Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier: Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, Vaudeville, Théâtres forains, etc...
VI
RICHELIEU ET SES COLLABORATEURS.
DE 1636 A 1652.
Richelieu, poëte dramatique.—La Comédie des Thuileries (1635).—Colletet et de Saint-Sorlin.—Caractère de ce dernier.—Ses vers sur la violette.—Sa comédie d'Aspasie (1636).—La comédie des Visionnaires (1637).—Anecdote.—Roxane.—Voiture.—Son épître à M. de Boutillier.—Anecdote relative à l'abbé d'Aubignac.—Mirame, tragi-comédie (1639).—Efforts de Richelieu pour faire réussir cette pièce.—Peu de succès de Mirame à la première représentation.—Anecdote.—Deuxième représentation.—Joie enfantine du cardinal de Richelieu.—Anecdote relative à Bois-Robert.—Europe, tragi-comédie (1643).—Tribulations de Desmarets à l'occasion d'Europe.—Richelieu sollicite la critique de l'Académie.—Sa colère.—Le public préfère le Cid à Europe.—Richelieu retire la pièce.—Le nombre des auteurs dramatiques tend à s'accroître au dix-septième siècle.—Les auteurs, les spectateurs de cette époque et ceux de l'époque actuelle.—Critique.—Les réclames.—Les premières représentations.—Les journaux.—Jodelet.—Première pièce faite en vue d'un acteur.—Auteurs contemporains de Corneille.—Bois-Robert.—Ses pièces des Apparences trompeuses, de l'Amant ridicule et des Orontes, en 1652 et 1655.—Anecdote.—La cathédrale de Bois-Robert.—Ce qui donna lieu à la pièce des Orontes.—L'abbé Boyer, célèbre par ses revers au théâtre.—Épigramme sur une de ses pièces.—Clotilde.—Agamemnon.—Anecdote.—Sonnet sur cette pièce.
L'humanité est ainsi faite que bien rarement ici-bas on se contente du lot que la nature nous a dévolu en partage. Le grand homme de guerre veut passer pour grand politique, le politique veut paraître poëte, l'historien a des prétentions à être habile stratégiste. Et chacun est plus flatté des éloges non mérités qu'on lui donnera sur la vertu qu'il veut avoir et qu'il n'a pas, que de ceux qu'il méritera par les qualités qu'il possède réellement. C'est ainsi que le cardinal de Richelieu, l'habile et illustre ministre qui a tant fait pour l'unité et la grandeur de la France, se souciait assez peu qu'on vantât ses talents administratifs, sa haute capacité d'homme d'État, le génie avec lequel il gouvernait le royaume; mais il ne pardonnait pas la plus légère critique des tragédies médiocres dont il avait ou donné le sujet ou barbouillé quelques scènes. Richelieu, le grand Richelieu, voulait être avant tout un grand poëte, il ne jalousait pas le ministre qui lui tenait tête dans les conseils de l'Europe, mais il ne pouvait souffrir qu'on lui vantât les œuvres dramatiques de Corneille. Piqué de la muse tragique, il cherchait à se faire une réputation littéraire, il s'entourait de beaux esprits, il suivait le théâtre, il composait lui-même des pièces qu'il trouvait admirables et qu'il ne pouvait réussir à faire admirer. Les travers des grands sont quelquefois bons à quelque chose. Celui du ministre de Louis XIII aboutit, entres autres mesures heureuses pour la France et pour les lettres, à la création de l'Académie.
En 1635, Richelieu, aidé des cinq auteurs qu'il faisait travailler à ses productions dramatiques, mit au monde une comédie en cinq actes intitulée: Les Thuileries. Cette pièce fut représentée dans le Palais-Cardinal avec une sollicitude toute paternelle. L'Éminence en avait arrangé lui-même toutes les scènes. Corneille, un des auteurs, plus docile à la muse poétique qu'aux volontés du ministre, avait cru devoir faire quelques changements au troisième acte qui lui avait été confié. Cela déplut à Richelieu qui lui dit:—Il faut avoir un esprit de suite. Or, par esprit de suite, Son Éminence entendait une soumission aveugle aux volontés du supérieur; ce que nous appellerions de nos jours, en termes militaires, une obéissance passive.
Chapelain avait fait le prologue, et quand tout fut prêt, le cardinal-ministre pria le poëte de lui prêter son nom, ajoutant qu'en retour, il lui prêterait sa bourse en quelque autre occasion.
En outre les cinq auteurs furent nommés avec éloge dans le prologue, ils eurent un banc spécial dans une des meilleures places de la salle, et leurs pièces étaient toujours représentées devant le roi et devant toute la cour. Ces avantages ne manquaient pas d'avoir pour eux quelque agrément.
Colletet, un des cinq de la comédie de Son Éminence, ayant porté à Richelieu le monologue dans lequel se trouve une description de la pièce d'eau des Thuileries, le ministre admira beaucoup ces trois vers:
La cane s'humecter de la bourbe de l'eau;
D'une voix enrouée et d'un battement d'aile,
Animer le canard qui languit auprès d'elle.
Richelieu courut à son secrétaire, prit cinquante pistoles, les mit dans la main de Colletet en lui disant que c'était seulement pour ces vers qu'il trouvait très-bien; mais que le roi n'était pas assez riche pour payer tout le reste.
Colletet, ravi, remercia par ces deux vers:
Armand, qui pour six vers m'a donné six cents livres,
Que ne puis-je, à ce prix, te vendre tous mes livres!
Ce Colletet, qui n'était certes pas un grand génie, quoiqu'il fût un des quarante immortels, tenait quelquefois tête à Richelieu dans des discussions littéraires. Un jour, un flatteur disait au ministre, que rien ne pouvait lui résister.—Vous vous trompez, reprit le cardinal, je trouve dans Paris même des personnes qui me résistent. Colletet, qui a combattu hier avec moi sur un mot, ne se rend pas encore. Voilà une grande lettre qu'il vient de m'écrire à ce sujet.
La seule production de Colletet est la tragédie-comédie de Cymiade, jouée en 1642, écrite en prose par l'abbé d'Aubignac et mise en vers par lui. On voit que son bagage littéraire n'a pu le charger beaucoup pour aller à l'immortalité.
Parmi les écrivains d'un mérite relatif qu'il avait à sa dévotion, se trouvait Jean Desmarets de Saint-Sorlin, né en 1595, qui dut à son crédit auprès de lui, d'être contrôleur-général de l'extraordinaire des guerres, secrétaire-général de la marine du Levant, et l'un des premiers des quarante immortels.
Desmarets avait réellement beaucoup d'esprit et d'imagination, mais une imagination déréglée qui n'enfantait habituellement que des chimères. Il donna plusieurs pièces au théâtre, et comme l'une de ses premières comédies porte ce titre: les Visionnaires, on dit de lui qu'il était le plus bel esprit de tous les visionnaires, et le plus visionnaire des beaux esprits. Il n'avait nullement de penchant pour le métier de poëte, et s'il enfourcha Pégase, ce ne fut que pressé, que contraint, en quelque sorte, par le cardinal, qui lui fournissait lui-même ses sujets de compositions dramatiques, qui y travaillait avec lui et le comblait de caresses et de faveurs. C'est Saint-Sorlin qui fit les jolis vers sur la violette de la Guirlande de Julie:
Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour,
Franche d'ambition, je me cache sous l'herbe;
Mais si, sur voire front, je puis me voir un jour,
La plus humble des fleurs sera la plus superbe.
Aspasie, comédie en cinq actes et en vers (1636), fut le coup d'essai de Saint-Sorlin, et on peut dire qu'il en fut l'auteur bien malgré lui; voici comment: Richelieu lui ayant reconnu beaucoup d'intelligence, de facilité et d'esprit naturel, le pressa de composer quelque pièce pour le théâtre. Desmarets résista longtemps, mais il n'osa refuser au cardinal de chercher au moins un sujet convenable pour la scène. Il composa le scenario d'Aspasie.
Richelieu trouva ce scenario fort à son goût, lui donna de grands éloges et finit par dire que celui qui l'avait imaginé était seul capable de le traiter avec succès. Toutes les objections du pauvre auteur, tous ses faux-fuyants furent inutiles, il dut se résigner à devenir poëte de par Son Éminence. Il s'exécuta donc de la meilleure grâce possible, et sa pièce, représentée devant le duc de Parme, fut beaucoup applaudie par ordre du ministre qui veilla à son succès.
Richelieu ne tint pas Desmarets quitte pour si peu, il lui demanda un ouvrage du même genre tous les ans. Le malheureux poëte sans le vouloir, pris au piége, prétexta le travail incessant que lui donnait un grand poëme héroïque, Clovis, auquel il consacrait tous ses moments, et qui devait faire la gloire du règne de Sa Majesté Louis XIII. Cette occupation, disait-il, ne lui permettait pas de sacrifier à la poésie dramatique.
Le cardinal ne prit pas le change, déclara qu'il n'avait pas assez de temps à vivre pour voir la fin de Clovis, que le tracas des affaires exigeait qu'il prît des distractions, que les représentations théâtrales de bonnes pièces en vers étaient ses plus douces distractions, que Desmarets étant né poëte et homme d'esprit, Desmarets lui devait son talent et ses veilles. L'argument était sans réplique, et lorsque le ministre tout-puissant du dix-septième siècle parlait ainsi, tout refus devenait impossible. Desmarets devint donc le collaborateur forcé de Son Éminence.
Tous deux se mirent à l'œuvre, et en 1637 il vint au monde une comédie en cinq actes, de leur façon, les Visionnaires, que Molière et Boileau ont, par la suite, appelée un détachement des petites maisons, mais qui eut, dans le principe, un très-grand succès. Il est vrai de dire que la protection hautement déclarée du cardinal, alors plus souverain que le roi de France, fut pour beaucoup dans les éloges du public et dans les applaudissements du parterre. En littérature comme en politique, la puissance du jour, tant qu'elle a le dessus, peut à peu près tout ce qu'elle veut, puis vient la réaction, puis vient le jugement de la postérité. On comprend que Richelieu tenait à faire réussir cette comédie, puisqu'il en était en grande partie l'auteur. C'est lui qui en avait tracé les caractères et donné le sujet. Ce sujet était une allusion à l'époque. Ainsi, par une des visionnaires, celle qui aime Alexandre, le cardinal avait voulu désigner madame de Sablé, auprès de qui lui-même avait échoué, et pour se venger de laquelle il voulait donner à la belle insensible le ridicule de n'aimer que le héros de Macédoine. La coquette était madame de Chavigny; la visionnaire qui ne se plaît qu'au théâtre, était madame de Rambouillet. La quatrième, celle qui se croit adorée de tous les hommes, est une autre grande dame de la cour. Ce dernier rôle fut fort utile à Molière pour créer le caractère de Bélise des Femmes savantes. La comédie des Visionnaires avait donc au moins le mérite de l'actualité. Plus tard, on se permit de nombreuses critiques sur cette pièce, Desmarets finit par en être choqué et mit en tête de sa préface ces quatre vers:
Ce n'est pas pour toi que j'écris,
Indocte et stupide vulgaire;
J'écris pour les nobles esprits,
Je serais marri de te plaire.
Une fois qu'il fut admis dans le public que Richelieu travaillait avec Saint-Sorlin, ce dernier ne put donner la moindre pièce sans qu'on ne l'attribuât en grande partie au cardinal. Ainsi Roxane, tragédie qui parut en 1640, fut, dit-on, écrite par son Éminence. A ce compte-là, le grand ministre eût passé son temps à rimer tant bien que mal. Quoi qu'il en soit, Voiture, dans le doute où il était sur la paternité de Roxane, aima mieux l'admirer que la critiquer. Il en fit un éloge pompeux, ridicule même, dans son épître latine à M. de Boutillier de Chavigny, et il dut se féliciter de sa prudence, lorsqu'il vit les portes de l'Académie française refusées à l'abbé d'Aubignac qui avait commis le crime de trouver cet ouvrage médiocre. Ce d'Aubignac (Hedelin) était un singulier personnage; chargé par Richelieu de l'éducation du duc de Fronsac, et récompensé de ses soins par deux abbayes; il avait du talent et de l'esprit. Tour à tour grammairien, humaniste, poëte, antiquaire, prédicateur et romancier, il possédait le caractère le plus hautain, le plus difficile, et trouvait le moyen de se brouiller avec tout le monde. Ayant commis un insipide roman, Mascarisse, dont Richelet ne fit pas à son gré un assez grand éloge, il ne voulut plus voir son ami. Richelet lui écrivit:
Hedelin, c'est à tort que tu te plains de moi,
N'ai-je pas loué ton ouvrage?
Pouvais-je plus faire pour toi
Que de rendre un faux témoignage?
Mais revenons au collaborateur du grand cardinal. En 1639 et en 1643, il prêta son nom à deux tragi-comédies, Mirame et Europe, qui firent alors bien du bruit dans le monde des lettres et sur la scène française. Pour ces deux ouvrages, Richelieu se remua si bel et si bien, montra un tel amour, fit de telles dépenses, qu'il est difficile de ne pas admettre qu'il en est réellement l'auteur. Du reste, Mirame et Europe sont des pièces aussi mauvaises l'une que l'autre.
Mirame lui coûta cent mille écus; car il voulut, pour la faire jouer, une salle de spectacle qu'il fit construire à grands frais dans le Palais-Cardinal. Lors de la première représentation, il vint au théâtre, et voyant que la pièce n'avait aucun succès, il partit au désespoir et s'en fut cacher son dépit à Rueil, en faisant dire à Saint-Sorlin de venir le trouver. Saint-Sorlin, assez peu désireux d'affronter seul l'humeur du ministre, pria un de ses amis, homme de ressource, de l'accompagner. Du plus loin que le cardinal les aperçut, il leur cria:—«Eh bien! les Français n'auront jamais de goût; ils n'ont point été charmés de Mirame.» Desmarets baissait l'oreille, son ami se hâta de prendre la parole: «Monseigneur, dit-il, ce n'est pas la faute de l'ouvrage ni du public, mais bien celle des comédiens. Votre Éminence a dû s'apercevoir qu'ils ne savaient pas leurs rôles et même qu'ils étaient ivres?—C'est vrai, reprit le cardinal, ils ont tous joué d'une façon pitoyable.» Cette pensée consola Richelieu qui devint d'une humeur charmante et les retint à souper pour parler encore de Mirame. Dès que les deux amis furent libres, ils coururent à la comédie prévenir les acteurs de ce qui venait de se passer à Rueil, puis ils se mirent en quête de spectateurs de bonne volonté et disposés à faire accueil à Mirame. A la seconde représentation, la pièce fut applaudie à outrance, Richelieu était au comble du bonheur. Il applaudissait lui-même, trépignait des pieds et des mains, se levait dans sa loge, mettait la moitié du corps en dehors, imposait silence pour faire mieux goûter les endroits qu'il jugeait sublimes, enfin il témoignait la joie d'un enfant! Hélas! le grand homme d'État ne put, malgré tous ses efforts, que sauver Mirame d'un éternel oubli, eu rendant cette tragi-comédie et celle d'Europe, célèbres, non par les beaux vers qu'elles renferment, mais par le souvenir qui se rattache à leur mise en scène. A l'une des représentations de Mirame, Richelieu avait défendu de laisser entrer d'autres personnes que celles qu'il désignerait. L'abbé de Bois-Robert, qui jouissait d'un grand crédit près de Son Éminence, à cause de son esprit toujours porté à la gaieté, introduisit dans la salle deux beautés d'une réputation passablement équivoque. La duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu, le sut et le fit exiler. L'Académie, dont Bois-Robert était membre, députa près du ministre pour demander son rappel, cette grâce fut refusée. Le médecin du cardinal, Citois, fut plus heureux. Un jour que son illustre malade était dans un de ses accès taciturnes, il lui fit cette singulière ordonnance: Recipe Bois-Robert.
Le pauvre Desmarets n'avait pas eu tout à fait tort, lorsque, sous prétexte d'un Clovis infinissable, il refusait l'honneur de la collaboration du grand ministre. Après les tribulations de Mirame, vinrent celles d'Europe, autre tragi-comédie tout aussi ennuyeuse que la première et jouée quatre ans plus tard.
Lorsque cette pièce fut terminée, Richelieu, la trouvant sublime, l'envoya, par Bois-Robert, à Messieurs de l'Académie française, en les priant de donner leur avis avec la plus scrupuleuse impartialité et la plus entière bonne foi. Messieurs de l'Académie obéirent ponctuellement et maladroitement. Le jugement fut des plus sévères, si sévère même, que quelques vers échappèrent seuls à la critique. Bois-Robert rapporta le manuscrit; l'infortuné cardinal-auteur, piqué au vif, déchira et jeta de dépit sa pièce dans la cheminée. Heureusement, ou malheureusement pour Europe, on était au printemps, il n'y avait pas de feu. Son Éminence s'étant couchée là-dessus, est mordue, au beau milieu de la nuit, d'un irrésistible sentiment de tendresse paternelle pour son œuvre. Elle se lève, ordonne d'appeler son secrétaire Chevest, et l'envoie dans la lingerie demander aux femmes de l'empois. Bientôt les voilà, l'un et l'autre, collant de leur mieux chacune des pages du manuscrit sacrifié dans un moment d'humeur. Le lendemain, Europe était retapée, recopiée à peu près telle qu'elle avait été faite, sauf quelques légères corrections, et renvoyée à l'Académie par Bois-Robert, chargé d'observer aux Immortels que l'on avait profité de leurs lumières. Cette fois, Messieurs de l'Académie comprirent; ils n'eurent garde de toucher à Europe, qui sortit vierge de leurs mains, et de plus, approuvée, louée, acclamée comme la plus belle fille qui ait jamais paru au théâtre. Hélas! le chef-d'œuvre, mis à la scène, eut le succès le plus négatif! Le public, beaucoup moins dans les secrets du cardinal que Messieurs de l'Académie, à l'inverse du savant aréopage, condamna Europe et applaudit le Cid.
