Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier: Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, Vaudeville, Théâtres forains, etc...
D'un crêpe noir, Hécube embéguinée,
Lamente, pleure et grimace toujours;
Dames en deuil courent à son secours;
Oncques ne fut plus lugubre journée.
Ulysse vient, fait nargue à l'hyménée,
Le cœur fera de nouvelles amours.
Pyrrhus et lui font de vaillants discours;
Mais aux discours leur vaillance est bornée.
Après cela, plus que confusion;
Tant il n'en fut dans la grande Ilion,
Lors de la nuit aux Troyens si fatale.
En vain Baron attend le brouhaha;
Point n'oserait en faire la cabale;
Un chacun bâille, et s'endort ou s'en va.
En outre, on fit sur le même sujet cette épigramme:
Quand j'ai vu de Pradon la pièce détestable,
Admirant du destin le caprice fatal,
Pour te perdre, ai-je dit, Ilion déplorable,
Pallas a toujours un cheval.
En 1697, il fit paraître Scipion, et son nouveau héros n'eut pas plus de chance que les autres grands hommes qu'il avait patronés. Scipion fut horriblement sifflé, et comme cette tragédie avait été jouée en carême, le poëte Gacon lança cette épigramme:
Dans sa pièce de Scipion,
Pradon fait voir ce capitaine
Prêt à se marier avec une Africaine;
D'Annibal il fait un poltron;
Ses héros sont enfin si différents d'eux-mêmes,
Qu'un quidam, les voyant plus masqués qu'en un bal,
Dit que Pradon donnait, au milieu du carême,
Une pièce de carnaval.
Chaque tragédie nouvelle du malheureux Pradon, comme on affectait de l'appeler, semblait destinée à faire éclore les plus amusantes et les plus spirituelles épigrammes; il est vrai de dire que le pauvre auteur de la Phèdre, rivale de celle de Racine, s'était donné bien maladroitement deux rudes adversaires, contre lesquels il n'était pas de force à lutter. C'était à qui, des deux grands poëtes du siècle, l'accablerait de traits d'autant plus redoutables qu'ils étaient pleins de finesse. Germanicus n'eut pas plus tôt paru, en 1694, qu'on vit poindre l'inévitable épigramme. Elle était encore de la façon de Racine:
Que je plains le destin du grand Germanicus!
Quel fut le prix de ses rares vertus?
Persécuté par le cruel Tibère,
Empoisonné par le traître Pison;
Il ne lui restait plus, pour dernière misère,
Que d'être chanté par Pradon.
Il se produisit un fait assez plaisant à la première représentation de cette pièce. Dans les deux premiers actes il ne paraît pas de femmes; aussi commençait-on à dire, dans le public, que c'était là, vraiment, une tragédie de collége, lorsqu'au troisième acte on voit tout à coup, au fond du théâtre, deux reines et deux confidentes. «Quatorze de dames sont-ils bons?» s'écrie une voix perçante et gasconne. Le mot fit fortune, et Germanicus ne put ramener le sérieux sur le visage des spectateurs.
Régulus, une des bonnes tragédies de Pradon, jouée en 1688, eut cependant du succès; et comme Tamerlan en avait eu beaucoup moins, un plaisant dit au poëte, qui portait un mauvais habit sous un beau manteau: «Voilà le manteau de Régulus sur le juste-au-corps de Tamerlan.»
Un jour, l'auteur de tant de tragédies sifflées, le plastron de Racine et de Boileau, le but de tant d'épigrammes, l'objet de tant de satires, voulut se venger à son tour, et il lança une pièce de vers, une satire contre Boileau. Hélas! il avait à peine parlé, qu'un nouvel et terrible adversaire entrait en ligne contre lui. Rousseau prenait la plume pour lui dire:
Au nom des dieux, Pradon, pourquoi ce grand courroux,
Qui, contre Despréaux, exhale tant d'injures?
Il m'a berné, me direz-vous:
Je veux le diffamer chez les races futures.
Eh! croyez-moi, restez en paix,
En vain tenteriez-vous de ternir sa mémoire.
Vous n'avancerez rien pour votre propre gloire,
Et le grand Scipion sera toujours mauvais.
Enfin, la mort ne le débarrassa pas de ses ennemis. On lui fit cette épitaphe:
Ci-gît le poëte Pradon,
Qui, quarante ans, d'une ardeur sans pareille,
Fit, à la barbe d'Apollon,
Le même métier que Corneille.
Pradon adressa un jour quatre vers charmants à une jeune personne fort spirituelle, dont il était très-épris, et qui entretenait avec lui un commerce épistolaire, mais qui n'avait pas une bien grande passion pour le poëte. Voici ces vers:
Vous n'écrivez que pour écrire,
C'est pour vous un amusement;
Moi qui vous aime tendrement
Je n'écris que pour vous le dire.
Nous ne parlerions pas de madame Deshoulières, qui composa beaucoup de bonnes et jolies poésies, mais qui ne donna au théâtre que deux mauvaises pièces, si madame Deshoulières ne s'était déclarée assez maladroitement contre Racine et n'avait été l'âme de la cabale à la suite de laquelle l'auteur de Phèdre renonça à la scène. Elle parlait plusieurs langues. C'était un bel esprit dans toute l'acception du mot. Un jour, malheureusement, elle eut l'idée fâcheuse de faire jouer une tragédie. Elle composa Genseric (1680), qui fut fort mal accueilli du public. On lui donna le conseil charitable de retourner à ses moutons (allusion à une de ses plus spirituelles idylles); cette tragédie fut en outre le sujet de cette analyse épigrammatique, attribuée à Racine:
La jeune Eudoxe est une bonne enfant,
La vieille Eudoxe une franche diablesse,
Et Genséric un roi fourbe et méchant,
Digne héros d'une méchante pièce.
Pour Trasimond, c'est un pauvre innocent:
Et Sophronie en vain pour lui s'empresse;
Genseric est un homme indifférent,
Qui, comme on veut, et la prend et la laisse.
Et sur le tout le sujet est traité
Dieu sait comment! Auteur de qualité,
Vous vous cachez en donnant cet ouvrage.
C'est fort bien fait de se cacher ainsi:
Mais pour agir en personne bien sage,
Il nous fallait cacher la pièce aussi.
La Chapelle, membre de l'Académie française, né à Bourges, en 1655, ne se posa pas en rival de Racine, mais il chercha à l'imiter. Il fut de son école. Ses pièces, bien qu'elles soient fort au-dessous de leur modèle, eurent pourtant quelques succès, car elles n'étaient pas sans valeur. Elles sont au nombre de quatre: Zaïde, Cléopâtre, Téléphonte et Ajax, de 1681 à 1684.
La pièce de Cléopâtre (1681), faillit devenir une tragédie véritable. Voici à quelle occasion La Chapelle aimait beaucoup l'acteur Baron et avait toujours soin de lui composer des rôles qui le missent en relief. Un comédien, nommé Dauvilliers, jaloux du mérite de son camarade, eut l'infamie de présenter à ce dernier, dans Cléopâtre, une épée véritable, que Baron fut prêt à s'enfoncer dans la poitrine. Du reste, ce Dauvilliers devint fou par la suite.
Voici maintenant un élève véritable de Racine, car Racine guida ses pas dans la carrière des lettres, Campistron. Ce poëte fut un des auteurs les plus féconds de la fin du dix-septième siècle. Il a non-seulement donné au théâtre un grand nombre de tragédies, mais aussi quelques comédies et divers opéras.
Campistron, marquis de Penango, né à Toulouse, en 1656, montra, dès sa jeunesse, d'heureuses dispositions pour les lettres. Il reçut une brillante éducation, et son goût pour la poésie ne tarda pas à l'amener dans la capitale de la France, alors déjà le centre des beaux-arts. Il chercha à imiter Racine, son maître, et s'il est loin de lui pour les beautés de détail et la versification, il s'en approche du moins pour la conduite des pièces.
Racine fut non-seulement le guide, mais le bienfaiteur de Campistron, car il le désigna au duc de Vendôme lorsque ce dernier voulut faire composer et représenter, à son château d'Anet, une pastorale héroïque. A partir de ce moment, le duc, satisfait des talents et du caractère du jeune poëte, le nomma secrétaire de ses commandements, puis secrétaire-général des galères.
Campistron écrivait beaucoup, facilement et vite, aussi ses pièces ont-elles les qualités et les défauts d'œuvres faites par un homme d'esprit, mais faites trop rapidement. On y trouve des peintures brillantes, des traits frappants, des situations intéressantes, des incidents heureux, puis à côté de cela, des longueurs, des irrégularités, des écarts qui ralentissent la marche de l'action et nuisent au développement des caractères. Il y a plus d'esprit que d'art, et peu de cette verve, de ce pathétique qui enlève le spectateur, le passionne pour les personnages et pour l'action. Le talent de Campistron consistait principalement à donner de jolies descriptions, des peintures de mœurs attrayantes. Ses monologues, ses tirades sont souvent fort beaux, mais il en abuse; aussi fit-il des morceaux bien écrits plutôt que des tragédies remarquables.
Campistron commença sa carrière dramatique à peu près à l'époque où Racine finit la sienne. Sa première pièce, Virginie, parut en 1683. Elle fut assez bien accueillie du public. Malheureusement pour lui, au même moment où l'on représentait cette tragédie, on représentait également le Téléphonte de La Chapelle, et madame de Bouillon, alors arbitre quasi-souverain pour les succès littéraires, protégeait La Chapelle. Campistron comprit que s'il voulait réussir, il fallait s'assurer le suffrage de la puissante duchesse, il lui dédia sa seconde pièce, Arminius, qui eut du succès et le mit en bonne position. En 1685, Campistron eut un véritable triomphe, lorsque parut son Andronic. Les comédiens furent obligés de doubler le prix des places, principalement dans le but de ménager la scène qui était toujours encombrée, et sur laquelle les acteurs avaient peine à se mouvoir. Trente ans plus tard, en 1715, on reprit cette tragédie; les rôles étaient si mal distribués que le public ne put tenir son sérieux pendant tout le temps de la pièce. Lorsqu'elle fut terminée, l'acteur Legrand vint, selon l'usage, annoncer la représentation du lendemain en ces termes: «Messieurs, nous aurons l'honneur de vous donner demain le Joueur et le Grondeur. Je souhaite que la petite pièce que vous allez voir, vous fasse rire autant que vous avez ri à la grande.» Cette saillie fut applaudie de toute la salle; malheureusement le souhait de Legrand ne fut pas accompli, la petite pièce, intitulée la Fausse veuve, ennuya le public sans le faire rire.
Alcibiade parut également en 1685, et Phraate en 1686. Cette dernière pièce n'eut que trois représentations. Il s'y trouvait des allusions politiques qui faillirent faire mettre Campistron à la Bastille, et il ne fallut rien moins que le crédit de Madame la Dauphine pour sauver l'auteur et faire cesser les représentations. Phocion, jouée en 1688, n'eut ni succès politique, ni succès dramatique, ni succès littéraire. Campistron, voyant au doigt de Péchantré, auteur de plusieurs pièces de théâtre, une bague dont ce dernier voulait se défaire, lui dit: «On va jouer ma tragédie nouvelle, et je m'en accommoderai.» A quelques jours de là, Péchantré trouve l'auteur de Phocion derrière un pilier des troisièmes loges à la comédie, on sifflait à outrance. «Veux-tu ma bague, dit-il à Campistron, je te l'ai gardée.»
Racine avait fait Esther et Athalie, Campistron à son tour, voulut composer sa tragédie chrétienne. En 1690, il donna à la scène Adrien, dans laquelle on trouve de beaux vers, ceux que nous allons citer, entre autres, dont Voltaire a pris la pensée pour son Alzire:
A ma religion, vous préférez la vôtre.
Une fois seulement, comparez l'une à l'autre:
La vôtre n'eut jamais que de barbares lois;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle ne se soutient que par la violence;
La mienne par la paix et par l'obéissance.
La vôtre vous prescrit l'ordre de me punir,
Moi, que des nœuds sacrés à vous doivent unir,
Moi qui, dès le berceau, sujet toujours fidèle,
Par des soins assidus vous ai prouvé mon zèle;
La mienne, quand je suis accablé de vos coups,
Me défend de penser à me venger de vous.
Que dis-je? Elle m'impose une loi souveraine,
De m'offrir, avec joie, aux traits de votre haine,
De dissiper la nuit de vos yeux aveuglés:>
Enfin, de vous aimer lorsque vous m'immolez.
Pompeïa, qui n'a pas été imprimée et dont on n'a rien conservé, Tiridate, et enfin Alcide ou le Triomphe d'Hercule, en 1693, complètent le répertoire tragique de Campistron. Après la représentation de cette dernière pièce on fit ce quatrain:
A force de forger, on devient forgeron;
Il n'en est pas ainsi du pauvre Campistron;
Au lieu d'avancer, il recule,
Voyez Hercule.
Son Théâtre, un de ceux qui ont été le plus souvent réimprimés, après les œuvres de Corneille, de Racine, de Crébillon, et, plus tard, de Voltaire, comprend encore les comédies: du Jaloux désabusé, de l'Amante amant, et les opéras d'Acis et Galathée, d'Achille et Polixène. La comédie de l'Amante amant, jouée en 1684, et que Campistron a toujours désavouée, bien qu'elle soit de lui, offre cette particularité, que c'est la première où une actrice parut sur la scène vêtue en homme. On était déjà loin du temps où les rôles de femmes avaient des hommes masqués pour interprètes. Quoi qu'il en soit, cela eut un grand succès, et la pièce, fort médiocre cependant, fut applaudie.
Campistron avait pour protecteur M. de Vendôme. Lors d'une maladie grave, qui mit en danger les jours de Louis XIV, le roi, voyant les intrigues s'ourdir autour de lui et ne voulant pas qu'on le crût aussi mal, pria M. de Vendôme de donner au Dauphin une grande fête. Lully fut chargé de composer tout exprès la musique d'une pastorale héroïque, et on lui imposa Campistron pour le libretto. Lully obéit à contre-cœur. L'opéra d'Acis et Galathée fut fait et joué devant le Dauphin, au château d'Anet, en 1686. M. de Vendôme dépensa plus de 100,000 francs dans cette circonstance, tant il fit bien les choses. Il fut tellement satisfait des paroles de l'opéra, qu'il envoya cent louis à Campistron, somme énorme pour l'époque. Cependant, d'après les conseils de la Champmeslé et de Raisin, Campistron renvoya ces cent louis au prince. Vendôme crut que son protégé agissait ainsi par désintéressement. Telle n'avait pas été la pensée du poëte, qui avait tout simplement espéré recevoir davantage. Touché de ce qu'il croyait être la suite d'une grande noblesse de sentiments, Vendôme prit Campistron pour secrétaire des commandements. Du reste, le choix était bon. On ne reprochait à l'auteur d'Acis et Galathée qu'une négligence un peu forte à répondre aux lettres. Un jour, M. de Vendôme le voyant brûler des papiers, dit plaisamment à ceux qui l'entouraient: «Tenez, voilà Campistron occupé à faire sa correspondance.»
Le succès de l'opéra d'Acis engagea son auteur à cultiver ce genre de littérature dramatique. En 1687, il fit jouer Achille et Polyxène, opéra sur lequel on fit plusieurs épigrammes.
En voici deux assez spirituelles:
Entre Campistron et Colasse[16],
Grand débat s'émut au Parnasse,
Sur ce que l'opéra n'a pas un sort heureux.
De son mauvais succès nul ne se croit coupable;
L'un dit que la musique est plate et détestable;
L'autre, que la conduite et les vers sont affreux.
Et le grand Apollon, toujours juge équitable,
Trouve qu'ils ont raison tous deux.
Lully près du trépas, Quinault sur le retour,
Abjurent l'opéra, renoncent à l'amour,
Pressés de la frayeur que le remords leur donne
D'avoir gâté de jeunes cœurs
Avec des vers touchants et des sons enchanteurs;
Colasse et Campistron ne gâteront personne.
M. de Saint-Gilles fit sur le même opéra une chanson fort jolie, qu'on attribua à madame Deshoulières, et qu'il revendiqua dans une autre pièce de vers se terminant ainsi:
Restituez donc à Saint-Gilles
Le faible honneur de ses chansons;
Contentez-vous de vos idylles
Et retournez à vos moutons.
Comme la plupart des auteurs de mérite Campistron eut des admirateurs outrés et des détracteurs de mauvaise foi. Les uns ont prétendu qu'il avait seul pu faire oublier la retraite de Racine; les autres ont trouvé détestables les vers les plus remarquables de son répertoire. Il y a sottise à tomber dans l'un ou l'autre de ces jugements. Ce que l'on peut dire, c'est que Campistron, poëte estimable, a une belle place parmi les dramatiques de second ordre, et que longtemps il a occupé la scène française avec distinction.
Péchantré, dont nous avons prononcé le nom plus haut, à propos d'une des tragédies de Campistron, était fils d'un chirurgien de Toulouse. Après avoir été couronné plusieurs fois aux Jeux-Floraux, il vint à Paris dans le but de travailler pour le théâtre. En effet, il donna, en 1687, la tragédie de Géta, dont la paternité fut disputée par beaucoup de poëtes. D'abord, l'acteur Baron, qui avait la monomanie de vouloir être auteur, et qui, de ce que plusieurs poëtes ont mis leurs pièces sous son nom, s'est figuré être réellement le père des enfants qu'il avait pour ainsi dire tenus simplement sur les fonts baptismaux, l'acteur Baron voulut faire croire que Géta lui devait la vie. Or, voici ce qui avait eu lieu. Péchantré, assez pauvre diable de poëte, ayant montré sa pièce à Baron, ce dernier la trouva bien et lui en offrit vingt pistoles, en affirmant qu'elle était détestable. Le malheureux poëte rafalé, homme fort simple, accepta l'offre et livra pour ces quelques sous sa première tragédie. Que de Péchantré en ce moment à Paris! Que d'auteurs à vingt pistoles, dont les pièces, sous d'autres noms, sous d'autres parrains, font la fortune des théâtres et des pères d'adoption? Malheureusement pour Baron, Champmeslé ayant eu vent de la conversation et du trafic, lut la pièce, la trouva fort belle, et prêta à Péchantré vingt pistoles pour la retirer des mains de l'acteur. Voici pour le premier père. Un second fut le nommé Dambelot, cousin de Palaprat, et qui, au dire de quelques chroniqueurs, aurait ébauché cette tragédie de Géta et serait mort avant de l'avoir terminée. Péchantré l'aurait obtenue de la veuve de Dambelot. Enfin, si on en croit encore d'autres versions, la pièce aurait été composée par Dambelot, corrigée par Péchantré, achevée par Baron. Ce qu'il y a de positif et de plus clair, c'est qu'elle eut un grand succès. La seconde tragédie de Péchantré, Jugurtha, fut moins bien reçue du public. Sa troisième, jouée en 1703, et intitulée Mort de Néron, coûta à son auteur juste autant d'années qu'il faut de mois à une femme pour mettre au monde un enfant. Il courut alors une histoire ou un conte au sujet de cette tragédie. Péchantré avait laissé sur la table d'une auberge un papier sur lequel il y avait quelques chiffres, au-dessus desquels étaient ces paroles: Ici le roi sera tué. L'hôte, qui avait déjà été frappé de la physionomie et de la distraction de notre poëte, crut devoir porter cet écrit au commissaire du quartier, qui lui dit que si l'inconnu revenait manger chez lui, il ne manquât pas de le faire avertir. Péchantré revint en effet quelques jours après, et à peine avait-il commencé son dîner, qu'il se vit environné d'une troupe d'archers. Le commissaire lui montra son papier pour le convaincre de son crime. «Ah! Monsieur, dit le poëte, que j'ai de joie de retrouver cet écrit! je le cherche depuis plusieurs jours: c'est la scène où j'ai dessein de placer la mort de Néron, dans une tragédie à laquelle je travaille.» Le commissaire renvoya ses archers, et quelque temps après Péchantré fit jouer sa pièce.
Abeille, autre poëte dramatique de la même époque, plus tard abbé du prieuré de Notre-Dame de la Mercy et membre de l'Académie française, composa quelques tragédies qu'il fit paraître sous divers noms, en sorte que plusieurs de ses poésies ont longtemps passé pour avoir été l'œuvre d'autres auteurs. Cet abbé Abeille eut une assez singulière destinée. C'était un homme d'esprit, fort laid et très-amusant dans le monde. Il vint à Paris assez jeune, fut pris comme secrétaire par le maréchal de Luxembourg, et acquit une sorte de célébrité plus encore par ses bons mots et sa facilité d'élocution que par ses écrits.
Il fit les tragédies d'Argélie, de Coriolan, de Lyncée et de Soliman, en 1673, 1676, 1678 et 1680. En outre, on lui attribue celles de Hercule, de Caton et de Silanus, parues sous le nom d'un acteur nommé La Thuillerie.
La première tragédie que fit représenter l'abbé Abeille, donna lieu à une plaisanterie qui, dit-on, le dégoûta longtemps de mettre son nom à ses ouvrages. Deux princesses entrent en scène, la première dit à l'autre:
Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père?
L'actrice qui devait donner la réplique, au lieu de le faire de suite, resta muette. Un plaisant du parterre répondit pour elle:
Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère.
Cet à-propos jeta la salle dans une gaîté folle; il fut impossible de continuer la pièce, et ce diable de vers poursuivit Abeille jusqu'après sa mort, car on le rappela dans son épitaphe:
Ci-gît un auteur peu fêté,
Qui veut aller tout droit à l'immortalité.
Mais sa gloire et son corps n'ont qu'une même bière;
Et lorsqu'Abeille on nommera,
Dame postérité dira:
Ma, foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère.
On n'avait pas attendu sa mort pour faire des épigrammes sur lui. En voici une fort jolie qu'on attribue à Racine:
Abeille, arrivant à Paris,
D'abord, pour vivre, vous chantâtes
Quelques messes à juste prix;
Puis au théâtre vous lassâtes
Les sifflets par vous renchéris.
Quelque temps après fatiguâtes
De Mars l'un des grands favoris,
Chez qui pourtant vous engraissâtes.
Enfin, digne aspirant, entrâtes
Chez les Quarante beaux-esprits,
Et sur eux-mêmes l'emportâtes
A forger d'ennuyeux écrits.
Un poëte dramatique, que l'on peut appeler le dernier élève de Racine, Lagrange-Chancel, est un des hommes de cette époque dont la vie tient le plus du roman, par les aventures nombreuses et singulières dont elle est semée.
