Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome I
Je pris un rasoir en main;
Mais mon envie étoit vaine,
Puisque l'auteur de ma peine,
Que la peur avoit glacé,
Tout malotru, tout plissé,
Comme allant chercher son centre,
S'étoit sauvé dans mon ventre.
«Ne pouvant donc rien faire, voici à peu près comme la rage me fit parler: «Eh bien! traître, qu'as-tu à dire, infâme partie de moi-même et véritablement honteuse, car on seroit bien ridicule de te donner un autre nom? Dis-moi, t'ai-je jamais obligé à me traiter de la sorte et me faire recevoir les plus rudes affronts du monde? Me faire abuser des grâces qu'on me fait et me donner à vingt-deux ans les infirmités de la vieillesse!» Pendant que la colère me fit parler ainsi,
Rien ne le sçauroit plus toucher.
Aussi, lui faire des reproches,
C'est justement parler aux roches.
«Je passai le reste de la nuit en des inquiétudes mortelles; je ne sçavois pas si je devois écrire à madame d'Olonne ou la surprendre par une visite imprévue. Enfin, après avoir été long-temps à balancer, je pris ce dernier parti, au hasard de trouver quelque obstacle à nos plaisirs. Je fus assez heureux pour la rencontrer seule à l'entrée de la nuit. Elle s'étoit mise au lit aussitôt que j'étois sorti d'auprès d'elle. En entrant dans sa chambre, je lui dis: «Madame, je viens mourir à vos genoux ou vous satisfaire. Ne vous emportez pas, je vous prie, que vous ne sachiez si je le mérite.» Madame d'Olonne, qui craignoit autant que moi un malheur semblable à ceux qui m'étoient arrivés, n'eut garde de m'épouvanter par des reproches; au contraire, elle me dit tout ce qu'elle put pour rétablir en moi la confiance de moi-même, que j'avois quasi perdue; et, en effet, si j'avois été ensorcelé, comme je lui avois dit deux jours auparavant, je rompis le charme à la troisième fois. Vous jugez bien, ajouta le comte de Guiche, qu'elle ne me dit point d'injures en la quittant, comme elle avoit fait les autres fois. Voilà l'état de mes affaires, que je vous prie de faire semblant d'ignorer.»
Vineuil le lui ayant promis, ils se séparèrent. Le comte de Guiche alla chez madame la comtesse de Fiesque, à qui, entre autres choses, il dit qu'il ne songeoit plus à madame d'Olonne.
Cet amant ne fut pas long-temps avec sa nouvelle maîtresse sans que Marsillac s'en aperçût, quelque soin qu'elle prît de tromper celui-ci et quelque peu d'esprit qu'il eût; mais la jalousie, qui tient lieu de finesse, lui fit découvrir moins d'empressement en elle pour lui qu'elle n'avoit accoutumé: de sorte que, lui ayant fait quelques plaintes douces au commencement, et puis après un peu plus aigres, voyant enfin qu'elle n'en faisoit pas moins, il se résolut de se venger tout d'un coup de son rival et de sa maîtresse. Il donna donc à ses amis toutes les lettres de madame d'Olonne et les pria de les montrer partout. Mademoiselle d'Orléans[61] haïssoit fort le comte de Guiche. Il lui donna la lettre qu'il avoit écrite à sa maîtresse, dans laquelle il parloit mal de la reine et du duc d'Anjou. La première chose que fit la princesse fut de montrer au duc d'Anjou la lettre du comte de Guiche, croyant l'animer d'autant plus contre lui qu'elle sçavoit que ce prince l'aimoit fort. Cependant le prince n'eut pas tout l'emportement que la princesse avoit espéré, et se contenta de dire à Péguilin[62] que son cousin étoit un ingrat et qu'il ne lui avoit jamais donné sujet de parler de lui comme il faisoit, et que tout le ressentiment qu'il en auroit aboutiroit à n'avoir plus pour lui la même estime qu'il avoit eue, mais que, si la reine sçavoit la manière dont il parloit d'elle, elle n'auroit pas assurément tant de modération que lui. La princesse, n'étant pas satisfaite de voir tant de bonté au prince pour le comte de Guiche, résolut d'en parler à la reine, et, comme elle dit son dessein à quelqu'un, le maréchal de Grammont[63] en fut averti et l'alla supplier de ne pas pousser son fils. Elle le promit et n'y manqua pas. Cette princesse étoit fière et ne pardonnoit pas aisément aux gens qui n'avoient pas pour elle tout le respect à quoi sa grande naissance et son mérite extraordinaire obligeoient tout le monde; mais, quand une fois elle étoit persuadée qu'on l'aimoit, il n'y avoit rien de si bon qu'elle.
Pendant que le maréchal et ses amis tâchoient d'étouffer le bruit qu'avoit fait Marsillac avec la lettre du comte de Guiche, on apprit que Madame d'Olonne montroit celle-ci pour ruiner un mariage qui faisoit la fortune de Marsillac:
LETTRE.
Ne songez-vous point, Madame, à la contrainte où je suis? Il faut que, deux ou trois fois la semaine, j'aille rendre visite à mademoiselle de la Rocheguyon[64], que je lui parle comme si je l'aimois, et que je donne un temps à cela que je ne devrois employer qu'à vous voir, à vous écrire et à songer à vous; et, en quelque état où je puisse être, ce me seroit une grande peine d'être obligé d'entretenir un enfant. Mais maintenant que je ne vis que pour vous, vous devez bien juger que c'est une mort pour moi. Ce qui me fait prendre patience en quelque manière, c'est que j'espère de me venger d'elle en l'épousant sans l'aimer, et qu'après cela, voyant de plus près la différence qu'il y a de vous à elle, je vous aimerai toute ma vie encore plus, s'il se pouvoit, que je ne fais.
Cela surprit d'abord tout le monde: on n'avoit vu jusque là que des amants indiscrets et point encore de maîtresses; on ne pouvoit s'imaginer qu'une femme, pour se venger d'un homme qu'elle n'aimoit plus, aidât tellement elle-même à se convaincre. Cette indiscrétion ne fit pourtant pas l'effet que madame d'Olonne s'étoit promis: M. de Liancourt[65], grand-père de mademoiselle de la Rocheguyon, sachant que madame d'Olonne le vouloit aigrir contre Marsillac, répondit à ceux qui lui parlèrent de cette lettre que, hors l'offense de Dieu, Marsillac ne pouvoit pas mieux faire, jeune comme il étoit, que s'appliquer à gagner le cœur d'une aussi belle dame qu'étoit Madame d'Olonne; que ce n'étoit pas d'aujourd'hui qu'on déchiroit les femmes dans les ruelles des maîtresses, mais que, comme la passion qu'on avoit pour elle étoit bien plus violente que celle qu'on avoit pour les autres, elle ne duroit pas d'ordinaire si long-temps; par exemple, celle de Marsillac n'étoit plus si ferme pour madame d'Olonne, et il aimoit encore mademoiselle de la Rocheguyon. Madame d'Olonne ne ruina donc point les affaires de Marsillac, comme elle avoit espéré, et, confirmant seulement ce qu'elle avoit dit d'elle, elle ôta à ses amis le moyen de la défendre.
Les choses étant en ces termes, et le comte de Guiche étant demeuré le maître en apparence, madame d'Olonne alla un soir trouver la comtesse de Fiesque, et, après quelques discours généraux, elle la pria de remercier de sa part l'abbé Fouquet de quelque service qu'elle prétendoit avoir reçu de lui, et de lui bien exagérer l'obligation qu'elle lui avoit. Mais, l'abbé étant un des principaux personnages de cette histoire, il est à propos de faire voir comment il étoit fait.
Portrait de l'abbé Fouquet.
L'abbé Fouquet, frère du procureur général et surintendant des finances, étoit originairement d'Anjou, de famille de robe avant la fortune, mais depuis gentilhomme comme le roi. Il avoit les yeux bleus et vifs, le nez bien fait, le front grand, le menton plus avancé, la forme du visage plate, les cheveux d'un châtain clair, la taille médiocre et la mine basse; il avoit un air honteux et embarrassé; il avoit la conduite du monde la plus éloignée de sa profession; il étoit agissant, ambitieux et fier avec des gens qu'il n'aimoit pas, mais le plus chaud et le meilleur ami qui fut jamais. Il s'étoit embarqué à aimer plus par gloire que par amour; mais après, l'amour étoit demeuré le maître. La première femme qu'il avoit aimée étoit madame de Chevreuse[66], de la maison de Lorraine, dont il avoit été fort aimé; l'autre étoit madame de Châtillon, qui, dans les faveurs qu'elle lui avoit faites, avoit plus considéré ses intérêts que ses plaisirs. Comme c'étoit une des plus belles femmes de France et des plus extraordinaires, il faut faire voir ici la peinture de sa vie[67].
LIVRE SECOND.
HISTOIRE DE Mme DE CHÂTILLON.
Portrait de madame de Châtillon.
Madame la duchesse de Châtillon, fille de M. de Boutteville[68] qui eut la tête coupée pour s'être battu en duel, contre les édits du roi père de Louis XIV, femme de Gaspard, duc de Châtillon[69], avoit les yeux noirs et vifs, le front petit, le nez bien fait, la bouche rouge, petite et relevée, le teint comme il lui plaisoit; mais d'ordinaire elle le vouloit avoir blanc et rouge; elle avoit un rire charmant, et qui alloit réveiller la tendresse jusqu'au fond des cœurs; elle avoit les cheveux fort noirs, la taille grande, l'air bon, les mains longues, sèches et noires, les bras de la même couleur et carrés, ce qui tiroit à de méchantes conséquences pour ce que l'on ne voyoit pas; elle avoit l'esprit doux et accort, flatteur et insinuant; elle étoit infidèle, intéressée et sans amitié. Cependant, quelque épreuve que l'on fît de ses mauvaises qualités, quand elle vouloit plaire, il n'étoit pas possible de se défendre de l'aimer; elle avoit des manières qui charmoient; elle en avoit d'autres qui attiroient le mépris de tout le monde. Pour de l'argent et des honneurs, elle se seroit déshonorée, et auroit sacrifié père, mère et amants[70].
Gaspard de Coligny, et depuis duc de Châtillon, après la mort du maréchal son père et de son frère aîné, devint amoureux de mademoiselle de Boutteville; et parceque le prince de Condé en devint amoureux aussi, Coligny le pria de se déporter de son amour, puisqu'il n'avoit pour but que la galanterie, et que lui songeoit au mariage. Le prince, parent et ami de Coligny, ne put honnêtement lui refuser sa demande, et, comme sa passion ne faisoit que de naître, il n'eut pas beaucoup de peine à s'en défaire. Il promit à Coligny que non seulement il n'y songeroit plus, mais qu'il le serviroit en cette affaire contre le maréchal son père et ses parents, qui s'y opposoient; et, en effet, malgré tous les arrêts du Parlement et tous les obstacles que le maréchal son père y pût apporter, le prince assista si bien Coligny, alors de ce nom, qu'on appela depuis Châtillon par la mort de son frère, qu'il lui fit enlever mademoiselle de Boutteville, et lui prêta vingt mille francs pour sa subsistance. Coligny mena sa maîtresse à Château-Thierry, où il consomma le mariage; de là ils passèrent outre, et s'en allèrent à Stenay, ville de sûreté que M. le Prince, à qui elle étoit, leur avoit donnée pour leur séjour. Soit que Coligny ne trouvât pas sa maîtresse aussi bien faite qu'il se l'étoit imaginé, soit que l'amour qui étoit satisfait lui donnât le loisir de faire des réflexions sur le mauvais état de sa fortune, soit qu'il craignît d'avoir donné à sa femme le mal qu'il avoit, il lui prit un chagrin épouvantable le lendemain de son mariage; et, pendant qu'il fut à Stenay, le chagrin lui continua de telle sorte qu'il ne sortoit non plus des bois qu'un sauvage. Deux ou trois jours après, il s'en alla à l'armée, et sa femme dans un couvent de religieuses à deux lieues de Paris. Ce fut là où Roquelaure[71], qui sçavoit sa nécessité, lui envoya mille pistoles, et Vineuil deux mille écus, qu'on leur doit encore, quoique la duchesse soit riche et que cet argent ait été employé à son usage particulier.
Le défaut d'âge de Coligny lorsqu'il épousa sa femme rendant son mariage invalide, et se trouvant majeur à son retour, on passa un contrat de mariage, dans l'hôtel de Condé, devant tous les parents de la demoiselle, et ensuite ils furent épousés dans Notre-Dame par le coadjuteur de Paris[72]. Quelque temps après, madame de Châtillon, se trouvant incommodée, alla prendre des eaux, où le duc de Nemours se rencontra et devint amoureux d'elle.
Portrait de M. le duc de Nemours.
Le duc de Nemours avoit les cheveux fort blonds, le nez bien fait, la bouche petite et de belle couleur et la plus jolie taille du monde; il avoit dans ses moindres actions une grâce qu'on ne pouvoit exprimer, et dans son esprit enjoué et badin un tour admirable. La liberté de se voir à toute heure, que l'usage a introduite dans les lieux où l'on prend des eaux, donna mille occasions au duc de Nemours de faire connoître son amour à sa maîtresse; mais, sçachant qu'on n'a jamais réglé d'affaires amoureuses, au moins avec les dames qu'on estime un peu, qu'en faisant une déclaration de bouche ou par écrit, il se résolut de parler, et, un jour qu'il étoit seul chez elle: «Il y a plus de trois semaines, Madame, lui dit-il, que je balance à vous dire ce que je sens pour vous; et quand, à la fin, je me détermine de vous en parler, c'est après avoir vu toutes les difficultés que je puis trouver en ce dessein. Je me fais justice, Madame, et par cette raison je ne devrois pas espérer; d'ailleurs, vous venez d'épouser un amant aimé, et c'est une difficile entreprise de l'ôter de votre cœur et de se mettre en sa place. Cependant je vous aime, Madame, et quand vous devriez, pour n'être pas ingrate, vous servir de cette raison contre moi, je vous avoue que c'est mon étoile, et non pas mon choix, qui m'oblige à vous aimer.» Madame de Châtillon n'avoit jamais eu tant de joie que ce discours lui en donna. M. de Nemours lui avoit paru si aimable[73] que, si c'eût été l'usage que les femmes eussent parlé les premières de leur amour, celle-ci n'eût pas attendu si long-temps que fit son amant. Mais la peur de ne paroître pas assez précieuse l'embarrassa si fort qu'elle fut quelque temps sans sçavoir que répondre. Enfin, s'efforçant de parler pour cacher le désordre que son silence témoignoit: «Vous avez raison, Monsieur, lui dit-elle avec toutes les façons du monde, de croire qu'on aime fort son mari; mais vous voulez bien qu'on prenne la liberté de vous dire que vous avez tort d'avoir sur votre chapitre tant de modestie que vous avez. Si on étoit en état de reconnoître les bontés que vous avez pour les gens, vous verriez bien qu'ils vous estiment plus que vous ne faites.—Ah! Madame, reprit le duc de Nemours, il ne tient qu'à vous que je ne passe pour être le plus honnête homme de France.» À peine eut-il achevé ces mots, que la comtesse de Maure[74] entra dans sa chambre, devant laquelle il fallut bien changer de conversation, quoique ces deux amants ne changeassent point de pensée. Leur distraction et leur embarras firent juger à la comtesse de Maure que leurs affaires étoient plus avancées qu'elles n'étoient, et cela fut cause qu'elle se préparoit à faire une visite fort courte, lorsque le duc de Nemours la prévint. Le prince, amoureux et discret, sçachant bien qu'il jouoit un méchant personnage devant une femme clairvoyante comme la comtesse de Maure, sortit et s'en alla chez lui écrire cette lettre à sa maîtresse:
LETTRE.
Je sors d'auprès de vous, Madame, pour être plus avec vous que je n'étois. La comtesse de Maure m'observoit, et je n'osois vous regarder; je craignois même, comme elle est habile, que cette affectation ne me découvrît: car enfin, Madame, on sçait si bien qu'il vous faut regarder quand on est auprès de vous que l'on croit que qui ne vous regarde pas y entend finesse. Si je ne vous vois pas maintenant, Madame, au moins ne s'aperçoit-on pas que j'ai de l'amour, et j'ai la liberté de ne l'apprendre qu'à vous. Mais que je serois heureux si je pouvois vous le persuader au point qu'il est, et que vous seriez injuste en ce cas-là, Madame, si vous n'aviez pas quelque bonté pour moi!