Europe, tragi-comédie entièrement politique, était, en effet, peu propre au théâtre. C'était un amalgame de scènes dans lesquelles les grandes puissances exposaient, de la façon la plus fastidieuse, leurs intérêts. Par suite d'une autre circonstance fâcheuse, cette pièce fut donnée à l'Hôtel de Bourgogne en même temps que le Cid. Lorsque la représentation de la pièce du cardinal fut terminée, un acteur s'avança pour en faire un pompeux éloge et pour annoncer qu'elle serait jouée le surlendemain. Ce n'était pas l'affaire des spectateurs. Des huées, des murmures s'élevèrent de toutes les parties de la salle, et tout le monde sembla s'entendre pour demander à la place la tragédie de Corneille.
Richelieu, choqué au dernier point, retira sa pièce et résolut de se venger sur le Cid de la chute de son Europe. De là vint la ligue, à l'Académie, contre l'un des chefs-d'œuvre du grand Corneille, et la fameuse critique qui restera comme un triste exemple de platitude et une preuve de ce que peut, en France, même sur les beaux-arts, un pouvoir despotique.
Au dix-septième siècle, le nombre des auteurs dramatiques s'était considérablement accru et tendait à s'accroître. A cette époque, quelques noms n'avaient pas seuls, comme de nos jours, le monopole du théâtre. Les acteurs des troupes de l'Hôtel de Bourgogne ou du Marais, n'acceptaient pas les yeux fermés une tragédie ou une comédie, parce qu'elle était signée de Monsieur un tel, et n'en refusaient pas de propos délibéré une autre, parce que le nom du poëte ne s'était pas encore fait connaître. Les grands et bons auteurs n'empêchaient nullement leurs jeunes confrères de s'approcher du tabernacle; ils encourageaient leurs efforts et applaudissaient à leurs succès. Un homme qui se sentait la fibre dramatique, pouvait s'essayer à la scène, sans crainte de se voir rejeter par un directeur, plus jaloux de mettre sur ses affiches un nom connu du public que d'offrir à ce public quelque bonne composition dramatique. Et puis, outre le parterre qui existait encore et savait faire respecter les droits qu'à la porte il achète en entrant, il y avait des juges compétents dans la littérature, des juges n'ayant pas d'intérêt à porter de faux témoignages, des juges dont le goût épuré n'était mis en doute par personne et faisait loi. Il y avait enfin des spectateurs de toutes les classes, qui voulaient être intéressés, qui applaudissaient lorsqu'ils croyaient devoir applaudir et désapprouvaient impitoyablement et hautement lorsqu'ils trouvaient le spectacle mauvais[12]. On ne connaissait ni les intrépides chevaliers du lustre, ni les réclames à tant la ligne, ni la mise en scène des premières représentations, les loges données, les stalles offertes pour le succès de la pièce. Le succès était fait par le public, qui pouvait se tromper et se trompait quelquefois, sans doute, mais qui ne se trompait pas avec connaissance de cause. Aujourd'hui, que les temps sont changés pour le théâtre! N'a-t-on pas vu des directeurs commander des pièces à un auteur utile à ménager dans un but quelconque? L'auteur, ou les auteurs (car ces Messieurs se réunissent quelquefois jusqu'à trois ou quatre pour fabriquer un acte), se mettent à l'œuvre. L'acte, ou les actes bons ou mauvais, sont reçus, appris, joués, entonnés (qu'on nous passe l'expression), de gré ou de force au public, qui l'avale comme les boulettes dont on gave le dindon à engraisser. La pièce a dix, vingt, trente représentations, jusqu'à ce que tout Paris soit venu se prendre bêtement à la glu d'une réclame bien stupide, commercialement acceptée par les journaux, et le tour est joué. Il y a bien le critique, chargé de rendre compte des nouvelles représentations, qui pourrait et devrait, dans les feuilles hebdomadaires, charitablement prévenir ses lecteurs; mais les trois quarts n'auraient garde, et le voulussent-ils, ils ne le pourraient pas, les colonnes du journal leur seraient fermées, s'ils tentaient de critiquer le théâtre qui envoie loges et billets, et s'ils essayaient de louer le théâtre qui les refuse! D'un autre côté, comme au temps où nous vivons, on ne va guère plus d'une fois entendre la même pièce, on ne se donne pas volontiers la peine de l'applaudir ou de la siffler. Si elle est bonne, on approuve tout bas, en disant du bout des lèvres bravo ou en frappant légèrement le parquet du bout de sa canne. Si elle est mauvaise, on se contente de murmurer: Dieu! que c'est bête! puis on sort en levant les épaules, bien décidé à laisser voler les autres comme on a été volé soi-même.
Enfin et pour terminer ce tableau critique, contre lequel nous ne craignons pas qu'on s'inscrive en faux, nous ajouterons qu'au temps des Corneille, des Racine, des Molière, l'acteur était fait pour les pièces et non les pièces pour l'acteur. On ne composait pas une comédie pour que, dans son rôle, mademoiselle A pût écraser tous ses camarades en brillant aux dépens du reste de la troupe; pour que le nez du comédien B, son ton de voix nasillard ou tel autre défaut naturel, mis en évidence, pût amuser le public. A l'exception du poëte Scarron, qui fit pour l'acteur Jodelet plusieurs pièces comiques, jamais encore on n'avait songé à mettre en scène l'individualité d'un acteur. L'auteur composait son œuvre sans se préoccuper de ceux qui devaient l'interpréter. Il est vrai d'ajouter aussi qu'alors Paris possédait deux ou trois scènes sérieuses, et qu'aujourd'hui Paris a deux ou trois douzaines de théâtres qu'on alimente avec toute espèce de produits plus ou moins frelatés.
Mais revenons au dix-septième siècle, au siècle de Richelieu et de Corneille. Quelques auteurs dramatiques contemporains du grand poëte, obtenaient au théâtre, en même temps que lui, de temps à autre, des succès. Parmi eux, nous citerons l'âme damnée du cardinal, l'abbé de Bois-Robert, né en 1592, qui dut à son esprit jovial d'être en grande faveur auprès du ministre de Louis XIII. Richelieu ne pouvait se passer de Bois-Robert, dont il fit un conseiller d'État et un membre de l'Académie. Autant pour complaire au maître que pour sa propre satisfaction, l'abbé composa et fit jouer une vingtaine de pièces de divers genres, assez médiocres en général. Il en est trois cependant: les Apparences trompeuses, l'Amant ridicule et les Trois Orontes, qui lui acquirent une sorte de réputation.
Bois-Robert n'était pas un abbé des plus orthodoxes, ce qui lui attira maintes fois des aventures. Le jour où l'on devait donner la première représentation de sa comédie des Apparences trompeuses (1655), il était aux Minimes de la Place-Royale, à genou, un énorme livre de messe devant lui. Quelqu'un demanda à un ecclésiastique quel était cet abbé de si bonne mine: «C'est l'abbé Mondory, répondit l'ecclésiastique, il doit prêcher cet après-midi à l'Hôtel de Bourgogne, et il prie pour le succès de son sermon.» Après la représentation de sa pièce, qui fut, en effet, bien accueillie par le public, Bois-Robert, s'en revenant à pied, fut rencontré par un de ses amis qui lui demanda ce qu'il avait fait de son carrosse. «Figurez-vous, lui dit l'abbé, qu'on me l'a enlevé pendant que j'étais à la comédie.—Quoi, s'écria plaisamment l'ami, à la porte de votre cathédrale. Ah! ce n'est pas supportable.»—Un jour que le familier de Richelieu passait dans une rue, on l'appela pour confesser un pauvre diable prêt à mourir. Bois-Robert s'approcha de lui:—«Mon ami, lui dit-il, pensez à Dieu et récitez votre Benedicite.»
On prétend que l'une des disgrâces qu'il éprouva fut due à une aventure assez scandaleuse, parvenue aux oreilles de Richelieu. Comme il cherchait à se disculper en affirmant que la personne au sujet de laquelle on l'accusait était affreuse:—«Si elle est laide, reprit Beautru, vous n'en êtes que plus coupable.»
Pour compléter le tableau des vertus évangéliques de Bois-Robert, nous ajouterons qu'il était joueur enragé. Il perdit un jour dix mille écus contre le duc de Roquelaure. Pour payer, il vendit tout ce qu'il possédait, ce dont il eut quatorze mille francs. Quant aux seize mille autres, comme il ne pouvait les faire, son ami Beautru fut trouver le duc, lui remit la somme réalisée et lui promit une ode à sa louange par Bois-Robert, disant: «Quand on saura dans le monde que M. le duc a fait présent de seize mille francs pour une méchante pièce de vers, on s'écriera: Que n'eût-il pas fait pour une bonne?»
Bois-Robert s'empara d'une aventure plaisante pour en faire le sujet d'une de ses comédies, les Trois Orontes, représentés en 1652. Une demoiselle de Gournay avait un désir extrême de connaître Racan. Deux amis de ce poëte s'entendirent et se firent annoncer l'un après l'autre chez elle; mademoiselle de Gournay fut charmante pour le premier faux Racan. Elle déplora avec le second l'impudence du premier; mais lorsqu'on vint lui annoncer un troisième Racan qui, cette fois, était le vrai Racan, elle se mit dans un état de fureur tel que, prenant sa pantoufle, elle le poussa à la porte en l'accablant de coups et sans lui permettre de dire un mot. Plus tard on fit sur le même sujet les Trois Gascons.
L'Amant ridicule, comédie en un acte et en prose de Bois-Robert, resta quelque temps au théâtre. On représenta cette pièce avec le ballet des Plaisirs, de Benserade, dans lequel Louis XIV dansa.
Il est un autre abbé de cette époque, Boyer, dont nous ne devons pas oublier la figure. C'est à lui qu'on eût pu dire: Honneur au courage malheureux. Ce pauvre poëte montra une ténacité, une ardeur pour le théâtre que rien ne put rebuter. A l'inverse de Corneille, de Molière, il courut de défaite en défaite, de chute en chute, et cependant il ne se lassa pas de composer pour celui qu'il eût pu justement appeler son ingrat public. Évidemment ce malheureux était né sous une mauvaise étoile, puisqu'il se rejeta sur le théâtre après avoir échoué comme prédicateur et qu'il ne fut ni plus compris ni plus apprécié sur la scène que du haut de la chaire. Pendant cinquante années, il laboura péniblement le champ pour lui stérile de la poésie dramatique, et, bien que ne manquant pas d'esprit, il fut toujours ridicule par l'enflure de son langage, l'incorrection de ses vers et son manque absolu de goût et de sens commun. Il fut membre de l'Académie en 1666 et mourut en 1698. Jusqu'à quatre-vingts ans, il conserva sa vivacité et son accent gascon. Il se vengeait de l'injustice de ses contemporains par l'amour-propre le plus excessif. Boileau et Racine se sont, on peut dire, acharnés après les ouvrages dramatiques de ce poëte, qu'ils eussent volontiers salué du titre de Roi du galimatias.
A la suite d'une des nombreuses chutes de ses nombreuses pièces, on fit plusieurs épigrammes, l'une suivit la représentation de Clotilde, la voici:
Quand les pièces représentées,
De Boyer sont peu fréquentées,
Chagrin qu'il est d'y voir peu d'assistants,
Voici comment il tourne la chose:
Vendredi, la pluie en est cause,
Et le dimanche, le beau temps.
Comme nous l'avons dit, Boyer travailla pendant cinquante ans pour le théâtre et ne vit jamais réussir aucun de ses ouvrages. Pour éprouver si leur chute ne devait pas être imputée au mauvais vouloir du parterre à son égard, il fit afficher la tragédie d'Agamemnon sous le nom de Pader d'Affezan, jeune homme nouvellement arrivé à Paris. La pièce fut généralement applaudie. Racine même, le plus grand fléau de Boyer, se déclara pour le nouvel auteur. Boyer s'écria du milieu du parterre: «Elle est pourtant de Boyer, malgré M. de Racine.»
Le lendemain, cette même tragédie fut sifflée, et l'on en fit une analyse peu favorable dans un sonnet que voici:
On dit qu'Agamemnon est mort,
Il court un bruit de son naufrage,
Et Clytemnestre tout d'abord
Célèbre un second mariage.
Le roi revient, et n'a pas tort
D'enrager de ce beau ménage;
Il aime une nonne bien fort,
Et prêche à son fils d'être sage.
De bons morceaux par-ci, par-là,
Adoucissent un peu cela;
Bien des gens ont crié merveilles.
J'ai fort crié de mon côté;
Mais comment faire? En vérité,
Les vers m'écorchaient les oreilles.
VII
CONTEMPORAINS DE PIERRE CORNEILLE.
Singulier hommage rendu à Corneille par Mlle Beaupré.—Réflexions.—Contemporains du grand poëte.—Tristan.—Sa tragédie de Marianne (1626).—Anecdote de Mondory et de l'abbé Boyer, chez Richelieu.—Panthée (1637).—Phaéton (1637).—Singulier portrait des Destinées.—Osman (1656).—Le Parasite.—Qualités et défauts de Tristan.—Son épitaphe.—Claveret, ami puis rival de Corneille.—Ses productions dramatiques.—La Calprenède, auteur gascon.—Anecdote.—Ses tragédies de Mithridate (1638), du Comte d'Essex, de la Mort des Enfants de Brute (1647).—Son style.—Benserade.—Anecdotes.—Ses tragédies de Cléopâtre (1636), de Méléagre (1640).—Citation.—Petite vanité de Benserade.—Anecdote.—Vers au bas de son portrait.—Urbain Chevreau, poëte poitevin.—Son instruction.—Singulier anachronisme dans sa tragédie de Lucrèce (1637).—Coriolan (1638).—Citation.—Guérin de Bouscal.—Son esprit.—Ses qualités.—La Mort de Brute, tragédie (1637).—La Mort d'Agis (1642).—Ses comédies sur Don Quichotte et Sancho Pança.—La Mesnardière et La Serre.—Anecdotes sur ces deux auteurs.—Réflexions.—Tragédies en prose de La Serre.—Pandoste.—Thomas Morus et le Sac de Carthage.—Anecdote.—L'auteur du Parnasse Réformé.—Leclerc, de l'Académie Française.—Sa modestie.—Iphigénie (1645).—Épigramme de Racine.—Magnon.—Sa vanité présomptueuse.—Son livre de la Science universelle.—Ses principales productions dramatiques (1645).—Zénobie.—Anecdote.—Gombault, un des fondateurs de la Société savante qui fut la base de l'Académie.—Sa tragédie des Danaïdes (1646).—Gilbert.—Notice sur ce poëte, un des plus féconds de l'époque.—Ses tragédies.—Hippolyte (1646).—Anecdote.—Rodogune (1646).—Gilbert, plagiaire de Corneille.—Sémiramis (1646).—Les Amours de Diane et d'Endymion, tragédie (1659).—Épigramme.—Cresphonte (1659).—Anecdote.—Arie et Petus (1659).—Pastorales de Gilbert.—La tragi-comédie du Courtisan (1668).—Citation.—Qualités et défauts de Gilbert.—Montauban.—Ses deux tragédies.—Sa pastorale des Charmes de Félicie (1651).—Citation.—L'abbé de Pure, rendu célèbre par Boileau.—Mme de Villedieu et Millotet.—Manlius Torquatus (1662).—Nitetis (1663).—Citation.—Millotet et son extravagante tragédie de Sainte-Reine (1660).—Quinault, considéré comme poëte tragique.—Notice sur cet auteur.—La Cour des Comptes.—Voltaire venge Quinault des satires de Boileau.—Nature de son talent.—Ses tragédies.—Les Rivales (1653).—Anecdote.—Origine des droits d'auteur.—Cyrus (1656).—Agrippa (1661).—Astrate (1663).
Mademoiselle Beaupré, une des premières actrices qui parut sur la scène (car pendant longtemps les hommes tinrent l'emploi des femmes au théâtre), rendait, sans s'en douter, un bien grand hommage à Corneille: «Il nous a fait tort, disait-elle; nous avions avant lui des pièces pour trois écus et nous gagnions beaucoup, aujourd'hui les pièces sont fort cher et nous gagnons peu. Il est vrai que les premières étaient misérables et que maintenant elles sont excellentes; mais bah! le public était accoutumé aux mauvaises, il ne s'en trouvait pas plus mal et le talent des comédiens les faisait passer.»
La preuve de la régénération complète de l'ancien théâtre, en France, est dans ce mot de mademoiselle Beaupré. En exhalant cette plainte, l'actrice prononçait un jugement très-vrai.