Lagrange-Chancel naquit au château d'Antoniac, près de Périgueux, en 1676. La nature lui avait donné en partage un talent des plus extraordinaires pour la poésie. Nul doute que si la science de la phrénologie eût été connue de son temps, on n'eût découvert sur son crâne la bosse poétique la plus proéminente. Il disait spirituellement lui-même, et de lui, qu'il savait rimer avant que d'avoir eu le temps d'apprendre à lire. Évidemment il était né poëte, comme d'autres sont nés mathématiciens, peintres ou sculpteurs. A peine sut-il lire qu'il ne quitta plus les œuvres de Corneille et les romans de La Calprenède. A sept ans, on le fit entrer au collége de Périgueux, où il fut considéré comme un petit prodige; et, en effet, il rimait déjà fort bien et corrigeait les vers médiocres de ses propres maîtres. Il passa au collége de Bordeaux et ayant eu occasion d'aller au théâtre, il fut pris d'une irrésistible démangeaison de fabriquer à son tour une comédie. Il la composa en prenant pour sujet une aventure récente et connue. Sa mère, se prêtant aux fantaisies de son enfant, fit construire un petit théâtre; les rôles furent distribués par Lagrange à six de ses jeunes camarades et la représentation eut lieu. Une pièce en vers écrite par un enfant de neuf ans, jouée par des collégiens de même âge, il y avait là de quoi piquer la curiosité. Toute la ville voulut jouir de ce spectacle extraordinaire à tant de titres, et l'on applaudit beaucoup l'enfant-poëte et sa petite troupe. A quatorze ans, Lagrange-Chancel sortit du collége pour se rendre à Paris, où, piqué par la muse poétique, il s'empressa de composer une tragédie. Ce fut celle de Jugurtha. Voici ce qu'il dit à propos de cette pièce, représentée en 1694, dans les dernières années de la vie de Racine:
«Quand je crus avoir mis la dernière main à ma tragédie, dit l'auteur, je me hasardai de la présenter à madame la princesse de Conti. Malgré tous les défauts dont cette pièce était remplie, la princesse y trouva assez de choses dignes de son attention pour envoyer chercher le célèbre Racine et le prier, avec bonté, de lire cet essai d'un gentilhomme qui était son page, pour lui en dire son avis sans aucun déguisement. Racine garda la pièce huit jours, après lesquels il se rendit chez la princesse, et lui dit qu'il avait lu ma tragédie avec étonnement, qu'à la vérité elle était défectueuse en plusieurs endroits, mais que si Son Altesse «agréait que j'allasse quelquefois chez lui pour y recevoir ses avis, il la mettrait, dans peu de temps, en état d'être jouée avec succès. Je ne manquai pas de m'y rendre tous les jours, et je puis dire que les leçons qu'il me donnait m'en ont plus appris que tous les livres que j'ai lus. Il se faisait quelquefois un plaisir de m'entretenir des différents sujets qui lui avaient passé dans l'esprit. Il n'y en a presque pas, soit dans la fable, soit dans l'histoire, sur lesquels il n'eût promené ses idées et trouvé des situations intéressantes, dont il avait la bonté de me faire part. Ma tragédie étant achevée, je la présentai aux comédiens qui la reçurent. Il fut résolu qu'on la donnerait sous le titre d'Adherbal, au lieu de celui de Jugurtha, parce qu'il n'y avait pas longtemps que Péchantré en avait donné une sous le même titre, qui n'avait pas été reçue favorablement du public. Mon Adherbal fut représenté. Le prince de Conti, qui voulut bien assister à la première représentation, voulut aussi que je me misse auprès de lui, sur les bancs du théâtre, en disant que mon âge fermerait la bouche aux censeurs. Racine, à qui la dévotion ou la politique ne permettait plus de fréquenter les spectacles depuis que le roi s'en était privé, vint à cette première représentation, et parut prendre un plaisir extrême à tous les applaudissements que je reçus.»
Lagrange avait alors dix-huit ans à peine; son jeune âge intéressa le public en sa faveur, ainsi que sa position de page à l'hôtel de Conti; on applaudit son Roi de Numidie. Encouragé par ce succès, il composa Oreste et Pilade, en 1697, tragédie à laquelle on a prétendu que Racine avait travaillé à la prière de la princesse de Conti et dont les représentations fructueuses ne furent interrompues que par la maladie et la mort de la Champmeslé. Deux ans plus tard, en 1699, il donna Méléagre, puis successivement Athénaïs, Amasis, Alceste, Ino, Sophonisbe de 1700 à 1716. Alors les aventures dont nous allons parler sommairement arrêtèrent jusqu'en 1736, c'est-à-dire pendant vingt ans, sa prodigieuse fécondité; mais d'abord quelques anecdotes concernant ses premières tragédies:
Athénaïs ayant paru, une allusion fut faite à cette pièce dans une lettre que Lagrange-Chancel crut être de Le Noble; aussitôt l'auteur courroucé lança les vers suivants qui sont du dernier sanglant:
Esprit bas et rampant, auteur du dernier ordre,
Mauvais plaisant, fade Pasquin,
Qui fais d'Ésope un Tabarin:
Vraiment, c'est bien à toi de mordre
Sur des ouvrages applaudis!
Malgré la fureur qui t'anime,
Tu feras sur les arts et sur Athénaïs,
Ce que fit autrefois le serpent sur la lime.
Il faut dire que Le Noble prêtait, par sa conduite, par ses aventures et par ses ouvrages, à ces injures. Cependant, elles sont un peu trop fortes.
Amasis, jouée en 1701, fut assez bien analysée par les quelques mots suivants de l'abbé Desfontaines:
«Je viens de voir, écrivait-il en sortant de la première représentation, un tableau dont le dessin est bizarre et les couleurs horribles et mal assorties; une maison où il y a quelque architecture singulière, mais où toutes les pierres ne sont ni bien taillées ni bien posées. C'est un édifice qui n'est passable que de très-loin. Si vous le regardez de près, tout y est gothique et sans goût.»
Dans Sophonisbe, représentée en 1716, mais non imprimée, il se trouvait quatre vers remarquables, les seuls qui aient été sauvés de l'oubli. Asdrubal, parlant à sa fille Sophonisbe, de Massinissé, dont elle est aimée et à qui il veut qu'elle demande une grâce, lui dit:
Songez qu'il est des temps où tout est légitime,
Et que, si la patrie avait besoin d'un crime
Qui pût seul relever son espoir abattu,
Il ne serait plus crime et deviendrait vertu.
Lagrange-Chancel fit paraître, de 1706 à 1740, Érigone, tragi-comédie en cinq actes et en prose; Cassius, tragédie en vers; les Jeux olympiques, comédie héroïque; la Fille supposée, comédie en trois actes et en vers; Pyrame et Thisbé, opéra; le Crime puni, opéra, imitation du Festin de Pierre. En outre, Louis XIV ayant demandé à Racine, à Quinault et à Molière, une pièce dans laquelle on pût utiliser une décoration des enfers, décoration fort belle et que l'on conservait avec soin dans le garde-meuble, Lagrange-Chancel traita dans ce but le sujet d'Orphée, dont il fit une tragédie en cinq actes, avec prologue et chœurs. Cette pièce, imprimée en 1736, fut jouée au mariage de Louis XV. Lagrange avait été amené à composer Orphée, parce qu'il avait entendu dire souvent à Racine que c'était le sujet le plus apte à un grand spectacle.
Si quelque chose est plus extraordinaire que la facilité et la fécondité poétique de Lagrange, c'est sa vie toute barriolée d'aventures qui tiennent du roman.
Sous le Régent, il eut la malheureuse pensée de faire paraître les Philippiques, moins par animosité personnelle que pour être agréable à quelques ennemis du duc d'Orléans. On donna l'ordre de l'arrêter; il fut assez heureux pour échapper aux poursuites et se réfugia chez M. de Gonteris, archevêque et vice-légat d'Avignon. Il se trouvait dans cette ville, lorsque, trahi par un officier réfugié, et attiré hors des limites, il fut saisi et mené aux îles Sainte-Marguerite et mis en prison pendant une année entière. Il ne crut pouvoir mieux faire, pour attendrir le Régent, que de lui avouer humblement sa faute, en lui adressant une ode fort bien tournée. On se relâcha de la rigueur qu'on avait eue à son égard. La promenade lui fut accordée pendant quelques heures chaque jour, et il en profita habilement pour reconquérir sa liberté. Il gagna ses gardes, se procura une barque, et pendant une violente tempête il ne craignit pas de se rendre au port de Villefranche. Malgré une rigoureuse quarantaine, Lagrange obtint du roi de Sardaigne, par une épître en vers, d'être admis à Nice. Le prince, en outre, fit toucher au poëte, d'une façon très-délicate, une forte somme. De Nice, Lagrange se rendit à Gênes, avec le projet de passer en Espagne. L'offre de M. Doria de résider dans son palais ne put le séduire; il s'embarqua sur-le-champ. Très-bien reçu à la cour de Madrid, il refusa un régiment, fut en butte aux tentatives plusieurs fois réitérées de spadassins contre lesquels il tira l'épée à maintes reprises. Sur les plaintes de l'ambassadeur de France, Lagrange-Chancel fut prévenu qu'il n'y avait plus de sûreté pour lui dans les États de Sa Majesté Catholique. Il s'embarqua à Bilbao pour Amsterdam, où il obtint d'être reçu comme bourgeois de la ville. Enfin, les malheurs de l'exil finirent pour lui; à la mort du Régent, ses liaisons à l'étranger lui fournirent les moyens d'être utile au pays; il obtint son rappel. Il revint donc en France, se remit à la poésie et au théâtre, consacra sa vie à l'étude des muses, et versifia jusqu'à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
Lagrange-Chancel, un des auteurs les plus féconds de la fin du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle, est un poëte dramatique de mérite, quoiqu'il y ait, dans ses œuvres, de grands défauts. On peut dire que la facilité avec laquelle il composait, nuisit beaucoup à son talent, en lui faisant produire des vers peu exacts, obscurs, prosaïques, quoique empreints d'énergie et de pensées spirituelles.
Ferrier, Genest, Longepierre, Boursault, Riuperoux, autres contemporains de Racine, ont donné à la scène française quelques pièces dont plusieurs ne manquent pas d'un certain mérite.
Ferrier, dont on a les deux tragédies d'Anne de Bretagne jouée en 1678, et de Montezume de la même époque, débuta mal dans la carrière poétique. Ayant commis ce vers, dans les Préceptes galants:
L'amour, pour les mortels, est le souverain bien.
il fut traîné devant l'Inquisition d'Avignon, sa patrie, et eut beaucoup de peine à sortir de ce mauvais pas. Il put enfin se tirer des griffes du Saint-Office et se retirer à Paris, où il devint précepteur des fils du duc de Saint-Aignan. Ses deux tragédies sont faibles de versification et de style, quoiqu'on y trouve du naturel et de l'esprit. La première, Anne de Bretagne, eut du succès, grâce à la protection de la Cour, protection que l'auteur sut s'attirer par une allusion aux grandes qualités de Louis XIV, lequel, comme tous les hommes et surtout les souverains, se laissait prendre facilement à la glu de la flatterie.
Voici comment Ferrier peint Charles VIII pour en faire le portrait de Louis XIV:
L'exemple du plus sage et du plus grand des rois,
Fait autant de héros que l'on voit de François.
C'est ce roi dont le nom remplit la terre et l'onde,
A qui le ciel promet la conquête du monde;
Dont la gloire et les ans ont le même progrès,
Et qui compte par eux le nombre de ses faits.
Tout l'univers le craint, toute la France l'aime,
Tous ses sujets en lui ne cherchent que lui-même;
Il charme également et les cœurs et les yeux.
Certes, jamais portrait ne ressembla moins que celui-ci au roi Charles VIII, qui n'avait guère de marine, que l'univers était loin de redouter, et auquel le ciel ne promit jamais la conquête de l'univers. Montezume réussit également, grâce à un grand luxe de décors et de costumes.
Genest, abbé de Saint-Vilmer, aumônier de madame la duchesse d'Orléans, membre de l'Académie française, dut aussi le succès de ses deux principales tragédies, Pénélope et Joseph, à la protection de quelques grands personnages. Ces deux pièces, représentées d'abord au château de Clagny près Versailles, avaient eues pour interprètes: la duchesse du Maine, Baron, M. de Malezieu, ses enfants, le marquis de Roquelaure et enfin le marquis de Gondrin. Joseph surtout fit fureur; mais quand les tragédies de Genest, auxquelles il faut ajouter Zéloïde et Polymnestor, arrivèrent à la Comédie-Française, elles ne furent nullement applaudies. C'était justice; car à part l'amour de la vertu qui règne dans les œuvres de l'abbé de Saint-Vilmer, on n'y trouve que défectuosités dans le plan et dans la versification.
Longepierre, comme les deux auteurs dont nous venons de parler et avec eux, peut être relégué au troisième rang des poëtes dramatiques de l'époque; mais s'il donna quelques pièces médiocres au théâtre, il a du moins une excuse, c'est celle assez singulière de l'obéissance passive aux volontés paternelles. En effet, en rimant, Longepierre ne fit qu'obéir aux ordres de son père, et on pourrait l'appeler avec raison le Poëte malgré lui. Il composa et fit jouer: Médée en 1694, Sésostris en 1695 et Electre un peu plus tard. Ces trois tragédies sont dans le genre de Sophocle et Euripide, que l'auteur connaissait à fond et étudiait sans cesse. Malheureusement, il ne put approcher de ses modèles, et quand parut son Electre, on dit que c'était une statue de Praxitèle défigurée par un moderne.
Rousseau fit sur lui cette épigramme:
Longepierre le translateur,
De l'antiquité zélateur,
Ressemble à ces premiers fidèles
Qui combattaient jusqu'au trépas,
Pour des vérités immortelles
Qu'eux-mêmes ne comprenaient pas.
Racine qui, cependant, avait quelques obligations à Longepierre, puisque ce dernier, dans un parallèle entre lui et Corneille, lui avait donné de grands éloges, Racine lui-même fit, à propos du Sésostris, l'épigramme suivante:
Ce fameux conquérant, ce vaillant Sésostris,
Qui jadis en Égypte, au gré des Destinées,
Véquit de si longues années,
N'a vécu qu'un jour à Paris.
Riuperoux, né à Montauban en 1664, bien qu'ayant donné fort jeune de grandes espérances par sa tragédie de Méléagre, par son poëme de l'Ame des Bêtes et par son Traité des Médailles, n'occupe pas dans la littérature dramatique une place meilleure que les auteurs précédents. Ses tragédies d'Annibal, de Valeria, d'Agrippa, d'Hipermestre ne sont pas restées au théâtre.
Riuperoux, d'abord protestant, mené par M. de Foucault à Paris, et présenté au Père de La Chaise, confesseur de Louis XIV, abjura le calvinisme et obtint un canonicat; mais le ministre Barbezieux, dans un dîner, lui enleva l'habit ecclésiastique et lui donna, à la place, un commissariat des guerres avec un bon traitement. Riuperoux se laissa faire, ce qui lui valut du poëte Gacon les six vers ci-dessous:
Certain abbé, las de passer sa vie,
Et sans verre et sans abbaye,
Brigue, obtient dans l'épée un poste bien renté:
Et Barbezieux, par cette grâce,
Délivre en même temps l'Église et le Parnasse
D'une grande incommodité.
On voit qu'au siècle du grand roi tout était sujet à épigramme et que cette vengeance littéraire, souvent fort méchante, était pratiquée sur une grande échelle par tous les beaux-esprits et même par tous les grands poëtes.
Boursault, qui vécut de 1638 à 1701, ne doit pas être confondu avec les auteurs précédents, bien qu'il soit un poëte comique plus encore peut-être qu'un poëte dramatique; il s'est placé à un rang beaucoup plus élevé.
Sans avoir fait d'études sérieuses, sans avoir jamais appris le latin, Boursault, venu de Bourgogne à Paris en 1651, fut bientôt en état de parler et d'écrire très-élégamment, grâce à la lecture de bons ouvrages et à ses dispositions naturelles. Son ignorance des langues anciennes l'empêcha seule d'être nommé par Louis XIV, sous-précepteur du Dauphin. Il avait rédigé avec beaucoup de talent un ouvrage intitulé: De la Véritable Étude des Souverains, qui avait plu au roi. On l'engagea à essayer une gazette en vers. Elle parut tous les huit jours et lui fit obtenir une pension de 2,000 livres. Louis XIV et la Cour s'en amusaient; mais l'auteur s'étant laissé entraîner à quelques traits satiriques contre les Franciscains et surtout contre les Capucins, le confesseur de la reine, cordelier espagnol, obtint la suppression de la gazette et de la pension. Boursault faillit expier son crime à la Bastille.
Il donna au théâtre plusieurs comédies, puis les tragédies de Germanicus, en 1679; de Marie Stuart, en 1683, et de Méléagre, en 1694.
Germanicus, d'abord représenté sans succès sous le titre de la Princesse de Clèves, fut ensuite applaudi et devint la cause d'un grand froid entre Corneille et Racine, le premier ayant laissé échapper ce jugement à l'Académie, sur la pièce de Boursault: Il ne lui manque que le nom de M. Racine pour être achevée. Marie Stuart, moins applaudie, fut plus profitable à son auteur, ce dernier ayant eu la pensée de la dédier au duc de Saint-Aignan, qui lui fit présent de cent louis.
Parmi les bonnes comédies de Boursault, nous citerons Ésope à la Cour, jouée en 1701, après la mort de l'auteur, dont on retrancha maladroitement, dans la crainte d'application, ces quatre beaux vers:
Par là je m'aperçois, ou du moins je soupçonne,
Qu'on encense la place autant que la personne;
Que c'est au diadème un tribut que l'on rend,
Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.
Ésope à la Ville avait précédé Ésope à la Cour de onze ans. Cette comédie, ainsi que l'autre, en cinq actes et en vers, eut un immense succès. Elle fût peut-être tombée à la première représentation, sans la présence d'esprit de l'acteur chargé du principal rôle. Raisin le cadet, entendant des murmures dans le parterre, à la troisième fable qu'il débitait, s'avance au bord de la scène, et s'adressant au public, lui dit hardiment: Que l'auteur a cru devoir faire parler Ésope par apologues, que si la répétition des fables fatigue le parterre, il est inutile d'aller plus loin puisqu'il a encore, lui, douze fables à réciter dans le courant de la pièce. Raisin fut applaudi, la comédie continua; elle fut acclamée et elle est restée longtemps au théâtre.
Cette pièce a cela de remarquable qu'elle fait époque, attendu qu'elle est la mère de toutes celles à scènes épisodiques ou à tiroir dont on a depuis usé et abusé d'une manière si fâcheuse.
Le mauvais accueil que reçut d'abord Ésope à la Ville inspira à l'auteur la fable du Dogue et du Bœuf, dont voici le quatrain final:
A tant d'honnêtes gens qui sont devant vos yeux,
Laissez la liberté d'applaudir ce mélange;
Et ne ressemblez pas à ce dogue envieux,
Qui ne veut pas manger, ni souffrir que l'on mange.
D'une autre comédie de Boursault, le Mercure galant, ou la Comédie sans titre, jolie critique du journal de Visé, jouée en 1679, date une autre innovation souvent imitée depuis, celle de faire remplir plusieurs rôles par le même acteur dans une même pièce. Préville y faisait six personnages, avec un talent, un entrain qui ne contribuèrent pas peu au succès.
Visé, auteur du Mercure, se plaignit à la Cour de la comédie de Boursault, disant qu'elle tournait sa feuille en ridicule. La Cour renvoya l'affaire au lieutenant-général de police; alors M. de La Reynie, homme de beaucoup d'esprit, qui voulut lire le corps du délit avant de prononcer. Il trouva le Mercure galant si spirituel, qu'il défendit de supprimer la pièce, ordonnant qu'on l'appellerait désormais La Comédie sans titre.
Phaéton, comédie en cinq actes et en vers libres, représentée en 1691, eut aussi un grand succès. «Au moment où je sortais de la comédie, écrit Boursault dans le temps qu'on jouait son Phaéton, un des gardes me donna un billet cacheté où étaient ces vers:
Plus je vois ton ouvrage et plus j'en suis avide.
C'est ainsi qu'au temps ancien
Écrivait le galant Ovide
Et l'ingénieux Lucien.»
Ce quatrain est de Thomas Corneille.
Du temps du Grand Roi, on faisait déjà des brochures politiques ou littéraires, mais surtout littéraires, et pour cause, ni plus ni moins qu'au milieu du dix-neuvième siècle. Le libraire Barbin, le Dentu de l'époque, en avait le monopole, absolument comme le spirituel éditeur actuel du Palais-Royal. Une de ces brochures, Les Mots à la mode, inspira à Boursault une jolie petite comédie en un acte et en vers, laquelle parut en 1694, sous le même titre. C'est une critique des plus amusantes des manières affectées, du langage ridicule et des modes outrées. Sous ce dernier rapport, il est fâcheux que Boursault ne vive pas de nos jours, il eût pu facilement doubler sa pièce.
L'auteur de ces œuvres dramatiques et comiques ne se borna pas au théâtre; il publia plusieurs romans fort bien écrits, et une série de lettres pleines d'esprit, sous le nom de Lettres à Babet.
Cet auteur, dont l'heureuse facilité se pliait à tous les genres, obtint des succès dans tous. Ses tragédies décèlent une âme ferme, élevée, apte à comprendre et à exprimer noblement les grandes passions. Ses comédies sont une critique agréable des ridicules de son siècle. Il sait, sans jamais s'égarer, sans transiger avec le bon goût, passer du sérieux au comique, du comique au moral. Il est bien entendu que nous ne parlons ici que de ses bonnes pièces, de celles qu'il fit représenter lorsque, sa première jeunesse étant passée, il eut pu réparer, par l'étude, le vice de son éducation première.
Chose digne de remarque, Boursault, arrivé à Paris, ne parlant que le patois languedocien, sut en peu de temps se poser comme un des législateurs de la langue française, qu'il maniait avec une correction allant jusqu'au scrupule sans toucher à l'affectation.
Quoique Fontenelle ne soit pas précisément un des contemporains de Racine, puisqu'il vécut bien longtemps encore après le grand poëte, comme il donna plusieurs pièces pendant la vie de l'auteur de Rodogune, et comme ce dernier fit même quelques épigrammes à leur occasion, nous allons dire un mot de ce poëte, homme d'un très-grand mérite, qui enrichit la scène ou plutôt les scènes françaises, de beaucoup de bonnes productions.
Neveu de Corneille, l'un des quarante de l'Académie, membre de celle des belles-lettres, Fontenelle naquit à Rouen en 1657 et mourut à Paris en 1757. Pendant un siècle, il sut soutenir sa réputation. Ses œuvres dramatiques sont empreintes d'une finesse et sont écrites avec une pureté de style qui les rendent aussi agréables à la lecture qu'à la scène. Partout, Fontenelle est ingénieux, séduisant. Il charme par sa manière de dire, et quelquefois l'on a peine à reconnaître les défauts nombreux qui l'empêchent de prendre place au premier rang des auteurs de cette époque, cependant ses ouvrages n'en sont pas exempts. Ainsi, lorsqu'il faudrait de l'énergie, on ne trouve chez lui que des agréments; la finesse est souvent plus dans l'expression que dans la pensée; la délicatesse du sentiment est rendue de telle sorte, que cela frise l'afféterie. Enfin, il semble affecter de s'éloigner du langage adopté par les autres grands poëtes.
Fontenelle commença à se produire au théâtre, en 1680, par la tragédie d'Aspar, qui réussit peu. Racine fit, à propos de cette pièce, la charmante épigramme que voici:
Ces jours passés, chez un vieil histrion,
Un chroniqueur émit la question:
Quand, à Paris, commença la méthode
De ces sifflets qui sont tant à la mode?
Ce fut, dit l'un, aux pièces de Boyer.
Gens, pour Pradon, voulurent parier.
