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Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école

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LE MEURTRE.

En y débarquant, le premier homme que je rencontrai face à face poussa un wooh! de surprise, ses yeux s'arrêtèrent sur moi avec une terreur et un étonnement indicibles. Il allait prendre la fuite, peut-être, lorsque je l'arrêtai en l'appelant par son nom. C'était un chef sauvage, lui aussi d'une tribu Souriquoise, nos alliés, et était l'ami le plus intime et le frère d'armes d'Attenousse. L'Ours Gris, dit-il d'une voix frémissante, est-ce toi ou ton esprit que le génie du bien envoie pour sauver Attenousse? Oh! si c'est toi, notre frère n'a plus rien à craindre, car tu peux tout. Le Dieu des blancs est grand, plus fort que ceux que ma tribu vénérait avant l'arrivée du Père à la Robe Noire ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même.

En prononçant ces paroles, Anakoui élevait ses yeux vers le ciel et versait des pleurs d'espérance.

Hélas! les guerres sanglantes avaient laissé sur la figure de ce malheureux chef sauvage des traces patentes du raffinement de notre civilisation; il avait la figure balafrée en tous sens et de plus, il avait perdu un bras.

Quel orgueil ne devons nous pas avoir aujourd'hui, en voyant les moyens de destruction que le siècle nous apporte, et combien doivent-être heureux ceux qui, nouveaux Caïns, ne demandent pas mieux que de tuer ou mutiler leurs frères!!!

Ce fut la remarque que je me fis pendant qu'il me parlait dans un état de fiévreuse agitation. Véritablement, je crus qu'il était devenu fou, tant grande était son exaltation. Enfin, je le pris par la main et nous allâmes nous asseoir sous les grands arbres qui bordaient naguère encore, les charmants coteaux du rivage St. Laurent aux Trois Rivières.

Ce fut alors, qu'après avoir donné cours à son émotion, exprimée par des paroles incohérentes, que j'entendis, avec stupeur, le récit des événements qui s'étaient passés pendant mon absence. En voici le résumé:

Le désastre de La Brise avait été publié à son de trompe par les vainqueurs. La nouvelle en était venue dans la colonie avec la rapidité et l'exactitude que comportent toujours un bruit fâcheux ou une mauvaise nouvelle. Pourtant il y avait un homme, mais celui-là était le seul, c'était un jeune canadien qui prétendait avoir fait partie de l'équipage de La Brise et avoir échappé vivant de cette malheureuse croisière avec un chef sauvage. Il ajoutait que ce chef et lui avaient été amenés en esclavage dans des directions diverses. Lui avait été dirigé sur une plantation au bord de la mer, et c'est à cette circonstance qu'il dût son évasion; s'étant jeté à la nage et ayant gagné un vaisseau européen qui était en partance. On sait qu'alors c'était un asile inviolable pour un blanc. Quant au chef, ajoutait-il, plus fort et plus vigoureux que moi, il a été vendu à un bien plus haut prix et a été envoyé dans la profondeur des terres, il doit être mort depuis longtemps d'après le rapport de nègres marrons qui s'étaient échappés de la même plantation, car jamais maître plus féroce et plus barbare ne pouvait faire subir de plus mauvais traitements à ses esclaves, aussi en était-il réputé parmi eux comme un monstre odieux de cruauté.

Toutefois personne ne croyait un mot de cette histoire que Baptiste leur affirmait être vraie en tous points. Grand donc fut l'étonnement d'Anakoui, lorsqu'à mon tour, je lui assurai qu'elle était de la plus exacte vérité.

Mais j'étais sur des charbons ardents et n'osais l'interrompre, crainte de blesser sa susceptibilité indienne. Quelles angoisses néanmoins ne ressentais-je pas à la pensée d'Angeline dont le souvenir était venu à chaque minute du jour et de la nuit, bouleverser mon cerveau depuis cinq longues années.

Enfin je n'y pu tenir plus longtemps. Angeline, lui demandai-je, qu'est-elle donc devenue? je frémissais dans l'appréhension de sa réponse.

—Assieds-toi, mon frère, me répondit Anakoui, je vais tout te dire: "Un des guerriers d'une tribu amie, un de tes compagnons d'armes que tu as bien connu autrefois lorsque tu étais plus jeune, est revenu de la guerre trois mois après être parti à la tête de ses braves guerriers. Pas un seul d'entre eux n'est arrivé dans la tribu sans montrer avec orgueil d'honorables blessures.

"Attenousse est un grand chef. Angeline sous les soins de sa mère, avait souvent entendu, parler de lui et naturellement elle l'aima par reconnaissance d'abord de ce qu'il t'avait sauvé la vie lors de l'incendie dans les bois, elle l'aima par dessus tout, parce qu'il était bon, loyal et courageux, et qu'il l'avait sauvée des poursuites et des persécutions incessantes de Paulo. Ta fille, ajouterai-je, avait été élevée par toi aux récits des actes de bravoure et d'héroïsme.

"Le missionnaire, continua Anakoui, chargé par toi de retirer les fonds pour procurer le confort aux deux femmes laissées sans autres secours que la procuration que tu lui donnais, n'est pas revenu s'asseoir dans nos foyers. Elles ont donc manqué de tout et le père à la Robe Noire ignorait tous ces faits, tu vas le voir dans la prison où il est venu d'après l'ordre de l'Évêque, son grand chef consoler et prendre soin des malheureux prisonniers."

"Maintenant, mon frère, ne m'interromps pas, les moments sont précieux."

"Pendant trois mois, les deux pauvres femmes essuyèrent toutes espèces de misères et de privations et ne durent leur subsistance qu'à la charité des sauvages dont les bras débiles ne pouvaient plus porter les armes et qui pourtant avaient été préposés aux soins des femmes et des enfants. Enfin, Attenousse arrivé, l'abondance régna dans leur cabane, il pourvut amplement à leur bien-être et ce ne fut que deux ans après ton départ, n'ayant reçu aucune nouvelle de toi, malgré les informations toujours infructueuses que nous apprîmes de toutes parts, que se trouvant seule, isolée et sans protection sur la terre, te croyant mort, Angeline consentit à épouser l'unique homme qu'elle eut jamais aimé après toi. Cet homme c'est Attenousse."

Puis, comme s'il eût craint d'exciter ma colère, Anakoui ajouta: "remarque que c'est la seule chose qu'elle ait fait sans ta permission et c'était pour se débarrasser des persécutions de l'infâme Paulo qui la tourmentait sans cesse dans les moments où Attenousse et sa mère s'absentaient."

"Tout alla pour le mieux dans le jeune ménage. Deux ans et demi après leur union, une petite fille est venue prendre place auprès d'eux. Cette enfant est une fleur que les femmes se passaient tour à tour pour l'embrasser. La mère, la grand'mère, la pressaient à tous moments dans leurs bras. Ils étaient alors heureux et rien ne venait troubler leur bonheur, Paulo étant disparu; mais le génie du mal dont il était l'instrument planait sur la demeure de nos amis."

"Il y a, comme tu le sais, à une quinzaine de lieues du campement, une rivière qu'on appelle la Rivière aux Castor. Ses bords sont très giboyeux. La marte, le vison, le pékan et le loup-cervier s'y trouvent en abondance. Parfois aussi, l'ours et l'orignal viennent se désaltérer dans le cristal de ses eaux. Tu connais d'ailleurs tout cela."

"Un jour Attenousse, avec un de ses amis, résolut d'aller y chasser pendant quelque temps. Ces deux hommes s'aimaient réciproquement et sans arrière-pensées."

"Ils tendirent des pièges aussitôt arrivés dans cet endroit. La journée du lendemain se passa à choisir les places les plus avantageuses pour parcourir la forêt et à dresser un camp. Attenousse à bonne heure le surlendemain s'était levé pour aller examiner leurs trappes. Il lui fallait pour cela, parcourir une grande distance et son compagnon qui n'avait pas sa vigueur, dormait encore lorsqu'il partit."

"Le couteau qu'il portait ordinairement, lui avait servi à dépecer à son déjeuner quelques pièces de venaison; sur le manche était sa marque comme c'est l'habitude de tout sauvage de l'y ciseler, il oublia de le remettre dans sa gaine."

"Lorsqu'il revint vers cinq heures du soir, un désordre affreux existait dans la cabane. Une lutte désespérée et sanglante avait dû avoir lieu, car le sang avait jailli et on en voyait les traces toutes fraîches."

Son malheureux compagnon, étendu par terre, râlait les derniers soupirs de l'agonie. Un couteau était enfoncé dans sa poitrine. Attenousse s'élança aussitôt, arracha l'arme de la blessure et vit avec stupeur que c'était le sien. Au moment où il le rejetait avec horreur, des éclats de rire se firent entendre, en se retournant, il aperçut la figure de l'odieux Paulo avec deux autres figures également patibulaires qui le contemplaient en poussant des ricanements d'enfer.

Ils portaient eux aussi sur leurs habits et leurs figures des traces du sang de leur victime. Ils en avaient mêmes les mains rougies.

Attenousse demeurait anéanti.

Pendant ce temps, un des scélérats s'avança, saisit le couteau, le retourna en tous sens, le montra à ses deux associés et tous trois sortirent du camp en continuant leurs ricanements sataniques, proférant des paroles de menace et emportant avec eux l'arme fatale.

Mais dans des natures fortes et énergiques comme était celle du mari d'Angeline, la réaction se fait vite.

Il se mit à leur poursuite, après avoir suspendu toutefois le cadavre de son ami pour le mettre à l'abri des bêtes fauves en attendant que quelqu'un de la tribu vint le chercher pour le déposer dans le cimetière de la bourgade; ce qui donna aux meurtriers le temps de mettre une bonne distance entre eux et lui.

Grand fut l'émoi à la nouvelle qu'apporta Attenousse parmi ces bons sauvages, car la victime était très estimée par tout le monde.

On assembla un conseil, et il y fut décidé qu'un parti de chasseurs irait immédiatement chercher le corps du malheureux, tandis qu'Attenousse, accompagné de tout ce qu'il y avait de plus respectable dans la tribu, se rendrait faire sa déposition devant un juge de paix.




LE JUGE DE PAIX.

Était-ce une superstition ou y a-t-il, comme beaucoup le croient quelquefois, prescience chez l'homme? Voilà la question que je me suis posée depuis en pensant au récit, de mon ami Anakoui.

Attenousse, continua-t-il, fit le lendemain matin ses adieux à sa vieille mère, à sa femme et à son enfant, comme s'il eut pressenti qu'il ne les reverrait plus, il les tint longtemps fortement embrassées, des larmes même coulaient de ses yeux. Il semblait triste et préoccupé en parlant.

Ils arrivèrent vers cinq heures de l'après-midi et se rendirent immédiatement à la maison du juge qu'on leur indiqua. Là ils furent reçus par un homme d'une taille élevée, aux yeux hors de tête, avec une bouche édentée et des manières grossières et impérieuses.

—Que me voulez-vous; demanda-t-il d'un ton altier et arrogant.

—Vous parler d'une affaire de meurtre qui vient d'avoir lieu sur le bord de la Rivière aux Castors.

—Quel est votre nom, dit-il en s'adressant directement à Attenousse?

Celui-ci se nomma sans défiance.

—Alors votre déposition est toute faite, ajouta-t-il d'un ton sinistre, puisque tel est votre nom.

Ce juge de paix s'appelait Justitia Bélandré. C'était un homme stupide et grossier comme nous l'avons dit, ignorant et fanatique au suprême degré et par là même bouffi d'orgueil.

Le mensonge et la calomnie ne lui coûtaient nullement dès qu'il s'agissait de faire du tort à quelqu'un qu'il n'aimait pas. Dans ses élucubrations mensongères et calomniatrices, il signait Justifia. Comme aide-de-camp et huissier se trouvait un autre être aussi vil et méprisable que lui. C'était son rapporteur: son nom était José. Leur secrétaire à tous deux était un nommé Vergette.

Ainsi se composait le tribunal devant lequel devait comparaître Attenousse.

Sur un ordre qu'il donna tout bas, Vergette disparut et revint au bout de quelque temps, escorté de sept à huit hommes.

C'était ce qu'attendait le juge, car, aussitôt qu'ils furent entrés et qu'il fut certain qu'il n'existait pour lui aucun danger, il était si lâche le misérable, que, se levant du haut de sa grandeur, il prononça lentement,: "Attenousse, d'après des dépositions qui m'ont été faites ce matin, par trois hommes respectables de votre tribu, vous êtes accusé de meurtre pour lequel vous venez en accuser d'autres qui, à mon idée, sont innocents; je suis convaincu d'après leur témoignage, que vous êtes certainement le meurtrier. J'ai donc dressé l'ordre de vous conduire à la prison des Trois-Rivières, c'est en cet endroit où vous subirez votre procès, la cour devant s'ouvrir sous peu de jours et les témoins sont assignés par moi pour y comparaître. Vos accusateurs sont Paulo, Rodinus et Dubecca, ils vous ont, vu retirer votre propre couteau du sein de votre compagnon où vous veniez de l'enfoncer, c'est la preuve la plus forte qu'il puisse y avoir contre vous."

"Chacun ici connaît combien grands sont mes pouvoirs, ajouta-t-il en promenant un regard d'importance sur l'auditoire. Gare à vous d'essayer à résister ou à fuir, car je vous fais lier pieds et poings."

En entendant Justitia s'exprimer ainsi, Attenousse comprit sans doute à quel homme il avait affaire, car il haussa dédaigneusement les épaules en disant: "Pourquoi donc chercherais-je à fuir comme un vil assassin? Ce que je désire, c'est d'être confronté avec mes accusateurs." Les autre sauvages qui l'accompagnaient voulurent protester de l'innocence d'Attenousse et certifier de son bon caractère, en en même temps qu'ils s'offraient de prouver la scélératesse de Paulo et de ses complices. D'un geste solennel et impérieux, le juge, comme on le pense bien, s'y refusa, leur ordonnant de laisser la salle et, commandant à ceux qu'il avait choisi pour conduire Attenousse de se mettre en route immédiatement.

Or dans ces temps-là, lorsque l'endroit où l'on avait capturé un incriminé se trouvait éloigné du lieu de la prison, il était conduit d'un juge de paix à l'autre, chacun d'eux étant obligé de commander des hommes pour l'accompagner et le garder jusqu'au prochain magistrat et ces hommes devaient obéir sous peine d'une forte amende ou de la prison.

Mais dans les grands bois où les postes étaient établis à des distances bien éloignées, le magistrat choisissait quatre à cinq hommes qui étaient, nourris et payés aux dépens du gouvernement pour remettre le prisonnier entre les mains du geôlier de la prison la plus rapprochée.

Tel était le cas pour Attenousse. Bélandré, agent d'une société qui exploitait le commerce de fourrures, parce qu'il avait une teinte d'instruction, avait été nommé à la charge de magistrat stipendiaire.

Ce n'était pas à son mérite personnel que la chose était due, mais aux intrigues qu'il avait exercées auprès des personnes haut placées.

On sait que les sauvages Abénakis et Micmacs ne craignaient pas de s'embarquer dans leurs frêles canots, pour traverser le fleuve, gagner le Saguenay, le remonter et aller faire la chasse et la pêche au lac St. Jean.

La distance était à peu de différence près de cet endroit de Québec ou Trois-Rivières. C'est là que se trouvaient les acteurs de la scène que nous voyons.

La ville des Trois-Rivieres était alors un entrepôt considérable pour le commerce de pelleteries; c'était le rendez-vous des trafiquants et des sauvages. Cette petite ville, à part du temps où les canots chargés de fourrures y venaient chaque année, avait la tranquillité qu'elle a aujourd'hui, aussi l'arrivée d'un meurtrier comme Attenousse y produisit-elle grande sensation.

Il fut escorté par une foule de personnes hurlant et vociférant contre lui, lui promenant sur eux un regard calme et fier.

Enfin on l'introduisit dans la prison, où il dut encore entendre les imprécations de cette foule.

Chacun s'empressa d'interroger ceux qui l'avaient conduit l'arme au bras, et qui ne manquèrent pas de répéter l'affirmation du magistrat qu'il était un grand scélérat et qu'il n'en était probablement pas à son premier meurtre.

Le soir, ce fut en frémissant que les commères se répétaient qu'il y avait dans la prison un homme coupable de plusieurs meurtres, que c'était un véritable démon incarné; aussi tremblait-on à l'idée qu'il pourrait s'échapper.