Corneille, par ses compositions dramatiques, modifia le goût et fixa irrévocablement les règles de l'art. On put encore s'écarter plus ou moins du beau ou approcher plus ou moins du maître; mais au bout de quelques années, il ne fut plus permis à personne de retomber dans les anciens errements, sous peine de chutes éclatantes. Aussi voyons-nous beaucoup des auteurs tragiques contemporains de Corneille que le génie du grand poëte ne dégoûta pas de la scène, faire les plus louables efforts pour marcher sur ses traces. Nul ne put atteindre à sa hauteur; mais quelques-uns récoltèrent encore quelques palmes sur la route où lui-même en avait fait si ample moisson.
Tristan, l'un d'eux, donna sa première tragédie de Marianne en 1626, très-peu d'années avant que le grand poëte de l'époque ne fît son apparition au théâtre, et quoique les productions de son esprit eussent à soutenir avec celles de Corneille une concurrence redoutable, il obtint cependant des succès.
Né en 1601, au château de Souliers, dans la Marche, Tristan, surnommé l'Hermite, parce qu'il comptait, parmi ses aïeux, le promoteur fameux de la première croisade, eut le malheur, très-jeune encore, d'avoir un duel et de tuer son adversaire. Forcé de passer en Angleterre, il revint ensuite en Poitou et fut accueilli par Scevole de Sainte-Marthe[13] chez lequel il commença à puiser le goût des lettres. Gracié par Louis XIII, protégé par le maréchal d'Humières, nommé gentilhomme de Gaston d'Orléans, Tristan, qui partageait ses loisirs entre le jeu, les femmes et la poésie, fit d'abord paraître en 1626 une tragédie de Marianne qui produisit à cette époque une véritable sensation. Le célèbre comédien Mondory, chargé du principal rôle dans cette œuvre dramatique, l'interpréta avec talent et contribua beaucoup au succès de l'ouvrage. Le bruit de cette tragédie parvint aux oreilles de Richelieu qui fut curieux de l'entendre et manda l'acteur au Palais-Cardinal. Le comédien se surpassa; l'Éminence, qui n'avait pas un cœur des plus tendres, laissa échapper quelques larmes, aussitôt l'abbé Bois-Robert de prétendre qu'il s'acquitterait encore mieux du rôle que Mondory, Mondory fût-il présent. Le jour fut convenu pour cette espèce de défi. Bois-Robert déclama avec âme, si bien que l'acteur lui-même s'avoua vaincu. Cette aventure valut au favori de Richelieu le surnom d'abbé Mondory. Pour en revenir à la Marianne de Tristan, nous dirons que non-seulement cette tragédie fut longtemps maintenue au théâtre, mais que Rousseau s'en occupa pour y introduire quelques corrections.
Tristan, qui s'était révélé avec tant d'éclat, resta plusieurs années sans rien produire. En 1637, il donna Panthée, où l'on trouve ces deux beaux vers:
Et lorsqu'il est tombé sanglant sur la poussière,
Les mains de la Victoire ont fermé sa paupière.
A peu près vers la même époque, il fit paraître la Chute de Phaéton, qui n'eut pas le succès de Marianne, d'autant que Pierre Corneille était alors entré en ligne, au théâtre. C'est dans cette tragédie de Phaéton que l'on trouve le très-singulier portrait suivant des Destinées:
Ces juges souverains de la terre et de l'onde,
Ont toujours dans leurs mains le gouvernail du monde.
C'est eux qui, de Thétis, règlent tous les efforts,
L'empêchent de passer au delà de ses bords.
C'est eux qui, des enfers, établissent les bornes;
C'est eux qui, des cocus, font paraître les cornes.
On voit par ce dernier vers que le goût n'était pas encore fort épuré, puisque cette tirade n'excita pas les murmures et parut toute naturelle. La Folie du Sage, tragi-comédie, la Mort de Crispe, et la Mort du grand Osman, les deux premières pièces jouées en 1644 et 1645, la dernière après la mort de l'auteur en 1656, composent, avec les tragédies citées plus haut, le bagage dramatique de Tristan. Nous devons encore y ajouter deux comédies: l'Amarillis de Rotrou, retouchée par lui en 1650, et le Parasite, représenté au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne en 1654.
Tristan mourut fort pauvre, si pauvre même que Boileau a dit de lui: qu'il passait l'été sans linge et l'hiver sans manteau. Après sa mort, Quinault, son élève, fit jouer par reconnaissance la tragédie d'Osman, dans laquelle on trouve de fort beaux vers, tels que ceux-ci:
. . . . . . Ne t'imagine pas
Que ta grandeur passée eut pour moi des appas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J'aimais Osman lui-même et non pas l'Empereur.
Si les décrets du ciel, si l'ordre du destin,
Avaient mis sous mes lois les climats du matin,
Et si, par des progrès où ta valeur aspire,
Le Danube et le Rhin coulaient sous mon empire,
Osman dans mes États serait maître aujourd'hui;
Il n'aurait qu'à m'aimer, et tout serait à lui.
Ne fût-il qu'un soldat vêtu d'une cuirasse,
N'eût-il rien que son cœur, son esprit et sa grâce;
Et mon âme serait encore en désespoir,
De n'avoir rien de plus pour mettre en son pouvoir.
Dans sa comédie du Parasite, on lit ces quatre vers d'une crudité par trop hardie. Le parasite, toujours affamé, dit à une servante avec laquelle il est seul:
Que ton nez aussi bien n'est-il un pied de veau?
Je serais fort habile à torcher ton museau.
Si tes deux yeux étaient deux pâtés de raquête,
Je ficherais bientôt mes deux yeux dans ta tête.
La scène française, après Corneille et Racine, s'est enrichie de trop de chefs-d'œuvre pour que les tragédies de Tristan n'aient pas été oubliées, cependant Marianne et la Mort de Crispe ont un mérite réel. Tristan a su éviter bien des écueils. Il n'a pas sacrifié au jargon galant et ennuyeux dont bien des auteurs de l'époque n'ont pas osé débarrasser leurs œuvres. Sous sa plume, la passion prend des couleurs fortes et tragiques. Ses vers sont harmonieux, ses récits sont pompeux. La partie dramatique est traitée avec suite et régularité, les événements sont naturels, bien amenés et vraisemblables.
Tristan, du reste, fut reçu en 1648 à l'Académie, il mourut en 1655 à l'hôtel de Guise, ayant composé lui-même et pour lui la bizarre et misanthropique épitaphe que voici:
Ébloui de l'éclat de la splendeur mondaine,
Je me flattai toujours d'une espérance vaine,
Faisant le chien couchant auprès d'un grand seigneur,
Je me vis toujours pauvre et tâchai de paraître;
Je vécus dans la peine attendant le bonheur,
Et mourus sur un coffre en attendant mon maître.
Nous avons déjà eu occasion de parler de Claveret, autre poëte de la même époque, d'abord l'ami et bientôt après le rival assez ridicule de Corneille. Claveret composa plusieurs comédies et une tragédie, le Ravissement de Proserpine (1639). Le poëte eut une singulière idée à propos de cette pièce. Ne sachant comment faire pour observer l'unité de lieu, il imagina de prévenir le public que la scène se passant au ciel, en Sicile et aux enfers, et ces trois endroits se trouvant sur une ligne perpendiculaire tirée du céleste au sombre séjour, la règle pouvait être considérée comme étant observée. Parmi les comédies qu'on doit à cet auteur, nous citerons celle de l'Écuyer ou les Faux Nobles, en cinq actes et en vers (1666). Cette pièce fut inspirée par une mesure prise à cette époque pour la recherche des individus qui prenaient des titres de noblesse sans en avoir le droit. On voit que rien n'est nouveau sur la surface du globe et que les travers du dix-neuvième siècle étaient déjà ceux du dix-septième.
Un troisième contemporain du grand Corneille, La Calprenède, gentilhomme gascon, fit parler de lui à la même époque que les deux précédents, et son nom fût passé à la postérité, même à défaut de ses œuvres, grâce à ces deux vers de Boileau:
Tout est humeur gasconne en un auteur gascon,
Calprenède et Juba parlent du même ton.
Homme d'un certain mérite, La Calprenède était bien, en effet, des bords de la Garonne, dans toute l'acception qu'on donne à cette phrase; ainsi, Richelieu lui disant un jour, après avoir entendu une de ses tragédies, que la pièce n'était pas mauvaise, mais que les vers en étaient lâches: «Cadedis! s'écria le Gascon, il n'y a rien de lâche dans la maison de La Calprenède.» Il était, du reste, d'une bonne famille. Son grand talent de conteur plein de verve lui fit accorder par la reine, qu'il avait amusée en lui disant son roman de Silvandre, une pension assez ronde. Avec cet argent il se fit faire un habit et répétait avec orgueil en montrant la belle étoffe de son pourpoint: C'est du Silvandre.
Il fit paraître en 1635, Mithridate, tragédie dont la première représentation tomba le jour des Rois, en 1638, le Comte d'Essex, la meilleure pièce de son répertoire, en 1647, la Mort des enfants de Brute où l'on trouve quelques beaux vers, tels que ceux de Brutus, après avoir condamné ses fils:
Laisse-moi soupirer, tyrannique vertu;
Je t'ai donné mes fils, Rome que me veux-tu?
J'ai donné tout mon sang à tes moindres alarmes;
Souffre qu'à tout mon sang je donne quelques larmes.
JUNIE.
Qu'as-tu fait de ton sang, Brutus?
BRUTUS.
Je l'ai versé.
Femme, viens achever ce que j'ai commencé.
JUNIE.
Rends-moi mes fils, cruel?
BRUTUS.
Ils ont perdu la vie.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Fuis de moi, femme, fuis; et, cachant tes douleurs,
Souviens-toi qu'un Romain punit jusques aux pleurs?
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Souffre que mes neveux adorent ma mémoire;
Et qu'ils disent de moi, voyant ce que je fis:
Il fut père de Rome, et plus que de ses fils.
La Calprenède a fait représenter encore quatre ou cinq tragédies plus ou moins médiocres, mais dont aucune ne vaut ses romans de Silvandre et de Cléopâtre, genre dans lequel il excellait. Les personnages de ses tragédies parlent beaucoup en héros de romans; ils ont sans cesse à la bouche des pointes, des phrases à effet et à sentiment exagéré.
Benserade, dont le nom eut du retentissement au commencement du dix-septième siècle, naquit en Normandie en 1602. Fils d'un procureur de Gisors, il eut le travers de prétendre à la noblesse. Destiné d'abord à l'autel, il jeta bien vite le froc aux orties afin d'être tout à sa passion pour l'une des plus charmantes actrices de cette époque, la Belle-Rose. Son esprit fit sa fortune. La Cour l'accueillit avec faveur, la reine, le cardinal Mazarin le comblèrent de bienfaits, en sorte qu'il vécut toujours dans l'abondance. On aimait alors beaucoup les ballets, il s'attacha à composer ce genre de pièce; il y réussit, et pendant vingt années il exploita presque seul cette littérature facile et productive. Il est vrai de dire qu'il changea totalement la composition de ces ballets et les rendit à peu près supportables. Il écrivit six tragédies qui n'ont pas relativement la valeur de ses autres productions littéraires, mais qui, cependant, ne sont pas dénuées d'un certain mérite. La première, Cléopâtre, donnée en 1636, lui fut inspirée par la Belle-Rose. Le public accueillit favorablement cette pièce. Il fit ensuite Iphis, puis la mort d'Achille, Gustave (1637), la Pucelle d'Orléans et enfin Méléagre (1640).
Voici quelques vers de cette dernière pièce. Ils sont propres à donner une idée du faire tragique de Benserade. Déjanire s'étonne qu'Atalante coure au danger comme un homme et lui dit:
DÉJANIRE.
Après tout, mon souci, dans l'état où nous sommes
Ne devons-nous pas vivre autrement que les hommes?
Nos maux sont différents, de même que nos biens,
Ce sexe a ses plaisirs, et le nôtre a les siens;
Encore qu'ils semblent nés pour se faire la guerre,
Nous ne le sommes pas pour dépeupler la terre.
ATALANTE.
Pour vous, vous êtes fille, et fille infiniment:
Et moi, si je la suis, c'est de corps seulement.
Après tout, on voit que Corneille n'avait rien à craindre d'un pareil rival. Benserade avait une grande vanité; il fit placer sur sa petite maison de Gentilly, où il se retira vers la fin de ses jours, des armes et une couronne de comte: «C'est aux poëtes à en faire,» dit plaisamment un bel esprit. Il mourut à quatre-vingts ans, ayant mis en rondeaux les Métamorphoses d'Ovide et ayant composé outre ses tragédies, vingt-un ballets. Senecé écrivit au bas de son portrait:
Ce bel esprit eut trois talents divers,
Qui trouveront l'avenir peu crédule:
De plaisanter les grands, il ne fit point scrupule,
Sans qu'ils le prissent de travers.
Il fut vieux et galant, sans être ridicule,
Et s'enrichit à composer des vers.
A l'époque où Benserade commença à se faire connaître, un autre poëte donna également quelques tragédies et trois comédies. Ce poëte, Urbain Chevreau, fils d'un avocat du Poitou, était fort instruit. Les langues grecque, latine, arabe, italienne et espagnole, et même la langue hébraïque, lui étaient familières. Il passa la première partie de sa vie en voyages, dans l'un desquels il vint à Stockholm où la reine Christine le retint quelque temps. Elle le nomma même secrétaire de ses commandements. Précepteur du duc du Maine, il écrivit une Histoire du Monde, plusieurs romans, des voyages de philosophie et enfin quelques pièces dramatiques qui obtinrent du succès sur la scène française. Chose bizarre, cet homme, qui avait rédigé une histoire universelle, donne à Tarquin, dans sa première tragédie de Lucrèce, représentée en 1637, le titre d'empereur de Rome. Après Lucrèce vinrent: La vraie suite du Cid en 1638, et la même année Coriolan. Voici un échantillon de la versification de cette pièce: Virginie, en voyant son époux assassiné par les Volsques, lui dit:
Mon cher Coriolan, si tu n'as rendu l'âme,
Pousse au moins pour me plaire, un petit trait de flamme;
Reprends un peu tes sens. Ah! discours superflus?
La vie est une mer qui n'a point de reflux.
Nos jours sont des ruisseaux que les Parques retiennent;
Qui s'écoulent toujours et jamais ne reviennent;
Et depuis que la mort en arrête le cours,
Tous les dieux n'y sauraient apporter du secours.
Et deux années auparavant, Pierre Corneille avait donné le Cid!... Mais il fallait quelque temps pour que le génie du grand poëte pût développer dans l'âme des spectateurs l'amour de la bonne et saine littérature, et pour que les auteurs consentissent à abandonner les niaiseries sentimentales, les expressions ridicules, les pensées barbares et révoltantes, pour adopter franchement le langage noble et élevé que Racine allait bientôt polir encore, en lui faisant atteindre un dernier degré de pureté.
Guérin de Bouscail, poëte contemporain des précédents, fournit quelques bonnes compositions à la scène française au milieu du dix-septième siècle. C'était un poëte ayant, à défaut de génie, de l'esprit et de l'âme. Il eut l'intelligence de comprendre qu'il fallait jeter de côté toutes les vieilleries admises jusqu'alors au théâtre. Ses pièces sont remarquables par une absence presque complète du ridicule et même, disons-le, de l'extravagance qu'on est en droit de reprocher à la plupart des bons auteurs de cette époque. Nous avons dit à dessein une absence presque complète; car, dans sa première tragédie, la Mort de Brute et de Porcie, jouée en 1637, au milieu de très-beaux vers, on trouve cette description pitoyable d'une bataille:
Ce fut lors que l'Enfer fit voir en abrégé,
Ce qu'il a de plus noir et de plus enragé.
Ce fut lors, qu'on craignit que le ciel en colère
Voulût noyer de sang l'un et l'autre hémisphère;
Et que Bellone même, hérissant ses cheveux,
Arrêta sa fureur pour recourir aux vœux.
L'Assurance et la Peur, à travers la fumée,
Repassèrent cent fois de l'une à l'autre armée:
Et la Victoire errante, en ce danger mortel,
Douta qui resterait pour lui faire un autel.
Dans la Mort d'Agis (1642) au contraire, le poëte a fait une belle peinture des mœurs grecques au temps où fleurissaient les lois de Lycurgue:
La morale régnait dedans tous les esprits.
Le bienfait de lui-même était l'unique prix.
Chacun de la vertu recherchait les caresses.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le soldat négligeait le butin pour l'honneur.
Au bonheur du pays consistait son bonheur.
Il ne savait point l'art d'aller faire la guerre,
Plutôt pour ravager, que pour sauver la terre.
Les orateurs parlaient avec sincérité.
La Justice régnait avec égalité;
Et jamais les présents n'avaient eu la puissance
De faire lâchement trébucher la balance.
Les trônes de leurs rois n'étaient point revêtus
Des ornements de l'or, mais de ceux des vertus, etc.
On est induit à penser que Guérin fut un grand admirateur du roman de Cervantes, car il en fit le sujet de trois comédies en vers, intitulées: Don Quichotte 1re et 2e partie, Sancho Pança (1638, 1639 et 1644). Dancourt, quatre-vingts ans plus tard, s'empara si bel et si bien de cette dernière pièce, qu'on fut sur le point, au Théâtre-Français, de lui refuser ses droits d'auteur.
Guérin de Bouscail avait compris, sans les écrire, les règles de l'art dramatique. La Mesnardière, médecin du frère de Louis XIII, écrivit ces règles et ne put les appliquer. Richelieu, auquel il plut beaucoup, fit recevoir La Mesnardière à l'Académie, en 1655, et cet auteur, qui rédigea une poétique fort bien pensée, ne put faire réussir ni la tragédie d'Alinde (1642), ni celle de la Pucelle d'Orléans de la même époque, et qu'on attribue aussi à l'abbé d'Aubignac.
Un autre poëte, La Serre, collègue de La Mesnardière, puisqu'il était, comme ce dernier, employé dans la maison de Monsieur, frère de Louis XIII, ne put jamais ni comprendre, ni appliquer les règles dramatiques, ce qui ne l'empêcha pas d'écrire et même d'écrire beaucoup et très-vite. Il se vantait, en outre, de gagner de l'argent, et c'était vrai. Du reste, il se faisait si peu illusion, qu'ayant entendu un détestable discours, il alla embrasser l'orateur en s'écriant: «Ah! Monsieur, que je vous ai d'obligations; depuis vingt-cinq ans, j'ai bien débité du galimatias, mais vous venez d'en dire plus en une heure que j'en ai écrit en toute ma vie.» La Serre se plaisait à répéter avec une sorte de cynisme, qu'il avait sur les autres auteurs un avantage immense, celui de tirer de mauvais ouvrages plus qu'ils ne tiraient de bonnes productions. On lui reprochait souvent le peu de soin qu'il mettait à ses travaux, et sa promptitude. «Je suis toujours pressé, répondait-il, quand il s'agit de gagner de l'argent, et je préfère les pistoles qui me font vivre à la chimère d'une vaine gloire avec laquelle on meurt de faim.» Si La Serre vivait aujourd'hui, que d'auteurs il trouverait pour le comprendre! C'est à des écrivains de cette trempe que le siècle doit être redevable de l'annonce et de la réclame qui sont en si grand honneur de nos jours, et sans lesquelles le bon public rejette impitoyablement tout ouvrage. Glu de l'époque à laquelle chacun se laisse piper.
Une des productions de ce singulier poëte, est la tragédie de Pandoste ou la Princesse malheureuse, en quatre journées, chacune de cinq actes. Probablement La Serre avait imaginé ce nouveau genre pour être sûr de tenir plus longtemps son public. Il avait dédié cette œuvre à une Uranie (nom supposé) dont il exalte les qualités extérieures, ajoutant ensuite: «Le reste de votre corps est une huitième merveille dont on ne parle point parce qu'elle n'a pas de nom propre.»
Trouvant sans doute que des tragédies en vers prenaient trop de temps à confectionner, La Serre, le premier et bien avant Lamotte, inventa la tragédie en prose. Il donna dans cette forme, celle du Sac de Carthage en 1642. Le comédien Montfleury la mit plus tard en vers et la fit paraître sous le titre de la Mort d'Esdrubal.
En 1642, on joua une nouvelle tragédie en prose de La Serre, Thomas Morus ou le Triomphe de la Foi et de la Constance.
L'auteur du Parnasse réformé, ou Apollon à l'École (jolie petite pièce jouée dans les colléges), fait parler ainsi La Serre au sujet de sa tragédie de Thomas Morus:
«On sait que mon Thomas Morus s'est acquis une réputation que toutes les autres comédies du temps n'avaient jamais eue. M. le cardinal de Richelieu a pleuré dans toutes les représentations qu'il a vues de cette pièce. Il lui a donné des témoignages publics de son estime, et toute la Cour ne lui a pas été moins favorable que Son Éminence. Le Palais-Royal était trop petit pour contenir ceux que la curiosité attirait à cette tragédie. On y suait au mois de décembre, et l'on tua quatre portiers, de compte fait, la première fois qu'elle fut jouée. Voilà ce qu'on appelle de bonnes pièces; M. Corneille n'a point de preuves si puissantes de l'excellence des siennes; et je lui céderai volontiers le pas, quand il aura fait tuer cinq portiers en un seul jour.»
Si nous continuons l'étude des poëtes tragiques contemporains de Corneille, nous trouvons Michel Leclerc de l'Académie Française, auteur plein de feu et d'imagination qui, certainement, eût donné au Théâtre des œuvres remarquables, s'il se fût occupé davantage de l'art dramatique. Mais au moment où il fit paraître sa première pièce: Iphigénie, Corneille était dans toute la splendeur de sa gloire. Il n'osa joûter contre ce terrible rival et se voua tout entier au barreau.—Iphigénie, quoique fort passable, n'eut que cinq représentations. Coras, ami de Leclerc, en revendiqua la collaboration, ce qui donna lieu à Racine de lancer cette charmante épigramme:
Entre Leclerc et son ami Coras,
Tous deux auteurs, rimant de compagnie,
N'a pas longtemps sourdirent grands débats
Sur le propos de leur Iphigénie.
Coras lui dit: «La pièce est de mon cru.»
Leclerc répond: «Elle est mienne et non vôtre.»
Mais aussitôt que l'ouvrage eut paru,
Plus n'ont voulu l'avoir fait l'un ni l'autre.
Deux autres tragédies: Virginie et Oreste, sont encore attribuées à Leclerc.
Jean Magnon, poëte, né à Tournus, avait le défaut diamétralement opposé à celui de Leclerc. Autant le second était modeste et réservé, autant le premier était présomptueux et plein de vanité. L'un était toujours en défiance de lui-même, l'autre disait à qui voulait l'entendre, qu'il avait pour la poésie les plus heureuses dispositions. Ses tragédies, prétendait-il, lui coûtaient moins de temps et de peine à écrire qu'elles n'en demandaient pour êtres lues et jouées. Il affirmait avoir composé en dix heures les sept cent cinquante vers d'un ouvrage sur l'Entrée du Roi et de la Reine à Paris; enfin il eut l'aplomb de raconter qu'il travaillait à une Science universelle en deux cent mille vers, et qu'en ayant fait déjà cent mille, il aurait bientôt mis la dernière main à cette encyclopédie digne de son génie immense. Un beau jour, il prétendit que la poésie dramatique était au-dessous de ses talents et qu'il abandonnait le théâtre pour s'adonner à des compositions d'un ordre plus élevé. Malheureusement chez ce poëte, qui aurait dû naître sur les bords de la Garonne plutôt que sur les rives de la Saône, les actions étaient peu en rapport avec le langage. La Science Universelle ne parut jamais; le monde fut déshérité de ce chef-d'œuvre, et les pièces qu'il donna, au nombre de huit à dix, tragédies ou comédies, sont assez médiocres, bien qu'il ne manquât ni d'esprit, ni d'imagination, ni de facilité. Artaxerce paru en 1645, Josaphat et Séjames en 1646, Jeanne de Naples en 1654, sont loin de passer pour des œuvres de mérite.
Magnon eut l'idée assez malheureuse de mettre en vers une tragédie faite en prose par l'abbé d'Aubignac. Cette pièce, intitulée Zénobie, ne réussit ni en vers, ni en prose. Son premier auteur l'avait composée, disait-il, comme modèle des préceptes suivis par Aristote.—«Parbleu! s'écria le prince de Condé, à qui l'on racontait cela, je sais bon gré à d'Aubignac d'avoir si bien observé les règles d'Aristote; mais je ne pardonne pas aux règles d'Aristote d'avoir fait faire à ce pauvre d'Aubignac une si déplorable tragédie.»
Nous ne parlerions pas de Gombault, gentilhomme calviniste de la Saintonge, qui donna au théâtre deux comédies et la tragédie des Danaïdes en 1646, si nous ne voulions rappeler ici que cet estimable auteur, homme d'esprit et de mérite, fut un des fondateurs de la petite Société savante qui se réunissait chez Conrad, Société qui fut le principe de l'Académie Française.
De tous les émules, car nous ne pouvons dire les rivaux de Corneille, l'un des contemporains qui eut le plus de succès et par son esprit et par ses compositions dramatiques et par son extrême fécondité, fut Gilbert, d'abord secrétaire de la duchesse de Rohan, puis résident en France, de Christine de Suède. Malgré les occupations que lui donnait cette dernière place, Gilbert travailla toujours avec la plus louable ardeur pour le Théâtre. Outre un grand nombre de tragédies et de comédies, il composa en vers et en prose un assez grand nombre d'ouvrages de divers genres. Malgré tout cela, Gilbert mourut fort pauvre, les dernières années de sa vie se fussent même écoulées dans la misère, s'il n'eût trouvé sur son chemin Hervard, protecteur des gens de lettres de cette époque, qui lui donna asile. Les premières productions dramatiques de Gilbert sont: Marguerite de France et Téléphonte (1641), qui eurent un succès médiocre. Il fut ensuite cinq ans avant de rien donner à la scène; enfin, en 1646, il se décida à faire paraître une tragédie d'Hippolyte à laquelle plus tard Racine ne dédaigna pas de faire quelques emprunts. Ainsi, dans la pièce de Gilbert, lorsque Thésée exile son fils, Hippolyte répond:
Si je suis exilé pour un crime si noir,
Hélas! qui des mortels voudra me recevoir!
Je serai redoutable à toutes les familles,
Aux frères pour leurs sœurs, aux pères pour leurs filles.
Où sera ma retraite en sortant de ces lieux?
THÉSÉE.
Va chez les scélérats, les ennemis des Dieux,
Chez ces monstres cruels, assassins de leurs mères,
Ceux qui se sont souillés d'incestes, d'adultères;
Ceux-là te recevront.
Racine fait dire aux deux mêmes personnages:
HIPPOLYTE.
Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez?
THÉSÉE.
Va chercher des amis dont l'estime funeste
Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste;
Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans foi,
Dignes de protéger des méchants tels que toi.
Voici maintenant les adieux de l'Hippolyte de Gilbert:
Adieu, chers compagnons, mes fidèles amis,
En qui mes jeunes ans ont trouvé tant de charmes.
Mais ne m'accusez point, en répandant des larmes,
Quand on n'est point coupable on n'est pas malheureux.
Comme je suis constant, montrez-vous généreux.
Que je sorte d'ici, non de votre mémoire.
Et toi, qui fus toujours compagne de ma gloire,
Vertu, qui vois qu'à tort les miens m'ont accusé,
Suis-moi dans mon exil, puisque tu l'as causé.
Encouragé par le succès d'Hippolyte, le poëte donna la même année (1646) une tragédie de Rodogune; mais il commit une mauvaise action. Un ami commun de lui et de Corneille, auquel ce dernier avait confié son projet de composer Rodogune, trahit le grand poëte et communiqua son plan à Gilbert, qui s'empressa de faire paraître sa tragédie. Corneille, dont l'âme était pleine d'élévation et de noblesse, sut taire ce procédé. L'immense succès de sa tragédie le vengea en faisant tomber celle de son rival. Que de Gilbert, de nos jours, se font plagiaires sans scrupules!...
L'année 1646 fut bien employée par Gilbert, car il donna encore à la scène une Sémiramis en cinq actes.
Pendant près de onze ans, on ne vit plus rien de lui. Il se trouvait à Rome, en mission de la reine de Suède, lorsque, par ordre de Christine, il fit jouer dans la capitale du monde chrétien une tragédie des Amours de Diane et d'Endymion, laquelle vint ensuite en 1657 sur la scène française. Cette pièce a du mérite et eut du succès, ce qui n'empêcha pas la Gazette Burlesque, le Charivari de cette époque, d'en rendre compte ainsi qu'il suit:
L'histoire d'Endymion,
Qui, selon mon opinion,
Est celle de tout le monde,
En plusieurs beaux traits est féconde,
Et fait juger Monsieur Gilbert
Écrivain tout à fait expert.
Chrisphonte ou le retour des Héraclides, joué la même année (1657), faillit être un revers pour l'auteur, malgré le mérite de la pièce, parce qu'au dénouement, le confident ayant dit à Mérope:
Madame, c'en est fait, la bataille est donnée,
La fortune répond à vos justes souhaits;
Le vainqueur qui vous plaît vous donnera la paix.
C'est de ces deux rivaux le plus digne de gloire.
C'est...
Mérope l'interrompt brusquement:
Je sais le vainqueur, conte-moi la victoire.
Arie et Petus, en 1659, fut une des dernières tragédies de Gilbert. Il ne fit plus, à partir de cette époque, que des comédies ou des pastorales, si l'on en exempte Léandre et Héro (1667), qui ne fut pas imprimé. Les Amours d'Ovide, les Amours d'Angélique et de Médor, les Intrigues Amoureuses, les Peines et les Plaisirs de l'Amour, sont des pastorales qui furent bien reçues du public, mais qui ne peuvent être mises en parallèle avec les compositions sérieuses de Gilbert.
Nous ne devons pas, avant de terminer, oublier la tragi-comédie du Courtisan Parfait (1668), pièce originale qui en renferme deux, la seconde commençant au troisième acte. Joconde, un des personnages, énumérant les qualités que doit posséder le parfait courtisan, s'exprime ainsi:
Il faut qu'il soit beau fils et malin de nature,
D'esprit fort corrompu, mais fort bien fait de corps;
Haïssable au dedans, et charmant au dehors;
Qu'il n'ait de la vertu rien que les apparences,
Et qu'il mêle aux beaux mots les belles révérences;
Qu'il promette beaucoup et qu'il ne tienne rien.
Gilbert, comme auteur dramatique, a des qualités et des défauts. Il sut choisir avec art ses sujets, mais il les traita quelquefois avec assez peu de goût. Ses tragédies, sans être bonnes, présentent des situations heureuses et la versification en est facile. Ses comédies et ses pastorales ont des scènes de bon aloi. On ne peut reprocher à ses compositions, comme à celles de ses contemporains, de sortir des bornes du naturel; au contraire, tout y est bien et sagement réglé; aussi, ne trouve-t-on pas dans ses œuvres de grands défauts; et même à côté des productions de Corneille, son théâtre mérite d'être lu.
Montauban fit jouer les deux tragédies de Zénobie et de Seleucus en 1650 et 1652, mais il est plus connu par ses comédies, dont une surtout: les Charmes de Félicie, représentée pour la première fois en 1651, eut un tel succès qu'elle resta trente ans entiers à la scène.
On trouve dans cette jolie pastorale en cinq actes et en vers, un caractère de bergère coquette traité avec habileté. Ismène trace à son amant jaloux la ligne de conduite qu'elle veut lui voir tenir:
Je suis libre, Timante, et ne veux point de maître.
Je ne prétends jamais dépendre que de moi.
Eh! t'avais-je promis de ne parler qu'à toi?
Penses-tu que tu sois l'amant seul qui me serve?
N'en ai-je pas encore qu'il faut que je conserve?
Et de tous les bergers dont j'ai reçu la foi,
Si je n'ouvre la bouche et les yeux que pour toi,
Et que l'un de ces jours je cesse de te plaire,
Ou que je change aussi, comme tout se peut faire,
Tous les autres, jaloux de ces bons traitements,
Quand je t'aurai perdu, seraient-ils mes amants?
Et si ma liberté pour tous n'était soufferte,
Qui d'entre eux me voudrait consoler de ta perte?
Je songe à l'avenir, dont tu n'es pas garant:
Du moins si l'un me quitte, un autre me reprend.
Vois si l'humeur te plaît, ou si, sans jalousie,
Tu pourras me servir ainsi toute ma vie?
Et si cela se peut, espère quelque jour,
Et la bouche et la main, pour flatter ton amour:
Et peut-être le cœur, si mon humeur me change, etc.
Montauban, ami de Boileau, de Chapelle et de Racine, et que l'on prétend même avoir travaillé aux Plaideurs de ce dernier, était un auteur ayant de l'esprit et de la facilité. Avocat distingué, il se fit plus de renom au palais qu'au théâtre.
Nous ne citerions pas ici l'abbé de Pure, si les Satires de Boileau ne l'avaient rendu célèbre. L'abbé de Pure était un homme fort agréable, mais d'une figure peu avantageuse; aussi le grand critique a-t-il écrit satiriquement:
Quand je veux d'un galant dépeindre la figure,
Ma plume, pour rimer, trouve l'abbé de Pure.
Une tragédie: Ostorices, et une comédie: Les Précieuses, pièces jouées l'une et l'autre en 1659, constituent tout le bagage dramatique de l'abbé de Pure, dont le nom ne fût pas arrivé sans doute jusqu'à nous, sans l'acharnement de Despréaux à le décrier. A quelque chose malheur est bon!
Il nous reste, pour compléter la série des poëtes tragiques contemporains de Corneille et ayant joui d'une certaine célébrité, à parler de Madame de Villedieu et de Millotet, auteur de la tragédie de Sainte-Reine.
Madame Desjardin de Villedieu, femme d'un capitaine du régiment de Dauphin, avait beaucoup d'esprit. Ayant obtenu la cassation de son mariage, elle épousa un M. de Challe, le perdit et se maria de nouveau, mais sans quitter le nom de son premier époux. Ses romans l'ont fait plus connaître que son Manlius Torquatus, joué cependant avec succès en 1662. On prétendit, dans le temps, que l'abbé d'Aubignac n'était pas étranger au plan de cette pièce; mais l'abbé s'en est toujours défendu. Nitetis, tragédie représentée en 1663, fut également bien accueillie du public. Dans cette pièce, Nitetis, surprise par son mari avec son amant, lui dit sans se troubler et avec un cynisme qui ne passerait pas au théâtre de nos jours:
Bien que tes cruautés augmentent chaque jour,
La loi fait dans mon cœur l'office de l'amour.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le même sentiment me force à t'avertir,
Que c'est au nom d'époux que mon amour se donne;
Qu'en t'aimant comme tel, j'abhorre ta personne;
Et que, si dans sa place un monstre avait ma foi,
Il aurait dans mon cœur le même rang que toi.
Millotet, chanoine de Flavigny, au lieu d'appliquer le peu de talents qu'il pouvait avoir à composer de bonnes tragédies, s'appliqua à faire un véritable tour de force. Il fabriqua: Sainte Reine ou le Chariot du triomphe tiré par deux aigles, de la glorieuse, noble et illustre Sainte Reine d'Alise, vierge et martyre. Toutes les scènes commencent par chacune des lettres de ces cinq mots: Sainte Reine, priez pour nous. Mais ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que l'auteur a eu l'incroyable patience de faire en sorte que tous les acteurs et actrices qui représentaient cette tragédie, eussent leur acrostiche dans leurs paroles, par chaque lettre de leurs noms, ou de leurs surnoms. On comprend le ridicule d'une pièce faite pour vaincre une difficulté de cette espèce.
Peut-être a-t-il existé encore quelques auteurs tragiques contemporains de Pierre Corneille; mais nous croyons avoir passé en revue ceux d'entre eux dont les œuvres, au point de vue littéraire ou anecdotique peuvent offrir quelque intérêt aux lecteurs de l'époque actuelle. Quant à ceux qui se sont plus spécialement adonnés à la comédie ou aux pastorales, fort en vogue sous Louis XIII et sous Louis XIV, nous les avons réservés pour faire escorte au père de la bonne comédie, à Molière, autour duquel nous les grouperons à leur tour. Il est un homme cependant dont le nom ne saurait être passé sous silence, c'est Quinault; mais comme en lui se trouvent deux poëtes en la même personne, le poëte tragique et comique et le poëte lyrique, nous ne parlerons ici que du Quinault, auteur de plusieurs tragédies et d'un certain nombre de comédies, mettant de côté, pour l'instant, le Quinault qui charma son siècle par les productions littéraires dont il gratifia la scène de l'Opéra Français.
Occupons-nous donc de l'auteur de: la Mort de Cyrus, de Stratonice, d'Agrippine et de bien d'autres œuvres dramatiques. Nous dirons d'abord que Quinault occupe un rang élevé dans les lettres, beaucoup moins grâce à ses tragédies, que grâce aux pièces légères si bien mises en relief par la musique de Lully. Poëte lyrique, Quinault est en tête de la pléïade, poëte tragique, Quinault est sur le second plan.
C'était du reste un homme des plus aimables, plein d'esprit et d'aménité que Quinault. Son premier état fut celui de clerc d'un avocat au Conseil. Fort jeune encore, et se sentant de la verve et du goût pour la scène, il composa quelques pièces. Un marchand passionné pour le théâtre, fit sa connaissance et le supplia de prendre un appartement dans sa maison. Quinault ne se fit pas prier; le marchand mourut et son hôte épousa la veuve, qui lui apporta une fort jolie fortune. Ceci se passait en 1671. Le poëte, ne se trouvant plus assez grand seigneur, imagina d'être quelque chose dans l'État. Il acheta à beaux deniers une charge d'auditeur des comptes. Mais ce qu'il n'avait pas prévu, c'est l'opposition de Messieurs de la Chambre des comptes, qui trouvèrent peu digne d'admettre dans un corps aussi recommandable par sa gravité, un homme de théâtre. Ce débat eut pour résultat la plaisanterie suivante en quatre vers, d'un anonyme:
Quinault, le plus grand des auteurs,
Dans votre corps, Messieurs, a dessein de paraître;
Puisqu'il a fait tant d'auditeurs,
Pourquoi l'empêchez-vous de l'être?
Les histoires de son temps le font fils d'un boulanger et domestique de l'acteur Mondory. Qu'il ait été d'une famille obscure, qu'il ait servi les autres, le fait positif, c'est que, comme Rousseau et bien des hommes de talent, il est l'enfant de ses œuvres. Modeste, sociable, d'une grande douceur de caractère, il alliait à beaucoup de bonnes qualités de véritables talents. En vain le satirique Boileau lui a-t-il lancé les traits les plus acérés; ces traits ont fini par faire plus de tort à l'auteur de l'Art poétique qu'à Quinault. On connaît les vers de l'épître sur la calomnie, de Voltaire:
O dur Boileau, dont la muse sévère,
Au doux Quinault envia l'art de plaire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Chacun maudit ta satire inhumaine.
N'entends-tu pas nos applaudissements
Venger Quinault quatre fois par semaine.
Le fait est qu'il a fallu du temps pour fixer la réputation de cet auteur. On ne s'est déterminé que fort tard à lui rendre justice. Pendant près de cent ans on applaudit ses opéras, et ce ne fut qu'à la fin du dix-huitième siècle qu'on voulut bien lui reconnaître quelque mérite. Ce préjugé, l'ingénieux et satirique Despréaux l'avait fait admettre, et les jugements du critique parurent longtemps sans appel. On ne les contrôlait même pas, on s'inquiétait peu de savoir si Quinault était la victime d'un mauvais vouloir et si les productions de son esprit étaient, oui ou non, aussi médiocres que le prétendait son détracteur. Ce qu'il y a de plus original dans cette singulière condamnation, c'est que les juges allaient chaque soir applaudir leur victime dans ses plus gracieuses compositions, lui donnant ainsi gain de cause contre eux-mêmes.
Parmi les nombreuses tragédies de Quinault, nous citerons: les Rivales (1653), pièce copiée de Rotrou et à laquelle se rattache une anecdote assez curieuse et un usage qui a prévalu depuis lors. Jusqu'à cette époque, il était d'usage que les comédiens achetassent des auteurs, à prix débattu, leurs compositions dramatiques et restassent maîtres de la recette entière. Il en résultait que, souvent, de bonnes choses étaient payées fort mal et de mauvaises au-dessus de leur valeur. On payait enfin le nom de l'auteur, ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui par les éditeurs[14]. Tristan avait pour élève Quinault. Voulant lui être utile, il se chargea de lire les Rivales aux comédiens qui firent grand éloge de la pièce, l'acceptèrent, fixant le prix à cent écus. Tristan leur apprit que cette tragi-comédie n'était pas de lui, mais d'un jeune homme de talent. Aussitôt les comédiens de se récrier et de diminuer de moitié les honoraires de l'auteur. Tristan insiste sur la première évaluation et il parvient, par une habile transaction, à obtenir que le neuvième de la recette sera alloué à Quinault. Ce moyen parut si ingénieux et si équitable, qu'à partir de ce moment, il devint une règle toujours suivie. Pour les pièces en un acte et en trois actes, les droits furent fixés au douzième et au dix-huitième de la recette.
Quinault donna, en 1656, la tragédie de Cyrus, dans laquelle il fait dire à la reine Thomiris:
Que l'on cherche partout mes tablettes perdues,
Et que, sans les ouvrir, elles me soient rendues.
Le public accueillit favorablement la pièce et ne s'aperçut pas du ridicule anachronisme de ces deux vers; mais Boileau n'était pas homme à les laisser passer sans critique. Amalazonte, le Feint Alcibiade (1658), Stratonice (1660), se succédèrent rapidement.
En 1661, Quinault fit jouer sa tragédie d'Agrippa ou le Faux Tibérius. Elle réussit, malgré l'absurdité de la donnée sur laquelle elle repose, donnée inacceptable, car comment admettre que la ressemblance de Tibérius et d'Agrippa est telle, au physique et au moral, que la maîtresse d'Agrippa, après avoir été longtemps avec l'un, continue à le prendre pour l'autre? Deux ans plus tard, en 1663, parut Astrate, très-bien reçue du public et très-prônée dans le Journal des Savants de cette époque, tandis que Boileau, dans sa troisième satire, se plaît à l'abîmer, selon l'expression consacrée de nos jours. Cette tragédie, si elle a des défauts, a cependant du mérite, et il n'en est pas moins positif qu'elle resta près d'un siècle au théâtre.
En 1666 et 1670, Quinault écrivit encore deux tragédies: Pausanias et Bellérophon; mais, comme nous l'avons dit en commençant à parler de cet auteur célèbre, c'est comme poëte lyrique qu'il faut l'envisager, si l'on veut rendre hommage à son véritable talent[15].
VIII
RACINE.
DE 1666 A 1690.
Racine.—Parallèle avec Corneille.—Talent comparé de ces deux grands poëtes.—Qualités de Racine.—Notice.—Sa tragédie de la Thébaïde, en 1664.—Anecdote.—Jugement de Corneille sur Racine.—Tragédie d'Alexandre (1666).—Son peu de succès dans le principe.—On l'ôte à la troupe de Molière pour la donner à la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.—Son succès.—Plaisante anecdote à ce sujet.—Le Dialogue des Morts, de Boileau, et l'Alexandre, de Racine.—Andromaque (1667).—La Champmeslé et la Desœillets.—Mot judicieux de Louis XIV.—Boutade d'un spectateur.—Première parodie.—Chagrin de Racine.—Les Plaideurs (1668).—Histoire anecdotique de cette jolie comédie.—Britannicus (1669).—Dénouement, critiqué par Boileau.—Effet produit sur Louis XIV par quelques vers de cette tragédie.—Anecdote.—Bérénice (1671).—Sujet donné par Henriette d'Angleterre.—Parodie.—Mot de Chapelle.—Mlle de Mancini.—Le Grand Condé.—Anecdote de la sentinelle et de Mlle Gaussin.—Vers à ce sujet.—Bajazet (1672).—Racine, poëte satirique, de par Boileau.—Mithridate (1673).—Anecdotes relatives à cette tragédie.—Iphigénie (1674), donnée à Versailles au retour de la campagne de la Franche-Comté.—Vers de Boileau à cette occasion.—Anecdote de Lully.—Singulière annonce à propos d'Iphigénie.—Mlle Gaussin, dans le rôle d'Iphigénie.—Vers qu'on lui adresse.—Phèdre (1677).—Ce qui donna l'idée première de cette tragédie à Racine.—La Champmeslé.—Cabale contre cette pièce.—La Phèdre de Pradon.—Mme Deshoulières, la duchesse de Bouillon et le duc de Nevers.—Les trois sonnets.—Grande querelle.—Frayeur de Racine et de Boileau.—Le fils du Grand Condé les rassure.—Les tribulations essuyées par le tendre Racine, à propos de cette tragédie, le font renoncer au théâtre, à l'âge de trente-huit ans, malgré Boileau.—Esther (1689).—Anecdotes relatives à cette pièce.—Athalie (1690).—Cette pièce, mal jugée, est comprise par Louis XIV et défendue par Boileau.—Mme de Maintenon la fait jouer en présence du roi.—En 1702, après la mort de Racine, Louis XIV la fait représenter à Versailles.—Les principaux personnages de la cour y prennent des rôles.—En 1716, le Régent donne l'ordre aux Comédiens de la mettre au théâtre.—Le public commence enfin à admirer ce dernier chef-d'œuvre de Racine.—Succès de cette pièce.—Son actualité pendant la Régence.
Après les belles tragédies de Pierre Corneille, on était loin de penser qu'un auteur dramatique pût égaler le maître; c'est cependant ce qui arriva quand parut Racine.
Plus heureux que Corneille, Racine sut s'arrêter dans un âge et à un moment où sa réputation n'ayant fait que grandir, on pouvait affirmer que ce poëte était à l'apogée de sa gloire.—Ces deux hommes ont également contribué à élever l'art dramatique en France, l'un en faisant justice des pièces absurdes qui, jusqu'à sa venue, occupaient despotiquement la scène et en fixant les règles dont il n'était plus permis de s'écarter; l'autre en rectifiant la langue et en lui donnant une douceur qu'elle a conservée depuis les belles compositions de son génie. Le théâtre de Corneille, comme celui de Sophocle, brille par la vigueur des pensées. Racine, comme Euripide, a su donner au sien la tendresse des sentiments. On peut dire que la tragédie chez l'un prend les formes d'une statue qui frappe par la fierté, la hardiesse de ses proportions; que chez l'autre, c'est un tableau dont l'expression tendre, délicate, naturelle, animée, charme les yeux et touche le cœur. Corneille, c'est le torrent qui grossit avec violence et brise ses digues pour faire une irruption; Racine, c'est le fleuve majestueux qui, dans son paisible cours, répand la fertilité dans les lieux qu'il arrose. Corneille enfin va au cœur par l'esprit, Racine trouve le chemin de l'esprit par le cœur. Ils marchent parallèlement sur deux lignes à la hauteur l'un de l'autre, immortels l'un et l'autre et dignes l'un comme l'autre de la gloire dont ils jouiront dans le monde, tant qu'il y aura des hommes capables d'apprécier le beau et de comprendre le sublime. Boileau disait: le pompeux Corneille et le tendre Racine, et il avait raison.
Conduit par un goût qui ne faisait jamais fausse route, Racine choisissait avec un tact parfait tous les sujets de ses grandes compositions. Il aimait mieux devoir beaucoup à la bonté du sujet que de compromettre le succès d'une pièce en cherchant à vaincre une situation difficile. Son esprit fin, délicat, plein de noblesse et d'élévation, saisissait avec un grand bonheur les nuances du sentiment. Il savait, en peignant la nature sous ses plus riants aspects, l'embellir encore sans la déguiser. Les grandes passions avaient en lui un interprète sage, tendre et qui sut, de prime-abord, débarrasser la scène des fadaises dont on se croyait obligé de surcharger le langage, surtout lorsque l'on voulait exprimer le sentiment si naturel de l'amour. Dans ses belles et suaves compositions, Racine intéresse et fait passer l'âme du spectateur ou du lecteur par toutes les péripéties du drame intime. Faiblesse, inquiétude, emportements, détours cachés, secrets passionnés, on comprend tout avec lui, au besoin on excuserait tout. Le style est d'une douceur, d'une noblesse, d'une élégance dont rien jusqu'à lui n'avait donné l'idée. On peut affirmer que Racine est le poëte de l'intelligence; car l'oreille, l'esprit et le cœur, en l'écoutant, sont satisfaits. Aussi, jamais auteur n'eut un succès plus réel, plus soutenu et plus durable. Aujourd'hui encore, après deux siècles, il fait loi.
Né, en 1639, à la Ferté-Milon, où son père était contrôleur du grenier à sel, Racine fut trésorier en la généralité de Moulins, secrétaire du roi, gentilhomme ordinaire de la Chambre, membre de l'Académie française et désigné par Louis XIV pour être l'historiographe de son règne. Il mourut à Paris, en 1699, et, selon son désir, il fut enterré à Port-Royal-des-Champs, où il avait été élevé dans sa jeunesse. Ami de Corneille, de Molière, avec lequel il fut par la suite en froid, il fut surtout très-lié avec Boileau, dont les utiles conseils aidèrent au développement de son talent admirable. Aussi disait-il avec la franchise d'un beau caractère, qu'il était plus redevable des succès de la plupart de ses pièces aux sages avis du judicieux et célèbre critique, qu'à l'étude des préceptes d'Horace et d'Aristote.
Racine fit son entrée dans le monde des lettres par la tragédie de la Thébaïde ou les Frères Ennemis, en 1664. On prétend que le sujet lui en fut donné par Molière et que dans la pièce, telle qu'elle fut jouée d'abord, des scènes entières étaient puisées presque littéralement dans l'Antigone de Rotrou. Quoi qu'il en soit, lorsque cette tragédie, qui commença sa réputation, fut imprimée, les plagiats, s'ils ont existé, avaient disparu.
Sa seconde composition dramatique fut Alexandre, en 1666. Il la lut à Corneille avant que de la faire jouer, et Corneille, qui n'était mu par aucun sentiment de jalousie, lui dit: «Cette pièce me fait voir en vous de grands talents pour la poésie, mais ces talents ne sont point pour le tragique.» Corneille préférait Lucain à Virgile. Ce jugement parvint aux oreilles de Boileau, qui écrivit plus tard:
Tel excelle à rimer, qui juge sottement,
Tel s'est fait par ses vers admirer dans la ville,
Qui jamais, de Lucain, n'a distingué Virgile.
Les amis de Racine ne furent pas de l'avis de Corneille; ils trouvèrent la pièce d'Alexandre fort belle et fort bonne, et le rassurèrent complétement. L'ouvrage fut livré à la troupe de Molière, dont les acteurs, excellents pour le genre comique, n'entendaient rien à la tragédie. Elle tomba. Le jeune auteur se plaignit du mauvais conseil qu'on lui avait donné: «Votre pièce est excellente, lui dit-on; mais il faut des gens qui sachent l'interpréter; faites-la jouer à l'Hôtel de Bourgogne.» Racine adopta l'idée, et son Alexandre eut un succès immense. Cette détermination causa une petite révolution intérieure dans la troupe de Molière; mademoiselle Duparc, la meilleure actrice du théâtre de Monsieur, passa à l'Hôtel de Bourgogne. Molière en fut mortifié, et cela jeta entre Racine et lui un froid qui subsista toujours depuis, quoiqu'ils se rendissent justice l'un à l'autre en toute circonstance.
On raconte, à propos de ce fait, une plaisante histoire. Un abbé était au sermon, faisant d'épouvantables contorsions et répétant sans cesse ces mots: «O Racine! ô Racine!»—Mon Dieu, lui dit un de ses amis, l'abbé, qu'avez-vous donc à prononcer le nom de Racine?—Eh! mon cher, répondit l'autre, vous ne voyez donc pas l'identité de ma position avec celle de l'auteur d'Alexandre?—Comment cela?—C'est moi qui ai fait le sermon que vous venez d'entendre; il est admirable; mais ce bourreau le débite comme les acteurs de Molière ont débité la pièce de Racine; si je l'avais donné à un autre, mon sermon eût eu le succès qu'a eu l'Alexandre à l'Hôtel de Bourgogne.
