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Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier: Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, Vaudeville, Théâtres forains, etc...

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The Project Gutenberg eBook of Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier

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Title: Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier

Author: Albert Du Casse

Release date: March 18, 2011 [eBook #35609]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE ANECDOTIQUE DE L'ANCIEN THÉÂTRE EN FRANCE, TOME PREMIER ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numeros des pages blanches n'ont pas été repris.

HISTOIRE ANECDOTIQUE

DE

L'ANCIEN THÉATRE

EN FRANCE

THÉATRE-FRANÇAIS, OPÉRA, OPÉRA-COMIQUE, THÉATRE-ITALIEN VAUDEVILLE, THÉATRES FORAINS, ETC.

PAR

A. DU CASSE

AUTEUR DES MÉMOIRES DU ROI JOSEPH, DU PRINCE EUGÈNE, ETC.

TOME PREMIER

PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRE
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS


1864

Tous droits réservés.

HISTOIRE ANECDOTIQUE

DE

L'ANCIEN THÉATRE EN FRANCE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Mémoires du Roi Joseph,
10 vol. in-8o.

Histoire des négociations relatives aux traités de Morfontaine,
de Lunéville et d'Amiens
, faisant suite aux Mémoires du
roi Joseph
, 3 vol. in-8o.

Album des Mémoires du roi Joseph,
grand in-folio.

Précis historique des opérations de l'armée de Lyon en 1814,
1 vol. in-8o.

Mémoires pour servir à l'histoire de la campagne de 1812,
1 vol. in 8o.

Opérations du neuvième corps de la Grande-Armée en 1806 et en 1807,
2 vol. in-8o avec atlas.

Précis des opération de l'armée d'Orient de mars 1854 à octobre 1855,
1 vol. in-8o.

Le duc de Raguse devant l'histoire,
1 vol. in-8o.

Les erreurs militaires de M. de Lamartine,
1 vol. in-8o.

Mémoires du prince Eugène,
10 vol. in-8o.

La morale du soldat,
1 vol. in-18.

Souvenirs d'un officier du 2e de zouaves,
1 vol. in-18.

ROMANS

Quatorze de Dames, 1 vol. in-18.
Rambures, 1 vol. in-8o.
Du soir au matin, 1 vol. in-8o.
Les deux belles-sœurs, 1 vol. in-8o.
Le marquis de Pazaval, 1 vol. in-18.
 
Le conscrit de l'an VII, 1 vol. in-18.
{ En collaboration avec
M. Valvis:

Paris, imp. de L. TINTERLIN, rue Neuve-des-Bons-Enfants, 3.

PRÉFACE

Lecteur, ma Préface ne vous fatiguera pas. J'ai composé ce livre en bouquinant. C'est du neuf fait avec du vieux. S'il vous intéresse autant à lire qu'il m'a plu à écrire, nous serons satisfaits l'un et l'autre.

HISTOIRE ANECDOTIQUE

DE

L'ANCIEN THÉATRE EN FRANCE

I

ORIGINE DU THÉATRE EN FRANCE.—LES DEUX PREMIÈRES PÉRIODES.

DE 1402 A 1588.

Origine du théâtre en France.—Théâtre à Saint-Maur.—Lettres-patentes de 1402.—Confrères de la Passion.—Origine du droit pour les hôpitaux.—Les mystères.—Analyse d'une de ces pièces.—Anecdote relative au mystère de la Passion.—Bon mot d'un peintre.—Les moralités.—Origine de la petite pièce.—Analyse d'une moralité.—Personnages habituels des mystères et des moralités.—Origine de ce dicton, faire le diable à quatre.—Origine du prologue.—Principaux auteurs des mystères et des moralités pendant le quinzième siècle et la moitié du seizième.—Mystères joués dans les églises au treizième siècle.—Influence sur le théâtre, des fêtes données à Isabeau de Bavière, en 1385.—Modifications apportées aux représentations par les pièces connues sous le nom de farces.—Les sottises.—Révolution dans le théâtre en 1548.—Édit du Parlement.—Les Confrères de la Passion à l'Hôtel de Bourgogne.—Transition entre le genre sacré et le genre profane, un peu avant 1548.—Modification du goût en France.—Lazare Baïf et Jean de la Taille.—Principaux auteurs et principales compositions dramatiques, de 1548 à 1588.—Jodelle.—La tragédie des anciens remise sur la scène française.—Cléopâtre, Didon.—Les comédies de Jodelle (de 1552 à 1558).—Jean de la Rivey.—Ses comédies.—Ses innovations.—Comédie des Esprits, représentée en 1576.—Les farces.—François Villon, auteur de celle de l'Avocat Pathelin.—Anecdote relative à la pièce de la Passion, de Villon.—Succès de l'Avocat Pathelin, au commencement du seizième siècle.

L'origine du théâtre en France ne remonte pas au delà du commencement du quinzième siècle. Toute tradition de l'art dramatique qui, chez les anciens, avait fait briller la littérature d'un si vif éclat, semblait entièrement perdue, lorsque, poussés par une pensée pieuse, quelque bourgeois de Paris eurent l'idée de former une société, d'élever un théâtre, et d'y représenter les Mystères de la Passion.

C'est le bourg de Saint-Maur, près Vincennes, qu'ils choisirent pour y dresser leurs tréteaux. Le choix de Saint-Maur fut déterminé par deux raisons. La première, c'est que la société dramatique craignait, et elle n'avait pas tort, de ne pouvoir obtenir d'exercer dans l'intérieur de la ville; la seconde, c'est que les quartiers avoisinant la place Royale étaient alors la partie la mieux habitée de Paris, et que le bourg où ils s'étaient fixés se trouvait peu éloigné des grands hôtels.

Le prévôt de la cité mit d'abord des obstacles aux représentations; mais, en 1402, la troupe de Saint-Maur eut la bonne aubaine de jouer devant Charles VI quelques pièces qui firent plaisir à cet infortuné monarque, et les acteurs obtinrent des lettres-patentes pour leur établissement dans la capitale.

C'est donc à l'année 1402 qu'il faut faire remonter la création du premier théâtre à Paris. La troupe prit le nom de Confrères de la Passion, nom qui rappelait les sujets des pièces, toutes tirées de l'Ancien, du Nouveau-Testament ou de la Vie des Saints. La salle de spectacle fut tout simplement une salle de l'hôpital de la Trinité, rue Saint-Denis.

Pendant un siècle et demi, le théâtre des Confrères de la Passion subsista sans rival et sans grande amélioration, il était fort couru cependant, puisqu'en 1541, un arrêt du Parlement obligea la société à payer 800 livres parisis par an, au profit des pauvres, pour les indemniser de la diminution que l'on remarquait dans les aumônes qui leur étaient faites depuis les représentations théâtrales. C'est à cet édit qu'on doit, sans nul doute, faire remonter la taxe pour les hôpitaux, droit qui s'est perpétué jusqu'à nous et qui subsiste encore.

L'espèce de poëme dramatique qu'on appelait Mystère, était un factum presque toujours long, grossier et absurde, tiré de l'Écriture sainte et de la Legende des saints, et où Dieu et le diable étaient souvent en scène. Ceux qui obtinrent le plus grand succès furent: le Mystère des Actes des Apôtres, par Arnoul et Simon Gréban (représenté en 1450); le Mystère de la Passion, par Jean Michel (en 1490); le Mystère du Vieil Testament, par Jean Petit (en 1506); le Mystère de la Conception et Nativité de la glorieuse Marie vierge avec le mariage d'icelle, etc., par Joseph de Marnef (en 1507); le Mystère et beau miracle de Saint-Nicolas, avec quatre-vingt-quatre personnages, par Pierre Sergent (en 1544).

On aura une idée de ce qu'étaient ces sortes de pièces, par l'analyse de l'une d'elles, le Mystère du Vieil Testament. Dieu, irrité des crimes qui se commettent à Sodome et à Gomorrhe, se décide à lancer le feu du ciel sur ces deux villes. Un personnage ayant nom Miséricorde, veut intercéder pour les habitants des cités condamnées; Dieu répond naïvement:

Leur péché si fort me déplaît,
Vu qu'il n'y a ni raison ni rime,
Qu'ils descendront tous en abîme.

Le Mystère de la Passion, qui fut représenté en Suède, sous le règne de Jean II, devint la cause d'une véritable et épouvantable tragédie. L'acteur ayant le rôle du soldat qui perce le Christ de sa lance, mit tant d'action dans son jeu, qu'il enfonça réellement le fer de son arme dans le côté de celui qui était sur la croix. Ce dernier tomba mort et écrasa dans sa chute l'actrice qui représentait Marie. Jean II, indigné de la brutalité de l'acteur qui a donné le coup de lance, se précipite sur la scène, et d'un coup de sabre fait voler sa tête. Le public, à son tour, exaspéré de la mort d'un homme qui lui plaît, envahit le théâtre et décapite le roi.

Les représentations des Mystères servaient aussi souvent pour les fêtes et les solennités, telles que les mariages des princes, leurs entrées dans la capitale.

Les idées les plus absurdes trouvaient place dans ces sortes de poëmes dramatiques. Ainsi, dans l'un d'eux, Jésus-Christ en perruque et le diable en bonnet à deux cornes, se disputent, se battent à coups de poing et finissent par danser ensemble.

Un peintre, fort amoureux de son talent, disait à ceux qui l'entouraient en regardant un paradis qu'il venait de terminer pour la représentation d'un Mystère.

—«Voilà bien le plus beau paradis que vous vîtes jamais, ni que vous verrez.»

Le public finit par se lasser des Mystères. Un nouveau genre de pièces théâtrales, auxquelles on donna le singulier nom de Moralités, partagea d'abord avec les Mystères les faveurs de la scène, puis leur succéda.

Ce fut sous Louis XII, vers la fin du quinzième siècle, que les Moralités eurent les honneurs du théâtre. Dans le principe, une Moralité n'était qu'une petite pièce qu'on jouait après le Mystère, pour faire rire les spectateurs, de là vient l'usage de terminer les représentations par ce qu'on nommait, il n'y a pas encore longtemps, la petite pièce, et par ce qu'on appelle aujourd'hui une fin de rideau.

Jean Bouchet, procureur à Poitiers, est un des premiers qui ait introduit les Moralités au théâtre. Au commencement du règne de Louis XII, il en fit représenter une intitulée le Nouveau-Monde, qui eut un grand succès. Cette pièce contenait un trait de satire très-vif contre l'avarice du roi. Ce dernier, qui avait autorisé les poëtes à critiquer les défauts de toutes les personnes de son royaume, sans exception, fut le premier à en rire.

Analysons rapidement le sujet d'une des Moralités les plus admirées du théâtre de cette époque.

La pièce est intitulée le Mirouer et l'exemple des enfants ingrats. Un père et une mère marient leur fils unique et lui abandonnent tous leurs biens. Ils tombent dans la misère et ont recours à leur enfant. Celui-ci feint de ne pas les reconnaître et les chasse. A son repas, il se fait servir un pâté de venaison. Du pâté s'élance un crapaud qui s'attache à son nez et que rien ne peut en arracher. Pensant que ce doit être une punition divine, il s'adresse au curé. Le curé le renvoie à l'évêque, l'évêque au pape, et ce n'est qu'au moment où il obtient l'absolution du Saint-Père que le crapaud tombe de son nez.

Si le bon Dieu et les saints faisaient habituellement les frais des Mystères, Satan avait d'ordinaire la plus large part dans les Moralités. On voyait souvent plusieurs diables sur la scène. Les représentations prenaient le nom de Petite Vie ou Grande Diablerie, suivant qu'il y avait moins ou plus de quatre diables sur le théâtre; d'où est venu le proverbe de faire le diable à quatre.

Il est juste de dire que malgré les défauts de toute nature dont ces sortes de pièces fourmillaient, on y trouvait cependant parfois des idées morales et des mots spirituels.

Une Moralité jouée dès le commencement du seizième siècle, nous offre une nouveauté dont les auteurs modernes du boulevart abusent bien souvent: le prologue. L'auteur de la diablerie dont il est ici question, fait connaître de la manière suivante, à son public, le but de sa pièce:—Un jour, dit-il, j'étais couché seul dans ma chambre, je me sentis tout à coup transporté aux portes de l'enfer. J'entendis Satan causant avec Lucifer. Il lui racontait les moyens qu'il employait pour tenter les chrétiens. Quant aux hérétiques, ajoutait-il, et aux infidèles, comme ils me sont acquis, je ne m'en inquiète guère. Le diable, prétendait plaisamment l'auteur, croyant n'être entendu de personne, découvrait à son maître toutes ses ruses, sans réticence, sans déguisement; aussi, lorsque je fus de retour chez moi, je m'empressai de prendre la plume et d'écrire tout ce que j'avais entendu ou du moins tout ce que j'avais pu retenir, afin de faire connaître aux chrétiens les principaux tours de Satan. Ils pourront ainsi les prévenir et les éviter.»

Aux auteurs des Mystères et des Moralités que nous avons cités plus haut, nous pouvons encore en ajouter quelques-uns. Barthélemy Anneau, principal au collége de Lyon en 1542, qui, vers cette époque, fit représenter les Mystères de la Nativité par personnages. Anneau eut une fin tragique. Le 21 juin 1565, au moment où la procession passait devant le collége, une grosse pierre fut lancée d'une des fenêtres sur le Saint-Sacrement et sur le prêtre qui le portait. Le peuple, furieux, se précipita dans l'établissement et massacra sans pitié le principal, qui avait du reste une fort mauvaise réputation.

Jean Abundance, notaire au Pont-Saint-Esprit, qui composa plusieurs Mystères et les fit jouer vers 1544. Moralité et figure sur la Passion; le joyeux Mystère des Trois Rois; le Couvert d'humanité; le Monde qui tourne le dos à chacun; Plusieurs qui n'ont pas de conscience.

Jean Allais[1], maître et chef des joueurs de Moralités et de Farces, et qui mourut vers la fin du seizième siècle après avoir fait représenter quelques pièces.

Bonfons, le plus ancien des auteurs dramatiques français connus. Il fit jouer une pièce sous le titre de Griselidis ou la marquise de Salus, histoire mise par personnages et rimes, l'an 1395.

Jean Bouchet, procureur à Poitiers, auteur d'une pièce à huit personnages, intitulée Sottie, et d'une moralité qui fait allusion à la pragmatique qui, sous Louis XII, divisait la France.

Simon Bourgoin, valet de chambre de Louis XII, auteur d'une Moralité ayant pour titre: l'Homme juste et l'Homme mondain.

Jean Parmentier, marchand de Dieppe, qui fit jouer en 1527 dans sa ville natale: la Moralité très-excellente, en l'honneur de la glorieuse assomption de Notre-Dame.

Cette circonstance prouve que vers le seizième siècle, Paris n'était plus seul en possession d'un théâtre, et que le goût des représentations dramatiques avait gagné la province.

Au treizième siècle, près de deux cents ans avant la fondation du théâtre des Confrères de la Passion, à Saint-Maur, on jouait déjà des espèces de tragédies rimées ou plutôt rimaillées, et, chose plus singulière, en détestable latin. Ces pièces, qui avaient la prétention d'offrir un cachet religieux, parce qu'elles avaient pour personnages Dieu, le diable et les saints, étaient représentées dans les églises. Elles différaient des Mystères qu'on introduisit plus tard au théâtre, en ce que les paroles étaient notées en plain-chant. C'est là certainement la plus ancienne origine des pièces chantées, et la première et grossière image des opéras. Avant la révolution de 1789, beaucoup d'abbayes possédaient encore dans leurs archives, des manuscrits contenant des sortes de drames de cette espèce, joués dans les églises avec chant, déclamation et gestes.

Il y a tout lieu de croire que bien avant les Confrères de la Passion, d'autres sociétés théâtrales tentèrent de se fonder en France, dans le but de bénéficier plutôt que dans celui de moraliser; car Philippe-Auguste chassa les comédiens de son royaume, en disant: Que le théâtre du monde fournissait assez de comédiens en original, sans s'amuser à les copier et sans s'arrêter à leurs fictions; intention morale, sans doute, mais qui heureusement ne fut pas longtemps suivie.

En 1385, quelques années avant la fondation du théâtre de Saint-Maur, lors de l'entrée à Paris de la belle Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, on établit sur les places publiques des théâtres en plein vent, où se trouvaient des chœurs de musique, des orgues, et sur plusieurs desquels des jeunes gens représentèrent diverses histoires de l'Ancien-Testament.

Au moyen de machines ingénieuses, probablement dans le genre de ce qu'on appelle aujourd'hui au théâtre des trucs, on fit descendre des édifices plusieurs enfants vêtus comme on a coutume de représenter les anges. Ils posèrent des couronnes sur la tête de la reine. Un homme, se laissant couler sur une corde tendue depuis le haut des tours de Notre-Dame jusqu'à l'un des ponts par où passait le cortége, vint également déposer une couronne sur le front d'Isabeau. Comme la nuit était close quand l'audacieux équilibriste exécuta ce tour périlleux, il prit à la main un flambeau allumé, afin qu'on le pût bien apercevoir.

Dans cette grande représentation ou mise en scène de l'entrée de la reine Isabeau à Paris, on peut donc retrouver la trace, peut-être même l'origine, du drame proprement dit, du drame avec musique ou opéra, du drame avec mise en scène, machines, trucs ou pièce féerique. C'est à cette époque qu'il est permis de reporter les premiers essais de l'art de l'équilibriste.

Vers la fin du quinzième siècle, sous le règne de Louis XII, le goût du public pour le genre des représentations théâtrales se modifia. Aux Mystères et aux Moralités vinrent s'adjoindre des petites pièces en un acte, fort courtes pour la plupart, et qu'on nomma Farces.

Ces Farces, qui étaient d'un degré au-dessous des Moralités, ne manquaient pas d'originalité et d'esprit, et bien des auteurs y puisèrent, par la suite, une partie de leurs idées et de leurs bons mots. Sans vouloir leur attribuer un mérite trop grand, on peut dire que plusieurs approchaient du comique de bon aloi. Il serait impossible de donner l'énumération, même approximative, de ces pièces. Beaucoup n'étaient jouées que sur des tréteaux, par deux ou trois troupes ou réunions plutôt tolérées qu'autorisées, et auxquelles le public donnait les noms: d'Enfants Sans-Souci, d'Histrions ou Clercs de la Bazoche. Les théâtres portatifs sur lesquels on représentaient d'habitude les Farces, finirent par inquiéter les acteurs qui avaient remplacé les Confrères de la Passion, et l'on verra les réclamations qui furent portées par eux, sous Louis XIII[2]. Disons aussi, en passant, qu'une de ces Farces eut un succès prodigieux, un peu avant le règne de François Ier. Elle fait pour ainsi dire école, c'est celle de l'avocat Pathelin, du poëte Villon, remise à la scène deux siècles après, par Brueys. Nous en parlerons avec quelques détails, un peu plus loin.

Outre les pièces appelées Farces, on en fit encore d'autres d'un genre analogue qu'on nomma les Sottises, et qui, moitié sérieuses, moitié bouffonnes, finirent par donner lieu sur la scène, à des plaisanteries telles que le public en fut scandalisé.

Telle fut la filière par laquelle les représentations théâtrales et le genre dramatique passèrent en France, depuis leur origine jusqu'à l'année 1548.

Alors eut lieu toute une révolution dans le théâtre. On ôta aux Confrères de la Passion la maison de la Trinité, qui rentra dans sa destination première et redevint un hôpital. Puis, comme le goût s'était un peu épuré et que la mise en scène du bon Dieu et du diable avait fini par paraître quelque chose d'assez inconvenant, on permit aux Confrères de construire une salle de spectacle et d'y donner des représentations, mais sous la condition expresse, par arrêt du Parlement, que l'on ne jouerait que des pièces à sujets profanes, licites et honnêtes.

Les Confrères de la Passion avaient fait des gains considérables pendant les cent quarante-six ans qu'ils avaient exercé de père en fils, leur profession lucrative. La société étant fort riche, acheta l'ancien hôtel des ducs de Bourgogne, tombé alors en ruine. Elle éleva des constructions fort belles, et pendant quarante ans encore (jusqu'en 1588), elle continua à donner des représentations. Elle était assez désappointée, du reste, d'être obligée de renoncer aux Mystères et d'aborder des pièces profanes, elle dont les membres faisaient profession de piété.

Bien que les pièces à sujets religieux n'aient été abandonnées qu'après l'édit de 1548, on doit signaler cependant trois drames ou tragédies qui, représentés par les Confrères de la Passion sur leur ancien théâtre avant leur venue à l'hôtel de Bourgogne, semblent la transition du genre sacré au genre profane. Deux de ces pièces sont de Lazare Baïf: 1o Electre, tragédie contenant la vengeance de l'inhumaine et très-piteuse mort d'Agamemnon, roi de Mycène la grande, faite par sa femme Clytemnestre et de son adultère Egyptus, traduit du grec de Sophocle, ligne pour ligne, vers pour vers, en rimes françaises. 2o Hecuba. Toutes deux furent représentées en 1537. La troisième pièce, la Destruction de Troie, jouée en 1544, est de Chopinel.

Voilà donc trois tragédies, sortant du genre des Mystères, qui font leur apparition sur le théâtre avant l'édit de 1548.

Elles semblent l'aurore d'un nouveau jour pour la littérature dramatique. C'est qu'en effet, depuis 1402, le goût s'était étendu et épuré; l'imprimerie avait été inventée; les lettres avaient eu leur renaissance sous François Ier; les livres, devenus moins rares, ramenaient les idées vers le théâtre des anciens. On pensa donc d'abord à traduire les auteurs grecs et romains, puis à les imiter, puis enfin, on s'enhardit jusqu'à créer des pièces à sujets non encore traités.