—Non, dit l'acteur, je sais toute l'histoire
Qu'en peu de mots je vais vous débrouiller;
Boyer apprit au parterre à bâiller;
Quant à Pradon, si j'ai bonne mémoire,
Pommes sur lui volèrent largement;
Mais quand sifflets prirent commencement,
C'est (j'y jouais, j'en suis témoin fidèle),
C'est à l'Aspar du sieur de Fontenelle.
On attribue encore à Racine quelques couplets sur cette pièce. En voici deux. C'est Fontenelle qui parle en quittant Paris pour retourner à Rouen, sa patrie:
Adieu, ville peu courtoise,
Où je crus être adoré;
Aspar est désespéré.
Le poulailler de Pontoise
Me doit ramener demain,
Voir ma famille bourgeoise;
Me doit ramener demain,
Un bâton blanc à la main.
Mon aventure est étrange,
On m'adorait à Rouen;
Dans le Mercure galant
J'avais plus d'esprit qu'un ange.
Cependant, je pars demain,
Sans argent et sans louange;
Cependant, je pars demain,
Un bâton blanc à la main.
En 1689, Fontenelle donna la comédie du Comte de Gabalis, en un acte, tirée du livre singulier de l'abbé de Villars, puisé lui-même dans un roman italien. Nous ne parlerons pas des autres tragédies et comédies de Fontenelle, qui n'offrent que peu d'intérêt anecdotique; mais nous dirons un mot de quelques-uns de ses opéras, auxquels se rattachent des aventures et des épigrammes assez curieuses.
En 1689, il fit jouer la tragédie-opéra de Thétis et Pelée, dont la musique est de Colasse. Le 29 novembre 1750, c'est-à-dire soixante et un ans plus tard, à la reprise de cette pièce, Fontenelle occupait à l'amphithéâtre la même place qu'il avait à la première représentation. Il soupa, comme en 1689, à l'hôtel du Plessis-Châtillon, chez le petit-fils de M. de Nonant dont le grand'père lui avait donné à souper plus d'un demi-siècle auparavant. A cette même reprise, les directeurs de l'Opéra prièrent l'auteur de juger une difficulté, à savoir si les prêtres qui paraissent dans la pièce devaient danser ou marcher.—«Je veux que mes prêtres marchent, dit Fontenelle, faites danser les autres si vous voulez.» Le mot avait de l'à-propos; car, à cette époque, le clergé de France était mal avec la Cour, qui voulait le forcer à faire la déclaration de ses biens.
Énée et Lavinie, autre opéra en cinq actes, musique de Colasse, joué en 1690, fut l'objet de très-jolies critiques en vers. M. de Saint-Gilles fit une chanson spirituelle dans laquelle il parodie la pièce acte par acte, en la suivant pas à pas. Soixante années plus tard, on voulut en refaire la musique; on en parla à Fontenelle, qui répondit avec esprit et modestie: «On me fait beaucoup d'honneur; mais quand cet opéra fut représenté pour la première fois, il tomba, et personne ne me dit alors que ce fût la faute du musicien.» Toutefois, M. Dauvergne, à qui s'adressaient ces mots, changea la musique d'Énée et Lavinie, remit la pièce à la scène en 1758, et obtint un beau succès.
N'ayant encore que vingt-deux ans, Fontenelle fut choisi par Thomas Corneille pour composer la tragédie-opéra de Bellérophon, dont Lully fit la musique, qui fut représentée en 1679 et eut un immense succès, puisqu'on la donna pendant quinze mois sans interruption. Il paraît que Lully, fatigué de l'acharnement de Boileau et de ses amis contre Quinault, abandonna ce poëte et pria Thomas Corneille de lui fournir un poëme. Thomas, assez embarrassé et n'aimant pas ce genre de travail, le confia à Fontenelle, alors à Rouen et très-jeune. Fontenelle le fit, broda sur le canevas qu'on lui avait envoyé, expédia acte par acte, et quand, plus tard, il vit attribuer cette pièce à Despréaux, il la revendiqua avec raison comme de lui, par une lettre adressée aux auteurs du Journal des Savants. Quinault était protégé par M. de Seignelay. Ce dernier, sachant que Boileau semblait être pour quelque chose dans le Bellérophon de Lully, l'invita à dîner avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et avec Racine. A la fin du repas, il lui poussa quelques critiques amères sur la pièce, le mettant au défi de les rétorquer. Boileau, voyant le ton de persiflage de son hôte, ce qui était d'assez mauvais goût de la part de M. de Seignelay, lui répondit: «Si vous voulez que je me fasse comprendre de vous, il faut d'abord que je passe au moins trois jours à vous instruire.» Cette réponse mit les convives du parti de l'auteur de l'Art poétique, et en sortant, Racine s'écria: «Le brave homme que vous êtes, Achille en personne n'aurait pas mieux combattu que vous.»
A propos de cet opéra, Boileau disait: «Tous ces faiseurs d'opéra font des vœux pour Quinault; Quinault est leur modèle: c'est le plus grand parleur d'amour qu'il y ait eu, mais il n'est point amoureux. Le chœur de l'opéra prêche toujours une morale lubrique; vous n'y entendez autre chose, sinon:
Il faut aimer,
Il faut s'enflammer;
La sagesse
De la jeunesse
C'est de savoir jouir de ses appas.
«C'est un scandale public, ajoutait-il, qu'il soit permis à des chrétiens de prostituer leurs voix pour persuader aux filles qu'il est honteux de ne pas s'abandonner dans le bel âge; ce n'est pas du tout le langage de la passion, c'est celui de la débauche.»
Illustre critique du grand siècle littéraire, que n'es-tu de ce monde, pour passer une ou deux soirées au théâtre du Palais-Royal ou à l'un de ceux du Boulevard du Crime!
Endymion, pastorale héroïque, musique de Colin de Blamont, joué en 1731, à l'Opéra, fut le sujet d'une spirituelle chanson de Roy. Voici deux des nombreux couplets de cette critique:
Fontenelle, le vieux bedeau
Du temple de Cythère,
Fait remonter sur le tréteau
Sa muse douairière.
Si de ce ballet avorté,
Vous daignez faire une critique,
Cher Dominique,
Je dis qu'en vérité
Vous avez bien de la bonté.
Puisque chaque âge a ses hochets,
Comme a dit Fontenelle,
Passons tous les colifichets
A sa jeune cervelle.
Mais que, décrépit et voûté,
Sur la scène encore il gigotte,
Une calotte,
Messieurs, en vérité,
Ne l'aurait-il pas mérité?
Au nombre des pièces que l'on trouve dans l'édition des Œuvres de Fontenelle, on peut remarquer la tragédie en prose et en cinq actes d'Idalie, véritable drame dans le genre de ceux qui font fureur, de nos jours, sur les scènes des boulevards.
X
DE RACINE A VOLTAIRE.
DE LA FIN DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE A 1718.
Époque de transition entre Racine et Voltaire.—De la fin du dix-septième siècle à 1718.—Lafosse, Danchet, Duché, Pellegrin et Nadal.—Crébillon.—Lafosse, ses quatre tragédies.—Polixène (1696).—Manlius (1698).—Thésée (1700).—Corisus (1703).—Danchet, ses qualités.—Hésione (1700).—Anecdote.—Tancrède (1702).—La Maupin. Aventures singulières de cette actrice.—Aréthuse (1701).—Bon mot.—Achille et Deidamie (1735).—Bon mot de Voltaire.—Duché de Vancy.—Son aventure avec le ministre Pontchartrain.—Ses trois tragédies sacrées: Débora, Absalon et Jonathas, 1706, 1712, 1714.—Pellegrin protégé de Mme de Maintenon.—Ses aventures.—Ses belles qualités.—Pélopée (1733).—Polidor (1703).—Anecdotes.—Sa comédie du Nouveau-Monde (1722).—Anecdote.—Nadal.—Sa tragédie de Saül (1704).—Crébillon.—Son genre de talent.—Ses débuts dans l'art dramatique.—Le procureur Prieur.—Idoménée (1705).—Atrée et Thyeste (1707).—Anecdote.—Electre (1708).—Son succès.—Épigramme.—Rhadamiste et Zénobie (1711).—Anecdote.—Jugement partial de Boileau.—Sémiramis (1717).—Epigramme contre Voltaire, à propos de la tragédie de Sémiramis.—Pyrrhus (1726).—Catilina (1748).—Anecdotes.—Mme de Pompadour.—Vers supprimés.—Horreur de Crébillon pour les moyens factices d'obtenir un succès.—Crébillon et son médecin.—Chateau-Brun.—Sa tragédie de Mahomet II (1714), et des Troyennes (1754).
La nature n'enfante pas coup sur coup des hommes comme Corneille et Racine. Après ce dernier poëte dramatique, quelques années se passèrent sans qu'aucun auteur d'un mérite transcendant vînt occuper la scène tragique.
Racine avait cessé en 1689 de travailler pour le théâtre; ce ne fut qu'en 1705 et en 1718 qu'on vit paraître deux talents approchant du sien, Crébillon d'abord et Voltaire ensuite.
L'espace qui s'écoule entre Racine et Crébillon est occupé, pour le genre dramatique, par Lafosse, Danchet, Duché, Pellegrin et Nadal. Entre Crébillon et Voltaire, nous ne trouvons que Château-Brun. Il est clair que nous ne parlons ici que des auteurs du théâtre français ayant marqué dans la littérature dramatique.
Lafosse, dont la première tragédie est de 1696, prit pour modèle le grand Corneille. Préférant, comme lui, l'expression des sentiments forts aux sentiments tendres, il va chercher ses héros sous les murs de Troie, sur le Capitole, plus jaloux d'exciter chez le spectateur l'admiration pour une pensée ou pour une action énergique, que les larmes pour une situation pathétique. Nourri de la lecture des tragiques grecs et des grands historiens de l'antiquité, il sut profiter habilement de cet inappréciable avantage. Le plus sérieux reproche qu'on puisse lui faire, c'est de donner trop au récit, quelquefois au détriment de l'action. Son style est ferme, élevé, nourri, pompeux même, propre, en un mot, à exprimer les passions violentes. Ses vers sont peut-être un peu durs, un peu travaillés, cela vient de ce qu'il avait peine à bien rendre toute l'énergie de ses pensées. Lafosse n'a malheureusement donné au théâtre que quatre tragédies, soit qu'il ait craint le mauvais accueil d'un public quelquefois mal disposé et injuste, soit qu'il ait préféré la tranquillité à la gloire. Du reste, le poëte parut dans de favorables circonstances, Racine avait cessé de travailler, Campistron venait de se retirer, et Crébillon était encore inconnu. Aussi dit-on de Lafosse, après sa tragédie de Polixène, qu'il allait consoler le public de la retraite de Campistron.
Lafosse, véritable philosophe, peu désireux de la fortune, faisant sa principale occupation de la poésie, était d'une distraction incroyable. Un trait entre mille. Invité un jour à dîner pour midi chez M. du Tillet avec des gens de lettres, il n'y arriva qu'à quatre heures du soir. Il était très-fatigué, s'excusa d'être venu si tard, expliquant que parti à onze heures du matin de la rue de Jouy pour se rendre dans l'île Saint-Louis, où demeurait son amphitryon, il s'était trouvé, sans savoir comment, à deux heures, au beau milieu de la plaine d'Ivy, où la faim s'était fait sentir à lui d'une façon irrésistible. Jusqu'alors il avait voyagé en pensée avec l'Iliade, dont il voulait faire une belle traduction.
La tragédie de Lafosse, Polixène, qu'il fit représenter en 1696, fut la première pièce de théâtre à laquelle ait assisté le Dauphin, fils de Louis XIV, qui se montra très-généreux pour les acteurs. Le même sujet de Polixène avait été traité en 1720 par Molière, surnommé le tragique.
Lafosse donna en 1798 Manlius, qui eut du succès. C'est la meilleure pièce de son répertoire. En 1700 et en 1703, il fit représenter Thésée et Corésus, qui réussirent également.
Danchet, son contemporain, dont on disait qu'il avait toutes les qualités d'un homme de lettres sans en avoir les défauts, composa des drames-lyriques plutôt encore que des tragédies. Membre des Académies française et des inscriptions, bibliothécaire du roi, il eut la sage modération de ne jamais se permettre contre personne une épigramme, à l'époque où ce genre de poésie-caustique était à la mode. Une seule fois, ayant été désigné dans une satire sanglante, il envoya à l'auteur une pièce de vers non moins sanglante et plus spirituelle, déclarant en même temps à ce rival que personne ne verrait cet écrit, et qu'il le lui avait adressé seulement pour lui prouver combien il était facile et honteux de manier l'arme de la satire.
Dans le genre lyrique, qui était son véritable talent, Danchet n'eut de supérieur que Quinault, d'égal que Lamotte et peut-être Roy. Il savait, dans ses compositions, placer des situations intéressantes, y répandre des traits tendres et touchants. Ce poëte dramatique mérite une place distinguée parmi les auteurs du second rang.
En 1700, il donna la tragédie-opéra d'Hésione, musique de Campra, qui eut un très-grand et très-légitime succès, mais qui faillit coûter fort cher à son auteur. Lorsqu'on joua cette pièce, Danchet était précepteur de deux élèves dont la mère, en mourant, lui avait laissé une pension viagère, sous la condition qu'il terminerait leur éducation. Les parents de ses élèves, gens d'une dévotion mal entendue, croyant impossible d'instruire chrétiennement la jeunesse quand on était assez possédé du diable pour travailler au théâtre, voulurent exiger de Danchet qu'il renonçât à tout ouvrage de ce genre. Sur son refus, ils lui ôtèrent ses jeunes gens et lui refusèrent la pension. Un arrêt du Parlement décida qu'on pouvait faire une bonne pièce de théâtre sans cesser d'être un bon précepteur; en conséquence, la pension lui fut rendue sans ses élèves.
Tancrède, deuxième tragédie-opéra de Danchet, représenté en 1702, eut une vogue immense, non-seulement grâce à la musique de Campra et au libretto, mais aussi grâce à l'admirable voix, au jeu hardi de la Maupin, pour qui avait été créé le rôle de Clorinde. Cette célèbre actrice, dont les singulières aventures ont fait le sujet, tout récemment, d'une jolie comédie au Gymnase, mérite, par sa figure exceptionnelle, quelques mots de notre part. Née en 1673, fille du sieur d'Aubigny, mariée au nommé Maupin, elle ne tarda pas à oublier son tendre époux. Elle avait une voix admirable et un goût prononcé pour l'exercice des armes. Ayant fait connaissance avec un prévôt de salle qui avait lui-même une belle voix, elle s'en fut avec lui à Marseille. Sans ressources l'un et l'autre, ils se firent admettre au théâtre de cette ville et y furent appréciés. Malheureusement pour la Maupin, elle conçut de l'affection pour une jeune Marseillaise auprès de qui elle se faisait passer pour un homme. Les parents de la jeune fille la mirent au couvent; la Maupin découvrit sa retraite et s'y fit recevoir. Une religieuse étant venue à mourir, la Maupin la déterra, la porta dans le lit de son amie, mit le feu au lit, à la chambre, et pendant le tumulte enleva sa compagne. Son procès fut instruit; on la condamna au feu par contumace, car elle s'était évadée.
Toujours vêtue en homme, grande, belle, bien faite, ayant une figure accentuée, noble et régulière, la Maupin eut les aventures les plus bizarres. Elle maniait l'épée de façon à ne pas craindre le plus habile maître d'armes.
Ennuyée de la province, elle vint à Paris, prit les habits de son sexe, se fit recevoir à l'Opéra, fut applaudie et beaucoup admirée. Un jour, Dumesnil, un de ses camarades de théâtre, l'insulte; elle l'attend le soir sur la place des Victoires, vêtue en homme, et veut l'obliger à mettre flamberge au vent. Dumesnil, assez poltron, refuse, elle lui donne une volée de coups de canne, lui prend sa tabatière et sa montre, sans être reconnue de l'acteur. Le lendemain, Dumesnil raconte son aventure, se vantant d'avoir été attaqué par trois voleurs qu'il a mis en fuite, mais qui lui ont dérobé sa montre et sa tabatière. La Maupin le laisse dire, et quand il a fini, elle se lève en lui tendant sa montre et sa tabatière, et en lui criant: «Tu as menti, tu n'es qu'un lâche, qu'un poltron; c'est moi seule qui ai fait le coup, et la preuve la voilà.» Un autre acteur, Thévenard, qui l'avait aussi offensée, fut contraint de se cacher trois semaines au Palais-Royal, puis de lui demander pardon.
A un bal de Monsieur, frère du roi, où elle était venue en homme et sans être connue, elle fit la cour à une femme d'une façon qui parut blessante. Trois des amis de la dame l'appelèrent sur le terrain, elle les jeta tous les trois sur le carreau, rentra dans le bal, et, s'étant fait connaître à Monsieur, obtint sa grâce.
Ayant quitté l'Opéra pour aller à Bruxelles, la Maupin, qu'on pourrait nommer la Lola-Montès du dix-septième siècle, devint la maîtresse de l'électeur de Bavière. Ce dernier la quitta pour la comtesse d'Arcos, lui envoya une bourse de quarante mille francs, et chargea M. d'Arcos lui-même de la lui porter. La Maupin le reçut comme un valet, lui jeta la bourse au nez, en lui disant que cette récompense était bonne pour un homme de son espèce; puis elle revint à Paris, rentra à l'Opéra, se raccommoda avec le comte d'Albert, un de ses anciens amants, et vécut ainsi quelques années.
En 1705, elle fit tout à coup sa conversion, se retira du théâtre, rappela son mari, et mena une vie aussi régulière qu'elle en avait menée une extravagante et licencieuse.
Revenons à Danchet.
En 1701, il fit jouer Aréthuse, ballet avec prologue.—Cet opéra réussit peu. On cherchait le moyen de le soutenir.—Je n'en connais qu'un, dit un homme d'esprit, allongez les danses du ballet et raccourcissez les jupons des danseuses.
Sur la fin de leur vie, Danchet et son fidèle Campra, composèrent la tragédie-opéra de Achille et Deidamie (1735). L'âge avancé des deux auteurs fit dire à Voltaire: «Peste, ce ne sont pas là des jeux d'enfants!»
Danchet donna au théâtre plusieurs autres tragédies-opéras. A sa mort on grava son portrait avec ces vers:
Si l'honneur de briller au théâtre lyrique,
Si des succès heureux sur la scène tragique,
Danchet, affranchissaient de l'éternelle nuit,
On te verrait jouir encore de la vie
Et joindre le bon cœur avec le bel esprit,
Qui ne se trouvent pas toujours de compagnie.
Duché de Vancy, autre poëte tragique de la même époque, accueilli avec distinction par madame de Maintenon qui avait lu quelques vers de lui, eut à son débotté à Paris une aventure plaisante. La favorite, ou plutôt la femme de Louis XIV, choisit Duché pour composer quelques poésies à l'usage des élèves de Saint-Cyr. Fort satisfaite, elle le recommanda en termes des plus chaleureux à M. de Pontchartrain, alors ministre. Ce dernier ne crut pouvoir mieux témoigner son désir de plaire, qu'en allant, en grande pompe, rendre visite à Duché. Duché voyant entrer chez lui un secrétaire d'État et ne comprenant pas ce qu'un pauvre diable de poëte de son espèce peut avoir à débrouiller avec un personnage comme Pontchartrain, croit qu'on va le mettre à la Bastille, qu'il est criminel d'État. Ce n'est qu'à grand'peine que le ministre parvient à le rassurer.
Le protégé de la célèbre marquise composa trois tragédies sacrées pour Saint-Cyr, Débora, Absalon et Jonathas, qui furent représentées à Paris en 1706, 1712, 1714, longtemps après la mort de leur auteur, arrivée en 1702. Il fit aussi plusieurs opéras qui furent bien accueillis du public.
Un autre protégé de madame de Maintenon, l'abbé Pellegrin, se fit, dans le même temps, un nom distingué dans les lettres. Entré dans l'ordre des religieux Servites, puis ennuyé de son genre de vie, il s'embarqua à bord d'un vaisseau de guerre en qualité d'aumônier, et fit quelques voyages. De retour à Paris, il composa une épître qui fut couronnée par l'Académie. En outre, il avait eu l'idée assez plaisante d'envoyer en même temps une ode qui balança les suffrages de la docte assemblée, en sorte qu'il se trouva le rival de lui-même. Cette singularité, quand elle fut dévoilée, le fit encore plus connaître que ses deux pièces de vers. On obtint un bref de transaction pour l'ordre de Cluny; mais comme il n'avait pas de fortune et qu'il faut d'abord vivre, il songea à utiliser ses talents pour la poésie. Il imagina de monter une espèce de fabrique d'esprit, une manufacture d'épigrammes, de madrigaux, d'épithalames, de compliments à tant le vers ou la pièce. En outre, il travailla pour divers théâtres, surtout pour l'Opéra-Comique. Le cardinal de Noailles, informé de cette singulière existence de bohème, le mit en demeure d'opter pour la messe ou l'Opéra. Pellegrin, ne pouvant vivre de la messe, opta pour l'Opéra. Le cardinal l'interdit. Il obtint une pension sur le Mercure, journal de l'époque, dans lequel il eut les articles sur les théâtres. On doit dire à sa louange qu'une grande partie de ce qu'il gagnait passait à sa famille encore plus pauvre que lui, et pour laquelle il se refusait souvent le nécessaire. L'abbé Pellegrin était un excellent homme, un poëte de mérite et un noble cœur. Outre ses œuvres dramatiques dont nous allons parler, il traduisit assez mal les œuvres d'Horace, ce qui lui valut cette charmante épigramme de La Monnoye:
On devrait, soi dit entre nous,
A deux divinités offrir tes deux Horaces;
Le latin à Vénus, la déesse des Grâces,
Et le français à son époux.
Il mourut à quatre-vingt-deux ans, en 1745. On lui fit plusieurs épitaphes. Voici une des plus spirituelles:
Poëte, prêtre et Provençal[17],
Avec une plume féconde,
N'avoir ni dit, ni fait de mal,
Tel fut l'auteur du Nouveau-Monde.
Ses tragédies sont Polidor, en 1703, et Pélopée, en 1733; ses tragédies-opéras: Hippolyte et Aricie, Médée et Jason; plusieurs comédies, un grand nombre d'opéras et d'opéras-comiques complètent son bagage littéraire.
Quelques jours après la représentation de sa Pélopée, qui avait réussi, Pellegrin se promenait avec un de ses amis au Luxembourg. L'ami ramassa une feuille de papier sur laquelle était une suite de P. «Devinez ce que c'est que cela? dit-il—Mais, répond l'abbé, ce ne peut être que la leçon donnée par un maître d'écriture à son élève. Vous n'y êtes pas; ce sont des abréviations dont voici le sens: Pélopée, pièce pitoyable, par Pellegrin, poëte, pauvre prêtre provençal.»
Pellegrin rit beaucoup de cette interprétation donnée à la page d'écriture.