Racine disait à Boileau, en lui parlant de cette pièce, qu'il se sentait une surprenante facilité pour faire les vers. «Moi, lui dit le grand critique, je veux vous apprendre à faire avec peine des vers faciles, et vous avez assez de talent pour le savoir bientôt.»
On eut, à cette époque, l'idée maligne et fort plaisante d'attribuer à Boileau la pensée d'avoir eu en vue la tragédie d'Alexandre, dans un de ses Dialogues des Morts. Pour cela, on avait adroitement intercalé quelques-uns des vers doucereux mis dans la bouche du conquérant par Racine, au milieu de ce dialogue.
Voici le morceau tel qu'on le publiait:
PLUTON.
Mais qui est ce jeune étourdi qui s'avance d'un air moitié sérieux et moitié badin? Le voilà bien échauffé!
DIOGÈNE.
Je crois que c'est Alexandre. Qu'il est changé! J'ai peine à le reconnaître. Sa physionomie n'est ni grecque, ni barbare: c'est un guerrier petit-maître; apparemment que ses longs voyages l'ont un peu gâté. C'est pourtant Alexandre, je le reconnais encore.
PLUTON.
Oh! pour le coup, nous avons un véritable héros et non pas un fade doucereux. Il n'a jamais soupiré que pour la gloire. Il s'est même si peu piqué de galanterie, que, dans sept ans, il n'a visité qu'une fois la femme et les filles de Darius, bien qu'elles fussent les plus belles princesses du monde et ses prisonnières. Je jurerais qu'il s'est garanti du mauvais air que les autres ont respiré, et qu'ayant entendu parler de révolte, il se hâte de la venir apaiser. Approchez, généreux vainqueur de l'Asie, approchez. Il s'agit de combattre. Le roi des enfers a besoin de votre bras.
ALEXANDRE.
Je suis venu. L'Amour a combattu pour moi.
La Victoire elle-même a dégagé ma foi.
Tout cède autour de vous. C'est à vous à vous rendre.
Votre cœur l'a promis, voudra-t-il s'en défendre?
Et lui seul pourrait-il échapper aujourd'hui
A l'ardeur d'un vainqueur qui ne cherche que lui.
DIOGÈNE.
Ne l'avais-je pas bien dit, qu'il s'était gâté dans ses voyages? Alexandre le Grand est devenu conteur de fleurettes.
Quel diable de jargon nous vient-il parler? Quoi! Alexandre, qui ne respirait que les combats, s'oublie auprès d'une maîtresse!
ALEXANDRE.
Que vous connaissez mal les violents désirs
D'un amour qui, vers vous, porte tous mes soupirs!
J'avouerai qu'autrefois, au milieu d'une armée,
Mon cœur ne soupirait que pour la renommée.
Mais, hélas! que vos yeux, ces aimables tyrans,
Ont produit sur mon cœur des effets différents!
Ce grand nom de vainqueur n'est plus ce qu'il souhaite.
DIOGÈNE.
Il faut l'envoyer auprès du grand Cyrus.
ALEXANDRE.
Hé quoi! vous croyez donc qu'à moi-même barbare,
J'abandonne en ces lieux une beauté si rare?
PLUTON.
Peste soit de l'extravagant et de sa tendresse mal imaginée? Il est, ma foi! tout aussi fou que les autres. On avait bien raison, là-haut, de plaindre la Macédoine de n'avoir pas eu de Petites-Maisons pour le renfermer. Si, pendant sa vie, on l'avait traité en fou, il serait venu plus sage ici. Qu'on l'enferme donc au plus vite.
Boileau vantait le portrait d'Alexandre, fait par Racine dans les vers suivants:
Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu'à nuire,
Embrase tout, sitôt qu'elle commence à luire;
Qui n'a que son orgueil pour règle et pour raison;
Qui veut que l'univers ne soit qu'une prison;
Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes,
Les esclaves en nombre égalent tous les hommes!
«Il est, disait-il, de la main d'un poëte héroïque, et celui que j'ai fait est de la main d'un poëte satirique.»
Voici celui de Boileau:
L'enragé qu'il était, né roi d'une province
Qu'il pouvait gouverner en bon et sage prince,
S'en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu,
Et traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplit toute la terre.
En 1667 parut Andromaque, un des chefs-d'œuvre de Racine. Cette tragédie eut un succès immense, mademoiselle Champmeslé y fit ses débuts par le rôle d'Hermione, au grand désespoir de l'auteur, qui fut bientôt rassuré en voyant le beau talent de la nouvelle actrice. Dans le principe, le rôle d'Hermione avait été tenu par mademoiselle Desœillets qui, ayant voulu assister au début de la Champmeslé, ne put s'empêcher de dire en sortant du théâtre: «Il n'y a plus de Desœillets.» Cependant, il paraît que si la débutante avait plus de feu dans les trois derniers actes, l'autre était meilleure dans les deux premiers, ce qui fit dire très-judicieusement à Louis XIV: «Il faudrait que la Desœillets jouât les deux premiers actes d'Andromaque et la Champmeslé les trois derniers.»
Cette tragédie causa la mort de Montfleury, qui tomba malade par suite de ses efforts pour représenter les fureurs d'Oreste. Mondory était mort de la même façon, après la Marianne de Tristan. Aussi un bel esprit de l'époque disait-il: «Il n'y aura plus désormais un poëte qui ne veuille avoir l'honneur de crever un comédien dans sa vie.»
Une débutante au Théâtre-Français, dont les talents étaient médiocres et la figure désagréable, jouait un soir le rôle d'Andromaque, et le jouait mal. Un des spectateurs du parterre, grand admirateur de Racine, souffrait d'entendre estropier les vers de son poëte favori; n'y tenant plus, lorsque l'actrice prononce ce vers d'Andromaque à Pyrrhus:
Seigneur, que faites-vous? et que dira la Grèce?
il s'écrie tout haut:
Que vous êtes, Madame, une laide bougresse!
puis il se lève et sort au milieu des rires, des battements de mains de la salle, laissant la malheureuse actrice toute décontenancée.
Andromaque fut la première tragédie qui donna lieu à une comédie critique ou parodie. On l'intitula la Folle querelle. L'auteur était Subligny; mais on l'attribua à Molière, ce qui brouilla encore davantage les cartes entre Racine et lui.
De cette parodie date en France ce genre bâtard qui prête aux lazzis et qui va du reste assez bien à l'esprit de la nation. Depuis, il est peu de pièces d'une certaine importance qui n'aient eu leur parodie, parce qu'il est toujours facile de trouver ou de faire naître un côté plaisant et même grotesque, à propos de l'œuvre dramatique la plus belle. La tragédie, l'opéra, la comédie même, sont en effet des œuvres soumises à des règles de convention. De nos jours, il n'est pas un petit théâtre qui ne donne la parodie de la grande pièce en vogue. Ce qui peut paraître étonnant, c'est que Racine se montra très-affecté de la Folle querelle. Au lieu d'en rire, comme font les auteurs modernes, dont plusieurs sont les premiers à aider à la parodie de leur pièce, le grand poëte ressentit de cette aventure un chagrin véritable.
Racine, qui ne pardonnait pas l'innocente plaisanterie dont son Andromaque avait été l'objet, fut entraîné lui-même, en 1668, à composer une comédie qui est restée au théâtre comme type de comique de bon aloi, les Plaideurs, et qu'on peut considérer comme la parodie de tous les talents et de tous les originaux du parquet et du barreau de cette époque. L'auteur d'Alexandre avait un oncle, brave religieux, dont le plus vif désir était d'arracher son neveu au théâtre, et qui, pour cela, avait imaginé de lui laisser un prieuré de son ordre, sous la condition expresse qu'il en prendrait l'habit. Racine accepta le bénéfice, mais ne se pressa pas de se faire moine. Un régulier lui disputa le prieuré, il s'ensuivit un procès qui fut à l'avantage du religieux, et ce n'était que justice. Un jour que Racine, en compagnie de Despréaux, de Lafontaine, de Chapelle, de Furetière, en un mot, de tous les beaux esprits et les élégants de l'époque, se trouvait chez un traiteur fameux, à l'enseigne du Mouton, il raconta son aventure. Les cafés n'existaient pas encore, et encore bien moins les clubs; mais, par le fait, cette réunion était un petit club de gens d'esprit, puisqu'ils avaient chez ledit traiteur un salon réservé spécialement pour leur société. Or donc, l'histoire du procès ayant égayé la joyeuse compagnie, il fut proposé, séance tenante, de faire une comédie où seraient mis en relief tous les travers de messieurs de la Cour et de messieurs du barreau. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Mille propos joyeux servirent de fond à la pièce future, pour laquelle un conseiller au Parlement, de Brilhac, apprit à Racine les termes de la chicane. Cette jolie pièce, si spirituelle et si gaie, n'eut aucun succès aux premières représentations. Molière, alors en assez mauvais termes avec Racine, ne se trompa point sur la valeur de l'ouvrage, et après l'avoir lu un jour, il dit que ceux qui s'en moquaient étaient des sots qui méritaient qu'on se moquât d'eux. On la joua à la Cour, un mois après son apparition au théâtre. Le roi en rit beaucoup, et son entourage s'empressa naturellement de l'imiter. C'était un succès inouï. La représentation à peine terminée, les comédiens partent de Saint-Germain dans trois voitures, à onze heures du soir, et viennent porter cette bonne nouvelle à Racine. Tout le quartier est réveillé par le bruit des carrosses et des acteurs; on se met aux fenêtres, on s'enquiert, on cherche à savoir ce qui produit cette rumeur inusitée. On entend répéter le mot Plaideurs, il n'en faut pas davantage pour que la nouvelle se répande que l'on est venu enlever Racine et le conduire en prison, parce qu'il a mal parlé des juges. Il est vrai qu'un vieux conseiller des requêtes avait fait grand bruit au palais de cette charmante comédie; mais cela n'avait abouti qu'à la mettre en vogue, dès que le roi et la Cour avaient daigné s'en amuser.
La plupart des avocats du temps étaient parodiés dans les Plaideurs, et les différents tons sur lesquels l'Intimé déclame, sont autant de copies de différents tons des avocats de l'époque. L'exorde est un ridicule donné à une célébrité du barreau qui avait employé le même pour la cause d'un boulanger de ses clients; la scène de Chicaneau et de la comtesse eut lieu en original chez le greffier Boileau, frère aîné de Despréaux. Un président, neveu de Boileau, et la comtesse de Crissée, vieille et enragée plaideuse, étaient les deux originaux d'après lesquels la scène avait été imaginée. Cette comtesse de Crissée avait tellement fatigué la Cour de ses procès, que le Parlement de Paris lui fit défendre d'en intenter à l'avenir, sans l'avis par écrit de deux avocats désignés ad hoc. Cette interdiction mit la plaideuse dans une fureur et un désespoir dont rien ne saurait donner l'idée. Elle s'adressa aux juges, aux avocats, à son procureur, et enfin elle alla renouveler ses plaintes au greffier Boileau, chez lequel se trouvait alors, par hasard, le neveu de Despréaux, qui crut se rendre utile en donnant des conseils à la plaideuse. Elle les écouta d'abord avec avidité, puis, par suite d'un malentendu, croyant qu'on voulait l'insulter, elle accabla le président d'injures, Ce vers de Dandin à Petit-Jean:
Et vous, venez au fait, un mot du fait,
est une allusion à une anecdote du palais, du temps de Racine. Un avocat, chargé de plaider pour un homme sur le compte duquel on voulait mettre un enfant, se jetait à dessein dans des digressions étrangères à la cause. Le juge ne cessait de lui dire: «Au fait, venez au fait.» Impatienté, l'avocat termine brusquement son plaidoyer, en s'écriant: «Le fait est un enfant fait; celui qu'on dit l'avoir fait, nie le fait, voilà le fait.» Enfin, la femme du lieutenant-criminel d'alors fournit à Racine le caractère de la femme de Perrin-Dandin. C'est d'elle qu'il dit:
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer chez elle les mains nettes.
Elle avait effectivement pris quelques serviettes chez le buvetier du palais. Les Plaideurs sont un hors-d'œuvre dans les compositions sérieuses de Racine. En 1669, il continua le cours de ses études dramatiques par la tragédie de Britannicus. Quoique cette pièce fût fort belle, elle tomba à la huitième représentation. L'auteur était très-sensible à un revers; il composa contre ses critiques une préface un peu vive et dans laquelle il semblait diriger quelques attaques contre Corneille. Dans la suite, il la supprima. Boileau lui-même, l'ami sincère et l'admirateur de Racine, critiquait le dénouement de Britannicus. Il trouvait avec raison que Junie entre chez les Vestales, après la mort de son amant, un peu comme on entrait, sous Louis XIV, au couvent des Ursulines.
Cette tragédie produisit une petite révolution dans les coutumes de la Cour. On sait que, dans la pièce, Narcisse dit à Néron:
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre.
Louis XIV crut voir une critique de sa conduite dans ce tableau, ou du moins cette peinture admirable le fit réfléchir, sans doute; car, à partir de ce moment, il cessa de danser dans les ballets où il figurait souvent.
Boileau, tout en critiquant quelques détails du Britannicus de son ami, trouvait cependant cette tragédie admirable, et le voyant un jour tout chagrin du peu de succès qu'elle avait obtenu, il courut à lui, l'embrassa avec transport en lui disant que c'était son chef-d'œuvre.
On raconte qu'une actrice, au lieu de ce vers du rôle d'Agrippine:
Mit Claude dans mon lit et Rome à mes genoux,
se trompa et fit éclater de rire le public, en disant:
Mit Rome dans mon lit et Claude à mes genoux.
Bérénice parut deux ans après Britannicus, en 1671, à l'époque où Corneille, arrivé à la fin de sa carrière littéraire, abandonnait, trop tard déjà, le théâtre. Le sujet de Bérénice fut donné à Racine par Henriette d'Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, qui fit demander également à Corneille de traiter les Adieux de Titus et de Bérénice. Elle espérait voir une allusion aux sentiments qu'elle et Louis XIV avaient eus l'un pour l'autre. Racine fut courtisan, s'engagea, et fit une admirable pièce que l'on parodia avec assez d'esprit.
Racine avait une grande susceptibilité de sentiments; il ne pouvait pardonner les critiques que l'on faisait de ses œuvres.
Il se montra très-chagrin des vers suivants, qui se trouvent dans la parodie de Bérénice:
COLOMBINE dit à Arlequin, en le tirant par la manche.
Répondez donc.
ARLEQUIN.
Hélas! que vous me déchirez!
COLOMBINE.
Vous êtes Empereur, seigneur, et vous pleurez?
Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, Je frémis; mais enfin, quand j'acceptai l'Empire, Quand j'acceptai l'Empire, on me vit empereur.
Racine fut encore plus sensible au mot de Chapelle. Tous ses amis vantaient le talent avec lequel il avait traité le sujet; Chapelle gardait le silence. «Dites-moi franchement votre sentiment, lui dit Racine. Que pensez-vous de Bérénice?—Ce que je pense, répond Chapelle: Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie.»
Mademoiselle de Mancini avait dit à Louis XIV, en partant: «Vous m'aimez, vous êtes roi, vous pleurez et je pars.» Racine s'est souvenu de ces mots pour Bérénice:
Vous m'aimez, vous me soutenez,
Et cependant je pars.
mais les paroles de mademoiselle de Mancini sont empreintes d'un sentiment bien autrement énergique.
On raconte que Louis XIV, rencontrant son médecin au sortir de la représentation de cette tragédie, lui dit avec beaucoup d'esprit et d'à-propos: «J'ai été sur le point de vous envoyer chercher pour secourir une princesse qui voulait mourir sans savoir comment.»
Le grand Condé fit un compliment très-délicat à Racine, à propos de cette pièce. On lui demandait son avis, il répondit par ces deux vers de Titus à Bérénice:
Depuis deux ans entiers, chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
A l'une des représentations, dont le rôle principal était joué par mademoiselle Gaussin, une des sentinelles, fondant en larmes, laissa tomber son fusil. Cela donna lieu aux vers suivants:
Quel spectacle louchant a frappé mes regards,
Quand sous le nom de Bérénice,
Gaussin de son amant déplorait l'injustice!
J'ai vu des flots de pleurs couler de toutes parts,
Et jusqu'aux fiers soldats en larmes,
Oubliant leurs emplois, laisser aller leurs armes.
Quel contraste divers, quand sous le même nom,
L'orgueilleuse Montrose a paru sur la scène!
Aucun cœur n'a senti la moindre émotion;
Aucun n'a retrouvé, dans sa froide action,
Bérénice, ni Melpomène.
Aussi dans ces adieux, si tristes pour Titus,
Le public, trop charmé de sa fuite soudaine,
Lui répondait: Partez et ne revenez plus:
O Racine, ombre révérée,
De quel ravissement ne dois-tu pas jouir,
Lorsque tu vois, du haut de l'Empyrée,
La tendre Gaussin embellir
Les chefs-d'œuvre de ton génie.