Lazare Baïf, qu'on peut considérer comme étant un des premiers qui aient songé à faire revivre, sur la scène française, les tragédies des anciens, fut abbé, conseiller au Parlement, maître des requêtes, et enfin ambassadeur à Venise en 1538. C'était pour cette époque, un littérateur des plus distingués. Si Lazare Baïf fut en quelque sorte le régénérateur de la tragédie, Jean de la Taille de Bondaroy fut le régénérateur de la comédie. Né près de Pithiviers, gentilhomme de la Bauce, Jean de la Taille donna au théâtre, outre plusieurs tragédies (dont une avec chœur, la Famine), trois comédies en prose: les Corrivaux en 1562[3]; Négromant en 1568 et le Combat de Fortune et de Pauvreté en 1578. La première de ces comédies, tirée de l'Arioste, a un prologue très-significatif; il commence ainsi: «Il semble, Messieurs, à vous voir assemblés en ce lieu, que vous y soyez venus pour ouïr une comédie. Vraiment, vous ne serez point déçus de votre intention. Une comédie, pour certain, vous y verrez, non point une farce, ni une moralité. Nous ne nous amusons point en chose, ni si basse, ni si sotte, et qui ne montre qu'une pure ignorance de nos vieux Français. Vous y verrez jouer une comédie faite au patron, à la mode et au portrait des anciens Grecs et Latins; une comédie, dis-je, qui vous agréera plus que toutes (je le dis hardiment) les farces, les moralités qui furent onc jouées en France. Aussi, avons-nous grand désir de bannir de ce royaume telles badineries et sottises qui, comme amères épiceries, ne font que corrompre le goût de notre langue.»

Comme on le voit, le prologue est tout un programme. C'est l'acte de rupture de l'ancien théâtre avec le nouveau. C'est le goût cherchant à supplanter le ridicule.

Les principaux écrivains qui travaillèrent en France pour le théâtre, de 1548 à 1588, époque de transition, sont:

Fonteny, ancien confrère de la Passion, qui fit paraître, en 1587, le Beau Pasteur, la Chaste Bergère et Galathée, assez ennuyeuses pastorales.

Guersens, avocat au Parlement de Bretagne, puis sénéchal de Rennes, lequel composa, vers 1583, quelques pastorales.

Montreux, auteur de plusieurs tragédies, entre autres celle d'Isabelle, tirée du poëme de l'Arioste, où l'on trouve le dialogue suivant entre Rodomont et Isabelle, dialogue qui fera juger de la convenance des pièces de cette époque:

RODOMONT.

Je veux avoir de vous, ce que la loi de Mars
Me permet de ravir, seule loi des soudars.

ISABELLE.

Un plaisir si léger vous sera peu durable.

RODOMONT.

Nul plaisir n'est léger, qui nous est secourable.

ISABELLE.

Est-ce bien que forcer une simple femelle?

RODOMONT.

Oui bien, quand on ne peut vivre sans jouir d'elle.

Mathieu, principal du collége de Vercel, puis historiographe, et qui donna au théâtre, en 1580, la tragédie de Clytemnestre, celle de Vasthi répudiée, en 1588, et beaucoup plus tard, en 1601, la Guisarde ou le triomphe de la Ligue, à laquelle Racine, dans Athalie, emprunta plus d'une pensée.

Jacques de Boys, auteur de Comédie et Réjouissance de Paris, poëme dramatique représenté en 1559, composé à l'occasion du mariage du roi d'Espagne et du prince de Piémont avec Élisabeth et Marguerite de France, à la fin duquel poëme ces princesses chantent des épithalames.

Desmazures, capitaine d'une troupe de cavalerie sous Henri II, qui composa, en 1566, les tragédies de Josias, de David combattant, David fugitif et David triomphant.

Lebreton, auteur de plusieurs tragédies, entre autres Adonis, Dorothée, jouées en 1579.

Le Devin, qui fit les tragédies d'Esther, de Judith et de Suzanne, de 1570 à 1576.

Trois autres auteurs méritent une étude toute particulière, car tous les trois font époque et même école. Jodelle, pour la tragédie; La Rivey, pour la comédie; Villon, pour les pièces dénommées farces. Nous leur consacrerons quelques lignes; mais nous ne devons pas oublier de citer Gérard de Vivre, qui fit jouer, en 1577, les Amours de Thésée et de Déjanire. Cette pièce se termine par le mariage de Thésée et de Déjanire, ce qui est très-moral; mais ce qui est moins convenable, ce sont les dernières paroles de l'acteur au public:—«Messieurs, n'attendez pas que les noces se fassent ici, vu que le reste se fera là dedans.»

Jodelle passe pour le premier qui essaya de ressusciter l'ancienne tragédie. Il ne put suivre que d'un peu loin les grands modèles de l'antiquité; mais il eut le courage de les prendre pour guides, ce qui, à cette époque, était beaucoup. Il rendit par là un immense service à l'art dramatique en France, car il trouva bientôt des imitateurs[4]. Ce poëte, qui eut une grande réputation, et qui fut honoré de la protection des rois Henri II et Charles IX, était encore fort jeune quand il donna au théâtre sa première tragédie, Cléopâtre, en 1552. Cette pièce eut des partisans et des adversaires; mais elle fit tant de plaisir à Henri II que ce prince fit compter à Jodelle cinq cents écus d'or; chose fort rare. Le succès du poëte faillit lui coûter bien cher. Les applaudissements dont on l'accabla échauffèrent la tête de quelques-uns de ses amis. Dans une partie de carnaval faite à Auteuil près Paris, Ronsard et les autres poëtes formant ce qu'on appelait la pléiade française, eurent l'idée bouffonne de sacrifier un bouc à Jodelle, en imitation d'une des anciennes fêtes à Bacchus. Des couplets furent chantés, il s'ensuivit une espèce de baccanale qui, de nos jours, paraîtrait fort innocente, et qui parut alors un attentat à la religion. Ce fut à grand'peine que les auteurs de cette scène renouvelée des Grecs purent échapper aux châtiments des impies et des athées.

Jodelle fit représenter également, en 1552, sa tragédie de Didon se sacrifiant. Comme dans sa Cléopâtre, il y eut des chœurs, ainsi que c'était l'usage chez les anciens. Outre plusieurs autres pièces moins importantes, le poëte de Henri II et de Charles IX composa des comédies qui sont plus remarquables par les licences de pensées et de style, par les obscénités même, que par un mérite littéraire. La première de ces comédies, jouée en 1552, est Eugène ou la Rencontre, pièce en cinq actes en vers de huit syllabes avec prologue. Puis vint la Mascarade, Momerie ou Muette, pantomime ou pièce dramatique, qui fut exécutée à l'Hôtel-de-Ville, en 1558, en présence de Henri II.

Jodelle eut le grand mérite de comprendre ce que valaient les anciens, assez de force de volonté pour suivre leurs traces, assez de talent pour faire quelques pas dans la même carrière. Il y avait une sorte d'élévation dans sa pensée; et si la langue lui eût prêté plus de charmes peut-être eût-il été un grand poëte dramatique? Nul, avant lui, à son époque, et longtemps encore après lui, ne comprit aussi bien la vraie marche du poëme destiné au théâtre. Il est permis de dire: que c'était un habile architecte réduit à construire avec de mauvais matériaux.

Jean de la Rivey, qui a laissé plusieurs comédies au théâtre, vivait vers le milieu du seizième siècle. Il est le premier qui ait osé composer des pièces de pure invention et des comédies en prose[5]. 5: Un essai en prose avait eu lieu déjà quelques années avant l'apparition des pièces de La Rivey, ainsi que nous l'avons fait remarquer.

A ce double point de vue, il mérite d'être cité; car si Jodelle fit faire un pas immense à la tragédie, il fit faire également un grand pas à la comédie qu'il dégagea des premières entraves. On a de lui, le Jaloux, comédie en un acte et en prose avec prologue, tirée de l'Eunuque et de l'Andrienne; le Laquais, comédie en cinq actes et en prose, représenté en 1578 comme la précédente; le Morfondu, les Écoliers, la Veuve, comédies en cinq actes et en prose, jouées en 1579 toutes les trois. La première des comédies de La Rivey, les Esprits (en cinq actes et en prose), fut représentée en 1576. Elle offre une particularité qui mérite d'être signalée. Dans une scène fort jolie, on fait croire à un vieillard que les esprits malins se sont emparés de sa maison. Cette idée fut reproduite dans le Retour imprévu de Regnard, joué aux Français en 1700. Puis, dans une autre scène, on trouve un monologue d'un avare à qui l'on a pris son argent, monologue dont Molière a fait grandement son profit dans le quatrième acte de sa pièce de l'Avare, ainsi qu'il est facile de le prouver. Voici ce que dit le personnage de la comédie de La Rivey:

SEVERIN, regardant sa bourse:

«Jésus, qu'elle est légère! Vierge Marie, qu'est-ce qu'on a mis dedans? hélas! je suis perdu, je suis détruit, je suis ruiné. Au voleur! au larron! prenez-le. Arrêtez tous ceux qui passent. Fermez les portes, les huis, les fenêtres. Misérable que je suis! où cours-je? à qui le dis-je? Je ne sais où je suis, que je fais ni où je vais. (Aux spectateurs.) Hélas! mes amis, je me recommande à vous tous; secourez-moi, je vous prie; je suis mort, je suis perdu. Enseignez-moi qui m'a dérobé mon âme, ma vie, mon cœur et toute mon espérance? Que n'ai-je un licol pour me pendre? car j'aime mieux mourir que de vivre ainsi. Hélas! elle est toute vuide, vrai Dieu! Quel est ce cruel qui tout à coup m'a ravi mes biens, mon honneur et ma vie? Ah! chétif que je suis: que ce jour m'a été malencontreux! A quoi veux-je plus vivre, puisque j'ai perdu mes écus que j'avais si soigneusement amassés, et que j'aimais et tenais plus chers que mes propres yeux? Mes écus que j'avais épargnés, retirant le pain de ma bouche, n'osant manger mon saoûl, et qu'un autre jouit maintenant de mon mal et de mon dommage!»

Les petites pièces qu'on appela du nom de Farces, firent leur apparition au théâtre un peu avant l'époque où les Mystères cédèrent le pas aux Moralités. Les Farces sont assez dans le goût du peuple français, ce sont elles qui, selon toute probabilité, peuvent être considérées comme ayant donné naissance au vaudeville. Bien peu ont eu les honneurs de l'impression. L'une d'elles cependant obtint un succès véritable et un retentissement qui la maintint plus d'un siècle au théâtre: c'est celle de l'Avocat Pathelin du poëte Villon. Bien plus, après avoir été jouée pendant cent ans, cette pièce fut refaite au goût de l'époque en 1706, par Brueys, et se trouve encore, de nos jours, au répertoire du Théâtre-Français.

François Corbeuil, dit Villon, poëte qui vivait au commencement du seizième siècle et qui passe pour l'auteur de l'Avocat Pathelin, se retira, dit-on, sur ses vieux jours en Poitou, chez un de ses amis, abbé à Saint-Maixent. Ce fut là, prétend Rabelais, que pour s'égayer dans sa retraite, et aussi dans le but de divertir les habitants du lieu, il entreprit de faire jouer en langue poitevine la Passion de Notre-Seigneur, puis la farce de Maître Pierre Pathelin. La première de ces deux pièces fut la cause d'un petit scandale qui amusa le pays plus peut-être que le mystère représenté. Tout étant prêt pour jouer la Passion, on s'aperçut qu'on n'avait pas de vêtements assez beaux pour l'acteur chargé du rôle du Père Éternel. Villon s'adressa au sacristain d'un couvent de Cordeliers dans l'établissement desquels existait une chape magnifique. Le sacristain refusa de la prêter, faisant fi des acteurs. Ces derniers, pour se venger de lui, furent l'attendre sur la route, un jour de quête. Déguisés en diables, armés d'instruments de toute espèce, ils donnèrent au pauvre sacristain un charivari des mieux conditionnés, lui criant: «Hé! le vilain! hé! le vilain! qui n'a pas voulu prêter à Dieu le Père une pauvre chape.» Les déguisements effrayèrent le malheureux, le bruit effraya sa mule, la mule se débarrassa de lui, lui resta demi-mort sur le champ de bataille et les charivaristes se retirèrent en riant aux éclats.

Mais revenons à l'Avocat Pathelin. Cette farce fut reçue du public avec des applaudissements frénétiques. Le fait est, que comme farce, elle l'emporte de beaucoup sur tout ce qui a été composé dans ce genre. Le but de l'auteur était de mettre en action ce vieux proverbe: A trompeur, trompeur et demi[6].

II

TROISIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE.

DE 1588 A 1630.

Troisième période de l'art dramatique en France, de 1588 à 1630.—Les Confrères de la Passion cèdent leur théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, 1588.—La troupe se scinde en deux parties en 1600.—La seconde troupe s'établit au Marais.—Robert Garnier.—Les principales tragédies, de 1568 à 1588.—Anecdotes relatives aux représentations de Bradamante et de Hippolyte.—Alexandre Hardy, de 1601 à 1630.—Sa fécondité.—Ses principales productions dramatiques.—La Force du sang, et Théagène et Chariclée.—Prix des places aux théâtres.—Différents usages.—Entr'actes.—Chœurs.—Orchestre.—Droits d'auteur.—L'art dramatique pendant les trente premières années du dix-septième siècle.—Nicolas Chrétien, ses pastorales et ses tragédies.—Celle d'Alboin.—Raissigner.—L'Aminte du Tasse.—Les Amours d'Astrée.—Pierre Brinon, auteur de la Calomnie et de l'Éphésienne.—Beaux vers qu'on trouve dans ces deux tragédies.—Les dernières moralités, en 1606 et 1624, de Soret.—Le roman de l'Astrée, de Durfé et de Baro.—Pastorale de Baro.—Anecdote plaisante relative à celle de Cloreste.—Pierre du Ryer.—Ses œuvres dramatiques.—Beaux vers qui s'y rencontrent.—Sa Lucrèce.—Singulières licences des poëtes de cette époque.

La première période de l'art théâtral en France peut être considérée comme embrassant l'espace qui s'écoule de la fin du quatorzième siècle au milieu du seizième; la seconde période, les quarante années de 1548 à 1588. De 1402 à 1548, le théâtre, dans l'enfance, se traîne péniblement sans faire de progrès; pendant la seconde époque, quelques hommes de goût, amis de la littérature ancienne, le font sortir de ses langes; secouant les vieilles coutumes reçues, admises sur la scène par un public ignorant, ils arrivent à un commencement de pièces dramatiques et littéraires qui doivent aboutir aux grandes écoles de Corneille, de Racine et de Molière.

Nous avons dit que les Confrères de la Passion voyaient avec peine les Mystères et les Moralités remplacés peu à peu, sur leur théâtre, par des drames profanes, ainsi que le voulait l'édit de 1548. Ils ne pouvaient se faire à l'idée du Père Éternel, de son Fils, de la Sainte Vierge et du diable, cédant le pas à Priam, à Cléopâtre, à Didon, à Marc-Antoine et autres personnages des histoires grecque ou romaine. Leur découragement devint tel, qu'après avoir exploité, avec d'assez bons profits toutefois, leur théâtre de l'hôtel de Bourgogne, pendant quarante années, ils le cédèrent ou plutôt le louèrent à une troupe de comédiens qui se constitua à Paris, avec l'autorisation du roi. Cette troupe peut être considérée, en quelque sorte, comme formant la souche de celle de la Comédie-Française, bien que la fondation du Théâtre-Français tel qu'il est encore de nos jours, date du 21 octobre 1680, seulement sept ans après la mort de Molière.

La troisième période théâtrale s'étend de 1588 à 1630, époque où Corneille commença à se produire. Sans avoir encore une grande valeur littéraire et dramatique, sans briller surtout par un goût bien pur, les pièces données à la scène pendant ces quarante-deux années sont supérieures, en tout point, à ce qui avait été écrit jusqu'alors.

En 1600, l'affluence du public était devenue telle aux représentations, qu'un seul théâtre parut insuffisant. La troupe de l'hôtel de Bourgogne se scinda. Une partie forma une nouvelle société, qui fut s'établir au Marais et l'autre conserva son ancien emplacement: il y eut donc alors deux scènes françaises à Paris. Cinquante ans après, ainsi que nous l'expliquerons plus loin, Molière forma une troisième troupe.

L'auteur qui occupe en première ligne la période théâtrale de 1588 à 1630 est Alexandre Hardy. Il mérite d'être étudié; mais avant de parler de lui, disons un mot de Robert Garnier, qui parut après Jodelle et fut comme le trait d'union entre ces deux poëtes dramatiques.

Né à la Ferté-Bernard en 1534, et mort en 1590, Robert Garnier occupa des charges importantes, mais son goût le portant vers l'étude des anciens, il travailla pour le théâtre, s'efforçant surtout d'imiter Sénèque.

Il ne faut pas chercher, dans les tragédies, en assez grand nombre, qu'il fit représenter, un style facile, des pensées bien élevées, ni des situations bien naturelles; cependant, son rang est marqué parmi les bons poëtes tragiques de la seconde période. Ses pièces sont comme une source de poésies de toute nature. Ainsi, il n'est pas rare de trouver dans ses chœurs, des stances dignes de l'ode; dans les scènes familières, des traits propres à l'épître. Son style est ampoulé, cela est vrai; mais ainsi le voulait le goût de l'époque. Si la langue fut un obstacle pour Jodelle, Garnier sut vaincre cet obstacle en forgeant au besoin des mots qu'il tirait du latin. Ses figures sont outrées, ses conceptions bizarres, mais sa muse est ardente et désintéressée. Vivant sous l'empire des idées poussées au fanatisme religieux le plus déplorable, il ne sacrifie pas aux passions du jour. Tous les sujets de ses tragédies sont choisis de façon à inspirer à son public une juste horreur des dissensions intestines. Il montre à la France ses malheurs dans ceux de Rome succombant sous les blessures que lui font ses propres enfants. Il combat avec force, avec talent: l'orgueil, l'envie, la cruauté. Défenseur des droits de la société, Garnier est non-seulement un poëte patriote, mais encore un moraliste éclairé. Si dans son Hippolyte, on voit une Phèdre sans pudeur bien différente de la Phèdre de Racine, on doit ne pas oublier que Garnier vivait sous Henri II et sous Charles IX, Racine sous Louis XIV.

Les principales productions dramatiques de Robert Garnier sont: Cornely, Hippolyte, Marc-Antoine, Porcie, la Troade, Antigone, Bradamante et Sédécias, tragédies en chœurs, représentées de 1568 à 1588.

Lors de la première représentation de Bradamante, en 1582, l'acteur jouant le rôle de Laroque avait à dire ces deux vers:

Monsieur, entrez dedans, je crains que vous tombiez,
Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos piés.

Jamais il ne put terminer le second vers qu'en remplaçant le mot piés par jambes, ce qui amusa beaucoup le public. Ceci rappelle cet autre acteur qui ayant à prononcer ces mots:

C'en est fait, il est mort, disait habituellement: C'en est mort, il est fait.

Dans l'Hippolyte de Garnier, représenté en 1568, on ne peut s'empêcher de remarquer la naïveté de Thésée interrompant, tout en larmes, le pathétique récit de la mort de son fils pour demander à celui qui la lui raconte, quelle figure avait le monstre.

Hardy, le plus fécond des poëtes dramatiques, puisque, dit-on, le nombre de ses pièces dépasse sept cents, naquit à Paris et commença à travailler pour le théâtre en 1601. Il mourut en 1630. Ainsi, dans l'espace de vingt-neuf ans, il inonda la scène de ses productions. Il fournissait aux comédiens la pièce qu'ils demandaient, et cela au bout de cinq à six jours. Il ne s'astreignait pas, comme ses prédécesseurs, à observer l'unité de lieu, de temps, etc. Son drame embrassait souvent la vie d'un homme. Trente à quarante des compositions de cet auteur sont parvenues jusqu'à nous, les autres, ou n'ont pas été imprimées, ou sont tombées dans un tel oubli que personne n'a pris le soin de les recueillir. Il n'est pas une seule de celles connues qui supporte aujourd'hui la lecture, depuis un bout jusqu'à l'autre, mais il n'en est pas non plus, qui ne contienne des traits agréables, des vers heureux. Les caractères des personnages sont, en général, bien soutenus; les situations presque toujours intéressantes. Hardy a tous les défauts de son temps; la plupart de ses pièces sont grossières, indécentes même, pourtant elles affectent la morale. Le dialogue est rapide, pressé, il y a des scènes bien conduites, où l'intérêt va sans cesse en croissant; mais son style est dur, ampoulé, son dialogue froid, malgré sa brièveté.

Nous ne nous astreindrons pas à citer toutes les pièces connues d'Alexandre Hardy, la liste en est trop longue; nous dirons un mot seulement de deux d'entre elles, parce que cela donnera l'idée des licences (dans le genre appelé de nos jours romantique) auxquelles cet auteur n'hésitait pas à se livrer.

En 1612, il fit représenter une tragi-comédie intitulée la Force du sang, tirée d'une nouvelle de Cervantes; or, voici la contexture de cette production curieuse. Au premier acte, Léocadie, qui en est l'héroïne, est enlevée par Don Alphonse, qui la viole. Au commencement du deuxième acte, elle est renvoyée, et, deux scènes plus loin, elle sent les symptômes certains de grossesse. Le troisième acte débute par son accouchement. Elle met au jour un enfant qui, à la fin de ce même troisième acte, est déjà un garçon de huit à dix ans. Au quatrième acte, Don Alphonse, le ravisseur, reconnaît son fils; au cinquième, il épouse Léocadie.

On voit, d'après cela, qu'unité de temps, de lieu et autres règles auxquelles les anciens, et, après les anciens, les grands maîtres de l'art dramatique, depuis Louis XIII, s'astreignirent jusqu'à la venue de l'école romantique, étaient loin d'être observées par Alexandre Hardy. Ce poëte fit mieux encore. La première pièce qu'il donna au théâtre, en 1601, sa tragédie de Théagène et Chariclée, est distribuée en huit journées de cinq actes chacune.

La longueur de ses compositions fit dire qu'avec lui le public en avait pour son argent. On pouvait l'affirmer d'autant mieux, qu'à cette époque on ne payait, pour l'entrée au théâtre, que cinq sous au parterre et dix sous aux galeries et aux loges. Lorsque, pour des pièces nouvelles, il y avait lieu de faire des frais extraordinaires, le lieutenant civil du Châtelet fixait le prix des entrées; mais ce n'était jamais que quelques sous au delà du tarif habituel. Combien les temps sont changés et les tarifs modifiés pour les théâtres! Que diraient nos pères s'ils voyaient payer habituellement quarante francs, dans les petits théâtres de Paris, une loge de cinq places où quatre chiens de chasse un peu forts ne tiendraient pas à l'aise, et offrir quelquefois dix louis de la même niche pour un jour de première représentation?...

A la fin du dix-septième siècle, en 1699, on augmenta le prix des places d'un sou pour le parterre, de deux sous pour les loges. Dix-sept ans après, en 1716, le tarif fut porté à un neuvième en sus au profit de l'Hôtel-Dieu de Paris.

Aux premiers temps des théâtres, les salles, qui étaient plus vastes et plus commodes peut-être, mais bien moins ornées que celles actuelles, étaient fermées le soir. Les représentations avaient lieu le jour. En 1609, époque de la plus grande vogue d'Alexandre Hardy, une ordonnance de police enjoignit aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne et à ceux du Marais d'ouvrir leurs portes à une heure après midi, et de commencer à deux heures précises leurs représentations, pour que leur jeu fût fini avant quatre heures et demie. Ce règlement avait lieu depuis la Saint-Martin jusqu'au 15 février. C'était chose prudente. On dînait alors à midi; il n'y avait point de lanternes dans Paris, peu de carrosses, beaucoup de boue et encore plus de voleurs.

On comprend combien les représentations devaient être pressées et combien les entr'actes étaient courts, ce qui ne laissait pas que d'avoir un certain charme; car de nos jours l'ennui que l'on éprouve dans l'intervalle qui s'écoule entre les différentes pièces ou entre les actes d'une même pièce, ôte bien souvent une grande partie de l'agrément qu'on éprouve. Il est juste de dire que dans les premiers temps de l'art dramatique et même pendant des siècles encore, il n'y avait ni changement de décors au théâtre, ni changement de costume pour les acteurs. Comme cependant on voulait laisser à ces derniers le temps de reprendre haleine, il fallait des entr'actes. Afin que le public ne prît point trop d'ennui, des chœurs, à l'imitation des anciens, chantaient pendant cet intervalle. Introduits au théâtre par Jodelle, ils furent scrupuleusement conservés par les auteurs dramatiques qui vinrent après lui, jusqu'à l'année 1630. Ces chœurs récitaient habituellement des strophes morales ayant rapport à la pièce qu'on représentait. Ils n'avaient aucun accompagnement, attendu que la musique instrumentale n'était pas encore en usage à la comédie. Cela dura jusqu'en 1630. Alors eut lieu une modification dans cette partie des représentations théâtrales. Les chœurs causant trop d'embarras et de dépenses, on les remplaça par des joueurs d'instruments que l'on plaça d'abord sur les côtés de la salle. Avant que la pièce ne commençât et ainsi que cela a lieu encore de nos jours, l'orchestre exécutait quelques morceaux. Il en était de même pendant les entr'actes, ce qui n'est plus dans les usages actuels, et c'est peut-être un tort. Les musiciens, installés sur les ailes du théâtre, furent relégués ensuite tout au fond, derrière les troisièmes loges, puis derrière les secondes, et enfin on leur ménagea un certain espace entre la scène et le parterre. C'est celui qu'ils occupent encore aujourd'hui.

A l'époque des Jodelle, des Garnier, des Hardy, les droits d'auteur n'étaient pas fort élevés et ne pouvaient, comme actuellement, faire la fortune des poëtes dramatiques. Dans le principe, les pièces de théâtre appartenaient à ceux qui les voulaient jouer; plus tard, les comédiens achetèrent les pièces en débattant le prix avec les auteurs; puis enfin, à la suite d'une circonstance assez singulière, (dont nous parlerons en temps et lieu) vers la fin du dix-septième siècle, on fixa les droits:

1o Au neuvième du produit de la recette pour une tragédie et pour une comédie en cinq actes, le quart des pauvres ainsi que la dépense journalière de la comédie prélevés;

2o Au dix-huitième pour les pièces d'un acte à trois, toujours après les mêmes prélèvements effectués.

D'après ce que nous avons dit plus haut du prix des places au théâtre, et en raison des prélèvements, on peut juger de ce qui restait acquis aux auteurs n'ayant droit qu'aux neuvième et dix-huitième non pas de la recette, mais des produits.

Les trente premières années du dix-septième siècle, années de transition entre la fin de la vieille école théâtrale et la nouvelle inaugurée par Pierre Corneille, produisit des auteurs dont les œuvres dramatiques se rapprochaient ou s'éloignaient plus ou moins des pièces de la troisième période. Dans les uns on trouvait encore le goût des premières époques, tandis que les autres s'élevaient à une certaine hauteur qui permettait d'entrevoir une nouvelle façon d'écrire pour le théâtre. Le public transformait peu à peu son goût, soit qu'il dirigeât les auteurs, soit qu'il se laissât diriger par eux. De temps à autre, pendant ces trente années, quelques tragédies, quelques comédies se produisirent sur la scène, comme des éclaircies de beau temps à travers un ciel encore nuageux.

Les auteurs qui remplissent cette période transitoire, aussi bien que leurs œuvres, sont curieux à observer.

Nicolas Chrétien, poëte normand, l'un de ceux qui se rapprochent de la façon primitive, donna plusieurs pastorales fort longues et deux tragédies d'un ridicule achevé. Ses personnages chrétiens parlent en païens, la fable et le christianisme sont confondus avec un sans-façon incroyable. Ainsi, dans Alboin ou la Vengeance trahie, représentée en 1608, la veuve d'Alboin, forcée d'épouser le meurtrier de son mari, empoisonne la coupe nuptiale et la présente au tyran qui, après avoir pris le breuvage, fait tout haut cette réflexion:

—Ce vin-là n'est pas bon.—C'est donc que votre goût volontiers est changé, reprend la reine.—Eh! comme cela bout dans mon faible estomac, continue le roi.—Cela n'est pas étrange, ajoute la tendre veuve, c'est le mal qui sitôt pour votre bien se change.—Hélas! c'est du poison!—Que dites-vous, grands dieux!—Je suis empoisonné!—Vous êtes furieux, voyez-vous bien cela?—Si tu ne bois le reste, je le crois. Mais la reine n'est pas si niaise et dit tranquillement: Je n'ai soif.—O dangereuse peste (il faut bien pardonner un langage peu élevé à un roi empoisonné), tu le boiras soudain.—J'ai bu vous l'apportant, et ma soif est éteinte.—Il faut boire pourtant, çà, çà, méchante louve, ouvre ta bouche infâme.

Malheureux est celui qui se fie à sa femme.

Ce dernier vers semble la morale de la pièce.

Un peu plus tard, et presque au moment où Corneille fit jouer sa première tragédie, Raissigner, avocat languedocien, protégé du duc de Montmorency et amant malheureux, lança sur la scène plusieurs pastorales de mauvais goût et qui peignaient la douleur de son âme méconnue. Le style de ses œuvres est assez pur, mais hérissé de pointes et d'antithèses. Dans l'une de ses pièces, l'Aminte du Tasse, se trouvent les vers suivants qui soulevèrent contre l'auteur la colère de toutes les femmes...

Le respect près des dames,
Ne soulage jamais les amoureuses flammes;
Et qui veut en amour tant soit peu s'avancer,
Qu'il entreprenne tout, sans crainte d'offenser.

Dans une autre pastorale de Raissigner, les Amours d'Astrée et de Céladon, Céladon, dédaigné par Astrée, se jette de désespoir dans le Lignon;

Mais le Dieu du Lignon, pour lui trop pitoyable,
Contre sa volonté le jette sur le sable,
De peur que la grandeur du feu de son amour
Ne changeât en guérets son humide séjour.

Voilà certes une pensée d'une audace peu commune; on en retrouve d'autres du même genre dans les pastorales de cet auteur dramatique. Comme on lui faisait observer que cette pièce des Amours d'Astrée était un peu longue, il expliqua dans la préface qu'on devait lui savoir gré d'avoir restreint en deux mille vers une histoire pour laquelle il avait fallu cinq gros volumes.

Brinon (Pierre), conseiller au Parlement de Normandie, auteur vivant à la même époque que les deux précédents, montra plus de goût.

Il donna au théâtre deux pièces seulement; mais dans l'une et dans l'autre on trouve de beaux vers, des pensées justes et élevées, comme celle-ci de Baptiste ou la Calomnie, tragédie traduite du latin et représentée en 1613:

Par moi le peuple obéirait aux rois,
Les rois à Dieu, si je faisais les lois.

Dans l'autre de ses pièces, l'Éphésienne, tragi-comédie avec chœurs, jouée l'année suivante, on lit ces vers, dignes de l'école qui tendait à se fonder:

Voilà de mes labeurs la belle récompense!
Et puis, suivez la cour, faites service aux grands,
Donnez à leur plaisir votre force et vos ans,
Embrassez leurs desseins avec un zèle extrême,
Méprisez vos amis, méprisez-vous vous-même;
Courez mille hasards pour leur ambition,
A la première humeur, la moindre impression
Qu'ils prendront contre vous, vous voilà hors de grâce,
Et cela seulement tous vos bienfaits efface.
Bienheureux celui-là qui, loin du bruit des gens,
Sans connaître au besoin, ni palais, ni sergents,
Ni princes, ni seigneurs, d'une tranquille vie,
Le bien de ses parents ménage sans envie.

De loin en loin on faisait encore représenter, et surtout par les écoliers, des espèces de tragi-comédies avec chœurs dans le goût des anciennes Moralités. Ainsi en 1606 et même en 1624, Nicolas Soret fit jouer en province, à Reims, le Martyre sanglant de sainte Cécile, et l'élection divine de saint Nicolas à l'archevêché de Myre. C'était une réminiscence de l'art primitif, comme le dernier et pâle reflet d'un feu qui s'éteint pour faire place à une lumière plus vive.

Quelque temps aussi, les pièces qui n'étaient pas des tragédies portèrent le nom de pastorales, et jusqu'au milieu du dix-septième siècle, beaucoup de vieux habitués du théâtre ne purent se faire à les appeler autrement; cependant ces pastorales étaient souvent de véritables comédies, et en reçurent enfin le titre. Pendant plus d'un siècle, on les tira presque toutes de l'Astrée, roman célèbre et fort long de Durfé[7] et de Baro. Durfé en fit les quatre premières parties et mourut, Baro son secrétaire le termina.

Un des auteurs du dix-septième siècle qui composa le plus de pastorales d'après le roman de Durfé, est sans contredit ce Balthasar Baro, qui avait du reste le droit d'en agir ainsi, puisqu'il avait contribué à l'achèvement de cette œuvre volumineuse, œuvre qui trouva, à cette époque, tant d'admirateurs[8]. Parmi les nombreuses pastorales, toutes assez médiocres, de Baro, mort en 1650, académicien et trésorier de France à Montpellier, s'en trouve une, Cloreste ou les Comédiens rivaux, qui ne vaut certainement pas mieux que les autres, mais à laquelle se rattache une plaisante anecdote:

A l'époque de la plus grande vogue de cette pièce, vivait un cadet de famille, Cyrano, né à Bergerac, auteur à qui son esprit et son bouillant caractère, plus encore que ses compositions dramatiques, acquirent bientôt une certaine célébrité. Entré au régiment des gardes étant encore fort jeune, il ne tarda pas à devenir la terreur des duellistes de son temps. Il n'y avait pas de jour qu'il ne se battît plus souvent pour les autres que pour son propre compte. Voyant un beau soir une centaine d'individus attroupés près de la porte de Nesle et insultant une personne de sa connaissance, il mit l'épée à la main, en blessa sept, en tua deux et délivra son protégé. Ayant reçu deux blessures au siège de Mouzon et à celui d'Arras, il quitta le service et se fit auteur. Il voyait habituellement l'acteur Montfleury, et s'étant pris un matin de querelle avec lui, il lui défendit très-sérieusement, de son autorité privée, de paraître au théâtre.—Je t'interdis pour un mois, lui dit-il. Deux jours plus tard, Cyrano étant à la comédie, voit paraître Montfleury en scène dans la pièce de Cloreste. Il se lève du milieu du parterre et lui crie de se retirer ou qu'il va lui couper les oreilles. Montfleury obéit et se retire.—Ce coquin-là est si gros, disait plaisamment Cyrano, qu'il abuse de ce qu'on ne peut le bâtonner tout entier en un jour.

Pierre du Ryer, d'une famille noble, reçu à l'Académie en 1646, se fit, pendant la première partie du dix-septième siècle, un nom assez célèbre au théâtre. Il produisit beaucoup, et ses œuvres dramatiques, bien qu'entachées de grands défauts, ne manquent pas de valeur. On a de lui plus de vingt tragédies, dans quelques-unes desquelles on a trouvé de jolis vers et de belles pensées.

Par exemple, à la première scène du premier acte de Cléomédon, ceux-ci:

Et comme un jeune cœur est bientôt enflammé,
Il me vit, il m'aima; je le vis, je l'aimai.

Puis ceux-ci du combat de l'honneur et de l'amour:

Pour obtenir un bien si grand, si précieux,
J'ai fait la guerre aux rois, je l'eusse faite aux dieux.

On prétend que le prince de Condé, interrogé par un de ses amis sur ce qui l'avait porté à combattre Louis XIV pendant la minorité de ce prince, répondit par ces deux vers de Du Ryer, faisant allusion à Mme de Châtillon dont il avait été amoureux fou, et qui avait exigé de lui de se jeter dans le parti contraire à celui de la cour.

Dans l'Esther de ce même Du Ryer, il y a encore ces beaux vers:

Car enfin quelle flamme et quels malheurs éclatent
Quand deux religions dans un État combattent!
Quel sang épargne-t-on, ignoble ou glorieux,
Quand on croit le verser pour la gloire des dieux?
Alors tout est permis, tout semble légitime;
Du nom de piété l'on couronne le crime;
Et, comme on pense faire un sacrifice aux dieux,
Qui verse plus de sang paraît le plus pieux.

A côté de ces preuves de bon goût, on trouve chez Du Ryer de fâcheuses tendances à sacrifier aux exigences de l'époque; ainsi il donna au théâtre une Lucrèce, tragédie dans laquelle on voit un Sextus, le poignard à la main, demandant à la jeune Romaine de lui sacrifier son honneur. Lucrèce se défend, gagne la coulisse, on entend ses cris, elle reparaît en désordre et apprend elle-même aux spectateurs qu'elle vient d'être violée. Cette scène est un reste de la crudité, de la barbarie des premiers temps du théâtre.

On jouait vers la même époque (en 1613) une pièce intitulée: Dialogue en rythme française et savoisienne, en quatre actes, en vers de huit syllabes, etc., qui contient bien d'autres licences de pensées et d'expression! Voici le dialogue entre une servante et un valet, son amant. Ils sont brouillés, la servante dit au valet: «Va-t-en un po grater le cu. Le valet répond avec galanterie! Madame pour gratter le vôtre, je quitterais bientôt le nôtre. La belle, loin d'être désarmée, répond par une expression encore plus décolletée et que nous n'osons reproduire.

Un peu plus tard, en 1628, on représentait à Béziers une pièce à six personnages, Les Aventures de Gazette, en vers gascons, dans laquelle une vieille femme, pour prouver combien sa fille aime le travail, s'écrie: Que per non perdre tems, ben souven on s'aviso qu'elle pissa en marchan san leva le camiso.

Du Ryer était un fort honnête homme, qui devint, vers la fin de sa vie, historiographe de France. Sa fortune ayant été dérangée par un mariage peu avantageux, il s'était mis à faire d'abord des traductions, puis bientôt après des pièces dramatiques, pour aider sa famille. On prétend que son libraire lui donnait un petit écu par feuille de traduction, quatre livres par cent grands vers et quarante sous par cent petits vers. On comprend qu'à ce taux, il fallait que le pauvre poëte abattît beaucoup de lignes et de vers, aussi ses œuvres sont-elles plus volumineuses que soignées.

III

FARCES ET TURLUPINADES.

DE 1583 A 1634.

Cynisme d'expressions au théâtre avant la venue du grand Corneille.—La Sylvie, de Mairet, en 1627.—Le Duc d'Ossonne et Silvanire, du même.—Qualités et défauts de Mairet.—Les Bergeries, de Racan, en 1616. Les tragédies sacrées de Nancel, en 1606.—Scudéry, en 1625.—Sa tragi-comédie de Ligdamon et Lidias.—Singulière préface.—Troterel.Claude Billard.—Sa tragédie d'Henri IV.Mainfray.—Sa tragédie d'Aman.Borée.La Guisade, de Pierre Mathieu,—Boissin de Gatterdon.—Despanney et son Adaminte, 1600.—Thullin et Les Amours de la Guimbarde, 1629.—Les Farces remplacées par les Turlupinades, en 1583.—Gros-Guillaume, Gauthier-Garguille et Turlupin.—Leur théâtre des Fossés-de-l'Estrapade.—Histoire de ce trio.—Vogue qu'il obtient.—Plaintes des acteurs de l'Hôtel de Bourgogne.—Le cardinal de Richelieu les fait venir.—Ils jouent devant lui une Turlupinade.—Le cardinal les incorpore dans la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.—Mort de Gros-Guillaume.—Désespoir des deux autres amis; leur mort.—Fin des turlupinades, en 1634.—Récit d'une Farce sous Charles IX.—Titre singulier d'une autre farce, en 1558.

Jusqu'à ce que le grand Corneille fût venu apporter un changement total, opérer une véritable révolution dans l'art dramatique et poser les bases du goût et de la convenance, les auteurs donnaient accès dans leurs pièces à des vers d'une crudité d'expression, d'un cynisme de situation que le spectateur admettait sans y trouver rien à redire.

Nous avons déjà parlé de la scène où Lucrèce, les vêtements en désordre, vient faire part de son déshonneur, des vers savoisiens et gascons de deux autres pièces.

Dans la Sylvie de Mairet, représentée en 1627, la bergère Sylvie saute au cou de son amant, en s'écriant: Cher prince, vous voyez mon âme toute nue; et le prince lui répond avec la plus exquise galanterie en l'embrassant: Ah! j'aimerais mieux te voir le corps tout nu. On n'est pas plus naïf et plus sans façon. Cela vaut les deux vers de Lucelle à son amant Ascagne dans la tragi-comédie de ce nom de Duhamel:

Ascagne, approchez-vous, mettez-vous dans les draps,
Le serein n'est pas bon pour un homme en chemise.

Dans le Duc d'Ossone de Mairet, joué en 1627, le duc couche avec sa maîtresse en plein théâtre; et cependant cela ne fit nullement scandale, les plus honnêtes femmes allaient voir cette comédie.

Le même auteur dans sa Silvanire, jouée en 1625, nous offre un exemple frappant du jargon sentimental que le spectateur non-seulement souffrait mais préférait à tout autre, depuis l'apparition des longs et sots romans d'amour.

Silvanire exposant la lutte de son amour et de son devoir, s'écrie:

Ah! si comme le front, ce cœur était visible,
Ce cœur qu'injustement tu nommes insensible,
Voyant en mes froideurs et mes soupirs ardents,
La Scythie en dehors, et l'Afrique en dedans,
Tu dirais que l'honneur et l'amour l'ont placée
Sous la zone torride et la zone glacée.

Et qu'on ne s'y trompe pas, Mairet non-seulement n'était pas le seul qui usât aussi largement et d'une façon aussi ridicule du galimatias sentimental, mais encore c'était un poëte d'un certain mérite.

Le théâtre de cette époque lui doit une douzaine de tragédies ou de tragi-comédies dont plusieurs ont de la valeur. Bien qu'il se soit cru obligé de sacrifier à quelques usages de son siècle, il sut aussi en réformer plusieurs. Il y a de ses ouvrages dramatiques qui sont dans toute la rigueur des règles. De belles pensées, des vers quelquefois heureux, en recommandent d'autres à la bienveillance. Mairet, s'il eût vécu à une autre époque, eût pu atteindre à une sorte d'élévation. Toutefois il eût mieux peint les passions terribles, telles que la vengeance, la fureur, que la tendresse et l'amour. Lorsqu'il se jette dans le sentiment, il tombe dans le lascif ou dans le pédantesque[9]. L'amant appellera sa maîtresse son soleil, et elle, soutiendra qu'elle est sa lune parce qu'elle tire de lui tout son éclat; puis tous les deux, sur la scène, se livreront aux ébats de leur mutuelle affection. Mais il est un point pour lequel Mairet fait école, c'est l'habileté de la mise en scène, et l'effet calculé de situations neuves et pleines d'intérêt. Son esprit était inventif, et quoique ses pièces ne soient pas restées longtemps au théâtre et ne lui aient guère survécu, son nom ne saurait être passé sous silence.