Sa comédie du Nouveau-Monde (1720), lui fit honneur, ainsi que son opéra de Jephté. Sa Princesse d'Élide, opéra-ballet, représentée en 1728, donna lieu à un fort joli mot. Un auteur de beaucoup d'esprit, Autreau, avait fait, sur un des airs de cet opéra, de charmants couplets. Un élégant du jour, homme fort nul, se les était attribués et en recevait des compliments. Un ami d'Autreau lui dit: «Voilà Monsieur qui se prétend l'auteur de tels couplets.—Eh bien! répondit Autreau avec le plus grand sang-froid, pourquoi Monsieur ne les aurait-il pas faits, je les ai bien faits, moi?» Puis il s'éloigna au milieu des rires des témoins de la scène.
Nadal, contemporain et ami de Pellegrin, mort comme lui dans un âge fort avancé, vers 1741, composa plusieurs tragédies. L'une d'elles, Saül, jouée en 1704, avait une scène d'un effet terrible, lorsque Saül quitte le camp pour aller consulter la Pythonisse et que l'on croit voir à chaque instant sortir de terre le fantôme évoqué par la magicienne. Une autre des pièces de Nadal, son Hérode, donna lieu à des applications politiques. Lors de la première représentation, en 1709, à ces deux vers:
Esclave d'une femme indigne de ta foi,
Jamais la vérité ne parvint jusqu'à toi,
un spectateur dit tout haut que ces vers étaient bien hardis.
«—Ce n'est pas dans les vers que se trouve la hardiesse, repartit aussitôt avec beaucoup d'esprit et d'à-propos le duc d'Aumont, protecteur de Nadal, c'est dans l'application que vous venez d'en faire.»
Pour tenter de marcher de pair avec Corneille et Racine, de s'élever jusqu'à ces deux grands poëtes, il fallait un travail assidu, une volonté de fer capable de briser tous les obstacles, mais surtout, et avant tout, une conviction intime et profonde qu'on était né avec le génie dramatique. Ces vérités, Crébillon les comprit; il ne se fit aucune illusion, et cependant il essaya. Peut-être agit-il moins par choix que par impulsion; toujours est-il qu'à vingt-six ans il se décida à faire sa carrière de la carrière dramatique. On lui demandait un jour pourquoi ses tragédies étaient si terribles. «Corneille, répondit-il, a brillé dans le grand, Racine dans le tendre, je n'avais que l'horrible à choisir.»
En effet, Crébillon fit revivre sur la scène tout le tragique d'Eschyle, mais il mit de plus dans ses œuvres une régularité qu'Eschyle ne connut jamais. Son style n'a pas l'élévation de celui de Corneille, n'a pas l'élégante pureté de celui de Racine, mais il est nerveux. Les images, il les sacrifie aux pensées; ses vers ont plus de force et d'harmonie, et son pinceau cherche, de préférence à tout, les objets terribles. Il se plaît dans le sang et dans le carnage. Dans beaucoup de ses pièces, une partie de ses héros meurent en scène. Dans Xerxès même, qui n'eut qu'une représentation, presque tous ses personnages succombaient. Une fort jolie actrice, qui avait, à tort ou à raison, la réputation d'avoir causé certain préjudice à plus d'un de ses nombreux amants, voulant se moquer du poëte, lui demanda la liste des morts. «Volontiers, Mademoiselle, lui répondit Crébillon; mais vous me donnerez la liste de tous ceux que vous avez blessés.» Du reste, après la représentation de Xerxès, Crébillon demanda aux acteurs leurs rôles, les jeta au feu devant tout le monde en disant: «Je me suis trompé, le public m'a éclairé.»
Cet auteur tragique avait une mémoire prodigieuse; aussi sa façon de composer ses pièces était-elle des plus originales. Jamais il ne les écrivait que pour les donner au théâtre. Il les récitait de mémoire, et, chose plus extraordinaire, lui faisait-on faire une correction, ce qu'il avait composé d'abord et qui devait disparaître, s'effaçait complètement de son cerveau. Jamais il n'a fait un plan, si l'on en excepte celui de la tragédie de Xerxès, sa plus mauvaise. Il ne fallait pas d'entraves à son génie. Toute méthode lui était antipathique.
On attribuait, dans le principe, les tragédies de Crébillon à un Chartreux. Un jour, on lui demandait quel était son meilleur ouvrage. «Je n'en sais rien, dit-il, mais je suis sûr que voilà le plus mauvais.» Et il montrait son fils. «C'est qu'il n'est pas du Chartreux,» reprit en riant le fils.
Idoménée, en 1705, fut la première tragédie jouée de Crébillon. Elle réussit; mais le cinquième acte n'ayant pas été approuvé, l'auteur en fit un autre qui fut composé et appris en cinq jours. A la première représentation, Boileau dit que cette pièce semblait avoir été composée par Racine ivre.
Nous avons dit à dessein qu'Idoménée avait été la première tragédie jouée de Crébillon, car il en avait fait une autre, la Mort des Enfants de Brutus, qui fut refusée par la Comédie-Française. A cette pièce se rattache le commencement de la carrière dramatique de ce poëte célèbre. Son père le destinait à la carrière du barreau et l'avait envoyé à Paris, chez un procureur nommé Prieur, homme d'esprit et grand partisan du théâtre. Crébillon, dont les passions étaient vives et qui déjà sentait son goût pour la scène, se souciait fort peu de son procureur, qu'il ne voyait même pas. Un jour, il s'était habillé pour aller au bal. Survint une pluie affreuse et un manque total de voitures; cela avait lieu au commencement du dix-huitième siècle, car on était aux premières années de 1700, absolument comme de nos jours. Nous avons oublié de dire que Crébillon, né à Dijon, en 1674, avait alors de vingt-six à vingt-sept ans. Or donc, il n'y avait pas moyen de se rendre au bal. Prieur, témoin du dépit de son pensionnaire, se prit à rire, puis à lui proposer d'ôter sa toilette, de se mettre à son aise et de causer avec lui.
Crébillon hésita d'abord, croyant son procureur un fâcheux, incapable de parler autre chose que procès et chicane; mais, nécessité fait loi; il craignit de s'ennuyer encore davantage s'il restait seul, et il finit par accepter. Prieur, qui savait que le jeune homme allait très-souvent au théâtre, tourna la conversation sur ce sujet. Il fut aussi étonné des idées poétiques de son pensionnaire, que ce dernier le fut de l'esprit de son procureur. Prieur, frappé de la façon dont il entendait analyser les pièces, de la justesse, de la logique, de la force des raisonnements de Crébillon, fut intimement convaincu que ce jeune homme n'était nullement fait pour le barreau, mais qu'il recélait en lui, sans s'en douter encore, le génie d'un grand poëte dramatique. Il lui conseilla de composer une tragédie. Crébillon crut que Prieur voulait se moquer de lui, bientôt il fut convaincu du contraire. Alors il se défendit de pareille entreprise. Le procureur insista et finit par le décider. Il lui indiqua même le sujet de la Mort des enfants de Brutus. La pièce faite, Crébillon la fit porter aux comédiens. Les comédiens la rejetèrent sans même donner d'encouragement au jeune homme. Crébillon revint au logis, furieux, désespéré de l'affront qu'il croyait avoir reçu, se plaignant avec amertume au pauvre Prieur de l'école qu'il avait faite par ses conseils, jurant de ne plus tenter la muse. Prieur essuya bravement le premier feu, le raisonna, le chapitra et finit par le décider à entreprendre une autre composition dramatique. Cette pièce fut Idoménée, bientôt suivie d'Atrée et Thyeste (1707). Lorsqu'on joua Atrée, le bon procureur, quoique fort malade, se fit porter au théâtre. A la fin du spectacle, l'auteur vint le voir, Prieur l'embrassa en lui disant:—Je meurs content; je vous ai fait poëte: je laisse un homme à la nation.
Cette tragédie d'Atrée était si terrible, sortait tellement de ce qu'on avait entendu jusqu'alors à la scène, surtout depuis l'école de Racine, que le parterre s'en fut sans oser siffler ni applaudir, mais comme frappé de stupeur. Crébillon fut au café Procope, le café divan ou Lepelletier de l'époque. Un Anglais se jeta à son cou en lui faisant mille compliments sur sa pièce, ajoutant qu'elle n'était pas faite pour le théâtre de Paris, mais pour celui de Londres; qu'en Angleterre elle eût été acclamée. «La coupe d'Atrée, ajouta-t-il, m'a pourtant fait frémir, tout Anglais que je suis.»
L'année suivante, en 1708, Crébillon donna Électre, tragédie qui fut applaudie; mais à laquelle on reproche les trois descriptions pompeuses déclamées par Tydée, ce qui donna lieu à cette épigramme:
Quel est ce tragique nouveau,
Dont l'épique nous assassine?
Il me semble voir Racine
Avec un transport au cerveau.
Rhadamiste et Zénobie suivit les premières pièces de Crébillon en 1711. Nous avons dit que cet auteur composait toujours de tête et sans écrire. Afin d'être plus isolé, il avait obtenu une clef du Jardin-du-Roi, dont il aimait la solitude. Un jour qu'il travaillait à son Rhadamiste, par une chaleur tropicale, il avait ôté son habit et parcourait le jardin réservé en faisant de grands gestes et en poussant de temps à autres d'effroyables cris. Un jardinier, qui l'observait, convaincu qu'il avait devant lui un assassin ou un fou, courut chercher Duvernet, le célèbre anatomiste de qui Crébillon tenait la clef du jardin. Duvernet arrivant effrayé, ne put retenir un éclat de rire en reconnaissant Crébillon en pleine composition dramatique.
Rhadamiste eut un grand succès. Quand on le donna, Boileau était malade. On lui lut cette tragédie.—«Qu'on m'ôte ce galimatias! s'écria-t-il, les Pradons étaient des aigles, en comparaison de ces gens-ci; je crois que c'est la lecture de cette tragédie qui a augmenté mon mal.»
Boileau jugeait souvent d'une façon partiale. C'est ce qui eut lieu pour Rhadamiste, tragédie qui, malgré quelques défauts, est restée un des chefs-d'œuvre de l'ancien théâtre et la pièce qui caractérise le mieux le génie de Crébillon.
Le succès de Rhadamiste eut sur la vie de son auteur une influence fâcheuse. A partir de ce moment, il se jeta dans la dissipation, montrant peu de goût pour son art, à tel point que le bruit, propagé sans doute par des rivaux,—que ses tragédies n'étaient pas de lui, se répandit de toute part. On prétendit qu'elles devaient le jour à un Chartreux, son proche parent. Or, Crébillon n'avait ni parents ni amis aux Chartreux. Il ne fut pas moins fort affecté de ce bruit ridicule.
A propos de Rhadamiste, on raconte que, dans une représentation de cette pièce sur un théâtre de province, l'acteur ayant prononcé ce vers:
De quel front osez-vous, soldats de Corbulon,
un des spectateurs cria tout haut: «C'est de Crébillon qu'il faut dire. Ces comédiens de province sont d'une ignorance inconcevable.»
Sémiramis, donnée à la scène en 1717, quatrième tragédie du même nom depuis celle de Desfontaines, en 1637, ne fut pas la dernière sur le même sujet. Voltaire en fit jouer une autre en 1748, dont nous parlerons plus loin. On n'approuva pas dans le public des lettres, la monomanie du philosophe de Ferney, de puiser toujours ses compositions dramatiques dans le répertoire des autres auteurs. Piron se rendit l'interprète de ce sentiment public par l'épigramme que voici:
N'en doutez pas; oui, si le premier homme
Eût eu le tic de ce faiseur de vers,
Il eût fait pis que de mordre à la pomme;
Et c'est ici un bien autre travers.
Du grand auteur de la nature humaine,
Il eût voulu refaire l'univers,
Et le refaire en moins d'une semaine.
Le poëte Roy fut plus violent pour Voltaire:
Si Quinault vivait encor,
Loin d'oser toucher sa lyre,
Je ne me ferais pas dire
De prendre ailleurs mon essor.
Usurpateur de la scène,
Petit bâtard d'Apollon,
Attendez que Melpomène
Soit veuve de Crébillon.
En 1726 parut Pyrrhus; en 1748, Catilina.
Crébillon mit plus de vingt-cinq ans à composer cette dernière pièce, ce qui fit dire: Quousque tandem abutere patientia nostra, Catilina. C'est à soixante-dix ans que l'auteur mit la dernière main à sa tragédie, dont il avait récité des passages à l'Académie française. On admira beaucoup les trois premiers actes, mais on fut généralement peiné d'entendre Cicéron dire de sa fille Tullie:
Employons sur son cœur[18] le pouvoir de Tullie,
Puisqu'il faut que le mien jusque-là s'humilie.
A l'Académie surtout, on fut choqué de ce rôle fait à Cicéron. Crébillon s'aperçut du mauvais effet produit par cette scène, et, s'adressant à l'un des immortels qui secouait la tête:—Je vois bien, lui dit-il, que cela vous déplaît.—Point du tout, reprit l'académicien, cet endroit est digne du reste, et j'ai beaucoup de plaisir à voir Cicéron le Mercure de sa fille.
Madame de Pompadour, la favorite du jour, fit pour cette pièce la dépense de tous les habits des acteurs. Elle obtint en outre, du Roi, l'impression, au profit de Crébillon, des œuvres complètes du poëte par l'imprimerie royale.
L'auteur de Catilina, en reconnaissance de tant de bienfaits, se crut obligé de supprimer quelques passages qui pouvaient être considérés comme des allusions, celui-ci entre autres:
Car vous n'aimez jamais. Votre cœur insolent,
Tend bien moins à l'amour qu'à subjuguer l'amant.
Qu'on vous laisse régner, tout vous paraîtra juste;
Et vous mépriseriez l'amant le plus auguste,
S'il ne sacrifiait au pouvoir de vos yeux,
La justice, les lois, sa patrie et ses dieux.
Crébillon n'était ni jaloux ni envieux. Il méprisait les moyens détournés pour arriver au succès d'une pièce. Le triomphe moyennant coterie lui était odieux. S'il eût vécu de nos jours, il eût rejeté la réclame et la claque, dont on fait un usage si large et si déplorable. Le matin de la première représentation de Catilina, persécuté par des amis et des parents pour leur donner des billets, il n'y consentit qu'à la condition formelle, expresse, qu'ils ne se croiraient pas obligés d'épargner sa pièce.
Comme nous l'avons dit, Catilina avait été vingt-cinq ans sur le métier. Le fils de Crébillon en plaisantait à table devant Collé. Collé, impatienté de ce persiflage, lui dit: «Osez-vous, petit griffonneur de prose, petit r'habilleur de vieux contes de fées, osez-vous comparer vos frivoles rapsodies aux productions immortelles de votre père? Certes, il a fait en votre personne un assez mauvais ouvrage; mais n'a-t-il pas fait aussi Atrée, Électre, Rhadamiste, Catilina, oui, Catilina, qu'il a fait, qu'il fait et qu'il fera toujours.» Cette péroraison fit éclater de rire tous les convives.
Crébillon avait des créanciers qui voulurent, pour se payer, saisir le produit des recettes de Catilina. Le Conseil d'État du Roi décida: que les productions de l'esprit ne sont point au nombre des effets saisissables.
Quelques années avant que cette tragédie ne fût achevée, Crébillon tomba si sérieusement malade, que son médecin, Hermant, désespérant de lui, le pria de lui faire présent des deux premiers actes de Catilina. Crébillon répondit par ce vers de Rhadamiste:
Ah! doit-on hériter de ceux qu'on assassine?
A quatre-vingts ans, il fit jouer une dernière pièce, le Triumvirat. Le public la reçut avec faveur et reconnaissance.
Il fut enterré avec pompe, aux frais de la Comédie-Française, à Saint-Gervais, où le roi voulut lui faire élever un monument funèbre. Il avait été admis à l'Académie en 1731.
Entre Crébillon et Voltaire, les deux plus grands poëtes tragiques du dix-huitième siècle, parut Chateau-Brun, auteur des deux tragédies de Mahomet II et des Troyennes.
Château-Brun, membre de l'Académie en 1753, était maître-d'hôtel du duc d'Orléans. Dans la crainte de déplaire à son prince, il garda quarante ans, sans la faire jouer, sa première tragédie. Elle parut en 1714.
Sa seconde ne vit le jour qu'en 1754. Dans le second acte des Troyennes, un homme vient se jeter aux genoux du vainqueur, expose la misère du peuple et demande du pain. «J'aurais été bien surpris, dit un plaisant du parterre, si on n'eût pas parlé de manger dans une pièce faite par un maître-d'hôtel?» Ce mot fit changer le trait.
C'est par cette pièce que la Comédie-Française rouvrit son théâtre, le 31 mars 1769, rentrée de laquelle date le fameux changement de la suppression des banquettes ridicules qui obstruaient le théâtre. On avait à dessein choisi les Troyennes, où il y a beaucoup d'acteurs en scène, pour faire comprendre au public les avantages résultant de cette disposition nouvelle.
XI
VOLTAIRE.
DE 1718 A 1773.
Voltaire.—Il résume tous les genres dramatiques.—Son caractère littéraire.—Sa tendance au plagiat.—Mot de Fontenelle.—Anecdote de pâté à propos de Zaïre.—Œdipe (1718).—Son succès.—Anecdotes et bons mots.—Artémise (1720).—Transformations successives de cette tragédie.—Anecdotes.—Épigramme.—Origine des différends de Voltaire et de Rousseau.—Brutus et Éryphile (1730 et 1732).—Anecdote de la Calotte.—Zaïre (1732).—Vers à Mlle Gaussin et à Dufrêne.—Adélaïde Duguesclin (1734).—Sa transformation.—Anecdote.—Epigramme.—Alzire (1736). Le Franc de Pompignan.—Critique d'Alzire.—Comédie de l'Enfant prodigue (1736).—Zulime (1740).—Jugement de Voltaire sur cette tragédie.—La Mort de César (1741).—Mahomet (1742).—Anecdotes.—Apogée des succès pour Voltaire.—Le Temple de la Gloire, opéra (1743). Joli mot de Voisenon.—Sémiramis (1748).—Oreste (1750).—Mérope (1743).—Anecdotes.—Usage de demander l'auteur.—Un Anglais.—Parodie de Mérope au théâtre des Marionnettes.—Pellegrin.—Anecdotes et critique sur Sémiramis.—Le tonnerre de Mlle Dumesnil.—Anecdote sur Oreste.—Rome sauvée (1752).—Le Paysan Normand.—Tancrède.—L'Écueil du Sage (1762).—Les Scythes (1767), et les Triumvirs (1764).—Anecdotes.—Mot piquant de Voltaire à une actrice.
Le 30 novembre 1694, dix ans après la mort de Corneille, cinq ans avant celle de Racine, naquit à Paris Arouet de Voltaire, l'écrivain, l'auteur, le poëte qui devait résumer en lui seul tout le dix-huitième siècle littéraire. Cet homme, le plus extraordinaire qui ait jamais paru dans la spécialité des lettres, vécut de longues années travaillant toujours, produisant sans cesse, s'essayant à tous les genres, échouant d'abord dans plusieurs, réussissant ensuite, et finissant par mériter de ses contemporains le nom de Poëte-Roi, nom que la postérité lui a conservé.
Lorsque Voltaire entra dans la carrière dramatique, tous les genres semblaient portés à leur apogée: le sublime pour Corneille, le touchant pour Racine, le terrible pour Crébillon. Il fallait donc se frayer une nouvelle route, si on ne voulait pas suivre l'ornière déjà si profondément creusée.—Il osa le tenter et il réussit, non sans éprouver de fréquentes chutes; il réussit en réunissant en un seul les trois genres qui avaient chacun, isolément, illustré le nom de trois grands hommes. Il y ajouta une harmonie, un coloris jusqu'alors inconnus et une sorte de philosophie encore plus ignorée sur la scène. On s'était borné à jeter l'odieux sur les grands crimes, Voltaire fit plus, il rendit la vertu aimable. Chacun de ses drames, même les plus médiocres, est un plaidoyer en faveur de l'humanité. Ce genre, qui les réunit tous en ajoutant à leur perfection, manquait au théâtre. Il pouvait seul assurer à son auteur une gloire immortelle.
Avant de raconter les nombreuses anecdotes qui se rattachent aux œuvres dramatiques de Voltaire, nous constaterons chez lui une tendance fâcheuse à s'emparer des sujets déjà traités par d'autres auteurs. Ainsi: il tenta de refaire l'Electre, la Sémiramis, le Catilina, le Triumvir, l'Atrée de Crébillon, la Marianne de Tristan, l'Œdipe de Corneille. Du moins prit-il les titres de ces pièces déjà célèbres au théâtre. Ce procédé lui fut reproché par ses contemporains, on le trouva peu digne d'un grand génie.
Voltaire n'aimait pas à perdre le fruit de son travail. Lorsqu'une de ses pièces avait échoué sous un titre, il lui en donnait un autre, la remaniait et la remettait hardiment à la scène quelques années plus tard. Cette méthode lui a souvent réussi. Il ne demandait pas mieux que de faire les corrections que le goût du public lui indiquait après les premières représentations, aussi Fontenelle disait-il: «Ce monsieur de Voltaire est un auteur bien singulier; il compose ses pièces pendant leurs représentations.» Ces corrections, quelquefois très-nombreuses, n'étaient pas habituellement du goût des acteurs, qui trouvaient fort dur, après avoir appris des rôles longs et difficiles, d'en désapprendre une partie pour réapprendre de nouveaux vers. L'un des artistes de la Comédie-Française qui se montrait le plus indocile à ces changements, était Dufrêne. Après le succès de Zaïre, des corrections ayant été indiquées à Voltaire, corrections sages et qui ne pouvaient que donner à ce chef-d'œuvre une perfection rare, le poëte s'empressa de faire les modifications qui lui étaient demandées. Dufrêne refusa net de les apprendre. Chaque jour Voltaire était à la porte de l'acteur pour le supplier de concourir, par un peu de complaisance, à un succès plus grand de la pièce. Dufrêne faisait ce qu'on fait en pareil cas pour ne pas voir un importun. Quand son cauchemar venait, il était toujours sorti. L'auteur ne se rebutait pas, il montait et introduisait par la serrure de petits papiers couverts des fatales corrections. Dufrêne n'y avait nul égard. Alors Voltaire eut recours à un expédient de bon goût et fort original pour forcer son bourreau jusque dans ses derniers retranchements et pour le mettre au pied du mur. Sachant que le comédien doit donner un grand dîner, il lui envoie un magnifique pâté de douze perdreaux, avec injonction à celui qui le porte de ne pas dire de quelle part il vient.
Le pâté, plus heureux que les vers de Zaïre, est fort bien accueilli, on lui fait fête et on dîne; on l'ouvre, décidé à boire à la santé de l'aimable anonyme. On soulève la croûte de dessus avec précaution, et l'on aperçoit avec étonnement douze beaux volatiles, cuits à point et portant au bec un petit papier. Les papiers dépliés, on lit sur chacun d'eux les corrections au rôle de Dufrêne. Il n'y avait pas moyen d'hésiter davantage, les perdreaux furent mangés par les convives, et les corrections apprises par l'acteur. Le public ne tarda pas à s'apercevoir qu'on avait eu égard à ses remarques, il s'en montra reconnaissant; mais il ignora longtemps que Zaïre devait une partie de son succès à un pâté de perdrix.