Madame de Châtillon se trouva fort embarrassée en recevant cette lettre. Elle ne sçavoit quel parti prendre, de la douceur ou de la sévérité. Celui-ci pouvoit faire perdre le cœur de son amant, l'autre son estime, et tous les deux le rebuter. Enfin elle résolut de suivre le plus difficile, comme étant le plus honnête; et, quoi que lui dît son cœur, elle aima mieux faire ce que lui conseilla sa raison. Elle ne fit point de réponse au duc, et, comme il entra le lendemain dans sa chambre: «Venez-vous encore ici, Monsieur, lui dit-elle, me faire quelque nouvelle offense? Parceque l'on a l'humeur douce et le visage, croyez-vous qu'il n'y a qu'à entreprendre avec les gens? S'il ne faut qu'être rude pour avoir votre estime, on en fait assez de cas pour se contraindre quelque temps. Oui, Monsieur, on sera fière, et je vois bien qu'il le faut être avec vous.» Ces dernières paroles furent un coup de foudre tombé sur ce pauvre amant. Les larmes lui vinrent aux yeux, et ses larmes parlèrent bien mieux pour lui que tout ce qu'il put dire. Après avoir été un moment sans parler: «Je suis au désespoir, Madame, lui répondit-il, de vous voir en colère, et je voudrois être mort, puisque je vous ai déplu. Vous allez voir, Madame, dans la vengeance que j'ai résolu de prendre de l'offense que vous avez reçue, que vos intérêts me sont bien plus chers que les miens propres; je m'en vais si loin de vous, Madame, que mon amour ne vous importunera plus.—Ce n'est pas cela que je vous demande, interrompit cette belle; vous pourriez bien sans me fâcher demeurer encore ici. Ne sçauriez-vous me voir sans me dire que vous m'aimez, ou du moins sans me l'écrire?—Non, non, Madame, répliqua-t-il; il m'est absolument impossible.—Eh bien! Monsieur, voyez-moi donc, reprit madame de Châtillon; j'y consens, mais remarquez bien tout ce qu'on fait pour vous.—Ah! Madame, interrompit le duc en se jetant à ses pieds, si je vous ai adorée toute cruelle que vous avez été, jugez ce que je ferai quand vous aurez de la douceur! Oui, Madame, jugez-en, s'il vous plaît, car je ne sçaurois vous exprimer ce que je sens.» Cette conversation ne finit pas comme elle avoit commencé: madame de Châtillon se dispensa de garder toute la rigueur qu'elle s'étoit promise, et, si le duc de Nemours n'eut pas de grandes faveurs, au moins eut-il raison d'espérer d'être aimé. Dans cette confiance, il ne fut pas chez lui qu'il écrivit cette lettre à sa maîtresse:
LETTRE.
Après m'avoir dit, Madame, que vous consentiez que je vous visse, puisqu'il m'étoit impossible de vous voir sans vous dire que je vous aime, ou du moins sans vous l'écrire, je devrois vous écrire avec confiance que ma lettre ne seroit pas mal reçue; cependant je tremble, Madame, et l'amour, qui n'est jamais sans crainte de déplaire, me fait imaginer que vous avez pu changer de sentiments depuis trois heures. Faites-moi la faveur, Madame, de m'en éclaircir par deux lignes. Si vous saviez avec quelle ardeur je les souhaite et avec quels transports de joie je les recevrai, vous ne me jugeriez pas indigne de cette grâce.
Madame de Châtillon n'eut pas reçu cette lettre qu'elle lui fit cette réponse:
RÉPONSE.
Pourquoi seroit-on changée, Monsieur? Mais, mon Dieu! que vous êtes pressant! N'êtes-vous pas satisfait de connoître vos forces, sans vouloir encore triompher de la foiblesse d'autrui?
Le duc de Nemours reçut cette lettre avec une joie qui le mit quasi hors de lui-même. Il la baisa mille fois et ne pouvoit cesser de la lire. Cependant l'amour de ces deux amants augmentoit tous les jours, et madame de Châtillon, qui avoit déjà rendu son cœur, ne défendoit plus le reste que pour le rendre plus considérable par la difficulté. Enfin, le temps de prendre des eaux étant passé, il fallut se séparer; et, quoique l'un et l'autre s'en retournât à Paris, ils jugèrent bien tous deux qu'ils ne se verroient plus avec tant de commodité qu'ils avoient fait à Bourbon[75]. Dans la vue de ces difficultés, leur adieu fut pitoyable. Le duc de Nemours assura plus sa maîtresse par ses larmes qu'il aimeroit toujours que par les choses qu'il lui dit; et la contrainte qui parut que madame de Châtillon faisoit pour ne pas pleurer fit le même effet en son amant. Ils se quittèrent fort tristes, mais fort persuadés qu'ils s'aimeroient bien, et qu'ils s'aimeroient toujours. Le reste de l'automne ils se virent fort peu, parcequ'ils étoient observés; mais ils s'écrivirent souvent.
Au commencement de l'hiver, la guerre civile, qui commençoit de s'allumer, obligea le roi de sortir de Paris assez brusquement et se retirer à Saint-Germain[76]. Dans ce temps-là le maréchal, père de Coligny[77], vint à mourir, et le prince de Condé, qui étoit alors le bras droit du cardinal Mazarin, obtint le brevet de duc et pair pour son cousin de Coligny. Les troupes arrivant de toutes parts, on bloqua la ville. La cour cependant ne paroissoit pas triste, et les courtisans et les gens de guerre étoient ravis du mauvais état de ces affaires. Le cardinal seul, qu'elles pouvoient ruiner, en cachoit une partie à la reine, et le tout au jeune roi, à qui on ne parloit de la guerre que pour dire les défaites des rebelles; et le reste du temps on l'amusoit à des jeux proportionnés à son âge. Entre autres personnes avec qui il aimoit à jouer, la duchesse de Chastillon tenoit le premier rang, et ce fut sur cela que Benserade[78] fit ce couplet de chanson sous le nom de son mari:
Pour une autre conquête.
Si vous êtes prête,
Le roi ne l'est pas;
Avec vous il cause,
Mais, en vérité,
Il faut bien autre chose
Pour votre beauté
Qu'une minorité.
Dans tous ces petits jeux, le duc de Nemours ne perdit pas son temps. Il n'y en avoit guère où la duchesse et lui ne se donnassent des témoignages de leur amour; et, à mesure que la passion de ces amants croissoit, leur prudence faisoit le contraire. On remarquoit, à la bohémienne, qu'ils se mettoient toujours vis-à-vis l'un de l'autre et en état de se pouvoir dire le secret; à colin-maillard, que, quand l'un avoit les yeux bouchés, l'autre se venoit livrer à lui, afin que la main, en cherchant à connoître celui qu'elle avoit pris, eût le prétexte de tâter partout; enfin il n'y avoit point de jeu où l'amour ne leur fît trouver moyen de se faire des tendresses.
Le duc de Châtillon, que la connoissance de l'humeur de sa femme obligeoit à l'observer, vit quelque chose de l'intelligence du duc de Nemours et d'elle. La gloire plus que l'amour lui fit recevoir ce déplaisir avec une impatience extrême. Il en parla à un de ses bons amis, qui, prenant à son chagrin toute la part qu'il y devoit prendre, en alla parler à la duchesse. «Le service que j'ai voué, dit-il, à la maison de monsieur votre mari, m'oblige à vous venir donner un avis qui vous est de conséquence. Belle comme vous êtes, Madame, il n'est pas possible que vous ne soyez aimée, et comme assurément, vos intentions étant bonnes, vous ne prenez pas assez garde à vos actions, la plupart des femmes qui vous envient et des hommes jaloux de la gloire de monsieur votre mari donnent un méchant jour à tout ce que vous faites. Monsieur votre mari, lui-même, s'est aperçu que vous avez une conduite qui, bien qu'elle fût plus imprudente que criminelle, ne laisseroit pas de vous faire tort dans le monde et de lui donner du chagrin. Vous sçavez comme il est glorieux, Madame, et combien il craindroit le ridicule sur cette matière. Je vous en donne avis et vous supplie très humblement d'y prendre garde: car, si, vous reposant sur la netteté de votre conscience, vous négligez trop votre réputation, monsieur votre mari pourroit se porter à des violences contre vous qui ne vous laisseroient pas en état de lui faire voir votre innocence.—Ce que vous me dites, Monsieur, lui répliqua madame de Châtillon, ne me doit pas surprendre; monsieur le duc m'a de bonne heure accoutumée à ses caprices. Dès le lendemain qu'il m'eut épousée, il prit une si furieuse jalousie de Roquelaure, qui l'avoit servi en mon enlèvement, qu'il ne la put cacher, et cependant on ne lui en peut pas donner moins de sujet que nous avions fait. Aujourd'hui le voici qui recommence à prendre des soupçons. Je ne sçaurois encore deviner sur qui ils tombent; tout ce que je vous puis dire, c'est que je doute qu'il eût là-dessus l'esprit en repos quand je serois à la campagne et que je ne verrois que mes domestiques.—Je n'entre pas, Madame, reprit cet ami, dans un plus long détail avec vous; je ne sçais même si monsieur votre mari regarde quelqu'un, quand il me témoigne de n'être pas satisfait de vous; mais vous pouvez, sur ce que je vous dis, prendre des mesures pour votre conduite.» Et là-dessus, ayant pris congé d'elle, il la laissa dans des inquiétudes épouvantables. D'abord elle en avertit le duc de Nemours, avec qui elle résolut qu'ils se contraindroient plus qu'ils n'avoient fait par le passé.
Cependant monsieur le Prince, qui ne songeoit qu'à réduire le peuple de Paris par la faim, à livrer le Parlement, qui avoit mis la tête du Cardinal à prix, crut qu'une des choses qui pouvoient le plus avancer ce succès étoit la prise de Charenton, que Clanleu[79] gardoit avec cinq ou six cents hommes. Il rassembla une partie des quartiers, et avec mille hommes, à la tête desquels voulut se mettre Gaston de France[80], oncle du roi, lieutenant général de la Régence, il vint attaquer Charenton par trois endroits. Comme il n'y avoit que des retranchements assez mauvais aux avenues, il ne fut pas difficile aux troupes du roi de les forcer; mais le duc de Châtillon, qui commandoit les attaques sous monsieur le Prince, poussant vigoureusement les ennemis, fut blessé au bas-ventre d'une mousquetade dans le bourg, dont il mourut la nuit d'après. Monsieur le Prince le regretta fort, et sa douleur fut si violente qu'elle ne put pas durer. Par ce qui s'est passé on peut juger que la duchesse ne fut que médiocrement affligée, et on le jugera encore mieux par ce qui arrivera ensuite; cependant elle pleura, elle s'arracha les cheveux, et fit voir les apparences du plus grand désespoir du monde. Le public fut tellement trompé que l'on fit ce sonnet sur cette mort:
SONNET.
Lui préparoit l'honneur que méritoient ses armes!
Mars vient de le ravir au milieu des alarmes,
Et, malgré la victoire, il a perdu le jour.
Quels furent vos transports, beauté pleine de charmes!
Quiconque les a vus et les a vus sans larmes,
Il faut qu'il ait le cœur insensible à l'amour.
Alcione jamais, ni jamais Artemise,
N'eurent tant de raison de se plaindre du sort.
Que ne feras-tu point, si ton premier effort
A déjà fait pleurer les plus beaux yeux du monde?
Le duc de Nemours, qui étoit mieux averti que le reste du monde, ne s'étonna point de l'affliction de madame de Châtillon. Il prit si bien le temps que l'excès de la douleur avoit altéré cette pauvre désespérée, et la pressa si fort de lui accorder des faveurs que la crainte qu'elle avoit eue de son mari l'avoit empêchée de lui faire pendant sa vie, qu'elle lui donna rendez-vous le jour de son enterrement. Bordeaux[81], l'une de ses demoiselles, qui croyoit que la mort du duc ruineroit la fortune de Ricoux, qui la recherchoit en mariage, étoit en une véritable affliction: de sorte que, lorsqu'elle vit le duc de Nemours sur le point de recevoir les dernières faveurs de sa maîtresse un jour que les plus emportés se contraignent, l'horreur de cette action redoubla sa douleur, et, sans sortir de la chambre, elle troubla le plaisir de ces amants par des soupirs et par des larmes. Le duc, qui vit bien que, s'il n'apaisoit cette femme, il n'auroit pas à l'avenir dans son amour toute la douceur qu'il souhaitoit, prit soin de la consoler en sortant, et lui dit qu'il sçavoit bien la perte qu'elle faisoit au feu duc, mais qu'il vouloit être son ami et prendre soin de sa fortune, ainsi que le défunt; qu'il avoit autant de bonne volonté que lui et peut-être plus de pouvoir, et qu'en attendant qu'il pût faire quelque chose de considérable pour elle, il la prioit de recevoir quatre mille écus qu'il lui enverroit le lendemain. Ces paroles eurent tant de vertu que Bordeaux essuya ses larmes, promit au duc d'être toute sa vie dans ses intérêts, et lui dit que sa maîtresse avoit toutes les raisons du monde de ne rien ménager pour lui donner des marques de son amour. Le lendemain Bordeaux eut les quatre mille écus que le duc lui avoit promis: aussi le servit-elle depuis préférablement à tous ceux qui ne lui en donnèrent pas tant.
Au commencement du printemps, la paix étant faite, la cour revint à Paris. Monsieur le Prince, qui venoit de tirer monsieur le Cardinal[82] d'une méchante affaire, lui vendoit bien chèrement les services qu'il lui avoit rendus dans cette guerre. Non seulement le Cardinal ne pouvoit fournir aux grâces qu'il lui demandoit tous les jours, mais il ne pouvoit supporter l'insolence avec laquelle il les demandoit. Le Pont-de-l'Arche, que le prince lui avoit arraché pour son beau-frère le duc de Longueville[83]; le mariage du duc de Richelieu, qu'il avoit fait hautement avec mademoiselle de Pons[84] contre l'intention de la cour, et l'audace avec laquelle il avoit exigé de la reine qu'elle vît Jarzay, après la hardiesse que celui-ci avoit eue d'écrire à Sa Majesté une lettre d'amour, fit enfin résoudre le Cardinal de se délivrer de la tyrannie où il étoit, sous prétexte de venger le mépris qu'on faisoit à l'autorité royale. Il communiqua ce dessein à monsieur le duc d'Orléans, qui se souvenoit du bâton rompu de son exempt par le prince, et qui, pour cela et pour la jalousie de son grand mérite, avoit des raisons de le haïr; et parceque monsieur le Cardinal fit connoître à Monsieur que la Rivière[85], qui le gouvernoit, étoit pensionnaire du prince, il tira parole de lui qu'il cacheroit cette affaire à son favori. On arrêta au palais, où logeoit pour lors le roi, messieurs le prince de Condé, le prince de Conti, et le duc de Longueville, leur beau-frère. Cependant monsieur de Turenne[86], qui, par les liaisons qu'il avoit avec monsieur le Prince, pouvoit craindre d'être pris, et qui d'ailleurs étoit enragé contre la cour pour la principauté de Sedan, qu'on avoit ôtée à sa maison, se retira à Stenay, où madame de Longueville[87] arriva bientôt après, et les officiers du prince se jetèrent dans Bellegarde. Madame de Châtillon s'attacha auprès de madame la Princesse douairière[88], et mit dans ses intérêts le duc de Nemours, son amant.
Quelque temps après que les princes furent en prison, madame la Princesse douairière eut permission d'aller demeurer chez sa cousine madame de Châtillon. Un prêtre nommé Cambiac[89], qui s'étoit introduit chez madame de Boutteville par le moyen de madame de Brienne[90], fut envoyé à madame de Châtillon par sa mère. Il n'y fut pas longtemps qu'il se rendit maître de son esprit, en telle sorte qu'il se mit entre elle et le duc de Nemours; ce commerce lui donnant lieu d'avoir de grandes familiarités avec madame de Châtillon, il en devint amoureux, et jusqu'au point de s'en évanouir en disant la messe. Madame la Princesse douairière étant tombée malade de la maladie dont elle mourut[91], Cambiac, qui s'étoit acquis beaucoup de crédit sur son esprit, l'employa en faveur de madame de Châtillon: il lui fit donner pour cent mille écus de pierreries et la jouissance sa vie durant de la seigneurie de Marlou[92], qui valoit vingt mille livres de rente. Le duc de Nemours, que les soins de Cambiac pour madame de Châtillon avoient un peu alarmé, fut tout à fait jaloux de la nouvelle du testament de la princesse; il ne crut pas qu'il fût aisé de résister à des services si considérables, et, quoiqu'il ne pût blâmer sa maîtresse de les avoir reçus, il étoit enragé qu'elle les tînt de la main d'un homme qu'il regardoit comme son rival. Il n'avoit pas tort: ce qu'avoit fait Cambiac avoit coûté des faveurs à cette belle, car, quoiqu'elle aimât mieux le duc de Nemours, elle aimoit le bien encore davantage. Cependant, comme elle n'eut plus affaire de Cambiac après la mort de madame la Princesse, il ne lui fut pas difficile de guérir l'esprit de son amant en chassant le pauvre prêtre.
Le coadjuteur de Paris et madame de Chevreuse, qui avoient été du complot d'arrêter les princes, trouvant que le cardinal devenoit trop insolent, firent entrer monsieur le duc d'Orléans dans cette considération, et lui représentèrent que, s'il contribuoit à la liberté des princes, non seulement il se réconcilieroit avec eux, mais il les mettroit tout à fait dans ses intérêts. Outre le dessein d'affoiblir l'autorité du cardinal, qui donnoit de l'ombrage au parti qu'on appeloit la Fronde, chacun avoit encore son intérêt particulier. Madame de Chevreuse vouloit que monsieur le prince de Conti[93], pour qui la cour avoit demandé à Rome le chapeau de cardinal, épousât sa fille, et le coadjuteur vouloit être subrogé à la nomination du prince. Ce fut sur cette promesse, que les princes de Condé et de Conti donnèrent signée de leurs mains à madame de Chevreuse, qu'elle et le coadjuteur travaillèrent à les faire sortir de prison. La chose ayant réussi comme ils l'avoient projeté, et le cardinal même ayant été contraint de sortir hors de France, monsieur le Prince n'eut pas de modération dans sa nouvelle prospérité, et cela obligea la cour de faire de nouveaux desseins sur sa personne. Il se retira d'abord en sa maison de Saint-Maur, et quelque temps après à Monrond, et de là à son gouvernement de Guienne. Le duc de Nemours le suivit, et madame de Longueville, qui étoit avec son frère, s'étant éprise du mérite du duc, lui fit tant d'avances, que ce prince, quoique fort amoureux d'ailleurs, ne lui put résister; mais il se rendit par la fragilité de la chair plutôt que par l'attachement du cœur. Le duc de La Rochefoucauld[94], qui étoit depuis trois ans amant aimé de madame de Longueville, vit l'infidélité de sa maîtresse avec toute la rage qu'on peut avoir en de pareilles occasions. Elle, qui étoit remplie d'une grande passion pour le duc de Nemours, ne se mit guère en peine de ménager son ancien amant. La première fois qu'elle vit le duc de Nemours en particulier, dans le moment le plus tendre du rendez-vous, elle lui demanda comme il avoit été avec madame de Châtillon. Le duc ayant répondu qu'il n'en avoit jamais eu aucune faveur: «Ah! je suis perdue, lui dit-elle, et vous ne m'aimez guère, puisqu'en l'état où nous sommes à présent, vous avez la force de me cacher la vérité!» Ce commerce ne dura guère, et le duc de Nemours ne pouvoit se contraindre à témoigner de l'amour qu'il ne sentoit pas; et l'on peut croire que la princesse, qui étoit malpropre et qui sentoit mauvais, ne pouvoit pas cacher ses méchantes qualités à un homme qui aimoit ailleurs éperdument. Ces dégoûts ne retardèrent pas aussi le voyage que le duc de Nemours devoit faire en Flandre pour amener au parti du prince un secours d'étrangers; mais la véritable cause de son impatience étoit le désir de revoir madame de Châtillon, qu'il aimoit toujours plus que sa vie. Il vint donc passer à Paris, où il la revit et la mit dans le malheureux état que l'on peut appeler l'écueil des veuves. Lorsqu'elle s'aperçut de son malheur, elle chercha du secours pour s'en délivrer. Desfougerets[95], célèbre médecin, entreprit cette cure, et ce fut dans le temps qu'il la traitoit de cette maladie que monsieur le Prince revint de Guienne à Paris, et amena avec lui La Rochefoucauld.
Portrait de monsieur le prince de Condé[96].
Monsieur le Prince avoit les yeux vifs, le nez aquilin et serré, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, la physionomie d'un aigle, les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres, l'air négligé et peu de soin de sa personne, et la taille belle. Il avoit du feu dans l'esprit, mais il ne l'avoit pas juste; il rioit beaucoup et désagréablement; il avoit le génie admirable pour la guerre, et particulièrement pour les batailles; le jour du combat il étoit doux aux amis, fier aux ennemis. Il avoit une netteté d'esprit, une force de jugement, une facilité de s'exprimer sans égale. Il étoit né fourbe, mais il avoit de la foi et de la probité aux grandes occasions; il étoit né insolent et sans égard, mais l'adversité lui avoit appris à vivre.
Ce prince se trouvant quelque disposition à devenir amoureux de la duchesse, La Rochefoucauld l'échauffa encore davantage par le grand désir qu'il avoit de se venger du duc de Nemours. La Rochefoucauld le persuada de lui donner la propriété de Marlou, dont elle n'avoit que l'usufruit, lui disant que madame de Châtillon étoit plus jeune que lui, et que ce présent ne faisoit tort qu'à sa postérité, et qu'une terre de vingt mille livres de rente de plus ou moins ne la rendoit ni plus pauvre ni plus riche.
Lorsque le prince devint amoureux de madame de Châtillon, elle étoit entre les mains de Desfougerets, qui se servoit de vomitifs pour la tirer d'affaire. Le prince, qui étoit sans cesse auprès de son lit, lui demandoit quelle étoit sa maladie; elle lui dit qu'elle croyoit être empoisonnée. Cet amant, désespéré de voir sa maîtresse en danger de la vie, disoit à l'apothicaire qui la servoit qu'il le feroit pendre; celui-ci, qui n'osoit se justifier, alloit dire à Bordeaux, qui avoit épousé Ricoux, que, si on le pressoit trop, il diroit tout. Enfin les remèdes firent l'effet qu'on s'étoit promis, et ce fut peu de temps après cette guérison que, le prince ayant fait la donation de Marlou, madame de Châtillon n'en fut pas ingrate[97]; mais elle ne lui donna que l'usufruit dont le duc de Nemours avoit la propriété. Cependant La Rochefoucauld se vengea pleinement du duc de Nemours, et lui donna des déplaisirs d'autant plus cuisants qu'il n'eut pas la force de se guérir de sa passion, comme La Rochefoucauld avoit fait de celle qu'il avoit eue pour madame de Longueville. Outre celui-ci, le prince avoit encore Vineuil pour confident, qui, en le servant auprès de sa maîtresse, tâchoit aussi de s'en faire aimer.
Portrait de monsieur de Vineuil.
Vineuil étoit frère du président Ardier[98], d'une assez bonne famille de Paris, agréable de visage, assez bien fait de sa personne; il étoit sçavant et honnête homme. Il avoit l'esprit plaisant et satirique, quoiqu'il craignît tout; cela lui avoit attiré souvent de méchantes affaires. Il étoit entreprenant avec les femmes, et cela l'avoit toujours fait réussir; il avoit été bien avec madame de Montbazon[99], bien avec madame de Movy[100] et bien avec la princesse de Wirtemberg[101], et cette dernière galanterie l'avoit tellement brouillé avec feu Châtillon, que, sans la protection de monsieur le Prince, il eût souffert quelques violences. Aussi la haine de Châtillon pour lui avoit assez disposé sa femme à l'aimer.
Mais laissons là Vineuil pour quelque temps, et revenons au duc de Nemours.
La jalousie le transportoit tellement, qu'un jour, ayant trouvé chez madame de Châtillon monsieur le Prince parlant tout bas avec elle, il s'écorcha toutes les mains sans s'apercevoir de ce qu'il faisoit, et ce fut un de ses gens qui lui fit prendre garde de l'état où il s'étoit mis. Enfin, ne pouvant plus souffrir les visites du prince chez sa maîtresse, il la pria de s'en aller pour quelque temps chez elle. Elle, qui l'aimoit fort et qui ne croyoit pas qu'une petite absence ralentît la passion du prince, ne se fit pas presser, et lui promit même de chasser Bordeaux, qui avoit quitté ses intérêts pour être dans ceux de son rival. Madame de Châtillon ne fut pas long-temps à la campagne, et, à son retour, la jalousie reprit de telle sorte au duc de Nemours, qu'il fut vingt fois sur le point de faire tirer l'épée à monsieur le Prince; et il eût succombé à cette tentation sans le combat qu'il fit avec son beau-frère, dans lequel il perdit la vie.
Madame de Châtillon, qui de vingt amants qu'elle a favorisés en sa vie n'en a jamais aimé que le duc de Nemours, fut dans un véritable désespoir de sa mort. Un de ses amis, qui lui en donna la nouvelle, lui dit en même-temps qu'il falloit qu'elle retirât des mains d'un des valets de chambre de feu monsieur de Nemours, qu'il lui nomma, une cassette pleine de ses lettres. Elle l'envoya quérir, et, sur la promesse qu'elle lui fit de lui donner cinq cents écus, elle retira cette cassette; mais le pauvre garçon n'en a jamais rien pu tirer.
Pour monsieur le Prince, quelque obligation qu'il eût au duc de Nemours, la jalousie les avoit tellement désunis qu'il fut fort aise de sa mort; la gloire, aussi bien que l'amour, avoit mis tant d'émulation entre eux qu'ils ne se pouvoient plus souffrir l'un l'autre, et cela étoit si vrai que, si le prince avoit voulu prendre toutes les précautions nécessaires pour empêcher le duc de Nemours de se battre, il ne se seroit point battu. Une chose encore qui fit bien voir qu'il y avoit dans le cœur du prince plus de gloire que d'amour, c'est qu'un moment après la mort de son rival il n'aima presque plus madame de Châtillon, et se contenta de garder des mesures de bienséance avec elle pour s'en servir dans les rencontres qu'il jugeoit à propos.
Et en effet, dans ce temps-là, le cardinal, croyant qu'elle gouvernoit le prince, lui envoya le grand prévôt de France[102] lui offrir de sa part cent mille écus comptant et la charge de surintendante de la maison de la reine future, au cas qu'elle obligeât le prince d'accorder les articles qu'il souhaitoit et d'abandonner le comte d'Oignon[103], le duc de La Rochefoucauld et le président Viole[104]. Pendant la négociation du grand prévôt, un chevau-léger, nommé Mouchette, négocioit aussi de la part de la reine avec madame de Châtillon; mais celle-ci, voyant qu'elle ne pouvoit porter le prince à faire les choses que la cour désiroit, manda à la reine qu'elle lui conseilloit d'accorder au prince tout ce qu'il lui demanderoit, et qu'après cela Sa Majesté sçavoit bien comme il falloit user avec un sujet qui, se prévalant du désordre des affaires de son maître, lui avoit arraché des conditions honteuses et préjudiciables à son autorité.
Dans ce temps-là, l'abbé Foucquet, ayant été pris par les ennemis, fut amené dans l'hôtel de Condé. D'abord il eut une conversation un peu fâcheuse avec le prince; mais le lendemain les choses s'adoucirent, et quelques jours après on recommença à traiter de la paix avec lui. Comme il étoit prisonnier sur parole et qu'il alloit partout où il lui plaisoit, il rendoit quelques visites à madame de Châtillon, croyant que rien ne se feroit auprès du prince que par son entremise, et ce fut dans ces visites-là qu'il devint amoureux d'elle.
Vineuil gouvernoit alors assez paisiblement madame de Châtillon. Cambiac s'étoit retiré depuis que monsieur le Prince étoit amoureux et que le duc de Nemours étoit mort, et cela avoit fort diminué la passion du prince: de sorte que peu de jours après, ayant été contraint de se retirer en Flandre par l'accommodement de Paris, il fut sur le point de partir sans dire adieu à madame de Châtillon, et, lorsque enfin il l'alla voir, il ne fut qu'un moment avec elle.
Le Roi[105] étant revenu à Paris, l'abbé Foucquet crut que, si madame de Châtillon y demeuroit, il auroit des rivaux sur les bras qui lui pourroient être préférés: de sorte qu'il persuada au cardinal de l'éloigner, disant qu'elle auroit à Paris tous les jours mille intrigues contre les intérêts de la cour qu'elle ne pourroit pas avoir ailleurs; et cela obligea le cardinal à l'envoyer à Marlou. L'abbé Foucquet l'y alloit voir le plus souvent qu'il pouvoit; mais il y avoit encore dans son voisinage deux hommes qui lui rendoient bien de plus fréquentes visites: l'un étoit Craf, milord anglois, qui avoit loué une maison auprès de Marlou, où il tenoit d'ordinaire son équipage et où il venoit quelquefois loger, et l'autre étoit Digby, comte de Bristol[106], gouverneur de Mantes et de l'Isle-Adam. Ces deux cavaliers devinrent amoureux de la duchesse: Craf, homme de paix et de plaisir, et Bristol, fier, brave et plein d'ambition.
Lorsque Cambiac avoit vu monsieur le Prince sortir de France, il s'étoit attaché à madame de Châtillon, de sorte qu'il demeuroit avec elle à Marlou; et, comme il ne craignoit pas tant l'abbé Foucquet ni Bristol que monsieur le Prince, il disoit avec franchise à madame de Châtillon ses sentiments sur la conduite qu'elle avoit avec tous ses amants. Elle, qui ne vouloit point être contrariée sur ses nouveaux desseins, et particulièrement par un intéressé, reçut fort mal ses remontrances: de sorte que, les choses s'aigrissant de plus en plus tous les jours, Cambiac enfin se retira en grondant, et comme un homme que l'on devoit craindre. Quelque temps après il lui écrivit une lettre sans nom, et d'une autre écriture que la sienne, par laquelle il lui donnoit avis de ce qui se disoit contre elle dans le monde. Elle se douta pourtant bien que cette lettre venoit de lui, parcequ'il lui mandoit des choses qu'autres que lui ne pouvoient pas sçavoir. Enfin, madame de Châtillon apprenant de beaucoup d'endroits que Cambiac se déchaînoit contre elle, pria madame de Pisieux[107], qu'elle connoissoit fort et qui avoit du pouvoir sur lui, de retirer quelques lettres de conséquence qu'il avoit d'elle. Madame de Pisieux lui promit, et en même temps manda à Cambiac de l'aller trouver chez elle à Marine, près de Pontoise. Il faut remarquer que, depuis que Cambiac étoit sorti d'auprès de madame de Châtillon, elle avoit fait mille plaintes contre lui au comte Digby. Cet amant, qui ne songeoit qu'à plaire à sa maîtresse et qui se consumoit en dépenses pour elle, ne balança pas à lui promettre une vengeance qui ne lui coûteroit rien, et dans laquelle il trouveroit son intérêt particulier: il prit le temps que Cambiac, étant à Marine, étoit un jour à cheval pour se promener, et l'ayant enlevé avec cinq ou six cavaliers, il l'envoya à Marlou. Madame de Châtillon, qui sçavoit qu'on ne devoit jamais offenser à demi les amants bien traités, fut fort embarrassée de la manière dont on venoit de traiter Cambiac, et elle voyoit bien qu'on n'en soupçonneroit point d'autre qu'elle. Elle fut très mal satisfaite de Digby, et lui eût bien plutôt pardonné la mort de Cambiac que son enlèvement. Mais enfin, ne pouvant faire que ce qui venoit d'être fait ne fût point: «Je suis au désespoir, lui dit-elle, de ce qui vous vient d'arriver. Je vois bien que l'impertinent qui vous a fait cet outrage me veut rendre suspecte auprès de vous en vous envoyant chez moi; mais vous verrez bien par le ressentiment que j'en aurai que je n'ai point de part à cette violence. Cependant, Monsieur, voulez-vous demeurer ici? Vous y serez le maître. Voulez-vous retourner à Marine? Je vous donnerai mon carrosse. Vous n'avez qu'à dire.—Je ne sais, Madame, lui répondit froidement Cambiac, ce que je dois croire de tout ceci. Je vous rends grâces des offres que vous me faites: je m'en retournerai sur mon cheval, si vous le trouvez bon. Dieu, qui veut me garantir des entreprises des méchants, aura soin de moi jusqu'au bout.» Et, en achevant ces mots, il sortit brusquement et s'en retourna seul à Marine. Il n'y fut pas plutôt arrivé que madame de Pisieux et lui écrivirent ces deux lettres à un de leurs amis à Paris:
LETTRE
De Cambiac à monsieur de Brienne[108].
Vous serez bien surpris lorsque vous apprendrez l'aventure qui m'est arrivée; mais, pour la dire telle qu'elle est, il faut reprendre un peu plus loin à vous dire que madame de Châtillon vint ici pour obliger madame de Pisieux à la venir trouver afin d'obtenir de moi certaines choses qu'elle souhaitoit. Madame de Pisieux, comme vous sçavez, m'écrivit, et vous sçavez encore que j'ai fait le voyage. Le même jour que j'arrivai, madame de Châtillon envoya La Fleur pour sçavoir si j'y étois, et le lendemain un homme inconnu, sous de fausses enseignes, me vint demander et sçavoir si je m'en retournerois bientôt à Paris. Hier au matin, je partis d'ici à quatre heures. Comme je fus à cent pas de Pontoise, après avoir passé la rivière, je fus investi par six cavaliers, le pistolet à la main, à la tête desquels étoit le comte Digby. Il me dit d'abord que si madame de Châtillon m'avoit fait justice elle m'auroit fait donner cent coups de poignard; mais que je ne craignisse rien. Je vous dirai, sans faire le gascon, que j'agis fort fièrement en ce rencontre, et que dans cette affaire je n'ai pas fait la moindre bassesse. Il me traita fort civilement, et, après avoir dîné, il me conduisit lui-même jusqu'au pied de Marlou, et puis m'envoya avec quatre cavaliers pour faire satisfaction à cette digne personne. Elle fit semblant d'être fâchée de cela, et le fut effectivement de la hauteur avec laquelle je lui parlai, qui lui a fait comprendre que c'est la plus méchante affaire qu'elle se fût jamais attirée. Je m'en retournai à Marine pour dire à madame de Pisieux la trahison que madame de Châtillon lui avoit faite aussi bien qu'à moi; elle en a le ressentiment qu'en doit avoir une personne de sa qualité, de son honneur et de son courage. Voilà une chose assez extraordinaire. Je vous conjure de me mander vos sentiments là-dessus et ce que vous croyez que je doive faire. Vous voyez bien, ce me semble, que je n'en dois pas demeurer là. Depuis, cette lâche personne a écrit à madame de Pisieux pour la conjurer de faire en sorte que j'étouffe mon ressentiment, en m'assurant qu'elle n'a rien sçu de tout cela. La réponse qui lui a été faite est digne de la générosité de madame de Pisieux. J'ai résolu d'être trois ou quatre jours ici pour me donner le loisir de penser à ce que je dois faire, et pour m'empêcher de m'emporter à rien dont je puisse me repentir; outre que de s'évaporer en plaintes, c'est se venger foiblement, et j'ai dessein d'en user autrement si je puis. J'attendrai de vos nouvelles avec impatience. Je suis tout à vous. Une lettre ne permet pas de mander un détail plus long; je vous le ferai quand je vous verrai. Adieu. Le 18 juillet 1655.
LETTRE
De madame de Pisieux à monsieur de Brienne.
J'ai trop de part à l'aventure de monsieur de Cambiac pour ne pas joindre un mot de ma main à la relation qu'il vous a faite de la sienne. Il n'y a point de circonstance qui ne soit surprenante, et tout le mieux que l'on puisse penser de moi en cette affaire, c'est qu'on ne m'y a guère considérée, car toutes les apparences sont que je dois être complice d'une si digne action. Il est vrai que l'offensé me justifie assez, puisqu'il s'est venu retirer au même lieu où on lui avoit dressé le piége. Toute mon étude est présentement à me conduire de façon que, sans m'emporter dans une juste colère, j'y demeure toute ma vie assez pour faire voir que j'étois utile amie à madame de Châtillon. Vous sçavez mon nom et mon courage; je vous ai toujours parlé avec assez de sincérité; je vous ajoute de plus que je fais profession d'un christianisme assez austère et que j'ai dessein de servir mon Dieu et mon maître sans art et sans fourbe. Ces fondements posés, tout ce que le ressentiment et la justice me peuvent permettre, je ne manquerai à rien. Obligez-moi de faire part de ceci à monsieur d'Aubigny[109], et ne passez pas outre. Ce régal ne sera pas mauvais à madame la princesse Palatine[110], à qui je vous permets d'en parler. Je ne crois pas que le crime de Cambiac fût assez grand de s'être mis dans la voie de son devoir par le moyen de monsieur l'évêque d'Amiens[111], ni le mien de lui avoir conseillé, pour s'être attiré une si méchante affaire. Je retournerai exprès à Paris afin d'entretenir mes amis du particulier, et vous tout le premier. Il faut que ce petit mot de vengeance m'échappe. Madame de Châtillon n'est pas oubliée quand l'occasion se présente de parler d'elle. Je vous donne le bonjour; je suis trop en colère pour en attendre un aujourd'hui.
Peu de temps après ces deux lettres écrites, Cambiac retourna à Paris, en ne gardant plus aucune mesure avec madame de Châtillon; il la déchira partout où il se trouva, et, pour assouvir pleinement sa vengeance, il montra à la reine toutes les lettres les plus emportées de madame de Châtillon. La modestie de l'histoire ne permet pas qu'on les puisse rapporter, mais par les fragmens les plus honnêtes que voici on jugera du reste.
Elle mandoit en beaucoup d'endroits à Cambiac qu'il en pouvoit parler comme il lui plairoit, mais qu'il étoit plus généreux à lui d'en dire du bien qu'autrement; que, depuis qu'on s'étoit mis entre les mains des gens, comme elle avoit fait entre les siennes, ils pouvoient en abuser, et que le parti qu'une pauvre femme avoit à prendre en ces rencontres-là, c'étoit de souffrir et se taire. Dans un autre endroit, elle lui mandoit qu'il avoit beau faire, qu'elle l'aimeroit toujours, et, bien qu'elle se préparât à faire une confession générale à Pâques, qu'il n'y avoit rien qui le regardât.
La reine fut fort surprise de l'emportement de madame de Châtillon dans ses lettres; elle ne fut pourtant pas fâchée du mépris que cela lui attiroit, et, lorsqu'elle eut appris l'insulte que l'on avoit faite à Cambiac, elle en fit un fort grand bruit, et dit publiquement que, puisque l'on maltraitoit les gens qui rentroient en leur devoir, le roi sçauroit bien leur faire justice.
Lorsque le comte Digby vint voir madame de Châtillon après l'enlèvement de Cambiac, il fut fort étonné de ne recevoir d'elle que des reproches, au lieu de remerciemens qu'il attendoit. «Quand on vous témoignoit, lui dit-elle, d'avoir du chagrin contre Cambiac, cela ne vouloit pas dire qu'il le fallût enlever. Il est bien aisé de voir que dans cette belle action vous vous êtes plus considéré que moi; mais j'aurai soin de mes intérêts à mon tour, et j'oublierai les vôtres.» Digby se voulut excuser sur ses intentions, qui avoient été bonnes; et, comme il vit qu'elle ne s'apaisoit pour quoi que ce soit qu'il lui dît, il se fâcha aussi de son côté, et madame de Châtillon, craignant, en le perdant, de perdre un protecteur et un amant, le radoucit et le pria de considérer une autre fois qu'il falloit dissimuler les injures avec des gens comme Cambiac, ou qu'il falloit les perdre.
Dans le temps que Digby commença à devenir amoureux de madame de Châtillon, le milord Craf, qui, dans le temps des désordres d'Angleterre, avoit suivi Charles en France, avoit loué une maison dans le voisinnage de Marlou, et l'oisiveté, la commodité et la manière insinuante de madame de Châtillon avoient fait naître de l'amour dans le cœur du milord; mais, comme il étoit plus doux que le comte, sa passion n'avoit pas fait tant de chemin que celle du comte.
Les choses étoient en ces termes lorsque l'abbé Foucquet[112], voyant que ses affaires n'avançoient pas auprès de madame de Châtillon, se servit de ce stratagème ici pour les hâter: il avoit appris que Ricoux, beau-frère d'une des demoiselles de madame de Châtillon, étoit caché dans Paris, où il avoit des commerces avec elle pour les intérêts de monsieur le Prince; il mit tant de gens en quête de Ricoux qu'il fut pris et mené à la Bastille. L'abbé Foucquet l'ayant fait interroger, il accusa madame de Châtillon de plusieurs choses, et, entre autres, de lui avoir promis dix mille écus pour tuer le cardinal, et dit qu'elle lui en avoit déjà donné deux mille d'avance. L'abbé Foucquet supprima ces informations et en fit faire d'autres, par lesquelles Ricoux confessoit toujours qu'il étoit à Paris dans le dessein de tuer le cardinal; mais il n'accusoit point la duchesse de tremper dans cette conjuration, et tout ce qu'il disoit contre elle étoit qu'elle avoit intelligence avec monsieur le Prince et recevoit quatre mille écus de pension des Espagnols. Il montra ces dernières informations au cardinal et les premières à madame de Châtillon, par lesquelles l'ayant épouvantée au point qu'on peut s'imaginer, il lui dit qu'il la sauveroit si, pour lui faire voir sa reconnoissance, elle lui vouloit donner les dernières marques de son amour. Madame de Châtillon, qui craignoit la mort plus que toutes les choses, ne balança de contenter l'abbé Fouquet qu'autant de temps qu'elle crut qu'il en falloit pour lui faire valoir cette dernière faveur. L'abbé Foucquet ne songeoit plus qu'à faire sauver sa maîtresse. Pour cet effet, il la fit sortir la nuit de Marlou, et la mena en Normandie, où il la faisoit changer tous les huit jours de demeure, déguisée tantôt en cavalier, tantôt en religieuse et tantôt en cordelier. Cela dura six semaines, pendant lesquelles l'abbé Foucquet alloit et venoit de la cour au lieu où étoit madame de Châtillon. Enfin il lui fit prendre une amnistie lorsque Ricoux eut été roué, et la fit revenir à Marlou, où elle ne fut pas long-temps en repos, car elle jeta les yeux sur le maréchal d'Hocquincourt, tant pour les avantages qu'elle pouvoit tirer de lui par les postes qu'il tenoit sur la Somme, que pour la délivrer de la tyrannie de l'abbé Foucquet, qui commençoit à lui devenir insupportable.
Portrait de M. le maréchal d'Hocquincourt[113].
Charles, maréchal d'Hocquincourt, avoit les yeux noirs et brillans, le nez bien fait et le front un peu serré; le visage long, les cheveux noirs et crépus et la taille belle; il avoit fort peu d'esprit, cependant il étoit fin à force de défiance; il étoit brave et toujours amoureux, et sa valeur auprès des dames lui tenoit lieu de gentillesse. Madame de Châtillon, qui le connoissoit de réputation, crut qu'il étoit tout propre à faire les folies dont elle avoit besoin. De Vignacourt[114], gentilhomme picard, son voisin, fut celui qu'elle employa auprès de lui. Le maréchal, donc, convint avec Vignacourt qu'en s'en allant commander l'armée de Catalogne, il la verroit en passant à Marlou, comme si c'étoit le hasard qui eût fait cette entrevue. La chose arriva ainsi qu'elle avoit été projetée, et madame de Châtillon monta à cheval pour aller conduire le maréchal jusqu'à deux lieues de Marlou. Durant le chemin, elle lui conta le pitoyable état de sa fortune, le pria de vouloir être son protecteur, le flatta du titre de refuge des affligés et ressource des misérables; enfin elle le piqua tellement de générosité, qu'il lui promit de la servir envers et contre tous, et lui donna même ses tablettes, sur lesquelles il donnoit ordre aux lieutenants de ses places de la recevoir, elle et les siens, toutes les fois qu'elle en auroit besoin. Cette entrevue fut découverte par l'abbé Foucquet, qui, voyant le maréchal d'Hocquincourt sur le point de revenir en cour, jugeant le voisinage de madame de Châtillon et de lui dangereux pour les intérêts de la cour et les siens propres, persuada au cardinal de l'éloigner de la frontière de Picardie, et lui fit donner ordre d'aller à son duché. Madame de Châtillon, s'étant mise en chemin, rencontra le maréchal d'Hocquincourt à Montargis, avec lequel elle renouvela les mesures qu'elle avoit prises six mois auparavant, et, après s'être donné réciproquement, lui des paroles positives de la protéger contre la cour, et elle des espérances de lui accorder un jour des marques de sa passion, ils se séparèrent: le maréchal alla trouver le roi, et elle à son duché, où elle passa l'hiver, pendant lequel le maréchal d'Hocquincourt lui écrivoit; et l'abbé Foucquet, qui, comme patron, étoit le plus difficile à contenter, supportoit impatiemment les entrevues qui s'étoient faites entre le maréchal d'Hocquincour et madame de Châtillon, et le commerce qu'elle conservoit avec lui. Pour s'excuser, elle lui disoit que le maréchal s'employoit auprès du cardinal pour faire revenir Bordeaux, qu'on lui avoit ôtée, et pour lui faire obtenir à elle-même la permission de retourner à la cour; elle ajoutoit qu'elle eût bien souhaité ne devoir ces grâces qu'à lui, mais qu'elle vouloit ménager son crédit pour de plus grandes affaires. Ce qui persuada l'abbé Foucquet que l'intrigue du maréchal et d'elle pouvoit ne regarder que la cour, c'est qu'au printemps elle revint par son entremise, premièrement à Marlou, et puis quelque temps après à Paris, et Bordeaux avec elle. Pendant la campagne du maréchal en Catalogne, le roi d'Angleterre, que les malheurs de sa maison obligeoient de demeurer en France, et qui avoit trouvé la duchesse fort à son gré, la revoyoit à Marlou, dans de petits voyages qu'il faisoit chez Craf, et ce commerce avoit donné tant d'amour pour elle à ce prince qu'il étoit résolu de l'épouser, Craf persuadant à son maître de la contenter, à quelque prix que ce fût, sur les promesses que madame de Châtillon avoit faites à ce milord de lui donner les dernières faveurs s'il contribuoit à la faire reine; et en effet elle l'eût été, si Dieu, qui avoit soin de la fortune et de la réputation de ce roi, n'eût amusé madame de Châtillon d'une folle espérance, qui lui fit manquer une si belle occasion.
Portrait de Charles, roi d'Angleterre[115].
Charles, roi d'Angleterre, avoit de grands yeux noirs, les sourcils fort épais, et qui se joignoient; le teint brun, le nez bien fait, la forme du visage longue, les cheveux noirs et frisés. Il étoit grand et avoit la taille belle. Il avoit l'abord froid, et cependant il étoit doux et civil dans la bonne plus que dans la mauvaise fortune; il étoit brave, c'est-à-dire qu'il avoit le courage d'un soldat et l'âme de prince; il avoit de l'esprit; il aimoit ses plaisirs, mais il aimoit encore plus son devoir; enfin il étoit un des plus grands rois du monde. Mais, quelque heureuse naissance qu'il eût, l'adversité, qui lui avoit servi de gouverneur, avoit été la principale cause de son mérite extraordinaire.
Monsieur le Prince, en sortant de France, avoit témoigné, comme j'ai dit, fort peu de considération pour madame de Châtillon; mais, ayant su le cas que les Espagnols en faisoient par la pension qu'ils lui avoient donnée, et le crédit qu'elle avoit à la cour de France par le moyen de l'abbé Foucquet, il s'étoit réchauffé pour elle, et cela étoit si violent qu'il lui écrivit des lettres les plus passionnées du monde, et, entre autres, on en intercepta celle-ci, écrite en chiffres.
LETTRE.
Quand tous vos agrémens ne m'obligeroient point à vous aimer, ma chère cousine, les peines que vous prenez pour moi, et les persécutions que vous souffrez pour être dans mes intérêts, et les hasards où cela vous expose, m'obligeront à vous aimer toute ma vie: jugez donc de tout ce que cela peut faire sur un cœur qui n'est ni insensible ni ingrat. Mais jugez aussi des alarmes où je suis sans cesse pour vous. L'exemple de Ricoux me fait trembler, et, quand je songe que ce que j'ai de plus cher au monde est entre les mains de mes ennemis, je suis dans des inquiétudes qui ne me donnent point de repos. Au nom de Dieu, ma pauvre chère, ne vous commettez plus comme vous faites; j'aime mieux ne retourner jamais en France que d'être cause que vous ayez la moindre appréhension; c'est à moi à m'exposer, et à mettre par la guerre mes affaires en état que l'on traite avec moi, et alors, ma chère cousine, vous pourrez m'aider de votre entremise; et cependant, comme les événemens sont douteux à la guerre, j'ai un coup sûr pour passer ma vie avec vous et nous lier d'intérêts encore plus que nous n'avons fait jusqu'ici. Ne croyez pas que Madame la Princesse[116] soit un obstacle à cela; on en rompt de plus considérables quand on aime autant que je fais. Je ne donne en cet endroit, ma chère cousine, aucunes bornes à mon imagination, ni à vos espérances; vous les pourrez pousser aussi loin qu'il vous plaira. Adieu.
L'espérance qu'eut madame de Châtillon, sur cette lettre, de pouvoir épouser monsieur le Prince, lui fit balancer à refuser les offres du roi d'Angleterre. Elle consulta là dessus un de ses amis, en présence de Bordeaux. Celle-ci, de qui le mari étoit auprès de monsieur le Prince, disoit à sa maîtresse qu'elle étoit visionnaire de songer un moment à épouser une ombre de roi, un misérable qui n'avoit pas de quoi vivre, et qui, en se faisant moquer d'eux, la ruineroit en peu de temps; que, s'il étoit possible, contre toutes les apparences du monde, qu'il remontât un jour sur le trône, elle pouvoit bien croire qu'étant loin d'elle, il la répudieroit sur le prétexte d'inégalité de condition. Son ami lui disoit, au contraire, que sa vision étoit d'épouser monsieur le Prince, qui étoit marié, et dont la femme se portoit bien; que les gens de la condition du roi d'Angleterre pouvoient quelquefois être en mauvaise fortune, mais qu'ils ne pouvoient jamais être dans cette extrême nécessité si commune aux particuliers; qu'il étoit beau à une demoiselle de vivre reine, quand même elle vivroit malheureuse, et qu'elle ne devroit jamais refuser un titre honorable, quand elle ne le devroit porter que sur son tombeau. «Pour vous, Mademoiselle, se retournant vers Bordeaux, vous avez raison de parler comme vous faites à Madame, ne considérant que vos intérêts; mais moi, qui n'ai égard qu'aux siens, je lui dis ce que je dois dire.» Madame de Châtillon leur rendit grâce de l'amitié qu'ils lui témoignèrent, et leur dit qu'elle songeroit encore à leurs raisons avant que de résoudre. Elle ne vouloit pas répondre plus positivement devant son ami sur une affaire où elle avoit honte de prendre le parti contraire à son avis. Cependant il en vint de plusieurs endroits au roi d'Angleterre de la vie de madame de Châtillon et de sa conduite présente avec l'abbé Foucquet. Il n'y a point d'homme un peu glorieux qui, dans le commencement de son amour, ait assez perdu la raison pour épouser une femme sans honneur.
Le roi d'Angleterre partit du voisinage de Marlou aussitôt qu'il eut appris toutes ces nouvelles, et ne voulut pas hasarder, en voyant madame de Châtillon, un combat qui pouvoit être douteux entre ses sens et sa raison. Madame de Châtillon ne sentit pas alors la perte qu'elle faisoit; le désir et l'espérance qu'elle avoit du mariage de monsieur le Prince lui rendit toutes autres choses indifférentes.
Madame de Châtillon étant revenue de son duché à Marlou au commencement du printemps, par l'entremise du maréchal d'Hocquincourt, et quelque temps après à Paris, elle n'en fut pas ingrate; ce petit service, et les promesses qu'il lui fit de tuer le cardinal et de mettre ses places entre les mains de monsieur le Prince, touchèrent le cœur de madame de Châtillon au point d'accorder au maréchal les dernières faveurs. L'été se passa en cette sorte, pendant lequel l'abbé Foucquet, qui entrevoyoit ce commerce, passoit souvent de méchantes heures; et il eût fait en ce temps-là ce qu'il fit ensuite, si les amans n'aimoient à se tromper eux-mêmes quand il s'agit de quitter ou de condamner leurs maîtresses.
L'hiver d'après, le duc de Candale, à son retour de Catalogne, fit mine d'être amoureux de madame de Châtillon; l'abbé Foucquet, alarmé d'un si dangereux rival, le fit prier par Boligneux[117] de cesser de l'être. Monsieur de Candale, qui étoit alors véritablement amoureux de madame d'Olonne, et qui ne s'étoit embarqué auprès de madame de Châtillon que pour la faire servir de prétexte, accorda facilement à l'abbé Foucquet ce qu'il lui faisoit demander; mais comme, avec cette maîtresse, les amans étoient comme une hydre dont on ne coupoit point la tête qu'on n'en fît renaître une autre, La Feuillade[118] reprit la place du duc de Candale. L'abbé Foucquet, qui le connut aussitôt, parla lui-même assez fièrement à la Feuillade, lequel, soit qu'il crût que, son rival étant aimé, il échoueroit dans son entreprise, soit que, son amour naissant lui laissant toute sa prudence, il jugeât à propos de ne se point attirer sur les bras un homme si violent, ne s'opiniâtra donc point dans cette passion. Le marquis de Cœuvres[119] n'eut pas tant de complaisance dans la sienne que la Feuillade: il continua de voir madame de Châtillon malgré l'abbé Foucquet; mais, comme il n'avoit ni assez de fortune ni assez de mérite pour lui toucher le cœur, elle ne fit que le conquêter, et ne le conserva que pour échauffer l'abbé Foucquet, pour l'obliger à renouveler ses présens et pour lui faire connoître qu'elle avoit des gens de qualité dans ses intérêts qui ne souffriroient pas qu'on la maltraitât. Il fallut donc que l'abbé Foucquet endurât ce rival; mais il déchargea sa colère sur le pauvre Vineuil. Celui-ci étoit un des premiers amans de madame de Châtillon, bien traité, homme de bon sens et dont l'esprit étoit à craindre. L'abbé Foucquet fit entendre au cardinal qu'il étoit dangereux de le laisser à Paris; de sorte que le cardinal, qui ne voyoit alors que par les yeux de l'abbé, fit donner une lettre de cachet à Vineuil pour aller à Tours jusqu'à nouvel ordre. Celui-ci, ne pouvant pas dire adieu à madame de Châtillon, lui écrivit cette lettre, du dernier octobre 1655[120].
LETTRE.
Quelque désir que vous m'ayez témoigné que je vous rendisse visite, j'ai cru, par le peu de plaisir que vous avez eu de la dernière, que je ferois beaucoup mieux de m'en abstenir, puisque aussi bien votre froideur m'ôte toute la joie que je recevois autrefois en vous voyant: car, en vérité, je suis persuadé que je ne dois prétendre aucune part en vos bonnes grâces ni en votre confiance. L'engagement où vous êtes est tel qu'il ne souffre pas que vous regardiez rien hors de là, et que vous êtes nécessitée de manquer à ce que vous devez par des obligations essentielles; je crois même que vous me sçauriez meilleur gré de vous oublier tout à fait que de m'en souvenir en ce rencontre, et que vous approuverez de bon cœur mon détachement de votre personne et de vos intérêts. Avec tout cela, Madame, je ne veux pas que vous me perdiez, parceque je suis bien assuré que vous serez bien aise de retrouver un jour ce que vous méprisez à cette heure: je me conserverai tout autant que peut souffrir la connoissance de l'état présent où vous êtes et l'amitié que je vous ai promise, laquelle ne peut dissimuler que tout le genre humain donne de furieuses atteintes à votre conduite, et que vous êtes devenue le sujet continuel de toutes les conversations du temps. On dépeint votre embarquement le plus bas et le plus abject où se soit jamais mise une personne de votre qualité, et on dit que votre ami exerce sur vous un empire tyrannique, et sur tout ce que vous approchez; qu'il chasse tout ce qui lui plait, et qu'il menace même ceux qu'il a appris d'être ses rivaux, comme il a fait la Feuillade; et je passe sous silence des particularités de ses visites secrètes qui sont assez connues. Pensez, Madame, au préjudice que reçoit votre réputation de votre commerce, et faites réflexion sur ce que vous êtes et sur ce qu'est celui qui vous ôte l'honneur; car le crédit et la considération qu'il vous attire vous sont fort peu honorables, et ce sont des faux jours qui rejaillissent sur vous plutôt pour vous offenser que pour vous éclairer. Ah! Madame, si les pauvres défunts avoient tant soit peu de sentiment, ils gratteroient leurs tombeaux pour en sortir, et viendroient vous faire des reproches d'une si honteuse dépendance; mais je ne crois pas que vous soyez touchée de souvenir pour eux. Craignez les vivans, qui tôt ou tard seront illuminés sur votre conduite, et qui en feront sans doute le discernement nécessaire. Je ne vous représente pas toutes ces choses par un motif de jalousie, car je vous assure que je ne suis point frappé d'une passion si affligeante et si inutile que celle-là. Si je vous aimois avec emportement, je me déchaînerois en invectives qui vous feroient des torts irréparables, et je me vengerois de ceux que vous me faites avec tant d'ingratitude. Si je ne vous aimois point du tout, je raillerois comme les autres; mais je me conserve à votre égard dans une médiocrité qui me cause une douleur muette de l'aveuglement de votre conduite, lequel, enfin, vous mènera dans les derniers précipices, si vous ne pensez à vous, et que vous ne vous reteniez par votre prudence, sans attendre les événemens. Je prends demain la route de Touraine, et je vous dis adieu, Madame. Si vous recevez bien les avis que je vous donne, je continuerai à vous aimer; si c'est mal, j'essaierai de me défaire d'un principe qui en est la cause. Cependant, je ne demande point de bons offices pour mes affaires, mais seulement que vous empêchiez que l'on m'en rende de mauvais, dont je vous serais obligé.
L'exil de Vineuil ne mit guère l'abbé Foucquet en repos plus qu'il n'étoit auparavant: madame de Châtillon le faisoit enrager à tout moment; mais ce qui l'inquiétoit le plus étoit le commerce du maréchal d'Hocquincourt avec elle. Cela l'avoit rendue si fière qu'elle traitoit souvent l'abbé Foucquet comme si elle ne l'eût pas connu. Celui-ci voyoit bien d'où venoit sa fierté.
Dans ces entrefaites, le maréchal d'Hocquincourt, se trouvant pressé par madame de Châtillon de lui tenir les paroles qu'il lui avoit données, et ne le voulant pas faire, fit avertir le cardinal de tout ce qu'il avoit promis à madame de Châtillon, par un gentilhomme à lui, qui paroissoit le trahir, et en même temps fit donner le même avis à l'abbé Foucquet par madame de Calvoisin[121], femme du gouverneur de Roye. Cette ruse eut tout l'effet que le maréchal en avoit attendu; le cardinal en prit l'alarme, et, pour rompre une si dangereuse intrigue, fit négocier avec le maréchal d'Hocquincourt. L'abbé Foucquet, de son côté, que la Calvoisin avoit averti, pria le cardinal de trouver bon qu'il fît arrêter madame de Chastillon, et la mît en un lieu où elle n'auroit du commerce avec personne, jusqu'à ce qu'il jugeât à propos de la remettre en liberté. Le cardinal y ayant consenti, l'abbé Foucquet fit prendre madame de Châtillon à Marlou et conduire avec une demoiselle à Paris, où il la fit entrer la nuit, et loger chez un nommé de Vaux[122], dans la rue de Poitou. Le lendemain qu'elle fut arrivée, l'abbé Foucquet tira un écrit d'elle, par ordre du cardinal, au maréchal d'Hocquincourt, par lequel elle le prioit de faire son accommodement avec le roi, et de ne plus songer à monsieur le Prince ni à elle, parceque cela la mettoit en danger de sa vie; et comme, quelques jours avant qu'elle fût prise, elle étoit demeurée d'accord avec le maréchal, que, s'ils venoient à être arrêtés, et qu'on exigeât d'eux des lettres contre les mesures qu'ils avoient prises ensemble, ils n'y ajouteroient point de foi si elles n'étoient écrites d'un double C, elle ne le mit point dans cette lettre, mais bien dans une autre qu'elle écrivit au même temps au maréchal, par laquelle elle lui mandoit de demeurer ferme dans sa première résolution qu'il avoit prise de servir monsieur le Prince et de lui donner ses places. Le maréchal, qui n'en avoit point eu d'intention, et qui ne l'avoit promis à madame de Châtillon que pour en avoir des faveurs et pour arracher du cardinal des grâces qu'il n'en pouvoit avoir sans se faire craindre, supprima la lettre d'intelligence et envoya à monsieur le Prince celle que l'abbé Foucquet avoit fait écrire à madame de Châtillon, par laquelle connoissant qu'elle étoit en danger de sa vie, il lui manda de faire son traité avec la cour, pourvu qu'il tirât madame de Châtillon de prison. Le cardinal, qui croyoit le maréchal tellement amoureux de madame de Châtillon qu'il donneroit tout ce qu'on lui demanderoit pour la mettre en liberté, la lui voulut compter pour cent mille livres, sur les cent mille écus dont il étoit demeuré d'accord avec lui; mais le maréchal n'en voulut rien faire, et néanmoins, pour ne pas passer auprès d'elle pour un fourbe et garder toujours avec elle des mesures, il ne voulut pas mettre ses places entre les mains du cardinal qu'il ne sût que la duchesse fût en liberté: de sorte que pour le satisfaire là-dessus on le trompa, et on envoya la duchesse chez les Pères de l'Oratoire, se faire voir à un gentilhomme qu'il avoit envoyé exprès pour cela, avec qui elle étoit libre, après quoi elle retourna dans sa prison, où elle fut encore huit jours. Pendant les trois semaines qu'elle fut prisonnière dans la rue de Poitou, l'abbé n'étoit pas si libre qu'elle; il enrageoit tous les jours de plus en plus: car, comme avec la liberté d'aller et de venir il lui ôtoit encore celle de le tromper, en l'empêchant de voir personne, il la trouvoit mille fois plus aimable qu'auparavant. D'ailleurs, la duchesse, qui vouloit se remettre dans son estime pour se mettre en liberté, vivoit d'une manière avec lui capable d'attendrir un barbare, avec mille complaisances et mille douceurs qu'elle avoit pour lui; elle lui témoignoit une confiance si entière, qu'il ne pouvoit s'empêcher de croire qu'elle ne voulût jamais dépendre que de lui.
Les choses étant en cet état, l'abbé surprit une lettre fort tendre que la duchesse écrivoit au prince de Condé. Cela lui donna une si grande douleur, qu'en lui faisant des reproches il se voulut empoisonner avec du vif argent de derrière une glace de miroir; mais, commençant à se trouver mal, il perdit l'envie de mourir pour une infidèle, et prit du thériaque qu'il portoit d'ordinaire sur lui pour le garantir des ennemis que l'emploi qu'il s'étoit donné auprès du cardinal lui donnoit tous les jours. Hormis d'aller de son mouvement où il lui plaisoit, la duchesse passoit fort agréablement le temps dans la prison: l'abbé lui faisoit la plus grande chère du monde; il lui donnoit tous les jours des présens très considérables en bijoux et en pierreries; il en sortoit à deux heures après minuit, et il y rentroit à huit heures du matin: ainsi il étoit dix-huit heures, de vingt-quatre, avec elle.
Il n'est pas possible que le cardinal ne sçût où étoit la duchesse, et cela est plaisant, que ce grand homme, qui faisoit le destin de l'Europe, fût de moitié d'un secret amoureux avec l'abbé Foucquet, où il n'avoit pas d'intérêt. Je crois que la raison qu'il avoit d'approuver ce commerce étoit que, connoissant la duchesse intrigante, il aimoit mieux qu'elle fût entre les mains de l'abbé, dont il étoit assuré, que d'un autre; et, d'ailleurs, que, l'abbé la tenant en chambre et la déshonorant absolument par là, il étoit bien aise que le prince de Condé, son cousin et son amant, en reçût une mortification extraordinaire. Mais enfin l'accommodement du maréchal d'Hocquincourt étant fait à condition que la duchesse sortiroit de prison, il fallut la mettre en liberté; on l'envoya à Marlou, où il lui arriva, quelque temps après, la plus fâcheuse affaire du monde.
L'abbé Foucquet étoit convenu avec elle que tous les samedis ils se renverroient réciproquement les lettres qu'ils se seroient écrites pendant la semaine, et que ce seroit lui qui les enverroit quérir par un homme qui se diroit à mademoiselle de Vertus[123]. Un jour que cet homme étoit à Marlou, il y arriva un laquais du maréchal d'Hocquincourt avec une lettre pour la duchesse, laquelle ayant fait ses réponses et les ayant données à une femme de chambre pour les rendre aux porteurs, celle-ci se méprit et donna à l'homme de l'abbé les réponses que sa maîtresse faisoit au maréchal, et au laquais du maréchal le paquet destiné à l'abbé. On peut juger dans quelles alarmes fut la duchesse sitôt qu'elle sçut l'équivoque, et particulièrement quand on sçaura que dans la lettre qu'elle écrivoit à l'abbé, outre mille douceurs, il y avoit encore un grand chapitre contre madame de Brégy[124], qu'elle haïssoit, parcequ'elle avoit naturellement les traits du corps et de l'esprit que la duchesse n'avoit que par artifice. Il est certain que celle-ci l'avoit toujours enviée, et ne lui avoit jamais pu pardonner son mérite. Dans un autre endroit, elle tailloit en pièces le milord de Montaigu[125], et faisoit presque partout des plaisanteries du maréchal les plus piquantes du monde. Quand elle songeoit encore aux lettres de l'abbé qu'elle lui renvoyoit, dans lesquelles il y avoit des tendresses et des emportemens d'amour qui pouvoient être bons à une maîtresse, mais qui paroissoient d'ordinaire fort ridicules aux indifférens, et que cela étoit entre les mains d'un rival glorieux et moqué, elle étoit au désespoir. L'abbé, d'un autre côté, ne passoit pas mieux son temps. Pour le maréchal, sitôt qu'il eut vu toutes les lettres de l'abbé et celles que lui écrivoit la duchesse, il jugea qu'il pouvoit être obligé un jour de les lui rendre par sa fragilité auprès d'elle, ou par la prière de ses amis: de sorte que, pour se mettre en état de se venger d'elle quand il lui plairoit, il les fit toutes copier, et puis alla montrer les originaux au duc de La Rochefoucauld et à madame de Pisieux, qu'il sçavoit être ennemie de la duchesse. Après que l'abbé eut été une nuit à Marlou, il revint à Paris chez le maréchal, auquel il demanda ses lettres. Le maréchal ne se contenta pas de les lui refuser, mais il y ajouta toute la raillerie à sa manière dont il se put aviser. Pendant que le maréchal se réjouissoit, il tenoit ouverte la lettre de la duchesse à l'abbé. Celui-ci, qui aimoit presque autant se faire tuer que laisser sa maîtresse à la discrétion de son rival, comme elle étoit par cette lettre, se jeta dessus; il en déchira la moitié, qu'il alla faire voir à la duchesse, lui disant que le maréchal avoit brûlé l'autre. Cependant le maréchal, en colère de l'entreprise de l'abbé, lui dit qu'il sortît promptement de chez lui, et que, si quelque considération ne le retenoit, il le feroit jeter par les fenêtres.
Quelque temps après, la duchesse, étant revenue à Paris, crut que, pour désabuser le public de mille particularités que le maréchal avoit dites d'elle, il falloit qu'elle fît voir à des gens de mérite et de vertu de quelle manière elle le traiteroit. Elle choisit pour cela la maison du marquis de Sourches, grand prévôt de France, auprès de qui et de sa femme elle vouloit particulièrement se justifier. Le rendez-vous étant pris avec le maréchal, celui-ci s'aperçut de son dessein. «Dieu te garde, ma pauvre enfant! lui dit-il en l'abordant. Comme se portent mes petites fesses? Sont-elles toujours bien maigres?» On ne sçauroit comprendre l'état où fut la duchesse de ce discours; ce lui fut un coup de massue sur la tête. Il ne laissa pas de lui venir en pensée de traiter le maréchal de fol et d'insolent; mais elle crut qu'ayant débuté comme il avoit fait, il entreroit dans un détail le plus honteux du monde pour elle si elle le fâchoit tant soit peu. Le grand prévôt et sa femme se regardoient l'un l'autre, et, se tournant à la duchesse, lui trouvoient les yeux baissés. Véritablement elle ne changeoit pas de couleur; mais eux, qui la connoissent, ne la croient pas embarrassée. Enfin le grand prévôt, prenant la parole: «Vous avez tort, dit-il, monsieur le maréchal: les braves hommes ne doivent jamais rompre en visière aux dames; on leur doit sçavoir gré du présent qu'elles font de leur cœur; il ne les faut pas offenser quand elles le refusent.—J'en conviens, dit le maréchal; mais, leur cœur une fois donné, si elles changent après cela, il faut qu'elles aient de grands ménagemens pour ceux qu'elles ont aimés; et quand elles font des railleries d'eux, elles s'exposent à de grands déplaisirs. Vous m'entendez bien, Madame, ajouta-t-il, se tournant vers la duchesse. Je suis assuré que vous croyez bien que j'ai raison; mais vous me surprenez par votre embarras: vous devriez être faite à la fatigue depuis le temps que vous faites de méchants tours aux gens qui s'en vengent; je vous avoue que je n'eusse pas cru que vous eussiez encore tant de honte que vous avez.» Et en achevant ce discours, il sortit et laissa la duchesse plus morte que vive. Le grand prévôt et sa femme essayèrent de la remettre, en disant que ce qu'avoit dit le maréchal n'avoit fait aucune impression sur leur esprit; cependant, depuis ce jour-là, ils n'eurent pas grand commerce avec elle.
Quinze jours après, l'abbé fut obligé d'aller à la cour, qui étoit à Compiègne. La duchesse, qui prévoyoit le retour en France du prince de Condé par la paix générale, dont on parloit fort, et qui ne vouloit pas qu'il la trouvât dans un attachement si honteux pour elle, et qui d'ailleurs lui étoit fort à charge, résolut de le rompre de manière qu'il n'en restât aucun vestige. Dans ce dessein, elle s'en alla au logis de l'abbé, où, ayant trouvé celui de ses gens en qui il avoit plus de confiance, elle lui demanda les clefs du cabinet de son maître, lui disant qu'elle vouloit lui écrire. Ce garçon, sans pénétrer plus avant et ne regardant que la passion de l'abbé pour la duchesse, lui donna tout aussitôt ce qu'elle demandoit. Comme elle se vit seule, elle rompit la serrure de la cassette où elle sçavoit que l'abbé gardoit ses lettres, et, non seulement les prit toutes, mais encore d'autres du prince de Condé qu'elle lui avoit sacrifiées, et les alla brûler chez madame de Sourches. L'abbé, ayant trouvé à son retour ce fracas chez lui, s'en alla chez la duchesse et commença par la menacer de lui couper le nez; ensuite il cassa un chandelier de cristal et un grand miroir qu'il lui avoit donné, et sortit après lui avoir dit mille injures. Pendant tout ce vacarme, une femme de chambre de la duchesse, qui crut que l'abbé reprendroit tout ce qu'il lui avoit donné, se saisit de la cassette de pierreries de sa maîtresse et l'alla porter chez madame de Sourches, où le soir même la duchesse l'envoya reprendre pour la donner en garde à une dévote parente de sa mère. L'abbé, qui en fut averti le lendemain, alla chez cette dévote enlever de force la cassette. La duchesse, ayant appris la perte qu'elle faisoit, fut au désespoir; mais elle ne perdit pas le jugement. Elle employa auprès de l'abbé des gens qui avoient tant de crédit auprès de lui qu'il rendit la cassette, et dans cette restitution ils se raccommodèrent aussi bien qu'ils avoient jamais été; et cette réconciliation fut si prompte que, madame de Boutteville étant venue le lendemain consoler la duchesse sa fille de l'accident qui lui étoit arrivé, l'abbé étoit déjà avec elle, qui se cacha dans un cabinet pendant cette visite, d'où il entendit toute la comédie.
Quelque temps après, la duchesse ne voulut pas se donner toujours la peine de cacher qu'elle revoyoit l'abbé, et crut que, leur querelle ayant fait du bruit, il falloit que leur accommodement fût public: elle se fit donc presser par tous ses amis, à la sollicitation de l'abbé, de lui vouloir pardonner; et enfin, ayant fait une affaire de conscience, la mère supérieure du couvent de la Miséricorde[126], femme sujette aux visions béatifiques, les fit parler et embrasser ensemble. Cette entremise décrédita un peu la révérende mère auprès de la reine et du cardinal. Ils ne crurent pas qu'elle eût du commerce si particulier avec Dieu, puisqu'elle se laissoit tromper si facilement par les hommes.
Cependant cette réconciliation ne dura que six mois. Le retour en France du prince de Condé, qui s'avançoit tous les jours, fit appréhender la duchesse qu'il la trouvât encore sous la domination de l'abbé, et mesdames de Saint-Chaumont et de Feuquières[127], ses cousines et ses bonnes amies, lui firent tant de honte qu'elle rompit avec lui sous prétexte de dévotion. Il fut fort difficile à l'abbé de consentir au dessein de la duchesse. Dans un autre temps il ne l'auroit pas fait; mais, voyant son crédit auprès du cardinal fort diminué, et craignant que le prince de Condé, qui le haïssoit d'ailleurs, et Boutteville, qui voudroit venger la honte qu'il avoit faite à sa maison, ne le fissent tuer s'il donnoit à la duchesse le moindre sujet nouveau de plainte, il cessa de la voir et ne cessa pas de l'aimer[128].
LIVRE TROISIÈME.
SUITE DE L'HISTOIRE DE MADAME D'OLONNE.
Dans ce temps-là, madame d'Olonne étoit allée, comme j'ai dit, prier la comtesse de Fiesque de remercier de sa part l'abbé Foucquet de quelque prétendue obligation qui proprement n'étoit rien; mais elle vouloit faire faire des réflexions à l'abbé Foucquet sur ce compliment, et lui faire comprendre que, quand on remercioit les gens de si peu de chose, on leur vouloit avoir de plus grandes obligations. Le même jour que madame d'Olonne vit la comtesse, elle trouva l'abbé chez madame de Bonnelle, et là elle lui fit elle-même son compliment. L'abbé, qui étoit bien aise de se faire une affaire avec madame d'Olonne pour essayer de se guérir de la passion qui lui restoit encore pour la duchesse de Châtillon, répondit à ses civilités le plus obligeamment qu'il put, et le lendemain, la comtesse l'ayant envoyé quérir et lui disant ce que madame d'Olonne l'avoit prié de lui dire: «J'en sçais plus que vous, Madame, lui dit-il, et je reçus hier au soir d'elle-même des marques de sa reconnoissance; mais je voudrois bien sçavoir de vous une chose, ajouta-t-il: si le comte de Guiche n'est point amoureux de madame d'Olonne; car, cela étant, je veux éviter l'occasion de le devenir. Il a eu tant d'égards pour moi en tout rencontre que je serois ridicule d'en user mal avec lui.—Non, lui dit la comtesse; au moins madame d'Olonne et lui m'ont dit, chacun en particulier, qu'ils ne songeoient point l'un à l'autre.—Cela étant, répliqua l'abbé, je vous supplie, Madame, de mander à madame d'Olonne que vous m'avez vu, et que, sur ce que vous m'avez dit de sa part, je vous ai paru si transporté de joie de voir comme elle recevoit ce que je faisois pour elle, que vous ne doutez pas que je ne devienne furieusement amoureux; et là-dessus, Madame, demandez-lui, je vous prie, ce qu'elle feroit si cela étoit.» La comtesse lui ayant promis, l'abbé sortit, et le lendemain madame d'Olonne, ayant reçu le billet de la comtesse, y fit cette réponse:
BILLET.
Vous me mandez ce que je ferois si l'abbé Foucquet étoit fort amoureux de moi. Je n'ai garde de vous le dire, mais il me plaît toujours autant qu'il me plut avant-hier. Adieu, la Castillanne!
Le chevalier de Grammont, étant arrivé chez la comtesse un moment après qu'elle eut reçu ce billet, la trouva au lit; et, voyant un papier qui n'étoit qu'à moitié sur son chevet, il le prit. La comtesse lui ayant redemandé ce papier, le chevalier lui en rendit un autre à peu près de la même grandeur. Les gens qui étoient alors chez la comtesse l'occupoient si fort qu'elle ne s'aperçut pas de la tromperie du chevalier, lequel sortit presque aussitôt qu'il l'eut faite. Comme il vit ce que c'étoit, il ne faut pas demander s'il eut de la joie d'avoir en main quelque chose qui pût nuire à madame d'Olonne et faire enrager le comte de Guiche. Il se souvenoit d'avoir été sacrifié à Marsillac et des inquiétudes que son neveu lui avoit données sur le sujet de la comtesse, et il étoit bien aise que l'abbé le tourmentât à son tour. Le bruit qu'il fit de cette lettre eut tout l'effet qu'il pouvoit souhaiter. Le comte de Guiche eut l'alarme et consulta Vineuil; ils résolurent: ensemble, qu'il en parleroit lui-même à l'abbé, et cependant il écrivit cette lettre à madame d'Olonne:
LETTRE.
Vous me désespérez, Madame; mais je vous aime trop pour m'emporter contre vous. Peut-être que cette manière vous touchera plus le cœur que les reproches. Cependant il faut que mon ressentiment retombe sur quelqu'un, et je ne vois personne qui se le soit mieux attiré que la comtesse. C'est elle assurément qui a embarqué l'abbé Foucquet à songer à vous; elle est au désespoir que je l'aie quittée. Pour me faire retourner à elle, ou pour se venger de mon changement, elle me veut donner un rival qui me chasse ou qui me dégoûte de vous aimer. Je ne pense pas qu'elle réussisse à l'un ni à l'autre, Madame. Je ne laisse pas de lui sçavoir le même gré que si l'un et l'autre étoit arrivé. Aussi se doit-elle attendre que je n'aurai plus d'égards pour elle, et qu'il n'y a rien au monde que je ne fasse pour me venger.
Madame d'Olonne, qui n'étoit pas si assurée du comte de Guiche qu'elle n'appréhendât que la comtesse le pût reprendre, les voulut brouiller au point qu'il ne pût pas y avoir apparemment de réconciliation entre eux. Pour cet effet, elle n'eut pas plutôt reçu cette lettre qu'elle l'envoya à la comtesse. Celle-ci, enragée contre le comte de Guiche, manda à Vineuil de la venir trouver. «Je vous ai envoyé quérir pour vous dire que votre ami est un fou et un impertinent avec qui je ne veux plus avoir de commerce. Voyez la lettre qu'il vient d'écrire à madame d'Olonne! Il se plaint que je pousse l'abbé Foucquet à s'embarquer avec sa maîtresse, et ne se souvient pas qu'il m'a dit qu'il ne songeoit plus à elle.—Je vous demande pardon pour lui, répondit Vineuil; excusez un pauvre amant qui, parcequ'on lui veut ôter sa maîtresse, ne sçait plus ce qu'il fait ni à qui s'en prendre. Sitôt que je l'aurai fait revenir à lui, il viendra se jeter à vos pieds.» Après quelques autres discours, Vineuil sortit, et une heure après rentra avec le comte de Guiche, qui dit tant de choses à la comtesse qu'elle lui promit de ne se souvenir plus de sa brutalité. Le lendemain le comte, qui avoit résolu de parler à l'abbé, l'alla trouver, et, l'ayant tiré à part: «Si nous avions tous deux commencé en même temps, lui dit-il, d'être amoureux de madame d'Olonne, il seroit ridicule de trouver étrange que vous me la disputassiez. Aussi ne le ferois-je pas, et je la laisserois décider elle-même par ses faveurs de la bonne fortune de l'un ou de l'autre. Mais que vous me veniez troubler dans une affaire où je suis engagé long-temps avant vous, vous voulez bien que je vous dise que cela n'est pas honnête, et que je vous prie de me laisser en repos auprès de ma maîtresse, sans me donner d'autres chagrins que ceux qui me viennent de ses rigueurs.—Je suis ami de madame d'Olonne, répondit l'abbé, et rien autre chose. Ainsi vous n'avez pas sujet de vous plaindre de moi. Si je croyois pourtant que le discours que vous me venez de lire eût été conseillé par des gens qui me voulussent faire des affaires, je vous déclare que je deviendrois votre rival dès aujourd'hui. Je sais bien pourquoi je vous parle ainsi, et vous me pouvez bien entendre.» L'abbé prétendoit parler de Vardes[129], son ennemi mortel et ami du comte. «Non, répondit le comte, et je ne vous entends point; mais ce que j'ai à vous dire, c'est que la jalousie m'a conseillé de vous venir prier de ne m'en donner plus.» L'abbé lui ayant promis, ils se séparèrent les meilleurs amis du monde. Quelque temps après, celui-ci trouvant madame d'Olonne en visite, elle le tira en particulier pour lui faire des confidences de bagatelles. L'abbé aussi, ne sçachant que lui dire, lui conta l'éclaircissement du comte et de lui. «Je suis bien aise, lui dit-elle, de voir que vous autres messieurs disposez de moi comme de votre bien. Me voilà donc maintenant au comte de Guiche, puisque vous lui avez fait votre déclaration que vous ne prétendiez rien à moi?—Ah! Madame, répondit l'abbé, je ne vous donne à personne. Si j'étois en pouvoir de le faire, comme je m'aime mieux que qui que ce soit, je vous garderois pour moi; mais, sur le soupçon qu'a le comte de Guiche que j'ai de l'amour pour vous, je lui déclare que je n'y songe pas, et cela, entre vous et moi, Madame, parceque je me défie de ma bonne fortune, car...—Non, non, interrompit madame d'Olonne, n'achevez pas, Monsieur l'abbé, de me parler contre votre pensée; vous sçavez bien que vous n'êtes pas si malheureux que vous dites.» L'abbé, se trouvant si pressé, ne put s'empêcher de lui répondre qu'elle le sçavoit mieux que lui; que, pouvant faire la fortune des rois même, il croyoit la sienne faite si elle l'en assuroit, et qu'au reste les paroles qu'il avoit données au comte ne l'empêcheroient pas de l'aimer quand il verroit quelque apparence d'être aimé. Cette conversation finit par tant de douceurs de la part de madame d'Olonne que l'abbé oublia qu'il aimoit encore madame de Châtillon, de sorte qu'il se résolut de s'embarquer sans inclination avec madame d'Olonne. Il crut qu'en intéressant le corps par les plaisirs, il pourroit détacher l'esprit, dont les intérêts sont si mêlés. En effet, madame d'Olonne, à qui le temps étoit fort cher, ne laissa pas languir l'abbé; mais, comme leur intelligence ne put pas durer long-temps sans que le comte s'en aperçût, celui-ci alla chez elle pour lui en faire des plaintes. Comme il fut à la porte de sa chambre, il ouït qu'on faisoit quelque bruit. Cela l'obligea d'écouter ce que c'étoit. Il entendit madame d'Olonne qui disoit mille douceurs à quelqu'un. Sa curiosité redoublant, il regarda par le trou de la serrure et vit sa maîtresse faisant des caresses à son mari[130], aussi tendres qu'à un amant. Cela ne lui en donna pas moins de mépris pour elle. Il s'en retourna brusquement à son logis, où, ayant pris de l'encre et du papier, il écrivit ceci à Vineuil:
LETTRE.
Vous ne sçavez pas un nouvel amant de madame d'Olonne que j'ai découvert? Mais quel nouvel amant, bon Dieu! un amant bien traité, un rival domestique! Il n'y a plus moyen de souffrir. C'est d'Olonne que je viens de surprendre sur les genoux de sa femme, qui recevait mille caresses de cette infidèle.
Si la beauté dont je suis amoureux
Pouvoit enfin se tenir satisfaite
De mille amans avec un favory;
Mais j'enrage que la coquette
Aime encor jusqu'à son mari.
Car enfin, mon cher, il n'est pas mari: il a toutes les douceurs des amants, il reçoit d'autres caresses que celles que fait faire le devoir, et il les reçoit de jour, qui n'a jamais été que le temps des amans.
Le lendemain, le comte de Guiche, étant retourné chez madame d'Olonne, laissa pour une autre fois les reproches qu'il avoit à faire sur son mari, et ne voulut pour ce coup parler que de l'abbé Foucquet. Madame d'Olonne, qui étoit remplie de considération quand il falloit perdre un amant, non pas tant pour la crainte de son dépit que parcequ'elle en ôtoit le nombre, dit au comte de Guiche qu'il étoit le maître de sa conduite, qu'il pouvoit lui prescrire telle manière de vie qu'il lui plairoit; que, si l'abbé lui donnoit de l'ombrage, non seulement elle ne le verroit plus, mais qu'il seroit témoin, s'il vouloit, de quel air elle lui parleroit. Le comte, qui n'eût jamais osé lui demander un si grand sacrifice, accepta les offres qu'elle lui en fit. Le rendez-vous se prit chez Craf pour le lendemain, où madame d'Olonne, seule avec le comte et l'abbé, parla ainsi à ce dernier, après avoir tout concerté la veille. «Je vous ai prié, Monsieur l'abbé, de vous trouver ici pour vous dire, en présence de monsieur le comte de Guiche, que je n'aime et que je ne puis jamais aimer personne que lui. Nous avons tous deux été bien aises que vous le sçussiez, afin que vous n'en prétendiez cause d'ignorance. Ce n'est pas, je l'avoue, que vous ayez pris jusqu'ici d'autre parti avec moi que celui d'ami, mais comme vous n'y entendez pas finesse, peut-être que vous n'avez pas pris garde que vos visites étoient un peu trop fréquentes, et vous sçavez que cela ne plaît pas d'ordinaire à un homme aussi amoureux que l'est monsieur le comte, quelque confiance qu'il ait en sa maîtresse. Pour moi, je ne veux songer toute ma vie qu'à lui plaire. Je vous ai voulu faire cette déclaration afin que, sans y penser, vous ne vous fissiez point de méchantes affaires. Soyez mon ami, j'en serai ravie; mais le moins que nous pourrons avoir de commerce ensemble ce sera le meilleur.—Oui, Madame, je vous le promets, lui dit l'abbé; j'entre fort dans les sentimens de monsieur le comte de Guiche, et j'ai passé par tous les degrés de la jalousie. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous avons traité ce chapitre, lui et moi; je sçais bien ce que je lui ai promis, et je l'assure que je n'y ai pas contrevenu.—Il est vrai, interrompit le comte, que je ne sçaurois me plaindre de vous; mais Madame a fort bien dit, que, comme vous n'aviez aucun dessein, peut-être vous n'avez cru rien faire contre ce que vous m'avez promis, et les apparences seulement ont été contre vous.—Eh bien! lui répliqua l'abbé, à cela ne tienne que vous soyez heureux; je vous donne parole de ne voir Madame de dessein qu'une fois le mois, car pour les rencontres je n'en puis répondre; mais c'est à vous à prendre vos sûretés pour cela.» Après mille civilités de part et d'autre, ils se séparèrent.
On s'étonnera peut-être que l'abbé souffrît si impatiemment les rivaux auprès de la duchesse de Châtillon et fût si traitable avec madame d'Olonne; mais la raison est qu'avec la première il y avoit de l'amour, et avec l'autre rien que de la débauche, et que le corps peut souffrir des associés, mais jamais le cœur.
Quelque temps après, d'Olonne, averti de la mauvaise conduite de sa femme, résolut de l'envoyer à la campagne, tant pour l'empêcher de faire de nouvelles sottises que pour faire cesser les bruits que sa présence renouveloit tous les jours. En effet, sitôt qu'elle fut partie, on ne se souvint plus d'elle, et mille autres copies de madame d'Olonne, dont Paris est tout plein, firent en peu de temps oublier ce grand original.
Il arriva même une affaire qui, sans être de la nature de celles de madame d'Olonne, ne laissa pas de les étouffer pour un temps[131].
Le comte de Vivonne, premier gentilhomme de la chambre du roi, et pour qui naturellement Sa Majesté avoit de l'inclination, s'étant retiré à une maison qu'il avoit près de Paris pour passer les fêtes de Pâques avec deux de ses amis, l'abbé Le Camus[132] et Manchiny, celui-ci neveu du cardinal, et l'autre un des aumôniers du roi, et y ayant passé trois ou quatre jours, sinon dans une grande dévotion, au moins dans des plaisirs fort innocens, le comte de Guiche et Manicamp, qui s'ennuyoient à Paris, l'allèrent trouver. Sitôt que l'abbé Le Camus les vit, les connoissant fort emportés, il persuada Manchiny de retourner à Paris, et que dès le lendemain l'on diroit dans le monde qu'il s'étoit passé entre eux d'étranges choses; et comme Manchiny[133], dès le soir même, témoigna ce dessein, Manicamp et le comte de Guiche proposèrent à Vivonne de prier Bussy de venir passer deux ou trois jours avec eux, lui disant que celui-là pourroit bien remplacer les deux autres. Vivonne, en étant demeuré d'accord, écrivit à Bussy au nom de tous, qu'il étoit prié de quitter pour quelque temps le tracas du monde pour venir avec eux vaquer avec moins de distraction aux pensées de l'éternité. Avant que de passer outre, il est à propos de faire voir ce que c'étoit que Vivonne et Bussy.
Le portrait de M. le comte de Vivonne.
Le premier avoit de gros yeux bleus à fleur de tête, dont les prunelles, qui étoient souvent à demi cachées sous les paupières, lui faisoient des regards languissants contre son intention; il avoit le nez bien fait, la bouche petite et relevée, le teint beau, les cheveux blonds dorés et en quantité; véritablement il avoit un peu trop d'embonpoint. Il avoit l'esprit vif et imaginoit bien, mais il songeoit trop à être plaisant; il aimoit à dire des équivoques et des mots de double sens, et, pour se faire plus admirer, il les faisoit souvent au logis, et les débitoit comme des impromptus dans les compagnies où il alloit[134]. Il s'attachoit fort vite d'amitié aux gens sans aucun discernement; mais, qu'il leur trouvât du mérite ou non, il s'en lassoit encore plus vite. Ce qui faisoit un peu plus durer son inclination, c'étoit la flatterie; mais qui ne l'eût point admiré eût eu beau être admirable, il n'en eût pas fait grand estime. Comme il croyoit qu'une marque de bon esprit étoit la délicatesse pour tous les ouvrages, il ne trouvoit rien à son gré de tout ce qu'il voyoit, et d'ordinaire il en jugeoit sans connoissance et sans fondement. Enfin il étoit tellement aveugle de son propre mérite qu'il n'en voyoit point en autrui; et, pour parler en Turlupin comme lui, il avoit beaucoup de suffisance et beaucoup d'insuffisance à la fois. Il étoit hardi à la guerre et timide en amour; cependant, qui l'eût voulu croire, il avoit mis à mal toutes les femmes qu'il avoit entreprises; et la vérité est qu'il avoit échoué auprès de certaines dames qui jusque là n'avoient refusé personne.
Portrait de M. de Bussy Rabutin.
Roger de Rabutin, comte de Bussy, mestre de camp de la cavalerie légère, avoit les yeux grands et doux, la bouche bien faite, le nez grand, tirant sur l'aquilin, le front avancé, le visage ouvert et la physionomie heureuse, les cheveux blonds déliés et clairs. Il avoit dans l'esprit de la délicatesse et de la force, de la gaîté et de l'enjoûment; il parloit bien, il écrivoit juste et agréablement. Il étoit né doux; mais les envieux que lui avoit faits son mérite l'avoient aigri, en sorte qu'il se réjouissoit volontiers avec des gens qu'il n'aimoit pas. Il étoit bon ami et régulier; il étoit brave sans ostentation; il aimoit les plaisirs plus que la fortune, mais il aimoit la gloire plus que les plaisirs; il étoit galant avec toutes les dames et fort civil, et la familiarité qu'il avoit avec ses meilleurs amis ne lui faisoit jamais manquer au respect qu'il leur devoit. Cette manière d'agir faisoit juger qu'il avoit de l'amour pour elles, et il est certain qu'il en entroit toujours un peu dans toutes les grandes amitiés qu'il avoit. Il avoit bien servi à la guerre, et fort long-temps; mais comme, de son siècle, ce n'étoit pas assez pour parvenir à de grands honneurs que d'avoir de la naissance, de l'esprit, des services et du courage, avec toutes ces qualités il étoit demeuré à moitié chemin de sa fortune. Il n'avoit pas eu la bassesse de flatter les gens en qui le Mazarin, souverain dispensateur des grâces, avoit créance, ou il n'avoit pas été en état de les lui arracher en lui faisant peur, comme avoient fait la plupart des maréchaux de son temps.
Bussy donc, ayant reçu ce billet de Vivonne, monta à cheval aussitôt et l'alla trouver. Il rencontra ses amis fort disposés à se réjouir, et lui, qui d'ordinaire ne troubloit point les fêtes, fit que la joie fut tout à fait complète; et, les abordant: «Je suis bien aise, mes amis, dit-il, de vous trouver détachés du monde comme vous êtes. Il faut des grâces particulières de Dieu pour faire son salut. Dans les embarras des cours, l'ambition, l'envie, la médisance, l'amour et mille autres passions y portent ordinairement les gens les mieux nés à des crimes dont ils sont incapables dans des retraites comme celle-ci. Sauvons-nous donc ensemble, mes amis; et, comme pour être agréables à Dieu il n'est pas nécessaire de pleurer ni de mourir de faim, rions, mes chers, et faisons bonne chère.» Ce sentiment-là étant généralement approuvé, on se prépara pour la chasse l'après-dînée, et l'on mit ordre d'avoir des concerts d'instrumens pour le lendemain. Après avoir couru quatre ou cinq heures, le lendemain, ces messieurs vinrent affamés faire le plus grand repas du monde. Le souper étant fini, qui avoit duré trois heures, pendant lesquelles la compagnie avoit été dans cette gaîté qui accompagne toujours la bonne conscience, on fit amener des chevaux pour se promener dans le parc. Ce fut là que ces quatre amis, se trouvant en liberté, pour s'encourager à mépriser davantage le monde, proposèrent de médire de tout le genre humain; mais, un moment après, la réflexion fit dire à Bussy qu'il falloit excepter leurs bons amis de cette proposition générale. Cet avis ayant été approuvé, chacun demanda au reste de l'assemblée quartier pour ce qu'il aimoit. Cela étant fait et le signal donné pour le mépris des choses d'ici-bas, ces bonnes âmes commencèrent le cantique qui ensuit:
CANTIQUE[135].
Monsieur ne se pourroit tenir
De dire, en chantant Libera:
Alleluia!
Mais on n'en a pas à crédit,
Et la pauvrette maille n'a.
Alleluia!
De f..... un c.. si bas percé,
Qui sent si fort le faguena[137].
Alleluia!
À Richelieu: Faisons l'amour,
Embrassons-nous, et cetera.
Alleluia!
Prenez-moi la m.... du c..,
Et laissez l'autre Motte là.
Alleluia!
On f... la Bonneuil[142] malgré soi,
De c.. de son calibre il n'y a.
Alleluia!
Mettez-moi le v.. dans le c..
Pour voir comme cela fera.
Alleluia!
Peut avoir f.... tant de coups
Sans avoir une fois mis bas.
Alleluia!
Elle lui dit: F.... vilain,
La v..... a passé par là.
Alleluia!
S'il sort jamais un embryon,
Fils de son père il ne sera.
Alleluia!
Pour défaire les Philistins
Mâchoire d'âne il apporta.
Alleluia!
On peut juger qu'ayant débuté par là, tout fut compris dans le cantique, à la réserve des amis de ces quatre messieurs; mais, comme le nombre en étoit petit, le cantique fut grand, et tel que, pour ne rien oublier, il faudroit pour lui seul faire un volume. Une partie de la nuit s'étant passée en ces plaisirs champêtres, on résolut de s'aller reposer. Chacun donc se quitta fort satisfait de voir le progrès que l'on commençoit de faire dans la dévotion. Le lendemain, Vivonne et Bussy, s'étant levés plus matin que les autres, allèrent dans la chambre de Manicamp; mais, ne l'ayant pas trouvé et le croyant dans le parc à la promenade ils allèrent dans la chambre du comte de Guiche, avec lequel ils le trouvèrent couché. «Vous voyez, mes amis, leur dit Manicamp, que je tâche de profiter des choses que vous dites hier touchant le mépris du monde. J'ai déjà gagné sur moi d'en mépriser la moitié, et j'espère que dans peu de temps, hors mes amis particuliers, que je ne ferai pas grand cas de l'autre.—Souvent on arrive à même fin par différentes voies, lui répondit Bussy. Pour moi je ne condamne point vos manières: chacun se sauve à sa guise; mais je n'irai point à la béatitude par le chemin que vous tenez.—Je m'étonne, dit Manicamp, que vous parliez comme vous faites, et que madame de Sévigny ne vous ait pas rebuté d'aimer les femmes.—Mais, à propos de madame de Sévigny, dit Vivonne, je vous prie de nous dire pourquoi vous rompîtes avec elle, car on en parle différemment. Les uns disent que vous étiez jaloux du comte du Lude, et les autres que vous la sacrifiâtes à madame de Monglas, et personne n'a cru, comme vous l'avez dit tous deux, que ce fût une raison d'intérêt[149].—Quand je vous aurai fait voir, répliqua Bussy, qu'il y a six ans que j'aime madame de Monglas, vous croirez bien qu'il n'entroit point d'amour dans la rupture qui se fit l'année passée entre madame de Sévigny et moi.—Ah! mon cher, interrompit Vivonne, que nous vous serions obligés si vous vouliez prendre la peine de nous conter une histoire amoureuse! Mais auparavant, dites-nous, s'il vous plaît, ce que c'est que madame de Sévigny, car je n'ai jamais vu deux personnes s'accorder sur son sujet.—C'est la définir en peu de mots que ce que vous dites là, répondit Bussy: on ne s'accorde point sur son sujet parcequ'elle est inégale, et qu'une seule personne n'est pas assez long-temps bien avec elle pour remarquer le changement de son humeur; mais moi, qui l'ai toujours vue dès son enfance, je vous en veux faire un fidèle rapport.»
LIVRE QUATRIÈME.
HISTOIRE DE MADAME DE SÉVIGNY.
Portrait de madame de Sévigny[150].
Madame de Sévigny, continua-t-il, a d'ordinaire le plus beau teint du monde, les yeux petits et brillants, la bouche plate, mais de belle couleur; le front avancé, le nez semblable à soi, ni long ni petit, carré par le bout; la mâchoire comme le bout du nez; et tout cela, qui en détail n'est pas beau, est à tout prendre assez agréable. Elle a la taille belle, sans avoir bon air; elle a la jambe bien faite, la gorge, les bras et les mains mal taillés; elle a les cheveux blonds, déliés et épais. Elle a bien dansé et a l'oreille encore juste; elle a la voix agréable, elle sçait un peu chanter. Voilà, pour le dehors, à peu près comme elle est faite. Il n'y a point de femme qui ait plus d'esprit qu'elle, et fort peu qui en aient autant; sa manière est divertissante. Il y en a qui disent que pour une femme de qualité, son caractère est un peu trop badin. Du temps que je la voyois, je trouvois ce jugement-là ridicule, et je sauvois son burlesque sous le nom de gaîté; aujourd'hui qu'en ne la voyant plus son grand feu ne m'éblouit pas, je demeure d'accord qu'elle veut être trop plaisante. Si on a de l'esprit, et particulièrement de cette sorte d'esprit qui est enjoué, on n'a qu'à la voir: on ne perd rien avec elle; elle vous entend, elle entre juste en tout ce que vous dites, elle vous devine, et vous mène d'ordinaire bien plus loin que vous ne pensez aller. Quelquefois aussi on lui fait bien voir du pays; la chaleur de la plaisanterie l'emporte. En cet état, elle reçoit avec joie tout ce qu'on lui veut dire de libre, pourvu qu'il soit enveloppé; elle y répond même avec mesure, et croit qu'il iroit du sien si elle n'alloit pas au delà de ce qu'on lui a dit. Avec tant de feu, il n'est pas étrange que le discernement soit médiocre: ces deux choses étant d'ordinaire incompatibles, la nature ne peut faire de miracle en sa faveur; un sot éveillé l'emportera toujours auprès d'elle sur un honnête homme sérieux. La gaîté des gens la préoccupe. Elle ne jugera pas si on entend ce qu'elle dit. La plus grande marque d'esprit qu'on lui peut donner, c'est d'avoir de l'admiration pour elle; elle aime l'encens, elle aime d'être aimée, et pour cela elle sème afin de recueillir, elle donne de la louange pour en recevoir. Elle aime généralement tous les hommes, quelque âge, quelque naissance et quelque mérite qu'ils aient, et de quelque profession qu'ils soient; tout lui est bon, depuis le manteau royal jusqu'à la soutane, depuis le sceptre jusqu'à l'écritoire. Entre les hommes, elle aime mieux un amant qu'un ami, et, parmi les amans, les gais que les tristes. Les mélancoliques flattent sa vanité, les éveillés son inclination; elle se divertit avec ceux-ci, et se flatte de l'opinion qu'elle a bien du mérite d'avoir pu causer de la langueur à ceux-là.
Elle est d'un tempérament froid, au moins si on en croit feu son mari: aussi lui avoit-il l'obligation de sa vertu. Comme il disoit, toute sa chaleur est à l'esprit. À la vérité, elle récompense bien la froideur de son tempérament, si l'on s'en rapporte à ses actions; je crois que la foi conjugale n'a point cette violence si l'on regarde l'intention. C'est une autre chose, pour en parler franchement. Je crois que son mari s'est tiré d'affaire devant les hommes, mais je le tiens cocu devant Dieu. Cette belle, qui veut être à tous les plaisirs, a trouvé un moyen sûr, à ce qu'il lui semble, pour se réjouir sans qu'il en coûte rien à sa réputation. Elle s'est faite amie à quatre ou cinq prudes, avec lesquelles elle va en tous les lieux du monde; elle ne regarde pas tant ce qu'elle fait qu'avec qui elle est. En ce faisant, elle se persuade que la compagnie honnête rectifie toutes ses actions; et, pour moi, je pense que l'heure du berger, qui ne se rencontre d'ordinaire que tête à tête avec toutes les femmes, se trouveroit plutôt avec celle-ci au milieu de sa famille. Quelquefois elle refuse hautement une partie de promenade publique pour s'établir à l'égard du monde dans une opinion de grande régularité, et quelque temps après, croyant marcher à couvert sur les refus qu'elle aura fait éclater, elle fera quatre ou cinq parties de promenades particulières. Elle aime naturellement les plaisirs; deux choses l'obligèrent quelquefois de s'en priver: la politique et l'inégalité; et c'est par l'une ou par l'autre de ces raisons-là que bien souvent elle va au sermon le lendemain d'une assemblée. Avec quelques façons qu'elle donne de temps en temps au public, elle croit préoccuper tout le monde, et s'imagine qu'en faisant un peu de bien et un peu de mal, tout ce que l'on pourroit dire, c'est que, l'un portant l'autre, elle est honnête femme. Les flatteurs dont sa petite cour est pleine lui en parlent bien d'autre manière; ils ne manquent jamais de lui dire qu'on ne sçauroit mieux accorder qu'elle fait la sagesse avec le monde et le plaisir avec la vertu. Pour avoir de l'esprit et de la qualité, elle se laisse un peu trop éblouir aux grandeurs de la cour. Le jour que la reine lui aura parlé, et peut-être demandé seulement avec qui elle sera venue, elle sera transportée de joie, et long-temps après elle trouvera moyen d'apprendre à tous ceux desquels elle se voudra attirer le respect la manière obligeante avec laquelle la reine lui aura parlé. Un soir que le roi venoit de la faire danser, et s'étant remise à sa place, qui étoit auprès de moi: «Il faut avouer, me dit-elle, que le roi a de grandes qualités; je crois qu'il obscurcira la gloire de tous ses prédécesseurs.» Je ne pus m'empêcher de lui rire au nez, voyant à quel propos elle lui donnoit ces louanges, et de lui répondre: «On n'en peut douter, Madame, après ce qu'il vient de faire pour vous.» Elle étoit alors si satisfaite de Sa Majesté que je la vis sur le point, pour lui témoigner sa reconnoissance, de crier: Vive le roi!
Il y a des gens qui ne mettent que les choses saintes pour bornes à leur amitié, et qui feroient tout pour leurs amis, à la réserve d'offenser Dieu. Ces gens-là s'appellent amis jusqu'aux autels. L'amitié de madame de Sévigny a d'autres limites: cette belle n'est amie que jusqu'à la bourse; il n'y a qu'elle de jolie femme au monde qui se soit deshonorée par l'ingratitude. Il faut que la nécessité lui fasse grand'peur, puisque, pour en éviter l'ombre, elle n'appréhende pas la honte. Ceux qui la veulent excuser disent qu'elle défère en cela au conseil des gens qui sçavent que c'est que la faim et qui se souviennent encore de leur pauvreté. Qu'elle tienne cela d'autrui ou qu'elle ne le doive qu'à elle-même, il n'y a rien de si naturel que ce qui paroît dans son économie.
La plus grande application qu'ait madame de Sévigny est à paroître tout ce qu'elle n'est pas. Depuis le temps qu'elle s'y étudie, elle a déjà appris à tromper ceux qui ne l'avoient guère connue ou qui ne s'appliquent pas à la connoître; mais, comme il y a des gens qui ont pris en elle plus d'intérêt que d'autres, ils l'ont découverte et se sont aperçus, malheureusement pour elle, que tout ce qui reluit n'est pas or.
Madame de Sévigny est inégale jusqu'aux prunelles des yeux et jusqu'aux paupières; elle a les yeux de différentes couleurs, et, les yeux étant les miroirs de l'âme, ces égaremens sont comme un avis que donne la nature à ceux qui l'approchent de ne pas faire un grand fondement sur son amitié.
Je ne sçais si c'est parceque ses bras ne sont pas beaux qu'elle ne les tient pas trop chers, ou qu'elle ne s'imagine pas faire une faveur, la chose étant si générale; mais enfin les prend et les baise qui veut. Je pense que c'est assez pour lui persuader qu'il n'y a point de mal qu'elle croie qu'on n'y a point de plaisir. Il n'y a plus que l'usage qui la pourroit contraindre, mais elle ne balance pas à le choquer plutôt que les hommes, sçachant bien qu'ayant fait les modes, quand il leur plaira la bienséance ne sera plus renfermée dans des bornes si étroites.
Voilà, mes chers, le portrait de madame de Sévigny. Son bien, qui accommodoit fort le mien parceque c'étoit un parti de ma maison, obligea mon père à souhaiter que je l'épousasse; mais, quoique je ne la connusse pas alors si bien qu'aujourd'hui, je ne répondois point au dessein de mon père: certaine manière étourdie dont je la voyais agir me la faisoit appréhender, et je la trouvois la plus jolie fille du monde pour être femme d'un autre. Ce sentiment-là m'aida fort à ne la point épouser; mais, comme elle fut mariée un peu de temps après moi, j'en devins amoureux, et la plus forte raison qui m'obligea d'en faire ma maîtresse fut celle qui m'avoit empêché de souhaiter d'être son mari.
Comme j'étois son proche parent, j'avois un fort grand accès chez elle, et je voyois les chagrins que son mari lui donnoit tous les jours. Elle s'en plaignoit à moi bien souvent et me prioit de lui faire honte de mille attachemens ridicules qu'il avoit. Je la servis en cela quelque temps fort heureusement; mais enfin le naturel de son mari l'emporta sur mes conseils. De propos délibéré je me mis dans la tête d'être amoureux d'elle, plus par la commodité de la conjoncture que par la force de mon inclination. Un jour donc que Sévigny m'avoit dit qu'il avoit passé la veille la plus agréable nuit du monde, non seulement pour lui, mais pour la dame avec qui il l'avoit passée: «Vous pouvez croire, ajouta-t-il, que ce n'est pas avec votre cousine: c'est avec Ninon[151].—Tant pis pour vous, lui dis-je; ma cousine vaut mille fois mieux, et je suis assuré que si elle n'étoit votre femme elle seroit votre maîtresse.—Cela pourroit bien être», me répondit-il. Je ne l'eus pas quitté que j'allai tout conter à madame de Sévigny. «Il y a bien de quoi se vanter à lui! me dit-elle en rougissant de dépit.—Ne faites pas semblant de sçavoir cela, lui répondis-je, car vous en voyez la conséquence.—Je crois que vous êtes fou, reprit-elle, de me donner cet avis, ou que vous croyez que je sois folle.—Vous le seriez bien plus, Madame, lui répliquai-je, si vous ne lui rendiez pas la pareille que si vous lui redisiez ce que je vous ai dit. Vengez-vous, ma belle cousine; je serai de moitié de la vengeance, car enfin vos intérêts me sont aussi chers que les miens propres.—Tout beau, Monsieur le comte! me dit-elle; je ne suis pas si fâchée que vous le pensez.» Le lendemain, ayant trouvé Sévigny au Cours, il se mit avec moi dans mon carrosse. Aussitôt qu'il y fut: «Je pense, dit-il, que vous avez dit à votre cousine ce que je vous contai hier de Ninon, parcequ'elle m'en a touché quelque chose.—Moi! lui répliquai-je, je ne lui en ai point parlé, Monsieur; mais, comme elle a de l'esprit, elle m'a dit tant de choses sur ce chapitre de la jalousie qu'elle rencontre quelquefois la vérité.» Sévigny, s'étant rendu à une si bonne raison, me remit sur le chapitre de la bonne fortune, et, après m'avoir dit mille avantages qu'il y avoit d'être amoureux, il conclut par me dire qu'il le vouloit être toute sa vie, et même qu'il l'étoit alors de Ninon autant qu'on le pouvoit être; qu'il s'en alloit passer la nuit à Saint-Cloud avec elle et avec Vassé[152], qui leur donnoit une fête, et duquel ils se moquoient ensemble. Je lui redis ce que je lui avois dit mille fois, que, quoique sa femme fût sage, il en pourroit faire tant qu'enfin il la désespéreroit, et que, quelque honnête homme venant amoureux d'elle dans le temps qu'il lui feroit de méchans tours, elle pourroit peut-être chercher des douceurs dans l'amour et dans la vengeance qu'elle n'auroit pas envisagées dans l'amour seulement. Et là-dessus, nous étant séparés, je me retirai chez moi et j'écrivis cette lettre à sa femme:
LETTRE.
Je n'avois pas tort hier, Madame, de me défier de votre imprudence; vous avez dit à votre mari ce que je vous dis. Vous voyez bien que ce n'est pas pour mes intérêts que je vous fais ce reproche, car tout ce qui m'en peut arriver est de perdre son amitié; et pour vous, Madame, il y a bien plus à craindre. J'ai pourtant été assez heureux pour le désabuser. Au reste, Madame, il est tellement persuadé qu'on ne peut être honnête homme sans être toujours amoureux, que je désespère de vous voir jamais contente si vous n'apprenez qu'à être aimée de lui. Mais que cela ne vous alarme pas, Madame; comme j'ai commencé de vous servir, je ne vous abandonnerai pas en l'état où vous êtes. Vous sçavez que la jalousie a quelquefois plus de vertu pour retenir un cœur que les charmes et que le mérite. Je vous conseille d'en donner à votre mari, ma belle cousine, et pour cela je m'offre à vous. Si vous le faites revenir par là, je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui, et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse; et, s'il faut qu'il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie.
Le page à qui je donnai cette lettre, l'étant allé porter à madame de Sévigny, la trouva endormie; et, comme il attendoit qu'on l'éveillât, Sévigny[153] arriva de la campagne. Celui-ci ayant sçu de mon page, que je n'avois point instruit là-dessus, ne prévoyant pas que le mari dût arriver sitôt, ayant sçu, dis-je, qu'il avoit une lettre à rendre de ma part à sa femme, la lui demanda sans rien soupçonner, et, l'ayant lue à l'heure même, lui dit de s'en retourner, et qu'il n'y avoit nulle réponse à faire. Vous pouvez juger comme je le reçus, et je fus sur le point de le tuer, voyant le danger où il avoit exposé ma cousine, et je ne dormis pas une heure cette nuit-là. Sévigny, de son côté, ne la passa pas meilleure que moi; et le lendemain, après de grands reproches qu'il fit à sa femme, il lui défendit de me voir. Elle me le manda, et qu'avec un peu de patience tout cela s'accommoderoit un jour.
Six mois après, Sévigny fut tué en duel par le chevalier d'Albret[154]. Sa femme parut inconsolable de sa mort. Les sujets de le haïr étant connus de tout le monde, on crut que sa douleur n'étoit que grimace. Pour moi, qui avois plus de familiarité avec elle que les autres, je n'attendis pas si long-temps qu'eux à lui parler de choses agréables, et bientôt après je lui parlai d'amour, mais sans façon et comme si je n'eusse jamais fait autre chose. Elle me fit une de ces gracieuses réponses d'oracle que les femmes font d'ordinaire dans les commencemens, que ma passion, qui étoit assez tranquille, me fit paroître peu favorable; peut-être aussi l'étoit-elle, je n'en sçais rien. Que si madame de Sévigny n'avoit pas intention de m'aimer, on ne peut pas avoir plus de complaisance pour elle que j'en eus en ce rencontre. Cependant, comme j'étois son plus proche parent du côté le plus honorable, elle me fit mille avances pour être son mari; et moi, qui lui trouvois une manière d'esprit qui me réjouissoit, je ne fus pas fâché de demeurer sur ce pied-là auprès d'elle. Je la voyois presque tous les jours, je lui écrivois, je lui parlois d'amour en riant, je me brouillois avec mes plus proches pour servir de mon crédit et de mon bien ceux qu'elle me recommandoit; enfin, si elle eût eu besoin de tout ce que j'ai au monde, je lui aurois eu grande obligation de me donner lieu de l'en assister. Comme mon amitié ressembloit assez à l'amour, madame de Sévigny en fut assez satisfaite tant que je n'aimai point ailleurs; mais le hasard, comme je vous dirai ensuite, m'ayant fait aimer madame de Précy[155], ma cousine ne me témoigna plus tant de tendresse qu'elle faisoit lorsqu'elle croyoit que je n'aimois rien qu'elle. De temps en temps nous avions de petites brouilleries, qui véritablement s'accommodoient, mais qui laissoient dans mon cœur, et je crois dans le sien, des semences de division au premier sujet que nous en aurions l'un ou l'autre, et qui même étoient capables d'aigrir des choses indifférentes. Enfin, s'étant présenté une occasion où j'avois besoin de madame de Sévigny, et où sans son assistance j'étois en danger de perdre ma fortune, cette ingrate m'abandonna et me fit en amitié la plus grande infidélité du monde. Voilà, mes chers, ce qui me fit rompre avec elle; et, bien loin de la sacrifier à madame de Monglas, comme on a dit, celle-ci, que j'aimois il y avoit déjà long-temps, m'empêcha de faire tout l'éclat que méritoit une telle ingratitude. Bussy ayant cessé de parler: «Qu'est-ce que c'est donc, lui dit Vivonne, que tout ce que l'on dit du comte du Lude et de madame de Sévigny? A-t-il été bien avec elle?—Avant que vous répondre à ceci, reprit Bussy, il faut que vous sçachiez ce que c'est que le comte du Lude.
Portrait de monsieur le comte du Lude[156].
Il a le visage petit et laid, beaucoup de cheveux, la taille belle, et il étoit né pour être fort gras; mais la crainte d'être incommodé et désagréable lui a fait prendre des soins si extraordinaires pour s'amaigrir qu'enfin il en est venu à bout. Véritablement sa belle taille lui a coûté quelque chose de sa santé; il s'est gâté l'estomac par les diètes qu'il a faites et le vinaigre dont il a usé. Il est adroit à cheval, il danse bien, il fait bien des armes, il est brave, il s'est fort bien battu contre Vardes, et on lui a fait injustice quand on a douté de sa valeur. Le fondement de cette médisance est que, toute la jeunesse de sa volée ayant pris parti dans la guerre, il s'est contenté de faire une campagne en volontaire; mais cela vient de ce qu'il est paresseux et aime ses plaisirs. En un mot, il a du courage et n'a point d'ambition; il a l'esprit doux, il est agréable avec les femmes, il en a toujours bien été traité et il ne les aime pas long-temps. Les raisons que l'on voit de ses bonnes fortunes, outre la réputation d'être discret, sont la bonne mine, et d'avoir de grandes parties pour l'amour; mais ce qui le fait réussir partout sûrement, c'est qu'il pleure quand il veut, et que rien ne persuade tant les femmes qu'on aime que les larmes. Cependant, soit qu'il lui soit arrivé des malheurs tête à tête, soit que ses envieux veulent que ce soit sa faute de n'avoir point d'enfans, il ne déshonore pas trop les gens qu'il aime. Madame de Sévigny est une de celles pour qui il a eu de l'amour; mais, sa passion finissant lorsque cette belle commençoit d'y répondre, ces contre-temps l'ont sauvée: ils ne se sont pu rencontrer, et comme il l'a toujours vue du depuis, quoique sans attachement, on n'a pas laissé de dire qu'elle l'avoit aimé; et bien que cela ne soit pas vrai, c'étoit toujours le plus vraisemblable à dire. Il a été pourtant le foible de madame de Sévigny, et celui pour qui elle a eu plus d'inclination, quelque plaisanterie qu'elle en ait voulu faire. Cela me fait ressouvenir d'un couplet de chanson qu'elle fit, où elle faisoit parler ainsi madame de Sourdy[157], qui étoit grosse: