Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école
LA CHASSE A L'HOMME
Tout en dirigeant ma barque vers l'endroit où je devais rencontrer mes amis, je suivis tristement le sillon qu'elle traçait et me représentais combien était heureuses ces vagues qui paraissaient remonter, de se rapprocher des êtres chéris que je venais de quitter, pendant que je m'en éloignais peu-être pour toujours.
C'était avec peine que je refoulais au fond de mon âme, les pleurs qui voulaient s'échapper de mes yeux au souvenir des adieux et de la séparation, séparation qui devait être bien longue.
Pourtant après ces quelques instants d'attendrissement, mon énergie et ma force morale me revinrent.
Ma détermination d'en finir pour toujours avec Paulo se fixa plus inexorable que jamais dans mon esprit. Mes compagnons, j'en étais sûr ne me mettraient pas moins d'acharnement que moi à leur poursuite. Plus je songeais à leurs affreux forfaits et plus je sentais un désir implacable du m'emparer d'eux vivants ou de les faire disparaître. Ce fut dans cette disposition d'esprit que j'abordai à Ste. Anne, à l'extrémité ouest du Cap Martin, dans une dans une petite anse qui se trouvait vis-à-vis de ma demeure. J'allai frapper à la porte et me fit reconnaître. Tout le monde était sur pied, certes mes amis faisaient bonne garde; ils avaient entendu mes pas.
Nous passâmes le reste de la nuit à faire nos préparatifs de départ, pendant que je leur racontais les incidents de mon voyage. Il avait été convenu entre Baptiste et moi que nous commencerions notre chasse immédiatement après mon arrivée.
Tout le monde dans le village savait quelle était la nature de l'expédition que nous allions entreprendre; aussi, connaissant à quels dangers nous allions être exposés, faisait-on des voeux pour notre succès, tant les bandits inspiraient du terreur. Des prières étaient faites chaque soir dans les familles, pour que Dieu, nous ramenât sains et saufs.
Cependant la vue de la barque avait appris mon arrivée à mos bons amis, qui connaissaient le but de mon voyage, sans savoir en quel lieu j'avais laissé mon enfant; le curé seul en était informé. A bonne heure le lendemain matin, une douzaine des habitants les plus aisés et les plus respectables, ayant le bon prêtre en tête vinrent et nous offrirent tout ce qu'ils croyaient nous être nécessaire pour notre excursion, provisions, habillements et munitions. Mais nous étions amplement pourvus de tout cela. Nous les remerciâmes avec effusion et nous prîmes le chemin des bois accompagnés de leurs souhaits et de leurs voeux.
Il était facile au calme et à la détermination de nos figures de voir combien nous allions mettre de persévérance et de fermeté dans la chasse que nous entreprenions, bien que ceux que nous allions combattre fussent presque deux fois plus nombreux que notre parti, puisque Paulo et son ami avaient recruté les sept autres sauvages.
J'avais pris le commandement de l'expédition.
Un mot personnel sur ma petite troupe.
Bidoune était un homme du six pieds trois pouces, brave et infatigable comme l'étaient les canadiens trappeurs de ce temps-là. Sa force était herculéenne. Quand une fois il était sorti de sa placidité ordinaire, il devenait furieux et indomptable comme un taureau blessé. Une fois déjà pris par cinq sauvages, il, s'était vu attaché au poteau du bûcher et grâce à sa force musculaire, il avait rompu ses liens, saisi une hache, engagé contre tous les cinq une lutte désespérée où trois étaient tombés sous ses coups, le quatrième mortellement blessé et le dernier avait pris la fuite. Ce qui lui donnait encore plus de désir de se joindre à nous c'est que ceux qui s'étaient emparés de lui et qui voulaient le brûler, faisaient partie de la bande où Paulo avait recruté ses nouveaux complices. Lorsque je lui avais communiqué mon plan d'attaque, Bidoune s'était frotté les mains avec délices.
Les deux français eux aussi étaient de puissants et fermes auxiliaires. C'était deux hommes aux muscles d'acier, au coeur franc et loyal, braves et rusés, qui avaient été formés à l'école de Baptiste. Il m'est inutile de parler de ce dernier, le lecteur le connaît déjà.
Avec de tels hommes, je pouvais tout tenter. Le point que j'avais décidé d'explorer était le lieu qui leur servait de repaire, lorsque Baptiste avait poursuivi Paulo.
Plus nous avancions dans les bois et approchions de cet endroit, plus nous nous convainquions que nous ne nous étions pas trompés dans nos prévisions, car les traces de leur passage devenaient de plus en plus évidentes.
Quand nous fûmes peu éloignés du campement où nous espérions les surprendre et leur livrer assaut, nous décidâmes de nous séparer on deux bandes. Nous eûmes aussi la précaution de nous mettre sous le vent, de crainte que les chiens ne sentissent notre approche et qu'ils ne leur donnassent l'éveil. De leur coté, nos ennemis avaient bien pris leurs mesures pour prévenir toute surprise, Ils comprenaient que si leur plan d'enlèvement avait été ainsi déjoué, c'est qu'il y avait eu trahison de la part du louche ou qu'ils avaient affaire à quelqu'un d'aussi rusé qu'eux.
Nous pûmes approcher jusqu'à portée de fusil de leur cabane en nous glissant, et en rampant de broussailles ou broussailles.
Malheureusement un chien éventa la mèche. Un coup de feu partit d'une sentinelle embusquée derrière un arbre et une balle vint frapper Bidoune à la jambe. La carabine de celui-ci retentit à son tour, le Peau Rouge fit un soubresaut et retomba inerte. Ces coups de feu avait jeté l'alarme dans le camp. La flamme qui brillait au milieu de leur wigwam fut en un instant dispersée.
En même temps, trois coups partirent dans la direction d'où était venu celui qui avait blessé Bidonne. Les deux français tirèrent eux aussi du côté d'où venaient ces derniers, puis nous entendîmes des plaintes sourdes et des craquements de branches, comme en peuvent faire les bêtes fauves en fuite dans les bois.
Il n'eut certes pas été prudent de nous avancer plus loin, cette nuit-là, car nos ennemis auraient pu s'être cachés et nous envoyer leurs balles à l'abri des rochers. Nous décidâmes donc d'attendre le jour pour juger de l'effet de nos coups.
Lorsque l'aube parut, Baptiste se chargea d'aller faire la reconnaissance pour voir ce qu'était devenu nos ennemis. Il choisit le Gascon pour l'accompagner. C'était un trappeur consommé en fait d'adresse, de ressources et de ruse. Ils revinrent deux heures après et nous informèrent qu'ils avaient relevé les pistes des fuyards et que Paulo formait l'arrière garde. Ils étaient encore six, nous le savions déjà, car nous avions examiné l'effet du premier coup qui avait été tiré par Bidonne. La balle avait traversé le coeur du sauvage. Quant aux autres coups tirés par les français, bien qu'au juger, ils avaient eux aussi parfaitement atteint leur but. L'un avait été tué instantanément, l'autre gisait mortellement blessé.
Bien nous en prit de ne nous approcher qu'avec la plus grande précaution, car malgré le sang qu'il avait perdu, le blessé avait appuyé son fusil sur une pierre et de son oeil mourant cherchait encore s'il ne pourrait pas envoyer une balle dans le coeur d'un ennemi. Je lui en exemptai la peine, j'ajustai mon coup sur le canon de son arme et tirai; son fusil vola en éclats loin de lui; nous nous avançâmes alors en toute sûreté.
Il était le chef des sept nouveaux associés de Paulo. Il me lança un regard de défi lorsque je fus près de lui, croyant que j'allais le torturer, dans ses derniers moments, comme il n'eut pas manqué de le faire si nous fussions tombés entre ses mains. Aussi manifesta-t-il quelque surprise lorsque je lui demandai s'il voulait boire. Il me fit un signe affirmatif, le Normand alla lui chercher de l'eau.
J'examinai alors sa blessure, la balle lui était entré dans le dos obliquement et lui ressortait dans la partie interne de la cuisse opposée. Elle avait donc traversé les intestins; sa mort était certaine.
Pendant la demi-heure qu'il survécut, nous essayâmes à soulager ses souffrances et lorsqu'il eut rendu le dernier soupir, nous creusâmes une fosse commune où nous déposâmes les trois cadavres. Nous les recouvrîmes de terre et même de pierres pour les protéger des atteintes des bêtes.
Nous incendiâmes ensuite leur cabane et après un repos de quelques instants, nous nous mîmes à la poursuite des autres bandits qui avaient sur nous une avance de plus de trois heures. C'était là que commençaient les difficultés de la lâche que nous avions entreprise.
Maintenant, l'éveil leur était donné. Sans doute qu'ils allaient. employer toutes les ruses possibles pour nous surprendre à leur tour.
Je comprenais toutefois qu'ils ne pouvaient marcher longtemps ensemble. L'attaque avait été si inattendue et leur fuite si précipitée qu'ils n'avaient pas eu le temps de prendre des provisions. Ils devaient donc se séparer avant que d'avoir fait bien du chemin et c'était justement en que je voulais empêcher.