Avant lui, bien qu'il n'ait composé qu'une longue pastorale avec prologue, les Bergères, Racan acquit une véritable célébrité, tant cette pastorale eut de succès et de retentissement. Ce fut en 1616 qu'on donna cette pièce pour la première fois; elle conquit la plus prodigieuse admiration du public, et cependant le style et les pensées brillent par leur naïveté plutôt que par tout autre mérite: qu'on en juge. Sa bergère, racontant les premières impressions de l'amour, s'écrie:

Je n'avais pas douze ans, quand la première flamme
Des beaux yeux d'Alidor s'alluma dans mon âme;
Mais ignorant le feu qui depuis me brûla,
Je ne pouvais juger d'où me venait cela.
Soit que, dans la prairie, il vît ses brebis paître;
Soit que sa bonne grâce au bal le fit paraître,
Je le suivais partout de l'esprit et des yeux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il m'appelait ma sœur, je l'appelais mon frère,
Nous mangions même pain au logis de mon père.
Cependant qu'il y fût, nous vécûmes ainsi.
Tout ce que je voulais, il le voulait aussi.
Il m'ouvrait ses pensers jusqu'au fond de son âme;
De baisers innocents il nourrissait ma flamme;
Mais dans ces privautés dont l'Amour nous masquait,
Je me doutais toujours de celle qui manquait.

En 1606 Pierre Nancel avait fait jouer dans la même année trois tragédies, Débora, Dina et Josué, tirées toutes les trois de l'Histoire sainte. Cette réminiscence des anciens mystères a ceci de remarquable que ce sont les premières pièces où l'on voit, en France, des combats, des batailles livrées sur la scène. Après la révolution de 1789, sous le premier Empire et surtout depuis, ce genre dramatique que l'on appelle à grand spectacle a pris un accroissement considérable; mais alors c'était une innovation, que du reste aucun auteur ne voulut imiter.

Un auteur dramatique dont la grande fécondité n'était pas le seul mérite, quoi qu'en dise le satirique Boileau, commença vers l'année 1625 à donner des ouvrages au théâtre. Nous voulons parler de Scudéry, qui composa et fit jouer plus de trente pièces presque toutes assez longues. Né en 1601 au Havre, dont son père était gouverneur, Scudéry, d'une famille noble originaire de Naples, voyagea longtemps, puis entra au régiment des gardes, obtint le gouvernement de Notre-Dame à Marseille et mourut académicien. Ayant une imagination vive, ardente, élevée mais trop féconde, il se livrait aveuglément à sa facilité d'écrire. Aussi ses œuvres sont-elles entachées de nombreux défauts que rachètent quelques qualités, telles que de l'esprit, des tours pleins de hardiesse, des situations heureuses, variées à l'infini, intéressantes. Son style est décent et ses personnages sont toujours convenables, ce qui était bien rare à cette époque, comme nous l'avons fait remarquer déjà. Scudéry ayant beaucoup voyagé, avait la mémoire ornée d'une foule d'aventures romanesques, d'histoires singulières, de traits bizarres, d'idées amusantes, de telles sortes que les intrigues étaient pour lui tout ce qu'il y avait de plus facile à nouer et à dénouer. Au commencement du dix-septième siècle, ce n'était pas là un défaut, au contraire, aussi a-t-il eu parmi ses contemporains de nombreux admirateurs.

La première pièce donnée par Scudéry, Ligdamon et Lidias (1629), tragi-comédie tirée, comme bien d'autres, de l'éternel roman d'Astrée, a une préface trop singulière pour que nous n'en parlions pas. L'auteur se donne pour un homme au poil et à la plume et dit: «J'ai passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans mon cabinet, et beaucoup plus usé de mèches en arquebuse qu'en chandelle, de sorte que je sais mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux quarrer les bataillons que les périodes.»

Il faut avouer qu'il eût bien mérité que le public le renvoyât à ses mèches d'arquebuse et à ses bataillons, surtout lorsque Sylvie la bergère, refusant le don du cœur qu'on lui offre, répond, en vraie gourgandine:

Qu'il garde ce beau don, pour moi je le renvoie:
Je ne veux point passer pour un oiseau de proie.
Qui se nourrit de cœurs, et ce n'est mon dessein
De ressembler un monstre ayant deux cœurs au sein.

On en conviendra, Sylvie la bergère a un langage de soldat aux gardes. Il est vrai de dire que l'amoureux Ligdamon s'y prend d'une façon singulière pour se faire adorer, voilà sa déclaration à la bergère:

Lorsque le temps vengeur, qui vole diligent,
Changera ton poil d'or en des filons d'argent,
Que l'humide et le chaud manquant à ta poitrine,
Accroupie au foyer t'arrêteront chagrine;
Que ton front plus ridé que Neptune en courroux,
Que tes yeux enfoncés n'auront plus rien de doux,
Et que, si dedans eux quelque splendeur éclate,
Elle prendra son être en leur bord d'écarlate;
Que tes lèvres d'ébène et tes dents de charbon,
N'auront plus rien de beau, ne sentiront plus bon;
Que ta taille si droite et si bien ajustée,
Se verra comme un temple en arcade voûtée;
Que tes jambes seront grêles comme roseau;
Que tes bras deviendront ainsi que des fuseaux;
Que dents, teint et cheveux restant sur la toilette,
Tu ne mettras au lit qu'un décharné squelette;
Alors, certes, alors, plus laide qu'un démon,
Il te ressouviendra du pauvre Ligdamon.

Parmi les auteurs dramatiques de la même époque, nous citerons: Troterel, qui fit quelques pastorales et deux tragédies dont le succès dura peu de temps; Claude Billard, sieur de Courgenay, d'abord page de la duchesse de Retz, qui écrivit ensuite pour le théâtre et laissa les médiocres tragédies de Gaston de Foix, de Méroué, de Polixène, de Panthée, de Saül d'Alban, de Genèvre et de Henri IV. Dans cette dernière composition, le dauphin, suivi des seigneurs de la cour, se révolte de ce qu'on le trouve trop jeune pour accompagner le roi son père. Ses amis l'approuvent et le chœur des courtisans reprend:

Je ne puis mettre dans ma tête,
Ce malheureux latin étranger
Qui met mes fesses en danger.

Mainfray, auteur d'Hercule, d'Astiage, de Cyrus triomphant, de la Rhodienne, tragédie, et de la Chasse royale, comédie en quatre actes et en vers, jouée en 1625 et contenant, dit le titre, la subtilité dont usa une chasseresse envers un satyre qui la poursuivait d'amour.

Dans une de ses tragédies, intitulée la Perfidie d'Aman mignon et favori d'Assuérus, on trouve le singulier dialogue suivant.

Aman se plaint ainsi de Mardochée qui refuse de lui rendre hommage:

Un certain Mardochée en tous lieux me courrouce.
Il se moque de moi et bien loin me repousse
Comme homme de néant Je lui ferai sentir,
En dedans peu de jours, un triste repentir.
Le gibet est tout prêt; il faut qu'il y demeure,
Et qu'il y soit pendu avant qu'il y soit une heure.

Mardochée arrive, et Aman lui dit:

Ah! te voici, coquin! qui te fait si hardi
D'entrer en cette place? Es-tu pas étourdi?

MARDOCHÉE.

Que veut dire aujourd'hui cet homme épouvantable?
Qui croit m'épouvanter de sa voix effroyable?

As-tu bu trop d'un coup? Tu es bien furieux!
Nul homme n'ose-t-il se montrer à tes yeux?

AMAN.

Oui, mais ne sais-tu pas ce que le roi commande,
Que le peuple m'adore, autrement qu'on le pende?
Et encore oses-tu te montrer devant moi?
Je t'apprendrai bientôt à mépriser le roi.

MARDOCHÉE.

O le grand personnage! Adorer un tel homme!
J'adorerais plutôt la plus petite pomme,
Et ne fait-il pas beau qu'un petit raboteur,
Qu'un homme roturier reçoive un tel honneur?
Tu devrais te cacher, etc.

Borée composa Clorise, Achille, Bevalde, la Justice d'amour, Rhodes subjuguée, Tomyris, tragédies aussi ennuyeuses que longues, se rapprochant des temps barbares du théâtre, mais dans lesquelles on trouve cependant quelques scènes bien dialoguées.

Pierre Mathieu, historiographe de France, donna la Guisarde, ou le triomphe de la Ligue, tragédie dans laquelle on lit ces vers:

Je redoute mon Dieu, c'est lui seul que je crains;
On n'est point délaissé quand on a Dieu pour père.
Il ouvre à tous la main, il nourrit les corbeaux,
Il donne la pâture aux jeunes passereaux, etc.

Évidemment c'est cette pensée que Racine reproduit dans un langage plus élevé et plus noble au commencement d'Athalie.

Nous terminerons cette étude sur les auteurs dramatiques des premières années du dix-septième siècle, par un mot sur Boissin de Gattardon, qui composa d'abord des pièces saintes, telles que le Martyre de sainte Catherine, de saint Eustache et de saint Vincent, et fit ensuite les pièces profanes de Andromède, Méléagre et les Urnes vivantes, ou les Amours de Pholimor et de Polibelle.

Ce poëte est un des plus barbares qui ait jamais existé. On ne comprend pas même aujourd'hui qu'il se soit trouvé dans aucun temps, un public pour accepter et laisser représenter des monstruosités semblables. Les héros de la fable, dans ses tragédies ou ce qu'il décore de ce nom, citent Démosthène, Cicéron, Pline. Les martyres des saints sont des rapsodies dégoûtantes, et n'ont pas même le plaisant de la farce.

Nous n'avons cité que les principaux auteurs du commencement du dix-septième siècle. Le nombre en est beaucoup plus considérable. Quelques-unes des pièces de ceux dont nous n'avons pas prononcé le nom, méritent encore par leur bizarrerie, d'être mentionnées dans cette étude anecdotique.

En 1600, Despanney fit jouer une tragi-comédie intitulée Adamantine, ou le Désespoir, dans laquelle se trouve la scène suivante qui parut aux spectateurs de cette époque, la chose du monde la plus simple et la plus morale.

Un chevalier français, épris d'une princesse étrangère, se jette à ses pieds et parvient à l'émouvoir. Elle lui dit:

—Qui peut à vos douleurs donner de l'allégeance?
—Je n'en puis espérer que par la jouissance.
—Vous voulez, je le crois, de l'honneur abuser?
—Non, mais bien, s'il vous plaît, ce soir vous épouser.

Alors la confidente de la princesse intervient et les fait s'embrasser, puis elle leur dit:

C'est assez, mes amis; sans plus de cavillage,
Donnez-vous, comme époux, la foi du mariage.
Vous êtes mariés; ne reste que la nuit
Pour éteindre vos feux.

Voilà certes une façon commode et des plus lestes de s'unir par les liens du mariage, c'est encore plus expéditif que d'avoir recours au fameux forgeron anglais. Au moyen de quatre vers et d'un jeu de mots, la confidente tranche toute difficulté.

Thulin, en 1629, fit représenter une pièce en un acte sous ce singulier titre: les Amours de la Guimbarde, toute en chanson et en vers gascons. C'est à Béziers que se donna cette œuvre bizarre, l'une des treize comédies insérées dans un livre fort rare aujourd'hui et intitulé: l'Antiquité du Triomphe de Béziers un jour de l'Ascension. Voici, du reste, quelle fut l'origine de ce livre et de ces pièces. La ville de Béziers, assiégée il y a plusieurs siècles, avait été délivrée le jour de l'Ascension. En souvenir de cet heureux événement et pour en conserver la mémoire, on avait institué une fête anniversaire. Ce jour-là, les habitants des environs se rendaient à la procession, et des drames étaient représentés en l'honneur d'un certain capitaine Pépesuc, dont la statue de pierre existait alors dans la ville, et auquel on attribuait en partie la délivrance de Béziers.

Dans Bisatic, tragédie de Magarit Pageau, jouée eu 1600, la fille du roi des Massiliens, éprise de Crassus et désolée de ne pas l'avoir suivi à Rome, s'écrie:

Je te pouvais aider de petite servante,
Sous ton commandement volontiers fléchissante,
Ou bien pour tes rabats blanchement affiner,
Ou bien, en reposant, ton lit encourtiner.

Les autres comédies ou pastorales dont nous pourrions parler, sont en général tellement ennuyeuses ou tellement décolletées par le fond et par la forme, que nous croyons devoir borner là nos citations, d'autant que nous en avons dit assez pour faire comprendre quel était le goût des premières époques dramatiques et les tendances vers la nouvelle. Nous allons voir bientôt le théâtre et le public modifier complétement leur façon d'être, sous la salutaire influence de quelques grands auteurs; mais avant, qu'on nous permette un mot d'adieu aux vieilles Farces qui réjouissaient tant nos pères.

Nous avons salué, dans une de nos études précédentes, l'avènement sur la scène des petites pièces qui remplaçaient ce qui était le vaudeville de la première période théâtrale. Trois honnêtes Parisiens, Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin, acquirent, vers la fin du seizième siècle et dans les trente premières années du dix-septième, une réputation telle, dans la parodie et la farce, que leurs pièces prirent insensiblement le nom de l'un d'eux et furent appelées Turlupinades. Les trois quarts du temps ces turlupinades n'étaient que de mauvais jeux de mots, des pointes et des équivoques accommodées au gros sel; mais elles avaient le don de faire courir tout Paris. Du reste, cela n'est pas bien étonnant, puisque aujourd'hui, en France, il n'y a pas de tréteaux de saltimbanques devant lesquels les paillasses et les jocrisses, turlupins modernes, n'attirent, dans les foires, un nombreux public.

La trinité Garguille, Guillaume et Turlupin ne descendait pas de la cuisse de Jupiter, ils étaient tout simplement garçons boulangers au faubourg Saint-Laurent, à Paris, en l'an de grâce 1583, lorsque l'idée leur vint qu'ils avaient des talents transcendants comme acteurs. Une irrésistible passion les poussant vers les planches, ils abandonnèrent le pétrin pour les tréteaux. Ils se mirent à composer des pièces ou fragments de pièces d'un comique à eux. Le public (peuple et bourgeois de Paris) accueillit par un gros rire ces grosses facéties, et bientôt, leur réputation s'étant étendue, ce fut à qui, dans la ville, se précipiterait aux turlupinades des trois amis. Ils prirent des costumes en rapport avec leur caractère et leur physique.

Gauthier-Garguille, selon le sujet de leurs farces, représentait soit le maître d'école, soit un savant, débitant d'un air bien bête les chansons composées par lui.

Gros-Guillaume, d'une corpulence telle qu'il était toujours garotté par deux ceintures, ce qui le faisait ressembler à un tonneau cerclé; Gros-Guillaume, disons-nous, avait adopté les rôles de l'homme sentencieux. Il ne portait point de masque, comme c'était encore l'usage à cette époque, mais il se couvrait la figure de farine si adroitement ménagée, qu'en remuant un peu les lèvres il blanchissait tout à coup ceux auxquels il parlait. Par une bizarrerie singulière, ce malheureux était affecté d'une cruelle infirmité, et cette infirmité contribuait souvent à son succès. Il avait la pierre; il entrait quelquefois en scène, souffrant le martyre et son visage accusant la douleur; sa contenance triste, ses yeux baignés de larmes contrastant avec ses rôles plaisants et ses lazzis, réjouissaient outre mesure les nombreux spectateurs dont pas un ne soupçonnait la vérité. Il vécut jusqu'à quatre-vingts ans, malgré cette infernale maladie, et sa mort, dont nous parlerons plus loin, eut une cause à peu près accidentelle.

Turlupin, tantôt valet, tantôt intrigant et filou, jouait avec feu comme on eût dit de nos jours; en argot de théâtre, il brûlait la planche. Il lançait à tout instant des pointes et des bons mots; bref, c'était le paillasse de la troupe, et l'on sait que pour être un amusant paillasse, il faut avoir non-seulement de l'entrain, mais de l'esprit.

Ces trois hommes louèrent un petit jeu de paume à la porte Saint-Jacques, à l'entrée de ce qui était alors le fossé de l'Estrapade. Ils se firent un théâtre portatif dans le genre, mais sur une plus grande échelle, de celui du fameux Guignol de nos jours, ils y adaptèrent des toiles de bateaux peintes en guise de décorations; puis, deux fois dans les vingt-quatre heures, dans l'après-midi et le soir, ils jouaient, moyennant une redevance de 12 deniers par spectateurs.

La vogue devint telle à leur théâtre, que les acteurs de l'hôtel de Bourgogne en conçurent de la jalousie, puis finirent par se plaindre au cardinal de Richelieu, prétendant que ces trois bateleurs, comme ils les appelaient, allaient sur leurs brisées et leur causaient un véritable préjudice.

Richelieu, qui aimait beaucoup le théâtre et que dévorait la manie d'être lui-même auteur dramatique, fut bien aise d'avoir un prétexte pour assister à une turlupinade. Il déclara qu'il voulait juger du différend en connaissance de cause, et fit venir les trois amis au Palais-Royal, alors Palais-Cardinal. On leur donna l'ordre de jouer dans une alcôve. Ils imaginèrent une scène comique dans laquelle Gros-Guillaume, en femme, cherche à apaiser la colère de Turlupin, son mari. Ce dernier, le sabre à la main, va couper la tête à sa malheureuse moitié, lorsqu'elle s'avise de l'adjurer par la soupe aux choux qu'elle lui a fait manger la veille. A ce souvenir, le sabre tombe des mains du mari offensé, qui s'écrie: «Ah! la carogne, elle m'a pris par mon faible, la graisse m'en fige encore sur le cœur.» Cette scène, qui dura une heure, et dans laquelle les deux pauvres diables se surpassèrent, amusa tellement Richelieu, le fit rire à tel point, qu'il prit leur parti contre les acteurs de l'hôtel de Bourgogne et qu'il ordonna à ces derniers de s'associer les trois amis, disant qu'on sortait toujours triste de leur théâtre et qu'avec le secours de ces braves gens il n'en serait plus de même.

Voici une autre des principales turlupinades de cette époque. Gauthier-Garguille déblatère contre les servantes; il est obligé, dit-il, d'en changer tous les huit jours. Il termine la nomenclature de leurs défauts par le chapitre de la malpropreté et prétend qu'il a trouvé les siennes se peignant au-dessus de la marmite. Turlupin répond qu'il n'est pas étonnant alors qu'il y ait toujours des cheveux dans sa soupe, puis il ajoute qu'il en a une à lui donner qui est un vrai phénix, car elle ne se peigne jamais qu'à la cave.

Ces deux citations peuvent faire comprendre que les Turlupinades avaient bien de l'analogie avec les scènes de paillasse dont les masses populaires sont encore avides pendant les fêtes et dans les foires.

Le facétieux trio de boulangers devenus artistes, entra donc, par ordre de Son Éminence le Grand Cardinal, au théâtre de l'hôtel de Bourgogne; mais ce fut là sa perte. Un beau jour, Gros-Guillaume eut la hardiesse de contrefaire un magistrat affligé d'un tic très-désagréable. Il eut l'adresse, ou si l'on veut, la maladresse de le si bien contrefaire, qu'il était impossible de s'y méprendre. Personne ne s'y méprit, en effet, le public rit beaucoup; mais les magistrats ne trouvèrent pas la chose plaisante, et le pauvre artiste fut décrété de prise de corps ainsi que ses deux compagnons en Turlupinades. Cette arrestation tourna au tragique, Garguille et Turlupin s'évadèrent; mais Gros-Guillaume fut arrêté, mis au cachot. Il eut un tel saisissement qu'il en mourut. La douleur que ressentirent les deux autres membres de l'inséparable trio fut si grande, lorsqu'ils apprirent la mort de leur ami, que, dans la même semaine, l'un et l'autre descendirent au tombeau. Ils n'avaient pas fait d'élèves. Avec eux s'éteignirent, en 1634, les Turlupinades du vrai Turlupin; mais le nom subsista et les farces ne sont pas prêtes à disparaître en France. Pour un Gros-Guillaume, un Garguille, un Turlupin du dix-septième siècle, il y a, au dix-neuvième, des milliers de paillasses qui n'ont cessé de continuer leur genre sur tous les théâtres ambulants du monde.

Terminons cet exposé de ce qu'on appelait la Farce dans les premières périodes théâtrales, par le récit suivant de l'une d'elles, récit emprunté à un auteur qui vivait au temps de Charles IX:

«En l'an 1550, au mois d'août, un avocat tomba en telle mélancolie et aliénation d'entendement, qu'il disait et croyait être mort. A cause de quoi il ne voulut plus parler, rire, ni manger, ni même cheminer, mais se tenait couché. Enfin il devint si débile, qu'on attendait d'heure à heure qu'il dût expirer; lorsque voici arriver un neveu de la femme du malade, qui, après avoir tâché de persuader son oncle de manger, ne l'ayant pu faire, se délibéra d'y apporter quelque artifice pour sa guérison. Par quoi il se fit envelopper, en une autre chambre, d'un linceul à la façon qu'on agence ceux qui sont décédés, pour les inhumer, sauf qu'il avait le visage découvert, et se fit porter sur la table de la chambre où était son oncle, et se fit mettre quatre cierges allumés autour de lui. Somme, la chose fut si bien exécutée, qu'il n'y eut personne qui eût pu se contenir de rire: même la femme du malade, combien qu'elle fût fort affligée, ne s'en put tenir, ni le jeune homme inventeur de cette affaire; apercevant aucuns de ceux qui étaient autour de lui, faire laides grimaces, se prit à rire. Le patient, pour qui tout cela se faisait, demanda à sa femme qui c'était qui était sur la table, laquelle répondit que c'était le corps de son neveu décédé; mais, répliqua le malade, comment serait-il mort, vu qu'il vient de rire à gorge déployée? La femme répond que les morts riaient. Le malade en veut faire l'expérience sur soi, et, pour ce, se fait donner un miroir, puis s'efforça de rire, et connaissant qu'il riait, se persuada que les morts avaient cette faculté, qui fut le commencement de sa guérison. Cependant le jeune homme, après avoir demeuré environ trois heures sur cette table étendu, demanda à manger quelque chose de bon. On lui présenta un chapon qu'il dévora avec une pinte de bon vin; ce qui fut remarqué du malade, qui demanda si les morts mangeaient. On l'assura que oui; alors il demanda de la viande qu'on lui apporta, dont il mangea de bon appétit. Et somme, il continua à faire toutes actions d'homme de bon jugement, et peu à peu cette cogitation mélancolique lui passa. Cette histoire fut réduite en Farce imprimée, laquelle fut jouée un soir devant le roi Charles IX, moi y étant.»

Voici le singulier titre d'une farce représentée en 1558: les Femmes Salées, en un acte, en vers, à cinq personnages, par un anonyme, jouée par les Enfants Sans Souci, imprimée en caractères gothiques, ou discours facétieux des hommes qui font saler leurs femmes à cause qu'elles sont trop douces.

IV

COMÉDIE-FRANÇAISE.

DE 1600 A 1789.

Le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne et celui du Marais, en 1600.—Les deux théâtres du Palais-Cardinal.—Celui du jeu de paume de la rue Michel-le-Comte (1633).—Mélite, première comédie de Corneille (1625).—Rotrou, de 1609 à 1650.—Caractère de son talent.—Ses compositions dramatiques.—Les Occasions perdues (1631).—Venceslas (1648).—Anecdote relative à cette tragédie.—L'acteur Baron.—Cosroës retouché par M. d'Ussé.—Emprunt fait à Rotrou par plusieurs auteurs dramatiques.—Transformations diverses subies par les théâtres de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais, depuis 1600.—Deux troupes françaises à Paris jusqu'en 1641.—L'illustre théâtre de Molière.—Troisième troupe, celle de Molière à la salle du Petit-Bourbon, en 1642, sous le nom de troupe de Monsieur. Elle devient troupe du Roi en 1665.—Elle s'installe à la salle du Palais-Royal.—Trois troupes françaises jusqu'en 1673, à la mort de Molière.—Fusion de la troupe de Molière, partie dans celle de l'Hôtel de Bourgogne, partie dans celle du Marais.—La troupe du Marais dans la rue Guénégaud.—Réunion des deux troupes françaises, le 21 octobre 1680, et formation de la troupe de la Comédie-Française ou troupe du Roi.—Elle est installée d'abord dans la rue Guénégaud, puis au jeu de Paume de la rue Saint-Germain-des-Prés.—Ouverture de cette salle, le 18 avril 1689.—Période de 1689 à 1770.—Lutte avec les théâtres forains.—Anecdotes.—Dancourt, directeur de la Comédie, fait valoir les priviléges exclusifs de la troupe et obtient divers décrets contre les théâtres forains (1710).—Règlement du 18 juin 1757.—La Comédie-Française, de 1770 à 1782, aux Tuileries.—De 1782 à 1799 à l'Odéon.—Depuis 1799, à la salle de Richelieu.—Modifications dans le costume théâtral.—Réflexions.—Suppression des banquettes sur la scène, 1760.—Réflexions.

Plus les compositions dramatiques s'épuraient et plus le goût du théâtre s'étendait. Le public se pressait en foule aux représentations théâtrales, et le nombre des auteurs augmentait dans une proportion notable. Il résulta de ce penchant déclaré du Parisien, et nous pourrions dire des habitants de la France entière, que bientôt, malgré les bateleurs ambulants et les turlupins, malgré la Comédie italienne, dont nous parlerons plus loin, on reconnut que la seule troupe de l'Hôtel de Bourgogne n'était pas suffisante à Paris.

En conséquence, en 1600, cette troupe se partagea. Une partie des comédiens conserva son premier théâtre, l'autre en éleva un second au Marais; il y eut donc, dès le commencement du dix-septième siècle, deux salles de spectacle à Paris, sans compter, comme nous l'avons dit, les tréteaux et le théâtre nomade de la troupe italienne, qui jouait assez habituellement à l'Hôtel du Petit-Bourbon depuis 1577. Cette dernière troupe subit des vicissitudes sans nombre que nous raconterons.

A la même époque, Richelieu, possédé de la fureur des représentations théâtrales, fit construire dans son propre palais, deux salles: une petite, pouvant contenir six cents personnes et où l'on jouait les pièces représentées au Marais; et une autre, d'apparat, pouvant recevoir deux mille spectateurs et qui plus tard fut donnée à la troupe de Molière. Mais ces deux salles n'étaient pas ouvertes au public.

En 1625, une aventure bien ordinaire, bien banale, faillit doter Paris d'un troisième théâtre permanent, et dota la scène française du plus grand génie qui se fût encore révélé au point de vue de l'art dramatique. Un jeune homme de Rouen avait un ami, il le mène chez une jeune personne dont il est fort épris. La jeune personne trouve l'ami à son goût et repousse le pauvre amoureux. L'ami se nommait Pierre Corneille. L'aventure lui paraît fort agréable, et si plaisante, qu'il en fait une charmante comédie. Il la met au théâtre sous le nom de Mélite (nom qui fut donné plus tard à la jeune personne, cause première de la première étincelle du génie du grand Corneille). La comédie a un succès fou, si bel et bien que la salle ne pouvant suffire au public, une nouvelle troupe de comédiens s'organise, demande et obtient du lieutenant civil la permission de s'entendre avec le propriétaire du Jeu de paume de la Fontaine, rue Michel-le-Comte, pour louer son établissement et y organiser une salle de spectacle. La permission était accordée pour deux ans; mais à peine la nouvelle troupe eut-elle ouvert son théâtre, qu'une affluence telle se porta aux représentations de la Mélite de Corneille, que la rue Michel-le-Comte, alors composée de vingt-quatre hôtels, rue courte et étroite, fut pour ainsi dire interceptée pendant la majeure partie du jour. De là les réclamations des habitants affirmant que souvent ils ne pouvaient rentrer que de nuit chez eux, se plaignant de rester en butte aux sots propos des laquais et aux entreprises plus dangereuses des filous. Bref, l'affaire fut déférée au Parlement qui, par arrêt du 22 mars 1633, fit défendre aux comédiens du Jeu de paume de la Fontaine, de représenter aucune pièce, jusqu'à ce qu'autrement en fût ordonné; or il n'en fut pas autrement ordonné, et le troisième théâtre de Paris mourut en naissant.

Avant de parler du grand Corneille, un mot de celui qu'il appelait son père en art dramatique, de Rotrou, dont les leçons lui furent fort utiles et qui, presque seul des poëtes du temps de Richelieu, eut la loyauté et le courage de refuser de condamner le Cid (ce chef-d'œuvre de la tragédie à cette époque), malgré les ordres injustes du cardinal-ministre. C'est de Rotrou que Corneille disait plus tard: «Lui et moi, nous ferions subsister des saltimbanques,» voulant exprimer que, jouées par de mauvais acteurs, leurs pièces auraient encore du succès, et il avait raison.

Rotrou mérite une étude spéciale, car il est le trait d'union entre la tragédie primitive dégrossie à la fin du seizième siècle, et la tragédie digne de ce nom, inaugurée par Corneille et continuée par Racine et par Voltaire.

Né à Dreux en 1609, Rotrou, doué d'une facilité prodigieuse, se distingua très-vite, par ses œuvres dramatiques, des poëtes qui l'avaient précédé. Le cardinal de Richelieu, en quête de littérateurs de talent pour les confisquer au profit de sa gloire (ce à quoi il n'a guère réussi), le choisit, bien qu'il fût encore fort jeune, pour se l'attacher, et s'il ne le fit pas admettre à l'Académie française, c'est que l'on n'y recevait que les hommes ayant leur résidence fixe à Paris, et que Rotrou refusa toujours de quitter Dreux, où il mourut à l'âge de quarante et un ans.

Rotrou fit représenter plus de trente-cinq pièces au théâtre, en vingt-deux années, puisque sa première, la Bague de l'oubli, est de 1628, et sa dernière don Lopez de Cardone, est de 1650. Corneille avait en grande estime les œuvres de ce poëte dramatique, et, en effet, le premier, il a rendu la tragédie à sa véritable signification; le premier, il a introduit dans sa composition la régularité. Surpassé et bien distancé par Corneille, il a prouvé par plusieurs productions pleines de goût et d'intérêt, qu'il eût pu approcher beaucoup de celui qui se disait son fils, si sa trop grande facilité ne l'eût pas rendu trop coulant dans le choix de ses sujets. Une autre cause de la faiblesse d'un grand nombre de ses œuvres, fut la passion du jeu, qui le mettait souvent dans l'embarras. Pour se tirer des fausses positions où il se trouvait tout à coup, il fallait une comédie nouvelle. Eu quelques jours, la comédie faisait son entrée au théâtre et réparait les pertes du jeu; mais le travail se ressentait forcément de la rapidité du poëte et de la préoccupation du joueur. Rotrou, comme les maîtres qui vinrent après lui, Corneille, Racine, Molière, puisa aux sources pures des Grecs et des Romains. Les théâtres italiens et espagnols lui fournirent aussi des comédies agréables. Si ses tragi-comédies se ressentent du goût de l'époque et ne sont guère, comme toutes les pièces de ce genre, que des romans dialogués, mal construits et surchargés de personnages épisodiques inutiles au sujet, il y a du moins plusieurs de ses comédies qui sont bien conduites. Ses tragédies de Venceslas, d'Antigone, d'Hercule mourant, de Bélisaire, d'Iphigénie et de Cosroës ont du mérite, même à côté de celles de Pierre Corneille. Si l'on trouve dans ses compositions des vers secs, durs, allant quelquefois jusqu'au barbare et au burlesque (ce qui ne déplaisait pas encore au public d'alors), on y rencontre aussi des vers aisés, naturels, coulants, exprimant de belles pensées.

Dans les Occasions perdues, représentée en 1631, il y a une scène de bonne comédie qui ne serait pas déplacée de nos jours.

La reine de Naples éprise de Cloriman, mais ne voulant voir ce dernier que par l'entremise d'Isabelle sa confidente, la charge de le séduire pour elle, et lui dit:

—Feins de brûler pour lui d'une ardeur sans seconde
—Mais en feignant, Madame, un feu si véhément,
Il faut donc me résoudre à perdre mon amant?
—Simple, qui ne sait pas qu'à la fille avisée,
Abuser tous les cœurs est une chose aisée.
Telle en trahit un cent, et se fait aimer d'eux;
Et tu n'espères pas d'en pouvoir tromper deux?

Isabelle s'empresse d'expliquer à la reine comment elle s'y prendra pour toucher le cœur de Cloriman:

Mes yeux, pour commencer, apprendront de ma glace,
Avec quels mouvements ils auront plus de grace.
Par quels ris je pourrai m'acquérir plus de vœux,
Et par quelle frisure embellir mes cheveux.
Pour rendre à mes désirs son âme résignée,
S'il vous plaît, j'emploierai le fard et la saignée.
Mes mains emprunteront la blancheur des onguents:
Je veux, pour les polir, avoir au lit des gants.
Je consens qu'un tailleur inventif et fidèle,
Pour me rendre le port et la taille plus belle
N'épargne en mes habits ni baleine, ni fer,
Et me serre le corps jusques à m'étouffer.
Je parlerai toujours de soupirs et de flamme
A ce jeune étranger qui vous a ravi l'âme.
Je n'épargnerai point les pas de cent valets,
Et mille cœurs navrés empliront mes poulets.
Je m'y qualifierai du nom de prisonnière;
Lui, du nom de mon tout, de ma seule lumière.
Ce ne seront qu'amours, que soupirs et que vœux;
Je les cachetterai de mes propres cheveux.
Je verserai des pleurs; il me verra malade,
Si quelqu'autre en obtient seulement une œillade.
—Ma mignonne, tout beau: c'est trop bien m'obéir.
En pensant m'obliger, tu pourrais me trahir.

Le chef-d'œuvre de Rotrou est sa tragédie de Venceslas, jouée en 1648, deux ans avant sa mort, retouchée en 1759, plus d'un siècle après lui, par M. Marmontel, et donnée la seconde fois à la scène avec beaucoup moins de succès que la première. Rotrou venait à peine de terminer le dernier acte de son Venceslas, dont il était, avec raison, fort satisfait, qu'il fut se livrer à sa passion du jeu. La chance lui étant défavorable, il perdit une somme assez peu élevée, mais enfin qu'il ne put payer de suite. On l'arrêta, on le conduisit en prison. Le malheureux poëte ne savait où donner de la tête, lorsqu'il songea à son Venceslas.

Il envoya chercher les comédiens et leur offrit sa tragédie pour vingt pistoles. Ce n'était pas cher; on s'empressa d'accepter, il sortit de prison, et la pièce eut un succès tel que les acteurs lui firent un beau présent. C'est par le rôle de Venceslas que Baron, le célèbre comédien, fit sa seconde rentrée au théâtre, trente ans après l'avoir abandonné, et c'est par ce même rôle qu'il quitta la scène pour n'y plus paraître. Il était temps, car il ne put achever son rôle. Il avait à peine déclamé ce vers:

Si proche du cercueil où je me vois descendre.

que son asthme l'empêcha de continuer.

Plus d'un poëte venu longtemps après Rotrou, lui emprunta des pensées, des vers et même des scènes et des pièces. Ainsi, outre son Venceslas repris par Marmontel, Regnard, en 1705, se servit de ses Ménechmes, joués en 1632; Racine utilisa, dans sa Thébaïde, l'Antigone représentée en 1638; Tristan retoucha son Amarillis; M. d'Ussé fit de même en 1704, pour Cosroës donné au théâtre en 1648. Il est vrai de dire que dans cette dernière tragédie, les plus beaux vers sont du second auteur, comme, par exemple, ceux-ci dans une scène du quatrième acte:

Fatale illusion, fantôme de grandeur,
Éblouissant éclat dont brille une couronne!
Pourquoi, malgré moi-même, embrasez-vous mon cœur?
Que ne me quittez-vous quand je vous abandonne.
Cessez, honneur, de me donner des lois;
Votre grandeur n'est qu'un passage
Que le Destin, toujours volage,
Abat et relève à son choix;
Et la pompe qui suit les rois
N'est rien qu'un brillant esclavage.

Enfin, l'Amphitryon de Molière, joué en 1668, a, on n'en saurait disconvenir, un grand air de famille avec les Sosies de Rotrou, représentés trente ans plus tôt.

Rotrou, qui aimait beaucoup Corneille et qui appréciait le génie de ce grand homme, imagina une singulière façon de faire l'éloge de l'auteur de Cinna. Dans sa tragédie de Saint-Genest, Dioclétien, après avoir loué sur ses talents, le plus grand comédien de son époque, lui demande quelles? sont les pièces qui ont le plus de succès. L'acteur répond:

Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,
Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,
A qui les rares fruits que la Muse produit,
Ont acquis sur la scène un légitime bruit,
Et de qui certes l'art, comme l'estime, est juste,
Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste.
Les poëmes sans prix, où son illustre main,
D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain
Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre, Et sont aujourd'hui l'âme et l'amour du théâtre.

Nous avons expliqué, dans un de nos chapitres précédents, comment la foule qui se pressait aux représentations dramatiques, avait amené les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, en 1600, à se séparer en deux troupes, ce qui avait donné naissance à une seconde scène élevée au Marais. Nous avons dit également qu'au commencement du dix-septième siècle, le cardinal de Richelieu, emporté par sa passion pour le théâtre, avait fait construire dans son propre palais deux salles de spectacle, une grande et une petite.

En 1641, Molière, ou plutôt Poquelin (car c'était son véritable nom), entra dans une des nombreuses sociétés particulières qui, à cette époque, se faisaient un divertissement domestique de jouer la comédie. Cette société acquit bientôt une certaine célébrité sous le nom de l'Illustre Théâtre. Beaucoup de princes et de grands personnages la faisaient venir dans leurs hôtels. Après avoir parcouru quelque temps la province avec cette Société, ou si l'on veut avec cette troupe, Molière revint à Paris, fut assez heureux pour avoir accès auprès de Monsieur, qui le présenta au Roi et à la Reine-Mère, et pour être appelé à jouer en présence de Leurs Majestés dans la salle des gardes du vieux Louvre. Bientôt Louis XIV, fort satisfait des talents de la troupe de Molière et des comédies composées par son chef, accorda à ces acteurs la salle du Petit-Bourbon, pour y fonder une troisième troupe dramatique sous le nom de troupe de Monsieur. En 1665, les comédiens de Monsieur devinrent comédiens du Roi, avec 7,000 livres de pension, et ils s'établirent à la salle du Palais-Royal.

Les trois théâtres, c'est-à-dire: celui de l'Hôtel de Bourgogne, le plus ancien de tous; celui du Marais, fondé, ou si l'on veut détaché du premier en 1600; et enfin celui du Palais-Royal de création récente, subsistèrent et jouèrent séparément jusqu'à la mort de Molière en février 1673. Les acteurs de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais interprétaient de préférence la tragédie, ceux du Palais-Royal la comédie.

Lorsque la troupe de Molière eut perdu son chef, c'est-à-dire l'âme de la société, elle ne put se soutenir et se divisa. Une partie du personnel s'unit à l'Hôtel de Bourgogne, l'autre se joignit au théâtre du Marais. Il n'y eut donc plus à Paris que deux théâtres où étaient représentées les tragédies et les comédies françaises.

La troupe du Marais quitta bientôt son établissement pour en fonder un autre rue Guénégaud. Louis XIV ordonna d'y transporter les loges, les décorations et tout le matériel encore dans la salle du Palais-Royal et ayant servi à la troupe de Molière.

La troupe de l'Hôtel de Bourgogne et celle du théâtre Guénégaud restèrent distinctes et séparées jusqu'au 21 octobre 1680. Ce jour-là, elles furent réunies par ordre de Louis XIV, en sorte qu'à dater de ce moment, il n'y eut plus qu'une troupe, celle de la Comédie-Française, dite troupe du Roi, qui fut seule chargée de représenter les comédies et les tragédies. Le nombre des acteurs fut déterminé, les bénéfices distribués au prorata des talents. Les artistes obtinrent certains priviléges. Les uns furent dispensés du service, les autres eurent des pensions. Une ordonnance royale affecta 12,000 livres à cette nouvelle société, dont toute l'administration fut réglée par ordonnance royale.

C'est donc du 21 octobre 1680 que date réellement la Comédie-Française; cependant elle fut organisée sur de nouvelles bases, près d'un siècle plus tard, après avoir passé par diverses phases.

La Comédie-Française fut d'abord installée au théâtre de la rue Guénégaud; mais la proximité du collége Mazarin étant chose gênante et pour le collége et pour le théâtre, Louis XIV prescrivit aux acteurs d'abandonner cette salle et de chercher un autre emplacement pour leurs représentations. La société fit l'acquisition du jeu de paume de la rue Saint-Germain-des-Prés et de deux maisons voisines. Sur les dessins de François d'Orbay, architecte, jouissant d'une réputation méritée, on bâtit l'hôtel dit des Comédiens du roi. Ces derniers en firent l'ouverture le 18 avril 1689, lundi de pâques, par la tragédie de Phèdre de Racine. La dernière représentation donnée sur ce théâtre eut lieu en 1770. On y joua dans cette soirée Béverley et le Sicilien. L'acteur d'Allainval annonça au public le changement qui allait s'opérer par la petite allocution suivante:

«Le Théâtre-Français touche enfin à l'époque la plus flatteuse qu'il pouvait espérer. Le gouvernement daigne fixer un moment son attention sur lui, et s'occupe des moyens de faire élever un monument digne des chefs-d'œuvre des hommes de génie qui vous ont fait l'hommage de leurs veilles. La scène lyrique vient d'offrir à vos yeux les ressources de l'architecture; vous avez rendu justice au travail de l'artiste célèbre qui a eu le courage de s'écarter des routes d'une imitation servile, et qui a été assez heureux de vous plaire, en osant innover. Il est temps que les mânes de Corneille, de Racine et de Molière viennent contempler les changements dont le théâtre est susceptible, et nous dire: «Voilà le temple où nous aurons à être honorés. Il est temps enfin de faire cesser les reproches très-fondés des autres nations jalouses de la gloire de la nôtre.» Accoutumés depuis longtemps à votre bienveillance, nous ne cesserons jamais de vous donner des preuves de notre empressement à vous offrir des productions dignes de vos suffrages. C'est dans ces sentiments que nous quittons un théâtre où vous avez tant de fois secondé nos efforts. Pénétrés de la plus vive reconnaissance pour les bontés dont vous daignez nous honorer, nous osons vous en demander la continuation sur la nouvelle scène que nous allons occuper.»

Pendant la période de 1689 à 1770, la Comédie-Française eut à supporter quelques vicissitudes, malgré la protection dont elle était l'objet de la part du gouvernement royal. Ainsi, vers le commencement du dix-huitième siècle, le peu d'empressement que les Comédiens mettaient à plaire au public, leurs négligences, leurs discussions intestines, la pauvreté des ouvrages qu'ils acceptaient d'auteurs médiocres, après les grandes et belles productions de Corneille, de Racine, de Molière, avaient fait tomber leur théâtre dans un discrédit dont il ne semblait pas devoir se relever facilement. Leur spectacle était entièrement désert et, par contre, le public, même les grands seigneurs et la cour, se pressaient aux spectacles forains. La Comédie-Italienne avait pris le dessus sur la Comédie-Française. Quelques parodies, quelques pièces légères, quelques vaudevilles amusants, joués aux Italiens, avaient fait entièrement déserter la première scène française. Les choses étaient en cet état en 1710 et la scène des Italiens abondait en critiques plus ou moins spirituelles sur l'état d'abandon dans lequel on laissait la Comédie-Française, ce n'étaient que quolibets, que pointes épigrammatiques, que parodies du répertoire de la troupe du roi, quand le directeur de la Comédie-Française, Dancourt, voulut essayer de ramener les Parisiens dans sa salle. Mais au lieu de comprendre que la scène française ne doit briller et attirer les gens d'esprit que par des compositions dramatiques de bon aloi, par des tragédies ou par des comédies d'auteurs de mérite, de poëtes de talent, Dancourt imagina de sacrifier au goût du jour. Il résolut de faire représenter un divertissement dans lequel on verrait Arlequin et Scaramouche. Il proposa le rôle d'Arlequin à La Thorillière. Longtemps cet excellent acteur refusa de condescendre à ce qui lui semblait être une véritable platitude. Pressé par Dancourt, il finit cependant par accepter le rôle de Mezzetin[10]. On se détermina à travailler au divertissement. Le sujet fut tiré de la situation même dans laquelle se trouvait alors la Comédie-Française. On l'intitula la Comédie des Comédies. Dancourt composa la pièce, fit faire quelques airs par Gilliers, et on l'offrit aux Parisiens. Les Parisiens montrèrent plus d'intelligence que les Comédiens, en ne faisant pas fête à ce spectacle de mauvais goût[11].

Par opposition, le théâtre de la foire Saint-Laurent fit représenter une espèce de prologue de Lesage, Fuzelier et d'Orneval, intitulé les Comédiens Corsaires. Dans cette petite pièce, les comédiens de la foire se plaignaient de ce qu'on leur enlevait leurs chants et leurs danses. Un des personnages de cette farce était une actrice de la Comédie-Italienne arrivant en scène et chantant ce couplet:

Au mépris de notre gloire,
Ces petits esprits follets
Ne demandent que couplets,
Que musique, vraiment voire!
Ils feraient, ces Messieurs-là,
Si on voulait les en croire,
Ils feraient, ces Messieurs-là,
Danser et Phèdre et Cinna.

Alors un acteur de la troupe du roi paraissait et, pour justifier le nouveau genre adopté par la Comédie-Française, il déclamait:

Depuis qu'aux Tabarins les foires sont ouvertes,
Nous voyons le préau s'enrichir de nos pertes;
Et là, les spectateurs, de couplets altérés,
Gobent les mirlitons qui les ont attirés:
Ils y courent en foule entendre des sornettes;
Nous, pendant ce temps-là, nous grossissons nos dettes.
Molière, et les auteurs qui l'ont suivi de près,
De nos tables jadis ont soutenu les frais;

Mais vous le savez tous, notre noble comique
Présentement n'est plus qu'un beau garde-boutique;
Lorsque nous le jouons, quels sont nos spectateurs?
Trente contemporains de ces fameux auteurs...
Ainsi donc, nous devons, sans tarder davantage,
Pour rappeler Paris, donner du batelage.
Si vous me demandez où nous l'irons chercher;
Amis c'est aux forains que nous devons marcher.

Voyant que la Comédie-Française n'avait pas même le privilége, avec de mauvaises pièces faites à la mode, de lutter contre les lazzis des théâtres forains, Dancourt trouva un autre expédient, celui de faire valoir le privilége exclusif de la troupe et d'en demander la stricte exécution en justice.

Plusieurs sentences et divers arrêts furent en effet rendus dans ce sens, mais sans être exécutés. Enfin le Parlement se mêla du procès et fit défense aux théâtres de la foire de faire servir leurs établissements à d'autres usages qu'à ceux de leur profession, permettant, en cas de contravention, de démolir leurs salles de spectacles. Les petits théâtres voulurent encore lutter et les comédiens du roi firent abattre plusieurs salles. Un nouvel arrêt du conseil en date du 17 mars 1710 confirma celui du Parlement.

Le 18 juin 1757, un règlement pour la Comédie-Française fut promulgué, lequel annulait tout ce qui avait été décrété jusqu'alors concernant ce théâtre, formé en France, dit le préambule royal, par les talents des plus grands auteurs.

Quarante articles réglaient tout ce qui avait rapport: 1o A l'administration, aux parts bénéficiaires des acteurs, à leurs devoirs, à leurs droits, à leurs pensions de retraite; 2o aux retenues pour l'Hôpital général, pour l'Hôtel-Dieu, pour le traitement des employés; 3o à la tenue des archives; 4o à la composition du conseil de la troupe, et enfin à tout ce qui concernait l'organisation complète de cette société.

La Comédie-Française était à la disposition du roi. Elle jouait habituellement à la cour depuis la Saint-Martin jusqu'au jeudi d'avant la Passion, et lorsque la famille royale allait à Fontainebleau, une partie de la troupe s'y rendait également. Chaque sujet avait un supplément. Une assemblée générale avait lieu tous les lundis à l'hôtel de la Comédie, et c'était alors que les auteurs présentaient leurs pièces, qui devaient être examinées par l'assemblée.

En 1770, les comédiens ordinaires du roi s'établirent dans la salle des Tuileries où ils jouèrent jusqu'à l'année 1782, pendant que l'on construisait pour eux le théâtre de l'Odéon où ils restèrent de 1782 à 1799.

La salle de l'Odéon, bâtie par ordre de Louis XVI, d'après les plans des architectes Peyre, Lainé et Vailly, fut incendiée en 1799 et la Comédie-Française s'installa, à la suite de cet événement, au théâtre de la rue Richelieu, où elle se trouve encore aujourd'hui. Cette salle de la rue Richelieu avait été commencée en 1787, aux frais du duc d'Orléans. Terminée au bout de trois ans, la troupe des Variétés-Amusantes l'avait occupée en 1790, pour la céder, en 1799, aux comédiens français. L'Odéon, brûlé en 1799, reconstruit sur ses anciennes fondations par décision du Premier Consul, servit à la troupe de M. Picard. Le feu détruisit une seconde fois cette belle salle le 20 mars 1818. Louis XVIII la fit encore rebâtir et annexa la troupe qui en exploitait le privilége à la Comédie-Française, l'autorisant à y représenter les tragédies, les drames et les comédies données sur la scène française.

Pendant la période de 1710 à 1799, la Comédie-Française, devenue la première scène du monde, introduisit d'importantes et très-utiles améliorations dans ses habitudes intérieures. Elle arriva successivement, ainsi que nous allons le raconter, à la réforme complète des costumes, à leur appropriation à l'époque, de façon à ce que les paroles ne fussent plus un anachronisme chronique avec les vêtements. Elle obtint (à grand'peine, il est vrai), mais enfin, elle obtint la liberté de l'emplacement sur lequel est représentée la pièce jouée par les acteurs.

Jusqu'en l'année 1727, les acteurs et actrices disaient leurs rôles vêtus comme ils l'étaient dans la vie habituelle. On comprend combien cela nuisait à l'illusion, et quel ridicule en fût même résulté, si les yeux n'eussent été depuis longtemps façonnés par l'usage à cette bizarre disparate. A l'une des reprises de la tragédie de Campistron, Tiridate, en 1727, Mlle Lecouvreur, excellente actrice et femme de goût, commença une petite réforme dans le costume; mais comme les choses, même les plus simples et les plus naturelles, ne se modifient pas en un jour, au lieu d'adopter pour elle et pour ses camarades de théâtre le vêtement spécial à l'œuvre dramatique représentée, elle ne fit que changer le costume de ville en costume de cour, c'est-à-dire qu'elle parut sur la scène en robe à queue traînante et à paniers, comme en portaient les grandes dames au commencement du dix-huitième siècle. Cette nouveauté fut approuvée du public.

Il n'en est pas moins vrai que pendant plus de trente années encore, on vit à la Comédie-Française les femmes des consuls romains et des héros grecs en robes bouffantes, la tête surmontée d'énormes coiffures inventées souvent par le mauvais goût de l'actrice. Les artistes de l'époque pensaient avoir bien mérité de la patrie et des beaux-arts en représentant les reines ou les princesses de la plus haute antiquité déguisées en marquises de la cour de Louis XV. Les acteurs étaient tout aussi ridicules. Avec la cuirasse antique, avec le cothurne, le Romain ou le héros grec de la Comédie-Française se coiffait d'un chapeau à plumes surmonté d'un panache. On applaudissait un Ajax, un Ulysse, un Agamemnon en perruque de magistrat, ayant au-dessus de cette perruque un casque plus ou moins grec ou troyen. Le bon roi Priam traînait sur la scène une casaque de marchand arménien, et toutes ces absurdes bigarrures de costume, loin d'être l'objet de plaisanteries dans le public, étaient souvent applaudies et admirées.

C'est donc ainsi attiffés que parurent sur la scène française les héros de Rotrou, de Corneille, de Racine. Le Cid et Cinna eurent pour interprètes des acteurs en fraise plate, en hauts-de-chausses à dentelle, en juste-au-corps à petites basques; des actrices en corsage court et rond, avec le sein découvert, la jupe à queue, les talons élevés, les cheveux crêpés et bouffants. Auguste avait une couronne de laurier par dessus sa perruque à la Louis XIV.

Racine avait plusieurs fois senti le ridicule de l'habillement adopté au théâtre. Il voulut s'y opposer, obtenir des modifications, l'usage fut plus fort que sa logique. Baron, le grand Baron lui-même, qui avait su réformer la diction ampoulée de ses prédécesseurs, ne comprit pas l'harmonie du costume. Sur la fin de sa carrière dramatique, il joua le jeune Misaël des Machabées, vêtu en bourgeois de Paris, avec un toquet d'enfant et des manches pendantes.

Sorel, dans la Maison des jeux, raconte que le rôle d'Hercule était interprété par un acteur en vêtements ordinaires, mais en manches retroussées, qui le faisaient ressembler à un cuisinier en fonction. Il portait sur l'épaule, en guise de massue, une petite bûche. Apollon avait l'habitude de mettre derrière son oreille une plaque jaune destinée à représenter le soleil.

En 1747, une jolie comédie en trois actes, de Lachaussée, l'Amour castillan, fut donnée aux Italiens avec des costumes espagnols. Cette nouveauté étonna beaucoup, mais ne produisit pas d'autre sensation.

En 1753, madame Favart fit un rôle de paysanne, sans robe à paniers, sans gants, sans coiffure; mais comme une fille de village, en jupon de serge, les cheveux plats, la croix d'or au cou, les bras nus et enfin chaussée de sabots, ce qui déplut aux élégants de l'époque.

En 1755, Lekain et mademoiselle Clairon, guidés par le bon goût et par l'amour de l'art dramatique, sentirent enfin le ridicule du costume et la nécessité d'arriver à une réforme devenue indispensable. Grâce à ces deux grands artistes, les paniers, les chapeaux à plumes disparurent de la tragédie; les habits furent coupés à la mode antique; les représentations théâtrales devinrent plus pompeuses. Les décors furent rendus plus semblables à la réalité, le nombre des gardes et des soldats qui environnent les rois fut augmenté. Les changements à vue eurent une plus grande précision. En un mot, tout s'améliora dans ce que l'on appelle la mise en scène.

Toutefois, ni Lekain ni mademoiselle Clairon n'eurent assez de puissance encore, pour faire adopter complétement le costume vrai de l'époque dans chaque œuvre dramatique. Les Scythes et les Sarmates portèrent la peau de tigre, les Turcs le turban et le sabre recourbé; mais pour bien des rôles l'habit français resta toujours de mise. Il fallut que Talma vînt donner le coup de grâce aux oripeaux que l'on adaptait au vêtement de tous les jours, pour faire disparaître enfin ce reste de barbarie. Il introduisit le costume exact. Le premier exemple qu'il donna fut dans Charles IX. Bientôt Virginie, de La Harpe, les Gracques, d'André Chénier, furent joués avec l'habillement de l'époque; puis les acteurs et les actrices, Romains ou Grecs, à la scène, se vêtirent en Romains et en Grecs: puis enfin, en dernière analyse, à partir du commencement de ce siècle, on devint au théâtre d'une rigidité extrême pour l'exactitude du costume.

Aujourd'hui, nous rions en songeant à ces bévues, à ces usages extravagants si longtemps maintenus au théâtre. Nous sommes souvent tentés d'accuser nos bons ancêtres de folie, et nous ne pouvons comprendre qu'ils aient pu supporter d'entendre un vers héroïque sortir de la bouche d'un homme habillé en bourgeois de son temps? Avons-nous bien raison, et si nous nous donnions la peine de regarder un peu autour de nous, ne verrions-nous pas des choses tout aussi ridicules? D'abord, chaque jour, à l'Opéra, n'assistons-nous pas à des fêtes de village, dont toutes les villageoises en crinoline, sont ornées de diamants en plus ou moins grande quantité, selon que le leur permettent leurs appointements ou leurs ressources de toute nature? N'en est-il pas de même pour les jolies soubrettes de la Comédie-Française et des autres théâtres? Quelle est la paysanne qui n'entre en scène les bras nus, les épaules (pour ne pas dire plus) très-décolletées, chaussée d'un délicieux petit soulier verni, avec un bas de soie à jour, bien tiré, dessinant la jambe? Quel est le militaire de théâtre, arrivant à franc étrier, d'après son rôle, qui ne se présente en culotte irréprochable, en bottes sans une moucheture, en gants paille du dernier blanc? Tout ce qui sort de la coulisse n'est-il pas à l'état de pastel vivant?

On le voit, il y aurait bien quelques réformes à faire encore au costume. Ces réformes cependant ne nous paraissent pas urgentes. De même que les dandys de Louis XV, nous ne serions peut-être pas charmés à l'aspect d'une soubrette de théâtre malpropre comme une fille d'auberge, ou d'une paysanne déguenillée comme elles le sont dans nos campagnes. Nous acceptons volontiers le soldat couvert de gloire et de laurier, arrivant du combat comme s'il venait à la parade. Nous le trouverions peut-être fort désagréable s'il se montrait à nous, dans un ballet de l'Opéra, en uniforme poudreux ou déchiré.

Soyons donc charitables pour nos pères, ne nous moquons pas trop d'eux; car s'ils revenaient en ce monde, ils pourraient bien, à leur tour, nous rendre au centuple nos plaisanteries, en voyant les sots lazzis qui font la fortune des théâtres depuis quelques années; en entendant le jargon de mauvais goût, les scènes obscènes et sans esprit, les gestes déplacés, inconvenants, qu'on applaudit à outrance. Avec quelle stupéfaction eux, qui avaient l'habitude de n'admettre les acteurs à l'honneur de leur parler qu'avec une politesse rigide, avec quelle stupéfaction ne verraient-ils pas le sans-gêne, le sans-façon, la manière d'être des artistes du dix-neuvième siècle vis-à-vis leur public?

Non, non, ne rions pas trop. Le théâtre des siècles de Louis XIV et de Louis XV, s'il avait ses défauts, avait aussi de grandes qualités. On y sifflait les mauvaises pièces, on y applaudissait les bonnes. Aujourd'hui on rit trop souvent de sottises indécentes et platement ridicules. Si on mettait en parallèle les qualités de l'ancienne scène française et ses défectuosités avec les vertus et les vices de la nôtre, il est fort probable que cette dernière n'aurait pas l'avantage aux yeux de la morale, de l'esprit et du bon goût.

Après la révolution du costume théâtral, il restait encore à opérer un changement plus important peut-être, celui de la liberté de la scène, si longtemps désirée, demandée, réclamée par les auteurs et les acteurs. On ne put l'obtenir qu'en 1760; jusqu'à cette année, la partie du théâtre qui forme la scène sur laquelle agissent les acteurs, était encombrée par les bancs où de grands personnages, les élégants, les lions de l'époque venaient prendre place, nuisant au jeu des machines et des artistes, détruisant toute illusion, et mêlant souvent leurs réflexions aux paroles de la pièce. Qu'on se figure les conversations des avant-scènes d'aujourd'hui ayant lieu sur le théâtre même, à côté ou derrière les acteurs, tandis que ces derniers disent leur rôle, et on aura une idée de l'espèce de cacophonie qui devait régner sur la scène. Ces places, très-recherchées dans le grand monde d'alors, se payaient fort cher, et c'était un revenu important pour la troupe; cependant la Comédie-Française renonça volontiers au produit considérable qui en résultait pour elle afin de détruire cet abus.

Alors donc, on put voir ouvrir la scène d'une manière imposante. L'illusion fut permise. Le jeu des comédiens, si utile au succès des pièces, n'étant plus entravé, prit un développement naturel. L'art dramatique eut devant lui une porte nouvelle. Les décors purent être placés et enlevés avec facilité. On ne vit plus un temple là où il fallait un salon; un cabinet à où il fallait un vestibule ou une place publique.

C'est au comte de Lauraguais qu'on dut ce changement radical dans les habitudes du théâtre. Il donna, pour indemniser les comédiens, douze mille francs de sa bourse.

Jusqu'en 1782, le public du parterre fut debout; à cette époque on commença à lui donner des siéges, et il ne fut plus un flot sans cesse agité. C'est pour la salle de l'Odéon que cette dernière modification fut d'abord admise.

V

QUATRIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE.—LES DEUX CORNEILLE.

DE 1630 A 1674.

Pierre Corneille.—Considérations générales sur ses œuvres dramatiques.—Son portrait peint par lui-même.—Sa difficulté d'énonciation.—Anecdotes sur sa vie.—Ses différentes productions, dans l'ordre où elles ont été données au théâtre.—Mélite (1630).—Anecdotes.—Clitandre (1630).—La Veuve et la Galerie du Palais (1634).—Innovation due à cette dernière comédie.—La Suivante (1634).—La Place Royale (1635).—Lettre de Claveret.—Médée (1635), première tragédie de Pierre Corneille.—Son peu de succès.—L'Illusion (1635).—Le Cid (1636).—Réflexions.—Anecdotes.—Le cardinal de Richelieu.—L'Académie.—Boileau.—L'acteur Baron.—Les Horaces et Cinna (1639).—Polyeucte (1640).—Anecdotes.—Épîtres à la Montauron.—Le maréchal de La Feuillade.—Dufresne.—La Mort de Pompée (1641).—Le comte de Choiseul.—Ninon de Lenclos.—Pécourt.—Le Menteur et La Suite du Menteur (1642).—Rodogune (1646).—Réflexions.—Anecdotes.—Théodore, tragédie (1645).—Anecdote.—Héraclius (1647).—Andromède (1650).—Anecdote du cheval.—Succès de cette pièce.—Don Sanche d'Aragon (1651).—Nicomède (1652).—Pertharite (1653).—Premier échec grave de Pierre Corneille.—Il veut abandonner le théâtre et mettre l'Imitation en vers.—Œdipe (1659).—Tragi-comédie de la Toison d'Or (1660).—Sertorius, tragédie (1662).—Mot de Turenne.—Sophonisbe.Othon (1664).—Épigramme de Boileau.—Agésilas, Attila (1666 et 1667).—Tite et Bérénice (1670).—Galimatias double.—Baron, Molière et Corneille.—Anecdote.—Pulchérie (1672).—Surena, tragédie (1674).—Psyché, en collaboration avec Molière.—Anecdote.—Hommages rendus au grand Corneille pendant sa vie et après sa mort.—Son petit-neveu.—Premier exemple de représentation à bénéfice.—Deuxième édition des œuvres de Pierre Corneille, donnée en dot par Voltaire à la petite-nièce de l'auteur du Cid.—Thomas Corneille.—Considérations sur cet auteur.—Impromptu à propos de son portrait.—Ses principales productions dramatiques.—L'Ariane.—Mlle Duclos.—Anecdote.—Le Comte d'Essex.Le Festin de Pierre (1665), en collaboration avec Molière.—Origine de cette pièce.—L'Inconnu.—Chanson paysanne.—Le Ballet de Louis XIV.—La Devineresse, comédie dont le succès fut dû à l'actualité.—Timocrate (1656).—Anecdote à la quatre-vingtième représentation de cette pièce.—Commode (1658).—Camma (1661).—Succès de ces trois dernières tragédies.—Laodice (1668).—Bon mot au sujet de cette pièce.—Achille.—Anecdote d'un peintre à propos de cette tragédie.

Nous avons dit par suite de quelle circonstance bien simple, Corneille avait eu la révélation de son talent poétique et de son aptitude pour le théâtre. Il n'avait alors que dix-neuf ans. Sa comédie de Mélite fut le premier des anneaux qui devaient lui conquérir une gloire littéraire immortelle. Pendant cinquante-trois années, ce grand génie dota la scène française des plus belles productions et fixa définitivement les règles du beau et du sublime. En vain chercha-t-on à le surpasser, il se produisit sans doute des talents de premier ordre qui illustrèrent leur nom, mais aucun n'a encore, dans le genre tragique, atteint à sa hauteur. Racine peut être préféré par beaucoup d'hommes de mérite pour la pureté de son style; mais ses œuvres, à notre avis, n'ont pas les éclats de mâle vigueur qu'on retrouve dans celles de Corneille.

Ce grand poëte donna d'abord dans les travers communs aux auteurs de son époque. Il ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il faisait fausse route, et il s'empressa d'en changer. Guidé par l'étude des anciens, il entra résolument dans la vraie carrière dramatique, entraînant sur ses pas, littérateurs, orateurs, philosophes et artistes. Sans doute on peut reprocher à ce père du théâtre plus d'un défaut. Son style est souvent inégal, il se met quelquefois au-dessus des règles grammaticales; sans doute ses chefs-d'œuvre eux-mêmes, le Cid, Cinna, Polyeucte, Rodogune, ne sont pas exempts de tout reproche; mais ses ouvrages ont des beautés qu'on ne retrouve dans ceux d'aucun autre poëte. Ses compositions dramatiques, non-seulement ne ressemblent pas à celles qui avaient paru jusqu'alors, mais nulle des siennes n'a d'analogie avec celle qui l'a précédée ou qui l'a suivie, tant son esprit était inventif, tant son génie avait de ressources. Ses plans sont variés, ses caractères sont suivis, bien développés, vigoureusement tracés. Si ses vers ne sont pas toujours de la plus exacte pureté, que d'élévation dans les idées qu'ils expriment! Si un vieux mot vient quelquefois choquer l'oreille, comme la pensée qu'il exprime est forte et noble! On peut dire que nul ne sut mieux que Corneille échauffer le spectateur et produire l'enthousiasme.

Chose bizarre, cet homme si élevé, si sublime dans ses écrits, avait la parole difficile, embarrassée. Il s'énonçait si mal qu'une princesse, après l'avoir reçu et causé avec lui, disait: «Il ne faut pas entendre M. Corneille ailleurs qu'à l'Hôtel de Bourgogne.» C'était malheureusement très-vrai, et lorsqu'il récitait ses beaux vers, il fatiguait tout son auditoire. A ce propos, Bois-Robert répondit plaisamment un jour à Corneille qui lui reprochait d'avoir mal parlé d'une de ses pièces, après l'avoir entendue sur le théâtre:—Comment pourrais-je blâmer vos vers sur la scène, moi qui les ai trouvés admirables quand vous les barbouilliez vous-même?

Corneille sentait cette infériorité. Il envoya un jour son portrait à Pélisson, avec les six vers que voici:

En matière d'amour je suis fort inégal,
J'en écris assez bien et le fais assez mal.
J'ai la plume féconde et la bouche stérile,
Bon galant au théâtre et fort mauvais en ville;
Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

Sur la fin de sa vie, son talent ne fut plus à la même hauteur; il avait eu, comme tout ici-bas, son commencement et son apogée, il touchait à son déclin. Le duc de Montpensier, son ami, voulant le lui faire sentir, lui dit: «M. Corneille, quand j'étais jeune, je faisais de jolis vers; à présent que je suis vieux, mon génie est éteint; croyez-moi, laissons faire des vers à la jeunesse.» Corneille ne profita pas de cette sage leçon, il travailla jusqu'à un âge fort avancé et donna, dans ses dernières années, des comédies que son génie eût repoussées dans ses belles années.

Voici, dans l'ordre où elles furent représentées au théâtre, et avec quelques anecdotes, les pièces que l'on doit à Pierre Corneille.

Nous avons déjà raconté comment avait été composée Mélite, comédie en cinq actes et en vers jouée en 1630; mais ce que nous n'avons pas dit, c'est qu'il fallut plusieurs représentations pour faire sentir la supériorité de cette composition dramatique sur celles du même genre qui l'avaient précédée.

Hardy était à cette époque l'auteur le plus en renom au théâtre dont il avait depuis longtemps le monopole, étant même associé avec les comédiens pour les pièces auxquelles il était complètement étranger. Il répondit, lorsqu'on lui apporta sa part du produit des représentations de Mélite: bonne farce.

Mélite avait paru trop simple au public, Corneille s'en aperçut et composa sa tragi-comédie de Clitandre, où les incidents, les aventures compliquent l'intrigue. On y supprima quelques expressions un peu trop décolletées. Cette pièce, donnée en 1630, parut aux spectateurs préférable à Mélite; mais Corneille ne fut nullement de cet avis, il sentit qu'il retombait dans l'ornière dont il avait hâte de sortir, il se promit de ne plus sacrifier à des usages de mauvais goût et de revenir à la manière simple, naturelle et vraie. La comédie de Clitandre fut la première où la fameuse règle des vingt-quatre heures, si dédaignée de nos jours, ait été observée. L'unité d'action y est fort abandonnée.

Cette pièce fut suivie de la Veuve (1634), en cinq actes et en vers, puis quelques mois plus tard de la Galerie du Palais, comédie dans le genre de la précédente, mais qui donna lieu à une innovation heureuse, l'abolition du personnage de la nourrice. On conservait avec soin ce rôle dans la plupart des comédies anciennes, parce qu'on pouvait le faire remplir par un homme qui prenait le masque, et qu'alors le nombre des actrices était assez restreint. L'indispensable nourrice devint la non moins indispensable suivante, soubrette, Lisette ou confidente qu'on retrouve dans les comédies d'avant la révolution, et encore beaucoup aujourd'hui dans tous les genres de compositions théâtrales.

Cette suppression de la nourrice et son remplacement par la suivante fut probablement la cause première de la cinquième comédie de Corneille. Elle porte ce nom de Suivante. Elle fut représentée à la fin de la même année 1634, et eut, comme les précédentes, un succès qui fixa tous les regards sur l'auteur d'œuvres si différentes de tout ce qu'on avait entendu jusqu'à ce moment à la scène.

En 1635, Corneille fit représenter une jolie comédie en cinq actes et en vers, la Place royale, qui lui valut la lettre suivante de Claveret, auteur d'une comédie non imprimée, donnée à Forges devant Louis XIII et portant le même titre:

«Vous eussiez aussi bien appelé votre Place Royale la Place Dauphine ou autrement, si vous eussiez pu perdre l'envie de me choquer; pièce que vous résolûtes de faire, dès que vous sûtes que j'y travaillais, ou pour satisfaire votre passion jalouse, ou pour contenter celle des comédiens que vous serviez. Cela n'a pas empêché que je n'aie reçu tout le contentement que j'en pouvais légitimement attendre, et que les honnêtes gens qui se rendirent en foule à ses représentations, n'aient honoré de quelques louanges l'invention de mon esprit, etc.»

Bientôt après, parut la première tragédie de Corneille, Médée. C'était la troisième fois que ce sujet était donné au théâtre; ce ne devait pas être la dernière, puisque cinq autres Médée furent représentées sur la scène à différentes époques. La muse tragique ne parut pas d'abord vouloir traiter aussi bien le poëte normand que la muse de la comédie, et il fut si peu satisfait de l'impression produite sur le public par sa tragédie, qu'il revint dès l'année suivante à son genre favori, et qu'il fit représenter l'Illusion, pièce assez médiocre et que lui-même avoua plus tard être une galanterie extravagante. Heureusement le génie du grand poëte ne devait pas être restreint à la comédie, bien qu'il lui eût donné des formes autrement sages que n'était la tragi-comédie des siècles précédents. L'auteur de Médée, cédant au conseil d'un vieux serviteur de la reine Marie de Médicis, retiré à Rouen, se mit à étudier le sujet du Cid dans le poëte espagnol Guillin de Castro. Il y puisa l'immortelle tragédie qu'il mit au théâtre en 1636; tragédie qui eut dans le public le plus immense succès, tragédie que Richelieu combattit par jalousie, et que les quarante immortels dévoués au ministre, critiquèrent par ordre, ne croyant pouvoir faire autrement que d'obéir à celui auquel ils devaient tout. Des volumes ont été écrits sur le Cid; mais, malgré les critiques qu'on en fit, malgré l'opposition dont la pièce fut l'objet lors de son apparition, par suite de la haute cabale qui s'éleva pour la faire tomber, cette œuvre eut un retentissement inconnu jusqu'alors. Elle fut traduite dans chacune des langues de l'Europe, et pour tout dire en un mot, elle fit école. En vain tous les poëtes, à l'exception de Rotrou, tous les académiciens se liguèrent contre le Cid et son auteur, la pièce a survécu aux critiques, aux siècles, elle est encore de nos jours au théâtre. Seule elle suffirait pour conquérir à Corneille le premier rang parmi les poëtes dramatiques de tous les pays, de toutes les époques, et cependant elle n'est pas exempte de défauts.

Richelieu, qui se montra si injustement acharné contre le Cid et contre Corneille, avait souhaité d'abord passer pour l'auteur de cette tragédie. Si le grand poëte eût voulu y consentir, sa fortune était faite; mais à l'argent il préférait la gloire, et son refus irrita le ministre tout-puissant au point de lui faire commettre la plus haute iniquité. Par son ordre, l'Académie dut faire l'examen de la pièce, ce à quoi Corneille consentit, en disant à Bois-Robert: «Puisque vous m'écrivez que Monseigneur serait bien aise de voir le jugement de Messieurs de l'Académie sur le Cid, et que cela doit divertir son Éminence, ils peuvent faire ce qui leur plaira.» Or, on sait que d'après les statuts, il fallait ce consentement de l'auteur pour que la pièce pût être jugée. Nous ne raconterons pas ici ce singulier procès dramatique si connu et qui fit tant de bruit à cette époque.

Le cardinal, chose étrange, était le bienfaiteur de Corneille et récompensait, comme ministre, le mérite dont il se montrait jaloux comme poëte; aussi, après la mort de Richelieu, Corneille fit-il ces quatre vers:

Qu'on parle mal ou bien du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n'en diront jamais rien;
Il m'a trop fait de bien pour en dire du mal;
Il m'a trop fait de mal pour en dire du bien.

On connaît les vers de Boileau sur le Cid:

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer
Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Aux premières représentations de cette tragédie, il y avait encore les quatre vers suivants, qui furent supprimés comme contenant une morale contraire à la religion et aux lois de l'État:

Ces satisfactions n'apaisent point mon âme;
Qui les reçoit n'a rien; qui les fait, se diffame;
Et de tous ses accords, l'effet le plus commun,
Est de perdre d'honneur deux hommes au lieu d'un.

Corneille se montra très-choqué d'une innocente plaisanterie de Racine qui, parodiant le vers de Don Diègue, avait mis à peu près le même dans la bouche d'un sergent, en lui faisant dire:

Les rides sur son front gravaient tous ses exploits,

Une foule d'anecdotes se rapportent à la tragédie du Cid. En voici deux entre mille:

Baron, père du fameux Baron et assez bon acteur, mais bien loin de valoir son fils, mourut assez jeune pour avoir, dans le rôle de Don Diègue, poussé du pied l'épée que le comte de Gomas lui fait tomber des mains. Il se blessa légèrement, négligea cette blessure, la gangrène s'y mit, et comme il refusa de se faire couper la jambe, disant qu'un roi de théâtre se ferait huer avec une jambe de bois, il succomba.

Son fils reprit le rôle; mais étant remonté à quatre-vingts ans sur le théâtre qu'il avait abandonné pendant trente années, lorsque, dans le rôle de Rodrigue, il prononça d'un ton nazillard ces deux fameux vers:

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années,

la salle entière retentit d'un immense éclat de rire. Un Rodrigue de quatre-vingts ans était chose si amusante!

Baron recommença sa déclamation, et les rires éclatèrent de plus belle; l'acteur s'avança et dit alors aux spectateurs:

«Messieurs, je m'en vais recommencer pour la troisième fois; mais je vous avertis que si l'on rit encore, je quitte le théâtre.» Baron était tellement aimé qu'on se tut; malheureusement, quand vint la scène où Rodrigue se jette aux genoux de Chimène, Rodrigue-Baron tomba bien aux pieds de sa belle maîtresse; mais en vain le pressa-t-elle de se relever, il ne le put sans le secours de deux valets appelés de la coulisse. L'illusion n'était plus possible, Baron abandonna le rôle à plus jeune que lui.

Il semble que le Cid ait ouvert à Corneille un filon de mine de chefs-d'œuvre, car on voit le grand poëte abandonner brusquement les comédies légères qui avaient commencé sa réputation, pour jeter coup sur coup à la scène: les Horaces et Cinna en 1639, Polyeucte en 1640.

Lorsque la belle tragédie des Horaces parut au théâtre, le bruit se répandit que l'Académie ferait encore des observations et prononcerait son jugement comme sur le Cid, ce qui fit dire: Horace fut condamné par les duumvirs et absous par le peuple. L'acteur Baron, le Talma du dix-septième siècle, fut à peu près le seul qui sut faire comprendre le rôle si difficile d'Horace, et prononcer ce fameux vers:

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus,

de façon à bien indiquer la pensée de l'auteur. Corneille l'en félicita et s'en montra fort satisfait. On raconte, à propos de cette tragédie, que dans une représentation, l'actrice chargée du rôle de Camille, au lieu de dire:

Que l'un de vous me tue et que l'autre me venge,

s'étant trompée, s'écria:

Que l'un de vous me tue et que l'autre me mange

ce qui mit le public tellement en belle humeur qu'on eut peine à continuer la pièce. Dans une autre représentation, une circonstance imprévue vint beaucoup embarrasser Camille. Les actrices jouaient encore la tragédie et la comédie avec le costume, non de l'époque de leurs rôles, mais dans celui de mode à leur époque à elles. Un jour que Camille des Horaces, après avoir lancé son imprécation contre Rome, fuyait vers la coulisse où elle doit être immolée, ses pieds s'embarrassèrent dans la queue traînante de sa robe et elle tomba. L'Horace de la scène, faisan aussitôt trêve à sa fureur, met le chapeau à la main et avec la plus exquise galanterie, offre l'autre à l'actrice pour la relever et la conduire dans la coulisse, puis se coiffant brusquement, reprenant sa colère un instant interrompue et rentrant dans son rôle, il s'élance le fer levé pour tuer brutalement Camille. Jamais meurtre de comédie ne causa une si forte explosion d'hilarité. Le grand Baron n'eût pas manqué de tuer Camille tombée à ses pieds, dût-il ensuite lui offrir la main une fois la toile abaissée.

On raconte qu'un révérend Père, prêchant un nouveau converti et l'engageant à abandonner son affection pour une jeune fille de la religion réformée, en eut pour réponse ces deux beaux vers des Horaces:

Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.

Après les Horaces, et dans la même année 1639, parut la magnifique tragédie de Cinna. Deux chefs-d'œuvre en moins d'un an, c'était de la part du poëte s'élever à une hauteur inconnue jusqu'alors. Cinna est, pour beaucoup d'hommes compétents, la plus admirable création de Corneille, cependant ce dernier lui préférait Rodogune. On prétend que Louis XIV dit un jour, en sortant du théâtre où il venait d'entendre la fameuse scène de la clémence d'Auguste: «Si, après la représentation de Cinna, on m'avait demandé la grâce du chevalier de Rohan, je l'aurais accordée.» Cinna devait être dédiée au cardinal Mazarin; mais quelqu'un ayant fait observer à l'auteur que ce ministre, aussi avare que son prédécesseur était généreux, ne lui ferait aucun présent, Corneille l'adressa à M. de Montauron qui lui envoya mille pistoles, de là vint le nom d'épîtres à la Montauron, donné aux dédicaces lucratives. La tragédie de Cinna fit une telle impression sur le grand Condé, qu'on vit couler ses larmes. A l'une des représentations, le vieux maréchal de La Feuillade fit une observation très-fine. Il était sur le théâtre, comme c'était encore l'usage, alors, pour beaucoup de grands personnages. Auguste venait de dire ces deux vers:

Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.

—Ah! s'écria tout haut le maréchal, tu me gâtes le soyons amis, Cinna.

Le pauvre comédien crut avoir mal joué et se montra tout interdit: «Mais non, lui dit La Feuillade après la pièce; ce n'est pas vous qui m'avez déplu, c'est Auguste qui raconte à Cinna qu'il n'a aucun mérite et puis qui lui offre ensuite son amitié; si le roi m'en disait autant, je le remercierais de cette amitié.»

Lorsque Baron prit le rôle de Cinna, le public était habitué à des déclamations boursoufflées d'acteurs de mauvais goût mugissant les beaux vers de Corneille, au lieu de les dire. La démarche noble, simple, majestueuse du nouveau comédien ne fut pas goûtée d'abord; mais lorsque dans le tableau de la conjuration, on le voit pâlir et rougir rapidement, le feu et la vérité de son jeu enlevèrent tous les suffrages.

Le rôle de Cinna fut tenu plus tard par un fort bon acteur, Dufresne, mais dont le talent était loin d'égaler celui de Baron. Ce Dufresne imagina un jour un singulier moyen, ou si l'on veut, une singulière ficelle, pour produire de l'effet sur les spectateurs. Au moment où il prononça ces deux vers:

Ici le fils baigné dans le sang de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire,

il mit tout à coup sous les yeux du public, et agita de sa main droite jusqu'alors cachée derrière son dos, son casque surmonté d'une plume rouge. Cela produisit un effet surprenant et on l'applaudit beaucoup. Nous doutons fort qu'une pareille surprise fût aussi bien accueillie de nos jours, et que semblable jonglerie produisît autre chose que des rires, des huées et des coups de sifflet.

Deux ans après cette avalanche de chefs-d'œuvre, en 1641, le grand Corneille donna la belle tragédie de la Mort de Pompée. Une femme de beaucoup d'esprit faisait la critique de cette pièce en disant qu'elle ne lui reprochait qu'une chose, c'était le trop grand nombre de héros qui s'y trouvaient, ce qui l'empêchait de fixer son choix. La fameuse Ninon de Lenclos, poursuivie par le comte de Choiseul qui l'ennuyait de son amour et de ses soupirs, lui répondit un jour plaisamment par ce vers de la tragédie de Pompée:

Ah! ciel, que de vertus vous me faites haïr.

On prétend que le futur maréchal avait alors pour rival préféré auprès de Ninon, le danseur Pécourt. Ayant un jour trouvé chez Ninon, Pécourt, vêtu d'un habit qui semblait un uniforme, il lui demanda dans quel corps il servait:—«Monsieur, lui répondit Pécourt blessé du persiflage, je commande à un corps où vous servez depuis longtemps.»

Ayant donné à la scène française quatre tragédies qui y sont encore après plus de deux siècles et qui resteront tant que le goût du beau se conservera dans notre pays, le grand Corneille sembla vouloir reposer son génie et revenir pour se délasser à son genre primitif. Il composa le Menteur, belle comédie en cinq actes qu'il tira de l'Espagnol Lopez de Vega et qu'il fit jouer en 1642.—Je donnerais, disait-il un jour, mes deux meilleures pièces pour être l'auteur de la comédie de Lopez. Public et acteurs firent fête à ce nouveau produit du grand poëte qui donna l'année suivante (1643), une autre comédie intitulée la Suite du Menteur. Elle eut moins de succès; cependant, un peu plus tard, elle réussit assez bien sur le théâtre du Marais.

Après cinq années de repos, la muse tragique inspira à son grand poëte Rodogune (1646), composition pour laquelle l'auteur eut toujours un faible et qu'il préférait à ses autres chefs-d'œuvre, peut-être parce qu'elle lui avait coûté plus de peine et de travail que les précédentes. Il avouait avoir mis plus d'un an à faire le scenario. Corneille avait déjà produit seize grandes compositions dramatiques, il avait quarante ans, il était à l'apogée de son talent immortel. Il devait encore donner au théâtre de bonnes tragédies, des comédies d'un grand mérite; mais le temps des Horaces, des Cinna commençait à s'éloigner de lui. Sa muse n'avait plus la verdeur et la force de la jeunesse. Sans doute elle ne pouvait l'entraîner au médiocre, mais elle refroidissait peu à peu son génie. Le poëte, après être monté jusqu'au faîte du sublime, redescendit lentement et une à une les marches qui l'y avaient conduit.

Voici une anecdote assez plaisante relative à la tragédie de Rodogune:

A l'une des premières représentations, un soldat en faction sur le théâtre écoutait avec l'attention la plus soutenue. A plusieurs reprises, il avait essayé par divers signes, de faire comprendre à Antiochus que le meurtrier de son frère était Cléopâtre. Enfin, lorsque le prince s'écrie en s'adressant à Rodogune:

. . . . . . . Une main qui nous fut chère...
Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère?
Est-ce vous? etc...

le brave fantassin, n'y tenant plus, répondit très-haut, en désignant Cléopâtre:

—C'est elle!

Le public se livra à de tels éclats de rire, et les acteurs en scène eurent tant de peine à reprendre leur sérieux, que cet incident faillit compromettre le succès de la pièce qu'on acheva très-difficilement.

La tragédie de Théodore, que Corneille fit jouer quelque temps après celle de Rodogune est loin de valoir celle-ci. On raconte à propos de celle pièce, que Fontenelle, en entendant les deux vers suivants:

On la verrait offrir d'une âme résolue,
A l'époux sans macule une épouse impolue.

s'écria: «Quel est donc le Ronsard qui a pu écrire ainsi?» Il fut étonné d'apprendre que c'était son cher oncle, le grand Corneille.

La tragédie d'Héraclius suivit en 1647 celle de Théodore. Elle ne vaut guère mieux quoiqu'elle servît de modèle à beaucoup de copies. L'abbé Pellegrin appelait cette pièce le désespoir de tous les auteurs tragiques, et Boileau disait d'elle: C'est un logogryphe. Il lui fait allusion, lorsqu'il écrit dans son Art poétique:

Je me ris d'un auteur qui, lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut d'abord ne sait pas m'informer.
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.

Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que Corneille assistant à la reprise de cet ouvrage, quelques années après qu'il l'eut composé, avoua n'y plus rien du tout comprendre.

En 1650, l'auteur du Cid fut sollicité pour faire une tragédie qui pût prêter à une mise en scène splendide, avec machines et décorations. On voulait amuser le jeune roi Louis XIV, alors dans sa minorité. La reine-mère était décidée à ne rien épargner pour avoir un spectacle dans le genre des opéras de Venise. La pièce fut faite, elle porta le nom d'Andromède et fut jouée à l'hôtel du Petit-Bourbon, dont la salle, belle, grande, élevée, se prêtait admirablement à la circonstance. L'ouvrage eut un immense succès, si bien que les acteurs du Marais s'empressèrent de la reprendre et ils eurent raison, car tout Paris y courut. Seulement ce ne fut plus, comme pour Cinna, comme pour Rodogune, à de beaux vers que Corneille dut le retentissement de sa pièce, mais à la première apparition sur la scène d'un vrai cheval représentant Pégase. Jamais encore on n'avait osé commettre semblable hardiesse. Ce qui prouve que si le théâtre du Cirque fût inopinément tombé au milieu de Paris au dix-septième siècle, avec ses chevaux caparaçonnés et sa brillante mise en scène, il eût fait fureur. Du reste, les honneurs furent moins pour Andromède que pour le cheval qui jouait son rôle en acteur consommé. Il marquait une ardeur guerrière, il poussait, au moment opportun, des hennissements, il trépignait avec un tel naturel, que le public ne se lassait point d'admirer sa haute intelligence. Il est vrai que ce bon public français, toujours le même, ne pouvait voir dans la coulisse un brave homme vannant de l'avoine, et qu'il ignorait aussi que le pauvre animal, objet de son admiration, était à jeun et ne soupait qu'après avoir fourni son emploi avec l'instinct que donnent à tout être vivant la faim et la soif.

Don Sanche d'Aragon, comédie héroïque, parut en 1651, après Andromède, ou si l'on veut, après le cheval d'Andromède. Cette pièce eut d'abord un succès; mais le prince de Condé, dont le goût faisait autorité, s'en étant montré fort peu enthousiaste, elle tomba bien vite et fut reléguée longtemps sur les planches de province. On y trouve de beaux vers, cependant, et de belles scènes, et on la reprit plusieurs fois sur les théâtres de Paris.

Corneille, après ces quelques pièces qui ne manquent pas de beautés, mais qui ne sont plus à la hauteur de ses belles conceptions, parut vouloir se relever par la tragédie de Nicomède, jouée en 1652, et qui eut un très-grand retentissement. Toutefois, disons-le, ce retentissement fut en partie dû à cette circonstance, qu'à l'époque où on représenta l'ouvrage, les princes sortaient de prison et que plusieurs scènes semblaient une allusion à cet événement.

En 1653, parut Pescharite, roi des Lombards, tragédie qui n'eut aucun succès, c'était le premier échec grave de Corneille sur la scène. Il en fut si chagrin que le dégoût s'empara de lui. Il résolut d'abandonner le théâtre, et se mit à traduire en vers français l'Imitation de Jésus-Christ. Ce qui surtout avait fait tomber la pièce, c'est que le public s'était montré indigné de voir un mari racheter sa femme au prix de son royaume. La bouderie de Corneille avec la muse tragique dura six ans. Son serment avait été un serment de buveur, l'Imitation resta inachevée sur sa table, et Œdipe, avec les beaux vers qu'il renferme, parut radieux aux yeux du public qui retrouva avec joie son grand poëte en 1659. Le sujet avait été fourni à Corneille par Fouquet, désireux de rendre à l'art dramatique l'homme de génie qui avait tant fait déjà pour la saine littérature.

L'année suivante, Corneille composa la tragi-comédie de la Toison d'or, pour être représentée au château de Neubourg, chez le marquis de Sourdeac, à l'occasion du mariage de Louis XIV et de la paix avec l'Espagne, en 1661; la troupe du Marais la joua avec les danses et la musique, mais elle ne resta pas longtemps au théâtre. Elle fut reprise en 1683, avec un prologue de La Chapelle.

Sertorius succéda à la Toison d'or en 1662. Sertorius a des scènes d'une grande beauté, et on prétend que Turenne, après avoir entendu cette tragédie, s'écria:—«Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?» Ainsi, on le voit, Corneille avait de temps à autre, au déclin de sa vie et de son talent, comme des éclairs qui brillaient d'un vif éclat, puis venant à s'éteindre, laissaient les admirateurs de son immense talent dans un clair-obscur. C'est ce qui arriva lorsqu'il voulut traiter le sujet de Sophonisme, déjà mis cinq fois à la scène depuis un siècle, par Saint-Gelais, par Marmet, par Mont-Chrétien, par Montreux, et enfin d'une façon assez brillante par Mairet. La Grange-Chancel et Voltaire ont également fait leur tragédie de Sophonisme. Celle de Corneille ne réussit pas, non plus que la pièce d'Othon, donnée par lui en 1664, et qui manque d'action. Boileau lui fait allusion, lorsqu'il dit dans son Art Poétique:

Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
Un spectateur toujours paresseux d'applaudir;
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s'endort ou vous critique.

Les deux tragédies d'Agésilas et d'Attila, en 1666 et en 1667, n'étaient pas faites pour venger Corneille de Sophonisme et d'Othon. Cependant, elles eurent Chapelain pour grand admirateur. On connaît l'épigramme de Boileau:

Après l'Agésilas
Hélas!
Mais après l'Attila
Holà!

Corneille, ou se méprit ou voulut bien se méprendre sur le sens de cette épigramme et la traduisit à son avantage. Hélas! d'après lui, voulait dire que l'Agésilas inspirait la pitié, qu'ainsi elle remplissait le but de la tragédie, et le HOLAmis après l'Attila, indiquait que c'était le nec plus ultrà de l'art.

Attila avait été composé par Corneille pour se venger des comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, qui commençaient à préférer le talent jeune et pur de Racine au sien qui semblait fatigué. Il donna donc sa tragédie nouvelle à la troupe du Palais-Royal, où le célèbre La Thorillière lui prêta l'appui de sa belle diction. Malgré cela, cet ouvrage ne resta pas au théâtre.

Tite et Bérénice, représenté en 1670, était de plusieurs degrés au-dessous des deux précédentes tragédies, Boileau disait d'elle que c'était du galimatias double, c'est-à-dire du galimatias que non-seulement le public, mais même l'auteur ne comprend pas. Il avait raison, et la preuve ressort de l'anecdote suivante:

Baron, chargé du principal rôle, se mit à l'étudier avec le soin qu'il apportait toujours à se rendre compte des moindres intentions de l'auteur; mais il trouva tellement d'obscurité dans les pensées et dans les mots, qu'il pria Molière de lui expliquer cette tragédie. Molière la lut, essaya; mais il finit par avouer qu'il n'y entendait rien.—Attendez, dit-il à Baron, Corneille vient souper chez moi ce soir, soyez des nôtres, vous lui demanderez l'explication. Baron accepte, et dès que Corneille paraît, il lui saute au cou, l'embrasse et le prie de lui expliquer plusieurs vers. Corneille, après les avoir examinés quelque temps, dit à Baron: «Ma foi, je ne les entends pas trop bien non plus; mais récitez-les toujours, tel qui ne les comprendra pas, les admirera.»

Pulchérie, tragi-comédie, et Surena, tragédie, furent, en 1672 et en 1674, les deux dernières pièces de Corneille, si nous en exceptons la tragi-comédie-ballet de Psyché, faite en collaboration avec Molière et Quinault pour les paroles, avec Lully pour la musique.

Psyché fut une dernière galanterie de Corneille à Louis XIV. Déjà bien vieux pour un poëte, puisqu'il avait soixante-cinq ans, il consentit à plier son mâle génie que l'âge rendait sec et sévère, jusqu'à composer un pastiche pour amuser un roi jeune encore et aimant le plaisir. Molière fit le premier acte de cette espèce de pastorale, et quelques scènes détachées ainsi que le prologue; Corneille s'assujettit à broder sur le plan du grand comédien, Quinault composa les paroles de la musique et le fameux Lully la partition.

Grâce à cette condescendance, le théâtre et la littérature furent dotés d'un morceau qui a passé longtemps pour un des plus tendres et des plus naturels qui soient à la scène, et qui, aujourd'hui encore, excite l'admiration, c'est la déclaration de Psyché à l'Amour. Le grand roi goûta fort cette jolie pièce. Les deux rôles principaux, celui de l'Amour et celui de Psyché, furent remplis par le fils du fameux Baron et par mademoiselle Desmares, quand la pièce fut mise à la scène.

Baron, amoureux fou de la Desmares, joua avec tant de feu, que le duc d'Orléans, dont l'actrice était la maîtresse, en conçut des soupçons et de la jalousie. Il eut avec elle une explication orageuse qui se termina par l'aveu de sa flamme pour son camarade et par sa rupture avec l'altesse royale.

Le grand Corneille acquit une gloire immortelle; mais il ne fit pas fortune ou du moins il n'en laissa guère après lui. Admiré des plus grands princes, jalousé par un grand ministre, estimé des plus grands hommes du siècle, il fut l'objet des hommages les plus spontanés et les plus délicats de son vivant; sa mort fut un deuil général, et bien longtemps après qu'il fut descendu dans la tombe, sa mémoire, ainsi que nous allons le dire, fut honorée dans la personne de ses descendants.

Sur la fin de ses jours, il parut au théâtre où on ne l'avait pas vu depuis deux ans; à l'instant même les acteurs s'interrompent, le grand Condé, le prince de Conti, tous les personnages alors sur la scène se lèvent; les loges suivent leur exemple; le parterre applaudit; des acclamations se font entendre de toutes parts, et malgré sa modestie, il lui est impossible de se dérober à cette manifestation spontanée, à cette véritable ovation.

A sa mort, Racine et l'abbé Delaveau se disputèrent l'honneur de lui faire faire un service funèbre. Un acteur fit ces deux vers:

Puisque Corneille est mort, qui nous donnait du pain,
Faut vivre de Racine, ou bien mourir de faim.

En 1750, près de soixante-dix années après la mort de Pierre Corneille, il restait encore un de ses petits-neveux, et le descendant du grand poëte n'était pas heureux. On le sut, et un des admirateurs du Cid eut l'idée de l'engager à solliciter des acteurs du Théâtre-Français une représentation à son bénéfice. C'est peut-être le premier exemple de cet usage depuis si fréquent. La Comédie-Française mit à ce bénéfice un empressement qui ne fut égalé que par celui du public à répondre à cette pensée généreuse. On choisit pour la représentation, Rodogune, la tragédie de prédilection de Corneille, et les Bourgeoises de qualité, comédie dans laquelle presque toute la troupe est en scène, et qui fut adoptée par cette raison, chacun voulant contribuer à cette bonne œuvre. La soirée fut des plus brillantes, elle produisit plus de 5,000 francs. Longtemps après, il parut une ode de Lebrun à Voltaire, pour appeler l'attention de ce poëte riche, généreux et courant après la gloire, sur la fille du petit-neveu de Corneille. Voltaire maria et dota cette jeune personne. La dot fut le prix d'une belle édition des œuvres de l'auteur des Horaces, dont Voltaire voulut être lui-même l'éditeur et qui se fit par souscription.

Ainsi voilà deux actes de bienfaisance pour les descendants du grand poëte dramatique qui sont la cause première, peut-être, de deux innovations heureuses pour les artistes et pour les lettres, les représentations à bénéfice et les éditions par souscription.

Pierre Corneille eut, en 1625, un frère, Thomas Corneille, qui voulut marcher sur ses traces et, se sentant la verve poétique, s'essaya de bonne heure au théâtre. Il y réussit, et quoi qu'en dise le satirique Boileau, si Thomas n'avait pas été le frère de Pierre, son nom de Corneille eût brillé d'un grand éclat. Il ne produisit pas des chefs-d'œuvre comme Cinna, les Horaces, Rodogune; mais il donna de belles et de bonnes tragédies, de jolies comédies, bien conduites, bien versifiées, et que le public de cette époque loua et applaudit. Plusieurs sont restées à la scène, où elles sont encore de nos jours. C'est à tort que l'auteur de l'Art poétique prétend que Thomas Corneille ne fit jamais rien de raisonnable et qu'il semble s'être étudié à copier les défauts de son frère. Ce jugement est partial, injuste, et la postérité comme les contemporains n'ont pas voulu le ratifier. Un mauvais plaisant mit l'impromptu suivant sous le portrait de cet auteur dramatique:

Voyant le portrait de Corneille,
Gardez-vous de crier merveille;
Et dans vos transports n'allez pas
Prendre ici Pierre pour Thomas.

Thomas Corneille se montra observateur fidèle des règles de l'art. En général, dans ses pièces, la partie théâtrale est bien entendue. Les situations sont variées, naturellement amenées et habilement conduites. Il travaillait avec facilité. Il reconnaissait avec plaisir la supériorité de son aîné, qu'il appelait toujours le grand Corneille, et ce dernier, à son tour, a souvent dit qu'il eût voulu être l'auteur de plusieurs des comédies de celui que Boileau désignait sous le nom de cadet de Normandie.

Ariane, jouée en 1672; le Comte d'Essex (1678), Camma (1661), Commode (1658), Timocrate (1656) sont des tragédies qui ont de la valeur et qui eurent du succès. L'Inconnu (1675), le Festin de Pierre (1677) que l'on joue quelquefois, après deux siècles, sont des comédies qui méritaient mieux que des critiques peu loyales. Était-ce la faute de Thomas Corneille, si, avant lui et en même temps que lui, les plus belles productions dramatiques qui aient encore paru, étaient représentées sous le même nom que le sien?

Thomas Corneille mourut aux Andelys en 1709, vingt-cinq ans après son frère, il avait alors quatre-vingt-quatre ans. Le plus bel éloge qu'on puisse faire de lui, c'est que jamais il ne montra la moindre jalousie à l'égard de son aîné. Bien plus, les deux frères épousèrent les deux sœurs; ils vécurent toujours ensemble, dans la même maison, et, après vingt-cinq ans de mariage, ils n'avaient pas encore songé à faire le partage des biens de leurs femmes.

Thomas Corneille fit représenter trente-cinq ouvrages, tragédies, tragi-comédies, comédies et même opéras; mais il ne réussit pas dans ce dernier genre. Il avait une mémoire si prodigieuse, que lorsqu'on lui demandait de déclamer une de ses pièces, comme c'était alors l'usage dans les salons des grands personnages, il le faisait sans avoir recours au manuscrit. A l'inverse de son frère, il avait une diction facile et heureuse.

Madame de Sévigné parle dans ses lettres, de l'Ariane de Thomas Corneille, à propos de l'actrice chargée du principal rôle, la Champmeslé, qu'elle appelait sa belle-fille, parce qu'elle était entretenue par son fils, le marquis de Sévigné. Mademoiselle Duclos prit le rôle longtemps après la Champmeslé et ce fut son triomphe.

Nous avons déjà dit qu'à cette époque, il y avait deux grands théâtres à Paris, celui de l'Hôtel de Bourgogne et celui du Marais. Le premier avait le pas sur le second, comme aujourd'hui le Théâtre-Français sur l'Odéon. Beaucoup des pièces de Thomas Corneille étaient jouées sur le théâtre du Marais.

Un jour que le public redemandait l'Ariane, l'acteur Dancourt s'avança timidement sur le devant de la scène, fort embarrassé pour expliquer d'une manière convenable qu'on ne pouvait donner cette tragédie, vu la position, que nous appellerions aujourd'hui intéressante, de mademoiselle Duclos. Enfin, il était parvenu, à l'aide d'un geste assez significatif, à se faire comprendre, lorsque l'actrice, qui le guettait des coulisses, s'élance sur le théâtre, lui applique un superbe soufflet, et, se retournant vers le parterre: «Messieurs, dit-elle, à demain l'Ariane.» Au commencement du règne de Louis XV, la Clairon joua aussi le rôle d'Ariane, elle y obtint un grand succès.

Le Comte d'Essex, tragédie dans laquelle brilla la belle mademoiselle Lecouvreur, fit dire, par un homme de beaucoup d'esprit: «J'ai vu une reine parmi les comédiens.»

Le Festin de Pierre, comédie de Molière, fut jouée par sa troupe en 1665; mais alors cette pièce était en prose. Molière proposa à Thomas Corneille de la mettre en vers, ce qu'il fit, et pour être agréable à l'auteur de Tartuffe et pour que cette condescendance lui devînt profitable à lui-même. Ce fut en 1667 que cette comédie parut sur la scène, écrite par Corneille. Le succès qu'eut en tout temps le sujet de cette pièce, est prodigieux. Il fut apporté en France par les comédiens italiens qui l'avaient pris au théâtre espagnol de Tirso di Molina. Le titre primitif était el Combibado de Pietra, ce qui signifie le Convié de Pierre, c'est-à-dire la statue de Pierre conviée à un repas, dont on fit le Repas, le Festin de Pierre, parce que la statue invitée était celle d'un commandeur appelé Don Pedro. Il n'y a pas de théâtre, il n'y a pas de troupe dramatique qui n'ait eu, sous un nom ou sous un autre, son Festin de Pierre. Devillers en 1659, Dorimond en 1661, Rosimond en 1669, le donnèrent sur diverses scènes, les uns pour les comédiens du Marais, les autres pour ceux de l'Hôtel de Bourgogne; enfin, Molière et Thomas Corneille pour ceux du Palais-Royal. Le premier de ces deux auteurs y avait hasardé quelques traits un peu forts que le second a retranchés, entre autres une scène où Don Juan dit à un pauvre qui lui demande l'aumône: «Tu passes ta vie à prier Dieu, il te laisse mourir de faim! prends cet argent, je te le donne pour l'amour de l'humanité.»

Corneille le jeune ne dédaignait aucun genre, son heureuse facilité et son désir de se produire au théâtre, lui ont fait essayer depuis la tragédie jusqu'à l'opéra où il ne réussit nullement, quoique Lully fût son collaborateur pour la musique. En 1675, il livra à la scène une comédie héroïque en cinq actes et en vers, avec prologue et divertissements, le tout mêlé de musique et de danses. Cette pièce, appelée l'Inconnu, eut un très-grand nombre de représentations, dont trente-trois consécutives, ce qui était alors assez rare. Il la fit avec Visé, qui travailla également à un autre ouvrage, la Devineresse, donnée en 1679. A la reprise de l'Inconnu, Thomas Corneille y ajouta, dans le divertissement du cinquième acte, une chanson de paysanne qui fit fureur, la voici:

Ne frippez poan mon bavolet;
C'est aujordi dimanche.
Je vous le dis tout net:
J'ai des épingles sur une manche.
Ma main pèse autant qu'all'est blanche,
Et vous gagnerez un soufflet:
Ne frippez poan mon bavolet;
C'est aujordi dimanche.
Attendez à demain que je vase à la ville,
J'aurai mes vieux habits;
Et les lundis,
Je ne sis pas si difficile;
Mais à présent, tout franc,
Si vous faites l'impertinent,
Si vous gâtez mon linge blanc,
Je vous barrai comme il faut de la hâte;
Je vous battrai, pincerai, piquerai;
Je vous moudrai, grugerai, pilerai;
Menu, menu, menu, comme la chair en pâte.
Hom! voyez-vous, j'avons une terrible tâte,
Que je cachons sous not' bonnet.
Ne frippez poan mon bavolet;
C'est aujordi dimanche.

Bien longtemps après la mort des deux auteurs, le roi Louis XV, encore fort jeune, fit représenter cette comédie au palais des Tuileries. Dans un ballet-intermède, il dansa, ainsi que tous les jeunes seigneurs de la cour. Ce fut une des dernières fois qu'on sacrifia à ce singulier usage, introduit par Louis XIV, et qui nous semblerait aujourd'hui une monstruosité.

La Devineresse, dont nous venons de parler, est une comédie en prose, en cinq actes, et assez médiocre. Elle eut une grande vogue d'actualité. On parlait alors beaucoup dans le monde des empoisonnements de la fameuse Brinvilliers et de la poudre de succession; or, c'est à la Voisin qu'on fait allusion dans la pièce, et cette empoisonneuse y est désignée sous le nom de madame Jobin. Quoi qu'il en soit, la Devineresse rapporta, dit-on, la somme énorme de cinquante mille livres, quatre fois peut-être davantage que la plus belle tragédie de Pierre Corneille.

Thomas fit ses trois meilleures tragédies en l'espace de cinq ans, et étant encore assez jeune: ce sont Timocrate, en 1656; Commode, en 1658, et Camma, en 1661.

Timocrate fut donnée quatre-vingts fois de suite et toujours avec un égal succès et un succès tel, que Louis XIV, chose des plus rares, vint exprès au théâtre du Marais, où l'on représentait les compositions de Thomas Corneille, pour assister à l'une des représentations. Les acteurs étaient excédés de jouer cette tragédie que le public la demandait encore. Enfin, un beau jour, ils députèrent un des leurs qui, s'avançant sur le bord de la scène, dit au parterre: «Messieurs, vous ne vous lassez pas d'entendre Timocrate; pour nous, nous sommes las de le jouer; nous courons risque d'oublier nos autres pièces, trouvez bon que nous ne le représentions plus.» Les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, de beaucoup supérieurs, par le talent, à ceux du Marais, voulurent la jouer; mais ils furent tellement au-dessous de leurs confrères du second théâtre, qu'ils y renoncèrent.

La tragédie de Commode eut également le privilége de faire déplacer Louis XIV ainsi que toute la Cour qui vint mêler ses applaudissements à ceux du public.

Camma fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne et l'affluence fut si considérable, que la scène était littéralement envahie par les grands personnages qu'on ne pouvait expulser. Les acteurs avaient de la peine à se remuer et cette vogue les décida à jouer les jeudis, ce qu'ils ne faisaient jamais, car alors, les représentations sur le grand théâtre n'avaient lieu que trois fois par semaine, les dimanches, mardis et vendredis. Le dénouement habile et imprévu imaginé par Thomas Corneille pour cette tragédie, est un des principaux motifs du succès qu'elle obtint. Quelques jeux de scène heureux, et qu'on appelle aujourd'hui des ficelles en langage vulgaire de théâtre, contribuèrent également à la faire réussir.

Laodice, reine de Cappadoce, tragédie jouée en 1668, fut moins bien traitée que les trois précédentes. A l'une des représentations de cette pièce, l'auteur en expliquait le sujet à un grand seigneur qui paraissait peu le comprendre. «La scène, lui disait-il, est en Cappadoce, il faut se transporter dans ce pays-là et entrer dans le génie de la nation.—Ah! très-bien, très-bien, reprit le courtisan, je crois que votre pièce n'est bonne qu'à être jouée sur les lieux.»

Ainsi que bien d'autres auteurs, Thomas Corneille fit son Achille. Un des acteurs qui tint le rôle du héros grec avait été menuisier de son état. Se trouvant superbe sous son casque, il voulut avoir son portrait dans son costume de théâtre. Il fit prix avec le peintre; mais on prévint ce dernier que le comédien était un mauvais payeur. Le rapin peignit le bouclier de son Achille en détrempe. Le portrait fut trouvé d'une grande ressemblance, cependant l'Achille de comédie refusa de payer le prix convenu. Le peintre feignit d'être très-content de ce qu'on lui offrait et engagea l'acteur à passer plusieurs fois sur le tableau une éponge imbibée de vinaigre, pour lui donner plus d'éclat. Le conseil fut suivi, mais aussitôt l'image d'Achille apparut en casque et en cuirasse un rabot à la main.

A l'instigation de Boileau et de Racine, Thomas Corneille essaya de composer des opéras pour supplanter Quinault, alors fort en vogue pour ce genre de pièces. Lully se prêta avec peine à ses désirs, et il avait raison, car il échoua complétement. C'est ainsi qu'en 1678, parut Psyché, composée pour Louis XIV, et fort peu appréciée, comme on disait alors, de la Cour et de la ville.

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