Ces propos plus ou moins crus étaient comme toujours de nature à préjuger les gens ignorants, et les petits jurés pouvaient aussi s'en ressentir dans leurs décisions.

Il eut été difficile cette nuit là à tout étranger d'obtenir l'hospitalité dans la ville, tant les portes étaient solidement barricadées et tant la frayeur était grande.

Enfin ajouta Anakoui, sache donc que son procès est terminé depuis quinze jours, qu'il a été trouvé coupable, qu'il est condamné à être pendu et que l'exécution doit avoir lieu demain à six heures au matin; vite, agis, ne perds pas une minute si tu veux le sauver.

Je n'avais pas besoin de ce stimulant. Depuis longtemps j'attendais avec impatience le dénouement de son récit, mais, comme je l'ai dit, je n'osais l'interrompre. Il était alors quatre heures de l'après midi.

Où est le Gouverneur? lui dis-je en me levant d'un bond. Anakoui me l'indique, je m'élançai l'oeil en feu, la figure empreinte d'anxiété vers la demeure de celui qui, je l'espérais, pouvait accorder le pardon de l'homme innocent qui allait souffrir le dernier supplice. Je voulais lui dire quel était le caractère, de son infâme accusateur. Mon témoignage ne devait pas lui être suspect puisque je portais sur moi les certificats d'éloge et d'estime que m'avaient donnés les premiers officiers français qui commandaient les armées où j'avais combattu pour ma bravoure et les services que je leur avais rendus. Je les portais sur ma poitrine écrits sur parchemin. Je voulais de plus lui raconter ce que j'avais souffert dans l'esclavage pour servir les français et je croyais que sans doute, il m'écouterait.

Toutes ces idées me montaient le cerveau, je courais dans les rues, j'avais tant hâte d'arriver et d'aller porter à mon malheureux ami l'ordre signé de la délivrance, car je ne doutais point du succès de ma démarche.

Oh! je l'avoue aujourd'hui, transporté par cette espérance ou plutôt par la certitude que j'avais de réussir, je devais paraître un fou forcené. Les gens s'arrêtaient pour me voir passer. Ce fut dans cet état que je me présentai à la porte de la demeure du Gouverneur.

Je culbutai cinq à six gardes qui me refusaient l'entrée. Je veux voir le gouverneur, disais-je à toutes les objections qu'on me faisait et je m'avançais toujours.

Enfin huit hommes vigoureux me saisirent et ne me continrent; qu'avec les plus grands efforts.

J'étais dans le vestibule; le gouverneur sortit de son appartement, s'avança sur le palier de l'escalier et s'informa de la cause de ce vacarme.

C'est un fou furieux, dit un des gendarmes, qui en veut peut-être à votre vie, Excellence. Oh! non, non, Excellence, m'écriai-je, enjoignant les mains, ce n'est pas un fou, c'est un homme qui vient implorer quelques instants d'audience.

Il veut vous tuer, s'écrièrent plusieurs voix et on se précipita nouveau sur moi.

La surexcitation dans laquelle j'étais décuplait mes forces, je renversai les gardes et m'élançai sur le haut de l'escalier, là je m'agenouillai, je priai, je suppliai, tout ce que ma voix pouvait contenir de sanglots, mon âme de supplications et de désespoir furent employés pour obtenir une entrevue ne dut-elle même durer que cinq minutes.

Mais au moment où mes lamentations devaient être des plus déchirantes et des plus pressantes, pour toute réponse je fus saisi et garrotté.

Alors mes forces m'abandonnèrent complètement et un affreux découragement s'empara de moi. Dans cet état, on me conduisit à la prison, on m'enferma dans un obscur cachot et on m'enchaîna comme un misérable malfaiteur.

Lorsque j'entendis la porte se refermer sur moi, je sortis de mon complet anéantissement, car depuis le palais jusqu'à la prison, j'avais perdu l'usage de tous mes sens.

La fraîcheur du cachot me ramena aux sentiments de la réalité.

La prison des Trois-Rivières, comme toutes celles de ces temps était une bâtisse à deux étages. La lumière ne filtrait dans les cellules que par un étroit soupirail grillé de niveau avec le plafond, elle ne pouvait se faire jour qu'à travers un épais rideau de poussière et de fils d'araignées. Les murs suintaient l'humidité de toutes parts, un monceau de paille pourrie répandait une odeur infecte quelques crampons de fer rivés aux murs auxquels étaient attachées de fortes chaînes avec des menottes qu'on me passa aux pieds et aux mains, tel était l'intérieur de tous les cachots. Tous rapports avec l'extérieur ne se faisaient que par un guichet d'une petite dimension par où le geôlier venait passer aux prisonniers l'écuelle d'eau et le morceau de pain sec s'ils n'étaient pas enchaînés; dans l'autre cas, ces aliments étaient déposés près d'eux, celui qui les apportait pénétrait dans la cellule ou plutôt dans le cachot. C'est à peine si cette nourriture pouvait soutenir ces pauvres malheureux pendant une quinzaine de jours.

Voilà ce qui explique pourquoi on s'empressait de juger sitôt les criminels tant on craignait, qu'ils ne mourussent d'inanition avant que d'avoir subi leur procès.

Toutes ces réflexions je les fis dans un instant, puis tout à coup se présenta à mon esprit l'exécution d'Attenousse, qui devait avoir lieu le lendemain et moi qui était si près de lui, moi dont la poitrine était couverte de blessures et dont la voix était si puissante, quand j'étais libre, auprès des officiers français et du Gouverneur en chef, qui tous me connaissaient particulièrement, je ne pouvais rien faire pour lui. Oh! alors je bondissais comme un lion dans sa cage, je faisais des efforts surhumains pour conquérir ma liberté, je m'élançais au bout de mes chaînes et faisais de telles tractions qu'elles ébranlaient presque le mur vermoulu de mon cachot. Je poussais des cris, des rugissements qui n'avaient rien d'humain et qui devaient retentir dans les recoins les plus éloignés de l'édifice, mais tout était inutile et l'heure fatale avançait avec une effroyable rapidité.

Ce que je souffris dans cette horrible nuit d'angoisses et de tortures morales je ne pourrais jamais l'exprimer jusqu'au moment où l'idée d'une prière me vint à l'esprit.

Je tombai à genoux et priai avec toute la ferveur dont mon âme était capable.

Cette prière sans doute fut écoutée du Ciel, car bientôt des pas lents et graves comme ceux que j'avais entendus dans la journée retentirent de nouveau dans le corridor. J'appelai encore une fois d'un accent désespéré. Cette fois, ma voix parvint aux oreilles de ceux à qui elle s'adressait. Les pas s'arrêtèrent à la porte de mon cachot et une voix pleine d'onction et de tristesse demanda à celui qui l'accompagnait qui appelait ainsi.

Ces un fou furieux, répondit celui à qui la question était posée, il a voulu aujourd'hui assassiner le gouverneur.

—Oh! non, non, m'écriai-je avec force. Qu'on veuille seulement m'entendre, mon témoignage peut sauver de la mort un innocent.

—Ouvrez-moi la porte de cette cellule, dit la même voix douce mais ferme cette fois.

—N'en faites rien, monsieur l'Abbé, il est capable de vous tuer.

—Ouvrez, répéta la voix plus fermement encore. La clef grinça dans la serrure et la porte roula sur ses gonds, alors entra un prêtre vénérable dont la chevelure blanche comme la neige retombait en rouleau sur ses épaules. Il avait à la main un flambeau qu'il déposa près de moi d'un air calme et paternel. Sa figure portait un caractère de grandeur et de sérénité empreinte dans ce moment d'une indicible tristesse.

A sa vue, je tombai à genoux et joignant les mains je m'écriai dans un état de reconnaissance sans bornes "Merci, mon Dieu, merci".

Le prêtre parut d'abord surpris de cette brusque transformation, il s'avança encore plus près de moi et me prenant les deux mains avec bonté me dit d'une voix grave et sympathique:

"Vous avez donc bien souffert, mou pauvre frère, ou vous souffrez encore beaucoup." Je ne pus lui répondre un seul mot, mais à l'altération de mes traits, il comprit que quelque chose d'extraordinaire se passait en moi. Il alla alors fermer la porte, ôta le léger manteau qui était jeté sur ses épaules, le plia en quatre, la déposa sur ma couche, s'assit lui-même à côté sur la paille humide et avec une douce autorité m'obligea de prendre place sur ce siège qu'il m'avait improvisé, puis, prenant une de mes mains, il me dit avec bonté: "Que puis-je faire pour vous mon frère? Une malheureuse victime innocente des lois humaines dort du sommeil du juste en attendant l'heure du supplice, je puis donc demeurer quelques instants auprès de vous, parlez, en quoi puis-je vous être utile".

Oh! c'est alors que je soulageai mon âme du poids énorme qui l'écrasait depuis si longtemps en lui faisant, aussi brièvement que possible, la confession de toute ma vie et en lui racontant les circonstances qui avaient lié mon existence avec celles de Paulo, Angelina et d'Attenousse. Je fis la peinture des caractères de ces deux hommes, je m'accusai de ce que j'avais fait de mal, lui parlai des combats auxquels j'avais eu part et lui montrai, à l'appui de mes paroles, les cicatrices qui couvraient ma poitrine et tirai de mon sein les parchemins qui m'avaient été donnés.

Quand j'eus fini de parler, le prêtre s'approcha de la lumière, examina mes parchemins un instant, puis, saisissant tout à coup le flambeau, il vint le présenter devant ma figure: Hélika! Monsieur Odillon! nous écriâmes-nous spontanément et nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Je le suppliai alors, me mettant à ses genoux, de sauver Attenousse. Le bon prêtre m'embrassa avec effusion, je sentis ses larmes couler de mes joues, mais il me dit d'une voix profondément émue et en secouant la tète: "Hélas! je crains qu'il ne soit malheureusement trop tard, j'ai déjà fait tout ce qui était en mon pouvoir, car je le connais depuis longtemps et le sais parfaitement innocent, néanmoins je vais encore tenter l'impossible pour y parvenir."

Au même moment, un des guichetiers vint doucement gratter à la porte du cachot, sur l'invitation du prêtre, il entra.

Est-il éveillé? demanda-t-il au guichetier d'une voix profondément affligée.

Non, mon père, répondit celui-ci avec respect, je viens vous dire qu'il repose encore. Son sommeil est des plus paisibles, seulement ses lèvres se sont entr'ouvertes pour laisser échapper les noms de sa mère, de sa femme et de son enfant dont il nous a parlé si souvent depuis qu'il est ici; il a dit aussi ces mots: Oh! père Hélika! si tu vivais encore.

Le prêtre tout ému se retourna vers moi, m'embrassa avec effusion, mes sanglots m'empêchaient d'articuler une seule syllabe; "Courage, me dit-il, priez et espérez. Soumettons-nous dans tous les cas aux inscrutables desseins de la Providence; dans une heure, je serai de retour."

La lueur blafarde du crépuscule du matin scintillait péniblement, déjà depuis quelque temps, à travers le sombre vitreau grillé de mon cachot et l'exécution devait avoir, lieu à six heures.

Les ouvriers qui avaient travaillé à dresser l'échafaud avaient; terminé leur tâche funèbre, car on n'entendait plus les coups de marteau. De plus, le murmure du dehors, comme celui d'une foule qui s'occupe avec indifférence des intérêts les plus mercenaires dans ces moments solennels, parfois même un éclat de rire mal étouffé arrivait à mon oreille attentive, aiguisée et inquiète; je frémissais en songeant que déjà on se rendait pour choisir la meilleure place afin de savourer plus longtemps les dernières palpitations d'un corps humain suspendu au bout d'une corde.

Je supputai qu'il pouvait être alors quatre heures et demie.

Jamais je ne saurais vous dépeindre les angoisses, les tortures, les inexprimables douleurs, les anxieuses espérances que chaque minute m'apporta, en attendant le retour de monsieur Odillon.

Enfin des pas se firent entendre dans le corridor, la porte de mon cachot s'ouvrit et la figure grave de l'homme de bien m'apparut. Il était accompagné de deux tourne-clefs.

J'ai enfin pu pénétrer auprès du Gouverneur après des peines sans nombre me dit-il tristement.

Il paraît qu'il a failli être assassiné hier soir et il a noyé sa frayeur dans de copieuses libations. Il m'a donné sa parole qu'il allait envoyer immédiatement l'ordre d'un sursis. Il a refusé de m'en charger tant il est encore abasourdi, mais il consent néanmoins à ce qu'on vous ôte vos fers et permet que vous communiquiez avec Attenousse?

Vous savez, reprit-il avec amertume, pendant qu'on me délivrait de mes fers, qu'on met plus d'empressement souvent à condamner ses semblables qu'à sauver un innocent.

Ce fut d'un pas défaillant qu'accompagné de monsieur Odillon et d'un guichetier je pus me rendre au cachot d'Attenousse. Lorsque nous entrâmes, il dormait encore, mais le bruit de nos pas l'éveilla. En m'apercevant, il s'élança au bout de ses chaînes et nous nous tînmes longtemps embrassés. "Angeline, mon entant, et ma vieille mère, me demanda-t-il lorsqu'il put parier, que sont elles devenues?" Je ne pus lui répondre, je me sentais, étouffé sous le poids, de tant d'émotions. Alors monsieur Odillon vint à mon secours, il lui raconta en quelques mots les principaux incidents qui m'étaient advenus depuis mon départ à bord de la corvette, La Brise.

Puis nous lui fîmes part de l'assurance que le Gouverneur avait donné de l'envoi d'un sursis, bien que nous n'y ajoutâmes que peu de foi et que nous ne conservâmes nous-mêmes aucun espoir, Tout est bien fini pour le pauvre guerrier sauvage, nous répondit-il, en secouant tristement la tête.

Cette nuit dans un songe, il a vu sa femme, sa vieille mère et son enfant, mais elles étaient là-haut, dans la demeure du Grand Esprit, c'est donc qu'il les reverra désormais.

L'horloge marquait cinq heures et un quart et l'ordre du sursis n'arrivait pas. Nous laissâmes tous le cachot à l'exception de monsieur Odillon qu'Attenousse désirait entretenir quelques instants.

Dix minutes après, la porte s'ouvrit et nous fûmes invités à entrer de nouveau. La figure de monsieur Odillon était empreinte de tristesse, celle d'Attenousse était calme et sérieuse.

A fûmes nous auprès d'eux que la cloche de la prison se fit entendre. J'écoutai en frémissant: hélas! c'étaient des glas qui invitaient les âmes charitables à unir leurs prières à celles du prêtre qui allait offrir le Saint Sacrifice pour le repos de l'âme de celui qui devait mourir. En effet, quelques instants après, revêtu de sacerdotaux, il commençait une Messe de Requiem et sa voix émue s'arrêtait de temps en temps pour dominer son émotion pendant que les sanglots des assistants troublaient seuls le silence.

Au moment de la communion, le prêtre voulu adresser quelques paroles, maïs il ne put le faire que difficilement à travers ses sanglots.

Je ne pus comprendra que ces quelques mots: "le Juste par excellence a été mis à mon injustement, faites-lui donc généreusement le sacrifice de votre vie, comme il l'a fait sans se plaindre, pour sauver les coupables. Voici mon frère, le pain des forts qui va vous soutenir dans le moment où Dieu va vous appeler à lui."

Ce fut tout ce qu'il put dire.

Attenousse reçut l'eucharistie avec une ferveur angélique, lui seul n'était pas ému.

Après la messe, monsieur Odillon lui administra le Sacrement de l'Extrême-Onction.

Et le sursis n'arrivait pas.

A six heures moins dix minutes, la porte s'ouvrit, c'était le bourreau qui entrait suivi de ses aides. En le voyant, le bon prêtre regarda à sa montre: "encore cinq minutes" lui dit-il. Oh! je compris de suite que tout espoir était perdu.

En trébuchant, je réussis à me jeter une dernière fois au cou de mon malheureux ami. Dans l'état d'extrême souffrance où j'étais, je ne pus que distinguer ces quelques paroles: "Père Hélika, je te confie ma vieille mère, ma pauvre femme et ma chère petite fille; sois leur protecteur et ne les abandonne jamais. Portes-leur au plus tôt mes derniers embrassements et dis leur que je meurs innocent."

Incapable d'y tenir plus longtemps, je sortis de l'appartement supporté par deux gardiens et allai m'affaisser sur un siège dans une autre chambre plus loin.

Peu d'instants après, je fus tiré de mon état de torpeur par des bruits de pas dans le corridor. C'était le cortège funèbre qui défilait, je le suivis machinalement.

La cloche sonna de nouveau, mais cette fois, c'était le dernier glas.

Attenousse, les mains liées derrière le dos et la corde au cou dont le bourreau tenait l'autre extrémité, s'avança, d'un air calme, jusque sur le bord de l'échafaud.

La foule était immense, les rires et les chuchotements cessèrent, le spectacle allait commencer. Le condamné se mit à genoux, répéta les prières des agonisants après Monsieur Odillon, puis se levant, il dit d'une voix ferme: "Avant que de paraître devant Dieu, je déclare de la manière la plus solennelle que je suis entièrement innocent du crime pour lequel on m'ôte la vie. Je demande pardon à tous ceux à qui j'ai pu faire du mal sans le savoir et pardonne de tout coeur à ceux qui m'en on fait." Il ajouta en se tournant fièrement vers la foule: "le coeur du guerrier sauvage est inaccessible à la peur. Son chant de mort ne sera pas celui de ses pères, mais celui de la religion de sa femme et de son enfant qu'un missionnaire leur apprit à répéter à l'enterrement de leurs frères." Puis d'une voix forte, pleine d'une suave et pittoresque beauté il entonna son Libera.

Je crois encore, après quinze ans de ces événements, entendre chacune de ces notes qui retentissent dans mon âme avec le glas funèbre que la brise du matin nous apportait, du toutes les cloches de la ville.

Son chant funèbre terminé, il se mit de nouveau à genoux, embrassa pieusement le crucifix que monsieur Odillon lui présenta, le bonnet fut rabattu sur ses yeux puis un bruit mat se fit entendre. C'était la trappe qui venait de s'ouvrir. A l'instant même, le cri "grâce" retentit. Un officier à cheval agitant un papier débouchait au coin de la prison.

Ce cri produisit un choc électrique. La foule se précipita vers l'échafaud, la corde fut coupée par vingt couteaux, mais hélas!... il était trop tard... les vertèbres avaient été disloquées et la mort, par conséquent, instantanée!!!!......

La justice des hommes comme on le dit généralement était satisfaite...........

Des médecins furent appelés en toute hâte. Ce que l'art put tenter fut vainement employé pour lui rendre la vie. Pendant ce temps, la foule anxieuse, la tête découverte, consultait avec angoisse la figure des médecins pour tâcher de découvrir s'il n'y avait pas encore quelqu'espoir. Mais lorsque ceux-ci déclarèrent qu'il était bien mort, que tout était fini, toutes les poitrines se soulevèrent, il y eut un long murmure de pitié et bien des yeux laisserent couler des larmes.

Cependant au milieu du silence général, Anakoui s'approcha de Monsieur Odillon et désignant du doigt quatre hommes à figure imbécile, "voici, lui dit-il, quatre des jurés qui ont condamné à mort mon malheureux frère. Demandez-leur donc pourquoi ils ne l'ont pas acquitté quand des témoins ont déclaré avoir entendu les trois scélérats concerter leur plan d'accusation contre lui, les avoir vu de plus essayer à faire disparaître sur leurs habits et leurs mains des taches de sang; et qu'un autre du nos frères les avait vus sortir ensanglantés de la hutte quelque temps avant qu'Attenousse y soit entré."

Monsieur Odillon, qui avait assisté au procès et qui l'avait suivi dans tous ses détails, connaissait l'exactitude de ces remarques. A la suggestion du chef sauvage, il s'approcha d'eux et leur demanda comment il se faisait qu'ils eussent trouvé Attenousse coupable de meurtre quand le juge dans son adresse aux jurés avait appuyé fortement sur cette partie de la défense où l'alibi se trouvait parfaitement prouvé, qu'il s'était de plus étendu sur la crédibilité des témoins à décharge et sur leurs bons caractères attestés par tous ceux qui les connaissaient. Il avait ajouté que des témoignages non moins irrécusables affirmaient que les accusateurs n'étaient rien autre que des repris de justice.

Alors un des jurés s'avança et d'un air capable il dit: Faites excuse, monsieur le juge a dit que ces témoignages se contrecarraient les uns les autres.

Ils avaient compris contrecarrer au lieu de corroborer que le juge avait dit; de là leur erreur.

Malheureux, leur dit Monsieur Odillon, en laissant tomber ses deux mains avec découragement, par votre ignorance, vous êtes cause de la mort d'un innocent. Puisse Dieu ne pas vous demander compte de la mission que vous aviez à remplir et de la manière dont vous l'avez fait.

Après ces mots, ils restèrent atterrés pendant quelque temps et des murmures de plus en plus menaçant commencèrent à s'élever dans la foule. Enfin l'un d'eux reprit: "le juge de paix lui-même avant le procès nous avait assuré qu'il était certainement coupable. Le voilà demandez-lui pourquoi il nous a mis sous cette impression?" Il désignait en même temps Bélandré qui allongeait le cou et essayait de saisir quelques paroles de ce qui se disait.

Il y eut alors un cri de rage indicible. Les sauvages qui avaient assisté à l'exécution sortirent leurs couteaux et s'élancèrent dans la direction que le juré avait signalé. Bélandré comprit l'immensité du danger. Il prit la fuite vers la demeure du gouverneur chaudement poursuivi par les sauvages et la foule. Grâce à l'agilité de ses jambes et à la peur qui lui donnait des ailes, il put mettre en peu de temps entre lui et ceux qui le poursuivaient, les gardes du gouverneur et les portes du palais.

Disons de suite qu'il ne reparut jamais dans ces endroits et qu'il alla dans une autre partie du pays répandre le venin de sa langue empoisonnée.

Sans l'intervention de Monsieur Odillon, la foule aurait aussi fait un fort mauvais parti aux jurés.1

Note 1: (retour) N. B. Quoique l'institution de Juge de Paix et celle de juré soit d'une date bien postérieure à celle où les évènements qui sont décrits sont sensés se passer, l'auteur a cru toutefois pouvoir se permettre cet anachronisme que le lecteur voudra bien lui pardonner en considération du motif qui le lui a fait commettre. Sans être en aucune manière contre ces deux institutions, on ne peut toutefois se dissimuler qu'elles comportent parfois de graves inconvénients et occasionnent souvent d'irréparables malheurs. Il suffit d'assister à une séance d'une de ces cours de Juge de Paix dans les campagnes pour s'en convaincre. Un homme, souvent dépourvu de toute éducation et quelquefois même du plus gros bon sens s'éveille un bon matin tout étonné de recevoir une commission de juge de paix. Il le doit quelquefois à l'appui qu'il a donné à un candidat heureux. De suite le voilà grand personnage, il devient un tyranneau de paroisse. Il y a bien assez souvent pourtant de graves difficultés, car à peine peut-il réussir quelquefois à signer son nom d'une manière lisible. Il est obligé de se faire lire la loi par un voisin complaisant, sauf à l'interpréter comme il l'entendra plus tard. Ces décisions, pour les parties lésées sont presqu'aussi sans appel que celles des commissaires pour les décisions des petites causes puisque le malheureux plaideur a à payer, le plus souvent, une somme au dessus de ses moyens pour lever un certiorari et obtenir justice. Nous en connaissons même et le nombre en est plus grand qu'on ne pense, qui ne voient pas sans plaisir un homme contre lequel ils ont des ressentiments personnels ou politiques, amené à leur tribunal. Ceux-là à coup sûr sont invariablement condamnés. Tous les Juges de Paix ne sont sans doute pas de ce calibre, mais le nombre en est cependant assez grand pour que la Commission de la Paix ait besoin d'être révisée soigneusement. Les inconvénients qu'on rencontre dans l'institution de Juré sont plus grandes encore. En effet, si vous avez une cause d'une légère importance pour une affaire pécuniaire vous allez la confier à un avocat qui jouit de la plus haute considération et dont la science et le jugement sont parfaitement reconnus; mais s'il s'agit d'une question de vie et de mort vous êtes obligés de vous en rapporter aux jugement d'hommes préjugés quelquefois et, de plus, souvent dénués du plus gros bon sens. Joignez à cela l'esprit de nationalité, les traductions imparfaites au corps de juré, des témoignages rendus dans des langues qu'ils ne comprennent pas, la longueur des questions et transquestions posées aux témoins et vous aurez une idée du verdict que peuvent rendre ces hommes fatigués et ennuyés par la durée des plaidoyers. De plus, il est très rare, qu'aucun d'eux ne prenne des notes. Ils n'ont donc pour se guider dans leurs décisions que l'exposé du Juge qu'ils écoutent souvent d'une manière distraite et qui n'est que le résumé des témoignages contradictoires qui ont été donnés, ce qui souvent ne saurait jeter une grande lumière sur les sujets. Qu'on ne croie pas que le fait rapporté plus haut soit purement imaginaire. Nous avons entendu un avocat éminent, aujourd'hui sur le banc, qui disait avoir demandé à un juré qui avait déclaré coupable un de ses clients accusé de meurtre, pourquoi il en avait agi ainsi: grand nombre de témoins des plus respectables avaient prouvé l'alibi et le juge lui-même le leur avait expliqué dès que ces témoignages se trouvaient parfaitement corroborés. Le juré lui avoua alors franchement qu'ils avaient compris que corroboré était synonyme de contrecarré. Malheureusement lorsque l'avocat reçut cette déclaration, il était trop tard. C'est parce que nous croyons les rôles des grands et des petits jurés intervertis que nous nous permettons ces remarques.—Note de l'auteur.

Le lendemain, un concours immense avait envahi l'église des Trois-Rivières pour assister au service funèbre du malheureux Attenousse. Ce concours l'accompagna même tête découverte jusqu'à sa dernière demeure. Toutes les figures portaient l'empreinte de la tristesse et de la pitié. Parfois aussi un sanglot mal étouffé se faisait entendre.

La cérémonie terminée, un officier vint me remettre un papier couvert de la signature du gouverneur par lequel il m'invitait à passer chez lui. Il avait entendu raconter tout ce qui était arrivé depuis la veille. On lui avait aussi redit dans les plus minutieux détails la scène aux pieds de l'échafaud et les déclarations des jurés, il en était profondément affecté. Il se reprochait amèrement de ne m'avoir pas donné audience la veille. Il s'accusait même d'être coupable de la mort de mon malheureux ami en ayant trop tardé à envoyer le sursis, mais il pensait que l'exécution n'aurait lieu qu'à sept heures. Il m'offrit ensuite comme compensation une forte somme d'argent pour qu'elle fut remise à la famille du supplicié. Je la refusai en leur nom de la manière la plus péremptoire et lui dis avec amertume en découvrant ma poitrine, que si les blessures dont j'étais couvert et le sang que j'avais versé pour la patrie n'avaient pas même pu me procurer une audience de quelques instants pour sauver un innocent, du moins il pourraient servir à leur assurer le bien-être et le confort matériel, puisque j'avais amassé des sommes considérables que je leur destinais.

Là dessus je pris congé de lui après qu'il m'eut assuré que par un édit qu'il allait publier, il proclamerait l'innocence d'Attenousse.

J'allai ensuite faire mes adieux à Monsieur Odillon. Il n'était pas encore remis des secousses qu'il avait éprouvées. Il put cependant trouver quelques paroles de consolation et d'encouragement, et ce fut, avec la plus grande émotion que nous nous séparâmes.




ANGELINE.

La voie qui me restait à suivre était désormais toute tracée. Réparer le mal que j'avais fait, tel était mon devoir et la détermination que j'avais prise. Je suis heureux aujourd'hui du témoignage de ma conscience qui me dit que je n'ai pas forfait à mon serment.

Il me fallait, aller rejoindre Angeline. L'affreux malheur qui était venu fondre sur elle me l'avait rendu encore plus chère, s'il était possible, car à l'amour paternel que je lui portais rejoignait un sentiment d'incommensurable pitié.

Je passai le reste de la journée à acheter des provisions en abondance ainsi que des étoffes et des vêtements de toutes sortes. Le lendemain matin, accompagné de quatre hommes vigoureux que j'avais choisis et engagés, je me dirigeai vers le Lac St. Jean où je devais la rencontrer. Nous marchâmes pondant quatre jours et quatre nuits sans prendre que justement le temps nécessaire pour les repas et le repos qui nous étaient indispensables, j'avais hâte d'arriver et pourtant je redoutais le moment où elle me demanderait des nouvelles d'Attenousse, car je savais que ce serait la première question que sa mère et elle me poseraient.

La quatrième nuit, du haut d'une éminence, par un beau clair de lune, je pus contempler le campement d'une partie de la tribu qui reposait paisiblement sur les bords du lac. Je voyais la fumée qui s'échappait de chaque toit et s'élevait en ondoyant pour se perdre dans l'immensité des cieux.

Je pressai alors ma poitrine à deux mains pour arrêter les palpitations de mon coeur qui semblait prêt à en sortir. Un des indiens qui m'accompagnait me désigna la demeure d'Angeline. Je sentais en descendant la pente qui y conduisait mes jambes faiblir sous moi. Les chiens de garde poussaient des hurlements inquiets et plaintifs pour avertir leurs maîtres que des étrangers arrivaient, j'avançais toujours malgré la certitude où j'étais que j'allais porter le désespoir dans cet intérieur. Quelques sauvages sortirent pour se rendre compte de ce bruit insolite. Presque tous me reconnurent lorsque je passai devant eux, mais ils rentrèrent précipitamment, croyant que c'était plutôt mon esprit qui venait les visiter tant ils étaient certains de ma mort et tant était grande la superstition qui les dominait, malgré les lumières que le christianisme leur avait données.

Enfin, je réussis à dominer quelque peu mon émotion et me dirigeai vers la demeure de ma pauvre Angeline. Mes deux chiens que j'avais laissés avant mon départ et qui avaient toujours montré pour elle un attachement sans bornes, étaient étendus à la porte l'oeil et l'oreille au guet, comme deux vigilantes sentinelles. Lorsqu'ils entendirent le bruit de mes pas, ils se levèrent et poussèrent d'affreux hurlements auxquels répondirent tous les autres chiens de la tribu, puis dès qu'ils virent que nous nous avancions vers la porte qu'ils gardaient soigneusement, ils s'élancèrent vers nous le poil hérissé, l'oeil ardent, nous montrant deux rangées de dents formidables. On eut dit qu'ils voulaient nous barrer le passage. Je me sentis touché de ce dévouement si vrai et si désintéressé; je les appelai par leurs noms, ils reconnurent ma voix. D'un saut, ils furent auprès de moi, vinrent me lécher les mains, firent mille cabrioles en avant et autour de moi, allèrent japper joyeusement à la porte pour leur apprendre qu'un ami arrivait puis recommençaient leurs gambades tant leur joie était délirante.

Je n'étais plus enfin qu'à quelques pas de l'habitation, lorsque la porte s'ouvrit et deux femmes parurent sur le seuil. L'une d'elles tenait une carabine, l'autre pressait un jeune enfant sur sa poitrine. Toutes deux avaient été éveillées en sursaut par le bruit inusité et craignaient sans doute une attaque de quelques tribus ennemies, attaques qui n'étaient que trop fréquentes dans ces temps-là. Je les reconnus du premier coup d'oeil; c'étaient la mère d'Attenousse et mon Angeline. Mes forces voulurent m'abandonner, mais je réussis à prendre le dessus.—Hélika, s'écria la vieille en se reculant épouvantée pendant qu'Angeline s'élançant à ma rencontre venait jeter son enfant dans mes bras et me sauter au cou. Je les pressai un instant toutes deux sur mon coeur.

—Père, me dit Angeline, je t'attendais. Va-t-il bientôt nous revenir? Elle n'osait prononcer le nom de son époux. Je pus alors, pressé de ses questions, me débarrasser de son étreinte et ordonner aux sauvages qui portaient mes effets de les déposer à la porte de la hutte et leur enjoignis de se retirer. Je leur avais expressément défendu de raconter la mort tragique d'Attenousse et je pouvais compter sur leur discrétion. Puis prenant Angeline et son enfant dans mes bras, comme je l'avais fait les deux jours qui avaient précédé mon départ, j'entrai dans la cabane et les assis sur mes genoux.

Pendant, ce temps, la vieille mère disséquait chacun des traits de ma figure comme si elle eut voulu y lire la terrible nouvelle que j'allais leur annoncer et qu'elle semblait anticiper.