Nous étions presque en nombre égal, il n'était donc pas prudent pour nous de rester tous ensemble, car ils pourraient nous surprendre à l'entrée où à la sortie d'un défilé et nous tirer à l'affût comme gibier de passage, aussi nous séparâmes-nous. Je pris avec Bidonne, l'avant garde, pour servir d'éclaireurs, pour que nous ne nous éloignâmes pas trop les uns des autres, afin de nous prêter un secours mutuel en cas de surprise.
Nous étions en route depuis deux jours, lorsque nous découvrîmes des traces toutes fraîches de leurs pas. Comme dans la chasse que Baptiste avait donnée à Paulo, ils avaient encore cette fois pris toutes les peines du monde pour effacer les vestiges de leur passage. Ils avaient monté et redescendu les ruisseaux, choisi les terrains pierreux, fait un grand nombre de tours et de détours afin de nous donner le change, mais j'étais trop habitué A toutes ces ruses pour me laisser tromper. En partant de l'endroit où nous les avions surpris, ils s'étaient dirigés vers le sud puis marchant dans le cours d'un ruisseau, ils étaient revenus plusieurs milles en arrière.
Nous pûmes constater qu'évidemment Paulo conduisait le parti.
Enfin la nuit de la seconde journée, il faisait un clair de lune magnifique. Nous étions dispersés, les uns des autres, l'oeil et l'oreille au guet, lorsque tout à coup, une modulation d'abord, puis le cri du merle siffleur s'élevant à une petite distance arriva à mes oreilles. C'était le signal de ralliement, l'ennemi devait être en vue de quelqu'un de notre bande.
Nous nous glissâmes avec des précautions infinies vers le lieu d'où était parti le cri. Nous aperçûmes effectivement dans un cran de rochers deux points lumineux et le canon d'une carabine qui brillait au rayon de la lune. J'abaissai mon arme et fit feu. Deux balles d'un autre côté vinrent siffler auprès de moi. Trois autres coups partis des nôtres répondirent aux deux premiers.
J'avais bien recommandé à mes hommes de se tenir à l'abri des arbres et de se coucher à plat ventre sitôt qu'ils auraient tiré. C'est ce qu'ils firent. Ils durent à cette précaution de n'être pas atteints par les balles.
Quelques secondes après, Je reconnu le son de la grosse carabine de Baptiste et j'aperçus en même temps un sauvage qui dégringolait du haut du rocher.
A l'assaut m'écriai-je, sans leur donner le temps de recharger et le couteau aux dents, nous nous précipitâmes sur eux. Paulo comprit alors qu'il n'y avait plus de salut pour lui que dans une lutte désespérée dont il sortirait victorieux. D'ailleurs les hommes qu'il commandait étaient bien propres à lui inspirer de la confiance. C'étaient des gens déterminés et dont les forces devaient être décuplées par l'idée que s'ils tombaient vivants entre nos mains, la potence les attendaient.
Le coup de fusil de Baptiste seul avait porté, le mien avait fait voler en éclats la crosse de la carabine de la sentinelle.
Nous étions cinq contre cinq, la partie était égale. Ce fut la crosse de nos armes qui nous servit d'abord de massues, mais les bandits étaient exercés à parer les coups. Les crosses volèrent en éclats et la lutte au couteau s'en suivit.
Elle fut terrible et sanglante. Qu'il me suffise de dire qu'une heure après, le plateau qui nous avait servi de champ de bataille était inondé de sang. Trois hommes gisaient se tordant dans les convulsions de l'agonie. Deux autres blessés étaient un peu plus loin, mais ceux-là fortement liés. Trois de mes malheureux compagnons dont Baptiste et moi pansions les malheureuses blessures, nageaient dans leur sang. Le Normand, le Gascon, Bidoune étaient blessés plus sévèrement que nos ennemis qui se trouvaient être Paulo et son complice. Bidoune avait reçu un coup de couteau en pleine poitrine.
Après avoir pansé les blessures du mieux que nous pûmes, Baptiste et moi qui n'avions reçu que de légères égratignures, nous nous mîmes à faire un abri, car il ne fallait pas songer à se mettre en route pour gagner les habitations dans l'état ou étaient nos amis.
Lorsque le soleil du lendemain éclaira le lieu du carnage, je ne pus voir sans frémir les cadavres de ces hommes forts et braves, dont la vigueur et la jeunesse auraient pu être si utiles, si elles eussent été tournées au bien.
Nos ennemis que nous n'avions pu lier que grâce à la perte de sang qui avait diminué leurs forces, conservaient sur leurs figures pâlies, l'expression d'une sauvage férocité.
Cependant notre pauvre canadien s'affaiblissait visiblement. Le nombre de blessés et de pansements que j'avais vus dans nos guerres m'avait donné quelqu'idée de chirurgie et quelques connaissances pratiques de médecine. Je ne me faisais donc pas d'illusions sur le résultat de la blessure; lui-même de son côté pressentait sa fin prochaine. Cette blessure, il l'avait reçue après le combat de la manière la plus traîteuse.
Comme je l'ai dit, Paulo avait été blessé grièvement sans toutefois l'avoir été dangereusement. Par compassion, on lui avait laissé un bras libre. Pendant que j'étais occupé à donner des soins à mes chers blessés, il me fit demander par Bidoune de vouloir bien aller le trouver, prétextant qu'il avait quelque chose d'important à me communiquer. Je lui fis répondre que je n'avais pas le temps de me rendre auprès de lui pour le moment. Le canadien lui porta ma réponse, il le supplia de lui donner à boire, ce que celui-ci fit volontiers. Mais Paulo se prétendait trop faible pour pouvoir lever la tête, alors ce brave homme se mit à genoux auprès de lui, lui soulève la tête d'une main tandis que de l'autre il lui présentait de l'eau fraîche mêlée à quelques gouttes d'eau de vie qu'il avait tirées de sa gourde. Tout occupé à cet acte de charité, il ne remarqua pas le mouvement de Paulo. Il avait glissé sa main libre sous lui, avait saisi son poignard et l'avait enfoncé dans la poitrine de son bienfaiteur. Il allait redoubler, mais le canadien avait eu la force de se mettre hors de ses atteintes. Ce forfait avait été commis en moins de temps que je ne mets à le rapporter.
Baptiste avait tout vu, aussi poussa-t-il un rugissement terrible et saisissant son casse-tête il aurait fendu le crâne du misérable si je ne me fusse trouvé là, pour arrêter son bras. J'eus toutes les peines du monde à le détourner de son projet de tuer immédiatement le lâche assassin. Il ne céda qu'après que je lui eusse expliqué combien plus terrible serait sa punition d'agoniser dans les chaînes d'un cachot, en attendant le jour de son procès ou le moment de son exécution.
Tout en lui parlant ainsi, j'avais retiré le poignard de la blessure et pratiquai une saignée qui arrêta le sang, mais la respiration continua à devenir de plus en plus haletante et difficile, Enfin, lorsque malgré nos soins tout espoir fut perdu et que lui-même m'eut avoué qu'il se sentait mourir et comprenait qu'il n'en avait plus pour longtemps, il nous fit approcher, nous chargea de ses derniers embrassements auprès de sa vieille mère. Il nous fit détacher une ceinture remplie de grosses pièces d'or qu'il nous pria de lui remettre et me recommanda de ne pas l'abandonner dans le cas où elle aurait besoin.
Il me demanda ensuite de faire une prière qu'il récita après moi d'une voix râlante et entrecoupée, fit une acte de contrition et recommanda son âme à Dieu puis, dégageant sa main des miennes, il eut la force de faire le signe de la croix, montra le ciel du doigt et expira.
Le croirait-on, les deux scélérats pendant ce triste spectacle riaient d'un rire satanique?
Le lendemain, nous le déposâmes dans sa bière. Elle était formée au tronc d'un pin énorme dont l'âge avait tellement creusé le centre que nous pûmes facilement y placer le cadavre. Les reste rendus à la terre, nous dressâmes sur sa tombe un petit mausolée de pierre brute et nous le fîmes surmonter d'une croix de bois. Son nom y fut gravé avec ces trois mots "repose en paix".
Nous creusâmes aussi une tombe commune à quelque distance de celle du canadien, aux quatre bandits, les associes et les complices de Paulo. Les misérables avaient conservé jusqu'au moment où la terre les recouvrit leur air de défi et de férocité tel que nous l'avons décrit déjà plus haut.
Il nous fallut passer au delà d'un mois dans les bois pour permettre à nos blessés de se guérir et de reprendre quelques forces avant que de nous mettre en route. Paulo et son digne séide étaient l'objet de notre part d'une extrême surveillance. Quatre à cinq fois, jour et nuit, leurs liens étaient minutieusement examinés et bien nous en prit, car plus d'une fois nous pûmes constater qu'il faisaient des efforts surhumains pour s'en délivrer. Quoique entièrement en notre pouvoir, jamais il ne perdaient une occasion de nous accabler de leurs insultes les plus ignobles, soit que nous leur donnassions à manger ou que nous pansassions leurs plaies.
Enfin l'état des malades devint des plus satisfaisant, les blessures se guérirent comme par enchantement tant le mal avait peu de prise sur ces charpentes granitiques.