Répandre sur tes vers les grâces et la vie
D'un sentiment aimable et délicat;
Surpasser Lecouvreur, étonner Melpomène,
Et remontrer sur notre scène
Bérénice avec plus d'éclat,
Que tu n'en sus prêter aux pleurs de cette reine.
Les tragédies de Racine se succédaient pour ainsi dire régulièrement, soit chaque année, soit de deux en deux ans, et pas une n'était entachée de médiocrité.
En 1672 vint Bajazet, dont il est question dans les lettres de madame de Sévigné. Cette pièce réussit à merveille. Corneille, qui assistait à la première représentation, se penchant à l'oreille de M. Segrais, lui dit: «Les personnages de cette tragédie ont, sous des habits turcs, des sentiments trop français; je n'avoue cela qu'à vous, d'autres croiraient que la jalousie me fait parler.» Cette critique était fort juste. Boileau concluait des quatre vers suivants:
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance,
Indigne également de vivre et de mourir,
On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir;
concluait, disons-nous, de ces vers, que Racine avait, plus encore que lui, le génie satirique.
La belle tragédie de Mithridate, donnée en 1673, marque l'époque où Racine est dans toute la splendeur de son immense talent et où le talent de Corneille est entièrement à son déclin; car c'est à cette époque que le grand nom de l'auteur du Cid ne put préserver Pulchérie d'une chute complète.
De ce jour on vit s'accroître le parti de Racine et s'affaiblir celui de Corneille. Ce jour-là, ce dernier eût pu se dire à lui-même, comme jadis Pompée à Scylla: «Ne sais-tu pas que tous les yeux se tournent vers le soleil levant?»
Mithridate eut un grand succès. De toutes les tragédies que Charles XII, de Suède, lut pendant les loisirs de sa captivité, c'était celle qui l'avait le plus fortement impressionné, et il en avait, dit-on, retenu les endroits les plus saillants. Beaubourg, Baron, La Thorillière, tous les grands acteurs ont joué le rôle de Mithridate, et beaucoup d'entre eux ont voulu débuter à la scène par cette pièce.
Beaubourg, dont nous venons de prononcer le nom, était fort laid. Mademoiselle Lecouvreur, qui jouait Monime, lui ayant dit ce vers de Mithridate:
Ah! Seigneur, vous changez de visage,
on cria du parterre: «Laissez-le faire,» ce qui jeta un moment le trouble dans la représentation.
Bannières, qu'on appelait le Toulousain, débuta en 1729 par Mithridate. Il joua le rôle avec un emportement qui excita un rire universel. A la fin de la pièce, cet acteur, qui était un homme d'esprit, comprenant la faute qu'il avait faite, vint plaisamment supplier le public de vouloir bien revenir à la représentation suivante, pour juger s'il avait profité de sa leçon. En effet, il joua, à son second début, avec tant d'intelligence, qu'on l'applaudit du parterre et des loges.
Un autre acteur, Rousselet, après avoir débuté aux Français, en 1740, passa à l'Opéra-Comique, puis revint quelques années plus tard au premier théâtre.
Un jour, qu'il jouait Mithridate et avait été mal accueilli du public, il s'avança vers la rampe pour parler; mais un plaisant ne lui en laissa pas le temps, et, s'adressant, du parterre, au Mithridate de la scène, il lui débita avec beaucoup d'à-propos ces deux vers du rôle qu'il venait de jouer:
Prince, quelques raisons que vous puissiez nous dire,
Votre devoir ici n'a point dû vous conduire.
Les comédiens annoncèrent un jour Mithridate. Dans l'intervalle, les premiers sujets reçurent l'ordre de se rendre à Saint-Germain, où était la Cour, pour y jouer devant le roi. On fut obligé de donner les doublures au peuple de Paris. Ces doublures débitèrent si mal le premier acte, qu'il y eut un tolle général. La salle était comble, les malheureux n'osaient rentrer en scène et opinaient pour rendre l'argent. «Mais non! mais non! s'écrie Legrand, la recette est bonne, ce serait folie que de s'en dessaisir; laissez-moi faire, je vais conjurer l'orage.» Alors, il s'avance sur le devant du théâtre, et s'adressant au parterre, il lui dit d'un air fort humble:
«Messieurs, mademoiselle Duclos, M. Beaubourg, MM. Ponteuil et Baron ont été obligés d'aller remplir leurs devoirs et de jouer à la Cour; nous sommes au désespoir de n'avoir pas leur talent et de ne pouvoir les remplacer; nous n'avons pu, pour ne pas fermer notre théâtre aujourd'hui, vous donner que Mithridate. Nous vous avouons qu'il est et sera joué par les plus mauvais acteurs; vous ne les avez même pas encore tous vus; car je ne vous cacherai point que c'est moi qui joue le rôle de Mithridate.» Sur cela, grands éclats de rire, applaudissements de toute la salle, et la représentation put continuer.
Quinault l'aîné, frère de Quinault de Fresne, avait beaucoup d'esprit. Dînant un jour avec Crébillon et trois P. Jésuites, la conversation tourna en une grave dissertation sur le genre masculin ou féminin du mot amour d'un vers du Mithridate de Racine. Quinault soutenait que le mot est du genre féminin. Les Révérends prouvaient, par nombre d'exemples puisés aux meilleures sources, qu'il était du genre masculin. Après une discussion à n'en plus finir, Quinault, s'écrie tout à coup: «Allons, Messieurs, un peu de complaisance, passons l'amour masculin en faveur de la société, et qu'il n'en soit plus question.»
A son retour de la campagne de la Franche-Comté, Louis XIV voulut offrir des divertissements splendides à toute la Cour. Un grand théâtre avait été dressé à cette occasion dans le parc de Versailles. Le monarque vainqueur fit choix, pour y être représentée, d'une tragédie nouvelle de Racine, Iphigénie, jouée pour la première fois en 1674, et qui avait eu un beau et légitime succès. Ce chef-d'œuvre fut applaudi à la Cour comme à la ville, tout le brillant auditoire laissait couler ses larmes, ce qui inspira à Despréaux ces quatre vers:
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée;
Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,
En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.
Une anecdote qui prouve bien la puissance du génie musical de Lully, se rattache à cette pièce. Dans une soirée, les amis du célèbre compositeur lui firent un reproche que déjà ses ennemis lui avaient adressé, celui de ne pouvoir mettre en musique que des vers faibles comme ceux que lui fabriquait Quinault, ajoutant qu'il aurait bien autrement de peine si on lui donnait des vers pleins d'énergie. Lully, animé par cette plaisanterie, court à un clavecin, et, après avoir promené un instant ses mains sur les touches, il chante tout à coup ces quatre vers d'Iphigénie:
Un prêtre, environné d'une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d'un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux!
Un des témoins de cette scène racontait, longtemps encore après, que tous ceux qui y assistèrent croyaient voir commencer l'odieux sacrifice, et que la musique expressive dont Lully accompagna les vers de Racine, lui fit dresser les cheveux sur la tête.
En 1718, les Comédiens Français, voulant sans doute attirer beaucoup de monde et ne sachant comment faire concurrence aux autres théâtres, pour lesquels on délaissait le leur, eurent recours à un moyen que l'on a bien perfectionné, embelli, augmenté, et dont on a usé et abusé depuis cette époque, l'annonce et la réclame. Ils affichèrent qu'à la représentation du 9 septembre, on verrait dans Iphigénie, de M. Racine, quelque chose d'extraordinaire. Tout Paris courut au théâtre, on excita l'impatience du public jusqu'au quatrième acte; enfin, on vit paraître le vieux Poisson en Achille, et le jeune et beau La Thorillière en Agamemnon. Cette singulière et ridicule mascarade fit d'abord rire un instant; mais bientôt le bon sens prenant le dessus, on trouva cette charge de mauvais goût, et les huées commencèrent. On fut obligé de baisser le rideau.
Mademoiselle Gaussin, jouant le rôle d'Iphigénie, était ravissante. On lui adressa les vers suivants:
Les Grecs, Agamemnon, Chalcas et les dieux même,
Ne sauraient m'effrayer pour ses jours précieux.
Les efforts d'Achille amoureux,
Pour se conserver ce qu'il aime,
Ne sont point mon espoir, et je le fonde mieux
Sur l'attendrissement des dieux.
Osez les regarder, aimable Iphigénie;
Vers le ciel, levez vos beaux yeux,
Leur douceur me répond d'une si belle vie.
Une grande dame de l'époque avait la prétention d'être un fin connaisseur en peinture. Elle possédait beaucoup de tableaux de grands maîtres, mais il y en avait un dont elle ne pouvait parvenir à comprendre le sujet. Elle le montra un jour à plusieurs artistes de talent, qui lui dirent: «Ce tableau, c'est le sacrifice d'Iphigénie en Aulide.—Quelle bonne folie, reprend en riant la maîtresse de la maison, voilà plus d'un siècle que ce tableau est dans ma famille, et il n'y a pas dix ans que M. Racine a fait sa tragédie!»
Phèdre, qui parut en 1677, laissa trois années d'intervalle entre elle et Iphigénie. On assure que l'auteur de ce chef-d'œuvre fut singulièrement conduit à traiter ce sujet, un des plus difficiles qu'on puisse mettre à la scène. Il se trouva un jour amené, par la conversation, à soutenir qu'un bon poëte peut faire excuser les plus grands crimes et même inspirer de la compassion pour les criminels. Racine, en soutenant cette thèse, ajoutait avec feu qu'il ne fallait, pour cela, que de la fécondité, de la délicatesse, et surtout de la justesse d'esprit, prétendant qu'il n'était nullement impossible, par exemple, de rendre aimables Médée ou Phèdre. Personne ne fut de son avis, et l'on affirma que tout le monde échouerait dans une entreprise pareille. Cela piqua au jeu l'habile poëte tragique, et ne voulant pas avoir le démenti de son opinion, il se mit à travailler Phèdre. On sait comment il réussit à jeter, sur les crimes de la belle-mère, un sentiment de pitié qu'on accorde à peine au vertueux Hippolyte.
La Champmeslé avait prié l'auteur de lui créer un rôle dans lequel seraient développées toutes les passions. Celui de Phèdre parut parfaitement convenable pour cela, et Racine le traça de façon à faire valoir les rares qualités et toutes les belles facultés de l'actrice.
Phèdre fut la première tragédie contre laquelle on vit s'organiser une cabale partie de haut et qui prit des proportions considérables. La chose faillit dégénérer en dispute de prince, et elle eut pour la scène française et pour la littérature une bien autre et bien triste portée; elle causa tant de chagrin à Racine, qu'elle le détermina à abandonner le théâtre. En vain Boileau le supplia de n'en rien faire, sa résolution fut inébranlable, et ce ne fut que mû par un sentiment de piété qu'il composa, quelques années avant sa mort, les deux tragédies d'Esther et d'Athalie. Mais revenons à Phèdre et à la cabale qu'elle engendra.
Lorsqu'on sut que Racine travaillait à cette tragédie et allait la faire paraître, la célèbre madame Deshoulières, qui n'aimait ni Boileau, ni Racine, noua une intrigue pour faire éprouver une chute complète au poëte favori de la cour et de la ville. Elle s'adjoignit la duchesse de Bouillon, son frère le duc de Nevers, et plusieurs personnages haut placés. Ce petit aréopage imagina d'opposer à la Phèdre de Racine, une autre Phèdre. Pradon fut mis du complot et chargé de produire une œuvre ayant le même titre.
Dès que la coterie Deshoulières connut les jours de la représentation des deux Phèdre, elle fit retenir, à prix d'or, toutes les premières loges aux deux théâtres, pour les cinq premières représentations. On se rendit en foule à la Phèdre de Pradon, qu'on applaudit, qu'on vanta, qu'on porta aux nues, bien qu'elle fût détestable et que le public dût en faire bientôt justice. Au contraire, on laissa les loges vides pour la Phèdre de Racine. Il en résulta naturellement une certaine froideur, et de la part du public et même dans le jeu des acteurs.
Madame Deshoulières, qui avait trop d'esprit pour ne pas sentir la supériorité de la pièce de Racine sur celle de Pradon, revint cependant de l'Hôtel de Bourgogne rejoindre sa petite société, en faisant, avec Pradon, des gorges-chaudes sur le chef-d'œuvre de Racine. Pendant tout le temps du souper, il ne fut question que de cette déplorable, de cette détestable tragédie, qui coulait à tout jamais son auteur, le reléguant au second rang; puis, séance tenante, la Deshoulières composa le fameux sonnet-parodie que nous allons donner:
Dans un fauteuil doré, Phèdre, tremblante et blême,
Dit des vers où d'abord personne n'entend rien.
Sa nourrice lui fait un sermon fort chrétien,
Contre l'affreux dessein d'attenter sur soi-même.
Hippolyte la hait presque autant qu'elle l'aime;
Rien ne change son cœur ni son chaste maintien.
La nourrice l'accuse; elle s'en punit bien.
Thésée a pour son fils une rigueur extrême.
Une grosse Aricie, au teint rouge, aux crins blonds,
N'est là que pour montrer deux énormes tétons,
Que, malgré sa froideur, Hippolyte idolâtre.
Il meurt enfin, traîné par ses coursiers ingrats.
Et Phèdre, après avoir pris de la mort aux rats,
Vient, en se confessant, mourir sur le théâtre.
Les amis de Racine attribuèrent cette satire, fort méchante, mais spirituelle, au duc de Nevers, qui se mêlait quelquefois d'enfourcher Pégase, comme on disait alors, et qui le montait assez mal. Indignés, et ne faisant pas à Pradon l'honneur de le croire l'auteur du sonnet, ils répondirent par un autre, composé sur une forme identique et dirigé contre le duc. Le voici:
Dans un palais doré, Damon, jaloux et blême,
Fait des vers où jamais personne n'entend rien.
Il n'est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien,
Et souvent, pour rimer, il s'enferme lui-même.
La Muse, par malheur, le hait autant qu'il l'aime.
Il a d'un franc poëte et l'air et le maintien.
Il veut juger de tout et ne juge pas bien.
Il a pour le Phœbus une tendresse extrême.
Une sœur vagabonde, aux crins plus noirs que blonds,
Va partout l'univers promener deux tétons,
Dont, malgré son pays, Damon est idolâtre.
Il se tue à rimer pour des lecteurs ingrats;
L'Énéide, à son goût, est de la mort aux rats;
Et, selon lui, Pradon est le roi du théâtre.
Le second sonnet fit fureur et eut autrement de succès dans le monde des lettres et dans le monde de la cour, que celui dont on attribuait la paternité au duc de Nevers. Tout le monde désigna Racine et Boileau comme en étant les auteurs. Or, comme il était des plus méchants, comme il attaquait en quelque sorte les mœurs et l'honneur d'un fort grand seigneur de l'époque, la chose devint grave, et les deux poëtes commencèrent à avoir des craintes sérieuses. Le duc de Nevers, pour les effrayer encore davantage, cassa les vitres par un troisième sonnet:
Racine et Despréaux, l'un triste et l'autre blême,
Viennent demander grâce, et ne confessent rien.
Il faut leur pardonner, parce qu'on est chrétien;
Mais on sait ce qu'on doit au public, à soi-même.
Damon, pour l'intérêt de cette sœur qu'il aime,
Doit de ces scélérats châtier le maintien;
Car il serait blâmé de tous les gens de bien,
S'il ne punissait pas leur insolence extrême.
Ce fut une furie, aux crins plus noirs que blonds,
Qui leur pressa du pus de ses affreux tétons
Ce sonnet qu'en secret leur cabale idolâtre.
Vous en serez punis, satiriques ingrats,
Non pas en trahison, par de la mort aux rats,
Mais à coups de bâton donnés en plein théâtre.
Le duc fit aussi répandre le bruit qu'il avait donné ordre de chercher partout Racine et Boileau pour les faire assassiner. Or, comme la bravoure n'était pas le côté brillant des deux amis, la peur commença à les galoper de la belle manière. Ils désavouèrent hautement le deuxième sonnet; heureusement pour eux, ils trouvèrent un protecteur puissant dans le fils du grand Condé, le duc Henri-Jules, qui leur dit: «Si vous n'avez pas fait le sonnet, venez à l'hôtel de Condé, où M. le prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous êtes innocents; et si vous l'avez fait, ajouta-t-il, venez aussi à l'hôtel de Condé, et M. le prince vous prendra de même sous sa protection, parce que le sonnet est très-plaisant et plein d'esprit.»
Le duc de Nevers se borna aux menaces contenues dans ses vers, et il eut raison de ne pas pousser les choses plus loin; Racine et Boileau étaient déjà fort bien en Cour, le grand roi allait, quelques mois après cette aventure, les choisir l'un et l'autre pour les nommer historiographes de son règne. En venir aux voies de fait envers eux, c'était risquer toute la colère du monarque, colère qu'on ne bravait pas volontiers. D'ailleurs, le grand Condé, dès qu'il eut connaissance du troisième sonnet, fit dire en termes assez durs au duc de Nevers, qu'il vengerait, comme faites à lui-même, les injures dont on se permettrait de se rendre coupable envers deux hommes d'esprit qu'il aimait et qu'il prenait sous sa protection.
Le public, mieux encore que le grand Condé, vengea Racine. Sa Phèdre fut comprise. On l'admira, on l'applaudit et on plaignit l'auteur d'avoir été mis en parallèle avec un adversaire aussi méprisable que Pradon. Enfin, le poëte Lamotte, pour exprimer l'ascendant des femmes sur les hommes, ne trouva rien de plus fort que ce joli mot:—«Elles seraient capables de faire rechercher la Phèdre de Pradon et abandonner celle de Racine.»
Malgré tout cela, l'auteur de tant de chefs-d'œuvre ne voulut plus entendre parler de théâtre. Il s'arrêta court dans sa brillante carrière dramatique, abreuvé de dégoût, et résistant à toutes les supplications de ses meilleurs amis. Peut-être est-ce une grande perte pour la littérature française, car Racine n'avait alors que trente-huit ans; peut-être aussi est-ce une chose heureuse, parce qu'il n'eût pu s'élever davantage. Esther et Athalie devaient fermer la couronne littéraire dont les premiers fleurons avaient été la Thébaïde et Alexandre. En treize ans, le poëte du grand siècle avait donné à la scène neuf tragédies admirables et une charmante comédie.
Dix années avant sa mort, en 1689, et après avoir laissé dormir douze années sa muse, Racine, mu par un sentiment religieux et par la reconnaissance qu'il devait au roi et à madame de Maintenon, se décida, un peu à contre-cœur, à céder aux désirs presque souverains de la femme de Louis XIV. On raconte que madame de Maintenon, qui voulait développer le goût de la belle poésie chez les jeunes élèves de Saint-Cyr, se trouva un jour dégoûtée des mauvaises pièces que mademoiselle de Brinon, première supérieure de ce grand établissement, faisait représenter aux jeunes filles. En outre, elle fut scandalisée de la manière trop passionnée avec laquelle on leur avait laissé jouer Andromaque. Elle pria donc Racine de lui composer un poëme moral ou historique, dont l'amour fût entièrement banni. La tâche n'était pas facile. Écrire une œuvre dramatique en enlevant du drame le sentiment le plus dramatique, parut d'abord à Racine un tour de force dont il ne se sentait pas capable. En outre, il craignait de réveiller la haine de ses ennemis et de compromettre sa réputation. C'étaient bien des difficultés à vaincre, bien des écueils à éviter. Toutefois, ayant eu le bonheur de trouver le sujet d'Esther, il se mit au travail, encouragé par Boileau qui, d'abord, avait cherché à le détourner de répondre aux vues de madame de Maintenon.
Esther fut donc représentée à Saint-Cyr pendant le carnaval de 1689. Racine se chargea de former lui-même à la déclamation les jeunes personnes chargées des rôles dans sa nouvelle tragédie. Madame de Caylus, sortie depuis peu de l'établissement, ayant assisté à une répétition, fut prise d'un tel désir d'avoir un rôle, que, pour la satisfaire, l'auteur ajouta un prologue et le lui donna. Esther fut jouée devant la Cour et fut applaudie plus que n'avaient jamais été les grandes tragédies du poëte, aux plus beaux jours de ses triomphes. Courtisans, dévots, prélats, jésuites, c'est à qui put obtenir ses entrées au théâtre de Saint-Cyr. Singulière et modeste éducation pour des jeunes personnes, on en conviendra! Mais il fallait, avant tout, amuser le Grand Roi, qui ne s'amusait plus de beaucoup de choses, et il fallait l'amuser saintement, ce qui était bien plus difficile encore. Louis XIV y mena Jacques II, roi d'Angleterre, et sa femme. On se disait bien bas à l'oreille que la pièce était allégorique. Assuérus était le Roi; l'altière Vasthy, madame de Montespan; Esther, madame de Maintenon; Aman, M. de Louvois.
Il parut, à propos de cette tragédie, une ode, dans laquelle chacun des personnages anciens était désigné sous le nom du personnage de l'époque; mais le poëte établissait une différence entre la conduite de la femme d'Assuérus et celle de Louis XIV, et ce n'était pas en faveur de la favorite du dix-septième siècle. L'une, disait-il, avait servi la nation juive, sa nation à elle, tandis que l'autre, loin d'empêcher la proscription des huguenots, ses frères, les avait poursuivis de sa haine en excitant le roi contre eux. Il est vrai, ajoutait-il, que les juifs n'avaient pour ennemis, ni jésuites, ni bigots.
Madame de Sévigné, dans une de ses lettres, raconte à sa fille la représentation d'Esther, à laquelle elle a assisté, et sa conversation (du reste parfaitement banale, mais qui lui fit bien des envieux) avec le vieux roi.
La tragédie d'Esther ne fut imprimée et donnée au théâtre que bien longtemps après son apparition à Saint-Cyr. Le public ne ratifia pas le succès immense qu'elle avait obtenu. M. de La Feuillade appelait l'impression de cette pièce une requête civile contre l'approbation publique.
Athalie, un des chefs-d'œuvre du maître, et sa dernière tragédie, ne fut pas représentée à Saint-Cyr, comme on le croit généralement. Vers la fin de 1690, l'auteur se disposait à la faire jouer par la jolie troupe qui avait interprété Esther, lorsque madame de Maintenon, soit par suite des avis nombreux qu'elle reçut, soit éclairée par la raison et réfléchissant aux inconvénients qu'il y avait réellement à mettre en scène, devant la Cour, ses jeunes et jolies pensionnaires, coupa court aux représentations théâtrales et les défendit. On a pensé que les ennemis de Racine étaient pour quelque chose dans cette défense; la chose n'est point impossible. Cependant, comme tout était prêt pour les représentations d'Athalie, madame de Maintenon ne voulut pas se priver du plaisir de voir exécuter cette pièce avec tous les chœurs. Elle fit venir deux fois à Versailles les jeunes actrices qui avaient dû remplir les rôles à Saint-Cyr, et se fit déclamer la tragédie en présence du roi, dans une chambre du théâtre, mais sans apparat, sans costumes. L'impression que cette représentation, ou plutôt ce récit, produisit sur Louis XIV, fut des plus vives, et cela valut à Racine la charge de gentilhomme ordinaire de la chambre. Le roi, qui avait le goût du beau, ne partageait pas l'avis de beaucoup de gens, qui répandaient partout que cette tragédie était plus que médiocre. On prétend même qu'à cette époque il était de bon ton de la décrier. On fit une méchante épigramme qui se terminait par ces deux vers:
Pour avoir fait pis qu'Esther,
Comment diable a-t-il pu faire?
Quelques Parisiens se trouvaient à la campagne quand Athalie venait d'être imprimée, et on la leur avait envoyée. Le soir, en jouant aux petits jeux à gages, on infligea pour pénitence, à un des hommes de la joyeuse société, de lire tout seul le premier acte de la dernière tragédie de Racine. Il se récria contre la sévérité de la punition; mais, obligé de s'exécuter, il se retira dans sa chambre et prit en tremblant le livre. Tout à coup il fut saisi d'admiration, et, le lendemain, il déclara qu'Athalie était le chef-d'œuvre du grand poëte; on crut qu'il voulait plaisanter; il affirma qu'il parlait sérieusement et demanda la permission de lire tout haut la pièce entière. L'ouvrage qu'on avait traité avec tant de mépris fut trouvé admirable.
Racine ne croyait pas cette tragédie supérieure à ses autres pièces; il donnait la préférence sur toutes à Phèdre. Boileau fut le seul qui maintint, envers et contre tous, son opinion. «Je m'y connais bien, disait-il, on y reviendra; Athalie est un chef-d'œuvre.»
Ce fut en 1716, longtemps après la mort de Racine, que la tragédie d'Athalie fut mise à la scène. La Cour avait toujours conservé pour elle une prédilection marquée. C'est au point qu'en 1702, Louis XIV voulut la voir représenter à Versailles. La duchesse de Bourgogne se chargea du rôle de Josabeth; ceux d'Abner, d'Athalie, de Joas, de Zacharie, furent remplis par le duc d'Orléans, la présidente de Chailly, le comte de l'Esparre, second fils du comte de la Guiche, et M. de Champeron. Baron père eut le rôle de Joad; le comte d'Ayen, plus tard maréchal de Noailles, et sa femme, nièce de madame de Maintenon, y remplirent également des rôles secondaires. Trois fois cette admirable tragédie fut jouée à la Cour par ces grands personnages. Comme ces représentations n'avaient qu'un nombre restreint de spectateurs, elle n'en acquit pas plus de célébrité. On continua, dans le public, à la croire détestable, et ce ne fut qu'après son interprétation par les comédiens de Paris, qui durent affronter l'orage d'un public mal disposé, que ce public comprit enfin qu'il avait fait fausse route et revint franchement sur son opinion erronée. C'est le duc d'Orléans, régent de France, qui, sur le compte que lui en firent des hommes d'esprit, voulut juger par lui-même de l'effet produit à la scène par Athalie. Il ordonna aux acteurs du Théâtre-Français de l'apprendre, malgré la clause insérée dans le privilége et qui leur défendait de la représenter. Par une suite de circonstances politiques, Athalie avait à cette époque une sorte de mérite d'actualité qui servit encore à la faire valoir. Louis XV avait l'âge du Joas de Racine; ce prince, comme le Joas de l'histoire juive, restait seul d'une famille nombreuse éteinte par la mort. Le public de Paris, si prompt à saisir les à-propos, applaudit avec force ces vers:
Voilà donc votre roi, votre unique espérance?
J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Du fidèle David c'est le précieux reste,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Songez qu'en cet enfant tout Israël réside,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Nous allons grouper autour de Racine, comme nous avons groupé autour de Corneille, les principaux auteurs tragiques dont les pièces furent mises au théâtre pendant la période qui s'étend de la fin du dix-septième siècle au milieu du dix-huitième, époque à laquelle nous aurons à parler d'un autre grand poëte, Arouet de Voltaire. Nous aborderons ensuite la comédie avant, pendant et après Molière.
«Racine, dit un homme d'esprit, forma, sans le savoir, une école, comme les grands peintres; mais ce fut un Raphaël qui ne fit point de Jules Romain.»
IX
CONTEMPORAINS DE RACINE.
Examen anecdotique des contemporains de Racine.—Pradon.—Son genre de talent.—Starita.—Anecdote.—Tamerlan (1676).—Mot de Pradon au prince de Conti.—La Troade (1679).—Sonnet-parodie de Racine au sujet de cette pièce.—Scipion (1697).—Épigramme de Gacon.—Germanicus (1694).—Épigramme.—Anecdote du quatorze de dames.—Régulus (1688).—Le manteau de Régulus.—Épigramme de Rousseau.—Épitaphe de Pradon.—Mme Deshoulières.—Genseric (1680).—Analyse-épigrammatique de cette tragédie.—La Chapelle.—Il cherche à imiter Racine.—Ses tragédies de Zaïde, de Cléopâtre, de Téléphonte et d'Ajax, de 1681 à 1684.—Anecdotes.—Campistron, élève de Racine.—Auteur fécond.—Son genre de talent.—Virginie (1683).—Arminius.—Succès de son Andronic (1685).—Anecdote.—Alcibiade (1685), et Phraate (1686).—Phocion (1688).—La bague de Péchantré.—Adrien (1690), tragédie chrétienne.—Citation.—Alcide (1693).—Quatrain sur cette pièce.—Péchantré.—Histoire de la paternité de Géta, première tragédie de Péchantré.—Jugurtha.—La Mort de Néron (1703).—Anecdote.—Abeille.—Ses tragédies d'Argélie, de Coriolan, de Lyncée, de Soliman (de 1673 à 1680).—Anecdotes.—Épitaphe d'Abeille.—Épigramme.—Lagrange-Chancel, dernier élève de Racine.—Sa prodigieuse facilité.—Sa première pièce faite quand il avait neuf ans.—Sa tragédie de Jugurtha.—Sa lettre à propos de cette pièce.—Oreste et Pilade (1697).—Méléagre (1699).—Athénaïs, Amadis, Alceste, Ino, Sophonisbe (de 1700 à 1716).—Anecdotes.—Ses autres pièces.—Ses aventures romanesques.—Ferrier, Genest, Longepierre, Riuperoux autres contemporains de Racine.—Leurs tragédies.—Anecdotes.—Boursault.—Son éducation négligée.—Ses principales productions dramatiques.—Sa tragédie de Germanicus (1679).—De Marie Stuart (1683).—De Méléagre (1694).—Anecdotes.—Comédies.—Ésope à la Cour (1701).—Vers retranchés.—Ésope à la Ville (1690), première pièce à tiroir.—Quatrain de Boursault.—Le Mercure Galant (1679), première pièce dans laquelle un acteur fait plusieurs rôles.—Anecdotes sur Visé.—Phaëton (1691).—Les Mots à la mode (1694).—Brochures chez Barbin, le Dentu du dix-septième siècle.—Autres ouvrages de Boursault.—Jugement sur cet auteur.—Fontenelle.—Mérite de ses œuvres.—Sa tragédie d'Aspar (1680).—Épigramme.—Couplets.—Ses opéras.—Thétis et Pelée (1689).—Anecdotes.—Énée et Lavinie (1690).—Bellérophon (1719).—Anecdotes curieuses.—Endymion (1731).—Couplets.
Le grand Corneille avait eu point ou peu de rivaux, en ce sens qu'on n'avait fait l'honneur à personne de le comparer à lui. Racine en eut plusieurs. Cela provenait sans doute de ce que Corneille était entré tout à coup avec une supériorité telle dans la carrière dramatique, que Richelieu seul avait osé lui faire une opposition qui, littérairement parlant, n'avait pu être sérieuse, et qui, aujourd'hui, ne semble que ridicule. Lorsque Racine parut, au contraire, la route était déblayée, tracée déjà, et l'art débarrassé de ses entraves; la carrière étant plus facile à parcourir, plus d'hommes d'esprit pouvaient se mettre sur les rangs et aspirer à cueillir les palmes poétiques. Toutefois, aucun de ceux que l'opinion, ou plutôt la coterie, posèrent au dix-septième siècle en rivaux de Racine, ne peut soutenir le moindre parallèle avec lui. Aujourd'hui que deux siècles, en passant sur les cendres de l'auteur de Phèdre et d'Athalie, ont enlevé jusqu'aux moindres traces des passions des contemporains, aujourd'hui qu'on n'est plus que juste pour les littérateurs du grand règne, personne ne songe à lui opposer une bannière rivale. L'histoire et la postérité finissent tôt ou tard par juger en dernier ressort, et leur jugement est sans appel.
Commençons l'examen anecdotique des contemporains de Racine, par ceux que les passions de l'époque lui firent opposer comme rivaux, honneur bien grand et qu'ils étaient loin de mériter pour la plupart. En tête, nous trouvons celui que la coterie Deshoulières avait choisi pour composer une Phèdre dont nous avons raconté l'histoire.
Pradon, né à Rouen, n'était pas un poëte sans valeur, il s'en faut de beaucoup. Il avait de l'esprit, de l'imagination, de la facilité, une connaissance exacte des règles du théâtre, du goût pour la saine littérature, et il est hors de doute que, si au lieu de se laisser sottement poser en rival d'un homme qu'il eût dû considérer comme un maître, il se fût borné à prendre cet homme pour modèle, il se fût épargné beaucoup de critiques souvent injustes, mais fort spirituelles, et eût été mieux apprécié de ses contemporains. Longtemps Pradon resta sans pouvoir se relever, courbé sous les pointes acérées de Boileau; longtemps son nom fut pour le public le nom d'un poëte ridicule, et aujourd'hui même il est plutôt connu par les épigrammes et les satires auxquelles il donna lieu, que par ses œuvres dramatiques. Encore une fois cependant, Pradon a fait de beaux vers et de bonnes tragédies. Il savait ménager les incidents, placer çà et là, dans ses pièces, des traits heureux, des situations intéressantes, des mouvements forts et véhéments. Nous le répétons, il s'est perdu par la vanité ridicule avec laquelle il a voulu se comparer à Racine. Si Pradon eût été un poëte modeste, il eût eu la réputation d'un poëte de mérite.
Une des tragédies de Pradon, Starita, faillit lui coûter fort cher. A la première représentation, il s'en va, le nez dans son manteau, avec un ami, se glisser au parterre pour jouir, incognito, des applaudissements qu'on ne peut manquer de donner à sa pièce. Mais, dès le premier acte, les sifflets se font entendre; Pradon perd contenance; son ami lui conseille de faire comme tout le monde et de siffler à son tour. Le conseil lui paraît bon; il se met de la partie. Un mousquetaire trouve mauvais cette musique, pousse le coude de Pradon en lui disant que la tragédie est fort belle, que l'auteur est bien en cour et qu'il l'engage à se taire. Pradon, un peu vif, repousse le mousquetaire. Ce dernier jette sur le théâtre la perruque et le chapeau du poëte; celui-ci allonge un soufflet au militaire, qui, mettant l'épée à la main, lui fait deux estafilades sur la joue. Le malheureux auteur, sifflé, battu, blessé pour l'amour de lui-même, n'a que le temps de sortir pour aller se faire panser, jurant qu'on ne le prendra jamais à défendre un poëte méconnu. Starita, donnée en 1679, était cependant une de ses bonnes pièces.
Sa seconde tragédie, Tamerlan, jouée en 1676, eut plus de succès. Elle fut fort applaudie; aussi disait-on, plaisamment: «L'heureux Tamerlan du malheureux Pradon.» En sortant du théâtre, le prince de Conti fit observer à l'auteur qu'il avait transporté en Europe une ville qui est en Asie. «Je prie Votre Altesse de m'excuser, dit le poëte, je ne sais pas la chronologie.»
La Troade, représentée en 1679, fut parodiée de la manière suivante, dans un sonnet de Racine: