Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome I
Ce qui rend un homme amoureux,
J'entends un honnête homme,
Et non pas celui que je sçai,
Qui ne sçait point le mal que j'ai.
Personne au monde n'a plus de gaîté, plus de feu, ni l'esprit plus agréable qu'elle. Ménage[158], en étant devenu amoureux, et sa naissance, son âge et sa figure l'obligeant de cacher son amour autant qu'il pouvoit, se trouva un jour chez elle dans le temps qu'elle vouloit sortir pour aller faire quelque emplette. Sa demoiselle n'étant pas en état de la suivre, elle dit à Ménage de monter dans son carrosse avec elle, et qu'elle ne craignoit point que personne en parlât. Celui-ci badinoit en apparence, mais en effet étant fâché, lui répondit qu'il lui étoit bien rude de voir qu'elle n'étoit pas contente des rigueurs qu'elle avoit depuis si long-temps pour lui, mais qu'elle le méprisât encore au point de croire qu'on ne pouvoit dire rien de lui et d'elle. «Mettez-vous, lui dit-elle, mettez-vous dans mon carosse. Si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous.» Comme Bussy achevoit ces dernières paroles, on vint dire à ces messieurs que l'on avoit servi sur table. Ils allèrent dîner, et, le repas s'étant passé avec la gaîté ordinaire, ils s'en allèrent dans le parc, où ils ne furent pas plutôt qu'ils prièrent Bussy de leur raconter l'histoire de madame de Monglas et de lui; ce que leur ayant accordé, il commença de cette manière:
LIVRE CINQUIÈME.
HISTOIRE DE Mme DE MONGLAS ET DE BUSSY.
Cinq ans avant la brouillerie de madame de Sévigny et moi, m'étant trouvé au commencement de l'hiver à Paris, fort ami de la Feuillade et de Darcy[159], nous nous mîmes tous trois dans la tête d'être amoureux, et, parceque nous ne voulions pas que nos affaires nous séparassent les uns des autres, nous jetâmes les yeux sur tout ce qu'il y avoit de jolies femmes, pour voir si nous n'en pourrions point trouver trois qui fussent aussi amies que nous ou qui le pussent devenir. Nous ne cherchâmes pas long-temps sans rencontrer ce qu'il nous falloit. Mesdames de Monglas, de Précy et de l'Isle[160] étoient fort amies et fort aimables; mais comme peut-être eussions-nous eu de la peine à nous accorder sur le choix, et que le mérite de ces dames n'étoit pas si égal que nos inclinations nous portassent à les aimer également, nous convînmes de faire trois billets de leurs trois noms, de les mettre dans une bourse, et de nous en tenir, en les tirant, à ce que le sort en ordonneroit. Madame de Monglas échut à la Feuillade, madame de l'Isle à Darcy, et madame de Précy à moi. La fortune en ce rencontre montra bien qu'elle est aveugle, car elle fit une faveur à la Feuillade dont il ne connut pas si bien le prix que j'eusse fait; mais il fallut me contenter de ce qu'elle m'avoit donné, et, comme je n'avois vu que cinq ou six fois madame de Monglas, je crus que les soins que j'allois rendre à madame de Précy effaceroient de mon âme l'ébauche d'une passion.
Nous nous embarquâmes donc auprès de nos maîtresses. La Feuillade, ayant témoigné quinze jours ou trois semaines de l'amour à madame de Monglas par des assiduités, se résolut enfin de lui en parler. D'abord il trouva une femme qui, sans faire trop la sévère, lui parut si naturellement ennemie des engagemens, qu'il faillit à désespérer de réussir auprès d'elle, ou du moins d'y réussir promptement. Il ne se rebuta point, et quelque temps après il la trouva plus incertaine, et enfin il la pressa tant et lui parut si amoureux qu'elle lui permit d'espérer d'être aimé quelque jour. Mais, avant que de passer outre, il est à propos de faire la peinture de madame de Monglas et de la Feuillade.
Portrait de madame de Monglas[161].
Madame de Monglas a les yeux petits, noirs et brillants, la bouche agréable, le nez un peu troussé, les dents belles et nettes, le teint trop vif, les traits fins et délicats, et le tour du visage agréable; elle a les cheveux noirs, longs et épais; elle est propre au dernier point, et l'air qu'elle souffle est plus pur que celui quelle respire; elle a la gorge la mieux taillée du monde, les bras et les mains faits au tour; elle n'est ni grande ni petite, mais d'une taille fort aisée, et qui sera toujours agréable, si elle la peut sauver de l'incommodité de l'embonpoint. Madame de Monglas a l'esprit vif et pénétrant, comme son teint, jusqu'à l'excès; elle parle et elle écrit avec une facilité surprenante, et le plus naturellement du monde; elle est souvent distraite en conversation, et on ne lui peut dire guère de choses d'assez grande conséquence pour occuper toute son attention; elle vous prie de lui apprendre quelquefois une nouvelle, et, comme vous commencez la narration, elle oublie sa curiosité, et le feu dont elle est pleine fait qu'elle vous interrompt pour vous parler d'autre chose.
Madame de Monglas aime la musique et les vers; elle en fait d'assez jolis; elle chante mieux que femme de France de sa qualité; personne ne danse mieux qu'elle; elle craint la solitude; elle est bonne amie, jusqu'à prendre brutalement le parti de ceux qu'elle aime quand on en veut mal parler devant elle, et jusqu'à leur donner tout son bien s'ils en avoient besoin; elle garde religieusement leurs secrets; elle sçait fort bien vivre avec tout le monde; elle est civile comme il faut que le soit une femme de qualité, et, quoiqu'elle aime assez à ne fâcher personne, sa civilité tient plus de la gloire que de la flatterie. Cela fait qu'elle ne gagne pas les cœurs sitôt que beaucoup d'autres plus insinuantes; mais quand on connoît sa fermeté, on s'attache bien plus fortement à elle.
Portrait de monsieur de la Feuillade.
La Feuillade n'est pas tout à fait pour homme ce que madame de Monglas est pour femme: ce sont des mérites différents. Celui-ci néanmoins a quelques faux brillans qui peuvent éblouir d'abord les étourdis, mais qui ne trompent pas les gens qui font des réflexions. Il a les yeux bleus et vifs, la bouche grande, le nez court, les cheveux frisés et un peu ardens, la taille assez belle, les genoux en dedans; il a trop de vivacité, il parle fort et veut toujours être plaisant; mais il ne fait pas toujours ce qu'il veut, cela s'entend avec les honnêtes gens: car, pour le peuple et les esprits médiocres, avec qui il ne faut qu'avoir toujours la bouche ouverte pour rire ou pour parler, il est admirable; il a l'esprit léger, et le cœur dur jusqu'à l'ingratitude; il est envieux, et c'est lui faire outrage que d'avoir de la prospérité; il est vain et fanfaron, et à son avénement dans le monde il nous avoit si souvent dit qu'il étoit brave qu'on faisoit conscience d'en douter; cependant on fait conscience aujourd'hui de le croire.
Je vous ai dit que madame de Monglas, persuadée qu'il avoit une violente passion pour elle, lui avoit laissé croire qu'il pouvoit espérer d'être aimé. Tout autre que la Feuillade eût fait de cette affaire la plus agréable affaire du monde; mais il étoit logé comme je vous ai dit et n'aimoit que par boutades; il en faisoit assez pour échauffer sa maîtresse, et trop peu pour lui faire prendre parti. Quand je disois à cette belle qu'il l'aimoit fort, parceque la Feuillade m'avoit prié devant elle de parler pour lui en son absence, elle se moquoit de moi et me faisoit remarquer quelques endroits de son procédé qui détruisoient les bons offices que je lui voulois rendre. Je ne laissois pas de l'excuser, et, ne pouvant toujours sauver sa conduite, je justifiois au moins ses intentions. Nous étions, à peu près en ces termes, Darcy et moi, avec mesdames de Précy et de l'Isle, c'est-à-dire qu'elles vouloient bien que nous les aimassions; mais véritablement nous faisions mieux notre devoir auprès d'elles que la Feuillade auprès de madame de Monglas. Enfin, trois mois s'étant passés pendant lesquels cette belle se trouvoit plus engagée par les choses que je lui avois dites en faveur de la Feuillade que par l'amour qu'il lui avoit témoigné, il fallut que cet amant allât servir à l'armée à un régiment d'infanterie qu'il avoit. Cet adieu lui fit sentir qu'elle avoit dans le cœur pour la Feuillade un peu plus de bonté qu'elle n'avoit cru jusque là: elle lui en laissa voir quelque chose; mais, quoique c'en fût assez pour rendre un honnête homme heureux, cela ne pouvoit pas choquer la vertu la plus sévère. La Feuillade, en partant, lui fit mille protestations de l'aimer toute sa vie, quand même elle s'opiniâtreroit toujours à ne point répondre à sa passion, et lui et moi la pressâmes tant de lui accorder la permission de lui écrire qu'elle y consentit.
Quelque temps avant ce départ, m'apercevant que le commerce que j'avois pour mon ami avec sa maîtresse m'avoit plus touché le cœur pour elle en me la faisant connoître de plus près, et que les efforts que j'avois faits pour aimer madame de Précy ne m'avoient point guéri de madame de Monglas, je résolus de ne la plus voir si souvent, pour n'être pas partagé sans cesse entre l'honneur et l'amour-propre. Tant que la Feuillade fut à Paris, sa maîtresse ne prit pas garde que je la voyois moins qu'à l'ordinaire; mais, lorsqu'il fut parti, elle connut du changement en ma manière de vie, et cela la mit en peine, croyant que ma retraite étoit une marque de refroidissement de la Feuillade, de qui, même après son départ, elle n'avoit reçu aucune nouvelle. Quelques jours après, m'ayant envoyé prier de l'aller trouver: «Que vous ai-je fait, Monsieur, me dit-elle, que je ne vous vois plus? Notre, ami a-t-il quelque part à vos absences?—Non, lui dis-je, Madame; cela ne regarde que moi.—Comment! dit-elle, vous ai-je donné quelque sujet de vous plaindre?—Non, Madame, lui répliquai-je; je ne me sçaurois plaindre que de la fortune.» L'embarras avec lequel je dis cela l'obligea de me presser de lui en dire davantage. «Eh quoi! ajouta-t-elle, me cacherez-vous vos affaires, à moi, qui vous fais voir tout ce que j'ai dans le cœur? Si cela étoit, je me plaindrois de vous.—Ah! que vous êtes pressante! lui répondis-je; est-ce avoir de la discrétion que d'arracher le secret à son ami, et ne devriez-vous pas croire que je ne vous doive pas dire le mien, puisque je ne vous le dis pas en l'état où je suis avec vous, ou plutôt ne le devriez-vous pas deviner, Madame, puisque...—Ah! n'achevez pas! m'interrompit-elle: j'ai peur de vous entendre; j'ai peur d'avoir sujet de me fâcher et de perdre l'estime que je fais de vous.—Non, non, Madame, lui dis-je: ne craignez rien; je suis en l'état que vous ne voulez pas apprendre, et je ne laisse pas de faire mon devoir. Mais, puisque nous en sommes venus si avant, je m'en vais vous dire tout le reste. Aussitôt que je vous vis, Madame, je vous trouvai fort aimable, et, chaque fois que je vous voyois ensuite, vous me paroissiez plus belle que la dernière; je ne sentois pourtant encore rien d'assez pressant dans ces commencemens pour m'obliger de vous chercher, mais j'étois fort aise quand je vous rencontrois. La première chose à quoi je m'aperçus que je vous aimois, Madame, ce fut au chagrin que me donnoit votre absence; et comme j'étois sur le point de m'abandonner à ma passion et de songer aux moyens de vous la faire connoître, Darcy, la Feuillade et moi tirâmes au sort auprès de qui, de vous, de madame de Précy et de madame de l'Isle, chacun de nous s'attacheroit. Quoique ce que j'avois pour vous dans le cœur, Madame, fût encore bien foible, je n'aurois pas mis au hasard une chose de cette conséquence si je n'eusse été jusque là fort heureux; mais enfin ma fortune changea pour ce coup, car vous échûtes à la Feuillade, et j'aurois bien plus gagné de perdre toute ma vie qu'en ce malheureux moment. Toute ma consolation fut, comme j'ai dit, que l'attachement que j'allois avoir pour madame de Précy, que j'avois autrefois aimée, m'arracheroit du cœur ce que j'y avois de commencé pour vous, mais inutilement, Madame. Vous jugez bien que, le commerce que l'intérêt de mon ami m'obligeoit d'avoir avec vous me donnant lieu de vous connoître plus particulièrement et de remarquer en vous des principes admirables pour l'amour, je ne pus me défaire d'une passion que votre beauté seulement avoit fait naître. Lorsque la Feuillade me pria de le servir, je sentis quelque chose au delà de la joie qu'on a d'ordinaire de servir son ami, et je m'aperçus bientôt après que, sans le vouloir tromper, j'étois ravi de me mêler de ses affaires, pour avoir seulement le plaisir de vous voir de plus près. Il pouvoit à la fin me donner d'effroyables peines. Cela, Madame, m'a obligé de vous voir moins souvent, et, quoique vous n'y ayez pas pris garde, depuis le départ de la Feuillade, il y a déjà plus de quinze jours que j'ai retranché de mes visites. Ce n'est pas, Madame, que vous n'ayez pu remarquer jusqu'ici que j'ai servi mon ami comme je me fusse servi moi-même. Je l'ai justifié quelquefois lorsqu'il étoit apparemment coupable, et que je pouvois, si j'eusse voulu, le ruiner auprès de vous sans paroître infidèle, laissant faire le ressentiment de mille fautes que vous prétendiez qu'il faisoit contre l'amour qu'il vous avoit témoigné; mais je vous avoue que mon devoir me coûte trop en vous voyant pour ne pas épargner, en ne vous voyant plus, tous les efforts qu'il faut que je fasse auprès de vous. Au reste, Madame, je ne vous aurois jamais dit les raisons de ma retraite si vous ne me les aviez jamais demandées.—Il n'y a rien de plus honnête, Monsieur, me répliqua madame de Monglas, que ce que vous faites aujourd'hui; mais il faut achever de faire votre devoir. Vous devriez mander à votre ami l'état de toutes choses, afin qu'il ne soit pas surpris quand il apprendra peut-être par d'autres voies que vous ne me voyez presque plus, et qu'il ne s'attende pas inutilement à vos bons offices auprès de moi.» Et là-dessus, madame de Monglas m'ayant fait apporter de l'encre et du papier, j'écrivis cette lettre:
LETTRE
De Bussy à la Feuillade.
Puisque, de la manière que j'en use, l'amour que j'ai pour votre maîtresse n'offense ni mon honneur ni l'amitié que je vous dois, je puis bien sans honte vous l'apprendre, et, au contraire, je me déshonorerois en vous le cachant. Sçachez que je n'ai pu voir longtemps madame de Monglas sans l'aimer; que, m'en étant aperçu, j'ai cessé de la voir, et que, m'envoyant chercher aujourd'hui pour sçavoir de moi d'où pouvoit venir le sujet d'une retraite, je lui ai dit que je l'aimois, mais que, pour ne rien faire contre mon devoir, je ne la verrois plus. J'ai cru vous en devoir donner avis, afin que vous preniez d'autres mesures auprès d'elle, et que vous voyiez, dans le malheur qui m'est arrivé de devenir votre rival, que je ne suis point indigne de votre amitié ni de votre estime.
Ayant lu cette lettre à madame de Monglas: «Hé bien! Madame! lui dis-je, ce procédé-là est-il net?—Ah! Monsieur! répliqua-t-elle, il n'y a rien de si beau; mais, quoique je croie que vous avez la plus belle âme du monde, il seroit bien difficile que, vous mêlant des affaires de votre rival, trouvant mille raisons de vous rendre l'un à l'autre de mauvais offices, et croyant profiter de nos brouilleries, vous résistassiez dans l'amour que vous avez pour moi à la tentation de nous mettre mal ensemble; et comme vous avez de l'esprit, il ne seroit pas malaisé de faire en sorte qu'il parût que l'un ou l'autre eût tort, et de rejeter sur l'un de nous deux, ou sur la fortune, le malheur dont vous seul seriez la cause, quand même votre ami cesseroit de m'aimer par sa propre inconstance. Après ce que je sçais de vous, je croirois toujours, si vous vous mêliez de nos affaires, que ce seroit par vos artifices. Vous avez donc bien raison, Monsieur, de ne me plus voir; et, quoique je perde infiniment en ce rencontre, je ne puis m'empêcher de louer cette action.» Après quelques autres discours sur cette matière, je sortis pour envoyer la lettre que j'avois écrite à la Feuillade, et dix jours après voici la réponse que j'en reçus:
RÉPONSE
De la Feuillade à Bussy.
Vous avez fait votre devoir, mon cher, et je vais faire le mien. J'ai plus de confiance en vous que vous-même. Je vous prie donc de voir toujours madame de Monglas et de me servir auprès d'elle. Quand on est aussi délicat sur l'intérêt que vous me le paroissez, on est assurément incapable de le trahir; mais quand le mérite de madame de Monglas vous auroit tellement aveuglé que vous ne seriez plus en état de vous en retirer, je vous excuserois volontiers sur les nécessités qu'il y a de l'aimer quand on la connoît parfaitement.
Avec cette lettre, il y en avoit encore une pour madame de Monglas. La voici:
LETTRE
De la Feuillade à madame de Monglas.
Je ne suis pas surpris, Madame, d'apprendre que mon ami vous aime; je m'étonnerois bien plus qu'un honnête homme qui vous voit et qui vous parle tous les jours conservât son cœur auprès de tant de mérite. Il me mande qu'il ne vous veut plus voir de peur de succomber à l'inclination qu'il a pour vous, et moi je le prie de ne se pas retirer, sur l'assurance que j'ai qu'il aura plus de force qu'il ne pense, et que, quand même il ne pourroit plus résister, vous ne donneriez pas votre cœur à un traître après l'avoir refusé au plus fidèle amant du monde.
Aussitôt que j'eus reçu ces deux lettres, je les allai porter à madame de Monglas; mais, pour ne pas nuire à mon ami, de qui la maîtresse étoit fort délicate, j'effaçai toute la fin de la lettre qu'il m'écrivit, depuis l'endroit où il me mandoit que quand le mérite de madame de Monglas m'auroit tellement aveuglé que je ne serois pas en état de me retirer, il m'excuseroit sur la nécessité qu'il y avoit de l'aimer quand on la connoissoit bien. J'eus peur qu'elle ne jugeât comme moi que cet endroit ne fût fort galant, mais peu tendre.—Vous avez raison, répondit le comte de Guiche, et non seulement cet endroit, mais les deux lettres, me paroissent bien écrites, mais indifférentes.—La suite, répliqua Bussy, ne vous désabusera pas.
Vous sçaurez donc, continua-t-il, que madame de Monglas, voyant cette rature, me demanda ce que c'étoit. Je lui dis que la Feuillade me parloit d'une affaire de conséquence qui me regardoit. «Puisqu'il souhaite, me dit-elle, que vous continuiez de me voir, j'y consens; mais Monsieur, c'est à condition que vous ne me parlerez jamais des sentimens que vous avez pour moi.—Je le ferai, puisque vous le voulez, lui répliquai-je. Ce n'est pas que je ne vous en dusse parler sans vous devoir être suspect, car, quoique je vous aime plus que ma vie, si, pour reconnoître mon amour, vous méprisiez celui de mon ami, en cessant de vous estimer je cesserois de vous aimer aussi. Ce n'est pas assurément à cause que vous êtes belle, Madame, c'est encore parceque vous n'êtes pas coquette, que je vous aime.—Je le crois, Monsieur, me dit-elle; mais, puisque vous ne désirez ni ne prétendez rien, ne m'aimez plus, car qu'est-ce qu'un amour sans désirs et sans espérance?—Je ne prétends rien, lui dis-je, mais j'espère et je désire.—Et que pourriez-vous désirer? reprit-elle.—Je souhaite, répliquai-je, que la Feuillade ne vous aime plus et que cela vous soit indifférent.—Et quand cela seroit, reprit-elle, croiriez-vous en être plus heureux?—Je ne sçais si je le serois, Madame, lui dis-je; mais au moins en serois-je plus près que je ne suis.» Et là-dessus je fis ce couplet de chanson:
Est un assez grand tourment,
Vous pouvez juger du mal
Que l'on a quand il faut être
Confident de son rival.
Ce qui me consoloit un peu dans la vue de toutes les peines que me donnoit un amour sans espérance, c'est que j'étois sur le point d'avoir la charge de mestre de camp général de la cavalerie, et que, cette charge m'obligeant d'aller bientôt à l'armée, l'honneur me guériroit d'un amour qui n'étoit pas heureux. Quelques jours avant que de partir, je voulus adoucir le chagrin que me donnoit la violence que je me faisois à cacher ma passion, et, pour cet effet, je donnai à madame de Sévigny une fête si belle et si extraordinaire que vous serez assurément bien aises que je vous en fasse la description.
Premièrement, figurez-vous dans le jardin du Temple[162] que vous connoissez un bois que deux allées croisent à l'endroit où elles se rencontrent; il y avoit un assez grand rond d'arbres, aux branches desquels on avoit attaché cent chandeliers de cristal; dans un des côtés de ce rond on avoit dressé un théâtre magnifique, dont la décoration méritoit bien d'être éclairée comme elle étoit, et l'éclat de mille bougies, que les feuilles des arbres empêchoient de s'échapper, rendoit une lumière si vive en cet endroit que le soleil ne l'eût pas éclairé davantage. Aussi, par cette même raison, les environs en étoient si obscurs que les yeux n'y servoient de rien. La nuit étoit la plus tranquille du monde. D'abord la comédie commença, qui fut trouvée fort plaisante. Après ce divertissement, vingt-quatre violons, ayant joué des ritournelles, jouèrent des branles, des courantes et des petites danses. La compagnie n'étoit pas si grande qu'elle étoit bien choisie; les uns dansoient, les autres voyoient danser, et les autres, de qui les affaires étoient plus avancées, se promenoient avec leurs maîtresses dans des allées où l'on se touchoit sans se voir. Cela dura jusqu'au jour, et, comme si le ciel eût agi de concert avec moi, l'aurore parut quand les bougies cessèrent d'éclairer. Cette fête réussit si bien qu'on en manda les particularités partout, et, à l'heure qu'il est, on en parle avec admiration. Il y en eut qui crurent que madame de Sévigny, en ce rencontre, n'étoit que le prétexte de madame de Précy; mais la vérité fut que je donnai cette fête à madame de Monglas sans lui oser dire, et je crois qu'elle s'en douta sans m'en rien témoigner. Cependant je badinois avec elle devant le monde; je lui disois toujours quelques douceurs en riant, et je lui fis ce couplet de sarabande, que vous avez ouï dire assurément:
On vous désire,
Mais quand vos yeux ôtent la liberté,
On veut aussi que votre âme soupire.
Sur votre cœur j'ai fait une entreprise,
Et ma franchise[163]
Ne tient à rien;
Mais j'ai bien peur, adorable Bélise,
Que votre cœur soit plus dur que le mien.
Vous jugez bien qu'ayant ces sentimens pour madame de Monglas, mes soins pour madame de Précy étoient médiocres; je vivois pourtant le mieux du monde avec elle, et mon peu d'empressement s'accordoit fort bien avec sa tiédeur. Cependant, lorsqu'elle commença à soupçonner que j'aimois madame de Monglas, elle se réchauffa pour moi et fut fâchée quand elle vit que je ne faisois pas de même pour elle. J'admirai là-dessus le caprice des dames: elles ont du chagrin de perdre un amant qu'elles ne veulent pas aimer. Mais avec tout cela ce que faisoit madame de Précy n'étoit pas si surprenant que ce que faisoit madame de l'Isle. J'avois parlé d'amour à la première, et il n'étoit pas fort étrange qu'elle y prît quelque intérêt; mais pour madame de l'Isle, à qui je n'avois jamais témoigné que de l'amitié, je ne puis assez m'étonner de la manière dont vous allez entendre qu'elle en usa. Sitôt qu'elle soupçonna mon amour pour madame de Monglas, il n'y a pas de ruses dont elle ne se servît pour s'en bien éclaircir; elle me disoit quelquefois en riant que j'en étois amoureux. Tantôt elle m'en disoit du bien, et, parceque je craignois qu'elle ne voulût par là découvrir ce que j'avois dans le cœur, j'étois assez réservé sur ses louanges; une autre fois elle en disoit du mal, et moi, qui étois bien aise d'apprendre à madame de Monglas qu'elle étoit trompée de s'attendre à l'amitié de madame de l'Isle, ayant trouvé celle-ci en mille autres rencontres trahissant madame de Monglas, je la laissois dire et lui donnois une audience favorable pour lui faire croire que j'y prenois plaisir. Enfin, ne pouvant plus souffrir une fois l'emportement qu'elle avoit contre elle, j'en avertis madame de Monglas, ce qui fut cause qu'elles rompirent ensemble, et que dans la suite cette belle eut toutes les raisons du monde de croire que j'avois véritablement de l'amour pour elle.
MAXIMES D'AMOUR
MAXIMES D'AMOUR[164]
QUESTIONS
SENTIMENS ET PRÉCEPTES
PREMIÈRE PARTIE.
DE L'AMOUR QUI ESPÈRE.
Sçavoir ce que c'est que l'amour.
Quand vous soupirez nuit et jour,
Et ne sçavez ce que vous faites,
Amans, quand vous faites l'amour,
Votre ignorance est extrême.
Que l'amour est un désir
D'être aimé de ce qu'on aime.
Sçavoir de quelle manière il faut que les dames se conduisent pour ne se pas perdre de réputation en aimant.
Qui charmez la moitié du monde,
Aimez, mais d'un amour couvert,
Qui ne soit jamais sans mystère:
Ce n'est pas l'amour qui vous perd,
C'est la manière de le faire.
Sçavoir s'il y a des secrets pour être aimé.
L'objet dont vous êtes charmé
(Pourvu que dans le cœur il n'ait rien d'imprimé),
La recette en est infaillible,
Aimez! et vous serez aimé.
Sçavoir si l'on peut espérer à la fin de se faire aimer d'une coquette.
Qui soit insensible à vos maux,
Qui vous flatte, puis vous maltraite,
Et vous accable de rivaux,
Ne vous rebutez point (quelque sot s'iroit pendre),
Ne vous rebutez pas, vous la verrez changer;
Attendez l'heure du berger:
Tout vient à point qui peut attendre.
Sçavoir quel est l'effet des larmes en amour.
Si vous voulez attirer leurs tendresses.
Qui pleure quand il faut des pleurs
En amour est maître des cœurs.
Sur le même sujet.
Ni de grâce à vous exprimer,
Si vous voulez vous faire aimer,
Apprenez à verser des larmes.
Les sots qui pleurent à propos
Sont souvent préférés aux diseurs de bons mots.
Sçavoir si l'on peut discerner le vrai amant d'avec le faux.
(Sans prendre intérêt dans l'affaire)
Le faux amant et le sincère,
Il est aisé de deviner.
Il n'en est pas de même,
Belle Iris, quand on aime;
Et voulez-vous sçavoir comment?
En ce cas là l'aveuglement
D'ordinaire est extrême:
Et qu'un trompeur à point nommé,
Persuade quand il soupire?
C'est qu'on désire d'être aimé,
Et qu'on croit tout ce qu'on désire.
Sçavoir si les grands plaisirs de l'amour sont dans la tête ou dans les sens.
La passion la plus honnête,
Mais en amour les grands plaisirs
Sont dans la tête.
Sçavoir quelles sont les véritables marques d'une grande passion.
Quelles sont d'un grand amour
Les preuves indubitables:
Les soins, les empressemens,
Sont les marques véritables
Des véritables amans.
Sçavoir s'il se faut voir long-temps pour s'aimer.
Quand on attend plus tard, il n'en va pas de même:
Si l'on voit quelque temps les gens sans les aimer,
Rarement on les aime.
Sur le même sujet.
Que pour aimer il faut connoître.
Voulez-vous sçavoir justement,
Ce qu'enseigne l'expérience?
L'amour vient de l'aveuglement,
L'amitié de la connoissance.
Sçavoir si l'on a toujours l'idée présente de son amant ou de sa maîtresse en leur absence.
Et qu'on languit dans une absence,
Iris, on songe incessamment
À la cause de sa souffrance;
Mais, si parfois on s'en dispense
(Si l'on peut citer des dictons),
On en revient bien tôt à ses moutons.
Sçavoir lequel est le plus difficile, de passer de l'amitié à l'amour, ou de retourner de l'amour à l'amitié.
Quand on a tendrement soupiré plus d'un jour,
De faire à l'amitié retour;
Mais on n'en voit pas un de mille
D'une longue amitié passer jusqu'à l'amour.
Sçavoir quelle différence il y a de l'amour des hommes à celui des femmes.
Je le sçais par expérience,
Je le pourrois justifier.
Iris, s'il a de la constance,
Je ne dis pas ce que j'en pense;
Mais vous ne me sçauriez nier
Que l'amant n'aime le dernier.
Sçavoir s'il est vrai que l'amour rend les gens fous.
Qu'on est fou quand on est amant,
Apprenez en une parole
Ce que l'amour est en effet:
Il est fou dans un âme folle,
Et sage dans un cœur bien fait.
Sur le même sujet.
Qu'on est fou quand on est amant:
On peut fort bien, lorsque l'on aime,
Avoir encor de la raison;
Mais, alors qu'en tous lieux et qu'en toute saison
La prudence est extrême,
L'amour n'est pas de même.
Sçavoir si une grande amitié est compatible avec un grand amour pour deux personnes différentes.
Hors cela nous ne sentons rien;
Quand on a pour Tircis une extrême tendresse,
On n'aime Philis qu'à demi;
Enfin, sur ce chapitre on ôte à sa maîtresse
Tout ce qu'on donne à son ami.
Sçavoir si l'on peut apprendre à aimer par règles comme l'on apprend les autres choses.
Vous m'en demandez des leçons.
Il n'y faut pas tant de façons,
Ayez-en seulement envie:
L'amour sçaura bien vous former;
Aimez, et vous sçaurez aimer.
Sçavoir en quel endroit on aime mieux: à la cour, à la ville ou la campagne.
De l'amour et de la fortune;
À la ville souvent on voit trop de beautés,
Pour être fort constant pour une;
Mais rien ne fait diversion,
Aux champs, à notre passion.
Sçavoir pourquoi l'on voit si souvent des femmes de mérite aimer de malhonnêtes gens, et d'honnêtes gens aimer des femmes sans mérite.
On cache le désagréable,
On montre ce qu'on a d'aimable;
On veut plaire, on veut enflammer;
La plus aigre est douce et traitable.
Mais, après que l'un l'autre on a pu se charmer,
On ne se contraint plus, pas même aux bienséances;
Ensuite chacun se déplaît,
Mais, de peur en rompant de perdre ses avances,
On en demeure où l'on en est.
Sçavoir quelle est la plus aimable maîtresse, de la prude ou de la coquette.
Quelle il aimeroit mieux, la coquette ou la prude,
Et ne pouvant enfin se résoudre à choisir,
Me demanda quelle victoire
Seroit plus selon mon désir.
Voulez-vous, lui dis-je, me croire?
La prude donne plus de gloire,
La coquette plus de plaisir.
Sçavoir s'il faut prendre au pied de la lettre tout ce que disent les amans.
Tout est siècle pour eux, ou bien tout est momens,
Et jamais au milieu leur calcul ne demeure:
Ils vont tous dans l'extrémité,
Ils disent que leur bien ne dure qu'un quart d'heure
Et leur mal une éternité.
Sçavoir si un grand amour peut compâtir avec une grande gaieté.
Tu lui parois toujours content;
Cependant il est très constant
Que qui dit amoureux dit triste.
Prends donc un air plus sérieux;
Fais voir ton amour dans tes yeux:
Car, tant que l'on te verra rire,
On ne croira jamais que tu désire.
Sur le même sujet.
Mais, lorsqu'un grand amour a bien surpris un cœur,
Quoiqu'on soit plus content, on aime moins à rire,
Et le véritable air est celui de langueur.
Sçavoir quels sont les tempéramens les plus propres à l'amour.
Mais véritablement les uns plus que les autres.
Amans pleins de langueur, ne changez pas les vôtres
Avec les gens de feu; vous perdrez au retour.
De ceux-ci la chaleur a plus de violence,
Mais d'ordinaire ils ont moins de persévérance,
Et, quand ils aimeroient aussi fidèlement,
Toujours font-ils l'amour moins agréablement.
Je leur conseillerois, en changeant leur nature,
De prendre, afin de plaire en de certains momens,
De la langueur au moins le ton et la figure:
Car, en se contraignant dans les commencemens,
Enfin ils pourroient fort bien prendre
Et l'air et la manière tendre.
Sçavoir s'il est vrai qu'un amant ne soit jamais content.
Pour l'objet aimé l'on soupire;
Si tôt qu'on a pu l'enflammer,
La crainte de le perdre est un cruel martyre:
De sorte qu'il est vrai de dire
Qu'on n'est jamais content quand on est amoureux,
Mais que qui n'aime pas est encor moins heureux.
Sçavoir si le désir de plaire n'est pas une suite du dessein d'aimer.
Cependant vous êtes cruelle
Et vous nous assurez qu'on ne peut vous charmer;
Je ne vous crois pas trop sincère:
Car, enfin, lorsque l'on veut plaire,
C'est signe que l'on veut aimer.
Sçavoir lequel est le plus sûr à une dame pour se faire fort aimer, d'être facile ou difficile à se rendre.
Et ne trouver jamais la fin de nos tendresses,
Faites-vous bien valoir par la difficulté:
Car ce qui fait durer nos feux pour nos maîtresses
(Outre leur complaisance et leur fidélité),
C'est la peine et le temps qu'elles nous ont coûté.
Sçavoir ce qu'on doit croire du dépit d'un amant.
Se rit des maux que l'on souffre en l'aimant,
On fait dessein, au fort de sa colère,
De la quitter, et l'on en fait serment;
Mais des sermens que le dépit fait faire
Contre un objet qu'on aime chèrement,
Autant en emporte le vent!
Sçavoir si le plus de mérite est préférable au plus d'amour.
Qui je choisirois pour amant,
D'un homme d'un petit génie,
Qui m'aimeroit infiniment,
Ou d'un homme à mérite rare,
Qui m'aimeroit par manière d'acquit.
Puisqu'il faut que je me déclare,
Je baiserois les mains au bel esprit.
En voici la raison, Carite,
Raison plus claire que le jour:
Il est bon en amour d'avoir bien du mérite,
Mais nécessairement il y faut de l'amour.
Sçavoir si l'on peut aimer sans espérance.
Qui vous dit que sous votre empire
Son cœur incessamment soupire
Sans espoir de soulagement,
Sous une modeste apparence
Il vous veut surprendre en effet:
Car, pour aimer sans espérance,
Personne ne l'a jamais fait.
Sçavoir comment une femme en doit user lorsqu'un homme qu'elle ne veut pas aimer lui écrit.
Dont vous méprisez la conquête,
Vous croyez être fort honnête
De lui mander que ce qu'il dit
Ne fait que vous rompre la tête,
Apprenez que c'est une erreur,
Et qu'en de telles conjonctures,
Iris, c'est faire une faveur
Que de répondre des injures.
Sçavoir s'il convient à un homme d'être un peu bizarre avant que d'être aimé.
D'être tyran étant patron:
Le bon succès en est fort rare;
Mais il faut qu'on soit insensé
Pour vouloir faire le bizarre
Avant qu'on soit récompensé.
Sçavoir si c'est une nécessité qu'il faille aimer une fois en sa vie.
Belle Iris, de l'amour,
Ou comme un bien fort désirable,
Ou comme un mal inévitable.
Sçavoir si l'on peut avoir une forte passion pour deux personnes en même temps.
L'auteur de la Philis de Scire
N'est rien qu'un jeu d'esprit:
Car je tiens qu'il est impossible
D'être pour deux objets en même temps sensible:
Qui partage l'amour aussi tôt le détruit.
Sçavoir quel est l'équipage nécessaire à un amant.
Voulez vous donner tout entier,
Ayez et soie, et plume, et cire,
De bonne encre et de bon papier:
Car un amant dont l'écritoire
N'est pas toujours en bon état,
C'est un homme cherchant la gloire
Qui va sans armes au combat.
MAXIMES D'AMOUR
QUESTIONS
SENTIMENS ET PRÉCEPTES
SECONDE PARTIE.
DE L'AMOUR QUI JOUIT.
Sçavoir quelle est la force de la sympathie.
A fait de notre amour l'infaillible complot,
Sitôt que l'on se voit, le cœur dit que l'on s'aime,
Et l'on le croit au premier mot.
Sçavoir ce qui témoigne le plus d'amour, de l'extrême jalousie ou de l'extrême confiance.
Ne vous plaindrez-vous point de moi?
Ah! votre flamme, Iris, n'est pas fort violente,
Car un grand amour nous tourmente,
Et souvent sans raison nous donne de l'effroi.
Enfin, l'extrême confiance
Tient beaucoup de l'indifférence.
Sur le même sujet.
Dont la fausse délicatesse
Et le cœur trop rempli d'amour
Me tourmenteroient nuit et jour.
C'est un grand bourreau de la vie
Que l'excès de la jalousie;
Mais je tiens qu'on seroit encor plus tourmenté
De l'extrême tranquillité.
Sçavoir quand il faut que les honnêtes gens soient jaloux, et quand il faut qu'ils rompent.
Et que, pour toute jalousie,
Il soit quelquefois alarmé
De n'être pas assez aimé.
Mais, si la dame est inquiète
Que l'amant la trouve coquette,
Cela sans en pouvoir douter,
Je le condamne à la quitter.
Sçavoir si c'est un grand mal à un amant que le mari de sa maîtresse soit un peu jaloux.
Contre votre mari jaloux,
Je l'aime, Iris, plus que ma vie;
C'est l'intendant de mes plaisirs:
Il donne par sa jalousie
De la chaleur à mes désirs.
Sur le même sujet.
Votre esprit jaloux nous traverse,
Tircis, vous réveillez nos soins
Qui s'endormoient dans le ménage.
Si nous nous voyons un peu moins,
Nous nous aimons bien davantage.
Sur le même sujet.
Sçavoir quelle est la raison, entre autres, pourquoi les passions finissent, et le bon moyen de s'aimer toujours.
Fréquente, commode et tranquille,
Est la mort à la cour, aux champs et dans la ville,
De la plus grande passion.
Amans, donc, qui mourez d'envie
De vous aimer toujours, un peu de jalousie,
D'absence et de difficultés
Vous feront passer entêtés
Tout le reste de votre vie.
Sçavoir sur quoi il faut rompre avec sa maîtresse.
On peut même oublier mainte coquetterie
(Quoique ce soient d'amour les vrais péchés mortels);
Mais l'infidélité, jamais on ne l'oublie,
Et, comme on est ami jusqu'aux autels,
On est amant jusqu'à la perfidie.
Sçavoir ce qu'on doit faire quand on s'aperçoit qu'on est moins aimé.
D'être moins aimé chaque jour,
Et que, pour voir affoiblir un amour,
On n'en doit pas être moins tendre.
Pour moi, je tiens que c'est abus,
Et conseille alors l'inconstance,
Ne trouvant point de différence
Entre aimer moins ou n'aimer plus.
Sçavoir s'il ne se faut rien pardonner en amour.
Aux gens qu'on aime bien.
Au contraire, il est vraisemblable
Qu'après avoir été coupable
On sera désormais de faillir moins capable;
Mais, Iris, quand on voit qu'on retombe toujours,
On doit compter alors sur de foibles amours,
Et, sur de telles conjectures,
On peut prendre d'autres mesures.
Sçavoir pour quelles raisons et de quelle manière on cesse d'aimer.
Afin que les sots n'en abusent.
L'infidélité rompt l'amour,
Et les petites fautes l'usent.
Sçavoir de quelle manière il faut qu'une maîtresse rompe avec son amant qui l'aime encore.
D'accord avecque votre amant,
Vous le pouvez fort aisément
Sans donner ni souffrir de peines;
Mais, si vous avez projeté
De faire une infidélité
Ou de quitter par lassitude
Un amant encore entêté,
Iris, il y faut de l'étude.
Faites naître quelque embarras;
Changez-vous, de peur d'un fracas,
En diseuse de patenôtres;
Mais ne faites point de faux pas,
Et surtout qu'il ne pense pas
Que vous l'abandonnez pour d'autres.
Sçavoir de quelle manière on doit user sur les présens qu'on s'est faits après qu'on a rompu avec aigreur.
Finit enfin avec rudesse,
Si l'amant, du temps de ses feux,
A fait des dons à sa maîtresse,
Il ne doit rien redemander,
Ni la maîtresse rien garder.
Sçavoir comment on en doit user avec une maîtresse décriée, quoique sage au fond.
Rompe avec sa maîtresse, et même avec éclat,
Lorsque pour un rival l'infidèle soupire:
Cela s'en va sans dire;
Mais, si tout le monde en médit,
Encor que son amant connoisse
L'injustice au fond de ce bruit,
Qui ne vient que de l'air dont elle se conduit,
Il faut que sa délicatesse
Le force à quitter sa maîtresse.
Sçavoir si une dame doit redemander ses lettres après qu'on a rompu avec elle.
N'est pas d'une personne habile.
Cette demande est inutile,
Car on n'a jamais tout rendu;
Il vaut bien mieux, Iris, obliger au silence
Par une entière confiance.
Sçavoir si l'on peut avec raison refuser d'écrire à un amant à qui on a accordé les dernières faveurs.
Par une défiance extrême
Refuse à son amant des lettres de sa main,
Elle fait voir, tant elle est bête,
Qu'elle s'apprête
À le quitter du jour au lendemain,
Et mérite, en suivant cette fausse maxime,
De rencontrer un amant qui la prime,
Et qui, découvrant son secret,
Se fasse prendre sur le fait.
Sçavoir de quelle conséquence sont les lettres en amour.
Que de passer en aimant votre vie,
Écrivez et matin et soir,
Écrivez quand vous allez voir,
Et, quoique vous alliez dire: Ha! que je vous aime!
Écrivez-le et donnez votre lettre vous-même.
Écrivez la nuit et le jour:
Les lettres font vivre l'amour.
Sçavoir si une dame doit demander à son amant qu'il brûle ses lettres ou qu'il les lui renvoie.
Qu'il vous envoie ou brûle vos poulets:
On doit estimer quand on aime,
Et l'on a tort de s'engager
Quand la défiance est extrême,
Ou seulement qu'on peut songer,
Iris, qu'un amant peut changer.
Sçavoir comment un amant en doit user sur les lettres qu'il reçoit de sa maîtresse.
Les lettres de votre maîtresse,
Non pour en abuser un jour,
Mais comme gage de l'amour;
Et là-dessus prenez bien garde
Que la belle ne vous regarde
Comme un impérieux vainqueur
Qui dans une injuste contrainte
La voudroit tenir par la crainte
Plutôt que par son propre cœur;
Et, pour lui mieux lever toutes les défiances,
Laissez entre ses mains, dans vos moindres absences,
Ses faveurs, ses lettres d'amour,
Le tout jusqu'à votre retour.
Sçavoir s'il est vrai, comme quelques uns disent, que l'amour s'use dans un cœur sans qu'on en sçache la raison.
S'est usé dans son cœur, et qu'il ne sçait pourquoi,
Il vous dit une menterie;
Mais la raison qu'a cet amant
De finir sa galanterie
Vaut si peu qu'il n'a pas assez d'effronterie
Pour vous la dire librement.
Il craindroit de vous faire une trop grande offense
S'il vous disoit que l'inconstance
Vient de sa propre volonté:
Si bien qu'il croit vous moins déplaire
En vous parlant de cette affaire
Comme d'une nécessité.
Mais cependant la vérité,
Iris, est que, comme en soi-même
On sçait toujours pourquoi l'on aime,
Pour peu qu'on l'ait examiné,
Aussi jamais on ne se quitte
Sans raison, ou grande, ou petite.
Sçavoir si, dans un grand sujet de plainte, un amant peut s'emporter avec excès en parlant à sa maîtresse.
Vous forcera de vous aigrir,
Il ne faut pas vous retenir;
Mais, dedans quelque état que le dépit vous mette,
Fuyez les termes insolens,
Qu'avec respect votre colère éclate.
Je ne défends pas qu'on la batte,
Car c'est affaire aux paysans,
Et je parle aux honnêtes gens.
Sçavoir de quelle manière il se faut conduire avec la personne qu'on aime quand on lui a donné sujet de se plaindre.
Il faut avec un soin extrême
Tâcher de se raccommoder.
Si la chose peut succéder,
Il faut redoubler de caresses,
D'empressemens et de tendresses,
Et considérer un amant
Comme un pauvre convalescent,
De qui la santé délicate
Mérite bien que l'on le flatte.
Sçavoir de quelle manière il faut que les amans aimés en usent avec les maîtresses qui n'ont pas assez de soin de chasser leurs rivaux.
Dont vous aurez gagné le cœur,
Si quelque rival vous fait peine,
Pour vous en délivrer employez la douceur;
Priez-la de vous en défaire.
Tircis, c'est là qu'il faut pleurer,
Ou, plutôt que de lui déplaire,
Offrez-lui de vous retirer.
Je suis fort trompé si la belle,
Pour n'aimer que vous seul, ne chasse l'autre amant;
Mais quand cette beauté voudroit être infidèle,
Vous travailleriez vainement
À la garder en dépit d'elle.
Sçavoir pourquoi les amans se plaignent toujours.
Nous nous plaignons quasi toujours,
C'est ma faute, Iris, ou la vôtre.
Examinons un peu nos feux,
Et nous verrons que l'un des deux
A toujours plus d'amour que l'autre.
Sçavoir pourquoi on aime mieux après les réconciliations.
On voit croître toujours la flamme des amans
Et se surpasser elle-même:
Nous l'avons cent fois éprouvé.
C'est qu'on avoit perdu quelque temps ce qu'on aime,
Et qu'on est trop heureux de l'avoir retrouvé.
Sçavoir si, quand on se raccommode en amour, on doit garder quelque chose sur le cœur.
Sur quelque différent d'amour,
Iris, il est vrai, c'est la mode
D'oublier tout jusqu'à ce jour,
Et je la trouve assez commode;
Mais lorsque de faillir on a recommencé,
On rappelle tout le passé.
Sçavoir comment les choses se passent d'ordinaire dans les brouilleries.
Et voulez qu'on vous satisfasse.
Tircis, c'est à vous mal pensé;
Il faut plutôt demander grâce.
J'ai vu du moins jusqu'à ce jour
Qu'en pareil cas on la demande,
Et je sçais que c'est en amour
Que les battus payent l'amende.
Sçavoir si les amans qui se plaignent avec emportement n'aiment plus.
Et qui vous plaignez d'une ingrate,
Je ne crois pas votre cœur sans amour.
Quoique votre fureur éclate.
On voit toujours l'amour dans le dépit,
Et jamais dans l'indifférence;
Et, lorsque l'on fait tant de bruit,
On aime encor plus qu'on ne pense.
Sçavoir si la régularité de l'amour contraint les amans.
Que donne une amoureuse flamme
Ne détruit point la liberté.
Par exemple, quand une dame
Donne un rendez-vous quelque jour,
Elle y va pleine de tendresse,
Non pas pour tenir sa promesse,
Mais pour contenter son amour.
Sçavoir s'il est bon à une maîtresse d'obliger son amant à faire servir une autre de prétexte.
La dame ordonne à son amant
De conter ailleurs des fleurettes,
Elle raisonne faussement:
Car, si celle à qui l'on s'adresse
Égale en beauté la maîtresse,
Celle-ci beaucoup risquera;
Si la maîtresse est la plus belle,
Jamais personne ne croira
Que son amant soit infidèle.
Sçavoir à quoi principalement une dame peut connaître si son amant est toujours amoureux.
Que pour quelques raisons vous douterez qu'il aime,
Examinez s'il a toujours un grand respect,
Et croyez en ce cas que sa flamme est extrême.
Sçavoir à quoi l'on peut connaître si l'on est aimé.
L'objet qui cause tous vos feux
Ne perd jamais une occurrence
De vous reconfirmer ses vœux;
S'il est aise de vous revoir,
Mais de cette aise naturelle
Qu'on ne peut montrer sans l'avoir,
Assurez-vous qu'il est fidèle.
Sçavoir ce qui prouve bien qu'un amant aimé aime.
Qui brûle aussi des mêmes feux,
Lui parle toujours de sa flamme,
Il faut qu'il soit fort amoureux.
Sçavoir lequel, de l'amant ou de la maîtresse, donne de plus grandes marques d'amour?
Nos ardeurs sont mutuelles,
Les dames font plus pour nous
Que nous ne faisons pour elles.
Nous ne pouvons pour ces belles
Rien faire équivalant un de leurs billets doux.
Sçavoir s'il suffit entre les amans de se faire les plaisirs qu'ils se sont promis.
La faveur n'est pas grande;
Mais, Iris, pour lui faire un extrême plaisir,
Il le faut prévenir:
Car, enfin, je soutiens devant toute la terre
Qu'on se fait peu valoir,
En amour ainsi qu'à la guerre,
Quand on ne fait que son devoir.
Sçavoir si, quand on aime quelqu'un, on peut dire tout de bon à un autre: «Que ne puis-je être à deux sans me rendre infidèle, Ou que ne suis-je à moi pour me donner à vous!»
À qui l'on tient ces propos doux:
«Que ne puis-je être à deux sans me rendre infidèle,
Ou que ne suis-je à moi pour me donner à vous!»
Ou, si l'on parle sans feintise,
On veut reprendre sa franchise
Et faire quelque méchant tour:
Car, enfin, si tôt qu'on souhaite
De partager ou quitter son amour,
Je tiens l'affaire déjà faite.
Sçavoir laquelle on devroit le mieux aimer, d'une maîtresse médiocrement tendre, mais égale, ou d'une inégale qui auroit quelquefois plus de tendresse.
Avec beaucoup d'égalité
Que d'être un jour accablé de tendresses
Et l'autre de sévérité.
Sçavoir pourquoi, de deux amans qui s'aiment bien, il y en a toujours un qui aime plus que l'autre.
Qu'on se puisse jamais aimer également:
C'est que l'un plus que l'autre à l'amour est sensible,
Et cela, belle Iris, vient du tempérament.
Sçavoir s'il pourroit y avoir une galanterie qui durât toujours.
Si l'on ne peut s'aimer tout le temps de sa vie
Quoiqu'il soit rarement d'éternelles amours,
Si deux esprits bien faits faisoient galanterie,
Ils s'aimeroient toujours.
Sçavoir si une dame peut être gaie en l'absence de son amant.
Un chagrin public en l'absence,
Ne parler que de désespoir;
Mais aussi, belle Iris, je pense
Qu'il est contre l'honnêteté
De pencher à la gayeté.
Sçavoir si l'absence fait vivre ou mourir l'amour.
Des effets que produit l'absence:
L'un dit qu'elle est contraire à la persévérance,
Et l'autre qu'elle fait aimer plus longuement.
L'absence est à l'amour ce qu'est au feu le vent;
Il éteint le petit, il allume le grand.
Sçavoir ce que fait l'absence en amour.
Mais, si l'on veut que son feu s'éternise,
Il faut se voir et quitter par reprise:
Un peu d'absence fait grand bien.
Sur le même sujet.
Revoit l'objet qui rend ses vœux contens,
Je vous apprens, Iris (qu'il ne vous en déplaise),
Qu'il n'a pas dans le cœur de plus fortes amours,
Mais qu'il est mille fois plus aise
Que s'il la voyoit tous les jours.
Sur la même question.
Iris, quand on s'est rapproché
Après quelque petit voyage,
Le cœur n'en est pas plus touché,
Mais les sens le sont davantage.
Sçavoir comme il en faut user dans les absences, quand il arrive quelque sujet de se plaindre les uns des autres.
Des sujets d'éclaircissement,
Amans, faites vos diligences
Pour vous éclaircir promptement;
Mais si vous n'osez pas librement vous écrire,
Jusqu'à votre retour il faut là tout laisser
Plutôt que de ne pas tout dire,
Et par là vous embarrasser.
Sçavoir si les amans se doivent laisser aller à leur douleur quand ils se disent adieu, ou s'ils ne se le doivent point dire, pour s'épargner des chagrins.
On lui doit aux adieux des soupirs et des larmes,
Et quand deux amans quelquefois
Se sont en se quittant déguisé leurs alarmes,
Ils tirent, en doublant leurs mortels déplaisirs,
Un tribut plus amer de pleurs et de soupirs.
Sçavoir si l'amant n'est pas obligé, comme la maîtresse, de lui garder son corps aussi bien que son cœur.
Tantôt à droit, tantôt à gauche,
Deshonore infailliblement
La maîtresse plus que l'amant;
Cependant je tiens pour maxime
Qu'à tous deux, en amour, c'est un aussi grand crime,
Et que le commerce des sens
Où l'on n'a point d'engagemens
N'est pas moins contre la tendresse
De l'amant que de la maîtresse.
Sur la même question.
Quand vous prônez comme evangile
Qu'à vous seul, trop injuste amant,
Il est permis d'être fragile.
Philis auroit raison de vous répondre ainsi:
Et moi je suis fragile aussi.
Sçavoir si c'est par la faute d'une dame qu'un amant s'opiniâtre à l'aimer, ou s'il dépend d'elle de s'en défaire.
Ne sçauroit jamais si bien faire
Que, lorsqu'il plait à quelque amant,
On ne lui parle tendrement;
Mais quand cet amant persévère,
Elle y donne consentement.
Sçavoir si l'on se peut donner des leçons en amour.
Il n'est pourtant pas mal que les amans s'instruisent.
Ils feront donc fort bien si parfois ils se disent
Ce qu'ils croiront utile à se bien enflammer.
Sçavoir si, dans les éclaircissemens d'amour, il faut entrer dans quelque détail.
On vient à l'éclaircissement,
Il faut parler profondément
Du sujet de la brouillerie:
Car d'en parler en général,
Cela ne guérit point le mal.
Sçavoir combien la sincérité est nécessaire en amour.
En honnête galanterie;
J'excuse volontiers et bien plutôt j'oublie
Un crime dont on fait l'aveu
Qu'une bagatelle qu'on nie.
Sçavoir si on peut bien aimer et n'être pas sincère.
Est sur toutes choses sincère;
Elle craint plus, lorsqu'elle ment,
D'être elle-même sa partie
Que de déplaire à son amant
S'il la trouvoit en menterie.
Sur la même question.
Et prend toujours plaisir à la sincérité;
Mais si, pour s'excuser auprès de ce qu'elle aime,
Elle parle une fois moins véritablement,
Elle craint plus en ce moment
Ce qu'elle se dit à soi-même
Que ce que lui dit son amant.
Sçavoir si une maîtresse peut avoir quelque raison de cacher à son amant qu'on lui a parlé ou écrit d'amour.
Lorsque pour vous quelqu'un soupire.
Si c'est une faute en amour
De n'être pas toujours sincère
Avec des gens pour qui l'on doit aimer le jour,
Encor que le secret ne leur importe guère,
Vous jugez bien quel crime c'est
De ne m'en pas dire un où j'ai tant d'intérêt.
Sçavoir lequel est le plus opposé à l'amour, de la haine ou de l'indifférence.
Que l'on pourra d'aimer recommencer un jour.
Je trouve bien plus de distance
De l'amour à l'indifférence
Que de la haine à l'amour.
Sçavoir s'il y a des fautes en amour qu'on puisse traiter de bagatelles.
Tout ce qui peut l'amour nourrir,
Tout ce qui le peut amoindrir,
Tout ce qui le peut agrandir,
Tout est d'extrême conséquence.
Enfin, pour vous le faire court,
Rien n'est bagatelle en amour.
Sçavoir si l'on se doit tutoyer en amour, ou non.
On n'a jamais manqué de se traiter de vous;
Puis après il dépend de nous
De le faire toujours ou faire le contraire,
L'un et l'autre est indifférent;
Je n'en voudrois aucun prescrire ni défendre:
Le vous me paroît plus galant,
Mais je trouve le toi plus tendre.
Sçavoir s'il y a des rencontres où un amant doive hasarder sa réputation pour sa maîtresse.
Par caprice ou par vanité,
Vous vouloit obliger de faire une bassesse
Qui choquât votre honneur et votre probité,
Donnez-vous garde de la croire;
Rompez plutôt, il en est temps,
Et sçachez que l'amour ne va qu'après la gloire
Dans le cœur des honnêtes gens.
Si pourtant l'aimable Sylvie
Avoit besoin de votre vie
Pour la tirer d'un mal, ou lui faire un grand bien,
Alors ne ménagez plus rien.
Sçavoir s'il y a des rencontres où une dame doive hasarder sa réputation pour son amant.
Pour ôter quelque impression
Qui d'un amant jaloux pourroit troubler la tête,
Il seroit mal d'avoir un moment hésité;
Et ce seroit alors qu'il seroit fort honnête
De n'avoir point d'honnêteté.
Sçavoir si l'on peut vouloir mourir pour sauver la personne qu'on aime.
Ne croyez point à ces paroles:
«Pour vous je courrois au trépas.»
Ma foi, ce sont des hyperboles.
Mais lorsque votre cœur ressent les mêmes coups,
Je comprends bien par moy que l'on mourroit pour vous.
Sçavoir ce qu'on préféreroit, ou la mort ou l'infidélité de son amant.
Ce que je choisirois plutôt en mon amant,
De la mort ou de l'inconstance.
Croyez-vous qu'en cela je balance un moment?
J'aimerois mieux mourir, Sylvie,
Que s'il avoit perdu le jour;
Mais je l'aimerois mieux sans vie
Que sans amour.
Sçavoir s'il faut que les amans cherchent à se voir le plus qu'ils peuvent et le plus commodément.
Voir jamais assez vos maîtresses,
Vous pourriez bien, par vos empressemens,
Trouver la fin de vos tendresses.
Laissez donc des difficultés,
Ne levez point tous les obstacles;
Autrement, sans de grands miracles,
Vous serez bien tôt dégoûtés.
Sçavoir si les amans qui se voient commodément en particulier doivent chercher encore à se voir souvent en public.
Loin des témoins, hors de la presse,
Mais en public fort rarement;
Et voici mon raisonnement:
Si sa flamme a trop de lumière,
Le mari la voit, ou la mère,
Et ce malheur peut être grand;
Si son air est indifférent,
L'amant peut croire qu'en la belle
L'indifférence est naturelle.
Sçavoir s'il faut épouser sa maîtresse publiquement, clandestinement, ou ne la point épouser du tout.
Veut la pouvoir haïr un jour.
Le peché fait vivre l'amour,
Et l'hymen mourir la tendresse;
Mais si l'on craint fort le péché,
Il faut que l'hymen soit caché.
Sçavoir s'il est possible que les amans qui se marient s'aiment encore longtemps après.
De respects, de difficultés;
L'hymen est plein d'autorités,
Peut tout et ne daigne rien faire:
Assembler l'hymen et l'amour,
C'est mêler la nuit et le jour.
Sur la même question.
L'amour dans l'hymen perd son feu;
Et, quand vous m'alléguez que Céladon soupire
Et fait encor le serviteur,
C'est par honte de s'en dédire:
Il n'aime plus que par honneur.
Sur la même question.
De vous épouser me presse.
Ne blâmez point mon refus,
Iris, en voici la cause:
Epouser et n'aimer plus,
En amour c'est même chose.
Sur la même question.
D'aimer toujours votre Sylvie,
Laissez là le sacrement.
Vouloir épouser la belle,
C'est vouloir rompre avec elle
Un peu plus honnêtement
Que par votre changement.
Sçavoir si la mauvaise fortune ou la perte de la beauté peuvent rendre excusable le changement des amans.
Rien de leur passion ne les peut affranchir.
Devenir laids, Iris, devenir misérables,
Tout cela ne fait que blanchir.
Sçavoir comment une maîtresse en doit user quand son amant est malheureux, et que leur amour a fait du bruit.
Et que votre galant tombe en quelque disgrâce,
Un désespoir seroit de fort mauvaise grâce,
Il seroit mal à vous de pleurer jour et nuit;
Mais, Iris, votre indifférence
Choqueroit plus la bienséance.
Sçavoir ce que les malheurs peuvent faire sur l'esprit d'un amant fort amoureux et fort aimé.
Est sûr du cœur de sa maîtresse,
La fortune la plus traîtresse
Ne le peut rendre malheureux.
Sa prison ne sçauroit ébranler sa constance;
Il la sent aussi peu que s'il étoit brutal,
Et même son exil ne lui paraît un mal
Que parcequ'il est une absence.
Sçavoir si l'on peut avoir toujours de l'amour pour une dame sans en recevoir les dernières faveurs.
De m'accorder les grands plaisirs,
Vous me dites qu'au seul désir
Je devrois borner ma tendresse,
Que mille gens n'aiment pas autrement.
Chacun, Iris, aime comme il l'entend;
Mais, quant à moi, j'ai moins de continence,
Et, quand l'amour dure sans jouissance,
Je crois que c'est la faute de l'amant.
Sçavoir si l'amour peut durer lorsqu'il n'y a point de jouissance, ou lorsque la brutalité est extrême.
Adorable Bélise.
L'un veut aimer, mais chastement;
L'autre, sans s'attacher, veut de l'emportement.
Tous ces gens-là prennent l'amour à gauche
Et lui donnent un méchant tour.
On se lasse à la fin d'espérer nuit et jour,
On se lasse encor plus de la seule débauche;
Mais il nous faut mêler la débauche à l'amour.
Sçavoir si l'amour se détruit par la jouissance.
Qui trouve des défauts après la jouissance
Se guérit assez promptement;
Mais quand un corps bien fait, quand de la complaisance,
Se trouve avec un cœur rempli de passion,
En ce cas la reconnoissance
Se joint à l'inclination,
Et l'on tire de la constance
Une longue possession.
Sçavoir lequel est le plus honnête à une dame, de se retenir ou de se laisser aller à sa passion.
On vous accuse de folie;
Quand vous aimez infiniment,
Iris, on en parle autrement:
Le seul excès vous justifie.
Sur la même question.
Il faut que votre flamme augmente nuit et jour,
Et l'excès, ailleurs condamnable,
Est la mesure raisonnable
Que l'on doit donner à l'amour.
Sur la même question.
Est assez grand, belle Climène.
Vous ignorez donc, inhumaine,
Qu'en amour assez est trop peu;
Cependant la chose est certaine,
Et, si sur ce chapitre on croit les plus sensés,
Quand on n'aime pas trop, on n'aime pas assez.
Sçavoir s'il faut dire tout ce qu'on sçait à la personne qu'on aime, ou avoir quelque chose de réservé pour elle.
Encor que quelques-uns en parlent autrement,
Doit de tous ses secrets un entier sacrifice,
Et, lorsqu'un de ses amis sçait
Qu'elle a découvert son secret,
Il faut qu'il se fasse justice.
Quand on se donne, il doit juger
Qu'on n'a plus rien à ménager.
Sçavoir l'usage qu'une femme doit faire de la pudeur et de l'emportement.
Ait, pour être selon mon cœur,
De l'emportement tête à tête,
Partout ailleurs de la pudeur;
Que les apparences soient belles,
Car on ne juge que par elles.
Sçavoir de quelle manière il faut que les amans qui s'aiment se parlent entre eux.
Dans tout ce que vous vous direz
Jamais un seul mot de rudesse,
Dans la voix même point d'aigreur:
Car l'amour naît par la tendresse
Et s'entretient par la douceur.
Sçavoir ce qu'il faut faire pour empêcher sa passion de finir.
Ne vous relâchez point dans sa prospérité,
Et, pour amuser la nature,
Qui se plaît à la nouveauté,
Recommencez vos soins jusques aux bagatelles:
En amour, c'est la vérité,
Les recommencemens valent choses nouvelles.
Sçavoir d'où vient que les amours ne durent pas long-temps.
N'aiment jamais fort long-temps,
C'est que les premiers jours qu'une affaire commence,
On a de la complaisance,
De la tendresse et du soin,
Et qu'ensuite on s'en dispense.
Dans la longue jouissance,
On en a bien plus besoin.
Sçavoir de quelle manière il faut que les dames qui ont un amant en usent avec les gens qui leur ont témoigné de l'amour et qu'elles ne veulent pas aimer.
Traitent d'un plus grand sérieux
Ceux qui leur ont offert des vœux
Que ceux qui n'ont point eu pour elles de tendresses:
Car des civilités pour des indifférens
Sont des faveurs pour les amans.
Sçavoir si l'amour change les tempéramens.
Change son tempérament
Pour se rendre tout semblable
À ce qu'il trouve d'aimable.
L'amour du matin au soir
Ne va pas du blanc au noir;
Mais si l'humeur sérieuse
Me prend l'autre extrémité,
Du moins cette impérieuse
A moins de sévérité.
Sçavoir si, lorsqu'on est éperdûment amoureux, on trouve quelque chose de plus beau que sa maîtresse.
Vous l'emportez sur ma maîtresse:
Vous avez de plus beaux cheveux,
Rien n'est comparable à vos yeux;
Mais, quoiqu'enfin vous soyez bien plus belle,
Vous ne me plaisez pas tant qu'elle.
Sçavoir s'il est bon d'avoir un confident en amour.
Si l'on s'en peut passer on ne fait pas trop mal;
Mais si vous en prenez, qu'il vous soit inégal,
Car autrement, pour l'ordinaire,
Un confident devient rival.
Sçavoir laquelle est la plus grande, de la première ou de la seconde passion.
Mais les feux ne sont pas constans;
Et la seconde fois qu'on aime,
On aime moins, mais plus long-temps.
Sçavoir si l'on peut être en repos quand on doute de l'état auquel on est avec la personne qu'on aime.
Quand vous aurez sur votre affaire
Un éclaircissement à faire,
Jusqu'à ce qu'il soit fait, n'ayez point de repos.
Sçavoir si l'on ne voit pas bien, quand on commence d'aimer, que l'amour ne durera pas toujours.
Il n'est point d'honnête maîtresse
Qui croie en s'embarquant voir finir sa tendresse:
On se flatte, et l'on croit qu'on aimera toujours.
Sçavoir auquel on se doit prendre, de son rival ou de sa maîtresse, de l'infidélité de celle-ci.
Et nous fait trop de mal,
C'est contre une maîtresse
Qu'il faut être brutal,
Et non contre un rival.
Sçavoir si l'on peut aimer long-temps une maîtresse coquette.
La dernière délicatesse.
Je suis sur ce sujet de l'avis de César,
Et ce n'est pas assez, Iris, à mon égard,
Qu'elle soit au fond innocente:
Je veux que du soupçon
Elle soit même exempte.
Sçavoir de quelle manière il faut que les amans aimés se conduisent avec les maris de leurs maîtresses.
Il en est d'autres peu dociles.
Vous, amans qui serez habiles,
Verrez comme il en faut user;
Mais enfin, de quelque manière
Que les pauvres cocus soient faits,
Ou d'humeur douce, ou d'humeur fière,
Avec eux en public ne vous couplez jamais.
Sçavoir si une femme peut être bonne fortune deux fois en sa vie.
Grâce à ton extrême froideur,
Cesse de nous vanter ta vertu non commune.
Je n'estime pas moins l'autre tempérament,
Pourvu qu'il aime honnêtement.
On est toujours bonne fortune
Quand on aime bien son amant.
Sçavoir si, quand on s'aime, la maîtresse peut prétendre que son amant fasse des choses pour elle qu'elle ne feroit pas pour lui.
C'est à nous seuls, Iris, à souffrir les tourmens;
Mais, après que notre maîtresse
A pris pour nous de la tendresse,
Tous les soins doivent être égaux:
De même que les biens, on partage les maux.
Sçavoir s'il est vrai que l'amour frappe un cœur comme un coup de foudre qu'on ne peut éviter.
Vous dites que l'amour vous blesse,
Que tous ses coups sont imprévus.
Climène, c'est un pur abus.
Je crois qu'une aimable présence
Peut, nous trouvant sans résistance,
Insensiblement nous charmer;
Mais je tiens pour chose certaine
Que nous n'aimons jamais, Climène,
Que nous ne voulions bien aimer.
Sçavoir si l'on peut aimer sans estimer.
La passion est dans le sang,
Et, sa chaleur fût-elle extrême,
On ne sçauroit aimer long-temps.
Sçavoir de quelle manière les amans en doivent user ensemble sur l'intérêt.
N'aura jamais mon cœur;
Mais, après avoir eu des faveurs de Carite
Par la force de mon mérite,
Si cette belle avoit besoin
Ou de mon bien, ou de ma vie,
Je n'aurois pas de plus grand soin
Que de contenter son envie.
Les amans sur le bien font comme les Chartreux:
Tout doit être commun entre eux.
Sçavoir si la délicatesse des amans et des maîtresses sur leur conduite doit être égale.
Des soins qui me sont superflus.
Quand on dit que j'aime Carite,
Iris, je vous contente en ne la voyant plus.
Mais, lorsque le bruit court que vous aimez Orante,
Vous me montrez en vain que vous ête innocente.
Si le public n'en voit autant,
Je ne puis pas être content.
Sur le même sujet.
De nos devoirs la différence:
Je ne puis vous blesser, Iris, que par l'effet;
Vous pouvez m'offenser par la seule apparence.
Sçavoir si les dames peuvent être excusables de faire les avances.
De qui le cœur rempli de flamme
Paroîtroit le premier charmé.
L'avance en vous est condamnable,
Et, si quelque raison la peut rendre excusable,
C'est quand vos cœurs, Iris, n'ont jamais rien aimé.
Sçavoir s'il est vrai que l'amour égale les conditions.
La bergère avecque le roi.
Si tôt qu'il en fait sa maîtresse,
Si tôt qu'elle a pu l'engager,
La bergère devient princesse,
Ou le prince devient berger.
Sçavoir qui a le plus de plaisir dans une affaire réglée, ou celui qui aime, le plus, ou celui qui aime le moins.
Vous croyez peut-être, Sylvie,
Que des deux le moins amoureux
Goûte en paix la plus douce vie.
Ce n'est pas là mon sentiment,
Et je crois plutôt que l'amant
Dont l'ame d'amour toute pleine
A de plus violens désirs
Ressent quelquefois plus de peine,
Mais bien souvent plus de plaisirs.
Sçavoir si le plus amoureux est toujours le plus content.
N'est pas toujours le plus heureux.
La moindre négligence blesse
Son extrême délicatesse;
Quoi qu'on fasse pour luy de bien,
Quoi qu'à luy plaire on se dispose,
Si l'on manque à la moindre chose,
Il ne compte cela pour rien.
Cependant, quand il voit qu'assurément on l'aime,
Son plaisir est extrême,
Et, pour avoir, Iris, beaucoup moins de tourment,
Il ne voudroit jamais aimer moins tendrement.
Sçavoir s'il faut tenir sa maîtresse par d'autres choses que par elle-même.
Par une jalousie extrême,
Veuille empêcher celle qu'il aime
De voir le monde librement.
Je tiens que c'est une foiblesse,
Et je croirois que ma maîtresse
Me garderoit alors sa foi
Par la nécessité de ne rien voir que moi.
Sçavoir si une dame qui fait fort valoir les faveurs qu'elle fait à son amant lui persuade qu'elle l'aime beaucoup.
Vous faites valoir la faveur
Que vous donnez à Théagène;
Mais, d'un autre côté, c'est trahir votre feu:
Car, en lui témoignant, Climène,
Que vous la donnez avec peine,
Vous montrez que vous aimez peu.
Sçavoir quel est le plus sûr moyen de s'aimer long-temps et agréablement.
Il faut que la maîtresse, Iris,
Avec ces gens qui vont prônant partout leurs flammes,
Ait un peu de rusticité,
Et qu'aussi le galant, avec toutes les dames,
N'ait que de la civilité.
Sçavoir si l'on peut avoir deux grandes passions en sa vie.
Que l'on rencontre rarement
Quelqu'un aimant deux fois fortement en sa vie,
Parce qu'on voit malaisément
Quelqu'un aimer bien tendrement;
Mais, à ceux de qui le cœur tendre
Ne sçauroit vivre sans amour,
Il est aisé de se reprendre,
Et plus fort que le premier jour.
Sçavoir ce que cela fait sur le cœur d'un amant aimé que sa maîtresse soit accablée des caresses de son mari.
Fasse l'amant auprès de vous,
Cela n'est point à la mode.
Pour moi, j'en souffre nuit et jour:
Car enfin, Iris, son amour
Vous plaît ou vous incommode.
Sçavoir comment un mari doit faire pour se faire aimer d'une jolie femme qu'il a épousée sans l'avoir connue auparavant.
Ne répond pas bien à ta flamme:
Te mocques-tu des gens d'espérer ces douceurs?
Elle commence à te connoître
Sous le titre de son maître:
Ce n'est pas sous ce nom que l'on gagne les cœurs.
Prends l'air d'amant, sers-toi de cette amorce:
Cela te fera des appas.
On peut prendre le corps par force,
Mais le cœur ne s'insulte pas[167].
Sçavoir s'il suffit à un amant d'avoir souvent donné des marques de son amour à la personne qu'il aime, sans se soucier de recommencer tous les jours.
De me donner à tous momens
Des marques de votre tendresse,
Vous me répondez brusquement:
«N'êtes-vous pas encor content
De tout ce que j'ai pu vous dire,
De ce que j'ai pu vous écrire,
À tous les quarts d'heure du jour,
Sur le sujet de mon amour?»
Non, belle Iris, je parle avec franchise,
Le passé chez l'amant ne se compte pour rien;
Il veut qu'à toute heure on lui dise
Ce qu'il sçait déjà fort bien.
Sçavoir si les amans doivent être en alarme de voir leurs maîtresses extrêmement caressées par leurs maris.
Je voyois son mari sans cesse sur ses bras.
Cette belle vit ma peine,
Et me dit ceci tout bas:
«Remets le calme en ton âme,
Et sçache que l'empressement
D'un mari que hait sa femme
Fait plus aimer son amant.»
Sçavoir lequel il vaudroit mieux pour une fille qui se marieroit sans amour, que son mari en eût beaucoup pour elle ou point du tout.
D'un grand amour de votre époux!
Il seroit mal qu'il vous fût infidèle,
Mais il seroit plus mal qu'il fût jaloux de vous,
Et l'amour le rendroit jaloux.
Sçavoir si un mari fort laid a raison de souhaiter que sa femme le regarde.
De ne point attirer les regards d'Ennemonde.
Laisse-la, pauvre innocent,
Plutôt que toi regarder tout le monde.
Qu'elle envisage son devoir:
Par là tu te pourras sauver du cocuage;
Mais si c'est toi qu'elle envisage,
Cela n'est pas en ton pouvoir.
Sçavoir ce qui est préférable en une belle maîtresse, ou le cœur, ou le corps.
Il aimeroit mieux la personne;
Mais, pour moi, je n'aime ton corps
Qu'autant que ton cœur me le donne.
Sçavoir si une femme peut aimer son mari, quoi qu'il vive bien avec elle, quand elle aime son amant.
«N'aimez-vous pas bien votre époux?
Il est complaisant, il est doux,
—Non, dit-elle,—Et d'où vient, dit Philis, votre haine?
Vous avez un si bon cœur,
Tant de justice et de douceur!
Vous avez tant de pente à la reconnoissance!
—Il est vrai, dit Climène, il seroit mon ami
S'il n'étoit pas mon mari;
Mais je n'ai rien pour lui que de la complaisance.
Avecque lui je vis honnêtement;
Je ne l'aime qu'en apparence,
Et dans le fond du cœur je le hais fortement,
Comme un rival de mon amant.
Sçavoir ce que fait la présence et l'absence de ce qu'on aime.
La voir est mon plus grand bien:
Il n'est rien tel que d'être avecque ce qu'on aime;
Tout le reste n'est rien.
CARTE DU PAYS DE BRAQUERIE [168].
Le pays des Braques[169] a les Cornutes[170] à l'orient, les Ruffiens[171] au couchant, les Garraubins[172] au midi et la Prudomagne[173] au septentrion. Le pays est de fort grande étendue et fort peuplé par les colonies nouvelles qui s'y font tous les jours. La terre y est si mauvaise que, quelque soin qu'on apporte à la cultiver, elle est presque toujours stérile. Les peuples y sont fainéans et ne songent qu'à leurs plaisirs. Quand ils veulent cultiver leurs terres, ils se servent des Ruffiens, leurs voisins, qui ne sont séparés d'eux que par la fameuse rivière de Carogne[174]. La manière dont ils traitent ceux qui les ont servis est étrange, car, après les avoir fait travailler nuit et jour, des années entières, ils les renvoient dans leur pays bien plus pauvres qu'ils n'en étoient sortis. Et, quoique de temps immémorial l'on sçache qu'ils en usent de la sorte, les Ruffiens ne s'en corrigent pas pour cela, et tous les jours passent la rivière. Vous voyez aujourd'hui ces peuples dans la meilleure intelligence du monde, le commerce établi parmi eux, le lendemain se vouloir couper la gorge. Les Ruffiens menacent les Braques de signer l'union avec les Cornutes, leurs ennemis communs; les Braques demandent une entrevue, sachant que les Ruffiens ont toujours tort quand ils peuvent une fois les y porter. La paix se fait, chacun s'embrasse. Enfin, ces peuples ne se sçauroient passer les uns des autres en façon du monde.
Dans le pays des Braques il y a plusieurs rivières. Les principales sont: la Carogne et la Coquette; la Précieuse sépare les Braques de la Prudomagne[175]. La source de toutes ces rivières vient du pays des Cornutes. La plus grosse et la plus marchande est la Carogne, qui va se perdre avec les autres dans la mer de Cocuage; les meilleures villes du pays sont sur cette rivière. Elle commence à porter bateau à
Guerchy[176], ville assez grande, bâtie à la moderne, à une demi-lieue du grand chemin; mais la rivière, se jetant toute de ce côté-là, sape la terre en sorte que, dans peu, le grand chemin sera de passer à Guerchy. Il y a quelques années que c'étoit une ville de grand commerce. Elle trafiquoit à Malte et Lorraine; mais, comme elle s'est ruinée par les banqueroutes que les marchands du pays lui ont faites, elle trafique aujourd'hui en Castille[177], dont les marchands sont de meilleure foi.
Plus bas est un grand bourg appelé
Sourdis[178]. Ses maisons, chacune en détail, sont très belles; en gros, c'est le lieu du monde le plus désagréable. C'est terre d'Église, de sorte que la ville est fort ruinée du passage des gens de guerre. Le seigneur du lieu est abbé commandataire[179], homme illustre qui a passé par tous les degrés et qui a été long-temps archidiacre en plusieurs grandes villes de cette province.
De là vous venez à
Saint-Loup[180], petite ville assez forte, mais plus par l'infanterie qui la garde[181] que par la force de ses remparts.
À trois lieues de là vous trouvez
La Suze[182], qui change fort souvent de gouverneur et même de religion. Le peuple y aime les belles-lettres, et particulièrement la poésie.
Ensuite se voit
Pont-sur-Carogne[183]. Il y a eu long-temps dans cette place deux gouverneurs de fort différente condition en même temps, et qui cependant vivoient dans la meilleure intelligence du monde. La fonction de l'un[184] étoit de pourvoir à la subsistance de la ville, et celle de l'autre[185] étoit de pourvoir au plaisir. Le premier y a presque ruiné sa maison, et l'autre y a fort altéré sa santé. Cette place a eu depuis grand commerce en Flandre[186], et est maintenant une république.
À une lieue de cette ville vous en trouverez une autre que l'on nomme
Uxelles[187]. Quoique le château n'en soit pas fort élevé, la ville néanmoins est fort belle. Si la symétrie y avoit été observée, la nature en est si riche que ç'auroit été le plus beau séjour du monde. Elle a eu plusieurs gouverneurs. Le dernier est un homme de naissance pauvre, mais de grande réputation[188], et qui en a beaucoup acquis dans une autre place sur la même rivière. Cette ville aime fort son gouverneur, jusqu'à engager tous les jours ses droits pour le faire subsister.
À demi-lieue est
Pommereul[189], autrefois si célèbre pour le séjour qu'y a fait un prince ecclésiastique[190]. Dans ce temps-là il y avoit un évêché; mais, l'évêque se trouvant mal logé, le siège épiscopal fut transféré à
Lesdiguières[191]. Lesdiguières est une ville assez forte, quoique commandée par une éminence[192]. Elle est hors d'insulte, et on ne la sçauroit prendre que par les formes; mais elle a pourtant été prise et ruinée, comme tout le monde sçait, ainsi que la manière dont elle fut traitée par un homme[193] à qui elle s'étoit rendue sous des conditions avantageuses; et, voyant qu'il n'y avoit pas de foi parmi les gens d'épée, elle se jeta entre les bras de l'Église, et a pris son évêque pour gouverneur.
Près de là, entre la Coquette et la Carogne, est la ville d'
Étampes, ou Valançay[194], qui est fort ancienne et des plus grosses du pays. C'est une place fort sale et remplie de marais que l'on dit fort infectés par la nature du terroir, qui est putride. Tout y est en friche présentement. La ville étoit belle en apparence; le peuple n'y étoit pas fort blanc, mais la demeure en a toujours été fort incommode à cause de son humeur, car il est fort inconstant, et surtout querelleux, malicieux et fantasque, avec lequel on n'a jamais pu prendre de mesures certaines. Il y a eu des gouverneurs sans nombre: on y aimoit fort le changement et la dépense. Celui qui l'a été le plus long-temps est un vieux satrape[195], homme illustre qui mourut dans le gouvernement. La ville en fait un deuil continuel, et, depuis ce temps, elle est demeurée déserte. On n'y va presque plus qu'en pèlerinage: aussi ne lui reste-t-il plus maintenant que de vieux vestiges, qui font remarquer que ç'a été autrefois une grosse ville.
À gauche se trouve la ville de
Brion[196], qui a été fort agréable; mais le grand nombre des gouverneurs l'a ruinée. Toutes ses défenses sont abattues depuis la première fois qu'elle fut prise. C'est aujourd'hui une place à prendre d'emblée. Les avenues en sont assez belles, hormis du côté de la principale porte où il y a un bois de haute futaie sale et marécageux, que le gouverneur n'a jamais voulu faire couper. J'appelle gouverneur celui qui en a le nom, car l'administration de la ville dépend de tant de gens que c'est à présent une république.
Sévigny. La situation en est fort agréable. Elle a été autrefois marchande. Montmoron[197], proche parent du Cornute, en fut gouverneur; mais il en fut chassé par un comte angevin[198], qui la gouverna paisiblement long-temps, lequel partageoit le gouvernement avec un autre comte bourguignon[199].
D'Harcourt[200] est une ville de grande réputation. Il y a une célèbre université. Les guerres qu'elle a eues depuis long-temps avec un prince des Cornutes ont bien diminué de sa première splendeur. C'est une situation assez pareille à celle de Brion. Le gouvernement est semblable, et c'est un des plus grands passages de Ruffie, chez les Cornutes.—La ville
Palatine est fort connue. Comme il y a longtemps que l'on y alloit en dévotion et que chacun y portoit sa chandelle, on dit que les pèlerins en revenoient plus mal qu'ils n'y étoient allés. C'est une place qui change souvent de gouverneur, d'autant qu'il faut être jour et nuit sur les remparts, et l'on ne peut long-temps fournir à cette fatigue; c'est pourquoi l'on n'y demeure guères. On remarque une chose en cette ville, c'est que le peuple y est sujet à une maladie qu'ils nomment chaude-crache, contre laquelle on dit aussi qu'ils se servent de gargarismes[201].
Plus loin, sur la Carogne, est la ville de
Chevreuse[202], qui est une grande place fort ancienne, pour le présent toute délabrée, dont les logemens sont tous découverts. Elle est néanmoins assez forte des dehors, mais de dedans mal gardée. Elle a été autrefois très fameuse et fort marchande; elle trafiquoit en plusieurs royaumes, et maintenant la citadelle est toute ruinée par la quantité des sièges qu'on y a faits pour la prendre. On dit qu'elle s'est souvent rendue à discrétion. Le peuple y est d'une humeur fort changeante et fort incommode. Elle a eu plusieurs gouverneurs, dont le principal a été celui qui a commandé à Puisieux. Elle en est mal pourvue à présent, car celui qui est en charge n'est plus bon à rien[203].
L'Isle est une petite ville dont la situation paroît d'abord avantageuse à cause qu'elle est au milieu de la Carogne; mais, cette rivière étant guéable de tous côtés dans cet endroit, la place n'est pas plus forte que si elle étoit dans la plaine. Sitôt que vous en approchez, il vous vient une senteur de chevaux morts si forte qu'il n'est pas possible d'y demeurer. Il n'y a personne qui puisse y coucher plus d'une nuit, encore la trouve-t-on bien longue: aussi le lieu s'en va bientôt devenir désert.
Champré[204] est une des plus grosses villes du pays; elle a plus de deux[205] lieues de tour. Il y a une place au milieu de la ville de fort grande étendue; elle est située dans un marais qui ne la rend pas pour cela plus inaccessible; car, comme l'a fort bien remarqué le géographe de ce pays-là, les habitans de cette ville, qui sont gens de grand commerce, ont fait plusieurs levées qui l'ont bien dégarnie.
Arnault[206] est fort semblable à Champré, tant pour la grandeur de sa place que pour sa situation, hors qu'elle est encore plus marécageuse; mais elle l'est tellement qu'on ne sçauroit davantage. Le gouverneur[207] a grand soin de cette place, car elle lui vaut beaucoup. Il n'y fait pas un pas que ce ne soit patrouille, et, s'il avoit manqué à coucher une nuit sur le rempart, il n'auroit pas le lendemain de quoi dîner, et le second jour il n'auroit pas de chemise. C'est le lieu du monde où l'on fait le mieux l'exercice; mais aussi c'est le lieu ou l'on est le mieux payé.
De là vous venez à
Cominges[208], Petite ville dont les maisons sont peintes au dehors, de sorte qu'elle paroît nouvellement bâtie, quoiqu'elle soit assez ancienne. Le gouverneur d'aujourd'hui est un vieux satrape de Ruffie[209] qui ne la gouverne que par commission, et qui, à cause de son âge, est toujours à la veille d'être dépossédé. J'ai ouï dire à des gens qui y ont été que la principale porte de la ville est si proche d'une fausse porte qui conduit à un cul-de-sac que bien souvent on prend l'une pour l'autre.
À deux lieues de là vous rencontrez
Le Tillet[210], grande ville ouverte de tous côtés. Le peuple en est grossier, le terroir gras et assez beau; cependant on remarque qu'un homme raisonnable n'y a jamais pu demeurer deux jours. Mais, comme il y a dans le monde plus de sots que d'honnêtes gens, le lieu n'est jamais vide.
Près de là vous avez
Saint-Germain-Beaupré[211]. C'est là que la Coquette se joint à la Carogne. C'est une ville fort agréable. Le premier gouverneur qu'elle eut étoit un homme du pays des Cornutes[212]. Il s'empara du gouvernement contre son gré, et s'en fit pourvoir en titre d'office. C'étoit un homme fort extraordinaire et tout à fait bizarre à sa façon d'agir. D'abord il voulut changer les plus anciennes coutumes de la ville, et inventoit toujours quelque chose; entre autres, il déclara un jour qu'il ne vouloit plus entrer que par la fausse porte, et, pour moi, je crois que ce n'étoit pas sans fondement. Mais la ville, jugeant que si cela avoit lieu elle perdroit tous les droits affectés au passage de la grande porte, s'y opposa avec tant de vigueur qu'il ne put parvenir à son dessein. Il fut assez long-temps interdit de sa charge, et depuis même qu'il y a été remis tout s'est fait dans la ville par commission, le gouverneur ayant bâti un château qu'il habite souvent.
Près de là est
Grimaud[213], située au pied des montagnes et qui a donné le nom au Grimaudan. Elle est fort sale, à cause des torrens qui tombent de toutes parts dans la Carogne en cet endroit, ce qui rend cette rivière si trouble qu'on diroit que ce n'est pas la même qui est à deux lieues de là. Au milieu de la ville, elle se cache sous terre par un grand canal que la nature a fait et qu'on appelle vulgairement le Trou-Grimaud, et ne sort qu'à deux lieues plus loin, à savoir, là où elle se jette dans la Précieuse.
À quatre lieues est
Châtillon, grande et belle ville par dehors et mal bâtie en dedans. Les peuples y aiment l'argent. Elle a été si fort persécutée par deux princes qu'elle a été contrainte de se jeter entre les bras de l'Église. Un abbé commandataire en a été gouverneur, mais depuis chassé pour vouloir trop entreprendre sur les priviléges de la ville; et maintenant il n'y en a plus, car on veut les obliger à servir jour et nuit et à payer la dépense.
La Vergne[214] est une grande ville fort jolie et si dévote que l'archevêque[215] y a demeuré avec le duc de Brissac, qui en est demeuré principal gouverneur, le prélat ayant quitté.
De là vous venez à
Montausier[216], grande ville qui n'est pas belle, mais agréable. La Précieuse passe au milieu, qui est une rivière de grande réputation. L'eau en est claire et nette; il n'y a lieu au monde où la terre soit mieux cultivée.
Fienne[217] est une grande ville, presque toute délabrée, qui n'est fameuse que par la Carogne, qui passe au milieu. Le séjour en est désagréable, tant pour ce que les maisons y sont anciennes et mal faites que pour ce qu'il y règne une odeur si mauvaise que, quelque intérêt qu'on ait à y demeurer, on est contraint à la fin d'en sortir pour conserver sa santé. Le gouverneur étant un homme de peu de crédit, à qui on a donné le gouvernement par forme, sans l'intrigue des habitants et le commerce qu'ils font avec les Espagnols, cette ville manqueroit bientôt de subsistance.
À quatre lieues de cette ville vous en trouvez une autre bien différente; elle est sur la Précieuse. C'est une ville fort considérable pour la beauté de ses édifices; on l'appelle
Olonne. C'est un chemin fort passant. On y donne le couvert à tous ceux qui le demandent, à la charge d'autant. Il y faut bien payer de sa personne, ou payer de sa bourse.
Beauvais[218], sur la Carogne, est une petite ville dans un fond, où l'on ne voit le jour qu'à demi et dont les bâtimens sont très désagréables. Elle a eu néanmoins des gens de très grande condition pour gouverneurs, entre autres un commandeur de Malte, qui y a laissé une belle infanterie. On ne s'étonnera point que des gens de naissance et de mérite se soient arrêtés à un si méchant logis quand on sçaura que ç'a été le principal passage pour aller à la ville de Donna-Anna[219], où tout le commerce se faisoit durant qu'on bâtissoit le fort Louis[220]. Depuis que ce fort est entré dans ses droits, la ville de Beauvais n'a plus eu de gouverneur de marque, mais des gens de basse étoffe et inconnus, que la ville y entretient, quoiqu'elle ne vaille plus la dépense. Ceux-ci ont toujours eu soin de bien maintenir l'infanterie[221].
Guise[222] est une ville sur la Précieuse, assez grande, et où il se trouve de belles antiquités. Plusieurs ont cru que cette place s'étoit gardée par ses forces mêmes; mais on assure qu'il y a eu un gouverneur[223] comme en titre d'office, qu'on a tenu caché à cause que ses mérites n'étoient point proportionnés à l'importance de la place, d'où il a été chassé parcequ'il ne visitoit plus que de loin à loin la place d'armes. Il y avoit laissé de l'infanterie; mais, à cause qu'elle étoit plus nuisible qu'utile pour la conservation de la ville, elle en a été chassée et envoyée en Hollande. Il y en a qui disent que la disgrâce du gouverneur est venue de ce qu'il avoit plus d'attache pour la ville de Chevreuse.
Longueville[224] est sur la même rivière que Guise. C'est une ville grande et assez belle. Il y a eu quatre gouverneurs, dont les uns étoient les premiers princes du pays, les autres des plus qualifiés seigneurs après ceux-là[225], dont l'un a failli perdre sa place pour de l'infanterie qu'il y avoit jetée hors du temps, qui a fort endommagé la ville. Elle se gouverne à présent elle-même, et s'est tellement fortifiée[226] qu'il n'y a point d'ennemis si forts qui osent en faire l'attaque.