitaient.

Les deux autres étaient construites de gros morceaux de bois, superposés les uns aux autres, et encochées à chacune de leurs extrémités pour s'adapter l'un dans l'autre et donner la solidité à cette construction toute primitive. Ce fut vers la première que Baptiste nous conduisit. La chambre d'entrée était spacieuse et parfaitement éclairée. Bien que l'ameublement en fut grossier, il offrait toutefois tout le confort désirable. Quelques fleurs sauvages de diverses familles y étaient cultivées avec le même soin que nous en prenons pour les fleurs exotiques. Des livres aussi étaient disposés sur quelques rayons. Mais ce qui frappa surtout nos regards, ce fut lorsqu'ils tombèrent sur un lit recouvert d'une peau d'ours où gisait un vieillard dont les traits portaient l'empreinte de la mort.

Cet homme devait être bien vieux. Des rides profondes sillonnaient son front et ses joues en tous sens. Il avait plutôt l'air d'un spectre, aussi n'eut-on pas manqué de le considérer comme tel, si ses yeux noirs et enfoncés dans leur orbite n'eussent conservé un éclat extraordinaire. Ses sourcils étaient épars, son nez aquilin ressemblait au bec d'un oiseau de proie. Son front était haut et fuyant, ses lèvre minces et son menton proéminent, tout annonçait dans la figure de cet homme une indomptable énergie. L'ensemble de cette figure dénotait une si implacable férocité, qu'il eut fait frémir celui qui l'aurait rencontré un soir dans un chemin détourné ou sur la lisière d'un bois. Cependant, au moment où nous l'aperçûmes ses mains étaient jointes sur sa poitrine, ses lèvres s'agitaient et semblaient répéter les paroles d'une prière que monsieur Fameux disait à haute voix.

Comme contraste, agenouillée auprès du lit, se tenait dans l'attitude de la prière la jeune fille de la veille. Son épaisse chevelure inondait ses épaules et descendait jusqu'à la ceinture. Elle avait le dos tourné vers la porte. C'était bien la taille que nous avions admirée le soir d'avant, elle offrait dans ses contours tout ce que nous avions pu imaginer dans nos rêves de jeune homme de plus gracieux et de plus parfait. Nous étions arrêtés sur le pas de la porte à contempler ce tableau, lorsque le bruit de nos pas la fit se retourner. Jamais de ma vie, je n'ai vu aussi ravissante figure, nous en fûmes tous éblouis, fascinés. Murillo ou Raphaël eussent été heureux d'en faire la portrait et de le présenter comme celui de leur Madone. Une profonde tristesse était empreinte sur ses traits, et les larmes abondantes qui inondaient ses joues rehaussaient encore, s'il était possible, son angélique beauté. En nous apercevant, elle se retira timide et confuse dans un coin de la chambre; mais sur un signe du moribond elle disparut dans l'autre hutte. Celui-ci, après avoir jeté sur nous un regard perçant, et scrutateur, nous dit: "Vous devez avoir besoin, messieurs, de prendre un peu de nourriture et de repos, pendant que moi de mon côté, je vais avec ce saint homme terminer ma paix avec Dieu".

Une vieille sauvagesse nous conduisit dans la troisième cabane où un repas, composé de gibier et de poisson, nous avait été préparé. On s'était mis en frais pour nous y recevoir, car les lits, de sapin avaient été renouvelés. C'était, nous dit Baptiste, la maison que le père Hélika avait fait construire spécialement pour y exercer l'hospitalité, là, chasseurs canadiens ou sauvages y trouvaient toujours un gîte et la nourriture. Ils restèrent tous deux trois heures en tête à tête, et lorsqu'à l'appel de monsieur Fameux nous entrâmes dans la chambre du mourant, une transformation complète s'était faite sur son visage. Les yeux n'avaient plus rien de farouche ou d'inquiet, des larmes mêmes s'en échappaient. C'était bien encore la même figure énergique mais elle n'avait plus ce cachet de férocité, cet air empreint de trouble et de remords que nous avions d'abord remarqués; elle indiquait plutôt le calme et le recueillement intérieur qui ne paraissaient pas exister auparavant.

Monsieur Fameux insista pour qu'il prit quelque nourriture. Il le fit pour lui complaire. Le bon prêtre lui parla quelques instants à l'oreille; mais il secoua la tête et reprit tout haut: non Monsieur, c'est en vain que vous voudriez m'en dissuader, ma confession doit être publique; puisse-t-elle être une légère expiation de mes crimes et servir d'exemple à ceux qui se laissent entraîner par la fougue de leurs passions. Un frisson involontaire parcourut les membres des assistants, nous pressentions quelque drame lugubre, sanguinaire peut-être, dont Hélika avait été le héros.

Nous prîmes donc chacun une place autour de son lit, et c'est ainsi qu'il commença:




LA CONFESSION.

Plus de quatre-vingts ans ont passé sur ma tête, et la terre dans quelques heures va recouvrir cette masse de boue et de misère qui devrait y être enfouie depuis mon enfance. On ne souffre pas dans le fond du cercueil après la mort; mais devrais-je sentir chacun des vers qui doivent dévorer mon cadavre, dussent-ils m'occasionner les souffrances les plus atroces, je remercierais Dieu de m'infliger des peines aussi légères; car quelques grandes qu'elles fussent, elles ne pourraient vous donner une idée des épouvantables tortures que les remords ont fait endurer à ma conscience depuis de longues bien longues années.

Dieu est juste, ajouta-t-il, d'un ton pénétré. Il m'a fait entendre sa grande voix dans tous les objets de la nature; oui je l'ai entendue, glacé de terreur depuis au delà de quinze ans dans le frizelis des feuilles comme dans les roulements terribles du tonnerre, je l'ai entendue dans le souffle léger de la brise comme dans les hurlements épouvantables de la tempête; et depuis le brin d'herbe jusqu'au grand chêne des bois; je l'ai vu dans la goutte d'eau dont je me désaltérais jusqu'au fruit savoureux que je voulais goûter. Je l'entendais, je le voyais, je le sentais en moi-même, ce vengeur inexorable des crimes que nous commettons et des souffrances que nous faisons endurer à nos frères de même que je l'ai éprouvé plus tard, sous le fouet du maître et dans les chaînes de l'esclavage.

En prononçant ces paroles, bien que les membres du vieillard fussent glacés par le froid de la mort, nous voyions cependant un frémissement qui lui parcourait tout le corps. Sans doute qu'il remarqua notre surprise de l'entendre s'exprimer aussi bien, car il ajouta en continuant: Ne soyez pas surpris si je parle un français qui peut vous paraître bien pur pour un habitant des bois, mais j'appartiens à votre race, et c'est à une vengeance diabolique que je dois le triste état dans lequel vous me voyez aujourd'hui.

Dans mon enfance et ma jeunesse, j'ai vu moi aussi de beaux jours. Si vous saviez comme j'étais heureux lorsque je revenais chaque année dans ma famille pour y passer mes vacances. Nous étions plusieurs compagnons de collège de la même paroisse. Oh! que nous nous en promettions des parties de pêche et de chasse et comme alors nous avions le coeur léger, l'âme pure et tranquille. Il me semble encore voir ma vieille mère, mon père et mes soeurs accourir au-devant de moi, me presser tour à tour dans leurs bras et m'arroser la figure de leurs larmes lorsque je venais déposer A leurs pieds les prix nombreux que j'avais obtenu pour mes succès classiques. Puis le bon vieux curé que nous ne manquions jamais d'aller voir, il nous avait baptisés, fait faire notre première communion; de plus, il nous avait initiés aux premières notions de la langue latine. Il nous considérait donc comme ses enfants et nous recevait avec le plus grand plaisirs et la plus touchante affection. Son presbytère et sa table étaient toujours à notre disposition. Il était aussi fier de nos succès que si nous lui eussions appartenus.

Nos jours de vacance se passaient en des parties de pêche et de chasse; mes bons parents refusant que je prisse part à leurs travaux crainte que je ne me fatiguasse. Le soir amenait les joyeuses veillées. Nous nous réunissions tantôt dans une maison, tantôt dans l'autre. Au son du violon nous dansions quelques rondes au milieu des rires de la plus folle gaîté; puis, dix heures sonnant, la voix de l'aïeule se faisait entendre, nous tombions à genoux et récitions en commun la prière du soir, et noua noua séparions en nous promettant bien de recommencer le lendemain.

La voix du moribond à ces souvenirs se remplit d'émotion puis il ajouta comme se parlant à lui-même. Chers souvenirs des beaux jours du ma jeunesse, combien de fois avec celui des larmes de plaisir de mes bons parents n'êtes vous pas venus tomber sur mon coeur désespéré comme la rosée bienfaisante sur la fleur desséchée? Ah! pourquoi ai-je à jamais abandonné le sentier béni de la vertu avec ses joies si pures et si naïves pour céder à mon exécrable passion? Pourquoi ai-je perdu le touchant exemple de cette vie de calme, d'amour et de religion que me donnaient ma famille et tous ceux qui m'entouraient!... A ces réminiscences de son passé si fortuné, Hélika ferma les yeux comme pour savourer une dernière fois les délices des beaux jours de son enfance. Il parut se recueillir et garda le silence pendant quelque temps.

Monsieur Fameux s'approcha de lui et voulut le dissuader de continuer son récit. "Non monsieur, répondit-il, je dois aller jusqu'au bout de mes forces, c'est un devoir que ma conscience m'impose, et je l'accomplis avec plaisir; ma résolution est inébranlable." Puis il demanda quelque chose pour se rafraîchir. Cette demande fut sans doute entendue de l'autre côté, car la même indienne dont nous avons déjà parlée, apporta une tisane d'une couleur verdâtre. Il but quelques gouttes de ce breuvage qui parut le ranimer. "Éloigne Adala, dit-il à la vieille, qu'elle n'entende pas ce qui me reste à dire."

C'est peut-être mal, ajouta-t-il, en se tournant vers monsieur Fameux, mais je voudrais conserver l'estime et l'amour de mon enfant jusqu'au dernier soupir, puis il reprit:

Vers l'année 17... nous touchions aux vacances qui devaient commencer vers la mi-juillet, mais je ne sais comment me l'expliquer aujourd'hui, était-ce un pressentiment qu'avec elles allaient s'éteindre pour toujours les joies de ma vie? Hélas! elles devaient être les dernières, car je terminais mon cours d'étude. Je me sentais triste et abattu. Il y a toujours quelque chose de solennel dans ce suprême adieu que nous faisons à nos belles années de collège. Le succès avait couronné mon travail au delà de mes espérances. Je remportai presque tous les premiers prix de ma classe. L'accueil que je reçus à la maison paternelle fut encore plus chaleureux, plus affectueux, s'il était possible qu'il ne l'avait été les années précédentes.

Mon père, ma mère et mes soeurs me reçurent avec les mêmes démonstrations de joie, j'étais le seul fils. Or sans être bien riche, ma famille jouissait d'une honnête aisance comme cultivateur. Après les premiers embrassements. "Il va falloir, me dit mon vieux père, bien te reposer mon enfant. Je t'ai acheté un beau fusil, un beau cheval est à l'écurie, j'ai quelques épargnes, amuses-toi, promènes-toi et surtout laisses là tes livres pour jouir de la vie dont tu ne connais pas encore les plaisirs".

Puis ma mère et mes soeurs me conduisirent dans la plus belle chambre qui avait été préparée avec tous les soins, la tendresse et l'affection qu'elles me portaient. Je remarquai plein d'attendrissement, avec quelle ingénieuse sollicitude on y avait déposé tous les objets qui pouvaient flatter mon goût et me procurer le plus grand confort.

Tu vas faire ta toilette maintenant, me dit ma mère en m'embrassant, nous avons invité les voisins à souper, et j'espère que tu vas t'amuser dans la soirée puisque tous tes anciens compagnons d'enfance avec leur soeurs sont de la partie.

En effet personne n'avait manqué à l'invitation. Les bons voisins avec leurs enfants étaient venus se réunir à cette fête, et je rougissais d'orgueil et de plaisir, lorsque je voyais ces braves gens venir me presser la main avec une considération qui tenait presque du respect; et me prodiguer des éloges sur mes succès, en présence des jeunes filles et de leurs frères.

Le souper fut bien joyeux, les langues déliées par quelques verres de bon vieux rhum, débitaient mille et mille plaisanteries qui étaient saluées par des tonnerres d'éclats de rire. Les chants ensuite succédèrent aux bons mots, enfin la gaîté était au diapason, lorsque nous nous levâmes de table. Ma mère, par une délicate attention, m'avait fait placer auprès d'une jeune fille plus jolie, plus instruite et plus distinguée que ses compagnes. Cette jeune fille n'était pas précisément belle, elle n'était peut-être pas même jolie, tel qu'on l'entend dans l'acception du mot, mais sa figure était si sympathique, sa voix et son regard si caressants et si doux, qu'elle répandait autour d'elle un charme et un bonheur auxquels il était difficile de résister. Sa conversation était entraînante, et se ressentait de son caractère aimant et contemplatif, elle avait une teinte de mélancolie lorsque le sujet s'y prêtait, qui donnait à sa figure et à ses paroles quelque chose d'enivrant. Pendant le souper nous parlâmes de différentes choses, mais le sujet sur lequel je me surpris à l'écouter avec un indicible plaisir, ce fut lorsqu'elle m'entretint des beautés de la nature. Ce n'était certes pas dans les livres qu'elle les avait étudiés, ce n'était pas non plus dans les ébouriffantes dissertations des romanciers; mais dans le grand livre de la nature, où chacun y puise les connaissances et la foi en celui qui a créé toutes ces merveilles. Elle en parlait avec chaleur et émotion, et, suspendue ses lèvres, j'écoutais les descriptions qu'elle me faisait. Elles débordaient, pittoresques et animées, comme une cascade de diamants.

Bref, ai-je besoin de le dire, j'avais alors vingt ans, l'enivrement de la fête, le sentiment supposé de ma supériorité, les vins qui avaient été versés à profusion, les éloges qu'on m'avait prodigués, tout enfin avait contribué à exalter mon cerveau. Mais lorsque je me levai de table, je sentis dans mon coeur quelque chose que je n'avais pas encore éprouvé.

Le bal s'ouvrit ensuite, je dansai plusieurs fois avec cette jeune fille que je nommerai Marguerite, et quand la veillée fut finie, qu'elle fut partie avec ses parents, j'éprouvai un vide mêlé de charme et un sentiment de vague inquiétude indéfinissable. Il fallut m'avouer, que de l'avoir vue au bras d'un beau et loyal jeune homme, et échanger ensemble des paroles d'intimité en était la cause. Quelques regards que j'avais surpris produisirent dans mon être un bouleversement jusqu'alors inconnu. Ce jeune homme s'appelait Octave, il avait été mon condisciple de collège et jusqu'à ce temps mon ami. Il avait terminé ses études depuis deux ans, et était revenu prendre les travaux des champs sur la ferme de son père. Ça fut en vain cette nuit-li que je cherchai le sommeil, je la passai à me rouler sur mon lit, et, lorsque plus calme le lendemain matin, je voulus descendre dans les replis de mon âme, je sentis que j'aimais éperdument Marguerite, et que le démon de la jalousie allait prendre possession de moi.

Je formai donc la résolution du ne plus la revoir. Effectivement, bien des jours se passèrent, oui quinze longs jours s'écoulèrent avant que je la revisse, et cependant pas une heure, pas un instant au jour ou de la nuit sans que je pensasse, que je rêvasse à elle. Tout le monde me faisait des reproches sur mon air morne et abattu, j'avais perdu le sommeil et l'appétit. Mes parents étaient inquiets, ma bonne mère ne manquait pas de l'attribuer au travail excessif de mes études.

Cependant il fallut céder aux obsessions et retourner aux soirées du village. Je croyais être assez fort pour pouvoir affronter le danger. J'y rencontrais fréquemment Marguerite et Octave et m'en revenais chaque soir de plus on plus éperdument amoureux et jaloux. Son nom m'arrivait sur les lèvres à chaque jeune fille dont j'apercevais dans le lointain la robe onduler sous les caresses de la brise. Je partais pour la chasse sans munitions, ni carnassière et allais m'asseoir sur le bord de la mer, et là, des journées entières je pensais à elle. La plainte de la vague gui venait tristement déferler sur la plage convenait à ma tristesse.

Ainsi se passa ma première année chez mes parents. La demeure de Marguerite était presque voisine de la nôtre, nous nous visitions réciproquement et la voyais très fréquemment, Il était impossible qu'elle ne s'aperçut pas du feu qui me dévorait. Cependant sa conduite envers moi et ses paroles étaient toujours affectueuses et amicales, mais qu'étaient-elles ces marques d'amitié pour moi qui sentais au dedans de mon coeur un brasier dévorant? De ma fenêtre je voyais sa demeure, ses allées et venues et avec frémissement j'apercevais sa silhouette dans le lointain. Lorsqu'elle se rendait à l'église, je la suivais de loin et aurais été heureux de baiser les traces de ses pas dans la poussière du chemin.

Vous pouvez juger de ce que j'éprouvais avec cet amour immense, quand je la voyais au bras d'Octave et avec quelle rage j'appris un jour qu'ils étaient fiancés. Elle devint désespoir, le jour ou je la rencontrai rougissante de bonheur et de plaisir, elle était amoureusement inclinée vers Octave et le main dans la sienne, ils se souriaient l'un à l'autre, Pendant que je passais ainsi toutes mes journées en folles rêveries amoureuses, Octave par son travail et avec l'aide de l'argent que son père lui avait donné s'était acquis une belle propriété, et moi je ne faisais rien. Ma famille était très occupée de voir la tournure que prenait mon esprit, car je devenais de plus en plus morose et taciturne. Ma mère un jour à la suggestion de mon père m'en fit la remarque d'une manière douce et maternelle. Je lui répondis d'un ton bourru et grossier. La sainte femme m'écouta avec étonnement d'abord, comme si elle n'en pouvait croire ses oreilles ou comme si elle se fut éveillée d'un mauvais rêve, puis tout à coup elle fondit en larmes et m'entourant de ses bras elle me dit en m'embrassant: "Pauvre enfant, tu souffres donc bien." Elle ne put ajouter un seul mot, les sanglots la suffoquèrent. Ces larmes de ma mère furent les premières qu'elle versa de chagrin, mais elles ne furent pas, hélas! les dernières que virent couler ses cheveux blancs et dont seul je fus la cause par mon ingratitude et ma méchanceté.

Enfin le jour décisif arrivait, il me fallait sortir de cet affreux état.

Un dimanche matin, Octave était absent, je revenais de l'église accompagnant Marguerite. Je résolus de profiter de l'occasion pour tenter un dernier effort. Je lui rappelai d'une voix émue les joies, les plaisirs de notre enfance, combien alors les journées étaient longues et ennuyeuses quand nous ne pouvions nous rencontrer pour partager nos jeux et nos promenades. Je remontai ainsi jusqu'au temps présent. Elle m'écouta d'abord avec plaisir, ne sachant où je voulais en venir. Mais bientôt mes paroles devinrent plus significatives et plus pressantes. Lorsque je lui exprimai en termes brûlants combien je l'aimais, quels étaient mes rêves, le bonheur que j'avais fondés sur son amour et son union avec moi, elle rougit, puis pâlit au point que je crus qu'elle allait défaillir. Je lui fis ensuite le tableau de mes souffrances passées et de mon désespoir si elle refusait de se rendre à mes voeux. Alors des larmes abondantes glissèrent sur ses joues, mais elle ne me répondit pas. Je redoublai d'instances, tout mon coeur, toute mon âme, tout mon amour passèrent dans mes paroles, elles devaient tomber sur son coeur de glace comme des gouttes de feu. Insensé, j'espérai un instant qu'elle aurait pitié de moi et se laisserait fléchir, mais ce ne fut qu'un éclair.

Jugez de ce que je devins, lorsque me prenant les deux mains et m'enveloppant de son regard si doux et si caressant elle me dit en pleurant: "Le ciel m'est à témoin que je donnerais la plus grande part du bonheur qu'il me destine pour vous savoir heureux. Mais pour vous appartenir je manquerais au serment que j'ai fait à un autre devant Dieu, je manquerais de plus aux cris de ma conscience et à la voix de mon coeur; car je ne vous cacherai pas je suis fiancée à Octave et que dans peu de jours nous serons irrévocablement unis." Je ne sais quelle transformation se fit dans ma figure, si elle eut peur de l'expression des mes traits ou de l'effet de ses paroles; mais en levant les yeux sur moi elle recula de quelques pas.

"Pourquoi ajouta-t-elle tristement, faut-il que je vous cause du chagrin? une autre vous comprendra mieux que je ne le puis faire, car elle sera plus que moi à la hauteur de votre intelligence et vous serez heureux avec elle. Octave et moi vous avons désigné une place au coin du feu où vous viendrez vous asseoir bien souvent, nous causerons, nous nous amuserons et nous nous occuperons de vous trouver une épouse digne de vous".

Tels furent les dernier mots qu'elle m'adressa en me pressant affectueusement la main. Elle était toute émue et tremblante, je la voyais pleurer et j'avais l'enfer dans le coeur; c'est ainsi que nous nous quittâmes.

Je passai le peu de jours qui suivirent cet entretien et précédèrent leur union dans des transports de rage et de jalousie inexprimables. Mes parents crurent véritablement que je devenais fou furieux.

Cependant, ainsi qu'elle me l'avait dit, huit jours après, la tête brûlante, la figure affreusement contractée, j'entendis à l'abri d'un pilier de la petite église de notre paroisse le serment qu'Octave et Marguerite se firent de s'appartenir l'un à l'autre. J'aurais voulu voir le temple s'écrouler sur eux et les mettre en poussière. C'en était fait de moi, j'avais au fond du coeur tous les esprits du mal et tout ce que le coeur humain peut avoir de haine contre son semblable, je le ressentis pour eux. De tous les pores de ma peau sortait le cri vengeance, vengeance! Si elle m'eut aperçu lorsque sa robe vint me frôler au sortir de l'église, elle eut reculé, épouvantée comme à l'aspect d'un serpent.

Fou, insensé, j'avais espéré jusqu'au moment solennel. Oui j'espérais qu'elle comprendrait toute l'immensité de mon amour et combien j'aurais travaillé à la rendre heureuse. Le dimanche même, malgré la publication des bancs, cet espoir m'enivrait encore.

Vous êtes peut-être surpris qu'après tant d'années et en ce de moment solennel où il ne me reste que peu de temps à vivre, je vous parle avec autant de chaleur du passé; mais sur son lit de mort, le vieillard sent quelquefois son sang se réchauffer aux brûlants souvenirs de sa jeunesse: c'est la dernière lueur du flambeau qui va s'éteindre.

Je laissai le cortège nuptial s'éloigner et m'élançai hors du temple. Je courus à la maison, fis un paquet de quelques hardes, me munis d'un bon sac de provisions et d'amples munitions, sifflai mon chien et répondant à peine aux douces paroles de ma mère qui pleurait en m'embrassant, je pris le chemin du bois.

Mes bons parents je ne les ai jamais revus depuis; mais j'ai appris par d'autres que mes deux soeurs avaient embrassé la vie religieuse dans un couvent des Soeurs de Charité; que mon père et ma mère joignaient leurs prières aux leurs pour celui qu'ils croyaient mort depuis longtemps. Hélas! leur fils dénaturé n'a pas été essuyer les pleurs de leurs vieux ans et leur fermer les yeux.




DANS LES BOIS.

Les forces du moribond étaient complètement épuisées. Ces souvenirs chargés de repentir avaient trop longtemps pesé sur son âme.

Il indiqua à monsieur Fameux un endroit dans la chambre où il trouverait un manuscrit qui contenait toute l'histoire de sa vie. Il nous demanda comme une faveur de vouloir en prendre connaissance, de le publier même, si on le voulait, afin qu'il servit d'enseignement.

Sur un des rayons poudreux de ses tablettes, Monsieur d'Olbigny alla prendre un manuscrit jauni par le temps: "Voilà, nous dit-il, qui complétera l'histoire d'Hélika, si elle vous présente quelqu'intérêt. Mais auparavant, permettez-moi de vous raconter ses derniers moments."

Il était donc évident que l'heure suprême était arrivée pour le vieillard, aussi le sentait-il lui-même. Il nous fit signer comme témoins, un testament olographe qu'il avait préparé, par lequel il instituait Adala, sa légatrice universelle, lui enjoignant toutefois de prendre un soin tout filial de la vieille indienne et nommait monsieur Fameux son exécuteur testamentaire.

Toutes ces dispositions prises, il nous exprima le désir de rester encore quelques instants seul avec le ministre de Dieu. Ses forces l'abandonnaient rapidement. Après un assez long entretien avec monsieur Fameux, sur sa demande nous rentrâmes dans la chambre. La jeune fille agenouillée, recevait toute en larmes la dernière bénédiction et les derniers baisers du mourant, pendant que la vieille indienne regardait d'un oeil sec et stoïque cet émouvant tableau.

Bientôt après, nous nous mîmes à genoux et récitâmes les prières des agonisants; quelques heures plus tard, Hélika était devant Dieu. Le surlendemain, nous le déposâmess dans sa dernière demeure à l'endroit qu'il nous avait lui-même indiqué. La cérémonie fut touchante et bien propre à nous impressionner. La nature avait cette journée là une teinte morne et sombre. Le temps était couvert, le soleil voilé ne répandait qu'une lumière blanchâtre à travers les nuages qui le recouvraient. Une brise froide et glacée comme un vent d'automne, imprimait aux arbres des craquements et un balancement qui leur arrachaient des plaintes continues; elles faisaient écho aux lamentations la jeune orpheline, qui, la figure prosternée, arrosait de ses larmes la terre sous laquelle reposait celui qu'elle avait aimé comme son père.

Les plaintes du vent allaient s'éteindre dans les fourrés comme des sanglots. Le lac soulevé par la brise venait déferler ses vagues sur les galets du rivage avec de sourds gémissements.

La cérémonie terminée, Adala toute en larmes se jeta dans les bras de monsieur Fameux. "Ma grand'mère et moi seules désormais sur la terre que deviendrons-nouss, si avec l'aide de Dieu vous ne nous protégez".

Tes parents, ma chère enfant, lui répondit-il d'une vois émue veillent sur toi du haut du Ciel; sois donc confiante et résignée, tant que Dieu me laissera un souffle de vie, je tiendrai leur place sur la terre; auprès de toi; d'ailleurs, le pauvre vieillard, qui vient de rendre son âme à Dieu, t'a laissé de quoi compléter ton éducation et vivre richement. Bénis la Providence pour ce qu'elle a fait, car dans ses inscrutables desseins, elle donne en abondance d'une main ce qu'elle paraît ôter de l'autre. Tu dois d'ailleurs, d'après l'ordre de ton bienfaiteur, abandonner la vie des bois, venir au sein de le civilisation, ou tu rencontreras plus de protection et te préparer à y remplir la mission que le ciel te destine.

Ce fut avec une voix pleine d'émotion et de reconnaissance qu'Adala remercia M. Fameux de ces bonnes paroles. Pour nous, après cet entretien, nous n'eûmes, au gré de nos désirs, que bien peu d'occasions de la revoir. Toujours sous la surveillance de la vieille sauvagesse; elle l'aidait à préparer nos repas, à renouveler le sapin de nos lits, pendant que nous passions nos journées à la chasse ou à la pêche et que le bon missionnaire explorait les terres.

La journée finie nous nous retrouvions le soir au coin du feu et nous racontions les exploits du jour avec leurs incidents; puis l'heure du repos arrivée, nous donnions, dans nos prières, un souvenir au pauvre vieillard qui venait de nous laisser. Le lendemain, quelque matinal que fut notre déjeuner, il était toujours prêt. La bonne indienne et Adala nous l'avaient préparé avec le plus grand soin.

Nos coeurs jeunes et neufs de toutes impressions devaient céder aux attraits de cette enfant des bois, qui avait pour nous le parfum et la suavité d'une fleur sauvage, poussée sous l'ombrage des grands arbres de nos bosquets. Sa séduisante beauté et sa grâce naturelle étaient rehaussées encore s'il était possible, par la tristesse répandue sur ses traits et par ses habits de deuil.

Est-il étonnant que ses charmes produisent leur effet sur nous. Bois Hébert, l'un de mes compagnons, se prit à l'aimer avec toute la force et l'ardeur du son tempérament de feu, et jamais dans le cours de sa vie son amour se ralentit un seul instant.

Pourquoi, ne vous avouerai-je pas que je cédai à l'entraînement, que je l'aimai moi aussi comme on ne peut aimer qu'une seule fois dans la vie, c'est vous dire qu'elle fut mon premier et mon dernier amour. Bois Hébert était beau, riche et noble, brave comme un lion, il possédait de plus un caractère d'or et une générosité qui ne se démentit jamais; aussi obtint-il facilement la préférence sur moi, qui n'avais autre chose à lui offrir qu'un coeur dévoué.

Ce qui vous surprendra peut-être encore plus, c'est que j'ai toujours été à l'un et à l'autre le plus sincère et intime ami, partageant avec Bois Hébert toutes les péripéties de sa vie aventureuse, et reprenant dans les temps de calme mes fonctions de précepteur auprès de ses enfants quand il eut épousé Adala.

Pardonnez, ajouta monsieur d'Olbigny, au vieillard, les pleurs qui coulent de ses yeux, et permettez-moi de tirer le rideau sur ces souvenirs qui m'émeuvent encore malgré moi. D'ailleurs, si quelqu'un d'entre nous en ressent le courage après la lecture de ces pages, il pourra voir l'histoire de leur vie dans le "Braillard de la Magdeleine".

Je reprends la lecture du manuscrit, c'était, si vous vous en rappelez au sortir de l'église et après que Hélika eut reçu les embrassements de sa mère, pour prendre les grands bois.

Où allais-je? où ai-je été? Qu'ai-je fait? Je n'en sais rien. J'étais habitué au collège aux plus violents exercices. En gymnase j'étais de première habileté et l'on me considérait comme un très grand marcheur; ma force et ma vigueur étaient réputées extraordinaires.

Lorsque la connaissance me revint, j'éprouvai une grande lassitude dans les jambes, je marchais encore mais d'un mouvement automatique. Je devais être bien loin, mon pauvre chien ne me suivait plus que difficilement, et le soleil était monté sur les onze heures du matin. Mon front était brûlant et je frissonnais parce qu'une fièvre ardente me dévorait. J'étais auprès d'un petit ruisseau où coulait une eau fraîche et limpide; j'y trompai mon mouchoir et m'en enveloppai la tête; cette application me fit du bien. Je tirai ensuite de mon havre-sac quelques aliments, mais je ne pus pas même les approcher de ma bouche; je les jetai à mon chien qui les dévora. Quelques instants après, je dormais profondément, Je n'avais pas fermé l'oeil depuis longtemps et avais toujours marché depuis le matin de la veille. Grâce à ma forte constitution, lorsque je m'éveillai le lendemain, la fièvre avait disparu complètement et mes idées étaient parfaitement lucides.

Le soleil s'était levé dans tout son éclat; un nid de fauvettes placé sur une branche auprès de moi, était balancé par la brise du matin. Le père secouant ses ailes toutes humides des gouttes de rosée, adressait au Créateur ses notes d'amour et de reconnaissance, pendant que la mère distribuait à la famiile la becquée du matin. Un instant, une seconde peut-être, je les contemplai avec plaisir; mais tout A coup, le démon de la jalousie me souffla le mot Marguerite, Marguerite, depuis deux jours et une nuit dans les bras d'Octave. Oh! alors je bondis dans un transport de rage inexprimable. Je saisis mon fusil, ajustai le musicien ailé et fis feu J'avais bien visé, le chantre qui m'avait éveillé par son ramage, tomba mort à mes pieds, la mère mortellement blessée roula un peu plus loin; tandis que je lançai le nid et la couvée par terre et les écrasai sous mes pieds. Leur bonheur, leur gaîté m'avaient paru une provocation dérisoire.

Fou, furieux, je m'enfonçai encore plus avant dans la forêt. Ma conscience m'avertissait de prendre garde, que j'allais en finir avec la vie honnête et et entrer dans la carrière du crime. Mais une autre voix me soufflait les mots vengeance, vengeance, et malheureusement, ce fut cette dernière qui l'emporta. Dès ce moment je n'eus donc plus qu'une idée fixe, inflexible, inexorable. Ce fut de tirer contre Octave et Marguerite, une vengeance terrible parce que dans ma folle méchanceté, je les accusais d'avoir empoisonné le bonheur de mon existence.

Je l'avoue aujourd'hui, après cet acte de barbarie, j'eus peur de moi, quand je sondai l'abîme des maux dans lequel j'allais m'enfoncer. Jamais une créature vivante n'avait été mise à mort par moi, pour le seul plaisir de voir couler son sang ou par méchanceté. Mais de ce jour, le génie du mal s'empara de moi et se garda bien de lâcher sa proie; pour la première fois, je vis le sang avec une joie féroce.

Je continuai donc ma marche en m'avançant du plus en plus dans la forêt; je marchai encore plusieurs jours, ne sachant où j'allais. Les étoiles et la lune, la nuit, le soleil, le jour, me servaient de boussole, et ma fureur, ma jalousie augmentaient à chaque pas. Tout en cheminant, je méditais, je m'ingéniais à trouver quelle pourrait être la plus grande souffrance que je pourrais leur infliger.

Le meurtre ou l'empoisonnement d'Octave se présentèrent bien à mon esprit, je tressaillis d'abord à cette idée, qu'Octave mort, je pourrais encore espérer de devenir le mari de Marguerite; mais en y réfléchissant, je songeai qu'elle n'était plus aujourd'huit cette chaste et candide jeune fille que j'avais connue, et ma rage s'en augmenta encore s'il était possible. Pour la satisfaire, je sentis qu'il me fallait inventer d'autres tortures que tous deux devaient partager. Il me les fallait terribles mais incessantes.

Depuis cinq jours que j'avais laissé la maison paternelle, j'errais à l'aventure lorsqu'un matin j'arrivai sur le bord d'une clairière. Au milieu, une biche, nonchalamment couchée, suivait avec orgueil et amour les ébats d'un jeune faon qui folâtrait auprès d'elle. Ils étaient tous deux dans une parfaite sécurité. J'avais des provisions en abondance; mais l'instinct féroce déjà me dominait. J'ajustai donc le faon, le coup partit et il tomba à deux pas de sa mère. Un jet de sang s'échappa de sa poitrine. Surprise d'abord, la malheureuse biche regarda autour d'elle pour se rendre compte sans doute du lieu d'où venait le danger, puis ses regards se portèrent sur son petit. Il était étendu par terre, ses membres s'agitaient et se raidissaient sous l'étreinte d'une suprême agonie. D'un bond elle fut auprès de lui, et lorsqu'elle aperçut le flot de sang qui ruisselait de sa blessure, elle poussa un gémissement si triste, si plaintif qu'il eut attendre le coeur le plus endurci. Ce cri d'une inénarrable douleur, qui ne peut venir que des entrailles d'une mère, me réjouit cependant intérieurement, et ce fut avec plaisir que j'observai ce qui se passa. La pauvre mère, en continuant ses gémissements, se mit à lécher la blessure et à inonder son petit de son souffle, comme pour réchauffer ses membres que le froid de la mort saisissait. Elle tournait autour de lui, essayait à soulever sa tête, puis s'éloignait ensuite de quelques pas comme pour l'engager à la suivre et à fuir avec elle. Elle revenait un instant après, recommençait encore à l'appeler comme elle avait dû faire bien des fois dans sa sollicitude maternelle, pour l'avertir d'éviter un danger; mais le faon ne bougeait pas, il était bien mort. A mesure que le faon se refroidissait et qu'elle voyait ses efforts de plus en plus inutiles, ses braiements devenaient plus désespérés et déchirants. Parfois elle courait à chaque coin de la clairière et faisait retentir les échos des bois de ses plaintes, comme si elle eut appelé au secours, puis elle revenait en toute hâte auprès de son petit, paraissant refuser de croire qu'un être fut assez méchant pour lui avoir donné la mort, Enfin, lorsqu'elle se fut assurée que tout espoir était perdu, elle s'arrêta morne et immobile auprès de lui, appuya ses narines sur les siennes. C'était le dernier baiser que donne la mère sur les lèvres glacées de son enfant. La clairière était d'une petite étendue, la biche avait la face tournée vers moi; je remarquai dans ses yeux une expression d'indicible douleur et des larmes abondantes qui s'en échappaient.

Je le confesse, loin d'être touché de cette scène, j'y pris un froid et secret intérêt. Après l'avoir contemplée pendant quelque temps, je sortis soudain de ma cachette. Une idée diabolique venait de me frapper. Il ne me restait plus qu'à attendre pour la mettre à exécution. Ma figure devait être bien hideuse de méchanceté, car la pauvre mère en m'apercevant s'enfuit toute effarée en poussant de douloureux gémissements. Je passai auprès du faon et d'un brutal coup de pied, je le lançai à vingt pas plus loin. J'avais remarqué avec joie que la biche s'était retournée sur la lisière du bois et qu'elle m'observait. Puis je continuai ma route en sifflant joyeusement.




DANS LA TRIBU.

Je passai deux mois m'éloignant toujours des endroits où j'avais été autrefois si heureux, et jamais l'idée des angoisses que ma famille devait éprouver de mon absence ne se présenta à mon esprit. Je ne vivais plus depuis longtemps que de chasse et de pêche. Je m'étais ainsi habitué aux bruits des bois, et pouvais à mon oreille et à l'examen de la piste reconnaître quelle était la bête fauve, et quelquefois la tribu du sauvage qui avaient traversé les sentiers que je parcourais.

Un soir j'étais occupé a préparer mon repas, j'avais décidé de passer la nuit auprès d'une belle source où je m'étais installé. Depuis au delà de deux mois je n'avais point rencontré de créature humaine. J'étais tout occupé aux préparatifs du souper, qui d'ailleurs ne sont pas longs dans les bois, lorsque des craquements de branches inusités se firent entendre à quelques pas en arrière de moi. Je me retournai, deux yeux étincelants brillaient dans la demi obscurité, et mon feu faisait miroiter l'éclat de la lame d'un poignard déjà levé pour me percer. L'instinct de la conservation s'était réveillé en moi. Heureusement que mon fusil était sous ma main, je le saisis et en appuyai la gueule sur la poitrine du survenant. Ne tirez pas, me dit-il, je me rends. Jette ton poignard, m'écriai-je, ou tu es mort. Il le laissa tomber par terre, De mon côté, je déposai mon fusil, saisis mon homme d'un bras ferme, et le conduisis auprès du feu. Gare à toi, lui dis-je, d'une voix tonnante, si tu fais le moindre mouvement. Que me veux-tu? Que cherches-tu ici? Il balbutia alors quelques paroles que je ne compris pas. Je le fis asseoir en face de moi de manière que la lumière éclaira son visage. Que veux-tu lui demandai-je de nouveau? Il me répondit, j'ai faim, je veux manger. Et, certes, le gaillard m'eut bien disputé ce repas, s'il ne m'eut senti de force à lui résister. Je lui coupai une large tranche de venaison, il la dévora en aussi peu de temps que je mets à vous le dire. Je lui en donnai une seconde, et, pendant qu'il la mangeait avec la même avidité, je pus l'examiner tout à mon aise à la lueur de mon feu.

C'était un jeune sauvage à figure véritablement patibulaire. Bien que sa charpente fut robuste et osseuse, on voyait par son teint hâve et amaigri qu'il avait souffert de la misère et de la faim. Il était hideux, son visage reflétait toutes les mauvaises passions de son âme, et en l'interrogeant je pus me convaincre qu'il était aussi laid au moral qu'au physique. Il appartenait à une de ces races abâtardis de sauvages, qui ont pris tous les défauts et les vices des blancs, sans même en avoir conservé leurs rares qualités. Il me raconta avec un cynisme étrange ses vols et ses rapines, me nomma avec des ricanements sataniques les victimes qu'il avait faites en tous genres. Puis il confessa qu'il s'était échappé de la prison dans laquelle il avait été enfermé pour la troisième fois. Je compris d'après ses paroles, que ce n'était pas une évasion, mais le dégoût ou la crainte qu'il ne gâtât les autres prisonniers, fussent-ils même des plus pervers, l'avait fait rejeter de son sein. C'était d'ailleurs dans un temps où l'on croyait que le jeune délinquant, ne devait pas venir en contact et prendre les leçons des plus roués ou infâmes bandits.

Je le fis ainsi longtemps causer, et m'assurai que je pourrais le dominer. Je me convainquis qu'il serait le meilleur instrument de ma vengeance, et lui demandai ses projets d'avenir. Il m'apprit qu'il allait rejoindre une tribu Iroquoise qui se trouvait à quelques vingt lieues plus loin.

Pourquoi lui demandai-je ne vas-tu pas rejoindre tes frères de ta tribu? Ils ne voudront plus me recevoir, me répondit-il. C'est la troisième fois qu'ils m'ont chassé.

Je suis Huron, ajouta-t-il, d'un ton déterminé, mais malheur à eux quand je serai chez les Iroquois, et que j'aurai le moyen de me venger.

Nous causâmes longtemps, bien longtemps et mêlâmes deux gouttes de sang que nous tirâmes l'un de l'autre avec la pointe d'un couteau, en signe d'éternelle alliance. C'est un serment que le sauvage, fut-il le plus renégat, n'oserait pas violer. Il convint de plus qu'il m'obéirait aveuglement.

Peut-être est-ce le temps de dire ici que, malgré ma scélératesse, je suis toujours resté franchement l'ami de mon, pays.

Je lui ordonnai de me conduire dans sa propre tribu, me faisant fort de lui obtenir son pardon.

Les nations sauvages qui nous étaient alors alliées étaient peu nombreuses, et il me répugnait de voir ce jeune homme plein d'intelligence et de force, passer dans le camp ennemi. Il connaissait parfaitement les villages et les moyens de leurs habitants, et aurait pu aider puissamment les ennemis à dévaster notre colonie française qui n'était alors, on le sait, que dans son enfance.

Malgré sa répugnance il m'obéit.

Je me présentai quelques jours après dans sa tribu, et m'offris à leur chef comme voulant faire partie des leurs. L'occasion était on ne peut plus favorable. Nous étions en 17.... L'histoire du Canada nous apprend combien furent longues et sanglantes les luttes que nous soutînmes contre les Iroquois, leurs plus mortels ennemis.

J'eus toutes les peines du monde à obtenir son pardon du grand chef mais enfin il céda à mes instances et à l'assurance que je lui donnai que j'allais combattre avec Paulo à leurs côtés.

Il m'est inutile de faire l'histoire des actes de courage et d'audace qui furent déployés dans nos rencontres désespérées, ainsi que des affreux supplices qui furent infligés aux malheureux prisonniers.

Après trois ans de guerre, j'étais unanimement choisi comme un des principaux chefs de ta tribu. Vingt fois j'ai vu la mort autour de moi, et me suis trouvé presque seul au milieu de nombreux ennemis. Bien que je désirasse ardemment de mourir, je voulais faire payer ma vie aussi chèrement que possible, je ne sais combien de monceaux de cadavres j'ai vus à mes pieds sans que la mort elle-même eut voulu de moi, malgré mes blessures nombreuses.

Pendant que je prodiguais ainsi mon sang pour sa tribu, Paulo. en misérable lâche, fuyait du champ de bataille, aussitôt que l'action s'engageait; mais quand le feu était cessé, le premier il était à l'endroit du carnage pour dépouiller les morts et torturer les blessés.

Ma position de chef que je devais à ma force musculaire, (tel que mon nom Hélika, qui veut dire bras fort, vous l'indique,) me donnait un ascendant considérable sur mes nouveaux alliés. Le fait est que mon pouvoir était illimité parmi eux, et qu'ils obéissaient aveuglement à mes ordres.

Depuis quatre ans, nous faisions cette guerre barbare et sanguinaire avec toute la férocité et l'acharnement possibles, lorsque nous apprîmes par un envoyé des Iroquois, que le reste de leur tribu demandait la paix. Nous la leur accordâmes aux conditions les plus avantageuses pour nous. Malgré nos exigences, ils y accédèrent volontiers.

La paix une fois signée, ce fut alors que surgirent en moi plus terribles et plus inexorables les idées de vengeance. Le jour elles faisaient bouillonner mon sang et donnaient à ma figure une expression diabolique. La nuit elles revenaient encore dans mon sommeil et me faisaient entrevoir les jouissances des démons lorsqu'ils enlèvent une âme à leur Créateur.




L'ENLÈVEMENT

Mon plan était tout tracé, et Paulo en connaissait une partie, il devait être mon complice dans son exécution.

Bien qu'occupé dans les luttes continuelles de ruses et d'embucades que nous avions à tendre ou à éviter dans une guerre indienne, pour surprendre et ne pas être surpris par l'ennemi; je me tenais cependant parfaitement au courant de ce qui se passait au village. Mes coureurs, d'après mon ordre, allaient fréquemment rôder autour de la demeure d'Octave, et me rapportaient qui s'y passait. Il avait acheté à un mille du village une charmante propriété, où il jouissait avec Marguerite du plus grand bonheur domestique. Une petite fille, alors âgée de trois ans, était venue mettre le comble à leur félicité. Cette enfant, par sa rare beauté et sa gentillesse, faisait les délices de ses parents qui l'aimaient avec idolâtrie.

Tous ces détails exaspéraient encore ma rage contre eux. Ils étaient si heureux, et moi si malheureux. Oh! le temps de les faire souffrir à leur tour, le père et la mère d'abord et leur enfant ensuite était venu. Car, dans ma fureur insensée, je tenais cette chère et innocente petite créature solidaire des tourments que j'endurais.

Je ne perdis donc pas de temps, et partis accompagné de Paulo. Peu de jours de marche nous amenèrent auprès du village. J'envoyai mon complice en exploration pour examiner les lieux, se rendre compte de la position, et prendre connaissance du personnel de la maison. Je lui enjoignis d'avoir bien soin de ne pas se laisser voir.

Le misérable ne manquait ni d'intelligence, ni d'adresse, aussi s'acquitta-t-il de sa mission de manière à lui faire honneur. Il avait su se glisser auprès de la ferme, compter le nombre de ses habitants, et apprendre parfaitement la topographie des lieux.

Nous nous rendîmes auprès de l'habitation d'Octave, pour guetter une occasion favorable et accomplir mon dessein.

Elle était située sur une légère éminence, et dominait un agreste et beau paysage. Une rivière profonde l'une certaine largeur dont le cours était rapide, coulait à quelques arpents de sa porte. Cette rivière était traversée au moyen d'un bac.

Nous étions aux beaux jours de juillet, c'est-à-dire que c'était le temps de la fenaison. Octave possédait de l'autre côté de la rivière, de vastes prairies.

Le soir du jour où nous arrivâmes, nous pûmes remarquer qu'il avait fait abattre une grande quantité de foin, qui devait être engrangé le lendemain. Or, il fallait pour cette opération un grand nombre de bras, et je compris que tous ceux de la ferme seraient mis en réquisition, Cette circonstance secondait parfaitement l'exécution de mes projets.

Pauvre Marguerite, si tu avais pu apercevoir le soir dont je parle, les yeux flamboyants où brillait une joie diabolique, les deux figures hideuses et sinistres qui du dehors épiaient les abords de ta maison, et jusqu'aux tendres caresses que tu donnais à ton enfant, tu serais morte d'épouvanté.

Le lendemain de cette soirée nous nous tînmes Paulo et moi dans le voisinage, surveillant avec le plus grand soin ce qui se passait.

Ce fut avec un indicible plaisir que nous vîmes Octave, Marguerite et tous leurs employés traverser la rivière pour s'occuper aux travaux des champs. Angeline, c'est ainsi que la veille je l'avais entendu appeler par sa mère, avait été confiée aux soins d'une vieille servante.

La journée se passa sans incidents. Marguerite traversa deux ou trois fois pour venir embrasser l'enfant. Vers cinq heures du soir, j'ordonnai à Paulo d'aller couper la corde qui retenait le bac. L'embarcation emportée par un courant rapide disparut bientôt de nos yeux, et alla se briser dans des cascades qui étaient à quelques milles plus loin. Au même moment, je remarquai que la veille servante était sortie et occupée pour un instant dans le jardin qui se trouvait à un demi arpent de la maison. Tout semblait concourir à assurer le succès de mes projets.

Je profitai de son absence pour entrer par une fenêtre qui était ouverte du coté opposé où elle se trouvait. L'enfant dans son berceau, dormait du sommeil doux et calme de l'enfance. On voyait avec quelle tendre sollicitude sa mère avait orné sa couche, et rendu son lit aussi douillet qu'il était possible. Sur les meubles et le berceau étaient dispersés les jouets. Au moment où j'entrai dans la chambre, la petite avait quelques-uns de ces beaux rêves dorés où elle causait avec les anges que sa mère lui avait représentés comme de petites soeurs, car sa figure était épanouie, et un sourire d'un ineffable plaisir errait sur ses lèvres. J'ai peine à me rendre compte aujourd'hui comment, malgré mon extrême scélératesse, je ne fus pas ému de ce touchant tableau. Pourtant avec fureur, la saisir dans mes bras, m'élancer vers la fenêtre, et gagner le bois qui était à deux arpents plus loin, ce fut pour moi l'affaire d'une minute, je ne pus pas toutefois m'évader tellement vite, que l'enfant éveillée soudainement en sursaut, jeta un cri qui fut entendu de la vieille servante et qui la fit accourir en toute hâte à la maison. Elle alla sans doute droit au berceau de l'enfant, car elle sortit aussitôt en poussant elle aussi un autre cri qui fut entendu des travailleurs sur l'autre rive.

Derrière un des grands arbres, je pus voir sans être vu ce qui se passait. Je savais que la rivière guéable qu'à plusieurs milles plus loin, et m'étais assuré qu'il n'y avait aucune embarcation qui put leur permettre de traverser. Je vis les employés d'Octave et Marguerite les retenir pour les empêcher de se noyer, en voulant aller porter secours à leur enfant, sans qu'ils pussent eux-mêmes savoir quels dangers la menaçait.

J'avais au moins deux grandes heures devant moi avant qu'ils arrivassent à la maison. Deux heures et la nuit étendrait ses sombres voiles dans la forêt, ma fuite était assurée.

Cependant Paulo par mon ordre, avait jeté dans une des chambres de la maison un brandon incendiaire, et était revenu me rejoindre tandis que que la vieille fille sur les bords de la rivière, s'arrachait les cheveux et jetait des cris de désespoir. Bientôt après elle aperçut la fumée qui s'échappait par l'embrasure; je la vis courir à la maison, et quelques instants plus tard le feu était éteint, mais l'enfant déposée dans une hotte que j'avais préparée exprès était sur mes épaules, et je pris ma course vers la profondeurs des bois, Paulo me suivait et portait les provisions.

Je marchai ainsi sans relâche deux jours et deux nuits, ne m'arrêtant qu'un instant pour donner quelque nourriture à la petite malheureuse, ne prenant pas moi-même le temps de dormir. La troisième journée, nous devions avoir parcouru une distance considérable, et par les précautions que nous avions prises de ne laisser aucun vestige da notre passage, nous étions hors de l'atteinte de ceux qui nous poursuivaient. Nous fîmes halte, et je sortis pour la première fois l'enfant de sa hotte. La pauvre petite était affreusement changée, elle n'avait cessé depuis ïe moment de l'enlèvement de pleurer et d'appeler à grands cris sa mère, son père, tous ceux enfin de qui elle pouvait espérer quelque protection. La frayeur qu'elle éprouva en apercevant nos figures est encore présente à ma mémoire, elle cacha son visage dans ses deux petites mains, et se mit à pousser des cria déchirants en appelant encore maman, maman. Je fus obligé de la menacer pour lui faire prendre quelque nourriture qu'elle avait jusqu'alors presque toujours refusée.

Je tenais l'enfant sur mes genoux et la sentais trembler d'effroi. Je revois encore ses beaux yeux chargés de larmes qui nous imploraient tour à tour d'un air suppliant, pendant que la peur lui faisait étouffer des sanglots, et que sa petite bouche ne s'ouvrait que pour nous demander sa mère. Au lieu d'en avoir pitié, j'eus la férocité de lever la main sur elle et lui défendis d'une voix terrible de ne jamais prononcer ce nom devant moi, puis je l'étendis sur un lit que j'avais fait préparer par Paulo, car véritablement je commençais à craindre que l'enfant ne mourut épuisée par ses larmes et que ma vengeance ne fut ainsi qu'à moitié satisfaite.

Elle s'endormit enfin et bien longtemps pendant son sommeil des soupirs vinrent soulever sa poitrine. Lorsqu'elle s'éveilla quelques heures après, ce fut d'une voix triste et timide qu'elle me demanda à manger.

Pendant qu'elle dormait j'avais préparé pour elle nos meilleurs aliments. Ce n'était certes pas par tendresse que je l'avais fait, car je sentais au dedans de moi une telle fureur contre l'enfant d'Octave, que je l'eusse saisie par les pieds et lui eus broyé la tête sur un rocher; mais mon désir de leur faire du mal n'était pas encore au tiers satisfait. Il me fallait prolonger la souffrance et leur voir boire le calice de la douleur jusqu'à la lie.

Enfin, lorsqu'elle eut pris son repas, je l'installai de nouveau dans la hotte. La pauvre petite se laissa faire sans même proférer une parole; mais la regard suppliant qu'elle tournait de temps à autre sur Paulo et sur moi, nous demandait grâce. Nous continuâmes notre route allant vers le nord. Je présumais que la poursuite s'était plutôt dirigée au sud, parce qu'un parti d'Iroquois avait été aperçu quelques jours auparavant prenant cette direction, et qu'ils retournaient dans leurs foyers; ces sauvages d'ailleurs étaient coutumiers de ces sortes d'enlèvements chez les colons français.

Nous marchâmes plusieurs jours faisant la plus grande diligence, et arrivâmes un soir dans un village montagnais. Ces sauvages avaient été nos alliés pendant presque toute la guerre que nous venions de soutenir; et leurs chefs me reçurent avec les plus grandes acclamations de joie. Dans la tribu, je connaissait une vieille indienne idolâtre qui avait conservé contre les blancs une haine implacable. Ce fut entre ses mains que je déposai Angeline, en lui donnant de l'or, beaucoup d'or, et lui promettant le double se je la retrouvais vivante lorsque, dans quatre ans, je reviendrais la chercher. La part des pillages qui me revenait comme chef, dans les guerres qui avaient eu lieu était très considérable, leur vente m'avait mis en mains de grandes valeurs en argent. Cette femme était cupide et méchante, et je ne doutais pas qu'entre ses mains l'enfant aurait tout à souffrir.

Je passai quelques jours au milieu des montagnais, et vins rejoindre ensuite la tribu huronne à l'endroit où je l'avais laissée.

Grâce à la paix qui avait été faite, un commerce étendu s'était établi entre les colonies françaises et anglaises, je m'engageai comme guide conduisant les caravanes, quelquefois aussi je faisais le métier de trappeur. Ces deux états augmentèrent beaucoup pendant quatre années les sommes que j'avais amassées.




PLAISIRS DE LA VENGEANCE

Douze mois après les évènements que je viens de relater, sous un déguisement qui me rendait méconnaissable, je m'approchai de la demeure d'Octave et Marguerite, pour m'assurer par moi-même si la douleur que je leur faisais endurer, pouvait satisfaire la haine que je leur portais.

Non jamais le tigre altéré du sang de sa victime, n'éprouve un plus grand plaisir, lorsqu'il la tient dans ses griffes, que celui que me causa la scène que je vais décrire.

La nuit était déjà avancée quand je frappai à leur porte et demandai l'hospitalité. On me l'accorda de tout coeur. Aussitôt après la vieille servante que je reconnus pour celle aux soins de laquelle l'enfant avait été confiée, dressa la table sur l'ordre d'Octave, que j'eus de la peine à reconnaître tant il était changé. Mais je refusai de manger et allai m'asseoir dans le coin le plus obscur de la salle: j'avais bien autre chose à faire que de prendre de la nourriture.

Ce fut donc avec une extrême satisfaction que je remarquai chez lui une empreinte de tristesse inexprimable. Son teint était hâve et ses membres amaigris. Tout dénotait les ravages d'un mal incurable et d'une douleur sans bornes.

La scène était plus déchirante encore lorsque je me retournai de l'autre coté de la chambre et que je vis Marguerite gisant sur son lit. Quelques bonnes voisines l'entouraient et pleuraient avec elle, et j'entendais le nom d'Angeline se mêler à leurs larmes. "Dieu, disait l'une, prend soin des petits enfants, pourquoi n'en ferait-il pas autant pour votre chère petite fille?" Marguerite à ces paroles se levait sur son lit, et leur répondait: "Pourquoi Dieu nous l'a-t-il donnée cette enfant, notre joie et notre bonheur, et a-t-il permis que de barbares sauvages s'en soient emparés?" Vous avez entendu, reprenait une autre voisine, ce que monsieur le curé vous a dit: "le cheveu qui tombe de notre tête, c'est Dieu qui l'ordonne, les trésors de sa Providence sont infinis, il veille sur ses petits enfants. Pourquoi la vôtre ne serait-elle pas aussi sous sa main?"

Pauvre Marguerite, dirai-je encore une fois, combien tu étais différente du jour où je t'avais vue si heureuse prêtant le serment éternel d'être fidèle à Octave, au pied de l'autel de notre vieille église. Oh! tu souffrais, oui tu souffrais dans ton coeur de mère toutes les tortures les plus atroces, physiques et morales qu'un être humain puisse infliger. Elle était pâle, élevait parfois aussi vers le Ciel ses yeux baignés de larmes. Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle, qui donc nous rendra notre chère petite Angeline?

Octave racontait dans un autre coin de la chambre aux voisins qui voulaient le consoler, combien il avait goûté du bonheur intime avant l'enlèvement de leur petite fille. A ce déchirant tableau, je voyais les yeux de chacun se baigner de larmes, et de mon coin je contemplais leur désespoir, un seul mot leur eut donné une félicité suprême, mais je me gardai bien de le prononcer, je jouissais trop des délices de ma vengeance. Ces jouissances devinrent plus effectives encore, lorsque la pauvre mère s'adressant à moi me demanda: Vous mon frère, qui venez sans doute de bien loin, ne pourriez-vous pas me donner quelques renseignements sur ce qui est devenue mon enfant? Je parus étonné et demandai des explications.

Octave et Marguerite me racontèrent l'un et l'autre ce qui s'était passé. Je me plaisais à contourner le poignard dans la blessure. Elle doit, leur dis-je, avoir été enlevée par une tribu Iroquoise, qui soumet aux plus affreux tourments les enfants qu'ils ravissent aux blancs. Je leur racontai quelles devaient être les souffrances qu'elle endurait entre leurs mains. En entendant ces détails les pauvres et malheureux parents fondaient en larmes, je voyais tous les assistants frémir et paraître me dire, c'est assez, par grâce n'allez pas plus loin.

Cette nuit-là, le démon de la jalousie qui me possédait, devait tressaillir d'allégresse, car lorsqu'Octave allait embrasser sa femme et essayer de la consoler; au dedans de moi je sentais un ineffable plaisir de les entendre échanger entr'eux des paroles de désespoir, elles étaient le témoignage de ce qu'ils souffraient mutuellement. Tels furent les premiers fruits que je cueillis de mon odieuse vengeance.




AU LABRADOR.

Lorsque j'arrivai au camp, je fut accueilli comme de coutume, je m'informai si Paulo était revenu. Le misérable s'était depuis un an engagé avec d'autres vagabonds pour aller faire la chasse dans le Nord-Ouest. Il était arrivé de la veille, paraît-il. Je le fis appeler et j'écoutai le récit de ses exploits.

Certes, il n'avait pas toujours trouvé viande cuite! Associé avec un parti d'Esquimaux, il avait parcouru les régions les plus septentrionales de l'Amérique, longeant toujours les côtes du Labrador et du Détroit de Davis. Ils avaient vécu tous ensemble de la chair de quelques loups-marins qu'ils avaient capturés ça et là.

Un jour enfin, il leur avait fallu tirer au sort pour savoir lequel d'entr'eux servirait de nourriture aux autres. Leurs chiens avaient été dévorés, l'un après l'autre, le tissu des raquettes qu'ils avaient fait bouillir, leur avait même servi d'aliment. Une poussière de glace qui leur fouettait sans cesse la figure, leur avait causé une maladie des yeux dont ils eurent mille peines à se guérir. Plusieurs d'entr'eux avaient déjà succombé à la faim et aux misères de toutes sortes; ils avaient été obligés d'abandonner leur chasse, leurs pelleteries et leurs munitions, et c'est avec peine; qu'ils se sauvèrent des troupeaux de loups et d^ours blancs qui les poursuivaient.

Un parti de chasseurs montagnais qu'ils rencontrèrent les sauva de la mort qui les menaçait de si près, ceux-ci les emmenèrent avec eux dans leur propre village, où Paulo lui-même passa quelques jours. Il y fut reçu avec la plus cordiale hospitalité. Par la manière dont il me désigna l'endroit, je compris qu'il avait été, recueilli par la même tribu et dans le même village où j'avais été confier Angeline aux soins d'une vieille sauvagesse.

Effectivement, il ajouta qu'il s'était pris d'amitié pour une vieille femme; que bien souvent il se rendait dans son wigwam et la voyait battre une enfant qu'elle avait recueillie, disait-elle. L'enfant portait sur son corps et sur ses membres les meurtrissures des coups qu'elle avait reçus.

Je lui avais caché le lieu où j'avais laissé Angeline, mais je ne doutai pas un instant après l'avoir entendu parler que le misérable avait reconnu l'enfant, et qu'il savait me faire plaisir en m'apprenant les traitements qu'elle recevait.

Quelques mois après, la guerre se renouvela plus féroce encore qu'elle n'avait été. Les Iroquois portèrent toutes leurs forces contre les Hurons, qui étaient fixés sur les bords du lac qui porte leur nom. Ils firent un épouvantable massacre des vieillards, des femmes et des enfants qu'ils trouvèrent dans la bourgade. Les pères Brébeuf et Lalemant expirèrent eux aussi, comme l'avait fait précédemment le père Daniel dans les plus affreux tourments.

C'était le coup de grâce qui était donné à nos malheureux alliés les Hurons. Aussi durent ils se disperser et venir chercher sous l'abri des canons de Québec, la protection dont ils avaient besoin pour conserver les restes de leur tribu.

Les massacres avaient été terribles; couvert du sang de mes ennemis et cherchant la mort, je ne pus pas la rencontrer.

Paulo, dans les guerres dont je viens de parler, avait été fidèle au serment qu'il avait prêté de répondre à mon appel. Il était lâche, comme je vous l'ai dit, mais remplissait auprès de moi le rôle de valet que je lui avais donné.

Enfin les quatre années que j'avais fixées pour le temps où j'irais réclamer Angeline, étaient expirées. L'or que j'avais donné à la vieille devait être épuisé, si elle l'avait employé comme je le lui avait dit. Angeline avait alors sept ans et demi et j'avais trop souffert d'être privé du plaisir de la voir endurer des tourments comme ceux dont elle avait été victime pendant ce temps, pour ne pas avoir hâte de l'avoir auprès de moi, pour jouir au moins de ce que je lui réservais pour l'avenir.

Quand les restes de la tribu Huronne furent fixés auprès de Québec, repris avec Paulo la direction des contrées du Nord. La saison de la pêche et de la chasse était arrivée. Dans les régions septentrionales, tout le monde sait que c'est aux derniers jours de décembre que les loups-marins en troupeaux nombreux se laissent aller au courant sur les glaces polaires, pour venir raser les côtes de l'Ile de Cumberland et celles du Labrador. C'était par conséquent vers ces endroits que la tribu des Montagnais s'était dirigée. Paulo me désigna dans notre route les endroits où plusieurs de ses anciens associés avaient trouvé la mort. La triste expérience qu'il avait acquise m'avait mis sur mes gardes, aussi n'avais-je pas regardé aux dépenses pour m'assurer d'amples suppléments de provisions et un heureux retour.

Lorsque je rejoignis les Montagnais, je fus salué avec plaisir, Malheureusement leur chasse et leur pêche n'avaient pas été fructueuses, cependant ils espéraient des secours qui devaient leur venir d'un parti de chasseurs qui étaient allés plus loin.

La vieille sauvagesse avait suivi la tribu. Elle surtout avait souffert toutes les misères possibles. Angeline était dans un état d'amaigrissement à faire peur. Comment dans ce moment n'ai-je pas frémi en faisant un rapprochement du temps où j'avais arraché cette enfant, si heureuse d'entre les bras de ses parents, pour la remettre aux soins de cette marâtre. Je récompensai cette dernière en lui donnant de l'argent pour payer ses mauvais traitements. J'avais eu soin d'enfouir dans des endroits sûrs, le long du trajet, les provisions et les viandes fumées dont je pouvais disposer, de sorte que j'étais certain de n'en pas manquer au retour.

Ainsi revins-je avec Angeline prenant d'elle les soins les plus tendres et désirant qu'elle fut aussi belle, aussi charmante que possible, quand j'irais la présenter à ses parents sous un nom supposé.

Après notre retour, grâce à une bonne nourriture, elle retrouva toutes ses forces; et sa beauté en se développant, frappait tous ceux qui la voyaient. Elle avait néanmoins conservé de la hutte sauvage une teinte de tristesse et de timidité, qui donnait à sa figure un charme dont il était difficile de se défendre. Son caractère était sympathique, et sa sensibilité extrême, elle ressentait très profondément les injustices et les mauvais traitements sans toutefois jamais se plaindre: les bons procédés ne manquaient jamais de faire venir à ses yeux des larmes de gratitude accompagnées des plus touchants remercîments. Trois ans s'étaient écoulés, depuis que je l'avais ramenée, auprès de moi; je m'était chaque jour évertué à former son éducation et à développer son intelligence; l'enfant répondait d'une manière admirable aux leçons que je lui donnais; c'était une belle petite sensitive que je cultivais, elle était bonne, affectueuse et possédait de plus une grâce et une délicatesse naturelle exquise.

Il me semble la revoir encore dans ce moment, lorsqu'elle tournait ses beaux yeux si caressants vers moi, me demander à chaque instant du jour de sa voix si douée: Père (c'est ainsi qu'elle m'appelait) que puis-je faire qui puisse t'être agréable? La manière dont elle me parlait semblait une supplication, une prière et faisait taire pour un moment mes mauvaises passions, je me sentais attendri de tant de prévenances et de soumission, mais le démon qui me dominait reprenait bien vite le dessus. Octave et Marguerite, me soufflait-il à l'oreille, comme ils devraient s'amuser de te voir si lâche, eux qui ont été si heureux. A cette idée, je bondissais dans d'inexplicables transporta de rage comme aux premiers jours de leur union, Je maudissait tout le monde et jusqu'à Dieu lui-même... Oh! quel enivrement, me disais-je dans ma fureur insensée, quel enivrement, quels délices de les voir souffrir avec usure des tourments qu'ils m'ont fait endurer. Mais je ne connaissais pas alors combien plus terribles et inexorables sont les châtiments que Dieu inflige à notre conscience, lorsque nous enfreignons ses lois.

En écrivant ces pages néfastes des jours malheureux de ma vie, les larmes brûlantes et si amères du repentir coulent le long de mes joues, il vous ferait pitié si vous le voyiez, dans ce moment, anéanti sous le poids des remords, ce vieillard qui n'a jamais sourcillé aux tristes apprêts des bûchers dans les guerres indiennes, lui qui voyait d'un oeil indifférent les chairs palpitantes et dénudées des infortunés prisonniers de guerre, frémir sous les tisons ardents dans une dernière agonie.

Hélas la pauvre enfant ne se doutait guère, que tous les bons traitements dont je l'entourais n'étaient qu'autant de réseaux perfides que je tendais autour d'elle; comme enfant de Marguerite, je la haïssais de toutes les puissances de mon âme. De même que le cannibale engraisse son prisonnier pour le préparer à son repas de fête, ainsi ai-je fait d'Angeline; et sur une nature comme la sienne, j'étais certain d'avance d'une obéissance aveugle envers moi.

Jamais allusion n'avait été faite aux jours de son enfance, que par l'histoire que je lui racontais de la manière dont elle était tombée dans mes mains. C'était, lui avais-je dit, en passant un jour le long d'une grande route déserte, que j'avais entendu les cris d'une toute jeune enfant; abandonnée par ses parents dénaturés, elle aurait indubitablement servi de proie aux bêtes féroces, si je ne l'avais pas recueillie. De sales haillons l'enveloppaient, la faim et les misères de toutes sortes étaient empreintes sur sa figure. J'avais ainsi rempli pour elle le rôle de la Providence.

A chaque mot de cette histoire, l'enfant, baignée de larmes venait m'embrasser en me remerciant.

Enfin le jour où je devais la conduire à ses parents, sans toutefois la faire reconnaître, était arrivé.

Elle était encore tout émue de la répétition de ce conte. Oh! qu'elle était belle avec son costume pittoresque et demi-sauvage que je lui avais fait confectionner sans regarder au prix lorsque je la conduisis chez Octave quelques jours après. J'étais d'ailleurs informé que le temps pressait, parce qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre. Mes renseignements étaient bien précis, puisqu'en entrant dans la maison, cette fois j'eus presque peur de mon oeuvre. Jamais le génie du mal ne peut infliger dans une paisible et heureuse demeure, plus ou même autant de douleurs que je leur en ai fait endurer. Pour compléter leurs souffrances, un incendie avait détruit leur grange et toute leur récolte l'année précédente; mes espions m'en avaient informé, c'étaient eux qui y avaient mis le feu d'après mon ordre.

Les malheureux jeunes gens avaient été obligés de contracter des dettes considérables pour réparer les pertes qu'ils avaient subies; ils étaient donc devenus dans un état de gêne des plus apparentes. Au moment où nous arrivâmes, un prêtre avec une nombreuse assistance terminaient les derniers versets du De Profondis. Tout le monde était triste et recueilli, et l'on entendait des sanglots de tous côtés, Octave venait d'expirer. Son cadavre gisait devant moi. Il était hâve et défiguré au point que je ne l'aurais point reconnu, si ma haine ne m'eût dit que c'était lui.

La prière finie, chacun en essuyant ses larmes disait: Pauvre Octave, si jeune avec un si long avenir de bonheur devant lui, si plein de force et de santé et malgré cela déjà mort. Quelles douleurs terribles les malheureux enfants ont enduré depuis l'enlèvement de leur petite fille, quelles larmes de sang le désespoir ne leur a-t-il pas fait verser, et Marguerite dans peu d'instants, elle aura été rejoindre Octave. Ils seront tous deux bienheureux, alors leur martyr sera terminé.

Cependant, d'après le conseil du prêtre, ou avait transporté Marguerite dans un autre appartement pour lui épargner la vue navrante des derniers moments d'Octave; le silence était parfait et nous l'entendions qui l'exhortait d'une voix émue et pleine d'onction à se résigner et à faire à Dieu l'offrande des sacrifices que dans ses inscrutables desseins, il avait exigés d'elle. Si votre enfant est auprès des anges, réjouissez-vous, lui disait-il, dans peu d'instants vous serez avec elle et votre mari; si au contraire, elle vit encore, du haut du ciel vous veillerez tous deux sur elle, et dans le cas où elle serait entre les mains des méchants, vous la protégerez plus efficacement que vous n'auriez pu le faire ici-bas.

Peu après, elle demanda à revoir encore une fois son Octave. On s'empressa d'acquiescer à son désir et de transporter son lit dans la chambre où il gisait. Elle fît un signa à une vieille servante, que je reconnus pour la même qui prenait soin de l'enfant le jour de l'enlèvement. Celle-ci alla chercher le berceau et le plaça entre les deux lits. Hélas il était à jamais resté désert. Les mêmes jouets que j'avais vus autrefois auprès de la petite étaient encore là au pied de sa couche et comme a portée du sa main. Ils avaient été religieusement conservés, comme s'ils eussent espéré qu'un ange la leur ramènerait. Leur lustre seul avait été terni par les larmes et les baisera des parents désolés.

Avant que de jeter un regard sur la mourante, je fermai les yeux pour me recueillir et jouir intérieurement des ravages que la douleur et le désespoir devaient lui avoir causé. En les rouvrant, je faillis pousser un cri de joie, mes plus extravagantes espérances étaient dépassées. Marguerite n'était plus qu'un squelette, recouvert d'un parchemin jauni et collé sur des os.

Ses yeux seuls vivaient, mais ils avaient un éclat véritablement effrayant. Ils semblaient vous percer et rentrer dans l'âme de ceux sur lesquels ils s'arrêtaient. Je les suivais avec angoisse, de crainte qu'ils ne s'arrêtassent sur moi quand je les voyais se promener avec indifférence sur chacune des personnes de l'assistance.

Les pleurs d'Angeline se mêlaient abondamment à ceux des voisins et de leurs femmes, qui chaque jour avaient suivi les progrès du mal.

Marguerite regarda un instant Octave, puis ses yeux tombèrent sur moi après avoir erré vaguement sur les personnes présentes. Un feu sombre et terrible les éclairait. C'était les derniers jets de lumière de la lampe qui s'éteint. Surpris d'abord, ils prirent bientôt une fixité extraordinaire. Je sentais qu'ils plongeaient jusqu'aux derniers replis de mon âme comme s'ils eussent voulu en pénétrer les secrets. De plus en plus, de ternes et maladifs qu'ils étaient auparavant, ils devenaient intelligents et perçants. Je ne sais ce qui se passait au dedans d'elle, mais je comprenais qu'il y avait quelque chose de surnaturel, et qu'elle lisait au dedans de moi comme dans un livre ouvert. Le feu qui sortait sous ses prunelles me brûlait, me dévorait, et j'aurais donné tout le monde pour pouvoir m'y soustraire.

Sous ce regard ardent, mes dents claquaient, dans ma bouche, un frémissement se fit sentir dans tous mes membres, et malgré l'empire que j'avais sur moi-même, je tremblais et une sueur abondante se répandit sur tout mon corps.

Je le voyais, elle me reconnaissait et devinait tout. Je ne sais ce qui fut advenu, si ses paupières ne se fussent fermées. Bien que son regard n'eut pas été long, il m'avait exprimé tout ce qu'il y avait eu dans ma conduite de méchanceté et de scélératesse. Je profitai toutefois de ce moment pour me réfugier dans un coin de la chambre d'où je pouvais l'observer sans qu'elle ne me vit.

Pendant, ce temps, tout le monde était silencieux, le prêtre seul priait tout bas auprès de leurs chevets.

Peu d'instants après, la mère ouvrit de nouveau ses yeux et les tourna vers l'endroit que je venais de laisser. Angeline avait pris ma place. Elle la couvrit à son tour de son regard brillant, mais maintenant lucide. Elle la fixa longtemps. Jamais je ne pourrai décrire le changement d'expression qui s'opéra soudainement. Ce fut comme un rayon céleste d'espérance et d'amour d'abord, puis de bonheur ineffable, il passa et s'éteignit comme l'éclair. Elle ferma de nouveau les yeux pour se recueillir encore un moment, et fit signe à la vieille servante d'approcher plus près d'elle, lui murmura quelques mots à l'oreille. Ces quelques mots que nous n'entendîmes pas nous parurent être un ordre. Celle-ci vint prendre Angélique qui fondait en larmes, et la conduisit auprès du lit. Marguerite la contempla un instant avec une expression que je ne puis décrire, et que vous ne sauriez jamais imaginer; puis, d'un bond, elle fut sur son séant, saisit Angeline, la pressa sur sa poitrine et collant ses lèvres sur celles de la petite: Mon enfant, ma chère Angeline, s'écria-t-elle, d'une voix impossible à rendre, merci, merci mon Dieu... puis elle retomba sur son oreiller tenant toujours son enfant étroitement embrassée.

À cette vue, tout le monde était muet de stupeur et quand au bout d'une minute quelques assistants les séparèrent, Marguerite ne souffrait plus, et Angeline par ses sanglots et ses larmes avait inondé la visage de la morte pendant que dans ses paroles à peine articulées, on entendait: ma mère, oh! ma mère...... Dieu avait permis qu'elles se reconnussent mutuellement.

Maintenant que je n'étais plus sous les regards de la mère, ma joie féroce était revenue. Je devais être horrible à voir dans ce moment solennel et déchirant; je craignais que le bonheur que je ressentais dans mon âme, ne se trahit sur ma figure et qu'on ne s'en aperçut. Je saisis donc Angeline par la main et me précipitai vers la porte; A nous deux, à présent, lui dis-je, bien que la malheureuse victime répétât encore, ma mère, oh! ma mère, et qu'elle étouffa dans ses sanglots.




LES YEUX DE MARGUERITE.

Lorsque je quittai la demeure d'Octave tout occupé que j'étais à poursuivre mes idées diaboliques de vengeance jusque sur Angeline, je n'avais pas remarqué un tout jeune homme qui avait observé avec une attention extraordinaire, comme je pus m'en convaincre plus tard, ce qui venait de se passer. Il était doué d'une perspicacité bien rare. Sans doute qu'il analysa tout ce qu'il y avait d'horreur et de reproches dans les terribles yeux de Marguerite lorsqu'ils se fixèrent sur moi, et qu'elle m'eut reconnu ainsi que son enfant.

Vraiment l'ange de la vengeance ne saurait avoir lors du jugement dernier rien de plus affreux, de plus implacable que n'eut ce regard. Malgré tout l'empire que j'avais sur moi, et les efforts que je fis pour le dissimuler, la terreur et l'épouvante qu'il me causa ne lui avaient pas échappé. Sans aucune défiance, je pris le chemin des bois, tressaillant de plaisir au souvenir des succès inespérés que j'avais obtenus, et méditant de nouveaux projets aussi exécrables contre Angeline. Une chose toutefois me revenait à l'esprit et me causait intérieurement un malaise indéfinissable, c'était ce regard si terrible qui m'effrayait autant qu'une apparition d'outre'tombe.

Tant que le permirent les forces de l'enfant, nous marchâmes sans prendre un instant de repos et aussi vite qu'il était possible. Vers la fin de la journée, je fus obligé d'entreprendre de la porter jusqu'à une hutte que je savait être sur la lisière des bois et où j'avais décidé de passer la nuit.

Le sentier que j'avais choisi pour revenir, n'était pas le même que j'avais suivi les jours précédents. Autant le premier était rempli de vie, de clarté et de fraîcheur sous le couvert des grands arbres, autant celui-ci était triste et désolé. Je l'avais préféré parce qu'il abrégeait notre route. Il serpentait à travers des savanes et des fondrières à perte de vue. Quelques mousses brûlées, quelques arbres rabougris épars ça et là, faisaient contraste avec les magnifiques chênes qui bordaient le premier. A part quelques couleuvres ou autres reptiles qui traversaient notre sentier, et se glissaient sous l'herbe desséchée, point de gaîté, point de chants des oiseaux. Seul parfois, un héron solitaire envoyait une ou deux notes gutturales et monotones, puis tout retombait dans le silence.

Le soleil si brillant le matin, avait pris une lueur sombre. De blafardes et épaisses vapeurs l'obscurcissaient, et le faisaient paraître comme entouré d'un cercle de fer chauffé à blanc. L'atmosphère était lourde et suffocante, pas un souffle ne se faisait sentir. Habitué par ma vie errante à observer les astres et les changements de température, il me fut aisé de prévoir l'approche d'un de ces terribles ouragans qui sont heureusement assez rares dans nos climats.

La distance qui nous séparait du lieu où nous devions passer la nuit était encore considérable, il fallait doubler le pas si nous voulions y parvenir avant que l'orage éclatât, tel que tout dans la nature nous l'annonçait. Exaspéré moi-même par la fatigue et les mille passions qui me dominaient, je déposais Angeline de temps à autre et la forçais de marcher. Elle était épuisée; elle trébuchait à chaque pas, et malgré cela, je la brutalisais pour la faire avancer encore plus vite. Depuis plusieurs heures, je lui parlais d'une voix menaçante. J'étais le maître désormais, elle une victime orpheline. Enfin elle s'affaissa au milieu du sentier, puis joignant les mains et jetant sur moi un regard baigné de larmes, "Père, dit-elle, je ne puis aller plus loin." Je grinçai des dents et levai mon bâton sur elle, elle baissa la tête. "Tue moi si tu veux, je le mérite bien, ajouta-t-elle, en pleurant plus fort, car je n'ai plus la force de me soutenir." Furieux, j'allais frapper, quand un éblouissement me saisit, il ne dura pas une seconde, mais il fut assez long pour produire un tremblement dans tous mes membres. Marguerite avec son effroyable regard était entre son enfant et moi, pendant qu'à mon oreille résonnaient ces mots de menace et de défit "frappes si tu l'oses" en même temps que ses yeux jetaient des flammes.

Je lançai au loin mon bâton, saisis Angeline dans mes bras et pris ma course poursuivi par cette terrible vision. Lorsque j'arrivai haletant et épuisé à l'endroit où devait se trouver la cabane, il n'y avait plus qu'un monceau de cendres et quelques morceaux de bois que l'incendie n'avait pu dévorer.

Malgré mon extrême fatigue, je profitai des dernières lueurs du crépuscule pour chercher un gîte. Un rocher ayant un enfoncement qui pouvait donner abri à une seule personne, se présenta à ma vue. J'y fis entrer Angeline, lui donnai quelques aliments et fermai l'ouverture avec les restes des pièces de bois que le feu avait épargnées; puis je me glissai sons un amas d'arbres que le vent avait renversés et qui formaient par leurs branches une toiture presque imperméable.

Il était grand temps, car en ce moment la tempête éclatait dans toute sa fureur. Bien des fois j'avais pris plaisir à voir le choc terrible que les éléments dans leur colère insensée se livrent entre eux. J'entendais alors sans crainte roulements du tonnerre, et je n'avais pas été ému en voyant la foudre écraser des arbres gigantesques à quelques pas de moi. Je croyais avoir vu en fait d'ouragans tout ce que la nature peut offrir de plus effroyable; mais jamais je n'avais été témoin d'un tumulte pareil, les éclats du tonnerre étaient accompagnés de torrents de grêle et de pluie. Le vent avec une rage indicible passait au travers des branches, s'enfonçait dans les anfractuosités des rochers avec des cris aigres et discordants qui vous glaçaient de terreur. Sous sa puissante étreinte, les arbres s'entrechoquaient avec de douloureux gémissements. Il me semblait voir leurs troncs se tordre en tous sens, pour échapper à la force irrésistible de cet ennemi invisible. Je suivais en imagination les péripéties de cette, lutte suprême; mais bientôt, un craquement prolongé m'annonça qu'un des géants de nos forêts venait de tomber, entraînant dans sa chute les arbres voisins qui n'avaient pu supporter son poids énorme. Pendant ce temps, les éclairs se succédaient sans interruption, le firmament était en feu, on eut dit du dernier jour. C'était un spectacle grandiose et effrayant à la fois.

Jamais non plus la grande voix des éléments déchaînés ne s'était montrée aussi solennelle et ne m'avait empêché du fermer l'oeil; mais ce soir-là, je me sentais inquiet, mal à l'aise et malgré mon extrême fatigue, je ne pus pendant longtemps réussir à m'endormir. Toutes ces voix stridentes, tous ces fracas terribles et discordants produisaient sur moi l'effet de fanfares infernales.

L'apparition de l'après-midi me revenait sans cesse à l'esprit et me faisait frissonner; pourtant ma vengeance n'était pas complète puisqu'Angeline me restait! D'un autre côté, il me semblait entendre encore le prêtre qui, en montrant le ciel à Marguerite, lui disait: "De là haut, vous et Octave protégerez votre enfant, si elle est au pouvoir des méchants."

Toutes ces pensées différentes me bouleversaient et lorsqu'enfin je pus m'endormir, une fièvre ardente s'était emparée de moi et ma tête était brûlante. Mon sommeil fut pénible et agité. J'étais au milieu d'un songe affreux, lorsqu'un éclat de tonnerre plus terrible que tous les autres vint abattre un chêne énorme à quelques pas de moi. Le bruit me fit ouvrir les yeux et que devins-je? en apercevant un spectre hideux penché sur moi! Son souffle glacé, comme le vent d'hiver m'inondait tout la corps. Bientôt un pétillement comme celui d'un incendie dans les bois se fit entendre. Des lueurs sombres et sinistres environnèrent le spectre. La figure s'en dégagea. Grand Dieu! que vis-je? C'était Marguerite telle que je l'avais vue le matin, plongeant encore son regard dans le mien. Il avait la même fixité et le même éclat; mais cette fois de même que dans la savane, il était chargé de menaces. Ma frayeur augmenta encore, lorsqu'approchant sa bouche décharnée de mon visage, elle me répéta de sa voix brève et sépulcrale: "Frappe si tu l'oses!" Et après ces mots, un autre spectre vint se placer à côté d'elle, c'était Octave, je le reconnus parfaitement. Ses traits à lui aussi avaient un caractère d'implacable sévérité. Angeline, je ne sais comment, se trouvait derrière eux et arrêtait leurs bras prêts à me précipiter dans un gouffre béant tout auprès de ma couche. Je demeurai foudroyé, anéanti par cette affreuse vision. Mes cheveux se dressèrent d'épouvante, une sueur froide et abondante s'échappa de chaque pore de ma peau; mes dents claquaient de terreur et pourtant malgré toutes les tentatives que je fis, je ne puis réussir à me soustraire à l'apparition. Vainement cherchai-je à l'éloigner de moi, je fis des efforts en raidissant les bras pour la repousser, mais ils étaient rivés au sol. Ma langue ne put articuler un seul mot, ni mes yeux se fermer. Il ne faut pas croire que ce que je rapporte était l'effet d'un cerveau en délire; non certes, j'avais la fièvre, mais je les voyais tous deux. Je sentais leur souffle, j'aurais pu les toucher, si l'épouvante et la terreur n'eussent paralysé tout mon être. Mes chiens eux-mêmes, blottis et tremblant auprès moi, poussaient des gémissements plaintifs et semblaient me demander protection.

Ah! combien je souffris dans ces quelques heures, je ne saurais le dire. La force humaine a des limites: peut-être aussi l'idée d'une prière me vint-elle et Dieu eut-il pour moi un regard de pitié; mais ce que je me rappelle, c'est d'avoir entendu des cris plaintifs, que des flammes m'environnèrent et que je perdis connaissance.

Quand je revins à moi, j'étais étendu sur un bon lit de sapins, un dôme de verdure me protégeait contre les rayons matinals du soleil. Les branches entrelacées laissent filtrer une douce lumière et la rosée du matin me représentaient avec les rayons du soleil qui les traversaient, comme un écrin de diamants.

Je fus quelque temps avant que de pouvoir me rendre compte de l'endroit où j'étais, et me rappeler ce qui s'était passé. Après un effort, je réussis à me mettre sur mon séant. Mes idées devinrent plus lucides. Angeline au pied de mon lit pleurait et priait. "Où suis-je demandai-je d'une voix presqu'éteinte?" Au son de ma voix, elle poussa un cri de joie et vint m'embrasser: les mains; puis mettant un doigt mutin et discret sur sa bouche pour me défendre de parler, elle continua d'une voix émue; "Le bon Dieu nous a envoyé un grand secours! Après lui, c'est à une femme des bois et à son fils surtout, que tu dois de n'être pas brûlé vif, et moi morte de faim ou d'épuisement. Ils t'ont sauvé des flammes au moment ou un affreux incendie, allumé par le tonnerre, allait t'envelopper. Il était grand temps; crois-moi, les flammes t'entouraient, tes vêtements étaient en feu; Père, tu étais sans connaissance. Depuis bientôt dix jours, ils te soignent et nous donnent à tous deux la nourriture; mais ne dis pas mot, car ils me gronderaient; vois-tu ils m'ont défendu de te laisser parler et m'ont recommandé de te faire boire à ton réveil un peu de cette tisane."

Enfin deux jours après je me trouvai beaucoup mieux et pus avoir quelques explications d'Angeline quoiqu'elles fussent bien imparfaites, n'ayant pu obtenir encore le plaisir d'offrir à mes sauveurs inconnus l'expression de ma reconnaissance et les récompenses que je leur destinais. Ils s'obstinèrent longtemps sous un prétexte ou sous un autre à ne pas se montrer, mais enfin ils durent céder à mes demandes réitérées et je pus faire leur connaissance.

Ils m'apprirent plus tard qu'ils s'étaient trouvés chez Octave le jour de sa mort; qu'Octave et Marguerite avaient été pour le jeune homme et sa mère une véritable Providence.

Ils les avaient recueillis un soir que manquant de tout, ils allaient mourir en proie à une fièvre ardente et ils leur avaient donné tous les soins possibles.

Tous deux avaient donc voué à leurs protecteurs une reconnaissance sans bornes et ne manquaient jamais de venir la leur exprimer à leur sortie des bois.

A la nouvelle de leur mort prochaine, ils s'étaient hâtés d'accourir. Ils avaient vu bien des fois le désespoir des malheureux parents au sujet de leur petite fille; mais appartenant à une autre tribu, ils ignoraient ce qu'elle était devenue.

Aucun des incidents de la journée ne leur avait échappé. Ils avaient remarqué mon malaise indicible lorsque Marguerite avait fixé son regard sur moi et entendu le cri déchirant de la mère lorsqu'elle avait reconnu l'enfant. Ils avaient aussi soupçonné une partie de la vérité et s'étaient mis sur mes traces pour approfondir ce mystère et protéger au besoin la malheureuse orpheline.

Cependant mes forcée se rétablirent bientôt et je pus reprendre en regagnant ma tribu la vie d'habitant des bois. Mais le croirait-on à mesure que les forces me revenaient, l'idée de poursuivre ma vengeance se réveillait plus pressante, plus terrible que jamais; et malgré la terreur que m'inspirait encore le souvenir du la vision, je résolus fermement de la pousser jusqu'au bout. Quelque fussent les obligations que j'avais envers l'indienne et son fils je ne tardai pas à les prendre en haine. Je sentais instinctivement qu'ils allaient être de puissants protecteurs pour Angeline et je décidai de me soustraire à leur surveillance.

Je partis un jour avec Angeline pendant qu'Attenousse et sa mère avaient rejoint un parti de chasseurs et devaient être absents plusieurs semaines; je me dirigeai vers les rivages de la Baie des Chaleurs, sans que personne sut de quel côté j'allais. J'y passai cinq années au milieu des Abénakis, cultivant et développant, autant qu'il m'était possible, l'esprit et les sentiments de délicatesse de l'enfant, ne perdant durant ce temps aucune occasion de m'informer de Paulo et de tâcher de lui faire connaître l'endroit où je l'attendais, car il était indispensable à mes projets. Enfin un matin, il arriva tout dégradé, plus hideux et plus cynique encore qu'il ne l'était les dernières fois que je l'avais vu. Le fer rouge du bourreau lui avait imprimé sur le front le stigmate d'infamie. A cette vue, le coeur me bondit de joie, aussi j'en fis mon hôte et mon commensal; il devint mon compagnon inséparable.

Angeline pouvait alors avoir de quatorze à quinze ans, elle s'était admirablement développée. Sa figure était belle, son front respirait la douceur et la candeur. Elle m'était soumise et dévouée à l'extrême, s'évertuant à prévenir le moindre de mes désirs; et je savais qu'elle se mettrait à la torture pour me faire plaisir.

Pour compléter ma vengeance, j'avais décidé de jeter cet ange de vertu et de bonté entre les bras du misérable Paulo. Il est facile de comprendre l'aversion et l'horreur que ce scélérat lui inspirait. Bien que je lui recommandasse de cacher ses débauches crapuleuses aux yeux de la jeune fille, sa scélératesse naturelle l'en empêchait. J'aurais mis mon projet, à exécution depuis longtemps si le regard de Marguerite ne m'eut encore poursuivi et n'était venu de temps en temps me faire frémir de terreur, lorsque surtout sa vox sépulcrale soufflait à mon oreille "frappe si tu l'oses."

Cependant, un jour que j'avais pris de l'eau-de-vie plus qu'à l'ordinaire, je me résolus à frapper le dernier coup. Je n'avais encore fait que des allusions détournées à Angeline quant à mon projet, et chaque fois, j'avais vu la jeune fille frissonner de dégoût au seul nom du monstre. Ce fut donc ce jour-là, après avoir pris un bon repas, qu'elle m'avait apprêté avec grand soin et pendant que Paulo d'après mes ordres, s'était absenté, que je lui signifiai formellement ce que j'exigeais d'elle. La pauvre enfant me regarda d'abord d'un oeil doux et étonné comme pour s'assurer si j'étais sérieux, n'en pouvant croire ses oreilles, mais bientôt ma voix devint plus sèche et plus impérative, je pris le ton de la colère et l'informai que dans trois semaines, elle serait l'épouse de Paulo. A ces mots, elle tomba à mes pieds en les arrosant de ses larmes. Les mains jointes, elle tourna ses beaux grands yeux vers moi: "Oh! mon père, mon bon père, dit-elle d'une voix entrecoupée de sanglots, non! non! c'est impossible! Je veux toujours demeurer avec toi, je te soignerai dans tes vieux jours et tâcherai de ne jamais te donner aucune cause de chagrin. Pardonnes-moi, toi qui est si bon, car il faut que, sans intention, j'aie fait des choses bien mauvaise qui ont pu te déplaire, pour que tu veuilles me livrer à cet infâme. Si tu l'exiges, mon père, je laisserai la cabane et n'y reviendra que pour préparer tes repas et prendre soin de toi lorsque tu seras malade. Je ne te demande pour toute nourriture que de partager avec les chiens les restes que tu nous abandonnera; je t'aimerai autant que je le fais et te servirai aussi bien que je le pourrai. Je m'étendrai à la porte de ton wigwam et serai toujours prête à répondre à ton appel. Non jamais je me plaindrai car je te sais bon et juste et à force du soins et de prévenances, je te ferai peut-être oublier le mal que je t'ai fait sans le vouloir; mais au nom du ciel, au nom de tout ce que tu as de plus cher sur la terre, oh! ne me livres pas, ne me donnes pas à ce misérable." En disant ces mots, la misérable enfant embrassait mes pieds et versait des larmes capables d'attendrir un rocher.

Quels mépris ne devront pas avoir pour moi ceux qui liront ces lignes et quelle horreur n'ai-je pas ressentie depuis quinze ans contre moi même au souvenir de cette scène déchirante. Non, dans ce moment je n'étais pas une créature de Dieu, je n'étais pas même un homme, j'étais un véritable démon incarné. Une joie féroce parcourut tout mon être et comme l'éclair, la rage et la jalousie que j'avais nourries depuis si longtemps éclatèrent plus effrayante que jamais.

Au lieu d'être attendri, je saisis l'enfant dans mes bras et allais lui briser la tête sur la pierre du foyer, lorsque l'éblouissement et la vision des yeux de Marguerite passèrent devant moi. En même temps mes deux bras se trouvèrent serrés comme dans un étau, cette fois encore, tous les objets disparurent à ma vue et les mots "frappe si tu l'oses" retentirent à mes oreilles.

Mes terribles passions à force de violence avaient enfin fini par influer sur ma constitution. Un médecin que j'avais consulté dans une de mes excursions, m'avait prévenu que si je ne modérais pas la fougue de mes emportements, je ressentirais bientôt les atteintes du Haut Mal. Toujours est-il que dans le cours de la nuit, lorsque je repris connaissance, Angeline, agenouillée dans un coin de ma chambre, avait les mains élevées vers le ciel, elle récitait en pleurant, une fervente prière, demandait à Dieu de conserver mes jours, promettant bien de faire tout ce que j'ordonnerais; elle s'accusait d'être la cause de mon mal par le chagrin qu'elle me causait.

Cependant, je sentais aux deux bras une douleur très-vive. Je relevai mes manches et aperçus les empreintes de doigts telles qu'en aurait pu faire une main de fer. Or, pas un homme de la tribu, je le savais, n'aurait pu imprimer par sa force musculaire de semblables meurtrissures sur moi et ne l'aurait osé. Le souvenir de cette étreinte formidable me revint à l'esprit. Était-ce Octave ou un protecteur inconnu qui était venu sauver Angeline? On le saura.

Ce fut alors et peut-être pour la première fois depuis bien des années, qu'en cherchant à répondre aux questions que je m'adressait, l'idée d'un Dieu vengeur se présenta à ma pensée, et pour la première fois aussi des larmes de repentir glissèrent sur mes joues, Pendant ce temps, Angeline priait toujours. Oh! comme dans ce moment, si je l'avais osé, je l'aurais interrompue pour lui demander pardon. Quand elle eut terminé sa fervente prière, elle s'approcha de moi, me prit la main d'un air timide; son regard était chargé de tristesse et de larmes. J'allais parler pour la consoler lorsque des pas se firent entendre de ma cabane. En même temps, un beau jeune indien à la taille herculéenne, aux traits mâles et francs s'arrêta sur le seuil. Il portait le costume d'une autre tribu sauvage, nos plus fidèles amis. Je remarquai de plus avec étonnement qu'il avait le tatouage et les armes du guerrier indien qui parcourt les sentiers de la guerre. Il s'arrêta immobile et attendit, comme il est d'usage chez eux, que je lui adressasse la parole. Que veux mon jeune frère, lui dis-je, en m'asseyant sur mon lit? Depuis quand est-il dans le camp et pourquoi n'est-il pas venu fumer le calumet avec l'Ours Gris (c'est ainsi qu'on me désignait parmi les indiens dans le wigwam du grand chef). Je suis venu, répondit-il, mais le mauvais génie s'était emparé de l'esprit du Grand Chef et au moment ou je suis entré, il allait écraser la tête d'une pauvre jeune fille. "L'Ours Gris, ajouta-t-il d'un air dédaigneux, n'a-t-il donc plus assez de force pour combattre des hommes, puisqu'il s'attaque aujourd'hui aux femmes. Le Grand Chef de Stadaconé sera bien surpris, lorsque je lui dirai qu'Hélika qu'il m'a envoyé chercher pour réunir ses guerriers, je l'ai trouvé assassinant une enfant qui ne lui a jamais fait de mal? Que diront aussi Ononthio et ses guerriers, si jamais ils entendent parler de ce que j'ai vu hier soir? J'ai attendu que le génie du mal fut parti du ton esprit, que tu pusses me comprendre pour te remettre un message pressé et important."

Ces paroles étaient dites d'une voix ferme et pleine de mépris.

Dès ce moment, les empreintes que je portais sur mes bras étaient expliquées.

Je fis signe au guerrier de s'asseoir et m'empressai de décacheter ce message. C'était effectivement un ordre du gouverneur de Québec qui m'invitait ainsi que tous les autres chefs des divers tribus alliées aux français, de se rendre immédiatement à un conseil de guerre. Il fallait, ajoutait le message, faire la plus grande diligence, car les anglais et les iroquois avaient déjà fait irruption sur notre territoire; des renseignements positifs le mettait à même d'affirmer que plusieurs des nôtres avaient été massacrés par ces derniers.

Il n'y avait pas à balancer un seul instant. En peu de temps, j'assemblai la tribu et je réunis le grand conseil de guerre. Il fut unanimement décidé que nous irions porter secours à nos frères, et repousser, pour toujours, s'il était possible, ces puissants et barbares ennemis. Toutes les diverses peuplades, Malachites, Abénakis, et Montagnais se joignirent à nous et deux jour après l'arrivée du courrier, ayant remis les femmes et les enfants sous la protection du grand Esprit des visages pâles, nous prîmes les sentiers de la guerre.

Malgré l'activité fébrile que j'avais déployée, je n'avais pas oublié de pourvoir aux besoins futurs d'Angeline. Depuis la dernière nuit dont je vous ai parlé, une transformation complète s'était faite en moi. Était-ce l'effet de la peur, ou était-ce dû aux prières d'Angeline, peut-être aussi a une protection céleste? Je ne puis m'en rendre compte encore aujourd'hui; mais j'en avais fini avec mes idées de haine et de vengeance. Le bras de Dieu s'était appesanti sur moi. J'avais usurpé ses droits, violé ses commandements, c'était à moi désormais qu'il appartenait de souffrir. La pauvre et chère enfant entendit avant mon départ les premières paroles de tendresse que je lui adressais sincèrement. Elle reçut avec avec une gratitude infinie l'assurance que je lui donnai que je travaillerais toujours, au retour de notre expédition, à la rendre heureuse. Je la confiai aux mains de la vieille indienne qui nous avait déjà sauvé la vie et qui depuis deux jours était arrivée je ne savais d'où dans notre camp. Son fils Attenousse, car c'était bien lui qui était le porteur du message du Gouverneur, était reparti la veille de notre départ pour aller prendre le commandement d'une tribu Montagnaise dont il était le chef.

Je remis de plus à la vieille des papiers importants qu'elle transmettrait à un missionnaire que je lui avais désigné et qui devait bientôt revenir, laissant une procuration à ce dernier et l'autorisait à retirer les fonds nécessaires afin de pourvoir amplement à la subsistance d'Angeline et de celle qui en prendrait soin. Mes fonds étaient déposés comme la chose se faisait alors, dans le Trésor Royal, et reçus en bonne forme m'en avaient été donnés. Toutes ces dispositions prises, j'étais tranquille sur le sort d'Angeline; c'était d'ailleurs un commencement de réparation qui lui était dû, ainsi qu'à ses parents dont j'avais été le persécuteur et le bourreau.

Cet homme de bien auquel j'avais confié l'exécution de mes dernières volontés en partant, ce bon prêtre, dont la charité et les bonnes oeuvres étaient sans bornes s'appelait monsieur Odillon. Il me représentait l'ancien curé de ma paroisse si bon et si vénérable. Dans mon imprévoyance, je n'avais pas songé que si lui-même venait à manquer ou bien était forcé de s'éloigner sans avoir pu remplir la mission de pourvoyeur que je lui avais confiée, Angeline et la mère d'Attenousse se trouveraient toutes deux dans un complet dénûment comme la chose est arrivé. Cette vieille sauvagesse était la même qui s'était mise à ma piste le jour de la mort.




LA BRISE

Deux jours après, je partis si la tête de guerriers que j'avais plus d'une fois, conduits au combat. Mais je l'avoue, cette fois ce n'était plus la pensée, l'espoir ou plutôt le désespoir de rencontrer la mort qui me guidait, mais bien le ferme désir de faire à Angeline les jours aussi heureux que je les lui destinais misérables et tourmentés auparavant. Les, remords, ces cris de la conscience, ces inexorables vengeurs de la transgression des lois de Dieu, d'une minute à l'autre me parlaient de plus en plus fort, désormais je n'étais plus le même homme; une transformation salutaire s'était opérée en moi.

Tant que le feu des batailles, avec l'excitation qu'elles produisent, dura, je vécus comparativement calme et tranquille, les succès que nous obtînmes dans les années de 1744 à 48 sont enregistrés dans les pages de l'histoire, et certes ils avaient été assez grands pour exalter nos cerveaux pleins d'amour et de patrie.

M. de Beauharnais, alors Gouverneur de Québec, avait admirablement combiné ses plans. Il avait divisé ses troupes en plusieurs endroits de manière à partager ainsi les forces de l'ennemi plus nombreux qu'il avait à rencontrer.

Cinq mois après, j'étais revenu de Saratoga avec un des corps expéditionnaires dont je faisais partie. La lutte avait été sanglante, et acharnée, mais je portais sur moi les témoignages de ma valeur, que j'avais gagnés sur les champs d'honneur. Enivré par le souffle des batailles ou plutôt par le désir de chercher dans une excitation extérieure, un calmant pour les remords qui me dévoraient, je résolus de me joindre avec mes hommes au corps du M. Ramsay qui se dirigeait vers l'Acadie. Je n'ai pas besoin du vous dire sous cet habile général, combien nous réussîmes dans nos projets.

Tous les officiers d'état-major m'avaient, tour à tour félicité sur la bravoure que j'avais déployée dans les combats que nous livrâmes dans cet endroit. Mais si mes idées ou mon ambition de gloire étaient satisfaites, mon désir de procurer de plus grandes richesses encore à ma malheureuse Angeline, était loin de l'être. J'aurais voulu pouvoir lui construire un palais d'or, la voir entourée de toute l'abondance et des jouissances que le monde peut produire. Je reconnais intérieurement que tous ces biens de la terre ne seraient rien en comparaison de ce que je lui avais fait perdre, le plus grand bienfait que Dieu ait donné à l'enfant, c'est de recevoir les caresses et les baisers de sa mère.

J'appris donc un jour qu'à Louisbourg des corsaires avaient amassé des fortunes considérables par la prise de vaisseaux ennemis. Chacun de l'équipage avait sa part de prise. Bien que je pusse revenir paisible dans mes foyers, je résolus, après avoir choisi cinquante hommes des plus vigoureux et intelligents de la tribu, et leur avoir fait part de mes projets, d'aller offrir mes services à quelqu'un de ces corsaires.

Tous me suivirent avec enthousiasme et nous nous dirigeâmes vers Port Royal.

C'étaient des hommes forts et déterminés que ces braves que j'avais choisis, et j'en parle encore aujourd'hui avec orgueil, car ils se sont toujours battus comme des lions et n'ont jamais compté le nombre de leurs ennemis.

Pendant dix-huit mois nous parcourûmes les mers de ces parages à bord de la corvette La Brise, commandée par le capitaine Le Blond, avec une chance sans égale pour ainsi dire. Nous fîmes des prises que nous dirigeâmes vers Québec et qui nous donnèrent encore des sommes considérables qui furent déposées en notre nom dans le Trésor Royal. J'y étais pour ma part de pas moins de vingt-cinq mille piastres, dont j'avais la reconnaissance. Cet argent devait être retiré par M. Odillon. le missionnaire dont, j'ai parlé plus haut.

Enfin, mus par le désir de revoir nos foyers, rassasiés de gloire et de nos parts prises, nous allions reprendre terre, lorsqu'un sloop qui nous servait d'éclaireur vint nous informer qu'un gros bâtiment anglais se dirigeait vers Boston. Son allure était lourde et sa marche bien lente. Il était à dix-neuf milles de la côte et paraissait faire force de voiles pour gagner sa destination. Unanimement nous décidâmes d'en faire notre proie.

Nous levâmes l'ancre et nous nous mîmes à sa poursuite. Nous ne fûmes pas longtemps sans l'atteindre. Après vingt-quatre heures de course, nos vedettes perchées dans les hunes, nous apprirent qu'elles apercevaient les lumières du bâtiment que nous convoitions. Il était neuf heures du soir. Nous mîmes toute la toile disponible au vent et vers quatre heures du matin, le bâtiment n'était plus qu'à un demi-mille de nous. Nous étions alors au mois d'août et l'aurore est encore matinale dans les latitudes septentrionales.

Au premier coup de canon que nous tirâmes, nous le vîmes carguer et mettre en panne. Des hourrahs de notre bord accueillirent cette manoeuvre. Ce bâtiment était à nous, nous le croyions déjà, et nous-mêmes avions serré nos voiles, car pendants ce temps, nous l'avions approché à moins qu'à demi-portée de canon.

Mais le capitaine anglais était un rusé vieux loup de mer. Pour retarder la marche de son vaisseau et nous laisser approcher autant que possible, il avait suspendu des sacs de sable qui l'empêchaient d'avancer. Il avait aussi masqué l'ouverture des sabords et abaissé la mâture des ses hautes oeuvres. Cette tactique lui réussit parfaitement. Malheureusement, nous avions affaire à une frégate de cinquante-six, montée par trois cents hommes d'équipage, plus un régiment de soldats qu'elle amenait à Boston. Nous ne nous en aperçûmes que lorsqu'il était trop tard. Notre chère corvette ne portait qu'à peine vingt petites couleuvrines.

Nos succès antérieurs nous avaient rendus téméraires jusqu'à la folie. A peine fûmes nous dans ses eaux qu'à un coup de sifflet, ses hunes et ses vergues se garnirent de matelot, les haches coupèrent les cordages qui retenaient les sacs de sable et, vive comme un marsouin, la Vigourous tourna son flanc vers nous, ouvrit ses sabords, vingt-huit gueules de canons nous lancèrent des boulets qui abattirent deux de nos mâts, coupèrent les cordages; quelques-uns même d'entr'eux traversèrent de part en part la coque de notre malheureuse corvette. La Brise était complètement désemparée. Peu d'instants après la frégate avait jeté ses grappins d'abordage. Vaincre ou mourir cria le capitaine d'une voix tonnante et hourrah pour la France. Vaincre ou mourir répétâmes nous à l'unisson et hourrah pour la France, quoique nous sussions la lutte impossible.

Le carnage fut affreux. Des monceaux de morts et de blessés recouvrirent notre pont, mais quand nous sentîmes La Brise s'enfoncer et que nous n'étions plus que quatre hommes vivant auxquels il ne restait qu'un souffle de vie, car le sang s'échappait de nos nombreuses blessures, il fallut nous rendre on plutôt permettre qu'on nous transportât à bord du bâtiment anglais.

Pauvre Brise! dix minutes après j'entendais les cris de triomphe de l'équipage qui m'apprenaient que tu venais d'enfoncer dans les profondeurs de l'océan et je perdis connaissance.

Le lendemain, quand je revins à moi mes blessures avaient été pansées, je gisais sur un lit dans un des hôpitaux de Boston. Des quatre marins qui avaient échappé au désastre, deux seuls survécurent aux suites de leurs blessures. Ce furent un autre canadien et moi.

Dès que la santé nous revint, il fut dirigé avec moi vers la Caroline du Sud où nous fûmes vendus comme esclaves. Ce jeune homme, après des dangers sans nombre et des peines infinies, réussit à s'évader. Je ne le revis que plusieurs années plus tard: il a été depuis mon hôte, mon commensal et mon ami. Il s'appelait Baptiste.

C'était, ajouta monsieur D'Olbigny, le même Baptiste qui nous servait de guide dans notre excursion au Lac à la Truite.




ESCLAVAGE ET ÉVASION.

Je passai cinq longues années enchaîné à un autre homme. C'était un nègre qu'on avait acheté d'un capitaine négrier. Il avait été vendu à ce dernier par un vainqueur barbare. Le malheureux était lui aussi un prisonnier de guerre et venait d'arriver des côtes du Mozambique. Comme moi, il avait toujours été libre enfant des grands bois, aimant les fruits savoureux du cocotier et l'ombrage des palmiers dont les habitants du sol jouissent dans toute leur inappréciable liberté et indolence.

Il avait de plus laissé au pays une jeune femme, des enfants, des frères et soeurs, un grand nombre d'amis, mais par dessus tout, de vieux parents dont il était le seul soutien dans leur vieillesse.

Tous ces renseignements, il me les donna lorsque nous pûmes nous comprendre, car nous avions réussi, après quelques mois passés dans les fers, à former un langage dans lequel nous nous entendions parfaitement.

Oh! mon Dieu qu'ils furent longs ces jours d'esclavage, et ce boulet que nous traînâmes pendant si longtemps, qu'il était pesant.

Combien de fois n'aurais-je pas attenté à ma vie, si des idées plus chrétiennes et la pensée d'une expiation ne fussent venues ranimer mon courage. Combien de fois aussi, le dos lacéré par les lanières du fouet du contre-maître, n'avons-nous pas versé des larmes amères en souvenir de notre patrie et de notre enfance tout en formant des projets d'évasion. Deux fois même, nous tentâmes de les mettre à exécution, mais nos mesures étaient mal prises et nous échouâmes. Nous fûmes repris et si nous ne succombâmes pas sous les coups, c'est que le Dieu de pitié veillait sur nous et en avait décidé autrement.

Cependant les tortures que j'endurais produisirent dans mon âme un effet salutaire, je reconnus la main vengeresse de Dieu qui me frappait, je les acceptai comme un juste châtiment et les offris en expiation de mes crimes.

Enfin après cinq années de souffrances indicibles, la Providence qui se laisse toucher par les pleurs du pécheur pénitent, nous envoya un ange de délivrance sous la forme d'une toute jeune fille. Elle était l'enfant unique du planteur qui nous avait achetés.

Dans la journée, elle nous avait vus tous les deux, mon compagnon et moi attachés au poteau infâme. Elle avait entendu le contre-maître ordonner à un espèce d'Hercule, monstre de férocité à face humaine, de nous administrer à chacun cinquante coups de fouet. Elle avait vu avec horreur le sang ruisseler de chacune des déchirures profondes que le fouet à neuf branches faisait dans nos chairs. Elle avait vu nos membres se tordre dans des mouvements convulsifs sous ces inénarrables douleurs, elle résolut alors de nous sauver.

Elle savait d'ailleurs que nous étions parfaitement innocents de la faute de larcin dont on nous accusait.

C'était ostensiblement pour punition de cette faute que nous avions été flagellés, tout le monde savait bien aussi dans la plantation que la vraie raison était que le nègre et moi nous avions exprimé un sentiment d'indicible horreur de voir une jeune quarteronne, enfant du vendeur, exposée nue à la criée publique. Un acheteur d'esclaves menait l'enchère. C'était un vieillard aux regards lascifs et pleins de convoitise. La mère de cette jeune fille, élevée dans des sentiments catholiques, voyait avec désespoir le spectacle auquel on la forçait d'assister. On peut juger de ce qu'elle devait éprouver et de ce que j'éprouvais moi-même en songeant: Oh si c'était mon Angeline qui fut à la place de cette malheureuse!!

Enfin l'adjudication se fit, l'odieux vieillard était l'acquéreur, elle était désormais son bien, sa propriété.

Combien pourtant ne s'est-il pas trouvé d'hommes qui voyaient avec indignation le mouvement qui se faisait pour l'abolition de l'esclavage.

La mère, quand elle vit partir son enfant, s'approcha d'elle en poussant des sanglots déchirants; elle la pressa sur son coeur et lui passa une croix autour du cou.

Le contre-maître se précipita aussitôt vers elles, les sépara brutalement, envoya rouler par terre la malheureuse mère par un rude coup de poing et arracha violemment la croix qu'elle avait suspendue au cou de son enfant, le cordon qui la retenait laissa sur sa peau un sanglant sillon.

Oh! si j'avais été libre et que j'eusse eu autour de moi mes braves sauvages, non, certes cet acte exécrable ne se fut pas accompli.

J'allais m'élancer pour anéantir le contre-maître tant j'étais hors de moi, le nègre spontanément allait aussi en faire autant, mais nos chaînes infâmes nous retinrent. Le contre-maître vit sans doute le mouvement que nous fîmes, il comprit, à l'expression de nos figures, toute l'horreur qu'il nous inspirait; aussi instinctivement recula-t-il de quelques pas. Le lendemain le nègre et moi étions attachés au poteau dont j'ai parlé.

Ce fut donc dans la nuit qui suivit, lorsque nous étions fortement liés sur des lits de paille remplie de chardons sur lesquels reposaient nos chairs mises au vif par leurs affreuses cruautés, qu'accompagnée d'une jeune esclave, notre libératrice entra dans notre hutte. Elle portait une lanterne sourde, en dirigea la lumière vers son visage pour que nous vîmes le signe qu'elle nous faisait en mettant le doigt à sa bouche, de garder le silence.

Elle s'approcha ensuite de nous, déposa des livres à notre portée, pondant que la servante nous montrait un ample sac de provisions et des vêtements convenables pour servir à notre déguisement. Elle dit ensuite quelques mois en espagnol que cette dernière nous traduisit: A un endroit qu'elle nous indiqua, un canot avait été disposé pour favoriser noire fuite. En descendant la rivière, nous n'aurions pas à craindre la poursuite des hommes ou des chiens. Un papier où la signature du planteur était contrefaite nous accordait un congé de deux semaines. Elle nous informa de plus que dans trois jours, dans le port de Charlestown, un bâtiment français devait mettre à la voile pour l'Europe.

Pour comble de bienfaits notre libératrice nous remit deux bourses bien garnies et s'éloigna non sans que nous eussions eu le temps de voir son angélique figure inondée de pleurs. Nous suivîmes à la lettre les instructions de notre ange de salut. Le canot effectivement se trouvait à l'endroit désigné. Ce qu'il nous avait fallu déployer d'énergie, de forces morales et physiques pour réussir à briser nos liens et marcher jusque là est impossible à décrire, tant nous étions épuisés par les tortures de la veille.

J'ai vu, depuis ce temps, dans les rapports des chirurgiens militaires anglais que les soldats obligés de subir des amputations capitales, disaient à l'opérateur: oh! ce n'est rien, monsieur, les blessures et les amputations ne produisent jamais les souffrances que nous fait endurer le chat à neuf queues!

Enfin la Providence sembla favoriser notre évasion, car la nuit était des plus sombres; tout faisait présager un orage prêt à éclater, ce fut effectivement ce qui arriva; mais toutefois nous réussîmes avant que le crépuscule parut et que l'horizon s'éclaira, à mettre une bonne distance entre nous et ceux qui nous poursuivaient.

Mon expérience dans la vie des bois m'avait fait connaître une plante dont la friction aux pieds trompe le flair du plus fin limier qui précède les dogues qu'on lance à la poursuite de l'esclave marron.

Le jour, nous transportions à quelque distance dans les bois notre embarcation qui n'était rien autre chose qu'un canot d'écorce, puis, la nuit tombée, nous reprenions la rivière et notre frêle nacelle, poussée par le courant et nos énergiques efforts volait sur la surface des eaux avec la rapidité de l'alouette.

Dans la nuit de la troisième journée, nous aspirâmes à pleins poumons les émanations salées de l'océan. Nous entrions dans la baie de Charlestown, Caroline du Sud. Là devaient commencer pour nous de nouvelles angoisses. A qui s'adresser pour prendre ce bâtiment français qui était eu partance? Nous résolûmes une dernière fois de risquer le tout pour le tout, et convînmes de nous donner la mort réciproquement si nous avions à tomber entre les mains de ces infâmes bourreaux qui s'appelaient des planteurs, possesseurs d'esclaves.

Nous débarquâmes silencieusement dans un endroit écarté et prîmes une rue obscure. Nous errâmes longtemps dans cette rue bordée de tabagies de toute espèce, lorsqu'enfin, quelques accents français mêlés de jurons énergiques vinrent frapper mon oreille.

Immédiatement, je donnai mes instructions au nègre, lui enjoignant de ne pas dire un seul mot, et de paraître dans un état complet d'ébriété. Nous entrâmes dans cette tabagie, nous heurtant l'un sur l'autre et d'une voix enrouée: "Moricaud disais-je, nous prenons une bordée; gare à nous! l'ancre n'est pas fixée dans les ports des Frères de la Côte."

Ici est le temps de le dire, les habillements que notre bienfaitrice nous avait fournis pour notre déguisement consistaient en chemise de toile, chapeau goudronné, vareuse de matelot.

Oh! noble fille! sois à jamais bénie dans les tiens et tout ce que tu as de plus cher pour cette prévoyante attention......

La salle dans laquelle nous entrâmes avait une atmosphère chargée de nuages épais de fumée de tabac. On y sentait une odeur de grog insupportable.

Un contre-maître, avec quatre matelots de son bord, allaient engager une rixe contre deux autres compagnons d'une taille colossale qui refusaient absolument de s'embarquer de nouveau avec eux. Certes, au moment où nous arrivâmes, la discussion était vive, aussi les deux camps ne nous virent-ils entrer qu'avec dépit ou plutôt avec défiance. Cependant d'un air délibéré, quoique titubant, nous nous dirigeâmes vers le comptoir où le nègre et moi nous nous fîmes servir d'un verre de liqueur. Je pris quelques instants avant que de l'avaler complètement, et saisis le sens des paroles que l'un et l'autre camp échangeaient mutuellement. Ce fut leur conversation acrimonieuse et menaçante qui m'apprit que la guerre était finie depuis trois ans, entre la France et l'Angleterre, que les deux matelots récalcitrants avaient décidé de sa fixer dans le pays pour y cultiver des terres, que leurs engagements étaient terminés; ils étaient deux bretons et certes ce n'est pas peu dire pour l'obstination et l'opiniâtreté. Le contre-maître leur avait offert des gages très élevés, mais ils refusaient parce que leurs fiancées avaient exigé qu'ils s'établissent sur des terres et qu'ils abandonnassent la vie de marins.

Après avoir vidé mon verre, j'entonnai, d'une voix enrouée et bachique, une chanson française de matelot en goguettes. Les premières stances finies, j'observai du coin de l'oeil le contre-maître qui parlait à un des matelots qui paraissait être son homme de de confiance, puis il s'approcha de moi d'un air aimable.

—Hé! Hé! dit-il, l'ami, en me tapant sur l'épaule familièrement, il me vient à l'idée que tu as déjà bouliné dans des parages de la France!

—Oui, lui répondis-je en clignotant des veux, mon moricaud et moi nous en avons vu bien d'autres que des requins d'eau douce.

—Tu n'étais donc pas un vrai marin puisque te voilà aujourd'hui un véritable terrien. Je fis un geste d'indignation.

—Par la sainte Barbe, dis-je en frappant du poing sur le comptoir, on n'insulte pas ainsi un des premiers gabiers des Frères de la Côte!

—J'en ai été un, répliqua le contre-maître ravi, nous sommes frères, buvons ensemble! Il pourrait se faire que nous naviguerions encore dans les mêmes eaux.

—C'est pas de refus, répondis-je d'une voix de plus en plus enrouée, mais d'abord vos civilités; pour le moricaud, ajoutais-je en me tournant vers le nègre, il en a déjà jusqu'aux écoutilles, il ne peut plus parler.

Bref, vous le dirai-je, le nègre et moi une heure après, nous étions en pleine mer à bord d'un bon gros bâtiment marchand et cinglions à toutes voiles vers la France.

Nons étions en mer depuis deux jours lorsque le capitaine me fit inviter à passer dans sa cabine. Cet homme, bien que vieux marin, avait conservé le coeur, l'esprit et la gentillesse de l'homme bien élevé et poli, du véritable capitaine français. Aimé et respecté des passagers de son bord, il l'était encore plus, s'il était possible, de ses matelots.

Je n'hésitai donc pas à lui raconter l'histoire d'une partie de ma vie de guerrier où comme chef sauvage, j'avais combattu à côté des siens dans les colonies ou à bord de La Brise. Je lui montrai les témoignages de ma valeur que je possédais quand à l'assaut ou à l'abordage, en qualité de chef, je conduisais mes guerriers. Il avait une idée vague du désastre de La Brise et m'en fit redire les détails. Nos cinq années d'esclavage, de misères et de tortures le mirent dans un état d'émotion considérable.

A la fin du récit, il vint affectueusement me presser la main et m'embrassa. Il me demanda la permission de raconter aux passagers et à l'équipage l'histoire de ma vie qui était appuyée sur des preuves irrécusables.

De ce moment, nous fûmes l'objet des prévenances et des égards de tout l'équipage, et si quelquefois le nègre et moi nous mîmes la main à la manoeuvre, c'était plutôt pour aider volontairement, car chacun, à l'exemple du capitaine, nous traitait d'une manière tout-à-fait respectueuse et amicale.

Le bâtiment, en passant, devait toucher à Boston. Là je dus me séparer de mon compagnon d'infortune; non sans avoir offert au capitaine tout l'or que je tenais de ma bienfaitrice, pour qu'il me donnât l'assurance qu'il le rapatrierait dans un voyage qu'il devait faire vers les rives de sa terre natale. Pour moi le chemin de Boston au Canada m'était parfaitement connu.

Au lieu d'accepter mon argent, le capitaine, les passagers même l'équipage firent une généreuse souscription pour nous deux. Ainsi nous quittâmes après les plus affectueuses expressions d'amitié et de bons souvenirs. Ce fut en me pressant cordialement la main que le capitaine me dit adieu, j'étais devenu son ami dans le voyage.

J'appris, quelques années plus tard, lorsque je le revis par une circonstance toute fortuite et que le bâtiment se trouvait dans le même port de mer où j'étais, qu'il avait effectivement débarqué mon malheureux compagnon d'esclavage sur les rives de sa terre natale.

Le bâtiment, ajoutait-il, était au large. Je fis mettre à l'eau un de mes plus forts canots et le nègre s'y embarqua en pleurant et me témoignant une reconnaissance sans bornes. En mettant le pied à terre, il se prosterna d'abord, embrassa les rivages d'où il avait été exilé, vint baiser la main de chacun des matelots qui l'avait conduit, puis poussant un cri d'un bonheur indicible, il s'élança vers les bois où ils le perdirent de vue!!

Telle fut l'histoire qui me fut répétée par quelques-uns des matelots qui avaient conduit le canot.

Un mois après mon débarquement à Boston, j'étais aux Trois-Rivières. Mais là m'attendait un des plus terribles drames dont ma vie si tourmentée a été quelquefois l'auteur, mais cette fois le témoin.

Chargement de la publicité...