L'accablement dont mon âme était en proie ne put leur échapper, elles semblèrent comprendre qu'un grand malheur était arrivé, et les sanglots d'Angeline me tirèrent de l'abîme de douleurs où j'étais enfoncé.—"Angeline, ma bonne, ma chère enfant, lui dis-je en l'embrassant, ton mari était trop parfait pour la terre, il ne pouvait vivre au milieu des méchants qui rôdent autour de nous. Dieu a voulu qu'il me chargeât de te donner avec nous tous un rendez-vous dans le ciel, car il l'a appelé à lui. Une affreuse maladie l'a saisie à son arrivée aux Trois-Rivières, il un est mort entouré de tous les secours de la religion bénissant ton nom, celui de sa mère et faisant des voeux pour le bonheur de son enfant. Il m'a chargé de prendre soin de vous tous et je ne faillirai pas à l'engagement que j'ai contracté sur son lit de mort. Plutôt m'arracher le coeur que de me séparer de ton enfant à laquelle j'ai voué tout l'amour, que j'ai porté à la mère et que je ressens pour toi aujourd'hui."

J'avais dit ces paroles qui ne comportaient qu'une partie de la vérité, les yeux baissés et l'esprit encore noyé dans le souvenir des scènes affreuses que j'avais vues se dérouler depuis mon arrivée dans la ville.

Quand je levai la tête, Angeline ne pleurait plus, son regard était perdu dans le vide, un frisson agitait tous ses membres, sa pâleur était extrême. La mère continuait à m'examiner et malgré les efforts qu'elle faisait avec la stoïque énergie du sauvage pour dissimuler ce qu'elle éprouvait, je pus voir clairement qu'elle pressentait tout ce qui était arrivé.

Je déposai Angeline sur son lit, je la couvris de mes baisers, l'inondai de mes larmes et nous tentâmes, la mère et moi, tous les efforts possibles pour tâcher du la faire revenir à elle. Elle fut longtemps, bien longtemps avant que de pouvoir reprendre ses sens. Heureusement qu'une idée lumineuse me frappa. Je couchai auprès d'elle la petite Adala et lui ayant dit tout bas que sa mère allait mourir si elle n'essayait pas par ses caresses de la rappeler à la connaissance. Cette enfant était d'une intelligence bien supérieure à son âge, on eut dit qu'elle comprenait l'importance de ce que je lui avais dit et elle répéta les mots que je lui avais appris: "Maman si tu mourais que ferait Adala?" et elle l'embrassait à chacune de ses paroles. Ces accents naïfs qui peuvent faire surgir la mère de la tombe à la voix de son enfant premier-né eurent l'effet désiré.

—Oh! Adala, dit-elle en la pressant avec transport, seules désormais sur la terre qu'allons-nous devenir, car tu es orpheline et ne comprends pas encore toute la perte que tu as faite en étant privée de l'appui de ton père, et des larmes abondantes inondèrent ses joues. Agenouillé auprès du lit, je suivais avec anxiété cette scène navrante; toutefois, j'augurai bien des larmes que versait Angeline, car il me semblait qu'elles devaient la sauver. Je regrettai alors de ne pas lui avoir dit toute la vérité, mais quelles consolations aurais-je pu lui offrir; une consolation est-elle possible dans cette vallée de larmes?

Mais pourquoi m'appesantirais-je davantage sur ces tristes évènements?.....

A force de bons soins, la santé d'Angeline parut se rétablir et chaque soir, une prière était dite en commun dans la tribu pour le repos de l'âme du malheureux Attenousse.

Toutefois la position n'était guère tenable. D'un moment à l'autre, un mot indiscret de quelqu'enfant de la tribu, pouvait tout compromettre, car chacun savait ce qui s'était passé avant et après l'exécution, et je craignais qu'il en vint quelque chose aux oreilles d'Angeline et qu'on lui apprit de quelle manière Attenousse était mort. Je me décidai donc un jour de fuir ces endroits à jamais néfastes, d'amener avec moi mes infortunées protégées, d'aller demeurer dans un lieu ignoré, auprès d'un lac qui se trouve dans les profondeurs des bois, vis-à-vis Ste. Anne de la Pocatière, autrefois Ste. Anne de la Grande Anse. Je fis mes préparatifs en conséquence: j'achetai un fort grand canot, engageai des hommes et le surlendemain, accompagnés d'une embarcation montée par de puissants rameurs qui devaient nous prêter secours au besoin, nous descendîmes le Saguenay et quelques jours après nous traversions le fleuve.

Est-il besoin de vous dire que la veille de mon départ, j'avais visité plusieurs de mes amis et leur avais exposé le but et la raison qui me forçaient de les abandonner. Ils comprirent parfaitement, ces enfants de la nature, quel était le sentiment qui guidait ma conduite, ils voulurent même m'offrir des venaisons, fumées et des pelleteries dont j'aurais trouvé un avantageux débit. Je les remerciai avec effusion pour ces preuves d'amitié qu'ils me donnaient, et lorsque le lendemain, je doublai le cap qui les séparait à jamais de ma vue, je pus apercevoir leurs silhouettes mal effacées. Ils venaient nous dire adieu malgré l'heure matinale du départ, et tâchaient de se mettre à l'abri des rochers pour que nous ne les vissions pas, tant ils semblaient comprendre combien il nous était pénible de nous séparer d'eux. Je n'en ai revus que peu d'entre eux depuis que j'habite les bords du Lac à la Truite, ceux-là je les ai toujours reçus avec bonheur parce qu'ils m'apportaient l'expression sincère de l'amitié que tous nous conservaient.

Nous débarquâmes donc à Ste. Anne à un endroit qu'on appelle encore aujourd'hui le Cap Martin. L'église se trouvait alors à une bien faible distance de ce lieu, montrant son clocher d'où trois fois par jour, comme c'est encore la coutume, la cloche invitait les fidèles à la prière.

Je m'assurai de suite d'une demeure confortable. Un brave habitant, moyennant rétribution, me céda une partie de sa maison. J'y installai Angeline, son enfant et la vieille qui n'avait pas voulu se séparer d'elles et je m'établis leur pourvoyeur. Chaque jour, je m'évertuais à trouver de nouveaux plats qui pussent satisfaire leurs goûts, car, en dépit de tous mes efforts, je voyais la santé d'Angeline faiblir d'un jour à l'autre malgré tous les soins que nous prenions d'elle. Pourtant elle parut se ranimer pendant quelque temps. Bien que plongée dans une affreuse tristesse dont je ne pouvais la tirer, j'avais réussi à lui faire prendre un peu d'exercice. La vieille indienne l'entourait de toute espèce de prévenances et me secondait dans ce que j'essayais pour la distraire. Je lui avais dit tout ce que j'avais caché à Angeline et par un accord tacite, jamais allusion n'avait été faite aux jours passés.

Ainsi s'écoulèrent six mois non pas de bonheur, mais au moins de paix et de tranquillité; chacun dévorant sa peine en silence.

Mais un jour arriva où, entraîné par le désir incessant de chasser, je m'éloignai de la demeure pour m'enfoncer dans les bois. Lorsque je revins, la désolation était à son comble. Angeline, comme à l'ordinaire, avait été faire une promenade, elle avait rencontré dans sa course une de ces commères obséquieuses qui ont toujours la bouche pleine de nouvelles. Elle lui avait raconté dans tous ses détails le supplice qu'un sauvage avait enduré aux Trois-Rivières. elle lui avait rapporté toutes les atroces calomnies qui avaient pesées sur lui et auxquelles elle-même ajoutait foi. Elle tenait, disait-elle, tous ces détails d'un sien cousin qui était parti des Trois-Rivières la veille de l'exécution et qui les tenaient lui-même de trois sauvages qui avaient vu commettre le meurtre pour lequel l'indien avait été exécuté. Il avait ajouté de plus que ces trois hommes erraient dans les bois d'alentour.

Ce coup devait être le dernier qui allait frapper Angeline. Nous la mîmes au lit le soir avec une fièvre considérable et dans un état de délire complet. La Providence dans ses décrets avait décidé qu'elle n'en sortirait plus vivante.

Je glisse rapidement sur ces événements parce que je sens mon être se déchirer à chacune des péripéties que j'aurais à raconter dans les différentes phases de sa maladie. Lorsqu'un des derniers jours de mai, le bon médecin de campagne vint me presser la main, qu'il m'invita à le reconduire jusqu'au bout de l'avenue, je sentis, à l'émotion de sa voix, que je n'avais plus rien à espérer des secours des hommes. Il m'annonça donc que mon enfant bien aimée n'avait plus que peu de jours à appartenir à la terre. Sa constitution, ajouta-t-il, a été minée insensiblement par des causes que je ne puis comprendre; elle était née forte et vigoureuse. C'est à son tempérament et à vos bons soins qu'elle a dû de vivre jusqu'aujourd'hui. L'énergie de sa volonté a pu lui faire surmonter bien des crises causées par un mal moral, mais cette dernière a été au-dessus de ses forces. Dans deux ou trois jours au plus dit-il en me prenant la main et la serrant affectueusement, Dieu aura mis un à ses souffrances.

A cette désolante déclaration je sentis mes jambes fléchir sous moi heureusement que j'avais à ma portée un poteau auquel je pus me retenir, car j'allais choir. Je demeurai longtemps plongé dans l'abîme de ma douleur. Je ne sais depuis combien de temps j'étais là lorsqu'une main amicale vint se poser sur mon épaule. Je fis un soubresaut, comme quand on est soudainement éveillé au milieu d'un affreux cauchemar. C'était le bon curé qui venait faire sa visite quotidienne à ma chère malade. Le docteur était passé chez lui et lui avait raconté l'état de désespoir dans lequel il m'avait laissé. Il comprit que toutes ces consolations banales qu'on prodigue quelquefois à ceux qui pleurent étaient superflues, aussi nous acheminâmes nous en silence vers la maison. Avant que d'y entrer, le bon prêtre me fit promettre de n'y paraître que lorsqu'il m'appellerait afin que la malade ne vit pas l'altération de ma figure.

Quand j'entrai au signal convenu, les traits de ma pauvre Angeline n'avaient plus rien qui appartint à la terre. Son regard était tourné vers les cieux et de ses lèvres s'échappait une fervente prière. Le bruit de mes pas la tira de cet état extatique. Elle me fit signe d'approcher, me tendit la main et me présenta son front à baiser comme elle avait coutume de le faire depuis mon retour.

Enfin, vous l'avouerai-je, je ne me sens plus la force de vous exprimer les souffrances innombrables que j'ai éprouvées pendant les deux jours et deux nuits qui précédèrent sa mort. Bercé de temps en temps entre le découragement ou l'espérance, dès qu'une lueur d'amélioration se faisait entrevoir je redoublais, s'il était possible, mes soins et ma sollicitude. La mère et moi nous étions constamment à son chevet dans un morne silence troublé seulement par la respiration haletante de la mourante et le tic-tac de l'horloge dont l'aiguille, comme le doigt de l'inexorable destin nous montre à chaque seconde que nous avons fait un pas vers l'éternité.

Les regards de la malheureuse mère, chargés de tristesse rencontraient parfois les miens et nous baissions la tête comme si nous eussions craint, de laisser apercevoir les sentiments de souffrances auxquels nos coeurs étaient en proie.

Le soir de la troisième journée tout parut renaître à l'espérance l'état de la malade nous semblait s'être considérablement amélioré. Tout joyeux, je me livrais à l'espoir et de suite j'envoyai quérir le médecin.

Nous sommes toujours si heureux d'espérer même lorsque tout est perdu.

Il arriva en toute hâte, prit le pouls de la malade, ausculta sa poitrine, lui dit quelques paroles d'encouragement puis faisant signe de l'accompagner à la porte: "le soleil de demain, me dit-il, ne la trouvera pas vivante."

Dans la soirée, elle reçut tous ses derniers sacrements. Vers minuit, je vis que le moment fatal approchait mais j'avais un dernier devoir à remplir et je résolus de le faire avec toute l'énergie que j'avais mis autrefois à faire le mal. C'était un pardon que je voulais obtenir, car je ne me dissimulais pas que si j'avais abandonné la voie du crime, c'était dû aux prières de mes bons parents, de mes soeurs et d'Angeline.

Après que son action de grâces fut finie, je priai l'assistance de se retirer et prosterné, la face contre terre, je demandai pardon à mon enfant pour tout ce que je lui avais fait endurer à elle-même, lui racontai l'histoire de son enlèvement et les souffrances atroces qu'enduraient ses parents par sa disparition.

J'attendais les paroles qu'elle allait prononcer comme un criminel qui doit recevoir sa sentence.

—Père, me dit-elle après un moment de silence, viens, m'embrasser. Je remets entre tes mains Adala, c'est mon trésor, c'est ma vie que je le confie.

Telles furent les dernières paroles que j'entendis de sa bouche angélique.

Je fis ensuite rentrer les assistants. La respiration de la mourante devenait de plus en plus oppressée, ses lèvres seules remuaient pour répondre aux prières des agonisants. Ses mains étaient jointes et ses yeux tournés vers le ciel. Un instant après que nous eûmes fini de prier, une légère teinte parut colorer ses joues: "j'y vais, j'y Vais," prononça-t-elle comme si elle se fut adressée à quelqu'être surnaturel et ce fut tout!!!.......................................

En ce moment, Adala s'éveilla en souriant et demanda sa mère, elle tendit ses bras vers elle et l'embrassa en l'appelant. Hélas sa pauvre mère n'était plus qu'un cadavre!

Deux jours après, Angeline fut déposée dans sa dernière demeure où elle dort encore aujourd'hui sous un gazon émaillé de fleurs sauvages en attendant le jour où nous nous réunirons. Une pauvre croix de pierre sur laquelle est gravé son nom, avertit le passant indifférent qui foule les tombes du cimetière, qu'elle repose là.

Quand la cérémonie funèbre fut terminée, je pris Adala dans mes bras, la pressai sur ma poitrine et lui dis avec transport: "Oh non, mon Adala, tu ne resteras pas orpheline, car désormais tu seras ma seule richesse, mon seul bonheur."




TROIS TRAPPEURS.—UNE VIEILLE CONNAISSANCE.

J'avais adopté l'enfant comme la mienne et la grand'mère qui demeurait avec moi en prenait un soin tout particulier.

L'intérêt de mon argent fournissait amplement aux besoins de la famille, et nous vivions heureux.

Je passai tout l'été auprès de mes protégées, mais les premières bordées de neige firent renaître en moi un désir irrépressible de la chasse dans les endroits où ma vie s'était en partie écoulée.

Adala avait, pendant ce temps, supporté les maladies auxquelles les enfants de son âge sont sujets; grâce aux bons soins du médecin et de ceux que nous lui prodiguâmes, elle était revenue à la santé.

J'avais conçu des soupçons sur le caractère de la femme qui avait raconté à Angeline la mort tragique de son mari. Je reconnaissais-là, dans toutes ces informations, une malveillance dictée par une intelligence plus forte que ne possédait la femme en question. Je fus aussi frappé de cette histoire du cousin qui l'avait mis parfaitement au fait d'une circonstance intime de notre vie.

Depuis quelques jours, on m'informait que trois sauvages, après avoir rôdé longtemps dans les bois, étaient disparus subitement et sans qu'on sût quel côté ils avaient pris: de là, grande inquiétude parmi mes voisina, car ils s'étaient livrés à des vols, à des rapines, ils avaient même commis des actes d'outrages les plus criminels qui avaient attiré contre eux un juste sentiment d'indignation. Ces derniers actes mettaient le comble à leur scélératesse. Dernièrement encore, ils étaient entrés dans la demeure d'un brave citoyen alors absent et la femme ne put être à l'abri de leurs violences qu'en les menaçant de mon nom, car on savait dans la paroisse que j'étais un ancien chef sauvage. En m'entendant nommer celui qui paraissait les conduire, avait tressailli de surprise. Il avait pris des informations détaillées sur ma figure, l'endroit d'où je venais et le personnel de la maison que j'occupais; puis, sur les réponses de la femme, ils avaient échangé entre eux quelques paroles précipitées et avaient déserté sans ajouter rien de plus. La terreur qu'ils inspiraient était devenue universelle. Une battue générale avait été faite dans toutes les montagnes et les forêts d'alentour sans aucun résultat.

Ce qui jusqu'alors n'avait été que soupçon pour moi devint certitude; plus moyen d'en douter, c'était Paulo et ses complices. Paulo connaissait mon lieu de retraite, peut-être savait-il aussi que je m'étais fait le protecteur d'Adala et chercherait-il à exercer contre l'enfant d'Angeline la même vengeance que j'avais tirée de sa grand'mère de son refus de m'épouser.

Ne pouvant tenir plus longtemps à cet état d'anxiété, qui soulevait d'avantage mon désir de gagner les bois pour me mettre à leur recherche, tout en chassant, je partis un bon jour après avoir mis Adala et sa grand'mère hors des atteintes d'un coup de main par lequel on aurait tenté quelque chose contre elles.

Cette vie nomade et libre du sauvage me convenait, parce qu'au milieu de mes compatriotes, les blancs, j'avais vu se dérouler les plus douloureux événements de ma vie et j'y retrouvais à chaque pas, auprès de leurs demeures, des souvenirs de mon enfance, de ma jeunesse, mais par-dessus tout de mes parents sans compter de cuisants remords. Il me semblait que seul encore, assis aux pieds des grands arbres où j'entendrais la voix toute-puissante de Dieu, je sentirais un peu de calme renaître en mon âme.

Dans le recueillement des forêts on retrouve, au milieu de la privation de la vie sauvage, les souvenirs si chers du foyer. Ils étaient pour moi si remplis de charmes que j'espérais les revoir encore dans le silence profond et l'isolement. Là j'y reverrais mon père conduisant péniblement sa charrue, mais tout joyeux à l'idée que c'étaient autant de sueurs épargnées au front de son enfant. J'y reverrais encore ma vieille et sainte mère travaillant pour moi et mes chères jeunes soeurs s'ingéniant à trouver ce qu'elles pouvaient faire pour me prouver leur amour et leur désir de m'être agréables. L'amour qu'on me portait dans, cet asile fortuné se déteignait sur tout le personnel de la ferme, les bons domestiques, les servantes me comblaient eux aussi d'attentions. Il n'y avait pas même jusqu'aux animaux dont je repassais les noms dans ma mémoire, qui ne replissassent mon esprit de regrets pleins de charmes mais à jamais superflus. Ne pouvant résister à ce désir bien légitime de revoir encore quelques instants du passé, je résolus d'aller faire une excursion de quelques semaines auprès du Lac à la Truite. et j'espérais aussi retrouver les traces des trois brigands.

Deux jours après mon départ, j'étais sur les bords de la rivière St. Jean qui coule sur les limites: du Canada et des États-Unis.

Je n'avais pas encore rencontré une seule figure humaine, mais j'avais constaté des pistes différentes, les unes, sans aucun doute, appartenant à des chasseurs blancs et les autres à des indiens, tel qu'il était facile de les reconnaître aux moyens que prenaient les uns d'en cacher les vestiges et les autres à l'empreinte plus franche et par conséquent plus ferme sur la terre boueuse.

Un soir assis devant mon feu, pendant la cuisson d'une pièce de venaison pour mon souper, je faisais un retour sur le passé et remontant le cours de ma vie criminelle, je sentais le désespoir me gagner en songeant à tout le mal que j'avais fait et aux moyens de le réparer.

Mes pensées me reportèrent naturellement vers la soirée où l'âme gangrenée par l'idée d'une vengeance diabolique, j'avais partagé mon repas avec Paulo et l'avais associé à mes projets criminels.

J'étais absorbé dans ces idées lorsque les plaintes de mes chiens me tirèrent de ma rêverie. Les pauvres bêtes n'avaient presque pas pris de nourriture depuis mon départ de Ste. Anne. Je détachai, les pièces de venaison qui étaient à la broche, et les leur abandonnai de grand coeur; je me sentais incapable de manger.

Pendant que mes chiens dévoraient leur repas j'éteignis soigneusement mon feu, j'en fis disparaître les traces, comme c'est la coutume de ceux qui veulent cacher leurs campements.

Toutes ces précautions prises, je me replongeai de nouveau; dans mes réflexions. Un bruit de voix me réveilla en sursaut et me fit sortir de cet état de somnolence.

J'avais choisi pour gîte une clairière qui dominait la forêt. Des arbres vigoureux environnaient le plateau où j'avais fait cuire le repas qui n'avait servi qu'à mes chiens, les rochers qui le surplombaient laissaient des anfractuosités caverneuses, dans l'une desquelles je m'étais tapi pour la nuit.

Mes chiens étaient parfaitement dressés, aussi lorsqu'ils voulurent élever la voix pour m'avertir de l'approche d'étrangers, je leur imposai silence et ils se couchèrent à mes pieds sans plus bouger que s'ils eussent été morts.

De ma cachette j'aperçus une flamme vive s'élever au même endroit où j'avais éteint mon feu quelque temps avant. Je pouvais du lieu que j'occupais, suivre les mouvements des nouveaux arrivés, eussent-ils été ceux de l'ennemi la plus rusé.

Quand la flamme commença à éclairer leur bûcher, je vis avec surprise trois grands gaillards, équipés et vêtus comme l'étaient les trappeurs canadiens de ce temps-là. Ils étaient jeunes, forts et vigoureux. L'un surtout, que j'entendis appeler Baptiste et qui paraissait le chef, était d'une taille et de membrure à pouvoir lutter contre un lion. Un autre, qu'ils nommaient le Gascon et qui d'ailleurs n'avait pas même besoin d'en porter le nom, se faisait reconnaître aisément par ses sandédious et ses cadédis pour un enfant des bords de la Garonne.

Le troisième, également bien découpé, avait une certaine empreinte de mélancolie. Ses vêtements à celui-là, étaient d'une recherche prétentieuse qui lui donnait un air ridicule et amenait naturellement le sourire, si toutefois on se trouvait hors de la porté de son oeil ferme et de son bras robuste.

Pendant que le repas cuisait, j'écoutai leur conversation, ils en étaient aux facéties:

—Oui, disait le gascon, par ma barbe et la tienne que tu n'auras jamais, Normand, je vais te dire toute mon histoire et aussi vrai que le chef Baptiste vient de nous avertir qu'un repas a été pris dans cet endroit, il n'y a que quelques heures et que le chasseur ne doit pas être à une grande distance, je me propose, en attendant que nous nous mettions à table, ce qui veut dire manger sous le pouce, afin de perfectionner ton éducation, de te faire le récit de toute ma vie: Mon père était un grand industriel; chaque année nous avions à confectionner des articles d'art et de nécessité qui trouvaient toujours un prompt débit. Mon frère aîné lui était un saigneur, son cadet était marchand; pour moi j'étais dans le commerce des perles.

Tu vois, mon bon, si j'ai appartenu à une famille troussée.

L'autre l'écoutait avec étonnement ouvrant la bouche et les yeux d'une façon démesurée.

Cadédis, reprit-il, tu ne comprends pas qu'avec tous ces moyens de vivre je me suis fait trappeur. Je vais t'expliquer la chose, oui vrai dans tous ses détails car je veux faire de toi un savant comme ils sont bien rares.

Un franc éclat de rire interrompit le narrateur, il en demeura un instant déconcerté.

—Dès le moment, dit la voix rieuse, qu'un des tiens détache sa langue du crochet de la vérité, on peut être sûr qu'à force de répéter des balourdises, il finit par les croire. Puisque ton père était un industriel que ne t'a-t-il intéressé dans son commerce?

—Faites excuse, mon père confectionnait des sabots et le commerce n'était pas assez étendu pour qu'il eut besoin d'un associé!

—Ton frère qui était seigneur aurait pu t'établir sur une de ses terres?

—Quand je vous dis que mon frère était saigneur, c'est qu'il saignait les moutons du voisinage pour avoir une partie du sang. Il n'a jamais possédé de terre plus que j'en ai sous la main!

—Et ton frère le marchand ne pouvait-il pas te donner une place dans son établissement et ton industrie dans le commerce des perles ne t'assurait-elle pas un belle existence?

—Oh! pour ça quant à mon frère le marchand, il était en société avec la grosse voisine pour vendre de la tire et de la petite bière le dimanche, à la porte de l'église; pour moi j'enfilais des grains du verre que je vendais pour des colliers de perles. Nos trois industries réunies ne rapportaient pas cinq francs chaque semaine pour faire bouillir la marmite. Voilà ce qui fait que le bonhomme, que nous appelions papa, a levé le pied un bon matin pour aller rejoindre, disait-il, la mère que nous n'avons jamais connue. Et il termina d'un ton piteux: Il fallait bien que je changeasse de pays.

Le rire qui suivit cette déclaration ébouriffante fut presqu'inextinguible de la part de deux auditeurs, mais, sans se déconcerter davantage, l'interlocuteur continua:

—Trou de l'air, c'est tout d'même un fort beau pays que celui que j'ai laissé là ousque l'eau que vous buvez ici est du vin dans nos rivières, même que chaque matin le soleil trouve cinq ou six gaillards qui ronflent à réveiller les morts rien que pour s'être assis sur ses bords.

Ces dernières réflexions augmentèrent encore l'hilarité des deux autres.

Et toi, reprit celui qui s'appelait Baptiste en s'adressant à l'homme à l'air mélancolique, depuis six mois que nous chassons ensemble et que tu me promets de me faire connaître ton histoire pourquoi ne nous la dirais-tu pas aujourd'hui?

Hélas! répondit celui-ci, elle est fort triste mon histoire et ne sera pas bien longue: Vous m'appelez Normand et c'est bien le cas de me donner ce nom puisque la terre où j'ai vu le jour se trouve dans la Normandie. Mon père était autrefois un riche fermier. Il avait acquis de grandes propriétés mais non content, de la jouissance de nos biens, il lui prit la sotte fantaisie d'ajouter un titre do noblesse au nom respectable de Cornichon qu'il portait. Pendant quelques années, il fit de folles dépenses qui nous amenèrent dans un état, de gêne considérable. Pour compléter toutes ses sottises, il acheta un château en ruines qu'on appelait la Cocombière, il acheva d'éparpiller le peu qui nous restait pour te rendre presqu'habitable. Je ne sais quel mauvais drôle lui avait fait croire que par cette acquisition il devenait baron; aussi ne l'appelait-on plus si on ne voulait pas l'offenser, que le Baron de la Cocombière.

Je passe brièvement sur les détails des toilettes extravagantes qu'il faisait chaque jour et qui le rendaient, l'objet des risées et des huées des campagnards du voisinage. Quand je passais avec lui, accoutré d'une manière aussi ridicule qu'il l'était lui-même, nous entendions les gamins s'écrier: Voilà Monsieur Concombre et son Cornichon qui passent. Nous recevions ces insultes avec un dédain superbe et sans sourciller. Pour ma part j'aurais tordu le cou à un de ces drôles, si mon père, se renfrognant dans sa dignité, ne m'en eût empêché en m'expliquant qu'il serait malséant pour moi et indigne du sang qui coulait dans nos veines de toucher à l'un de ces vilains.

C'est avec ce genre d'éducation que j'atteignis mes vingt ans. Nos ressources pécuniaires étaient complètement épuisées et je songeais à chercher une position lucrative, lorsqu'un bon matin mon père arriva dans ma chambre d'un air tout radieux: Mon fils, me dit-il, il va falloir endosser tes plus beaux habits et aller demander en mariage la fille du Marquis de Montreuil dont la domaine avoisine le nôtre. Je vais moi-même présider à ta toilette et voir à ce que le laquais qui t'accompagnera soit en grande tenue.

Les ordres de mon père étaient pour moi sans appel. Une heure donc après, coiffé d'un chapeau à plumes, habit galonné en rouge bleu et vert sur toutes les coutures, bottes à l'écuyère toutes rapiécées, j'étais installé sur une rosse, pendant que le laquais espèce de jocrisse, qui devait me suivre à distance et enharnaché d'une manière aussi ridicule, avait en fourche un âne dont la maigreur l'avait obligé à mettre une demi-botte de foin pour se protéger des foulures. Ce foin d'ailleurs devait lui servir de selle.

Ce fut dans cet état que je me présentai au château du Marquis, vieux noble d'ancienne souche. J'y fus fort bien reçu et avant que je lui déclarasse le but de ma visite, le marquis m'invita à entrer au salon où sa fille, charmante personne bien élevée, exécutait un air de musique. Rougissant comme une pivoine j'entendis lire la pancarte que j'avais donnée sur laquelle étaient écrits d'une manière illisible mes noms, titres et qualités. Pendant cette longue énumération que mon père avait lui-même griffonnée je voyais la jeune fille se tordre en tous sens pour s'empêcher d'éclater. Cependant elle put se dominer et me montrant un fauteuil elle m'invita à m'asseoir. J'allai donc m'y installer, mais croyant qu'il était incivil de l'occuper tout entier je m'appuyai simplement sur un des bords. Malheureusement, h'avais mal calculé les lois de l'équilibre, le fauteuil culbuta avec moi. Dans l'effort que je fis pour me retenir, je renversai une table chargée de pots de fleur dont la terre et l'eau vinrent me couvrir entièrement la figure. Jamais de ma vie je n'ai entendu pareils éclats de rire. Je jugeai à propos de tenter un mouvement de retraite, mais par malheur en faisant mes salutations de reculons et mes excuses les plus sincères, j'allai poser le talon de ma botte sur les pattes du chien favori couché à peu de distance.

Le caniche poussa des cris affreux, je le pris précieusement dans mes bras et le caressai pour tâcher de le consoler, le croiriez-vous la vilaine bête laissa couler de l'eau qui m'humecta. La chaleur que me procura ce bain improvisé me fit perdre complètement la tête, il m'échappa des mains et tomba lourdement par terre.

De là redoublement de cris du chien, redoublement aussi d'éclats de rire de l'assistance.

Tout confus, je saisis mon chapeau à plumes que j'avais déposé sur le plancher à coté de mon siège, tel que le cérémonial de mon père me l'avait ordonné, et je me retirai de reculons, saluant à droite et à gauche les valets et les cuisinières que je prenais pour le marquis et sa demoiselle qui s'étaient esquivés sans doute pour pour rire plus à leur aise.

Apercevant la porte du dehors dans mon mouvement de retraite, je m'y dirigeai avec précipitation.

En m'y rendant, toujours en saluant de reculons crainte d'être incivil, je heurtai violemment une grosse fermière qui entrait. Elle portait sur sa tête un vase rempli de crème. Je ne sais comment la chose se fit, mais la fermière dont j'avais barré les jambes tomba sur moi et le pot de crème m'inonda la figure. Certes ce n'était pas un petit poids je vous prie de le croire, que celui de la fermière et lorsque je fus débarrassé de sa masse, grâce aux valets qui nous relevaient en étouffant de rire, j'enfourchai ma monture que mon laquais tenait à grand'peine.

Je piquai des deux éperons les flancs de la rosse, elle partit à la course mais ce fut pour gagner l'étable ou il lui restait, sans doute un peu de picotin. En y entrant, malgré tous mes efforts pour l'arrêter, naturellement je fus désarçonné. J'étais tombé à la porte de l'écurie et lorsqu'on me ramena ma bête et les valets n'avaient pas encore fini d'enlever avec du foin et des balais les ordures qui couvraient, la partie de mes habits sur laquelle j'étais tombé.

Je remontai de nouveau et ce ne fut qu'à force d'être poussé, battu par les valets et enfin grâce à une corde que mon laquais lui passa au cou pour la faire remorquer par son âne, que l'infâme Rossinante se décida à se mettre en marche. Je m'éloignai de ces endroits accompagné d'éclats de rire que je n'oublierai jamais de ma vie.

Mon indigne jocrisse avait entre ses dents au moins la moitié du foin qui lui avait servi de selle pour s'empêcher de faire chorus avec la valetaille du château, tandis que son âne poussait des braiments comme contre-basse.

En entendant raconter cette belle équipée, mon père en fit une maladie qui le conduisit en peu de temps au tombeau. Après sa mort, tous nos biens furent vendus, et je m'éveillai un bon matin n'ayant pour tout partage que le chemin du roi.

J'ai oublié de vous dire que ma mère était morte depuis un grand nombre d'années.

J'étais fils unique, n'ayant pour tout bien que cette arme, (et il leur montra sa carabine) que mon père m'avait donnée dans des jours meilleurs.

Voilà pourquoi je me suis embarqué sur un bâtiment qui faisait voile pour le Canada et me suis fait trappeur.

Je l'avoue franchement, cette mirobolante histoire réussit à m'arracher un rire que je n'avais pas connu depuis bien des années.

Pour les deux autres qui l'avaient écouté avec un grand sérieux jusqu'à ce moment, je crus qu'ils n'en finiraient plus, tant leur hilarité était grande.

Lorsqu'ils se furent calmés, Baptiste s'écria:

—Sacrement de pénitence, c'était son juron favori, je veux que la corde qui servira tôt ou tard à pendre les trois coquins que nous avons rencontrés aujourd'hui m'étrangle si je crois un seul mot de ce que vous venez de dire. Il vaudrait mieux tout bonnement avouer que comme moi vous êtes poussés comme des champignons, remettant votre appétit au lendemain quand vous n'aviez rien à manger la veille. Pour moi qui me connais en homme, je vous sais deux vigoureux gaillards, honnêtes et déterminés. Là franchement donnons-nous la main, ce sera entre nous à la vie et à la mort, si vous voulez. Nos origines et nos titres de noblesse sont du même niveau et sans frime après que nous aurons soupé, je vous raconterai la mienne.

Ils échangèrent ensemble de cordiales poignées de mains et le silence ne fut bientôt troublé que par le pétillement du feu et le bruit de leurs mâchoires.

Les appétits satisfaits, Baptiste commença sa narration: Son enfance avait été misérable comme celle de presque tous les enfants trouvés. Abandonné sur le bord du chemin, il avait été recueilli par une espèce de mégère qui l'avait élevé dans un but de spéculations Elle parcourait les villes et les villages, exploitant la pitié des personnes charitables par l'état de maigreur et de dénûment dans lequel elle le maintenait en le privant de nourriture et en vendant les hardes qu'on lui donnait pour en employer l'argent à acheter des liqueurs spiritueuses dont elle se gorgeait.

Lorsqu'il eut atteint l'âge de sept ans, il avait déserté pour échapper à ses mauvais traitements et était venu rejoindre un campement de sauvages qu'il nomma et que je reconnus comme faisant partie de la tribu où j'étais chef, et au milieu de laquelle il avait passé une dizaine d'années. La guerre étant survenue, il s'était engagé comme volontaire dans le corps expéditionnaire du Commandant Ramsay qui partait pour l'Acadie.

Les ennemis du sol une fois repousses, il s'était embarqué à bord d'une corvette française ayant nom La Brise. Pris comme corsaire et vendu en qualité d'esclave, en même temps que son chef sauvage qui commandait sur le même vaisseau à cinquante volontaires de sa nation, il était parvenu à s'échapper après des dangers sans nombre.

Il avait depuis sillonné les mers en tous sens et était revenu se faire trappeur avec le dessein bien arrêté de revoir ses anciens amis. Comme il était certain que le chef devrait être mort dans les fers de l'esclavage n'en ayant eu aucune nouvelle depuis, il désirait surtout rencontrer la fille de ce même chef qui avait été une Providence pour lui avant son départ et la protéger dans le cas où elle serait dans la nécessité, en reconnaissance de ce qu'elle avait fait.

On peut imaginer avec quel intérêt mêlé de surprise j'écoutai cette histoire. Elle était d'ailleurs de nature à m'intéresser à plus d'un titre. D'abord la rencontre de Baptiste que j'avais double plaisir à revoir puisque je le connaissais depuis nombre d'années et que c'était le même qui enfant, était, venu nous demander asile. En l'absence de Paulo, il était le commensal le plus assidu de ma cabane.

Angeline lui avait voué une amitié toute fraternelle. Elle lui avait même donné des leçons de lecture et d'écriture qui avaient considérablement développé son intelligence déjà remarquable. Aussi le pauvre orphelin, peu habitué aux bons procédés, la traitait-il avec une déférence et un amour tout filial, bien qu'elle n'eut que peu d'années de plus que lui. C'était elle, la chère ange, qui l'avait engagé a prendre du service à bord de La Brise pour me porter secours au besoin. Ces derniers détails, je les ignorais entièrement.

J'étais doublement heureux de la rencontre de Baptiste. Bien que j'eusse la certitude que je ne m'étais pas trompé sur les scélérats qui avaient commis les actes de brigandage à Ste. Anne, j'allais cependant éclaircir tous mes soupçons, car Baptiste connaissait parfaitement Paulo; aussi m'empressai-je de sortir de ma cachette.

Malgré le peu de bruit que je fis, l'oreille exercée des trappeurs les avertit de l'approche d'un étranger. Croyant à une attaque subite, il disparurent derrière les arbres et je vis briller à la lueur du feu les canons de trois carabines. J'élevai la voix et continuai à avancer en disant: Est-ce que par hasard trois hommes jeunes et vigoureux comme vous l'êtes auriez peur d'un compagnon chasseur? Je m'approchai complètement désarmé jusqu'auprès du feu.

A ma vue, Baptiste laissa tomber son fusil, puis la bouche ouverte, l'oeil fixe, il me contempla un instant avec un étonnement indicible. D'un saut, il fut auprès de moi, m'embrassa les mains, fit mille contorsions, mille gambades, tant était délirante la joie qu'il éprouvait de me revoir. Ses autres compagnons le regardaient faire avec une surprise et un ébahissement non moins grand. Sans nul doute, ils crurent que leur chef devenait fou à lier.

Lorsqu'ils eurent repris leurs sens et que Baptiste leur eut donné quelques explications, il me fallut répondre aux pressantes questions de Baptiste qui me demandait des informations sur mon sort et celui d'Angeline.

Je lui racontai mon temps d'esclavage, mon évasion et les derniers moments d'Angeline et d'Attenousse aussi brièvement que possible.

On ne saurait voir une douleur plus réelle et des larmes plus sincères que celles qu'il versa en entendant ce récit. Sa rage contre Paulo était indicible. "Et moi, disait-il en m'interrompant à chaque instant, moi qui les ai tenus tous trois aujourd'hui au bout de ma carabine. Ah! si j'avais su, si j'avais su... mais les misérables ne perdent rien pour attendre".

Attenousse avait été pour lui un ami et un protecteur.

Il me raconta ensuite qu'il avait surpris une conversation entre les trois bandits, que ses compagnons n'avaient pu comprendre parce qu'ils parlaient dans en langue iroquoise à laquelle ceux-ci étaient étrangers.

Bien qu'il n'eut pu saisir qu'imparfaitement, ce qu'ils se disaient, il avait vu qu'il s'agissait d'un projet d'enlèvement; mais que l'entreprise qu'ils se proposaient devait être entourée de grands périls, car c'est à qui des trois ne l'exécuterait pas. Après avoir longtemps délibéré il fut facile à Baptiste de conclure, par les mots qu'il pouvait entendre quoiqu'ils ne fissent que des phrases décousues qu'ils étaient décidés de mettre leur projet à exécution le plus tôt possible. Ils étaient poussés par l'espoir d'une rançon que le chef paierait pour délivrer son enfant d'adoption.

On peut concevoir l'impression que me fit cette révélation. C'était à n'en pas douter mon Adala qu'ils voulaient me ravir; peut-être même étaient-ils déjà en marche. Ils avaient néanmoins compté sans leur hôte et, malheureusement pour eux, la partie était trop forte, ils ne devaient pas en recueillir le gain.

Nous concertâmes nos plans de défense, Baptiste et ses deux amis devaient surveiller toutes les démarches des brigands et m'avertir quand ils les verraient tenter quelque chose de suspect. La surveillance de Baptiste méritait considération surtout, lorsqu'il était guidé par la reconnaissance comme dans cette occasion; ses compagnons par amitié pour lui s'étaient liés de tout coeur à moi et me juraient fidélité. Ils étaient guidés par l'esprit des aventures d'abord, puis par le courage que met tout honnête homme à prévenir un crime, et en prévenir ceux qui devaient en être les auteurs. C'était pour eux un stimulant plus que suffisant.

Comptant donc sur ces auxiliaires, je pris le chemin de ma demeure bien décidé à verser jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour défendre mes protégées.

En arrivant dans le village, j'informai les habitants que j'étais sur les traces de ceux qui avaient jeté la consternation parmi eux. Je leur fis connaître la tentative qu'ils devaient faire pour enlever Adala. Il n'y eut qu'un cri d'indignation parmi ces braves gens; tous s'offrirent de me prêter main forte et nous nous séparâmes après avoir convenu de faire bonne garde et de donner l'éveil dans le cas où un des trois misérables serait aperçu rôdant dans les environs.

Quinze jours se passèrent dans une parfaite tranquillité et sans que j'eusse de renseignements sur mes nouveaux alliés. Je connaissais trop la perspicacité et le dévouement de Baptiste pour douter un instant qu'il ne remplit scrupuleusement le rôle important que je lui avais confié.

Cependant ce calme apparent était bien loin de me faire prendre le change. J'étais trop au fait des habitudes sauvages pour ne pas voir dans ce repos une ruse afin de mieux nous surprendre plus tard, aussi avais-je pris mes précautions en conséquence.

Enfin le soir de la vingtième journée, j'étais assis sur le seuil de la porte lorsque le cri du merle siffleur se fit entendre; c'était le signal convenu. Je tressaillis involontairement. J'ordonnai à la vieille de fermer les contrevents, de barricader les portes et de n'ouvrir qu'à ma voix; puis je me dirigeai précipitamment vers l'endroit d'où était parti le cri. Je ne m'étais pas trompé, ce signal venait d'un des compagnons de Baptiste. C'était le gascon qu'il m'expédiait. II m'informa que les trois bandits s'étaient occupés de chasse et de pêche, ils avaient, fumé les viandes et les poissons comme s'ils se fussent préparés à un long voyage. Ils avaient de plus confectionné un léger canot d'écorce sur la rivière St. Jean avaient déposé des provisions de distance en distance en descendant vers le village de Ste. Anne. Baptiste me faisait dire de plus qu'ils avaient préparé une hotte dont la destination était évidente, il était d'opinion que cette nuit même, ils frapperaient le coup décisif; puisqu'ils n'étaient qu'à deux lieues à peine des habitations. Je devais donc me tenir sur mes gardes pendant qu'eux-mêmes ne seraient pas loin.

Je fis prévenir six des hommes les plus déterminés et intelligents de mon voisinage et les disposai de manière que leur présence fut parfaitement dissimulée. D'après mes instructions, ils ne devaient tirer qu'au premier commandement.

J'oubliai par malheur de faire la même recommandation au gascon éloigné d'environ trois cents verges de la maison ou je m'étais embusqué.




TENTATIVE ET ATTAQUE.

Une nuit des plus sombres enveloppa bientôt la demeure et tous les alentours. Un silence parfait régnait dans toute la campagne. Le temps était à l'orage; parfois un éclair illuminait la nue et venait en serpentant se perdre dans un endroit désert: Le tonnerre grondait dans le lointain et ses roulements nous arrivaient comme les détonations de mèches de canons.

Vers onze heures, le craquement d'une branche comme si elle eut été brisée sous les pas d'un homme retentit à mon oreille.

Deux carabines bien chargées étaient auprès de moi; j'en saisis une et me tins prêt à tout événement. Je m'assurai aussi que mon couteau jouait parfaitement dans sa gaine.

Mon oeil bien qu'exercé à l'obscurité dans les chasses à l'affût que je faisais la nuit, ne pouvait cependant percer les ténèbres qui m'environnaient.

Heureusement qu'un éclair brilla un instant. Il disparut très vite, mais néanmoins j'eus le temps de remarquer une touffe d'arbrisseaux qui se trouvait à trois arpents à peu près de la maison et qui n'y était certainement pas lorsque j'avais fait l'inspection des lieux.

Dix minutes après, un nouvel éclair apparut au firmament.

J'avais toujours l'oeil fixé vers l'endroit où je venais de voir le buisson. Pendant ce laps de temps, il s'était considérablement rapproché. Il ne devait pas être a plus de vingt pieds du gascon.

Instruit par Baptiste des ruses des indiens, ce dernier n'ignorait pas qu'il y avait embûche et que l'ennemi s'avançait. En même temps, son chien qu'il ne retenait qu'avec peine réussit à s'échapper et s'élança dans la direction du buisson en poussant d'affreux hurlements.

A peine y fut-il arrivé que ses furieux aboiements se changèrent en cris plaintifs. Le bouillant gascon n'y put tenir plus longtemps. En deux bonds, il fut à l'endroit où les bandits abrités par le buisson s'avançaient vers ma demeure. Un détonation se fit entendre, un blasphème affreux y répondit et le craquement de branches qu'on ne cherchait plus à dissimuler nous avertit que quelqu'un s'échappait.

Pendant ce temps le français faisait un bruit d'enfer. Les sandédious les cadédis, je te tiens couquin, étaient montés au plus fort diapason.

Des torches que nous avions préparées furent allumées et nous accourûmes. Le compagnon de Paulo avait rendu l'âme, la balle lui avait traversé le coeur. Le blasphème avait été son dernier adieu à la terre.

Quant au gascon en apercevant son chien qui perdait son sang par une large blessure à la poitrine il se mit à l'embrasser pleurant et lui prodiguant les épithètes les plus tendres tandis que les couchons, les voleurs, les canailles, lui sortaient de la bouche par torrents à l'adresse de l'homme mort.

Sur ces entrefaites, Baptiste arriva avec le Normand et les villageois. Tous avaient fait feu mais sans effet pensaient-ils.

Le cadavre du brigand fut identifié par les chasseurs comme celui d'un des compagnons de Paulo. Sa figure était hideuse. Une hotte qui devait servir à transporter Adala était auprès de lui.

Cependant ce dernier acte d'audace avait mis le comble à la terreur des habitants. Éveillés par nos coupa de feu tous étaient accourus pour nous secourir; les uns armés du haches, les autres de fourches, etc., etc., tant on craignait que nous eussions affaire à une bande plus considérable. On n'avait laissé aux maisons que le nombre d'hommes nécessaires en cas d'attaque.

Nous décidâmes de suite de faire une nouvelle battue. Au point du jour le lendemain, nous devions nous mettre en marche pour fouiller avec le plus grand soin les bois, d'alentour. Nous espérions qu'un des malfaiteurs, peut-être tous les deux, auraient pu être atteints par les balles et auraient été dans l'impossibilité de fuir bien loin.

Une semaine de recherches minutieuses et dont le cercle était chaque jour agrandi ne put nous faire découvrir d'autre trace qu'une ou deux gouttes de sang dans un fourré où bien probablement Paulo et compagnie s'étaient arrêtés.

Ces démarches infructueuses mettaient Baptiste au désespoir à cause de l'intérêt extraordinaire qu'il portait à l'enfant d'Angeline et d'Attenousse.

Le gascon de son côté était inconsolable de la perte de son chien: il n'en parlait qu'en jurant comme un païen. Il aurait voulu être le diable en personne pour faire griller le couquin, tant il redoutait la reconnaissance de sa Majesté Fourchue en faveur d'un misérable qui l'avait toujours si bien servi de son vivant.

Le normand lui accusait piteusement son peu de chance de ce qu'il était né un vendredi et sous une mauvaise étoile.

Cependant j'étais dévoré d'inquiétude. Je connaissait trop bien la scélératesse de Paulo, son caractère haineux et vindicatif pour ne pas être assuré que tôt ou tard, il tenterait une revanche éclatante.

Je n'osais donc plus m'éloigner de la maison et laisser Adala d'un seul pas. Je la conduisais par la main dans mes courses journalières. Si je sortais en voiture, je la faisais asseoir à côté de moi; La nuit, son petit lit était placé tout près du mien. Je passais des heures entières à la regarder dormir essayant à deviner, chacune de ses pensées. Quand je voyais ses lèvres roses s'agiter et laisser échapper un sourire, je me demandais si elle ne causait en songe avec sa mère ou avec les anges ses petits frères. J'ajustais ses couvertures de crainte qu'elle ne prit du froid et doucement bien doucement, j'embrassais son couvre-pieds pour ne pas l'éveiller par le contact de ma bouche.

Elle avait à peine plus de quatre ans et j'admirais avec quelle rapidité son intelligence se développait. Tous ceux qui la connaissaient étaient aussi surpris de son étonnante précocité. Sa grand'mère et une bonne vigoureuse servante que j'avais engagée, l'aimaient presqu'autant que moi.

L'hiver qui suivit se passa dans une parfaite tranquillité. On n'avait pas entendu parler de Paulo ni de son complice, les vols et les rapines avaient cessé.

Tout le monde se félicitait de l'idée qu'ils étaient pour toujours disparus, seul probablement je n'ajoutais pas foi à cette croyance devenue générale.

Toutefois, une chose me rassurait, c'est que si je n'entendais rien dire de Baptiste et de ses braves compagnons, j'étais certain qu'ils surveillaient notre homme de près et feraient tout en leur pouvoir pour détourner les projets malicieux que le traître et son complice tenteraient contre moi ou plutôt contre Adala. Ce à quoi mes associés et surtout Baptiste tenaient le plus, c'était de les prendre tous les deux vivants peut-être auraient-ils recruté quelques autres sauvages et ils jouissaient d'avance du plaisir de les livrer à la justice. Baptiste était rusé, mais il avait affaire à forte partie: Paulo de son côté ne manquait pas de finesse. Son intelligence naturelle, l'instinct de la conservation l'avertissaient qu'il était poursuivi. Aussi, comme je l'appris plus tard; fallait-il faire de rudes marches pour ne pas perdre sa piste. La route qu'ils suivaient était toujours directe et tendait évidemment à un but... mais n'anticipons pas les évènements.




LA CAVERNE DES FÉES

Ceux qui ont visité Ste. Anne de la Grande Anse n'ont pu s'empêcher de remarquer une montagne allongée de douze à quinze arpents qui se trouve à une petite distance du fleuve. Son dos s'arrondit mollement en se prolongeant; elle n'est pas très élevée, mais assez pour que, du haut de son sommet, la vue domine le paysage magnifique qui l'environne.

Rien de plus agréable que de contempler son versant nord, boisé d'arbres variés et magnifiques. Des crêtes de rochers qui partent du haut et viennent jusqu'au bas vous représentent les côtes d'un immense cétacé dont la montagne a d'ailleurs l'apparence. L'une de ces crêtes présente vers le milieu un aspect plus âpre, plus hérissé. Elle a un pic qui domine les beaux arbres bordant les flancs de la montagne. Ce pic est aride et dénudé. Vers la partie ouest, il est coupé perpendiculairement. Il forme un contraste saisissant avec les autres bandes de rochers parallèles qui sont à demi caché par une luxuriante végétation.

Depuis longtemps, les habitants de l'endroit m'assuraient qu'une caverne profonde, creusée dans ce pic présentait dans son intérieur des dispositions tout à fait extraordinaires. Quelques-uns mêmes affirmaient, mais ceux-là, je suppose, n'étaient pas les plus hardis, que souvent des bruits étranges s'y faisaient entendre.

Je décidai un jour d'aller en faire l'examen. Je pris avec moi un de ceux qui l'avait déjà visitée et qui lui prêtait dans son imagination le caractère le plus féerique.

On y parvenait en gravissant une pente très abrupte. De grands arbres répandaient leur ombrage sur l'entrée spacieuse de la caverne. La chambre principale se trouvait éclairée par fissures de la voûte par lesqelles filtrait une douce lumière.

Au centre, une énorme pierre carrée à surface unie semblait représenter une table. Cinq ou six pierres échappées de la voûte étaient disposées autour à la manière de tabourets. A deux pas plus loin une colonne de pierre, toute d'une pièce, s'élevait droite et perçait la voûte. Elle avait la forme des cheminées de nos habitations de campagne.

Cette caverne était divisée en plusieurs compartiments. Deux dans le fond étaient éclairés par les rayons du soleil qui y pénétraient par des ouvertures naturelles. Cette lumière donnait la vie aux petites fleurs qui en tapissaient les parois. Quelques vignes sauvages grimpaient le long des rochers, montaient jusqu'aux interstices et s'échappaient au dehors comme pour aller demander plus de sève au soleil.

A gauche, se trouvait un alcôve éclairé seulement par l'entrée. Au fond de cet alcôve et a angle droit on voyait un antre obscur, où il y avait un trou profond, circulaire, s'enfonçant tellement dans la montagne que j'essayai à le sonder avec une perche de dix-huit pieds sans aucun résultat. En approchant mon oreille de l'ouverture, j'entendis comme le bruit d'une forte chute d'eau.

Quelques années plus tard, lorsque je visitai la caverne, avec mon Adala à qui j'en avais parlé, l'intérieur en était complètement changé.

Des tremblements de terre avaient fait tomber une partie de la voûte. Ce n'était plus qu'une ruine de ce que j'avais vu.

Un jour, il y eut grand émoi dans le village. Deux hommes, en longeant le sentier au pied de la montagne, y avaient aperçu des flammes et une fumée qui s'en échappaient. On avait même vu deux ou trois ombres sur le sommet du rocher et ce ne pouvaient être des hommes. La frayeur était à son comble.

Des voisins vinrent le soir veiller chez moi, suivant leur habitude, et me racontèrent ce qui faisait le sujet de toutes les conversations.

Tous ceux qui fréquentaient ma maison étaient de braves gens doués d'un esprit sain et de le plus grande honnêteté, de plus d'un courage éprouvé.

Mais ce soir-là parmi eux se trouvait un autre homme qui, depuis trois à quatre jours, sous un prétexte ou sous un autre, venait me faire des visites fréquentes et fort assidues. Il habitait une cabane à quelque distance de chez moi. Elle était située sur la lisière immédiate des bois et aux pieds de ce qu'on appelait la Montagne Ronde.

Cette montagne est ainsi nommée parce qu'elle ressemble à un pain de sucre dont le sommet aurait été arrondi.

La renommée de cet individu était rien moins que recommandable. Les gens du l'endroit se disaient tout bas qu'il avait incendié plusieurs granges et qu'il ne vivait que de vols. A vrai dire, sa figure ne prévenait pas en sa faveur. Il avait un front bas et fuyant, d'épais sourcils où se joignaient ensemble et semblaient tirer au cordeau. Ses yeux était louches, ternes et sournois. Ils s'illuminaient quelquefois et jetaient alors un éclat fauve. Son nez aquilin se recourbait sur une bouche dont les lèvres étaient tellement minces qu'on les eut dites coupées comme une incision faite dans une feuille de papier. Lorsqu'il parlait, ou pouvait voir quelques dents rares mais aiguës comme celle d'un serpent. Les muscles de la mâchoire inférieure présentaient à son angle un gonflement tel qu'en possède le tigre et tous les animaux féroces.

Ce soir là, il était en belle humeur et nous amusait par le récit d'un événement qui s'était passé chez lui dans la journée: Un fou était entré dans sa maison, y avait fait toutes les perquisitions possibles sous prétexte de chercher une poule qu'il disait avoir été dérobée et qui devait s'y trouver. Il s'était parait-il, livré à mille extravagances tout en cherchant cette fameuse poule. Les excentricités du pauvre insensé telles que le "louche," ainsi nommerai-je l'individu, les rapportait, faisaient tordre de rire mes voisins.

Il en était au beau milieu de sa narration, lorsque la porte s'ouvrit. Un mendiant entra. Il se dirigea d'un pas délibéré vers la table, s'assit auprès, puis, tout en regardant l'assistance d'un air hébété, il demanda à manger en frappant du pied.

J'appelai la vieille indienne qui lui apporta de la nourriture. Il mangea avec avidité sans regarder personne. Lorsqu'il fut rassasié, il tira de sa poche une sale bouteille et alla en offrir un coup au louche, son plus proche voisin. Il y mit même beaucoup de persistance en le regardant fixement. Comme pour la forme seulement il vint à moi, la bouteille à la main, fit mine de me la présenter et se plaça de manière que la lumière se refléta sur sa figure, tout en tournant le dos aux autre, et mit un doigt sur sa bouche et me fit un clin d'oeil.

Je tressaillis malgré moi; si je l'avais pu je lui aurais sauté au cou. C'était mon brave ami, mon fidèle Baptiste pour moi seulement, pour les autres c'était le fou dont la louche nous entretenait à son arrivée.

Désappointé et comme insulté de ce que personne ne voulait prendre part à ses libations, il retourna auprès de la table et avala le contenu de sa bouteille. Dix minutes après, il était étendu sur le plancher tout auprès du louche et ronflait profondément.

Par complaisance je lui mis un oreiller sous la tête. Il ouvrit son oeil intelligent; me fit un nouveau clin d'oeil en même temps qu'un signe imperceptible aux autres, d'observer le louche.

La conversation de ce dernier continuait intarissable sur le compte du fou.

Je compris que Baptiste nous ménageait quelque surprise. Effectivement pendant que le narrateur en était au plus beau de son récit, l'ivrogne, comme dans le milieu d'un rêve, d'une vois profondément avinée laissa échapper ces paroles: "j'ai vu l'ombre de ceux que j'ai tués, malheur!"

A ces mots le louche s'arrêta et l'examina, mais le mendiant ronflait déjà. Sa narration continua avec moins d'entrain.

Néanmoins dix minutes après, de nouveaux souvenirs lui revenant, il recommença à parler et à rapporter encore des actions du fou lorsqu'un nom que celui-ci prononça attira son attention: "Paulo est mort, c'était mon complice." A ce nom, le louche, je ne savais pourquoi, fit un soubresaut comme s'il eût été piqué par une vipère. Je le vis pâlir et frissonner imperceptiblement, mais se remettant bientôt, d'un air dégagé, il alla prendre la chandelle sur la table et, tout en s'excusant, il l'approcha du mendiant et le regarda longtemps.

Celui-ci dormait du plus profond sommeil, un peu d'écume même lui sortait de la bouche. "Je pensais, dit-il, en posant la lumière à sa place, que le malheureux était malade, j'avais cru l'entendre se plaindre."

Je remarquai toutefois que dès ce moment, le louche devint taciturne. Bien que l'heure ne fut pas très avance, il nous souhaita le bonsoir et partit. Peu d'instants après son départ, le mendiant se leva et se traînant après les meubles, le jarret pliant, d'un pas titubant; il se dirigea vers la porte que je fus obligé de lui ouvrir tant il n'y voyait rien. A peine était-il dehors qu'on entendit le cri du merle siffleur. Bientôt après, le fou rentra en trébuchant, se recoucha, en peu d'instant ses ronflements sonores recommencèrent.

Mes voisins se retirèrent en nous disant bonne nuit à la vieille mère et à moi. Tout en allant les reconduire, je fermai les contrevents, pendant que ma vieille indienne Aglaousse, éteignait les lumières trop vives. Elle aussi avait reconnu Baptiste, mais moi seul avait pu le remarquer sur sa figure.

Quand je rentrai, une entière transformation s'était faite chez le fou apparent. Il avait ôté sa perruque, fait disparaître une partie de ses haillons; il causait familièrement avec l'Indienne et n'était pas plus ivres qu'un homme qui n'a bu que de l'eau. C'était aussi ce que contenait la bouteille.

Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre et après quelques informations, Baptiste s'empressa de me dire qu'il n'y avait aucun danger pour Adala du moins pour quelques jours.

Il me raconta le résultat de sa chasse à l'homme.

Depuis au-delà de huit mois qu'ils poursuivaient Paulo et son digne acolyte, il n'y avait eu que ruses et embûches des deux côtés. C'était à qui surprendrait et ne serait pas surpris.

Les deux scélérats avaient pris tous les moyens possibles pour que leurs traces ne fussent pas reconnues. Afin de faire perdre leurs pistes, ils avaient souvent monté et redescendu dans le cours des ruisseaux des distances considérables. Aussi les chasseurs eurent-ils bien du mal avant que de pouvoir les retrouver.

Enfin un jour, les sauvages se croyant à l'abri de toute poursuite avaient fait halte dans un endroit écarté pour prendre quelque nourriture, sans même avoir la précaution de dissimuler toute trace de passage.

Les français et un trappeur canadien, qu'ils s'étaient adjoints, reconnaissaient par l'habitude de l'observation la piste d'un homme fut-il sauvage ou blanc.

D'ailleurs Paulo, qui avait, perdu le gros doigt du pied gauche, imprimait sur le sol humide des marais une empreinte caractéristique.

Mes amis, en arrivant dans le lieu où le repas avait été pris, reconnurent d'une manière facile et certaine quels étaient ceux qui y avaient séjourné.

Dès ce moment, ils pouvaient les suivre plus aisément, connaissant la direction de leurs pas qu'ils ne prenaient plus même la peine de cacher.

Ils se dirigeaient évidemment vers un campement composé de sept sauvages renégats chassés de leurs tribus pour leur mauvaise conduite.

Il eut été difficile de trouver un homme plus énergique et plus déterminé que Baptiste. Les trois hommes de coeur qui l'accompagnaient étaient aussi braves que rusés. Leur nouvel associé s'appelait Bidoune.

Enfin, après une assez longue marche, ils arrivèrent auprès de ce campement et ils purent se convaincre que Paulo et son ami y était installés. Comme ils étaient sans défiance, Baptiste, avec des précautions infinies réussit à s'approcher tout auprès et put saisir quelques mots de leur conversation.

Ils discutaient vivement un projet d'enlèvement analogue au premier. Paulo leur avait fait entrevoir quelle forte rançon le chef paierait pour le rachat de son enfant. Leur plan était tout mûri: A un moment donné, ils devaient se rejoindre chez le louche où des armes étaient déposées. C'est d'après ces renseignements que Baptiste avait cru devoir prendre le prétexte d'une poule perdue pour y faire des perquisitions.

Comme l'enlèvement était plus facile par le fleuve, un canot serait mis dans le voisinage dans lequel on embarquerait l'enfant pendant qu'une bande ferait en sorte d'attirer les poursuivants vers les bois.

Leur intention était de se diriger vers les îles de Kamouraska où ils se tiendraient cachés pendant une quinzaine de jours pour détourner les soupçons, puis ils se rejoindraient à l'Islet aux Massacres.

Ils devaient de plus incendier la demeure d'Hélika, saisir la vieille et le chef à qui, d'après les conventions, ils ne feraient aucun mal, les lier fortement tous les deux de manière à les mettre hors d'état de donner l'alarme.

Au récit de ce diabolique projet je voyais les yeux de l'indienne briller comme des tisons ardents à l'idée des outrages que sa petite fille pourrait endurer parmi de tels brigands. Pour moi des transports de rage indicible me saisirent, d'un rude coup de poing je fis voler la table en éclata. Ah! oui je sentais bien alors le sang de ma jeunesse se réveiller. Je voulais prendre mon fusil, courir au devant d'eux et les tuer comme de misérables chiens enragés. La vieille mère aussi s'offrait de s'armer d'une carabine et de venir avec moi à leur rencontre. Tous les deux nous étions exaspérés, mais Baptiste plus calme réussit à nous tranquilliser.

Je lui demandai l'explication du cri du merle siffleur que nous avions entendu pendant sa sortie de là soirée. Vous en saurez quelque chose demain matin, dit-il, l'invention n'est pas de moi, elle est du gascon et du normand. Soyez sans aucune inquiétude, nous veillons sur vous tous.

L'étoile du matin allait, paraître quand Baptiste, après nous avoir serré la main, se glissa sans bruit dans l'ombre comme s'il en eut été le génie.

Quelque temps après son départ et avant que le bedeau vint sonner l'angélus, vous eussiez pu voir un homme agenouillé sur les degrés du perron de l'église attendant en grande hâte qu'elle fut ouverte pour y entrer. Cet homme était tout défait. Sa figure était pâle et cadavéreuse. Il regardait de tous côtés d'un oeil inquiet et inquisiteur. Lorsque le curé entra dans la sacristie pour dire la messe, il le supplia de vouloir bien le confesser.

C'est qu'en se rendant chez lui le soir, le louche, car c'était lui, avait vu et entendu des choses bien terribles.

Dans le sentier qu'il devait parcourir pour gagner son habitation, il passait à travers de grands arbres sombres et poussés entre deux rochers. Tout à coup, une boule de feu vint tomber à ses pieds. Il s'arrêta stupéfait, ses cheveux se dressèrent d'épouvante. A deux pas en face de lui un être étrange, diabolique, ayant des yeux rouges, une bouche ouverte qui laissait apercevoir des dents de la longueur du doigt, était immobile au milieu du chemin. Il avait, en guise de mains des pattes ressemblant à celles d'un ours avec des griffes beaucoup plus longues qui s'étendaient vers lui. Il put voir cette apparition à la lueur que jetait le globe de feu.

La tête du monstre était, surmontée de deux cornes énormes.

Il entendit en même temps un bruit de chaînes. Il se tourna dans l'intention de rebrousser chemin, mais une seconde boule, de feu tombait en arrière de lui. Un autre diable plus terrible encore, s'il était possible, que le premier, dont la bouche lançait des flammes, lui barrait le passage. Dans sa main, il tenait une fourche énorme tandis qu'au-dessus de sa tête, un troisième globe de feu roulait dans les airs eu sifflant et laissait tomber sur lui une pluie d'étincelles.

Le louche, dit le premier diable, dont la voix caverneuse ressemblait à s'y méprendre à celle des enfants des bords de la Garonne, "Cadédious, mon bon, nous venons te chercher au nom de Satan. Tu as fait assez, de mal comme cela, tu nous appartiens corps et âme". L'autre voix en arrière reprenait: "Nous allons t'amener rejoindre Paulo en enfer, depuis une heure nous l'y avons conduit." On entendait une autre voix avec un rire sec qui disait: "Nous allons en faire un fricot avec vous tous." Puis les deux autres diables s'approchaient de lui pendant que la boule de feu venait lui roussir les cheveux. Il allait s'affaisser lorsqu'il eu ressentit la chaleur. Se signant à la hâte, il s'élança d'un bond prodigieux en avant d'un des diables qui effrayé sans doute par le signe de croix lui avait, livré passage.

Il prit sa course, mais une course plus rapide que celle du meilleur lévrier, malheureusement les diables eux aussi courent fort vite et les boules de feu l'eurent bientôt rejoint, tantôt le précédant et le suivant. Pour les éviter, il faisait des sauts de bélier, poursuivi toujours par le même bruit de chaînes et les mêmes ricanements. Hors d'haleine, sentant ses jambes fléchir sous lui, il arriva enfin à sa cabane; mais à sa grande stupeur, elle était toute réduite en cendres. Il s'arrêta terrifié. Une détonation venant d'en haut lui fit lever les yeux. Il aperçut des globes de feu énormes et de toutes les couleurs qui menaçaient de lui tomber sur la tête. A cette vue, il reprit sa course désespérée poursuivi et toujours par les mêmes fanfares infernales.

Enfin à force de se signer et de recommander son âme à Dieu, il put faire disparaître tous les diables. Il gagna le village toujours en courant et alla se réfugier, comme on l'a vu, sur le perron de l'église.

Telle fut l'histoire qu'il raconta au bedeau et dont je donne ici le résumé.

Celui qui eut visité la caverne des fées le jours précédent aurait été étonné de voir le genre d'occupation auquel trois hommes se livraient.

Deux cousaient ensemble des morceaux d'écorce de bouleau percés de trous à l'endroit des yeux, de la bouche et ornés d'un nez énorme. De temps en temps, ils s'ajustaient ces masques sur la figure en riant de bon coeur à l'apparence qu'ils leur donnaient.

Bidoune, d'un autre côté, (car le lecteur a sans doute reconnu que la mascarade qui avait causé une si grande terreur au louche, était une pure invention du gascon et de son ami pour débarrasser la paroisse de cet homme traître et méchant) adaptait au bout d'une perche un paquet d'étoupe. Des boules enduites de térébenthine étaient à côté de lui.

Tout en travaillant, on se distribuait les rôles. Bidoune devait grimper dans le haut d'un arbre pour lancer à point nommé la seconde boule préalablement enflammée. La première était réservée au gascon qui la pousserait à coups de pieds en avant du louche pendant que Bidonne l'empêchait de retourner en arrière avec la sienne en poussant des rires homériques que le pauvre malheureux prenait pour des ricanements infernaux.

Il est inutile de dire que l'étoupe que Bidoune faisait jouer au bout de sa perche et qui laissait tomber des étincelles constituait le globe de feu venant des airs. Une simple figure avait produit la détonation.

La cabane avait été incendiée parce que Baptiste dans la recherche de sa poule y avait découvert les armes et les provisions nécessaires à l'enlèvement. Le canot, soigneusement caché dans les branches, les avirons, la hotte et des cordes y avaient été transportés et le tout avait brûlé ensemble.

Leur plan avait réussi, jamais la louche ne reparut dans ces endroits.

Les trois ombres de la Caverne des fées qui avaient causé tant d'effroi aux braves habitants de Ste. Anne, sont maintenant expliquées.




L'HÔPITAL GÉNÉRAL

La guerre entre Paulo et mon Adala allait donc se continuer avec plus d'acharnement que jamais. J'avais espéré vainement que la leçon qu'il avait reçue, lors de sa première tentative d'enlèvement, lui aurait profité; mais puisqu'il redoublait de rage, c'était à moi de pourvoir au salut de mon enfant et de la mettre hors des atteintes de ce tigre à face humaine.

Je dois l'avouer, si j'avais usé de ménagement envers lui, c'est c'est que je me sentait coupable des mauvais exemples que je lui avais donnés et dont il n'avait que trop profité; je lui avais fait dire, combien je regrettais mon fatal passé; je lui avais même envoyé de l'argent pour qu'il put vivre honnêtement et abandonner le sentier du crime. Il parut accepter ces conditions et garda la somme d'argent qu'il dépensa en orgies crapuleuses et à préparer des plans diaboliques.

Le lendemain soir, Baptiste revint chez moi pendant que nous étions seuls, je lui fis part du plan que j'avais conçu de mettre Adala et sa grand'mère on sûreté et de donner ensuite la chasse aux bandits. Il m'approuva du tout coeur.

Ce qui me faisait hâter d'avantage c'est que la rumeur rapportait qu'un meurtre atroce avait été commis à une douzaine de lieues de l'endroit que j'habitais.

En voici les détails: Deux sauvages étaient entrés dans la maison d'un riche et honnête cultivateur. C'était un Dimanche, et tout le monde assistait au service divin. La mère de famille était restée seule avec deux petits enfants dont l'aîné pouvait avoir sept ans et le plus jeune cinq.

Cette jeune femme était très hospitalière et très charitable, aussi accorda-t-elle volontiers la nourriture que les deux sauvages avaient demandée en entrant.

Lorsqu'ils eurent pris un copieux repas, ils exigèrent de l'argent.

La pauvre mère comprit alors qu'elle avait affaire à des scélérats et qu'elle pouvait redouter les derniers outrages. Elle chercha à gagner du temps espérant qu'on reviendrait bientôt de l'Église lui porter secours.

Par malheur pour elle, la messe avait été beaucoup retardée, le curé ayant été obligé d'aller administrer les derniers sacrements à un homme mourant.

C'est alors que Paulo, saisissant son tomahawk en asséna un coup terrible sur la tête de l'infortunée qui tomba assommée. Deux crimes affreux furent accomplis ensuite.

Les infâmes firent des recherches dans tous les coins de la maison et découvrirent une somme d'argent considérable qu'ils séparèrent entre eux puis ils disparurent.

Les enfants avaient été enfermés dans un cabinet pendant l'accomplissement de ce drame odieux. Le complice de Paulo les avait menacés de sa hache avec des imprécations effroyables et jurait de leur fendre la tête s'ils proféraient une parole ou essayaient de sortir.

Les pauvres petits s'étaient blottis l'un près de l'autre demi-morts de terreur, n'osant pas pleurer et retenant leur respiration.

Lorsque le bruit eut cessé, le plus âgé se décida à s'avancer tout doucement vers la fenêtre. Il aperçut les deux bandits qui fuyaient dans la direction du bois. Ils sortirent alors de leur cachette ouvrirent la porte de l'appartement où ils avaient vu leur mère pour la dernière fois. Une mare de sang inondait le plancher. Hélas! la pauvre femme n'était plus qu'un cadavre.

Je renonce à peindre la scène déchirante qui s'en suivit, les larmes et les cris de désespoir des malheureux enfants.

Enfin la messe était terminée et le père revenait tout joyeux avec les autres personnes de la famille, lorsqu'ils rencontrèrent dans l'avenue les deux enfants qui couraient éplorés en criant: "papa, papa, viens donc vite, maman est morte, il y a des hommes méchants qui l'ont tuée." Le père en ouvrant la porte ne connut que trop la triste verité.

Cette nouvelle que je rapportai à Baptiste fut confirmée le lendemain par des document officiels et certains.

Par la désignation que firent les enfants, je reconnus mon ancien complice.

Ce récit expliqua à Baptiste pourquoi à pareille date, il avait perdu les brigands de vue, pendant plusieurs jours. C'était pour dépister leurs poursuivants qu'ils étaient revenus sur leurs pas jusqu'au lieu où ils avaient commis ce meurtre.

Il n'y avait donc plus de temps à perdre. J'envoyai de suite Baptiste louer une barque et le même soir à neuf heures, Adala, Aglaousse et moi, nous voguions sur le fleuve poussés par un bon vent. Douze heures après, nous entrions dans la rivière St. Charles et débarquions près de l'Hôpital Général de Québec.

Baptiste et ses amis devaient rester dans ma maison pendant mon absence et se tenir prêts à tout évènement.

Revenons à notre voyage. Nous allâmes frapper à la porte du parloir du couvent. Une jeune soeur vint au guichet. J'avais tant hâte de savoir si mon enfant y trouverait asile et confort que sans autre préambule je demandai la permission de visiter les salles, prétextant qu'il devait y avoir une de mes connaissances qui était là depuis plusieurs années.

Sans m'en douter, je disais bien vrai. Une religieuse vint me conduire. Je tenais Adala par la main, la vieille indienne nous suivait. Tout en causant j'admirais l'ordre parfait et le bien-être qui y régnait. En approchant d'un lit où était étendue une vieille malade, je m'arrêtai malgré moi. Ses traits quoique portant les traces de l'idiotisme me frappèrent. Ils me rappelaient quelque vague souvenir de ma jeunesse.

Ou l'avais-je vu?

Je ne pouvais m'en rendre compte. J'essayai à l'interroger mais elle ne me répondit que par quelques paroles incohérentes..

Depuis deux ans, me dit la religieuse, la pauvre vieille a perdu toute intelligence. Je lui demandai de vouloir bien s'éloigner un instant, la bonne soeur accéda volontiers a mon désir.

Je m'approchai du lit de l'octogénaire. Rosalie lui dis-je. Elle fit un soubresaut, me regarda d'un oeil étonné et quelque peu lumineux, puis son regard redevint terne. Je prononçai mon nom à son oreille; elle parut se réveiller et me regarda fixement, puis elle retomba dans son état d'hébètement.

La religieuse vint nous rejoindre. Elle nous avait observés attentivement. "Vraiment chef, dit-elle en souriant; je vous crois un peu sorcier; car depuis deux ans, la pauvre vieille n'a pas donné de pareils signes de connaissance."

Mes pressentiments ne m'avaient pas trompés, cette vieille fille était l'ancienne servante qui demeurait chez mon père lorsque je désertai la maison paternelle.

Nous continuâmes la visite des salles où j'admirai, comme je l'ai dis plus haut, l'ordre parfait qui y régnait. Je fus ensuite conduit au parloir où m'attendaient la supérieure et la dépositaire qu'on avait fait prévenir. Je leur exposai le plan que j'avais formé de mettre Adala entre leurs mains pour qu'elle complétât son éducation. Je leur dis de plus à quels dangers elle était exposée. Pour attirer davantage leur sympathie en faveur de l'enfant et afin qu'elles ne la missent pas en évidence, je leur fis connaître son persécuteur. C'était l'accusateur de son père et l'assassin de l'homme pour lequel celui-ci avait subi le dernier supplice.

Jusque là, les deux religieuses n'avaient pas dit un seul mot. En levant les yeux sur elles, je m'aperçus que toutes deux pleuraient.

Elles m'adressèrent tour à tour la parole. Au lieu de leur répondre, je me mis à les regarder fixement. Je me retrouvais sous la même impression où j'avais été au sujet de la vieille en visitant les salles.

Étais-je donc cette journée-là sous l'effet d'une hallucination? Je ne pouvais m'expliquer ce que je ressentais, mais plus j'analysais chacun des traits des deux religieuses et plus je me convainquais que je les avais vues quelque part.

Ma conduite les surprit sans doute, car la supérieure, après un silence de quelques minutes, me dit en souriant: "Vous vous croyez, sans doute, chef au milieu des grands bois, à l'affût de quelque gibier. En effet depuis un quart d'heure que nous vous interrogeons, au lieu de nous répondre, vous nous examinez comme si vous étiez indécis sur laquelle de nous vous allez diriger votre coup de fusil."

Ces paroles me ramenèrent à la réalité. Pour un instant, j'avais vécu dans les rêves dorés de mon enfance et les figures sereines des bonnes religieuses me rappelaient quelques traits des soeurs chéries que je croyais mortes et à qui j'avais causé tant de chagrin. Ces souvenirs me rendaient tout rêveur.

—Pardon, madame, lui répondis-je, mais il me semblait retrouver en vos personnes deux soeurs que j'ai perdues bien jeunes. Vos traits me les rappelaient. C'est ce qui m'impressionnait si fortement.

—Hélas! dit la supérieure, nous avions nous aussi un frère qui a déserté le toit paternel poussé par le désespoir et nous n'en avons jamais eu de nouvelles.

A ces paroles, je me levai brusquement et m'approchai d'elles. Elles se reculèrent instinctivement.—"N'êtes-vous pas, leur dis-je, du village de.....—" Elle parurent très surprises et me regardèrent toutes deux fixement.

J'ai oublié de dire que je portais le costume et le tatouage d'un chef sauvage de premier ordre.

Elles me répondirent affirmativement.—Encore une question, mesdames, s'il vous plait. Votre nom n'est-il pas Hélène et Marguerite D....? Oui, répondirent-elles en me regardant d'un air stupéfait—O Mon Dieu, m'écriai-je alors dans un élan de reconnaissance, Hélène et Marguerite! mes deux soeurs! je suis votre frère et je leur tendis les bras.

Je crus réellement qu'elles allaient défaillir toutes deux à ces paroles.

—Mais, firent-elles, d'une voix tremblante, notre frère n'était pas indien.

En deux mots, je leur rappelai quelques circonstances de notre enfance et nous tombâmes dans les bras les uns des autres. Elles riaient, pleuraient, me pressaient de questions et quand elles se furent calmées, vous pensez bien avec quel empressement je demandai des détails sur mes bons parents.

Elles me racontèrent que mon père, après s'être épuisé en recherches de toutes sortes, avait fini par croire fermement à ma mort; mais ma mère, la bonne et sainte femme, assurait que je reviendrais. Tous les soirs, une prière se faisait en commun pour mon retour et dans la journée, ma mère allait s'enfermer dans ma chambre où rien n'avait été changé depuis mon départ et là elle priait et pleurait des heures entières.

Elles me dirent de plus comment Marguerite avait reconnu son enfant et comment on m'avait soupçonné d'être l'auteur de l'enlèvement, ce que peu de personnes avaient cru. Elles ajoutèrent que la vieille était notre ancienne Rosalie, qui aussi avait pleuré sur mon sort.

Enfin après plusieurs heures d'une intime causerie, je leur fis les adieux les plus touchants et je pris congé d'elles. Je leur donnai mes dernières instructions et leur laissai une forte somme d'argent pour pourvoir à la pension et aux besoins d'Adala. Je pressai cette dernière dans mes bras, embrassai la vieille, lui faisant un part de la somme qui me restait entre les mains pour l'aider à vivre pendant les années d'absence que je croyais nécessaires pour terminer l'éducation de mon enfant. Elle avait décidé d'aller demeurer chez le hurons à Lorette, se réservant toutefois le privilège de venir embrasser sa petite fille très souvent.

Il fallut bien me décider à partir. Avant de gagner mon embarcation, je fus chez un notaire des plus respectables et fis mon testament en cas de mort, car je ne me dissimulais pas que la poursuite que nous allions entreprendre contre Paulo allait être pleine de périls. J'étais fermement décidé de débarrasser la société d'un tel monstre et de délivrer Adala des dangers qui la menaceraient tant que le misérable existerait.

J'instituai Adala ma légatrice universelle, lui nommai un homme de bien comme curateur, donnai une pension plus que suffisante à la vieille. Je laissai pour l'enfant une lettre que la supérieure lui donnerait si je ne revenais pas. Je lui recommandai de prendre bien soin de sa grand'mère et de ne pas oublier dans ses prières celui qui l'avait aimée autant qu'un père.

Je me munis auprès des autorités de tous les papiers nécessaires me permettant de m'emparer de Paulo et de ses complices au nom de la loi, et de les mettre à mort s'il le fallait.

Tous ces devoirs remplis, je m'embarquai pour redescendre.



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