Un mois après cette lutte gigantesque, où nous nous étions pris corps à corps avec de véritables lions pour la force et de vrais tigres pour la férocité, nous décidâmes de nous mettre en route.
Avant que de partir, nous allâmes nous agenouiller sur la tombe de notre malheureux ami, puis nous fîmes nos préparatifs de voyage et nous prîmes le chemin des habitations.
Baptiste ouvrait la marche avec le Normand, Paulo et son complice, liés de manière à ce qu'ils ne pussent s'échapper ni faire aucune de leurs tentatives diaboliques contre nous, formait le centre avec le Gascon, j'étais à l'arrière-garde.
Nous mîmes six jours avant de pouvoir atteindre le village de Ste. Anne, la faiblesse des blessés ne nous permettait pas d'avancer plus vite. Enfin lorsque nous débouchâmes du bois, toute la paroisse était accourue pour nous recevoir.
Ils avaient appris notre arrivée par un chasseur que nous avions rencontré et qui avait pris les devants. Les remerciements pleins de gratitude et d'effusion que ces braves gens nous firent sont encore présents à ma mémoire. Leurs yeux se mouillèrent de larmes fil entendant le récit de la mort de notre malheureux ami et les circonstances dans lesquelles il avait reçu le coup fatal.
Les victimes des deux monstres les identifièrent parfaitement et ce fut en frémissant qu'elles s'approchèrent d'eux pour les reconnaître. Comment ne pas frisonner, pour des femmes de se trouver près de ces êtres à figures patibulaires, pleines de défi et d'effronterie, leur adressant encore des propos cyniques et immondes.
Nous confiâmes nos prisonniers à la garde, de cinq hommes robustes et déterminés, puis nous acceptâmes le repas et l'hospitalité qui nous furent donnés par les citoyens.
C'était à qui nous entoureraient de plus de soins et de prévenances.
Nous prîmes une bonne nuit de repos dont le Gascon et le Normand avaient surtout besoin. Nous transportâmes les prisonniers à bord de la même barque que j'avais louée pour mon voyage précédent. Ils refusèrent de marcher, il fallut donc les y porter, une fois qu'ils y furent installés, nous fûmes obligés de leur lier de nouveau les jambes pour nous mettre à l'abri de leur coup de pieds et de les attacher solidement au fond de la barque pour qu'ils se se jetassent pas à l'eau.
Dans la journée du lendemain, nous les remîmes entre les mains des autorités et ils furent enchaînés dans un même cachot. Lorsque nous prîmes congé d'eux, ils nous accablèrent des plus affreuses malédictions. Nul doute que s'ils eussent pu briser leurs chaînes, ils se fussent précipités sur nous avec une rage infernale pour essayer à nous dévorer à belles dents.
Cependant ce ne fut pas sans émotion que je jetai sur Paulo un dernier regard et lui dit qu'il n'avait plus rien à espérer de la clémence des hommes et qu'il devait se préparer par le repentir à comparaître devant un juge plus redoutable que ceux de la terre. Il me répondit par d'affreux blasphèmes et d'abominables imprécations.
Tels furent ses adieux, je ne devais plus le revoir.
Une fois hors de la prison, je sentis intérieurement un soulagement indicible, ma vie jusqu'alors si tourmentée allait enfin prendre un cours plus calme, plus tranquille.
DERNIERS JOURS DE PAULO ET RODINUS
Je suis seul dans la profondeur des bois, la lune envoie quelques rayons faibles qui percent à peine le dôme de feuillage jauni que la brise d'automne éparpille à mes pieds.
Depuis deux mois, me demandai-je, pourquoi cette inquiétude, ce malaise dont je ne puis me débarrasser? En allant conduira Paulo et son complice à la prison de Québec je n'ai pas voulu aller voir mes soeurs, j'ai résisté au plaisir de revoir mon Adala et sa pauvre vieille mère. Et pourtant, j'aurais été heureux d'embrasser ma chère enfant et de donner une bonne poignée de mains à mes soeurs ainsi qu'à Aglaousse. J'ai cru devoir en faire le sacrifice.
Adala sous leurs soins maternels doit avoir retrouvé une partie de toutes les jouissances qu'elle n'avait pas connues dans les bras de sa mère. Peut-être une prière qu'elle m'eut adressée de revenir auprès d'elle, sa vue, son sourire, m'eussent-ils trouvé assez faible pour accéder à son désir.
En agissant ainsi, j'ai cédé à la raison et au devoir.
Il y a trois jours, j'étais agenouillé au pied d'une croix que j'ai fait ériger sur les bords du lac à la Truite.
Le temps était sombre et triste, le soleil brillait par intervalles au travers des nuages que le vent faisait entrechoquer dans l'espace. Dans leur chaos, leurs courses désordonnées, il me semblait revoir toutes les mauvaises passions qui m'avaient empêché comme tant d'autres de voir le flambeau religieux qui nous éclaire, et que nous n'apercevons que lorsque le mal qui obscurcit notre intelligence, lui laisse un espace pour se montrer.
Il y a trois jours, ai-je dit, je priais avec ferveur au pied de cette croix et je pleurais. Je pleurais sur un passé dont chaque mauvaise action doit être enregistrée dans le livre de vie, mais je pleurais aussi parce que l'aiguille de ma montre marquait onze heures et que demain à cette heure deux grands criminels vont du haut d'un gibet être lancés dans l'éternité. Et dans qu'elle état paraîtront-ils devant le juge suprême?
La journée s'est passée dans de tristes réflexions. L'âme de Paulo et celle de son complice seront jugées. Mon Dieu vont-elles trouver grâce auprès de vous et vont-ils dans leurs derniers moments implorer un regard de votre divine miséricorde.
C'est dans cette disposition d'esprit que je me jette sur mon lit de sapin, je me retourne en tous sens, mais plongé dans mes pensées, je ne puis fermer l'oeil.
Demain, j'en suis certain, je serai tiré de ma poignante anxiété. Mon brave Baptiste est monté à Québec et doit me donner des nouvelles des derniers instants des malheureux, mais surtout m'apporter une lettre de mon Adala et de mes soeurs. Combien la journée et la nuit vont être longues.
8 heures P. M. Non la journée n'a pas été aussi longue que je le craignais. Un chasseur est venu frapper à la porte de ma cabane et m'a demandé l'hospitalité. Je lui presse la main et l'attire au dedans de mon wigwam. Je l'aurais embrassé, tant la solitude me pesait, car ce frère inconnu venait peupler mon désert. Tout en partageant mon repas, il me raconte son histoire et celle de sa famille.
C'est un malheureux Acadien. Il habitait le village des Mines. Il y possédait une belle propriété et vivait heureux au milieu des joies du foyer, lorsque la guerre éclata entre l'Angleterre et la France. Il s'était enrôlé volontaire, et après dix mois de guerre, quand l'ennemi avait été repoussé et poursuivi jusque dans son propre territoire, il était revenu tout joyeux. Hélas! ses champs avaient été dévastés, sa maison incendiée par les barbares envahisseurs. Sa pauvre femme et ses deux petits enfants avaient péri au milieu des flammes. A peine avait-il pu recueillir parmi les décombres quelques os calcinés de ces êtres chéris. Tel était le résumé de sa narration; à chaque phrase de cette triste et lamentable épopée, je sentais des pleurs inonder ma figure...
Il est onze heures du soir, le chasseur est parti. Il est un homme déterminé et fort intelligent; il jouit d'une grande confiance de la part des autorités, car il est chargé de remettre au gouverneur de Québec d'importants documents. Il a pris la route des bois, c'est la plus courte et la plus sure.
Cet homme qui se montra si énergique après de tels malheurs, a stimulé mon courage. Il m'a exprimé une profonde gratitude de mon hospitalité et remercié des provisions dont j'ai rempli son havresac. Entre lui et moi, désormais, c'est pour la vie que nous conserverons une réciproque amitié. Son nom est Marquette.
A la montre marque cinq heures du matin, mon sommeil, contre mon attente, a été assez paisible. Je rêve quelques instants, mais bientôt il me semble entendre des aboiements, mes chiens répondent. Je m'élance hors de mon lit, le chien de Baptiste vient de faire irruption dans ma hutte.
Mon bon et tendre ami ne saurait être loin avec ses deux braves et dévoués compagnons. Ils ont reçu ordre de se rendre tous les trois à Québec pour donner leur témoignage dans le procès de Paulo et de son complice. Je les ai priés d'attendre jusqu'après l'exécution et de se mettre en rapport avec monsieur Odillon qui doit leur remettre certains papiers pour moi.
Pendant que je m'habille à la hâte, des pas se rapprochent, c'est Baptiste avec le Gascon et le Normand. Je cours à leur rencontre et nous nous embrassons avec effusion. Mes amis sont exténués de fatigue. Heureusement, j'ai préparé pour eux la veille au soir, un copieux repas et j'ai renouvelé le sapin des lits.
Je refuse d'écouter les détails des derniers jours et de l'exécution dont ils ont été témoins, parce que je veux les avoir succincts et bien minutieux.
Chers amis, comment reconnaître leur dévouement? Ils n'ont pas perdu une seule minute pour que je reçusse au plus vite les lettres dont ils étaient porteurs. Je n'ose leur parler pendant leur repas, tant ils dévorent les aliments avec avidité. Quand leur faim fut un peu apaisée, ils me racontèrent qu'ils étaient partis à cinq heures du soir dans un canot et quand leurs bras étaient trop fatigués pour faire glisser le canot sur les ondes, ils ont demandé du secours à leurs jambes et ont pris les chemins des bois. Ils ont devancé de beaucoup le postillon, ils avaient tant hâte de me revoir et de se distraire du spectacle horrible auquel ils avaient assisté.
Mon brave Baptiste en nie donnant ces quelques détails feint d'être étouffé par ses bouchées qui, prétend-il, lui font venir les larmes aux yeux, ce qui lui fournit un prétexte de les essuyer. Le Gascon a besoin, parait-il, d'une eau plus fraîche et prend de là occasion de sortir, pour le Normand, il m'avoue que son excessive fatigue lui fait couler des sueurs qui se répandent sur ses joues. Ces sueurs ne sont pourtant que des larmes.
Nobles coeurs qui pleurent au souvenir de cette triste fin et sur le sort d'hommes qui les auraient massacrés s'ils en avaient trouvé l'occasion.
Je vais leur en épargner le récit, car Baptiste m'a remis deux lettres et un cahier; l'un est du geôlier, l'autre de monsieur Odillon.
Avant que de partir de Québec, j'avais payé le geôlier libéralement pour qu'il donnât un accès aussi libre que possible au vénérable prêtre que j'ai prié instamment, par une lettre de se rendre auprès des prisonniers et de veiller au salut de leurs âmes. De Paulo surtout que je n'ai malheureusement que trop contribué à perdre. C'est une légère réparation et un dernier effort que je veux tenter pour le ramener au bien.
Mon bon ami m'a répondu qu'il se mettait de suite en route et qu'il me tiendrait au courant de ce qui se passerait dans la prison jusqu'au jour de l'exécution, suivant le désir que je lui en avais exprimé. En attendant son arrivée, le geôlier s'était engagé à me rendre un compte exact de la conduite et des dispositions des condamnés.
Le repas terminé, j'invite mes amis à s'étendre sur leurs lits. Peu de minutes après le Gascon et le Normand ronflaient à pleins poumons, tandis que Baptiste se tourne de mon côté et semble se consulter intérieurement. Il a certainement quelque chose d'important à me dire, car il me regarde en pleine figure et balbutie quelques paroles sans suite.
Enfin il se décide à s'approcher de moi en disant: "Ne me grondez pas trop fort, Père Hélika, mais avant que de revenir j'ai été LA voir et ELLE m'a reconnu. Oh! la chère enfant qu'elle est belle et comme elle ma demandé avec empressement de vos nouvelles. Puis sans me laisser le temps d'ajouter un mot! Et les bonnes religieuses, et la mère d'Attenousse qui se trouvait là, avec quelle anxiété elles se sont informées de vous! Nom d'un nom! Je ne suis pourtant pas une Madeleine, mais vrai, j'ai été trop bête pour leur répondre. J'étais, comment vous dirai-je, tenez aussi incapable de parler que quand ma pauvre mère me dit dans ses derniers moments en m'embrassant: Baptiste, je vois te laisser pour toujours, mais Dieu prendra soin de toi. Sois honnête et religieux avant tout. Je ne pus dire un seul mot. A travers mes larmes, je voyais tout danser et tourbillonner autour de moi. Je m'agenouillai seulement pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain la sainte femme n'était plus. Elle était morte sans que j'aie pu lui donner l'assurance que je suivrais à la lettre ses dernières recommandations. Maintenant, je vous avouerai que, c'est ainsi que je me suis trouvé en entendant les belles paroles que la Dame Supérieure et l'Assistante me disaient. Stupide et pleurnichant comme une vieille femme, je sortis ne sachant où donner la tête. Un homme m'attendait à la porte et est venu me reconduire jusqu'au canot. Il avait sous le bras un gros sac qu'on vous envoyait sans doute."
Baptiste à ces mots me présente ce sac que j'ouvre en sa présence. Il contenait des provisions que mes bonnes soeurs lui ont fait remettre pour leur descente. Il y a de plus une enveloppe dans laquelle il doit y avoir une charmante petite lettre. Elle est si mignonne et si gentille.
—En effet, ajouta-il en se frappant le front, l'homme de l'hôpital, rendu au canot, m'a dit, ce sac est pour vous, la lettre pour le grand Chef, et je me rappelle à présent que pendant que je parlais avec les religieuses la petite avait dit: Je vais écrire à mon père Hélika.
—Ne m'en voulez pas, je l'aime moi aussi et je voulais savoir si elle était heureuse. Maintenant me pardonnez-vous?
Je l'embrasse à ces paroles et je lui presse la main. C'était là, seule marque de reconnaissance que je pouvais lui donner. J'étais si ému de ces témoignages d'amitié. J'insistai pour qu'il prit quelque repos, il s'étendit sur son lit et ne tarda pas à s'endormir.
Je vais de suite m'installer au pied d'un arbre touffu que les rayons du soleil ne caressent que mollement avant que d'arriver à moi. J'ouvre le cahier et je lis le rapport et la lettre du geôlier: La voici.
Monsieur,
"En réponse à la demande que vous m'en avez faite, je vous rends compte aujourd'hui de là manière dont les prisonniers se sont conduits depuis leur condamnation. Après le prononcé de leur jugement et l'assurance que la cour leur donna qu'ils n'avaient aucune miséricorde à espérer des hommes et qu'ils devaient se préparer à paraître devant Dieu le 20 du courant, ils ont échangé ensemble quelques mots de fureur que nous n'avons pu saisir parce qu'ils étaient dits dans une langue que personne ne comprend".
"Du 12 au 13, ils ont passé une nuit affreuse de même que tous leurs jours et nuits depuis leur retour à la prison. Ils ont cherché à s'élancer l'un contre l'autre dans des transports indicibles de rage; un gardien de la prison s'est approché d'eux pour essayer à les apaiser, mais ils se sont précipités sur lui avec la férocité de tigres altérés de sang. Malheureusement il était à portée de leurs atteintes et sans le prompt secours d'autres gardiens, il eut été impitoyablement massacré par ces deux monstres. Leurs chaînes sont solides, Dieu merci, il ne peuvent s'atteindre, car ils s'éventreraient, tant grande est la fureur qui les anime l'un contre l'autre. Je regrette d'avoir à ajouter que leur conduite loin de s'améliorer parait augmenter en férocité d'un instant à l'autre. L'aumônier de la prison est venu plusieurs fois tenter tout les efforts possibles pour les calmer. Il a essayé à leur faire entendre des paroles de paix, mais ils lui ont répondu par d'épouvantables imprécations. Le prêtre en est sorti chaque fois de plus en plus contristé."
"Enfin, ce soir, le 14, le vénérable abbé dont vous m'avez parlé, est arrivé et de suite il s'est installé auprès des prisonniers. Il m'a prié de le laisser seul avec eux. Quelle figure imposante, quelle douceur se reflète sur chacun de ses traits! Sa voix est douce et pleine d'une onction à laquelle il est difficile de résister. Il s'est approché d'eux en leur tendant la main avec bonté et en leur adressant à chacun des paroles de consolation, mais les monstres, au lieu d'embrasser avec vénération la main que ce saint apôtre leur tendait, se sont rués sur lui et l'ont envoyé rouler sur la muraille où sa tête à été se heurter. Il s'est relevé avec calme, a tiré son mouchoir de sa poche et a essuyé le sang qui ruisselait de son front sur sa figure par la blessure qu'il s'était fait en tombant. Pendant ce temps, les deux scélérats poussaient d'horribles ricanements. Nous comprîmes de suite, en les entendant qu'ils devaient avoir commis une action diabolique. Nous sommes tous accourus à son aide, mais avec une douce autorité il nous a priés de nous retirer, puis tournant vers les deux bandits un regard chargé de larmes il leur a adressé à tous deux dans leur langue des paroles d'une douceur ineffable, mais les démons ne voulurent seulement pas l'entendre. Alors le saint prêtre s'est agenouillé et à longtemps prié pour eux. Cette prière du juste devait monter vers le ciel comme un parfum céleste, ils avaient comblé sans doute la mesure de leurs crimes car Dieu a paru leur refuser les trésors de sa miséricorde".
"Voilà, Chef, ce que j'ai à vous raconter de ce qui s'est passé jusqu'à l'arrivée de Mr. Odillon. Il m'a annoncé qu'il était chargé de continuer le journal que j'ai commencé. Il ne me reste plus qu'à ajouter que l'air de plus en plus abattu et découragé du saint homme, me fait augurer très mal du résultat de sa divine mission."
"Si je ne craignais de vous contrister davantage vu que vous semblez leur porter de l'intérêt, qu'ils sont loin de mériter, je vous l'assure, je vous avouerais que les gardiens et moi qui sommes préposés à la garde de malfaiteurs, meurtriers, de bandits de toute espèce, nous n'avons rien rencontré qui peut approcher de la méchanceté et de la scélératesse de ces deux brigands."
"Agréez, Chef, l'assurance de la haute considération avec laquelle,
je suis votre dévoué."
GASPARD
Geôlier de la prison de Québec.
(Québec, 14 Septembre.)
Bien que je n'aie passé que peu de temps à causer avec le geôlier, j'ai reconnu en lui le type de l'honnête homme qui bien qu'énergique et ami de son devoir, sait tempérer les rigueurs de la prison par tous les moyens dont il peut disposer. Je le sais doué, de plus, d'un sens droit, d'un esprit expérimenté et observateur.
Je ne puis donc me défendre d'un frémissement en songeant au dénouement du drame sinistre qui va se dérouler, et dont j'entrevois la fin affreuse; aussi est-ce en tremblant que je prends le journal de monsieur Odillon. Je lis d'abord la lettre qu'il m'adresse le jour de l'exécution.
Septembre 20, A midi
"Mon cher frère,
"Enfin le drame est terminé! Il y a une heure, je voyais disparaître dans un coin reculé du cimetière, les restes mortels du malheureux Paulo et de son complice. C'est la mort dans l'âme et encore tout rempli d'horreur de ce que j'ai vu et entendu dans les derniers jours qui ont précédé l'exécution et au moment où leur âme devait paraître devant le juge suprême, que je remplis la promesse que je vous ai faite. Croyez-le, mon frère, il y a de tristes moments dans la vie. Dieu arrose quelquefois de larmes bien amères la carrière de ses ministres."
"Jamais peut-être dans une vie qui compte aujourd'hui près de quarante cinq ans d'apostolat, je n'ai eu autant d'angoisses et de découragement que pendant ces quelques jours. Mon Dieu je ne m'en plains pas puisque telle a été votre volonté. Non je ne me plains pas des pleurs que j'ai versés pour les souffrances morales que j'ai endurées, mais ce qui m'afflige profondément et jetterait peut-être le désespoir dans mon âme, si ma conscience ne me disait pas que j'ai fait mon devoir, c'est que tous mes efforts ont été infructueux et inutiles pour faire germer au coeur des deux grands pécheurs, une pensée ou un sentiment de repentir."
"J'incline mon néant devant les insondables décrets du Très-Haut. Qui sait peut-être au moment où ils allaient être lancés dans l'éternité, un peccavi que la corde ne leur a pas permis d'articuler, s'est-il élevé du fond de leur âme."
"Frère, prions pour eux qu'ils aient trouvé grâce, priez aussi pour ce pauvre prêtre afin que Dieu rende son travail efficace, lorsqu'il tentera de ramener à lui des âmes égarées."
"Je suis avec estime, votre bien sincère ami."
P. S.
"ODILLON ptre."
"J'oubliais de vous remercier de l'envoi généreux que vous m'avez fait. Cet argent sera distribué aux pauvres, et c'est sur votre tête et sur celles de ceux qui vous sont chers, que retomberont les bénédictions qu'ils demanderont au ciel, en reconnaissance de vos bienfaits."
"ODILLON ptre."
Septembre 17. "Je suis entré dans leur cachot vers six heures pour passer la nuit auprès des malheureux et essayer à verser dans leur coeur un peu de calme et de repentir. Ils étaient dans un état d'exaspération épouvantable. Leurs yeux étaient hors de tête, leurs figures sinistres et empreintes d'une haine indicible. Leurs mains étaient couvertes du sang qui s'échappait des blessures que les fers leur avaient faites en essayant à s'élancer l'un sur l'autre pour se frapper et se déchirer. De leurs bouches s'échappaient une écume sanglante et d'affreux blasphèmes. Ma vue loin de les apaiser ne fit plutôt que redoubler leur rage. Ils parurent même la concentrer sur ma personne, car comme je m'approchais pour les calmer, ils se sont tous deux précipité sur moi et m'ont violemment repoussé. Toute la nuit s'est ainsi passée dans des paroxysmes de fureur sans que j'aie pu leur faire entendre une parole de raison."
"La cause de cette haine frénétique qu'ils se portent, vient de ce que tous deux ont tenté de se rendre témoins du roi, avec l'assurance qu'ils voulaient faire donner aux autorités qu'on leur laisserait la vie sauve. A cette condition, ils auraient tout avoué."
"Ces démarches, ils les avaient faites à l'insu l'un de l'autre et elles leur avaient été révélées le jour de leur procès. Or de tous les hommes celui que les sauvages abhorrent le plus et auquel ils ne pardonnent jamais, c'est au délateur et au traître; aussi lorsqu'ils le tiennent en leur pouvoir, il est toujours soumis aux plus horribles tortures."
Sep: 18. "La journée ne s'est pas annoncée sous de meilleurs auspices. Je suis entré dans leur cachot au moment où ils prenaient leur déjeuner. Mon arrivée n'a fait aucune autre effet sur eux que de m'attirer à peine un coup d'oeil chargé de mépris, Tout en mangeant ils se sont lancé des regards farouches et pleins de menaces. Comment donc réussirai-je à faire entendre une parole de religion à ces hommes dont le coeur est si profondément gangrené par les plus exécrables passions?"
"Je les laisse; il est onze heures et demi du soir. J'ai le coeur navré de tristesse. Mon Dieu, encore une journée et une partie de la nuit de perdues! Mes peines, mes supplications ne paraissent avoir d'autres résultats que de redoubler leur rage et leurs imprécations. Peut-être la Providence m'inspirera-t-elle demain de nouveaux moyens pour parvenir au but auquel j'aspire si ardemment. Le seul espoir que j'entretienne est de les ramener dans la voie du repentir et d'adoucir leur derniers jours qui fuient l'un après l'autre avec une incroyable rapidité et qui sont pour moi si pleins d'amertume."
"Dans deux jours leur âme sera devant Dieu et je n'ai encore rien pu obtenir des coupables. Pourtant, je le sais, la justice des hommes sera inflexible, inexorable, ils n'ont plus de merci à attendre ici bas. Deux jours seulement, c'est si peu pour se préparer à paraître devant le redoutable tribunal du Souverain Juge; devant ce regard inquisiteur qui fait dire au roi prophète dans un saint tremblement; Ante faciem frigoris ejus quis sustinebit!! Je vais prier, la prière est un baume divin, peut-être m'inspirera-t-elle de nouvelles idées."
Sept: 19. "Mon cher frère, je suis entré un peu plus tard dans la cellule aujourd'hui. J'ai dès le matin fait demander audience dans les maisons où l'on prie pour le salut de tous. Monseigneur l'Evêque de Québec, m'a offert ses services d'une manière spontanée. Il doit aller les visiter pendant que de mon côté j'implorerai les prières des âmes charitables en faveur des malheureux qui vont mourir demain, sur la potence, car pour le condamné, les jours qui suivent la condamnation sont toujours la veille du supplice."
"Tous m'ont promis leur concours et j'espère encore les retrouver dans de meilleures dispositions."
"Je vous écris ces pages de ma chambre et maintenant il me semble que ce poids énorme ne pèse pas sur mes seules épaules, On m'a promis partout que des prières seraient offertes à Dieu. Elles seront dites et répétées dans chaque communauté et par toutes les personnes pieuses."
"Je me trouve dans une disposition d'esprit bien différente des jours précédents. Je m'accuse d'avoir peut-être exprimé des paroles d'aigreur devant ces hommes qui pourraient être plus malheureux et ignorants que coupables. Je dirige mes pas vers la prison bien décidé à leur en demander pardon. Je pourrais prendre Dieu à témoin, que si je les ai offensés, c'est bien involontairement car je donnerais de grand coeur jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour leur être utile."
"Je marche d'un pas plus léger, plus alerte car l'espérance a fait renaître mon courage. A peine ai-je franchi les derniers degrés de la prison que je rencontre le saint Évêque. Il me tend la main, je la porte à mes lèvres avec respect, mais lui m'embrasse avec tendresse. Je n'ai pas le courage de l'interroger, son serrement de mains m'indique qu'à lui aussi était départie la part d'amertume comme aux bons autres prêtres qui ont tour à tour, mais en vain essayé d'obtenir d'eux une parole ou un signe de repentir."
"Mon Dieu, j'ai pourtant bien prié dans les deux jours qui sont passés, je vais prier encore davantage mais je ne puis continuer D'écrire."
19 Sept, 11 heures P. M.
"Pardonnez à mon écriture, ma main est tremblante et peut-être aurez-vous de la peine à déchiffrer le pauvre griffonnage que je fais. A peine quelques heures vont-elles s'écouler avant que la justice des hommes soit satisfaite, et je n'ai pu rien obtenir. La dernière nuit est épouvantable."
"Quand la réponse à leur demande d'un sursis leur a été apportée, hier soir, et que l'expression formelle du refus leur a été signifiée, jamais scène plus déchirante n'a été vue."
"D'abord, ils ont préludé aux apprêts de leur mort d'une manière différente, l'un par des chants féroces et sauvages, l'autre par d'exécrables obscénités, puis à minuit sonnant, comme par un accord mutuel, les deux prisonniers se sont tus. Rodinus le complice s'est enveloppé la tête de sa couverture et s'est mis à moduler un chant bizarre mais empreint d'une telle férocité que je ne pouvais m'empêcher de sentir un frisson qui parcourait tout mon être. Paulo au contraire est tombé dans un état d'inertie et d'abattement dont il n'a pas pu être relevé. Le premier a continué son chant étrange jusqu'au moment de l'exécution. Il ne s'y mêlait presque plus d'accents humains. Hélas! cet homme était plus misérable encore que je ne pensais. Il n'était pas même idolâtre, il était Athée."
"Je compris dans son chant qu'il était heureux du rendre à la matière ce que la matière lui avait donné, le désir de jouissances matérielles, et trouver les moyens de se les procurer, fussent-ils des plus odieux. Tel avait été le but de toute sa vie."
"Je cherchai à réveiller chez l'un et l'autre, chez Paulo surtout d'autres sentiments, mais ce fut en vain, ils ne daignèrent seulement pas me répondre. Je les conjurai, je les suppliai, je leur présentai un crucifix qu'ils outragèrent par leurs crachats comme de nouveaux Judas."
"Enfin Paulo vers lequel je tentai une dernière espérance, me fit peur, je l'avoue. Quand je le secouai de sa torpeur, la malheureux était dans un délire complet, mais un de ces délires qui ne s'exprime pas par d'énergiques transports, mais par des paroles incohérentes, où le cynisme de la pensés le dispute à l'obscénité de la parole."
"Il exprimait dans un odieux langage les plaisirs charnels de son passé, il en parlait avec un horrible ricanement. Parfois aussi un calme se faisait. J'essayai bien des fois à en profiter pour me faire entendre. Et alors c'était plus affreux encore. Il sortait de sa tranquillité apparente et voyait le bourreau disait-il. Il l'apercevait qui attendait à la porte du cachot que l'heure du supplice fut arrivée. Il croyait voir ses gestes d'impatience parce que le moment ne venait pas assez vite. Il décrivait les plis et replis de la corde qui devait l'étrangler et qu'il croyait déjà avoir autour du cou. Il se représentait les vociférations de la foule rendue furieuse par le nombre et l'énormité de ses forfaits. Puis un instant après, il élevait la voix, mais alors sur un ton de supplication il conjurait cette même foule d'attendre au moins que la brise imprimât à cette masse inerte, à ce cadavre et à ces membres pantelants, un balancement qui les ferait se heurter sur les poteaux du gibet comme en mesure, aux accords des fanfares infernales."
5 heures A. M. "Rodinus continue sa mélopée inconnue. A quelle divinité adresse-t-il ce chant? Oh! si c'était à ce Dieu qu'il affecte de ne pas connaître, au moins conserverais-je une lueur d'espoir sur son avenir, mais non c'est une glorification de ses forfaits. Il les passe en revue dans sa mémoire et regrette de ne pouvoir en savourer les délices plus longtemps."
10 1/2 heures A. M. "Rien n'est changé dans l'attitude de Rodinus. Paulo a eu un accès de frénésie épouvantable. Il se croyait poursuivi par ses victimes. Il leur demandait pitié, miséricorde, comme elles-mêmes ont dû le faire lorsqu'ils les outrageait ou les mettait à mort. Ses cheveux se dressaient d'épouvante, il attendait, disait-il des ricanements d'enfer et les cris de joie des démons qui le conviaient à leur horrible fête. Il entrevoyait les tortures des damnés, il répétait leurs lamentations et leurs gémissements. Son oeil était hagard, il tremblait de tous ses membres. Son grincement de dents augmente encore l'horreur de tous les témoins de cette épouvantable scène. C'est bien là la peinture que l'écriture nous fait de la mort du pécheur impénitent. Dentibus suis fremet et labescet. Puis il est tombé dans un état de torpeur, il n'est plus qu'une masse inerte."
"Le silence du cachot n'est troublé que par le bruit de sa respiration stertoreuse et par le chant de son compagnon plus strident et plus saccadé. C'est la ronde du jongleur qui évoque les esprits infernaux. Oh! mon Dieu je n'y puis rien faire!......"
"La porte du cachot s'ouvre, c'est le bourreau et ses aides qui entrent suivis des officiers de justice."
"Je me précipite au devant d'eux, je les supplie d'accorder encore dix minutes de répit. Un des officiers tire sa montre et dit en secouant tristement la tête qu'il a déjà différé l'exécution de quelques minutes et qu'il ne peut m'accorder un seul instant. Cet instant comment l'eussent-ils employé? Eussent-ils enfin dans ce moment suprême, tourné un regard de repentir et de supplication vers Dieu? Hélas! je n'ose plus rien espérer que dans l'immense miséricorde de la Divine Providence."
"La seule chose que j'ai pu obtenir a été l'aveu complet que Paulo m'a fait, et dont je ne doutais pas, qu'il était avec ses deux complices les meurtriers du malheureux compagnon d'Attenousse pour lequel celui-ci avait subi le dernier supplice. Paulo seul avait ourdi cette trame diabolique pour se venger de l'horreur qu'Angeline ressentait pour lui. Les deux autres bandits l'avaient aidé dans l'exécution."
"Pendant qu'on préside aux funèbres apprêts du supplice, je vais de l'un à l'autre, je les exhorte en pleurant à se préparer à paraître devant Dieu en exprimant dans leur coeur au moins une parole de contrition."
"Mais Paulo ne m'entend plus, toute vie intellectuelle est éteinte. Son oeil est vitreux et fixe. Il n'y a plus que sa respiration ou plutôt un râlement qui vit chez lui. Il ne voit rien, il n'entend rien, il ne peut plus se mouvoir."
"Rodinus détourne la tête avec dégoût quand je lui présente pour la seconde fois l'image du Dieu crucifié. Il l'aurait même souillé de nouveau par un crachat si je ne me fusse empressé de le retirer."
"Enfin la toilette est terminée, leurs chaînes leur ont été enlevées, ils ont la corde au cou et les mains liées derrière le dos."
"Le cortège se met en marche. Quatre aides portent Paulo toujours insensible et le déposent sur la trappe fatale, Rodinus l'a précédé. Il a toute la stoïque férocité du sauvage. La tête haute il jette d'abord un regard de défi sur la foule et regarde avec indifférence le bourreau qui passe l'extrémité de la corde dans le crochet. Il ne veut pas permettre qu'on rabatte le bonnet sur ses yeux comme on vient de le faire à Paulo."
"La foule est à genoux et prie. Moi, la figure prosternée sur le gibet, j'entends le bruit sourd qui m'avertit que la trappe est ouverte et que deux âmes viennent de paraître devant le tribunal suprême, et quelles sont jugées!!!... Ah! puissent-ils avoir trouvé miséricorde auprès de Dieu!!!!!!"
"Voilà, mon cher frère, les détails aussi exacts que possible, voilà aussi la fin déplorable de ces deux grands coupables. Pourtant, malgré toute l'apparence de l'inutilité de nos prières, redoublons cependant nos instances auprès du Très-Haut. Qui sait?"
Je ferme en frissonnant ce journal, il m'échappe des mains. J'essuie les sueurs glacées qui inondent mon front.
J'oublie l'univers entier et me transporte en esprit dans ce monde invisible et inconnu dont ces deux hommes ont franchi la barrière. Ma pensée se noie dans l'horreur du sort qui vraisemblablement les y attendait.
Je ne sais combien d'heures j'ai passé dans ces pénibles réflexions mais tout à coup mes idées prennent un autre cours. Une figure angélique vient faire contraste avec les leurs que je crois entrevoir parmi celles des démons. Cette figure est celle d'Angeline, de la mère d'Adala. Il me semble entendre cette voix qui n'avait plus rien de terrestre à me dire, au moment où son âme allait s'envoler vers le ciel et après la confession que je lui avait faite: "Père viens m'embrasser. Je te confie mon enfant, mon Adala."
Ce dernier nom a un effet magique. Il m'éveille comme d'un affreux cauchemar et la chère petite lettre d'Adala est là devant moi qui semble me sourire et m'inviter à l'ouvrir.
Je la saisis avec émotion, je la tourne et retourne en tout sens avant que d'en faire sauter le cachet. J'embrasse ce papier que sa main a touché. Il faut que j'attende quelques instants avant que de pouvoir distinguer l'écriture, tant les larmes obscurcissent mes yeux.
"Mon Bon et cher grand papa, me dit-elle, voilà déjà plus de quatre mois que je ne t'ai vu et pourtant je n'ai pas passé un seul instant sans penser à toi. Je me suis bien ennuyée et je m'ennuie encore beaucoup de ne pouvoir plus m'asseoir sur tes genoux et t'embrasser."
"Je n'ai pas non plus oublié toutes les belles histoires que tu me racontais. Il y en avait de tristes si tu t'en souviens qui me faisaient pleurer, mais quand tu me voyais toute en larmes, tu m'en disais de si drôles que j'en ris encore rien qu'à y penser."
"Mais ce que je ne comprenais pas et ne comprends pas encore aujourd'hui, c'est que quand tu me voyais si folle, tes yeux se mouillaient de larmes. J'avais bien peur que ce ne fut quelque chagrin que je te causais et tu étais trop bon pour me dire en quoi je t'affligeais. Je suis aujourd'hui bien plus raisonnable que je ne l'étais alors et j'ai bien hâte de te revoir pour te demander pardon."
"J'espère, mon bon grand papa, que tu prends toujours un bon soin de ta santé car si j'apprenais que tu es malade ou qu'il te fut arrivé quelque malheur, je crois bien j'en mourrais."
"Je me propose quand je te reverrai de te gronder bien fort de ce que tu ne m'écris pas."
"Je suis à présent une grande fille. Les bonnes religieuses me disent qu'elles sont très contentes de mes succès. Elles ont pour moi toute espèce de bontés."
"La mère supérieure et l'assistante me font souvent venir dans leurs chambres. Elles m'embrassent, me chargent de bonbons, mais je ne sais pourquoi elles ont l'air triste elles aussi quand elles me parlent. Je n'ai pas besoin de rien demander, elles préviennent mes moindres désirs et me disent que c'est toi qui leur a donné l'argent pour y pourvoir."
"Je t'embrasse beaucoup pour te remercier de toutes tes prévenances et je vais m'appliquer bien fort pour finir mes études au plus vite et aller te rejoindre. Tu dois toi aussi t'ennuyer un peu de ta petite fille."
"Depuis huit jours nous prions pour deux criminels qui ont été pendus ce matin. Toutes les bonnes religieuses étaient tristes nous aussi nous l'étions. C'est si terrible de penser que deux hommes vont être pendus, mais c'est plus affreux encore de songer qu'ils vont mourir sans s'être réconciliés avec Dieu. A dix heures trois quarts ce matin les glas des deux malheureux ont commencé à sonner. J'en frémis encore. Nous nous sommes rendues à la chapelle pour prier pour eux. Je n'ai pas osé demander s'ils ont fait leur paix avec Dieu."
"Tu peux t'imaginer comme j'ai été contente de revoir mon ami Baptiste, aussi je l'ai embrassé bien fort."
"Grand'mère vient me voir toutes les semaines. Elle m'apporte de ces beaux petits ouvrages en broderie sur écorce comme elle sait en faire. Elle y joint de plus de jolies corbeilles remplies de toute espèce de fruits. J'aurais voulu que ma tante supérieure lui donna de l'argent, j'avais tant peur qu'elle souffrit de la faim; mais elle m'a embrassée en me disant que tu lui en donnes plus qu'elle n'en a besoin. Je t'en aimerais encore plus fort pour cela si j'en étais capable."
"A présent je vais te dire un tout petit secret. Ce n'est, pas moi qui écris, je ne suis pas assez savante, c'est une de mes compagnes qui le fais pour moi, mais c'est moi qui dicte."
"Mes bonnes tantes disent que dans quelques mois je pourrai écrire une lettre seule. Juges si je vais travailler."
"Je t'embrasse mille et mille fois,
Ta petite fille,"
ADALA
20 Septembre.
La lecture de cette lettre me fit un plaisir ineffable que je me plus à savourer quelque temps. Il fallut pourtant me tirer de cette délicieuse rêverie et retourner dans ma cabane.
Mes amis étaient éveillés. Je me fis raconter les derniers jours des bandits dans les plus grandes minuties. Ils avaient été plus diaboliques encore dans leurs actions que le bon prêtre ne me l'avait dit.
Un jour un d'eux lui avait presque coupé un doigt avec ses dents pendant qu'il lui présentait à boire, comme il le lui avait demandé.
Un autre jour, Rodinus l'assommait presque avec ses menottes pendant qu'il avait le dos tourné.
Il n'y avait pas d'avanies, d'injures, de blasphèmes, d'obscénités de toutes sortes que ce saint prêtre n'eût entendus de leurs bouches et souffert avec une patience et une douceur angéliques.
Mais je tire le rideau sur ce hideux tableau pour revenir au plus vite à ma chère enfant.
VIE INTIME
Quoiqu'il m'en coûtât beaucoup d'être pour plusieurs années séparé d'Adala, il me fallait en faire le sacrifice. Aussi, autant par goût que par un besoin de distraction et de mouvement, je repris avec mes amis la vie de coureur des bois.
J'étais parfaitement tranquille au sujet de ma fille chérie, je savais qu'elle trouverait, auprès de mes bonnes soeurs tout le bonheur possible. Pour lui éviter des chagrins que ma vue aurait pu lui causer, je résolus de ne l'aller voir que dans trois ans, mais je me proposai de lui écrire deux fois par année quoique je fusse convaincu qu'elle était incapable de m'oublier.
Nos préparatifs de départ ne furent pas longs et nous partîmes bien décidés à ne plus nous séparer et à partager à chaque retour au poste les profits de notre chasse.
Il est inutile de vous raconter cette vie de coureur des bois que tout le monde connaît. Qu'il me suffise de dire que nos chasses furent assez fructueuses et que je passai les cinq années qui suivirent dans un calme et une tranquillité d'esprit que je n'avais pas encore connus.
Le spectacle continuel de la nature dans toute sa beauté primitive, les courses dans les bois et la préparation de nos pelleteries faisaient le charme de nos journées. Puis le soir arrivé nous nous trouvions réunis autour d'un bon feu et les histoires et la gaîté intarissable du Normand et du Gascon, embellissaient nos soirées.
Les trois années que je m'étais condamné à passer sans embrasser Adala, étaient expirées, je résolu de me rendre à Québec. Grande fut la joie de mes soeurs et de la petite en me voyant.
L'enfant s'était admirablement développée, et avait considérablement grandi. Elle ne savait que faire pour me témoigner son bonheur. Elle riait, pleurait, dansait, venait sauter sur mes genoux et m'embrassait. Combien j'étais heureux de tous ces témoignages d'amour. Non je ne les eus pas changé pour tous les trésors de la terre.
Je passai une semaine auprès d'elle, lui faisant visiter la ville et ses environs. Je jouissais du plaisir qu'elle éprouvait de voir tant de merveilles et de beautés qu'elle ne connaissait que par ouï dire.
Il va sans dire que nous allâmes aussi chercher la grand'mère et l'installâmes auprès de nous pour qu'elle prit part à la joie commune.
Ces huit jours furent de courte durée. Si la voix de la raison n'eut cédé à celle de mon coeur, sans aucun doute, elle fut revenue avec moi. La vie de réclusion s'accordait peu avec le caractère d'Adala. Ce qu'il fallait à cette chère enfant c'était la vie libre et indépendante, indispensable au sang indien. Instinctivement aussi elle ressentait un entraînement véritable pour la vie demi sauvage. Mais il me fallut céder devant le devoir.
Après l'avoir pressée plusieurs fois dans mes bras, je me séparai d'elle. Je lui promis que dans deux ans je viendrais la chercher et qu'alors nous demeurerions ensemble jusqu'à la mort de l'un de nous. Aglaousse, de son côté, promit de venir nous rejoindra et de la visiter plus souvent encore d'ici à ce temps-là.
Je dis adieu à mes soeurs, leur recommandant de nouveau l'enfant. Ces recommandations étaient bien superflues.
Ce fut un grand sacrifice, que je fis en m'éloignant d'elles, et aussi longtemps que je le pus, je me retournais pour jeter un regard sur le toit qui recouvrait des êtres qui m'étaient plus chers que la vie.
Jamais de ma vie, je n'ai éprouvé autant d'ennui que pendant les premiers mois qui suivirent cette séparation.
Enfin je rejoignis les compagnons qui m'attendaient à un endroit désigné et nous reprîmes la vie active.
Pendant la courte visite que j'avais faite à Adala, je lui avait souvent parlé du campement que nous avions établi auprès du Lac à la Truite. Je lui avais décrit le paysage si beau et les jouissances qu'on y trouvait. L'enfant avait écouté ces détails avec des larmes de plaisir. Elle me fit promettre en la laissant d'y construire un logement et que ce serait là que désormais nous habiterions.
Ses désirs étaient pour moi des ordres impérieux, aussi vers la fin de la seconde année, nous construisîmes ces cabanes que je ne changerais pas pour le plus somptueux des palais.
Enfin, depuis sept ans que nous y sommes installés, nous goûtons un bonheur presque sans nuages. Le seul chagrin qui soit venu assombrir notre ciel, a été la mort de mes deux soeurs qu'une épidémie a emportées successivement dans l'espace de deux mois Chères saintes femmes, elles se sont éteintes comme elles ont vécu, dans la paix du seigneur, après une carrière bien remplie d'années, mais encore plus de bonnes oeuvres.
Vous ferai-je maintenant une description de la manière dont nous passons notre temps. Peut-être pourrait-elle vous intéresser.
Le chant des oiseaux nous éveille dès le matin et souvent à ce chant s'en joint un autre mille fois plus suave, plus agréable à mon oreille, c'est celui de mon Adala qui semble leur répondre. Elle a, pour ainsi dire, apprivoisé ces chers petits enfants des bois, car elle charme tout ce qui l'entoure.
La culture des plantes, les broderies sur écorce, la couture et la lecture constituent ses occupations de la journée.
Rien de plus charmant que de la voir dans les beaux soirs d'été conduire son léger canot avec une adresse merveilleuse, sur les eaux tranquilles du lac. Puis quand tout est silencieux dans la nature, sa voix s'élève pure et argentine pour chanter un de ces, cantiques si touchants par leur naïve beauté, et qui sont une prière, une invocation.
C'est alors que les échos des montagnes saisissent ces notes si fraîches, qu'ils les répètent et se les renvoient les uns aux autres comme s'ils voulaient se les graver profondément dans leur mémoire.
Parfois aussi je l'amène à des expéditions de chasse, mais ces jours-là, je suis presque toujours certain de faire buisson creux. Il ne faut pas tirer sur ce pauvre lièvre qui ne nous fait aucun mal, dit-elle, n'abattez pas cette mère perdrix qui peut-être laisserait des enfants orphelins et personne alors pourvoirait à leur nourriture.
Mais si un loup ou n'importe quel autre animal carnassier se présente, oh! alors malheur à lui, car elle tire avec la plus grande précision. Elle aime beaucoup la légère carabine que je lui ai achetée et qui est du plus beau fini. Elle ne perd pas une occasion d'en faire admirer le mérite.
Lorsqu'elle se promène sur les bords du lac, elle est suivi d'une marmotte devenue l'hôte de sa maison et sa compagne inséparable. Plusieurs couvées de canards sauvages qu'elle à réussi à apprivoiser et qui viennent manger tour à tour dans sa main, en poussant des cris assourdissants, lui font cortège.
Rien de ses pas, de ces démarches, ni de ses actions, n'échappe aux regards ravis de sa grand'mère et des miens, nous en examinons tous les détails pour y trouver de nouveaux charmes, nous l'aimons tant.
Son caractère est quelque peu fantasque et aventureux, mais d'après mes recommandations elle ne s'éloigne jamais seule de la maison. Deux dogues énormes, qui sauraient la protéger dans le cas d'une mauvaise rencontre, sont les gardes les plus sûrs.
Le temps de chaque journée est ainsi réglé et les heures fuient avec une rapidité sans égale. Nous sommes loin de trouver le temps monotone et de vivre dans l'isolement. Chaque jour un chasseur ou un amateur de pêche vient nous demander un gîte. Nous avons aussi des nouvelles de tous cotés, car jamais ici le pain et l'hospitalité ne sont refusés.
Bien souvent il y a surcroît de vie et de gaîté dans l'habitation, c'est qu'alors Baptiste et ses deux inséparables compagnons sont venus nous visiter et se reposer de leurs fatigues.
Oh! ce sont ces jours-là de vrais dîners de Gamache ou de Sardanapale. Tout ce que la forêt peut offrir de gibier à plumes ou à poil est mis à contribution. Quelle folle gaîté préside au repas, le Gascon et le Normand ont eu de quinze jours à un mois pour renouveler leur approvisionnement d'histoire incroyables et fantastiques. Adala rit aux larmes, la grand'mere et moi rions de la voir rire et à ce concert d'éclats de rire se joint comme basse la grosse voix de Baptiste.
Des histoires on passe au chant, du chant à la danse, c'est Baptiste qui fait la musique. Il imite avec sa voix toute espèce d'instruments. Ses poings jouent du tambour sur n'importe quel meuble, ses pieds marquent la mesure et les deux français exécutent des cabrioles, des pas, des sauts impossibles tels qu'ils les ont vus faire, assurent-ils dans tel ou tel pays où il n'ont pourtant jamais été, la petite de se tordre de rire et nous, ma foi, de l'imiter. Ces fêtes se prolongent deux à trois jours.
Mais quand les froids d'hiver commencent à nous menacer, nous descendons au village pour laisser passer les mois les plus rigoureux.
La cabane reste alors sous les soins de la vieille Aglaousse qui s'obstine à ne pas vouloir nous suivre. Nous ne la laissons jamais seule, Baptiste et ses deux compagnons hivernent avec elle. J'ai soin avant de les laisser de pourvoir à tous leurs besoins. Nous leur faisons aussi de fréquentes visites dans le cours de l'hiver.
Nous allons habiter des appartements confortables auprès de l'église du hameau. Quelques bons voisins viennent fréquemment nous visiter. Dans la journée nous faisons des courses de traîneau et le soir le curé vient s'asseoir au coin du feu et nous réjouir par une intime et charmante causerie.
Telle est la vie que nous menons depuis sept années. Hélas! elles ont été bien courtes comparées à celles du passé, mais aujourd'hui un nuage de tristesse vient troubler mon bonheur, c'est une inquiétude bien naturelle, car je sens d'un jour à l'autre le poids des ans qui s'appesantit sur moi.
J'éprouve aujourd'hui dans les marches les plus courtes, que mon pied qui gravissait lestement autrefois les pentes les plus rapides, ne se traîne plus que péniblement même sur un terrain uni.
Ma pauvre Aglaousse elle aussi se fait vieille et je songe avec tristesse que quand tous les deux nous aurons quitté la terre, ce qui ne saurait tarder, qui donc prendra soin de ma chère petite fille?
Je dissimule autant que je le puis les traces de ma décrépitude, mais Adala semble s'en être aperçue, elle m'entoure de plus de soins, de prévenances s'il est possible. Elle ne me laisse plus un seul instant, elle parait inquiète. Elle me regardait l'autre jour avec un oeil plein de tristesse, tout à coup une larme est venue glisser sur ses joues, elle s'est empressée de la faire disparaître et de me sourire. Je lui en ai demandé la cause. C'est une vilaine poussière m'a-t-elle répondu!
Depuis trois jours, je n'ai pu sortir, je me sens faible, abattu. Je voudrais bien avoir Monsieur Fameux, mais Baptiste et ses compagnons n'y sont pas.
Les deux français sont partis pour une longue expédition de chasse. Baptiste a pour ainsi dire abandonné la vie des bois, il s'est mis à la culture et nous ne le voyons plus que rarement.
Mon Dieu, comment pourrai-je faire prévenir Monsieur Fameux de l'état précaire où je me trouve.
Je me suis ouvert à lui et lui ai dit que je comptais sur sa protection pour prendre soin d'Adala et de sa grand'mère quand je ne serai plus. Cette mission, il l'a acceptée, car il sait que je n'ai personne autre à qui m'adresser, mais il faudrait pourtant que je le visse avant de mourir.
Adala s'est bien offerte pour aller le chercher.
La vaillante enfant je l'ai refusée. La distance est si grande et je crains que cette course ne soit au-dessus de ses forces, cependant elle a si fortement insisté que j'ai cédé à ses instances, car je sens que mes heures sont comptées.
En partant elle est venue m'embrasser en pleurant. Ses larmes sont tombées sur mes joues et m'ont réchauffé le coeur.
Je profite de son absence pour écrire ces dernières lignes que ma main tracera:
Que je te remercie, ma chère Adala, d'avoir égayé ma triste vieillesse par ton jeune et candide enjouement. Lorsque je remontais en esprit, le courant d'une vie tourmentée, je me sentais écrasé sous le poids des événements de mon existence, ta franche gaîté est venue m'arracher bien des fois l'amertume gui peut-être eut fini par s'emparer de moi.
Tu as été dans la maison la lumière, la joie et la vie, car tu en étais l'âme bénie. Sois donc à jamais heureuse Adala pour tout le bonheur que tu m'as fait.
Que ta vie soit aussi calme que la mienne à été tourmentée. Que le ciel t'accorde les trésors de jouissances que je n'ai pas connues. Enfin sois heureuse autant que mon coeur le désire.
Aimes toujours ta bonne grande maman et prends en bien soin. Tu sais combien elle s'est dévouée pour toi, mais je connais trop bien ton coeur, cette recommandation est superflue. Oui tu l'aimeras autant qu'elle t'a aimée.
Penses aussi quelquefois à ton vieil ami Hélika, donnes-lui un souvenir et quand ta voix se mêlera, le soir, à la prière des anges, demandes miséricorde pour lui!!!!
Adieu, Adieu...
HÉLIKA.
Ici se terminait le manuscrit.
Monsieur D'Olbigny ajouta: C'est le même jour que nous fîmes rencontre de cette charmante enfant à la décharge du Lac.
Monsieur d'Olbigny demeura pensif quelques instants. Aux dernières phrases du manuscrit sa voix nous avait paru profondément émue. Nous respectâmes sa rêverie. Du revers de sa main il essuya une larme, puis avec un doux sourire il nous dit; si vous le voulez bien, Messieurs, nous allons déjeuner.
Effectivement l'aurore paraissait, la nuit était passée sans que nous nous en fussions aperçus, tant ce récit nous avait intéressé.
Et la jeune fille, demandâmes-nous tous ensemble, qu'est-elle devenue?
Son histoire est bien trop longue pour que j'entreprenne de vous la raconter aujourd'hui. Elle se rattache de plus à bien des souvenirs de ma vie qu'il me serait pénible de rappeler en ce moment.
Si cette narration vous a présenté quelqu'intérêt, je vous réserve l'autre partie pour l'occasion où j'aurai le plaisir de vous revoir.
Permettez-moi, charmantes lectrices, de vous en dire autant.