Voltaire, qui fournit à la scène française tant de bonnes tragédies, débuta d'une façon brillante et qui fixa sur lui tous les regards. En 1718, il donna Œdipe. Tandis qu'on applaudissait sa première pièce, lui-même était à la Bastille, par ordre du Régent; il avait vingt-quatre ans à peine. Le duc d'Orléans entendit parler de cette belle composition dramatique, il voulut la voir, et il en fut si charmé qu'il rendit la liberté au prisonnier. Voltaire vint sur-le-champ remercier le prince, qui lui dit:—«Soyez sage, et j'aurai soin de vous.»—«Je vous suis infiniment obligé, répondit le poëte; mais je supplie Votre Altesse de ne plus se charger de mon logement et de ma nourriture.» Le Régent s'amusa beaucoup de cette spirituelle saillie. Voltaire n'eut pas moins d'esprit dans deux autres circonstances qui se rattachent aux représentations d'Œdipe. Le maréchal de Villars, en sortant du théâtre, lui ayant dit que la nation lui avait bien de l'obligation de ce qu'il lui consacrait ainsi ses veilles.—«Elle m'en aurait davantage, Monseigneur, lui répondit le jeune Arouet, si je savais écrire comme vous savez parler et agir.»
A la sortie d'une autre représentation, un homme de la Cour donnait le bras à une jeune et jolie femme qui semblait encore tout émue de la tragédie d'Œdipe.—«Voici deux beaux yeux, dit-il à l'auteur, auxquels vous avez fait répandre des larmes.»—«Ils s'en vengeront sur bien d'autres, répliqua Voltaire.»
Œdipe eut beaucoup de peine à être reçu des acteurs de la Comédie-Française, ce qui prouve que déjà, à cette époque, il fallait un nom pour être admis sans peine.
Un auteur de mérite, contemporain de Voltaire, et dont nous parlerons plus loin, La Motte, qui soutenait cette thèse: que la prose pouvait s'élever aux idées poëtiques, dit un jour à Voltaire: «Œdipe est le plus beau sujet du monde, il faut que je le mette en prose.»—«Faites cela, répondit Voltaire, et je mettrai votre Inès en vers.
La seconde tragédie d'Arouet, Artémise (1720), ne répondit pas à ce qu'on attendait de l'auteur d'Œdipe. Il s'empressa de la retirer et la remit à la scène quatre ans plus tard, en 1724, sous le nom de Marianne. Elle n'eut pas meilleur succès. Deux mauvaises plaisanteries des spectateurs du parterre avaient contribué à sa chute. Lorsque l'actrice qui remplissait le rôle de Marianne porta la coupe empoisonnée à sa bouche, un individu s'écria: «La reine boit.» Il s'ensuivit des rires, un tumulte défavorable à la pièce, sur le mérite de laquelle, cependant, le public flottait incertain, lorsque, la toile baissée, on vint annoncer que l'on allait donner la comédie intitulée le Deuil.—«Est-ce le deuil de la pièce nouvelle?» cria un autre quidam. Ce mot décida la chute de Marianne. Voltaire ne voulut pas en avoir le démenti; sans se rebuter, il travailla de nouveau, et l'année suivante, en 1725, il la fit jouer sous le titre d'Hérode et Marianne. Elle eut alors beaucoup de succès. On comprend que les épigrammes et les parodies ne furent pas épargnées à la tragédie de Voltaire. Dans une pièce de l'Opéra-Comique, Momus censeur des Théâtres, Momus dit de Marianne:
Le public ne doit qu'au latin,
Ses beautés, ses délicatesses;
Ainsi qu'un habit d'arlequin,
Elle est faite de toutes pièces.
Rousseau, dans une longue lettre, analyse cette tragédie et termine ainsi: «Voilà, Monsieur, le précis de ce chef-d'œuvre, qui, comme vous voyez, ne semble pas moins fait contre la raison que contre la rime, à laquelle le poëte en veut furieusement.» Une copie de cette épître tomba entre les mains de Voltaire; ce fut la source de ses querelles avec Rousseau.
Voltaire, voulant s'essayer à la comédie, fit la jolie petite pièce en un acte et en vers de l'Indiscret; mais il revint bien vite au genre tragique, dans lequel son Œdipe lui assurait une supériorité marquée. En 1730 et en 1732, il donna Brutus et Éryphile. Il eut deux chutes. En entendant ces deux vers:
Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur
La liberté gravée et les rois en horreur.
le public, peu habitué à des expressions et à des pensées de ce genre pour tout ce qui touchait la royauté, le public du parterre témoigna son indignation. Rousseau écrivait de cette tragédie: «J'ai lu le Brutus, et j'ai été bien surpris de voir ce grand homme condamner son fils à la mort pour une simple pensée, qui ne passerait pas même pour une tentation chez nos casuistes les plus rigides: si celui de l'ancienne Rome eût été si sévère, il eût été dépeint, dans l'histoire, comme un extravagant.»
On raconte une anecdote assez plaisante comme ayant eu lieu à la représentation de cette tragédie. C'était du temps des satires auxquelles on avait donné le nom de Calottes. Un abbé était dans une loge, devant des femmes. Apostrophé par le parterre, qui lui cria: «Place aux dames! A bas la calotte!» il répondit en lançant son petit bonnet noir au milieu du public et en disant: «Tiens, la voilà, parterre! tu la mérites bien!» On prétend que ce trait énergique imposa silence. Cela prouve que le public du dix-huitième siècle était plus endurant que celui du dix-neuvième; ajoutons, il est vrai, que celui du dix-neuvième s'inquiète assez peu de savoir si les hommes sont ou non devant les femmes au théâtre, ce qu'on appelait la vieille galanterie française ayant, depuis longtemps déjà, franchi les Pyrénées, le Rhin et les Alpes. Quant aux abbés, on n'en voit plus, grâce au ciel, dans nos salles de spectacle. Notre clergé, pieux sans affectation et convenable en tout, a laissé ce ridicule usage aux monsignor de la dévote Italie.
Le sort d'Éryphile ne fut pas plus heureux que celui de Brutus. Tous deux restèrent sur le carreau. L'abbé Desfontaines, à qui Voltaire avait lu Éryphile, lui avait prédit son sort. Voltaire traita Desfontaines d'âne, d'ignorant, d'homme sans goût, de pédant, et ne lui pardonna jamais d'avoir été si bon prophète.
Artémise, sous la plume habile de son auteur, s'était changée en Marianne, puis en Hérode et Marianne; Éryphile se métamorphosa en Sémiramis seize ans plus tard! Un succès éclatant devait venger, cette même année 1732, l'auteur fécond alors encore à l'aurore de sa vie littéraire: Zaïre parut et conquit tous les suffrages. Voltaire, très-vain de sa nature, publia qu'il ne lui avait fallu que trois semaines pour composer et écrire ce chef-d'œuvre. Le public lui répondit en disant que la pièce n'était pas de lui, qu'il l'avait achetée à un abbé Macarti, quittant la France pour aller prendre le turban à Constantinople. Ce bruit tomba de lui-même. Un riche Anglais, nommé M. Boud, fut pris d'un tel enthousiasme en entendant Zaïre, qu'il dépensa, en véritable insulaire, sa fortune et sa vie pour cette pièce. Voici comment. Il voulut absolument qu'elle fût traduite et jouée à Londres. N'ayant pu réussir à mettre au théâtre une traduction qui lui avait coûté fort cher, il la fit jouer chez lui. Il fit pour cela des frais énormes, prit, malgré son âge, le rôle de Lusignan, et tomba mort, et réellement mort, d'émotion, au beau milieu de l'une des scènes les plus pathétiques.
Zaïre fut l'époque de la grande réputation de mademoiselle Gaussin. Voltaire lui adressa des vers charmants pour la remercier d'avoir, par son talent, si puissamment contribué au succès de sa tragédie. Dufrêne, l'acteur au pâté, répandit également un grand charme sur le rôle d'Orosmane; de là ce joli quatrain:
Quand Dufrêne ou Gaussin, d'une voix attendrie,
Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie,
Le spectateur charmé, qu'un beau trait vient saisir,
Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir.
Pendant deux années, Arouet de Voltaire ne donna rien au théâtre après Zaïre, son chef-d'œuvre. Enfin, il fit paraître Adélaïde du Guesclin, en 1734, qu'il remit ensuite au théâtre sous le nom du Duc de Foix, en 1752, parce qu'elle n'avait pas réussi avec son premier titre. A quoi tient souvent le succès ou la chute d'une œuvre dramatique. Il y avait dans Adélaïde le personnage de Coucy. A la fin d'une tirade, un personnage lui dit:
Es-tu content, Coucy?
Le parterre reprit en chœur: Couci, couci, et cette mauvaise plaisanterie arrêta quelque temps la représentation.
Rousseau, l'éternel adversaire du poëte-roi, fit sur son Adélaïde, métamorphosée en Duc de Foix, cette sanglante épigramme:
Par le démon de la dramaturgie,
Ce fanatique au théâtre agrégé,
Que l'ignorance, avec tant d'énergie,
Avait sans honte, en Corneille érigé,
De désespoir s'est noyé dans l'histoire.
Sa tragédie a pourtant eu la gloire
De voir deux yeux de larmes l'honorer,
Car, s'il n'a fait pleurer son auditoire,
Son auditoire au moins l'a fait pleurer.
Alzire, en 1736, deux ans après Adélaïde, vengea Voltaire du peu de succès de cette dernière pièce. Alzire réussit et méritait de réussir. Comme pour Zaïre, on fit courir le bruit que cette pièce n'était pas de lui. On le disait devant un homme fort spirituel, qui s'écria: «Je le souhaiterais beaucoup!—Et pourquoi, lui demanda-t-on?—Parce que nous aurions deux bons poëtes au lieu d'un.» Alzire donna lieu à un conflit entre Voltaire et Le Franc de Pompignan, qui prétendit avoir remis cette tragédie entièrement faite entre les mains du premier. Voltaire écrivit dans le même sens pour se plaindre de ce que Le Franc lui avait, à la suite d'une indiscrétion, dérobé son sujet. Sans donner tort ni raison à l'un ou à l'autre, nous rappellerons que le grand Voltaire avait le naturel littéraire assez pillard.
Voici la critique d'Alzire, faite à l'époque où parut cette tragédie, sur l'air du Menuet d'Exaudet:
Pour Montez,
Alvarez
Est en peine:
Car son fils, fier et brutal,
Traite horriblement mal
La race américaine.
Vers pompeux,
Deux à deux,
Il débite:
D'ailleurs tout manque au sujet:
Clarté, vraisemblance et
Conduite.
Tendre Alzire, tu déplores
Ton triste hymen, quand Zamore
Sort d'un trou;
Mais par où?
On l'ignore.
Mis au cachot, il arma
Dans les bois mille ma
Tamore.
En amour,
C'est un tour
Trop précoce,
Qu'aller, loin de son époux,
Courir le guille doux
La nuit même des noces.
Mal en prend
A Gusman,
Qui, pour preuve
De foi chrétienne en sa fin,
Lègue à son assassin,
Sa veuve.
En 1736, Voltaire fit jouer la comédie de l'Enfant prodigue, en cinq actes et en vers de dix syllabes. Le roi fut tellement satisfait du talent des acteurs de la Comédie-Française, qu'il augmenta de mille livres la pension qu'il faisait à trois d'entre eux.
Il semblait écrit que l'auteur de Zaïre ne pourrait avoir deux succès coup sur coup. En 1740, il donna Zulime, qui tomba à plat, malgré la réputation si justement acquise du poëte. Lui-même, du reste, dans une lettre curieuse, avoue sa faute. Voici ce qu'il écrit:
«Sic vos non vobis. Dans le nombre immense de tragédies, comédies, opéras-comiques, discours moraux et facéties, au nombre d'environ cinq cent mille, qui font l'honneur éternel de la France, on vient d'imprimer une tragédie sous mon nom, intitulée Zulime. La scène est en Afrique. Il est bien vrai qu'ayant été autrefois avec Alzire en Amérique, je fis un petit tour en Afrique avec Zulime, avant que d'aller voir Idamé à la Chine; mais mon voyage d'Afrique ne me réussit pas. Presque personne, dans le parterre, ne connaissait la ville d'Arsenie, qui était le lieu de la scène; c'est pourtant une colonie romaine, nommée Arsenaria, et c'est encore par cette raison qu'on ne la connaissait pas. Trémizène est un nom bien sonore; c'est un joli petit royaume; mais on n'en avait aucune idée. La pièce ne donne nulle envie de s'informer du gisement de ses côtes. Je retirai prudemment ma flotte. Des corsaires se sont enfin saisis de la pièce et l'on fait imprimer; mais, par droit de conquête, ils ont supprimé deux ou trois cents vers de ma façon et en ont mis autant de la leur. Je crois qu'ils ont très-bien fait: je ne veux pas leur voler leur gloire, comme ils m'ont volé mon ouvrage. J'avoue que le dénouement leur appartient et qu'il est aussi mauvais que l'était le mien. Les rieurs auront beau jeu, car au lieu d'avoir une pièce à siffler, ils en auront deux, etc.»
Jusqu'alors, chez Voltaire, une bonne tragédie en avait appelé une mauvaise; une mauvaise en avait appelé une bonne. A Zulime succéda la Mort de César, en 1741; Mahomet, en 1742. La Mort de César, pièce sans femme et sans amour, faite pour les colléges d'Harcourt et de Mazarin, fut représentée pour la première fois à l'hôtel de Sassenage. Elle n'était pas faite pour la scène française. Mahomet eut un autre sort; acclamée par le public, elle fut retirée par l'auteur au bout de trois représentations, parce qu'il fut averti que le procureur-général dénoncerait la pièce au Parlement, si on la jouait encore. A cette époque, Crébillon était censeur de la police. Il avait refusé son approbation. Voltaire, par son crédit, ayant obtenu une lettre du cardinal Fleury, premier ministre, ordre avait été donné de la laisser paraître. Cependant la crainte du procureur-général arrêta le cours du succès prodigieux de cette tragédie. Le 3 juin 1751, neuf années après sa première apparition au théâtre, Voltaire tenta de la faire reprendre. Cette seconde fois encore, on demanda l'approbation de M. de Crébillon, qui la refusa de nouveau. M. d'Argenson, alors ministre, nomma pour censeur de cette tragédie, d'Alembert, qui l'approuva et offrit même à Crébillon de réfuter ses raisons, s'il voulait les faire imprimer. Enfin, Mahomet reparut avec éclat et continua à rester au répertoire du Théâtre-Français.
Voltaire demandait un jour au vieux Fontenelle ce qu'il pensait de son Mahomet.—«Il est horriblement beau,» lui répondit le bel-esprit nonagénaire.
L'époque de Mahomet marque, dans la vie littéraire du philosophe de Ferney, l'apogée, sinon de la gloire, du moins du succès dramatique; car il donne coup sur coup au théâtre, trois tragédies, Mérope, 1743, Sémiramis (ancienne Eryphile), 1748, Oreste, 1750, une comédie, Nanine, 1749, et une comédie-ballet, la Princesse de Navarre, 1765, qui toutes eurent une grande vogue et établirent la réputation de leur auteur de la façon la plus solide. En effet, il y avait dans ces cinq pièces, composées en sept années, de quoi illustrer le nom d'un homme, Un seul petit revers vint troubler la quiétude du poëte. Il avait eu l'idée malheureuse de tenter un opéra dont Rameau fil la musique, le Temple de la Gloire, 1743. Voltaire voulait être universel et régner en despote dans la république des lettres. C'était un de ses travers. Après son opéra, il dit à l'abbé de Voisenon:—Avez-vous vu le Temple de la Gloire.—J'y suis allé, répondit l'abbé, elle n'y était pas; je me suis fait inscrire. Voltaire reconnut sa méprise: «J'ai fait une grande sottise, écrivait-il à un ami, de composer un opéra; mais l'envie de travailler avec un homme comme Rameau, m'avait emporté. Je ne songeais qu'à son génie, et je ne m'apercevais pas que le mien, si tant il est que j'en aie un, n'est point fait du tout pour le genre lyrique, etc.»
A Mérope, jouée en 1743, se rattache, comme à Alzire, une petite histoire de plagiat. Un certain Clément, de Genève, affirma qu'il avait fait représenter une tragédie semblable à celle de Voltaire, et du nom de Mérope; que Voltaire avait usé de manége pour empêcher qu'on ne la jouât. Du reste, ce sujet avait déjà été traité plus de quatre fois par divers auteurs et à différentes époques.
C'est de Mérope, dit-on, que date l'usage de crier: l'auteur! Depuis, à chaque pièce nouvelle, le parterre le demandait, soit pour l'applaudir, soit pour le bafouer. Cette espèce de servitude dura jusqu'en 1775. Les spectateurs des théâtres de Londres voulurent également introduire cet usage chez eux; mais il tomba presque de suite. Un auteur ayant cru devoir paraître pour faire cesser le tumulte qui s'était élevé dans une occasion de ce genre, dit au public:—«Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en accueillant mon faible essai; mais, par reconnaissance, vous auriez bien dû m'épargner la peine de me donner en spectacle, d'autant plus qu'il y a quelque différence entre l'ouvrage et l'auteur. La destination de l'un pourrait être de vous amuser quelque temps; mais je n'ai jamais pensé que ce dût être celle de l'autre.»
Une rapsodie grotesque de Mérope passa au théâtre des Marionnettes, à la foire de Saint-Germain. Polichinelle causant avec son compère, celui-ci lui dit.—Eh bien, vas-tu nous donner quelque pièce nouvelle?—Si elle est nouvelle, elle ne vaudra pas grand'chose, tu sais que je suis épuisé.—Bon, tu es inépuisable, donne toujours.—Tu le veux donc? Je le veux aussi, et je t'avouerai même que j'en meurs d'envie. Mais... tous mes amis sont là-bas? Alors, déboutonnant sa culotte et faisant sa révérence à posteriori, il lâche une pétarade au parterre. Immédiatement on entend crier: l'auteur, l'auteur!
Un bel-esprit, après avoir entendu Mérope, entra au café Procope en disant:—«En vérité, Voltaire est le roi des poëtes.—Et moi, dit en se levant d'un air piqué, l'abbé Pellegrin, que suis-je donc?—Vous, vous en êtes le doyen,» reprit le bel-esprit.
Un autre usage prend date de cette pièce; celui que fit admettre mademoiselle Dumesnil, que, même dans les tragédies, il est telle circonstance où il est permis de marcher sur le théâtre autrement que d'un pas grave et cadencé, ce que jusqu'alors on n'avait pas voulu reconnaître. On la vit dans Mérope traverser rapidement la scène en criant: Arrête... c'est mon fils. Ce mouvement si naturel fut applaudi.
Un nouvel acteur de la Comédie-Française, protégé de Voltaire, obtint l'honneur insigne d'avoir un rôle dans Mérope. Il s'en acquittait médiocrement.—Ah çà! pourquoi avez-vous donné le rôle d'un usurpateur à ce jeune homme? dit-on à Voltaire.—C'est, répondit-il, un tyran que j'élève à la brochette.
Nous n'en finirions pas, si nous voulions raconter toutes les anecdotes qui se rattachent à cette belle tragédie. Il est temps que nous passions à Nanine, comédie en trois actes, tirée du roman de Paméla. En sortant de la représentation, où de grands applaudissements avaient été donnés à sa pièce, Voltaire dit à Piron: Qu'en pensez-vous?—Je pense, répondit celui-ci, que vous voudriez bien que ce fût Piron qui l'eût faite.—Pourquoi, reprit Voltaire, on n'a pas sifflé.—Peut-on siffler quand on bâille?
On voit que les grands auteurs de cette époque ne se rendaient pas toujours justice entre eux, et qu'alors, comme de nos jours, ils sacrifiaient difficilement un bon mot.
La Sémiramis est une des pièces de Voltaire qui, depuis son apparition au théâtre, a le plus excité l'admiration. Elle n'eut point un très-grand succès aux premières représentations. Le 10 mars 1749, l'auteur la fit reprendre avec des corrections, et elle enleva tous les suffrages. Elle est, en effet, versifiée très-fortement, c'est ce qui voile un peu les défauts du plan, de la marche et des caractères. Piron fit un couplet, qu'il appelait l'inventaire de tout ce qui se trouve dans cette tragédie. Le voici:
Que n'a-t-on pas mis
Dans Sémiramis?
Que dites-vous, amis,
De tout ce salmis?
Blasphêmes nouveaux,
Vieux dictons dévots,
Hapelourdes, pavots,
Et brides à veaux:
Mauvais rêve,
Sacré glaive;
Billet, calotte et bandeau;
Vieux oracle,
Faux miracle,
Prêtres et bedeau,
Chapelles et tombeau.
Que n'a-t-on pas mis, etc.
Tous les diables en l'air,
Une nuit, un éclair;
Le fantôme du Festin de Pierre,
Cris sous terre,
Grand tonnerre,
Foudres et carreaux,
Etats-Généraux.
Reconnaissance au bout,
Amphigouris pour tout,
Inceste, mort aux rats, homicide,
Parricide,
Matricide,
Beaux imbroglios,
Charmants quiproquos.
Que n'a-t-on pas mis, etc.
Au troisième acte de cette pièce, il y avait un tonnerre dans une scène où mademoiselle Dumesnil jouait le grand rôle, et un autre au cinquième acte, pendant que mademoiselle Clairon seule était en scène. A la répétition générale, le machiniste qui avait le département de la foudre, étant prêt à lancer le tonnerre dans la scène de mademoiselle Clairon, et ne sachant s'il devait frapper un coup sec et brusque ou faire durer le bruit, s'écria du haut du ciel, à l'actrice: «Voulez-vous le coup long?—Comme celui de mademoiselle Dumesnil, répondit-elle.»
Les comédiens italiens étaient prêts à donner, à Fontainebleau, une parodie de Sémiramis. Voltaire l'apprit, en témoigna le chagrin le plus vif, et écrivit à la reine une longue et suppliante lettre, pour demander la suppression de cette parodie. Il réussit à empêcher la représentation.
Oreste fut l'objet d'une plaisante anecdote. Voltaire voulait lutter contre l'Électre de Crébillon; il fit imprimer, sur les billets de parterre les lettres initiales de ce vers d'Horace:
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.
O.      T.     P.           Q.   M.       U.   D.
Un mauvais plaisant traduisit ainsi ces initiales.
Oreste, Tragédie Pitoyable, Que Monsieur Voltaire Donne.
Rome sauvée vint après Oreste, en 1752; puis la comédie de l'Écossaise, en 1760. On y trouve ce joli mot: «Je ne le parierais pas, mais j'en jurerais,» tiré de cette scène entre deux Normands:
—Fable! à d'autres! tu veux rire?
—Non, parbleu! foi de chrétien!
Vrai, comme je suis de Vire.
—En jurerais-tu?—Très-bien.
—Encore n'en croirai-je rien,
Qu'un louis il ne m'en coûte;
Le voisin pâlit.—Écoute,
Je te l'avouerai tout bas:
J'en jurerais bien, sans doute;
Mais je ne parierai pas.
Dès que Voltaire connut la suppression des banquettes qui obstruaient la scène, il fit son Tancrède, tragédie à grand spectacle, qui eut du succès.
L'Écueil du Sage, comédie en cinq actes, jouée en 1762, eût été pour le philosophe de Ferney un véritable écueil, si le public ne se fût souvenu qu'il devait à l'auteur une foule de belles et bonnes pièces. Il en fut de même d'Olympie, tragédie représentée en 1764. Bien évidemment, Voltaire était au déclin de son talent; il imitait Corneille, qui n'avait pas su quitter à temps la scène, ainsi que l'avait fait Racine.
Les Scythes, 1767, les Triumvirs, 1764, furent encore deux erreurs pour le poëte qui avait composé Œdipe, Zaïre, Mahomet, etc. Maladroitement, Voltaire se vanta d'avoir écrit les Scythes en douze jours; les comédiens lui retournèrent la pièce en le priant humblement de mettre douze mois à la corriger. Ces défaites, coup sur coup, rendirent plus sage leur auteur. Il abandonna à peu près le théâtre. Il avait alors soixante-treize ans. Il était plus que temps. Pour terminer, un mot du grand poëte et du caustique écrivain, un mot qui n'est qu'un assez mauvais calembour, et qui a dû trouver depuis longtemps sa place dans les petites pièces de nos petits théâtres. Sous le péristyle de la Comédie-Française, Voltaire rencontre une actrice fort maigre et qui venait de jouer son rôle avec beaucoup de sentiment. Il lui prend la main et la lui serrant avec effusion: «Oh! lui dit-il, Mademoiselle, quel pathétique! (patte étique..)»
XII
PENDANT ET APRÈS VOLTAIRE.
DEPUIS 1718.
Principaux tragiques contemporains de Voltaire.—Piron.—Ses tragédies.—Callisthène (1730).—Anecdote.—L'acteur Sarrazin.—L'abbé Desfontaines et Piron.—Fernand Cortez (1744).—Anecdotes.—Monsieur André, perruquier et poëte, le Jasmin du dix-huitième siècle.—Sa tragédie du Tremblement de terre de Lisbonne.—Histoire littéraire de Monsieur André et de sa tragédie.—Le président Dupuis et la tragédie de Tibère (1726).—Epigramme.—De Morand.—Ses infortunes.—Son inaltérable gaieté, même au moment de la mort.—Ses tragédies de Teglis (1735).—Childéric (1736).—Mégare (1748).—Anecdotes.—Sa comédie de l'Esprit du Divorce (1736).—Sujet de cette pièce.—Anecdotes plaisantes.—Le Franc de Pompignan.—Ses tragédies de Didon et de Zoraïde (1745 et 1734).—Vers supprimés dans Didon.—Vers à mademoiselle Dufresne.—Les Adieux de Mars (1735).—Vers supprimés.—Lamotte-Houdard.—Son projet d'introduire des tragédies en prose au théâtre.—Les Machabées (1721).—Succès de cette pièce.—On l'attribue à Racine.—Anecdote.—Romulus (1722).—Inès de Castro (1723).—Spirituelle critique.—Œdipe (1726). Genre de talent de Lamotte.—La Noue, acteur et auteur de mérite.—Son histoire.—Zélisca.—La Coquette corrigée (1756).—Vers sur lui.—Vers que lui adresse Voltaire à propos de la tragédie de Mahomet II.—Marmontel.—Denys le Tyran (1748).—Aristomène (1749).—Anecdote.—Cléopâtre (1750).—L'aspic.—Acante et Céphise (1751).—Portelance.—Sa tragédie prônée d'Antipater.—Dorat.—Ses tragédies de Zulica, de Régulus de 1760 à 1773.—Anecdotes.—Critiques.—Le Mierre.—De 1758 à 1766, il donne plusieurs belles tragédies à la scène.—Celles d'Idoménée et de Guillaume Tell.—Anecdotes.—De Belloy, poëte national.—Sa tragédie de Titus (1759).—Zelmire (1762).—Le Siége de Calais (1765).—Nombreuses anecdotes sur cette pièce.—Origine et historique des représentations dites gratis.—Anecdotes.
Les poëtes tragiques contemporains de Voltaire sont nombreux, et il y aurait parmi eux un grand choix à faire. Quelques-uns ont marqué dans la littérature dramatique. Un de ceux dont le nom est le plus connu est le célèbre Piron, à qui ses comédies et ses poésies légères, très-légères même, beaucoup plus encore que ses pièces sérieuses, ont acquis une grande réputation.
Piron, né en 1689, à Dijon, fit ses études dans le collége des jésuites de cette ville. Si les révérends pères eurent l'espoir de l'attirer dans leur ordre, ainsi qu'ils l'essaient volontiers lorsqu'ils rencontrent un sujet de mérite, ils se trompèrent grandement. A peine hors de la férule classique, Piron, qui se sentait pour la poésie, la folie, les chansons et l'amour, un irrésistible attrait, abandonna Dijon pour venir à Paris. Son entrain, sa facilité à composer des poésies grivoises et pleines d'esprit, le firent rechercher et admettre dans les sociétés les plus gaies, auxquelles il payait lui-même le plus aimable tribut. Ses bons mots, spirituels sans être méchants, ses saillies, où ne perçait jamais l'envie de nuire, furent bientôt cités, colportés, et son nom devint connu même à Paris, où il faut si longtemps pour se faire connaître.
Prédécesseur de Béranger, il commença sa carrière dramatique en composant tantôt seul, tantôt en collaboration avec Lesage et d'Orneval, des parodies, des opéras comiques qu'il donnait aux théâtres forains.
Nous parlerons plus loin de ses compositions d'un ordre secondaire, quand nous aborderons les théâtres de la Foire; aujourd'hui nous n'avons à apprécier que Piron auteur tragique, Piron, poëte grave et sérieux.
En 1730, il donna à la scène des Français la tragédie de Callisthène, qui eut du succès et faillit tomber par suite d'une circonstance assez plaisante. A la première représentation de cette pièce, le poignard qu'on remet à Callisthène pour qu'il se perce le sein, se trouva en si mauvais état, qu'en passant de la main de Lysimaque dans la sienne, le manche, la poignée, la garde, la lame, tout se disjoignit, se sépara de façon que l'acteur dut recevoir son arme pièce à pièce. Obligé de tenir tous les morceaux le mieux possible, à pleine main, et ce qui devait être moins facile, de garder son sérieux, forcé de continuer son rôle et de gesticuler en déclamant pompeusement bon nombre de vers avant de se poignarder, le pauvre acteur était dans un embarras qui n'échappait point aux spectateurs et qui amusait beaucoup le parterre. Aussi, lorsqu'à l'instant fatal, Callisthène fut contraint, sous prétexte d'un coup de poignard, de se donner un coup de poing dans la poitrine, jetant ensuite les diverses parties de l'arme dont il avait été censé se servir pour accomplir son suicide, un rire général éclata dans la salle et faillit nuire à la pièce de Piron.
Trois ans plus tard, en 1733, cet auteur, qui prenait goût aux œuvres tragiques, fit représenter Gustave Vasa. Les Italiens s'en emparèrent et en firent une spirituelle critique, les Étrennes. On trouve dans cette parodie:
Lorsque du fond du Nord un héros sortira,
Il effacera tout par sa clarté suprême;
Le grand Gustave étonnera
Par ses beautés et par ses défauts même;
Jusques à son habit, tout en lui charmera.
Grands dieux! quelle riche abondance
De situations contre la vraisemblance!
Et que de lieux communs heureusement cousus
A des événements qu'on n'aura jamais vus!
Un songe, une reconnaissance,
Des monologues tant et plus;
Une longue oraison funèbre
D'un prince vivant qu'on célèbre;
Des travestissements, des conspirations,
Des emprisonnements et des proscriptions;
Une sédition subite,
Qui change tout à coup les décorations:
Un enlèvement, une fuite,
Un combat sur la glace, où, faisant le plongeon,
Par un prodige heureux, la fille de Sténon
Disparaîtra sous l'eau, tout habillée,
Puis reviendra sur l'horizon,
Pour nous en informer, sans paraître mouillée;
Et, par un dernier trait digne d'être vanté,
Après tant de périls, de fracas, de furie,
Qui tiendront en suspens le public agité,
Sa pièce finira dans la tranquillité;
Et, hors un confident qui seul perdra la vie,
Les acteurs de la tragédie
Se retireront tous en bonne santé.
Un jour qu'on donnait cette tragédie aux Français, Sarrasin, jadis abbé, alors acteur, était en scène, lorsque Piron, mécontent de son jeu, cria du milieu de l'amphithéâtre, où il se trouvait: «Cet homme, qui n'a pas mérité d'être sacré à vingt-quatre ans, n'est pas digne d'être excommunié à soixante.» Le mot est joli, mais il n'était pas juste; Sarrasin était un bon comédien.
L'abbé Desfontaines rencontrant au théâtre, à la première représentation, Piron, vêtu trop somptueusement à son avis, lui dit: «Mon pauvre Piron, en vérité cet habit n'est guère fait pour vous.—C'est possible, reprit aussitôt le poëte; mais convenez que vous n'êtes guère fait pour le vôtre?»
En 1744, Piron donna une troisième tragédie, Fernand Cortez. Cette pièce parut trop longue aux comédiens. Ils députèrent l'un d'eux auprès de l'auteur, pour le prier de faire des coupures. L'envoyé, mal reçu, fit observer que M. de Voltaire lui-même ne refusait jamais de corriger ses pièces au gré du public. «C'est possible! s'écria avec assez peu de modestie le spirituel Piron; mais Voltaire travaille en marqueterie, moi je jette en bronze.»
On ne se montra pas favorable à la tragédie de Fernand Cortez. En sortant de la première représentation, Piron fit un faux pas; une personne s'empressa de lui venir en aide. «C'est ma pièce, Monsieur, qu'il fallait soutenir, et non pas moi,» lui dit moitié sérieusement l'auteur, mécontent de son public.
Nous reviendrons sur ce poëte d'esprit et de mérite, dans le volume suivant.
Nous avons déjà fait observer quelque part, que rien n'est nouveau sous la calotte des cieux, ni les choses ni les hommes. Le fameux poëte-coiffeur d'Agen, Jasmin, dont la réputation est européenne, qui rase des clients dans son échoppe de la promenade de sa ville natale et vend ses propres ouvrages, poésies méridionales fort appréciées, Jasmin, le grand Jasmin, n'est pas le premier perruquier de son espèce qui ait paru dans le monde littéraire. Un siècle avant lui, en 1722, naquit à Langres, Charles André, coiffeur, qui vint s'établir à Paris, et, la plume d'une main, les ciseaux de l'autre, composa la tragédie du Tremblement de terre de Lisbonne.
Voici comment lui-même, dans la préface de sa pièce, fait en quelques mots l'histoire de sa vie:
«On m'avait mis au collége, dit-il, mais ayant malheureusement été créé sans biens, j'ai été contraint de quitter mes études et d'embrasser l'état de la perruque, qui était celui, disait-on, qui me convenait le mieux... Je m'appliquais, dans ma jeunesse, à faire des petites rimes satiriques et des chansons, qui n'ont pas laissé de m'attirer quelques bons coups de bâton, ce qui ne m'a pas empêché de continuer toujours à composer quelques petits ouvrages, mais moins satiriques, mais qui n'ont pas paru... Comme je suis assez positif de mon naturel, il me venait souvent des idées qui me faisaient tenir le fer à friser d'une main et la plume de l'autre. M'étant trouvé plusieurs fois à accommoder des personnes de goût et d'esprit, et me voyant penser, ils m'ont si fort questionné, qu'ils m'ont forcé à leur avouer que je pensais toujours à composer quelques vers; leur ayant fait voir quelqu'un de mes petits ouvrages, ils m'ont persuadé que j'avais du talent pour le genre poétique, ce qui m'a déterminé à composer ma tragédie.»
Les occupations de Monsieur André étaient si nombreuses, sa clientèle était si belle, il rasait et coiffait avec tant d'adresse, qu'il ne lui restait nul loisir pour cultiver les Muses. C'était là son grand chagrin. Il ne pouvait arriver à mettre la dernière main à sa magnifique tragédie à grand et terrible spectacle; il désespérait de la pouvoir finir. «Mais ayant été, dit-il, interrompu sur la fin de septembre, pendant deux nuits consécutives, par ces sortes de gens qui, par leurs odeurs, sont capables d'empestiférer le genre humain, j'ai tâché de dissiper leurs odorats en m'appliquant d'un grand zèle à ma tragédie. C'est ce qui m'a occasionné, mon cher lecteur, à vous la mettre plus tôt au jour.»
Heureux lecteur de M. André!
M. André porta l'ouvrage aux Comédiens du Roi, qui furent enchantés, ravis, de cette lecture, tant la chose leur parut singulière et plaisante, mais qui furent unanimes pour dire à l'auteur que, malheureusement la mise en scène dépasserait leurs moyens, et que pour faire abîmer, écrouler le théâtre au dernier acte et trembler toute la salle, il fallait une somme qui n'était pas à leur disposition. Du temps de M. André, l'art du machiniste n'avait pas dit son dernier mot.
M. André se rendit à de si bonnes raisons. Il reprit en soupirant ses vers, rasoirs et ciseaux; mais il ne voulut pas que le public, que son siècle et la postérité fussent privés de son œuvre. Il la fit imprimer et la débita lui-même dans sa boutique, entre le cosmétique qui fait pousser les cheveux et la pâte qui fait tomber la barbe. La chose parut originale; la première édition fut épuisée en peu de jours. Cinquante carrosses stationnaient sans cesse à sa porte; M. André était passé à l'état d'homme célèbre. Tout Paris voulut se procurer la satisfaction de posséder un exemplaire de ce chef-d'œuvre de l'amour-propre et du ridicule; on voulut connaître, voir, toucher l'auteur de cette superbe tragédie. Chacun vint dans sa boutique le féliciter, vanter son mérite, et, comme dirait de nos jours le troupier, se procurer l'agrément de raser le raseur. Lui, l'excellent Monsieur André, reçut tous les compliments avec une modestie pleine de noblesse et de gravité. De tous côtés on lui adressa des lettres de compliments. Un Anglais lui demanda sa pièce pour la faire traduire et la faire jouer à Londres. André, plastron sans s'en douter de la grande ville, fit insérer dans sa préface du Tremblement de Lisbonne, la lettre de l'enfant d'Albion, et une épître dédicatoire adressée à M. de Voltaire, épître dans laquelle il traite d'égal à égal avec Arouet et l'appelle son cher confrère. M. André vécut heureux et fier de son succès.
Nous ne dirions rien du président Dupuis qui, à proprement parler, n'est point un auteur, si à son nom ne se rattachait une tragédie de Tibère, représentée en 1726, laquelle tragédie a pour histoire un vrai roman que voici:
Le P. Folard, jésuite, professeur de rhétorique, composait des pièces pour le collége de Lyon. Il prenait volontiers les avis d'un homme de beaucoup d'esprit, procureur du collége, et auquel il les lisait. Il lui confia un jour son Tibère; puis, en ayant eu besoin, il lui fit demander quelques jours plus tard de lui renvoyer cette tragédie. Le procureur ne l'ayant pas sous la main, dit au domestique de revenir à telle heure. Un filou entend la conversation, et, pensant que les papiers réclamés d'un procureur des jésuites ne peuvent être que des lettres de change, il prend la résolution de les enlever adroitement. Le lendemain, un peu avant l'heure fixée, le voleur, déguisé en domestique, se présente chez l'ami du P. Folard et n'a pas de peine à obtenir la remise des papiers précieux. En reconnaissant une tragédie, le filou se dit à lui-même qu'il a été volé, et il laisse le manuscrit dans une de ses poches. A trois jours de là il est arrêté ayant encore sur lui le Tibère du révérend père Folard. Conduit chez M. Hérault, interrogé par le magistrat, il raconte son aventure. La pièce est remise au président Dupuis, chargé de juger le coupable. Le président Dupuis trouve fort plaisant de faire jouer Tibère sous son nom. Une difficulté se présente cependant, l'auteur véritable, destinant son œuvre à un collége, n'y avait pas mis de rôle de femme. Comment faire? Dupuis envoie chercher l'abbé Pellegrin et le prie d'introduire une reine ou une princesse dans sa tragédie. Pellegrin demande au président, pour cela, six cents francs.—«Six cents francs pour une femme! répond Dupuis, vous vous moquez.—Mais, Monsieur, réplique l'abbé, cette femme, je ne puis pas la laisser seule, il faut que je lui donne au moins une suivante.—Ta, ta, ta! pourquoi faire une suivante? s'écrie le président; après cela, mettez-en une, mettez-en deux, mettez-en dix, n'en mettez pas du tout, peu m'importe, je vous offre dix écus pour votre travail.» Pellegrin accepte le marché. Les rôles de la reine et sa compagne sont bâclés en deux jours, la pièce est donnée, reçue, apprise, jouée et sifflée. Les journaux en parlèrent beaucoup et en donnèrent des extraits, des comptes rendus, le P. Folard y reconnut son ouvrage.
On fit sur ce Tibère, qui avait tant couru le monde et avait eu de si singulières aventures, l'épigramme suivante:
Pourquoi vouloir, de ce Tibère,
Blâmer le président Dupuis?
Si, sous son nom, il n'a pu plaire,
Aurait-il plus plu sous celui
De celui qui, pour le lui faire,
A reçu dix écus de lui?
Une des plus singulières figures littéraires de cette époque fertile en écrivains de mérite, est celle de Pierre Morand, né à Arles, en 1701, d'une famille noble, et qui, malheureux en tout et pour tout, en dépit et malgré tous ses revers, toutes ses infortunes non mérités, conserva jusqu'au moment suprême de la mort la plus inaltérable bonne humeur, la plus inconcevable gaieté.
Homme d'esprit et de talent, poëte de certain mérite, Morand fit de bonnes tragédies qui ne furent pas appréciées; se maria, tomba dans la maison d'une belle-mère qui était une véritable furie, joua et perdit toujours; eut des bonnes fortunes qui pouvaient passer pour de très-mauvaises fortunes, puisqu'elles le menèrent aux portes de la tombe; vécut pauvre jusqu'au moment où il mourut, puis qu'ayant un petit bien dont il n'avait jamais pu toucher les revenus à cause de ses dettes, il allait en recevoir le premier quartier le lendemain du jour où il rendit le dernier soupir.
Comme on dirait aujourd'hui, dans le langage vulgaire et imagé de l'époque actuelle: Il n'avait pas de chance.
Dans les derniers jours de juillet 1757, n'ayant encore que cinquante-six ans, il tomba malade et on lui fit une opération cruelle; il la soutint avec la plus héroïque bonne humeur. On n'eut pas besoin d'user de détours pour lui annoncer que sa fin était proche; il fit venir le prêtre et se confessa; il fit aussi venir un notaire, et, parodiant avec la plus incroyable gaieté le testament de Crispin dans le Légataire universel, il força tous les assistants à rire. Ces devoirs accomplis, comme s'il s'agissait pour lui de la chose la plus plaisante, il s'entretint avec ses amis de vers, de littérature, d'ouvrages, des nouvelles du jour. A ce moment on lui apprit la victoire remportée le 26 juillet sur les Anglais du duc de Cumberland, par le maréchal d'Estrées, aussitôt il s'écria avec Mithridate:
Et mes derniers regards ont vu fuir les Anglais.
Il mourut quelques heures après, avec cet enjouement philosophique. Ses tragédies sont Téglis, en 1755, Childéric, en 1736, et Mégare, en 1748. Il composa aussi l'Esprit du divorce, comédie jouée en 1738.
La tragédie de Childéric, très-compliquée mais pleine de traits de force et de génie, dans le genre de celle d'Héraclius, eut à passer par une foule d'épreuves, à essuyer une série de contre-temps fâcheux. Lors de la première représentation, sept à huit jeunes gens qui ne connaissaient pas l'auteur, qui n'avaient nul intérêt à siffler cette pièce, imaginèrent dans un joyeux de dîner la faire tomber. Ils avaient invité à leur repas un moine de leur âge et de leurs amis. L'ayant bien fait boire, ils le déguisèrent puis l'amenèrent au théâtre. Là ils l'excitèrent si bien, que dans une scène où un des personnages apporte une lettre, voyant que l'acteur avait de la peine à se faire jour au travers des spectateurs de haut rang qui encombraient la scène, le jeune moine s'écria: «Place au facteur!» L'éclat de rire qui résulta de cette mauvaise plaisanterie coupa tout l'intérêt de la scène. On arrêta le moine, on le conduisit à son supérieur, qui lui infligea une punition; mais la pièce de Morand reçut de cette aventure un rude échec.
A cette même représentation, on raconte qu'un monsieur à l'oreille dure, voyant de grands applaudissements retentir à la suite de ce vers:
Tenter est des mortels, réussir est des dieux,
et ayant demandé à son voisin quelle était la phrase qui avait excité un tel enthousiasme, je crois, lui répondit l'autre, qu'on a dit:
Enterrer les mortels, ressusciter les dieux.
Dans une autre représentation de cette même tragédie, l'excellent acteur Dufrêne disait son rôle d'un ton de voix trop bas, on lui cria du parterre: «Plus haut!» Et vous, plus bas! reprit-il vivement, se croyant sans doute le prince qu'il représentait. Comme, à cette époque, le public ne plaisantait pas pour ces sortes d'algarades, des huées accueillirent la riposte de l'acteur; le spectacle fut interrompu, et Dufrêne, quoiqu'il fût fort aimé, dut venir faire ses excuses sur le bord de la scène.—«Messieurs, dit-il, je n'ai jamais mieux senti la bassesse de mon état, que par la démarche que je fais aujourd'hui.» On l'empêcha de terminer de crainte de l'humilier davantage, et il put reprendre son rôle.
Deux ans après son Childéric, en 1736, Morand donna à la scène la charmante comédie de l'Esprit du divorce. Plusieurs anecdotes assez plaisantes se rattachent à cette jolie pièce.
Morand était brouillé avec sa belle-mère qui, sous le nom de sa fille, lui avait intenté un procès en Provence, exigeant des avocats que son gendre fût décrié de toute façon. Morand donna ordre d'accorder ce que voudrait sa belle-mère, se réservant de composer à son tour un factum dans lequel ladite belle-mère serait arrangée de main de maître et selon ses mérites. Ce factum fut la comédie de l'Esprit du divorce. La belle-mère, sous le nom de madame Orgon, cherche à détruire partout la bonne harmonie. Séparée de son mari, elle oblige sa fille à agir de même avec le sien. Elle chasse un domestique parce que ce domestique vit en bonne intelligence avec sa femme de chambre, Laurette, qu'il a épousée. Elle finit par être punie; sa fille la quitte pour suivre son époux et Laurette pour rejoindre le sien.
La pièce, malgré les ennemis assez nombreux de Morand, fut bien accueillie. L'auteur descendait même déjà des troisièmes loges pour venir au foyer recevoir les compliments lorsqu'il entendit faire une critique assez vive du caractère de la belle-mère, qu'on disait chargé et hors nature. Ce jugement l'effraya; n'écoutant que son inquiétude paternelle, n'obéissant qu'à sa nature méridionale, il s'avance sur la scène, et dit au public:—«Messieurs, il me revient de tous côtés qu'on trouve que le principal caractère de la pièce que vous venez de voir n'est point dans la vraisemblance qu'exige le théâtre. Tout ce que je puis avoir l'honneur de vous assurer, c'est qu'il m'a fallu beaucoup diminuer de la vérité pour le rendre tel que je l'ai représenté.» Cette sortie donna matière à bien des questions qui firent connaître l'intention de l'auteur. Tout allait bien; mais à la fin du spectacle, quand Arlequin vint annoncer pour le jour suivant l'Esprit du divorce, un plaisant cria du parterre:—«Avec le compliment de l'auteur!» Morand, furieux, se croyant insulté, jeta son chapeau au milieu des spectateurs, en disant:—«Celui qui veut voir l'auteur, n'a qu'à lui rapporter son chapeau.»—«Bah! reprit un autre, l'auteur ayant perdu la tête, n'a plus besoin de chapeau.» Cette saillie fut applaudie; un exempt vint poliment arrêter le poëte et le conduisit chez le lieutenant de police, qui ne put d'abord s'empêcher de rire de toute cette scène; mais qui, ensuite, interdit le théâtre pour deux mois à M. Morand. Ce dernier retira sa comédie. Cela fit du bruit et servit de réclame à la pièce. Quelques jours après on la redemanda, on fit des démarches auprès de l'auteur, et elle fut reprise avec le plus grand succès. Seulement, le public garda rancune à Morand de sa vivacité, et la tragédie de Mégare ayant paru, il se fit un malin plaisir de la siffler.
Le Franc de Pompignan, ancien président de la Cour des aides de Montauban, auteur de mérite auquel on doit plusieurs jolies comédies, et, malheureusement, seulement deux tragédies, celles de Didon et de Zoraïde, vivait en même temps que Voltaire. En lisant ses œuvres dramatiques, on reconnaît qu'il a su puiser aux bonnes sources. Sa Didon renferme de véritables beautés, les caractères y sont fort habilement tracés. Imitateur de Racine, il parvint, au moment où Crébillon se faisait applaudir en terrifiant ses spectateurs par la cruelle énergie de ses compositions, à conquérir tous les suffrages des hommes de goût, en faisant vibrer dans les âmes sensibles les cordes des sentiments tendres et délicats. La pitié, l'amour, sont les moyens qu'il emploie, vengeant ainsi l'immortel Racine de ceux qui, pendant le règne de Crébillon, le poëte noir, prétendaient que l'auteur d'Athalie n'eût pas eu de succès au milieu du dix-huitième siècle.
Le Franc de Pompignan mourut très-vieux. En 1745, onze ans après la première apparition de Didon à la scène (1734), il fit plusieurs changements à sa tragédie, il refondit presque entièrement le cinquième acte, et elle obtint un beau succès. La police retrancha malheureusement quatre beaux vers, les suivants:
S'il fallait remonter jusques aux premiers titres
Qui du sort des humains rendent les rois arbitres,
Chacun pourrait prétendre à ce sublime honneur:
Et le premier des rois fut un usurpateur.
Voltaire, qui avait connaissance de ces vers, et qui chapardait[19] volontiers partout, s'empara de la pensée, et dit beaucoup mieux dans Mérope:
Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.
A la suite de la représentation de Didon, Le Franc fit pour mademoiselle Dufresne, chargée du principal rôle dans sa pièce, ce joli compliment:
Reine crédule, infortunée amante,
Virgile en vain, des plus vives couleurs,
Nous peint ta beauté séduisante.
Que n'avais-tu les yeux de l'actrice charmante
Qui sous ton nom fait verser tant de pleurs?
Malgré l'inconstance fatale
Attachée aux amours de son héros pieux,
Enée aurait laissé ses dieux,
Et Carthage jamais n'aurait eu de rivale.
Mademoiselle Clairon, jouant pour la première fois le rôle de Didon, parut sur la scène, au cinquième acte, les cheveux épars et comme une femme qui sort précipitamment de son lit. On n'approuva pas généralement cette innovation. Le temps de la vérité scénique et de la rigidité du costume n'était pas encore arrivé.
Zoraïde, également de M. Le Franc, ne fut pas représentée. Cet auteur donna une jolie comédie, les Adieux de Mars, et plusieurs opéras et ballets.
En 1735, lorsqu'on joua les Adieux de Mars, un ordre de la Cour fit supprimer les vers qu'on va lire, vers que Mars disait à Vulcain en lui commandant un bouclier:
Qu'un burin immortel y trace l'Ausonie
Expirante aux genoux d'un maître impérieux:
Vers les climats français qu'elle tourne les yeux;
Qu'un soleil bienfaisant la rappelle à la vie.
Que de ses protecteurs les bataillons nombreux
Conduits par le secret, la prudence et l'audace,
Malgré des montagnes de glace,
Volent à son secours et reçoivent ses vœux.
Qu'elle ouvre à son aspect ses villes consternées,
Et bénisse le jour qui vit nos étendards
Briser, franchir les eaux par l'hiver enchaînées,
Et du sommet glacé des Alpes étonnées,
Du superbe Germain effrayer les regards.
Que bientôt l'Eridan, témoin de tant de gloire,
D'un peuple redoutable admire les exploits;
Et que les flots soumis à de nouvelles lois
Reconnaissent la France en voyant la victoire.
Portez ailleurs vos yeux surpris,
Et qu'un nouveau spectacle enchante les esprits;
Peignez la fière Germanie;
Aux armes du vainqueur à son tour asservie;
Que du Rhin mutiné le dieu présomptueux
Répande loin des bords ses flots impétueux;
Qu'aussitôt à sa voix les vents et les nuages
Excitent dans les airs la foudre et les orages;
Que l'on voie, au milieu des plus affreux hasards,
Dans le noble désir de venger la patrie,
Malgré l'airain en feu, tonnant de toutes parts,
Des bataillons français l'invincible furie,
Braver des éléments la force réunie.
Le fleuve consterné murmurer sur ses bords
Du malheureux succès de ses faibles efforts.
Les murs et les remparts tomber réduits en poudre,
Et l'aigle en frémissant abandonner la foudre.
Ces vers ne furent ni déclamés ni imprimés.
L'un des auteurs tragiques les plus singuliers parmi les contemporains de Voltaire, fut Lamotte-Houdard, qui débuta au théâtre par la tragédie des Machabées, en 1721. Né à Paris, en 1674, fils d'un riche marchand chapelier, cet auteur essaya de la carrière du barreau; puis, entraîné par son goût pour la poësie et pour le théâtre, il se livra à la carrière dramatique, dans laquelle il eut quelques succès et où il marqua surtout par son originalité. Fort jeune encore, il s'était retiré à la Trappe. L'abbé de Rancé, le trouvant trop faible pour soutenir les austérités de la règle, le renvoya au bout de trois mois. Jetant alors le froc aux orties, Lamotte travailla pour l'Opéra, et c'est le genre qu'il a le mieux réussi.
A quarante ans il était aveugle. Après avoir passé la première partie de son existence à faire des vers, il essaya pendant la seconde de décrier ce genre de littérature, comparant les plus grands versificateurs à d'habiles prestidigitateurs, qui font passer des graines de millet par le trou d'une aiguille sans avoir d'autre mérite que celui de la difficulté vaincue. Pour populariser ses idées; il fit un Œdipe en prose, le mettant en parallèle avec son Œdipe en vers. Ces tentatives absurdes donnèrent naissance à une foule d'épigrammes dont il se consolait en philosophe. Son esprit, son aménité, sa conversation pleine d'une douce gaieté, son caractère bienveillant, le firent rechercher et entourer jusqu'à ses derniers jours. On ne connaît pas de lui la moindre satire, pas la plus légère épigramme.
La scène dramatique lui doit quatre tragédies, parmi lesquelles celle des Machabées, en 1721, qui fut assez remarquable pour être imputée à Racine. L'auteur ayant gardé l'incognito, on prétendit pendant quelques jours que les Machabées étaient une œuvre posthume du grand poëte. C'est dans cette pièce que le fameux Baron, âgé de près de quatre-vingts ans, parut en Misaël. Le parterre garda assez bien son sang-froid, en voyant son cher artiste octogénaire affublé d'un rôle de jeune amoureux; mais, quand Antiochus, faisant arrêter les deux amants, prononça ces deux vers:
Gardes, conduisez-les dans cet appartement,
Et qu'ils y soient, tous deux, gardés séparément.
le mot séparément réveilla une idée folle dans quelques têtes, et le rire qu'elle excita faillit nuire à l'ouvrage.
Romulus, seconde tragédie de Lamotte, fut très-bien reçue du public en 1722. A cette pièce remonte l'usage de donner une comédie après les pièces nouvelles. Jusqu'alors les pièces nouvelles avaient été jouées seules, on n'y joignait les petites pièces qu'après les dix ou douze premières représentations, ce qui laissait à penser que la vogue commençait à s'affaiblir. Lamotte fit jouer une comédie avec son Romulus, et l'exemple fut suivi par les autres auteurs dramatiques. On fit plusieurs parodies de Romulus, une seule réussit au théâtre des Marionnettes de la foire Saint-Germain. Elle était, dans le principe, destinée à l'Opéra-Comique. Le Sage et Fuzelier l'avaient composée pour ce théâtre; mais les acteurs ayant reçu défense de parler ni de chanter, ils furent contraints de la donner aux artistes en bois de M. Brioché.
La troisième tragédie de Lamotte, Inès de Castro, représentée en 1723, fut fabriquée, dit-on, d'une façon singulière. On prétend que l'auteur commença par faire une composition dans laquelle il avait aggloméré toutes les passions qui, toujours, ont produit le plus d'effet au théâtre, qu'ensuite il avait prié plusieurs de ses amis de lui trouver un sujet historique auquel on pût adapter tout ce salmigondis. On ne put lui fournir qu'Inès de Castro.
Deux enfants paraissent dans cette tragédie. Cela fut trouvé fort ridicule par le parterre. On prétend que mademoiselle Duclos, qui jouait Inès, s'arrèta pour dire avec indignation: Ris donc, sot parterre, à l'endroit le plus beau. Elle reprit son rôle, on applaudit, les enfants furent acceptés et la pièce réussit. Inès de Castro se soutint longtemps au théâtre, et toujours avec le même succès. Les critiques n'étaient cependant pas épargnées. Il en pleuvait de toute part. Un jour, Lamotte était au café Procope dans un cercle de jeunes gens qui, ne le connaissant pas, faisaient des gorges chaudes sur sa tragédie. Lamotte les écouta longtemps, et quand ils eurent terminé leurs plaisanteries, il se leva en disant à un de ses amis:—Allons donc nous ennuyer à la soixante-douzième représentation de cette mauvaise pièce.
Voici une spirituelle parodie d'Inès:
Combien, dans cette Inès que l'on admire tant,
Trouvez-vous d'acteurs inutiles?
—J'en trouve dix.—Quoi! dix? C'en est trop!—Tout autant;
—Je hais les spectateurs qui sont si difficiles.
—De quel usage est don Fernand?
—A vous dire le vrai, ce muet confident
Pourrait rester dans la coulisse.
—Que sert l'ambassadeur?—Sans lui faire injustice,
On pourrait se passer de son froid compliment.
—En voilà déjà deux; passons donc plus avant.
A-t-on plus de besoin de Rodrigue et d'Henrique?
—L'un est un faux amant, l'autre un faux politique.
—Et les deux Grands de Portugal?
—Ce sont les deux acteurs qui parlent le moins mal[20].
—Parlons des deux enfants et de la gouvernante;
Qu'en dites-vous?—La scène est fort intéressante;
Mais on pourrait aussi les retrancher tous trois.
—Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
—Ce dixième à trouver sera plus difficile.
—Et Constance, à la pièce est-elle plus utile?
—On sait fort peu ce qu'elle y fait.
Mais tout ce qu'elle dit, c'est le bien.—C'est le laid,
Fût-on cent fois plus idolâtre
Des ornements ambitieux.
Tout auteur qui s'en sert pour fasciner les yeux,
N'entendit jamais le théâtre;
Et c'est bien insulter au goût des spectateurs,
De leur offrir quatorze acteurs
Que Corneille ou Racine auraient réduits à quatre.
Œdipe, quatrième tragédie de Lamotte, fut composée par son auteur d'abord en vers, et jouée en 1726, sans succès, puis en prose, mais sans être représentée. Une polémique, fort polie du reste et des plus convenables, s'engagea entre Lamotte et Voltaire à propos du projet d'introduire au théâtre des tragédies en prose. Lamotte n'était en cela que l'imitateur de La Serre, qui avant lui avait donné la tragédie de Thomas Morus, et de d'Aubignac, qui avait donné celle de Zénobie, toutes deux en prose.
Lamotte, qui est loin des Corneille et des Racine, ne manquait cependant pas de mérite. Il a essayé de tous les genres: le sublime dans les Machabées, l'héroïque dans Romulus, le pathétique dans Inès, et le simple dans Œdipe; mais où il a le mieux réussi, c'est dans le genre lyrique. Il a fait seize opéras et huit comédies, dont une, le Magnifigue, est longtemps restée à la scène. Comme auteur lyrique, Quinault est le seul qui le surpassa.
Au commencement du dix-huitième siècle (1701), naquit à Meaux un homme qui marqua au théâtre et comme acteur et comme auteur, Jean Sauvé, plus connu sous le nom de La Noue. Il fit une partie de ses études sous la protection d'un cardinal, et vint les achever à Paris, au collége d'Harcourt. Homme d'esprit et de moyens, bien doué par la nature, il céda à son goût pour le théâtre et se fit comédien. Il débuta à Lyon dans les premiers rôles, n'étant encore âgé que de vingt ans. Il y fut parfaitement bien accueilli, et ne cessa jamais de l'être sur les différents théâtres où il parut.
De Lyon il se rendit à Strasbourg. Les mêmes succès l'y attendaient. Il y débuta dans un autre genre. Il donna pour son coup d'essai les Deux Bals, amusement comique où l'on trouve de l'esprit et de la gaieté. Plusieurs grands personnages l'engagèrent à venir à Paris; il suivit le conseil et s'y fit connaître très-avantageusement l'année suivante en y composant et jouant le Retour de Mars, qui eut le plus grand succès. Tout dans ce petit drame est fin, vif, léger et spirituel. C'est une des plus jolies pièces épisodiques du répertoire de cette époque.
Les comédiens italiens désiraient que son auteur entrât parmi eux; le duc de la Trémouille l'en pressait; mais La Noue avait d'autres vues. Il organisait une troupe de comédiens pour le théâtre de Rouen, en société avec mademoiselle Gauthier, qui en avait le privilége. Cette troupe resta cinq ans dans la capitale de la Normandie. Pendant ce temps, La Noue fit représenter à Paris sa tragédie de Mahomet II, qu'il avait composée à Strasbourg. Elle eut un joli succès, on la compte même parmi le nombre des pièces qui restèrent longtemps au théâtre.
En couronnant son auteur, le public de Paris eût voulu jouir de tous ses autres talents; mais, demandé par le roi de Prusse, La Noue fit ses dispositions pour passer à Berlin. On lui promettait des avantages importants. Ce fut néanmoins ce projet qui causa sa ruine. La guerre qui survint en empêcha l'exécution, et il fallut que le pauvre comédien-auteur payât et congédiât, à ses dépens, la troupe qui devait le suivre. Alors il prit le parti de revenir à Paris. Il débuta à Fontainebleau, en 1742, par le Comte d'Essex. L'intelligence et le naturel de son jeu y furent goûtés. La reine dit elle-même qu'elle le recevait. Il fut en effet admis le lendemain et avec distinction. Le public de Paris ne se croit pas toujours obligé de souscrire, en matière de goût, aux décisions de la Cour; mais, dans cette occasion, la Cour et le public furent d'accord.
Bientôt même la Cour fournit à La Noue l'occasion de lui plaire dans un autre genre. On le chargea de composer pour les fêtes du mariage de Monseigneur le Dauphin, la comédie-ballet de Zélisca. C'était entrer en concurrence avec M. de Voltaire, qui, dans le même temps et pour le même sujet, écrivit la Princesse de Navarre. Il est rare que des ouvrages de circonstance et de commande aient le mérite de ceux que le génie entreprend à loisir et à son choix; cependant la petite comédie de Zélisca, ingénieuse par le fond, agréable dans ses détails, spirituellement écrite et composée, fut fort appréciée. L'idée de deux rivaux mettant en jeu: l'un, tous les prestiges de l'art, l'autre, toutes les ressources de la nature, établit un contraste qui ne pouvait manquer de produire de l'effet à la scène. Cette pièce et ses divertissements firent un plaisir universel, le Roi lui-même fit connaître sa satisfaction à l'auteur; il le lui dit de sa propre bouche.
Il y avait alors à la Cour ce qu'on appelait les spectacles des Petits appartements; La Noue en fut nommé le répétiteur, avec mille livres de pension. Il fut particulièrement redevable de cette faveur au maréchal de Luxembourg. Le duc d'Orléans, qui l'aimait beaucoup, lui donna également la direction de son théâtre de Saint-Cloud.
En 1756, La Noue couronna sa réputation dramatique par une comédie en cinq actes et en vers. C'est la Coquette corrigée. Ce fut la dernière production de l'auteur, du moins la dernière qu'il mit au théâtre. Il songea même à renoncer à la scène comme acteur. Sa santé, fort affaiblie, en était la principale cause. Il n'avait jamais été robuste, le double travail de la scène et du cabinet commençait à épuiser ses forces. Il se proposait d'achever à loisir les différents ouvrages dont il avait déjà préparé les canevas; la mort ne lui en laissa pas le temps. Elle l'enleva aux lettres le 15 novembre 1761. Il venait d'atteindre soixante ans.
Outre les pièces dont nous venons de parler, on trouve dans son répertoire une comédie intitulée l'Obstinée. Elle n'a paru sur aucun theâtre; cependant elle offre plusieurs scènes d'un bon comique. On peut ajouter aux drames de La Noue, les canevas de quelques tragédies qui furent trouvés dans ses papiers. Le sujet de l'une est la Mort de Cléomène, le sujet de l'autre, la Mort de Thraséas. On doit d'autant plus les regretter que, dégagé pour toujours des travaux de l'acteur, il aurait pu se livrer utilement à ceux du poëte. Ses ouvrages décèlent un génie flexible. Il avait le goût sûr, le style propre au sujet qu'il traitait et de l'aptitude à écrire pour tous les genres. Auteur et acteur il avait du mérite. Dans l'exercice de ces deux professions, il montra du tact et du talent. La nature avait peu fait pour lui. Il était fort laid, il n'avait qu'un faible organe; mais l'intelligence et le naturel exquis de son jeu enlevaient tous les suffrages. A ses divers talents, La Noue joignait les mœurs les plus pures et la plus exacte probité, vertus que les plus grands talents ne supposent pas toujours, mais qu'ils ne remplacent jamais.
Mon visage est ingrat pour exprimer la joie,
disait La Noue, dans l'Époux par supercherie, et il ne le disait jamais qu'avec de grands applaudissements, parce qu'il affectait de l'appliquer à sa figure, qui, en effet, n'annonçait rien moins que de la gaîté, quoiqu'il sût d'ailleurs très-bien rendre tous les autres sentiments de l'âme.
On voit en La Noue un acteur
Qui fait très-bien son personnage;
A le lire, c'est un auteur
Qui fait encor mieux un ouvrage.
Lorsque La Noue eut fait jouer son Mahomet II, Voltaire, qui avait traité le même sujet, lui écrivit:
Mon cher La Noue, illustre père
De l'invincible Mahomet,
Soyez le parrain d'un cadet
Qui sans vous n'est point fait pour plaire.
Votre fils fut un conquérant:
Le mien a l'honneur d'être apôtre,
Prêtre, filou, dévot, brigand,
Faites-en l'aumônier du vôtre.
A l'époque où Voltaire faisait voir le jour à Œdipe, sa première tragédie, la nature mettait au monde un homme qui devait marquer dans la littérature du dix-huitième siècle, Marmontel, dont les Contes moraux ont fourni depuis des sujets de pièces à tous les théâtres. Auteur dramatique de mérite, Marmontel a donné à la scène française, de 1748 à 1770, une douzaine de tragédies, plusieurs comédies et même quelques opéras.
Denys le Tyran, tragédie jouée en 1748, commença la réputation de Marmontel, Aristomène (1749) eut également un grand succès. Malheureusement une maladie grave de l'acteur Roselli, qui faisait un des principaux rôles, força d'interrompre le septième jour les représentations de cette pièce. On raconte que son médecin voulut profiter de cette circonstance pour engager Roselli, alors fort mal, à abandonner le théâtre, et qu'il répondit par ce vers de Catilina:
N'abusez point, Probus, de l'état où je suis.
La troisième tragédie de Marmontel, Cléopâtre (1750), n'eut pas autant de bonheur que ses deux aînées. A la fin du cinquième acte, malgré la défense faite à cette époque de siffler au théâtre, un coup de cet instrument, la terreur des auteurs et des comédiens, partit du milieu de la salle. Aussitôt les gardes de chercher partout le délinquant; mais en vain, il avait su, à la grande joie des spectateurs, se dérober à la vindicte de l'autorité. Dans cette tragédie, Cléopâtre, selon la tradition historique, prend un aspic et l'approche de son sein pour se donner la mort. A ce moment, l'aspic de la Comédie-Française sifflait avec bruit. Quelqu'un ayant demandé en sortant du théâtre à un homme d'esprit ce qu'il pensait de la pièce: «Eh! eh! reprit ce dernier, je suis de l'avis de l'aspic.»
Marmontel écrivit les librettos de plusieurs opéras, entre autres de celui d'Acante et Céphise, dont la musique était de Rameau. Représentée en 1751, pour les fêtes du premier mariage du Dauphin, cette pièce eut un succès prodigieux. Tout avait été employé, du reste, pour qu'il en fût ainsi, mise en scène splendide, musique excellente et dépenses considérables.
Au milieu du dix-huitième siècle, vivait à Paris un auteur qui a donné plusieurs comédies en collaboration avec des hommes de lettres de cette époque et deux pièces, une tragédie et une comédie qui firent beaucoup de bruit avant leur apparition sur la scène. Cet auteur est Portelance, dont la tragédie d'Antipater, lue, relue dans vingt salons de Paris, eut parmi les gens du grand monde un succès à nul autre pareil. La chose était même devenue à la mode, on ne parlait que de l'Antipater de M. Portelance. Qui n'avait ouï la sublime tragédie de M. Portelance n'avait jamais ouï quelque chose de beau, d'incomparable. Pour un peu, ont eût porté son auteur en triomphe dans les rues de la capitale en criant au miracle. On sait ce que valent souvent les engouements de Paris, les réputations fausses. Antipater tomba du premier coup au Théâtre-Français et jamais ne se releva.
Le même auteur prétendit avoir part à la spirituelle comédie des Adieux du goût, qu'il aurait faite en collaboration avec M. Patu.
Dorat, ami du précédent auteur et dont le nom a acquis une certaine célébrité, fit jouer la comédie de Feinte par amour, et bientôt après, de 1760 à 1773, les tragédies de Zulica, de Théagène et Chariclée, de Régulus et d'Adélaïde de Hongrie.
Zulica fut d'abord fort mal accueillie du public; l'auteur s'empressa d'y faire d'importantes modifications, et cela en fort peu de temps. Les acteurs, qui aimaient Dorat, firent un magnifique effort, et, en huit jours, la tragédie, presque entièrement renouvelée, fut apprise, répétée, jouée et applaudie avec fureur. Cela n'empêcha pas la parodie de s'emparer de Zulica et d'émettre dans le Procès des ariettes et des vaudevilles le jugement ci-dessous:
Les demandeurs, dans leur requête,
Ont exposé que Zulica,
S'est parée des pieds à la tête
D'ornements pris par-ci, par-là.
Et quoique l'auteur se fatigue
Pour se défendre là-dessus,
Il appert qu'il doit son intrigue
A Phanazar, à Dardanus.
Phanazar était le titre d'une pièce de Morand.
Régulus, tragédie parue en 1773, imprimée longtemps avant que d'être mise à la scène, eut du succès. Chose assez singulière, le même jour, Dorat eut deux premières représentations aux Français: Régulus et la comédie de Feinte par amour; toutes les deux réussirent. Le parterre le demanda avec acharnement; mais il ne voulut pas paraître. Cette exhibition des auteurs était devenue une corvée des plus désobligeantes, car ils étaient quelquefois exposés aux lazzis du parterre, qui ne se gênait pas plus alors que ne se gênent de nos jours les titis des petits théâtres du boulevard.
Malgré le succès de Régulus et de Feinte par amour, on fit sur ces deux pièces ces quatre vers:
Dorat, qui veut tout effleurer,
Transporté d'un double délire,
Voulut faire rire et pleurer,
Et ne fit ni pleurer ni rire.
Ce qu'il y a de positif, c'est que cette spirituelle épigramme fit rire Dorat.
Lemierre, un des bons auteurs des règnes de Louis XV et Louis XVI, fit représenter plusieurs tragédies dans lesquelles on trouve de fort beaux vers, de belles pensées et de belles scènes. De 1758 à 1766, il donna aux Français les tragédies de Hypermestre (1758), de Tirtée (1761), d'Idoménée (1764), de Guillaume Tell (1766) et celles d'Artaxercès et de la Veuve du Malabar. Il composa aussi un drame tiré de l'histoire de Hollande, Barnwell, que l'ambassadeur du pays empêcha de jouer, en faisant des représentations à la Cour.
A la tragédie d'Idoménée se rattache une aventure assez plaisante; à celle de Guillaume Tell, un joli mot.
Les trois premiers actes d'Idoménée avaient été applaudis, et tout allait bien, lorsque le grand-prêtre et la peste, arrivant au quatrième, refroidissent les spectateurs. On avait affiché cette pièce Idoménée par un Y. La célèbre Clairon se plaignit de cette faute et s'en prit à l'auteur, qui rejeta le crime sur l'imprimeur. Ce dernier, mandé à la barre du tribunal des comédiens, s'excuse de son mieux, disant que c'est le semainier qui lui a dit d'afficher par un Y.—C'est impossible, s'écrie la Clairon, il n'y a point de comédien (de nos jours elle eût dit d'artiste) parmi nous qui ne sache orthographer.—Pardon, pardon, Mademoiselle, reprend l'imprimeur, il faudrait dire, pour bien faire, orthographier.
Après quelques représentations, Guillaume Tell, qui avait été fort apprécié par les Suisses alors à Paris, n'eut plus le privilège d'attirer grand monde au théâtre; seuls, les enfants des montagnes de l'Helvétie restèrent fidèles à leur héros. La belle et spirituelle Arnoult étant venue au théâtre, dit en plongeant ses regards dans la salle: «Décidément, point d'argent point de Suisses est un faux proverbe: ici, il y a plus de Suisses que d'argent. Voyez plutôt?»
Jusqu'au moment où parut M. de Belloy, les auteurs tragiques s'étaient cru obligés de ne choisir leurs sujets dramatiques que dans les histoires ancienne, grecque ou romaine, bien peu avaient tenté de puiser dans l'histoire de France, si fertile cependant en héroïques actions. Ni Corneille, ni Racine, ni Crébillon, ni Voltaire n'avaient pensé à consacrer leurs veilles à la gloire de la patrie. M. de Belloy, après s'être essayé à la scène par les deux pièces de Titus et de Zelmire, ne voulut plus puiser ailleurs que dans les glorieuses annales de la France. M. de Belloy mérite donc le beau titre de poëte national.
Son premier pas dans la carrière dramatique ne fut pas heureux. Son Titus, joué en 1759, n'eut qu'une représentation, ce qui fit mettre dans une parodie ce vers fort spirituel:
Titus perdit un jour; un jour perdit Titus.
Après Zelmire, représentée en 1762, et qui fut un peu mieux accueillie que l'infortuné Titus, de Belloy composa son Siége de Calais, qu'il donna en 1765. Cette belle tragédie est un des événements remarquables qui font époque dans l'histoire de l'ancien théâtre. Le roi Louis XV donna ordre de la faire représenter gratis, afin que le peuple de Paris pût y venir puiser des idées grandes, généreuses et patriotiques.
Puisque nous venons d'avoir l'occasion de parler des représentations gratis, on nous permettra de donner ici un historique rapide de ce genre de plaisir si apprécié par le public parisien.
Les représentations théâtrales gratis pour le peuple de Paris datent de la fin du dix-septième siècle. L'initiative première en est due aux administrations des théâtres. Plus tard, la ville de Paris, puis les divers gouvernements, profitèrent de l'idée et accordèrent des gratifications pour subvenir aux frais occasionnés par ces représentations.
Ce fut en 1682, lors de la naissance du duc de Bourgogne, que le peuple de Paris fut appelé, pour la première fois, à jouir de ce privilége. A cette époque, la capitale et la France entière étaient dans la joie: un héritier présomptif du trône venait de naître.
Le célèbre Lully, directeur de l'Opéra, et qui devait toute sa fortune au grand roi Louis XIV, ne resta pas en arrière dans cette circonstance. Il voulut que l'opéra de Persée, dont les paroles étaient de Quinault et la musique de lui, fût choisi pour la représentation tout exceptionnelle qu'il allait donner au public.
Ce tragi-opéra était alors fort en vogue dans le monde de la cour et des grands seigneurs. Il avait été représenté devant le roi. Le Dauphin et Leurs Altesses Royales avaient honoré la première représentation de leur présence. Enfin, chose qui était dans les mœurs de cette époque et qui semblerait bien singulière aujourd'hui, un jeune prince avait dansé seul sur le théâtre une très-belle entrée de ballet (comme on disait alors). Il y avait montré une grâce merveilleuse. Il avait paru sur la scène masqué, selon la coutume, et magnifiquement vêtu, tenant l'emploi d'un des principaux maîtres.
Cet opéra de Persée agitait, depuis son apparition sur le théâtre lyrique, tous les beaux-esprits du temps. La question qu'il avait soulevée était grave. On commentait les sentiments de Phinée, les uns approuvant, les autres blâmant ces vers de la pièce:
L'amour meurt dans mon cœur; la rage lui succède;
J'aime mieux voir un monstre affreux
Dévorer l'ingrate Andromède,
Que la voir dans les bras de mon rival heureux.
Les Mercures de l'époque étaient remplis de questions, de réponses, de discussions en vers, en prose, et même en galimatias, comme eût dit Boileau. Un poëte bel-esprit fit imprimer le jugement suivant:
Voilà ce que Phinée a dit dans sa colère,
Et ce que tout autre aurait dit.
Qu'on ne s'y trompe pas, un amant qu'on trahit
Est en droit de tout dire, est en droit de tout faire;
Et sans crainte d'en user mal,
Peut voir avec plaisir périr une infidelle;
Ce n'est pas que cela se doive à cause d'elle,
Mais seulement pour faire enrager son rival!
La représentation gratis donnée à l'occasion de la naissance du Dauphin, fut accueillie avec transport par les Parisiens. Ils ne s'évertuèrent nullement à commenter les paroles de Phinée, et ne s'inquiétèrent pas de décider s'il avait tort de vouloir faire manger son amante infidèle par le monstre pour jouer pièce au rival, mais ils admirèrent avec beaucoup de tact et d'intelligence les endroits les plus remarquables de la délicieuse musique de Lully, et ils furent vivement impressionnés des décors magnifiques, des machines merveilleuses mises en jeu dans la pièce. Du reste, Lully avait fait les choses en grand seigneur. Un arc de triomphe avait été, par ses ordres et aux frais de l'Opéra, élevé à l'entrée de la salle.
Lorsque la représentation fut terminée, cet arc de triomphe parut en feu avec un soleil au-dessus et la fameuse devise du roi. Le soleil était composé, dit la chronique du temps, de plus de mille lumières vives sans être couvertes. On tira ensuite plus de soixante fusées les unes après les autres, et l'on fit couler jusqu'à minuit une fontaine de vin. Que diraient Lully et les Parisiens de 1682, s'ils revenaient tout à coup dans la bonne ville de Napoléon III, un 15 août?...
L'usage des représentations gratuites fut adopté à partir de cette époque, mais les théâtres n'eurent plus à en supporter les frais; le gouvernement ou la ville de Paris leur accordèrent des subventions pour les indemniser.
En 1744, un événement qui fut considéré comme un grand bonheur public, la convalescence du roi, porta les acteurs du Théâtre-Italien à donner deux magnifiques représentations gratuites, à quelques jours d'intervalle. La première, qui eut lieu après le Te Deum chanté en actions de grâces, se composa de l'Illumination, de la Noce de village et des Fêtes sincères, trois petites pièces en un acte, avec divertissement, composées pour la circonstance par Panard. L'une de ces pièces, les Fêtes sincères, fut, plus tard, représentée devant la Cour. C'est dans cette comédie, dédiée à la reine, que, pour la première fois, Louis XV reçut le nom de Bien-Aimé.
Ce fut donc Panard qui donna à ce prince un surnom que la France entière adopta alors avec enthousiasme.
Quelques jours après la représentation dont nous venons de parler, le Théâtre-Italien en donna une autre gratuite, composée des Paysans de qualité, du Fleuve d'oubli et d'Arlequin toujours Arlequin.
Ces trois jolies pièces furent accueillies avec transport par le public, auquel on ménageait encore une autre surprise. Les comédiens avaient fait illuminer la façade du théâtre et placer sur le balcon plusieurs pièces d'un fort bon vin qu'on ne cessa de faire couler toute la nuit, en réjouissance de l'heureux rétablissement du monarque. Sur le même balcon, après la représentation, et pendant toute la soirée, l'excellent orchestre de la Comédie-Italienne fit danser le peuple de Paris; mais ce qui excita surtout l'admiration générale, ce fut une décoration pompeuse qui embrassait toute la façade du théâtre, ou si l'on veut de l'hôtel de messieurs les Comédiens du Roi, comme on disait alors. Cette décoration, qui pourrait paraître bien mesquine aujourd'hui, consistait en une vaste toile à la détrempe représentant le temple d'Isis, de forme circulaire, surmonté par un arc-en-ciel sur le point le plus élevé duquel on voyait la déesse répandant la rosée pour féconder la terre. Des arcades soutenaient une frise au-dessous de laquelle étaient placées trois pyramides lumineuses. Enfin, au milieu du temple tout illuminé, était le portrait de Louis XV sous la figure du soleil, avec ses symboles ordinaires et cette inscription:
Post nubila Phœbus.
Cette décoration, qui avait cinquante-deux pieds de hauteur sur cinquante de largeur, avait été dessinée et peinte par deux Italiens, décorateurs ordinaires du théâtre. Elle excita une vive curiosité et produisit une admiration universelle; jamais encore on n'avait rien vu d'aussi beau dans ce genre.
En 1753, un siècle après le premier spectacle gratis, le Théâtre-Français reçut ordre de la Cour de donner une représentation extraordinaire au peuple de Paris, et voici à quelle occasion. M. de Belloy avait fait pour la scène sa belle et patriotique tragédie du Siége de Calais, cette tragédie, la première dans laquelle l'histoire nationale n'est pas sottement travestie. Cette belle tragédie, disons-nous, produisit une immense sensation, surtout à la Cour, où elle avait été accueillie avec une sorte d'enthousiasme. Le roi et la famille royale l'avaient vue plusieurs fois; l'auteur leur avait été présenté, et le vieux et brave maréchal de Brissac, gouverneur de Paris, s'était écrié après avoir entendu les vers de M. de Belloy: «Cette pièce est le brandevin de l'honneur.»
On racontait même que dans un moment d'enthousiasme, le brave maréchal avait dit à Brizard, l'acteur chargé du principal rôle: «Mon cher Brizard, tu peux être malade quand tu voudras, je jouerai ton rôle.»
Le roi, jugeant qu'une tragédie où étaient exprimés des sentiments d'amour national, ne pouvait qu'être utile pour développer le patriotisme des masses, voulut que cette peinture des vertus de nos ancêtres fût offerte au peuple de sa bonne ville. En conséquence, le Théâtre-Français ouvrit ses portes à deux battants. On remarqua avec joie, mais non sans une certaine surprise, que le populaire applaudissait précisément les passages, les vers qui avaient été également applaudis par la Cour et qui avaient enlevé les suffrages des connaisseurs. Preuve certaine qu'en France les sentiments nobles, les paroles élevées, les beaux vers ont un écho dans le cœur du citoyen, à quelque classe qu'il appartienne. Cette remarque, on l'a faite bien souvent depuis, et l'on assure que nos grands artistes lyriques, tragiques ou comiques préfèrent une salle composée d'hommes et de femmes du peuple, qui ne restent jamais froids devant leurs efforts, à ce public d'élite des premières représentations qui applaudit ou murmure sourdement du bout des lèvres ou du bout de la canne, systématiquement et en résistant à tout entraînement.
A cette représentation du Siége de Calais, les spectateurs demandèrent à grands cris: Monsieur l'auteur! De Belloy parut, et aussitôt sa présence fut accueillie par un immense cri de: Vive le roi et monsieur de Belloy!
Il serait impossible de rapporter tous les bons mots, vrais cris du cœur, échappés à ce peuple si vivement ému; mais nous citerons celui d'un des titis du dix-huitième siècle, disant tout haut, en montrant l'acteur qui jouait le rôle d'Eustache de Saint-Pierre: «Ce brave bourgeois de Calais, il avait l'âme d'un bourgeois de Paris.»
La noble idée, exprimée si simplement et avec tant de franchise par l'enfant du peuple de Paris, fut relevée à Calais. Les habitants de cette ville en furent frappés, et ils décidèrent que M. de Belloy serait leur concitoyen. Celui qui a peint si noblement l'âme d'Eustache était digne d'être admis au nombre de ses successeurs. Tous pensèrent que la plus belle récompense qui pût être offerte à un homme auquel la ville de Calais était redevable de ce souvenir de gloire nationale, c'était d'être associé à cette gloire par l'adoption même de la cité. En conséquence, des lettres de citoyen de Calais furent envoyées à l'auteur de la tragédie, dans une boîte en or sur laquelle on grava les armes de la ville, entourées, d'un côté, par une branche de laurier; d'un autre, par une branche de chêne avec cette inscription: Lauream tulit, civicam recipit.»
En outre, la ville de Calais fit exécuter le portrait en pied de M. de Belloy, et ce portrait fut placé dans l'hôtel de ville parmi ceux des bienfaiteurs de cette généreuse et noble cité.
La première République ordonna quatre représentations gratuites par an pour le peuple, et on lit dans le Moniteur de 1794 une décision qui met une somme de cent mille francs à la disposition du ministre de l'intérieur, pour être répartie entre les vingt théâtres de Paris, selon leur importance, en compensation des quatre représentations que chacun de ces théâtres devait donner gratis. Depuis lors, c'est le jour de la fête du chef de l'État qui a été adopté pour ces spectacles gratuits, auxquels le populaire se porte avec un avide empressement.
Le Siége de Calais produisit l'émotion la plus profonde, la plus générale et la plus utile, non-seulement à Paris mais dans la province, où il fut joué, applaudi, redemandé. Presque partout on donna des représentations gratuites au peuple et aux soldats des garnisons. Les colonels en firent distribuer des exemplaires dans les casernes et quartiers de leurs troupes. A Arras, dans le régiment de la Couronne, on avait fait mettre en tête de la tragédie imprimée: Pour inspirer aux nouveaux soldats les sentiments des anciens. L'auteur de cette belle et noble pièce reçut des lettres de la France et des pays étrangers. Un caporal du régiment de Hainaut lui écrivit au nom des hommes de sa compagnie. Le Siége de Calais pénétra dans nos colonies grâce au comte d'Estaing, gouverneur des possessions françaises. Il fit imprimer à ses frais et distribuer gratis le petit volume. Le corps des officiers envoya à M. de Belloy un des exemplaires avec cette inscription en tête: Première tragédie imprimée dans l'Amérique française.
Il ne manquait plus à cette tragédie que le suffrage des Anglais: et elle l'obtint, car ils estiment notre nation. La pièce fut imprimée à Londres en français, et depuis elle fut traduite deux fois en anglais. La Gazette de Londres en fit le plus grand éloge.
Cette pièce fut la cause innocente d'une affligeante singularité, de la retraite de mademoiselle Clairon et des torts qu'elle eut envers le public. A la reprise que l'on devait donner du Siége de Calais, le 15 avril de l'année 1765, pour la rentrée après la quinzaine de Pâques, les comédiens affichèrent cette tragédie; mais il s'éleva entre Dubois, l'un d'eux, et ses camarades, une discussion qui empêcha le spectacle d'avoir lieu. Voici à quel propos. Dubois avait un procès avec son médecin, qui réclamait des honoraires que ce comédien prétendait avoir payés. Dubois demandait en justice qu'il fût admis au serment. Le médecin avait répondu en faisant imprimer un Mémoire dans lequel il prétendait qu'un comédien ne pouvait être admis à faire serment, vu sa profession. Les camarades de Dubois, piqués de ce que celui-ci avait donné lieu à ce Mémoire insultant, et voulant terminer cette affaire désagréable, demandèrent et obtinrent le renvoi de leur camarade Dubois. Comme il avait un rôle dans la tragédie du Siége de Calais, ce fut Bellecour qu'on en chargea. Mais mademoiselle Dubois, fille de l'acteur renvoyé, fit de si fortes représentations à MM. les gentilshommes de la Chambre, qu'elle obtint un sursis et un nouvel ordre portant que Dubois jouerait son rôle jusqu'à ce que le roi ait prononcé dans cette affaire. L'ordre fut signifié aux comédiens quelques heures seulement avant la représentation, et ils n'eurent ni le temps ni le pouvoir de le faire révoquer. Cependant l'heure du spectacle arrive, Le Kain, Molé et Brizard font défaut. Mademoiselle Clairon arrive, demande si ses camarades sont au théâtre; on lui répond qu'on ne les a point vus. Elle les attend, ils ne paraissent pas; alors elle s'en va chez elle. Tous les autres acteurs, qui n'avaient point de rôle dans le Siége de Calais, étaient restés au foyer, fort embarrassés de la manière dont ils annonceraient au public que la représentation ne pouvait avoir lieu, d'autant plus qu'ils savaient que mademoiselle Dubois avait des gens dans le parterre disposés à mal accueillir tous les comédiens français. Enfin, un d'entre eux se décide, il s'avance bravement au bord du théâtre, et dit d'une voix tremblante: «Messieurs, nous sommes au désespoir...» Il est interrompu. Une voix du parterre lui crie: «Point de désespoir, le Siége de Calais!» Toute la salle répète en chœur: «Calais, Calais!» L'orateur veut reprendre sa petite harangue, vingt fois il la commence, vingt fois les mêmes cris redoublent avec plus de fureur, accompagnés de sifflets. Il vient pourtant à bout de faire entendre qu'il leur est impossible de donner le Siège de Calais, qu'ils vont donner une représentation du Joueur, ou bien que l'on va rendre l'argent, puis il se retire.
Loin de s'apaiser, le tumulte augmente; l'orchestre, l'amphithéâtre, les loges même se joignent au parterre, pour demander à grands cris: Calais, Calais, Calais! Un quart d'heure après, et au milieu de ce bruit infernal, qui continue toujours, Préville paraît, et se jette, en robe de chambre, dans un fauteuil, pour commencer la première scène du Joueur. Ce comédien, l'idole du public, qui n'a jamais paru que pour en recevoir des applaudissements, en est mal accueilli. On crie; les injures pleuvent sur mademoiselle Clairon. Mille invectives grossières sont lancées contre elle, qui ne les méritait pas plus que ses autres camarades. Cet effroyable bacchanal, qui dura plus d'une heure, fût devenu, sans doute, une scène sanglante, sans la prudence du maréchal de Biron, qui préféra laisser la colère du public s'user elle-même et s'exhaler en injures contre le manque de respect des comédiens, sans faire intervenir la troupe. Enfin on rendit l'argent. On avait renvoyé les voitures. La moitié des spectateurs fut obligée de les attendre; il y avait encore du monde à la comédie à dix heures du soir. Le lendemain, le ressentiment du public n'était pas calmé, le théâtre n'ouvrit point. Mademoiselle Clairon fut conduite au Fort-l'Évêque; Brizard, Molé et Lekain y furent mis deux jours après, on les y détint pendant vingt-quatre jours. Au bout de cinq jours, mademoiselle Clairon, qui se dit malade, sortit de prison et demeura chez elle aux arrêts pendant le reste du temps. Le mercredi suivant, à l'ouverture du théâtre, Bellecour demanda pardon au public dans un discours rempli d'expressions les plus respectueuses.
Le Siége de Calais, qu'un événement si bizarre avait fait interrompre à la vingtième représentation, ne fut remis au théâtre qu'au bout de quatre ans. Mais il reparut avec un tel éclat, que le public demanda encore l'auteur, chose sans exemple à une reprise. Après la dixième représentation, nouvelle interruption, nouvel intervalle de quatre années. Enfin, en 1773, la Cour ayant désiré revoir la pièce, on en donna de suite dix représentations à Paris.
Le Dauphin et la Dauphine, sur qui le Siége de Calais avait produit la plus vive impression à Versailles, le demandèrent pour le premier jour où ils devaient honorer la Comédie-Française de leur présence. On ne peut peindre la sensation que cette tragédie excita. Tous les cœurs s'élevaient en ce moment vers le prince qui devait être l'infortuné Louis XVI. On lui prodiguait les expressions énergiques d'amour, de zèle et de fidélité que l'auteur a mises dans la bouche des héros de Calais; et l'auguste prince y répondait en applaudissant tout ce qui pouvait faire allusion à ses sentiments envers le peuple, qui, vingt ans plus tard, faisait rouler sa tête sur l'échafaud!...
Le Français, dans son prince, aime à trouver un frère,
Qui, né fils de l'État, en devienne le père.
furent accueillis avec enthousiasme.
De son côté, le Dauphin applaudit ceux-ci:
Rendre heureux qui nous aime est un si doux devoir!
Pour te faire adorer tu n'as qu'à le vouloir.
Jamais tragédie, dans aucun pays, n'avait offert un spectacle aussi noble et aussi touchant. On remarqua que le Dauphin et madame la Dauphine saisirent tous les traits qui développent la bienfaisance et leur attachement pour le roi et la nation. L'auteur eut l'honneur de leur être présenté après la représentation, et il reçut des deux princes, des éloges et des témoignages de leur satisfaction, récompense flatteuse et que méritait son œuvre patriotique.
FIN DU PREMIER VOLUME.