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Histoire d'Henriette d'Angleterre

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The Project Gutenberg eBook of Histoire d'Henriette d'Angleterre

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Title: Histoire d'Henriette d'Angleterre

Author: Madame de La Fayette

Author of introduction, etc.: Anatole France

Release date: May 18, 2014 [eBook #45692]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink, Clarity and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

HENRIETTE ANNE D'ANGLETERRE
DUCHESSE D'ORLÉANS
NÉE A EXETER LE XVI JUIN MDCXLIV
MORTE A SAINT CLOUD LE XXX JUIN MDCLXX

I

HISTOIRE
D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE
PAR MADAME
DE LA FAYETTE

II III

HISTOIRE
D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE

PAR MADAME DE
LA FAYETTE

AVEC UNE INTRODUCTION
PAR
ANATOLE FRANCE

logo

PARIS. CHARAVAY FRÈRES ÉDITEURS
4, rue de Furstenberg, 4
1882

IV V

INTRODUCTION

VI VII

INTRODUCTION

I. COMMENT LE LIVRE INTITULÉ HISTOIRE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE FUT FAIT ET QUELLE PART Y PRIT HENRIETTE
D'ANGLETERRE.

Marie Madeleine Pioche de La Vergne ayant épousé, en 1655, à l'âge de vingt-deux ans, François Motier, comte de La Fayette, frère de la belle et innocente amie de Louis XIII, allait souvent visiter au couvent des Filles-Sainte-Marie de Chaillot sa belle-sœur qui, sous le nom de mère Angélique, était supérieure de cette maison. Elle y vit Henriette-Marie de France, veuve de Charles Ier, et sa fille Henriette d'Angleterre, encore enfant, qui plus tard épousa le duc d'Orléans, frère de Louis XIV. Les rencontres furent assez fréquentes, car la reine exilée habitait le couvent de Chaillot pendant une grande partie de l'année, et la comtesse se lia peu à peu avec la jeune princesse d'Angleterre. «Cette connoissance, dit madame de La Fayette, me donna depuis l'honneur de sa familiarité, en sorte que, quand elle fut mariée, j'eus toutes les entrées particulières chez elle; et, quoique je fusse plus âgée de dix ans qu'elle, elle me témoigna jusqu'à la mort beaucoup de bonté, et eut beaucoup d'égards pour moi [1].» Il y avait entre elles une mutuelle sympathie et Henriette, après son mariage, confiait à cette ancienne amie tout ce qui ne touchait pas le secret du roi. En 1665, après l'exil du comte de Guiche, qui laissait en partant un vif souvenir à la princesse désœuvrée, celle-ci dit à madame de La Fayette: «Ne trouvez-vous pas que, si tout ce qui m'est arrivé et les choses qui y ont relation étoit écrit, cela composeroit une jolie histoire?» Et, songeant sans doute à une nouvelle, qu'elle connaissait fort bien, car elle y fit allusion un jour dans une conversation avec Vardes [2], je veux dire la Princesse de Montpensier, elle ajouta: «Vous écrivez bien: écrivez, je vous fournirai de bons mémoires.»

Or, d'aller lui dire: non,

Ce n'est pas comme on en use

Avec les divinités.

Madame de La Fayette écrivit; il y avait dans les mémoires fournis par l'héroïne des endroits délicats: car cette charmante Henriette était, avec beaucoup d'intelligence, de droiture et de bonté, une terrible étourdie. Heureusement madame de La Fayette avait dans l'esprit autant d'adresse que de sincérité; elle savait tout dire. L'idée de cette histoire fut laissée par fantaisie comme elle avait été prise. Mais en 1669, Madame (son mariage avec le duc d'Orléans donnait ce titre à la princesse d'Angleterre), ayant fait ses couches à Saint-Cloud et n'ayant qu'une cour peu nombreuse, se rappela cette idée et dit qu'il fallait la reprendre. Elle fut si contente de ce qu'écrivit madame de La Fayette, qu'elle y ajouta quelques morceaux de sa main. La comtesse prit soin de les marquer d'un signe qui s'est malheureusement perdu à l'impression. Petitot [3] crut retrouver un de ces morceaux dans la quatrième partie; on y lit:

«Il (le Roi) envoya prier Montalais de lui dire la vérité: vous saurez ce détail d'elle. Je vous dirai seulement que le maréchal (de Gramont), qui n'avoit tenu que par miracle une aussi bonne conduite, etc., etc. [4]

Petitot remarque d'abord que ce passage est écrit à la première personne et que tout le reste du livre l'est à la troisième. Il fait observer ensuite que la phrase: «Vous saurez ce détail d'elle», n'a de sens que si c'est Madame elle-même qui renvoie la comtesse de La Fayette à mademoiselle de Montalais pour s'informer plus amplement. Petitot a raison; on ne conçoit pas la comtesse parlant au public, ou, pour mieux dire, à la bonne compagnie pour laquelle elle écrivait, et disant: «Une fille de Madame, Montalais, vous fera savoir ce détail.» Au contraire on s'explique très bien que Madame ayant noté rapidement, en vue de son histoire intime, un fait qu'elle ne savait et ne pouvait savoir que par une de ses filles, ait ensuite indiqué qu'il serait bon, avant de rédiger ce passage, d'interroger la fille elle-même.

En 1670, Madame fit le célèbre voyage d'Angleterre dont elle ne revint que pour mourir. Quand survint cette mort désolante, madame de La Fayette avait posé la plume sur le récit de la dernière entrevue de Madame avec le comte de Guiche, en 1665. Elle ne la reprit que pour écrire une relation de ces neuf heures d'inexprimables douleurs pendant lesquelles Madame montra une douceur et un courage extraordinaires constamment alliés à la plus parfaite simplicité. Dans cette relation les paroles sont en harmonie avec les choses; il faut l'avoir lue pour savoir tout ce que vaut la simplicité dans une âme ornée [5].

II. NOTE POUR SUPPLÉER AU SILENCE DE MADAME DE
LA FAYETTE SUR L'ENFANCE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE.

Ayant dit que la princesse d'Angleterre, fille d'une reine exilée et pauvre, fut élevée dans la simplicité d'une condition privée, madame de La Fayette ajoute que «cette jeune princesse prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires [6].» Cette remarque pleine de sens et qui est le résultat d'observations nombreuses et bien faites, laisse entrevoir toute la sagesse d'âme, toute la solidité d'esprit de cette dame qui disait: «C'est assez que d'être» et qui ne s'éblouit de rien. Mais il n'était ni dans le plan de Madame, ni, par conséquent, dans celui de la comtesse de rappeler les détails de cette simple enfance, de dire comment, à sainte Marie de Chaillot, la mère d'Henriette Stuart faisait elle-même les comptes de sa maigre dépense [7], et comment, après le départ du prince de Galles pour l'Ecosse, la reine exilée fut abandonnée de tous ses gens, qu'elle ne pouvait payer. «L'étoile était alors terrible contre les rois», dit Madame de Motteville. Et elle rapporte que, la recevant dans une mauvaise chambre des Carmélites, Henriette de France lui montra une petite coupe d'or dans quoi elle buvait et lui jura «qu'elle n'avoit d'or, de quelque manière que ce pût être, que celui-là [8].» La fille de Henri IV vendit ses hardes pour subsister [9]; il y eut un moment où elle manqua de bois et presque de pain pour son enfant. C'est le cardinal de Retz qui en témoigne:

«Cinq ou six jours, dit-il, devant que le Roi sortît de Paris, j'allai chez la reine d'Angleterre, que je trouvai dans la chambre de madame sa fille, qui a été depuis madame d'Orléans. Elle me dit d'abord: «Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette. La pauvre enfant n'a pu se lever aujourd'hui faute de feu.» Le vrai étoit qu'il y avoit six mois que le Cardinal n'avoit pas fait payer à la Reine de sa pension [10]; que les marchands ne vouloient plus fournir, et qu'il n'y avoit plus un morceau de bois dans la maison [11]

Mais ce dénuement était passager et résultait du désarroi que la guerre civile avait mis dans le service des maisons royales. La princesse d'Angleterre, qui avait alors quatre ans et demi, ne devait pas recevoir de ces privations une impression bien forte.

Elle avait vingt et un ans en 1665, quand il lui vint en tête de fournir des mémoires à son amie. Elle était encore trop jeune et trop occupée de sa jeunesse pour se plaire aux souvenirs de son enfance. Aussi n'a-t-elle rien dicté qui se rapportât aux premières années de sa vie. On dirait que cette jolie femme se croyait née le jour où elle fut aimée pour la première fois. Ce fut quand le duc de Buckingham la vit à Londres; elle avait seize ans et c'est de ce moment que son historien commence à la peindre.

III. DE LA NATURE PHYSIQUE ET MORALE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE. SES PORTRAITS.

Mademoiselle de Montpensier parle avec une malice assez agréable du charme qui enveloppait la princesse d'Angleterre et cachait en elle certaine disgrâce fort apparente d'ordinaire: «Elle avoit trouvé,» dit Mademoiselle, [12] «le secret de se faire louer sur sa belle taille, quoi qu'elle fût bossue, et Monsieur même ne s'en aperçut qu'après l'avoir épousée.» Voilà une bossue bien dissimulée, mais une bossue enfin; et la bonne demoiselle n'est pas seule à le dire. La Fare, fort détaché, dit que Madame «quoi qu'un peu bossue, avait non seulement dans l'esprit, mais même dans sa personne, tous les agréments imaginables [13]».

Elle avait en effet le dos rond. A ce signe, comme à l'éclat particulier de son teint, à sa maigreur et à la toux qui la secouait constamment, on pouvait reconnaître la maladie que l'autopsie révéla [14] et qui l'eût emportée si une autre plus rapide ne fût survenue. Ces symptômes frappèrent le vieux doyen de la faculté de médecine de Paris, Guy Patin, qui écrivait à Falconnet, le 26 septembre 1644: «Madame la duchesse d'Orléans est fluette, délicate et du nombre de ceux qu'Hippocrate dit avoir du penchant à la phthisie. Les Anglois sont sujets à leur maladie de consomption, qui en est une espèce, une phthisie sèche ou un flétrissement du poumon» [15].

Tout en elle, jusqu'à son perpétuel besoin d'agitation, trahissait la poitrinaire. Elle avait une coquetterie intrépide et un goût de galanterie que n'interrompaient ni les malaises, ni les grossesses, ni les couches les plus pénibles; c'est que ce goût était tout de tête et seulement pour l'imagination. On conçoit qu'avec son tapage et ses bravoures elle agaçait la reine Marie-Thérèse, bonne femme et simple, ne connaissant que l'étiquette. La reine se plaignait que, pendant qu'elle était en couches, Madame était venue la voir «ajustée avec mille rubans jaunes et coiffée comme si elle étoit allée au bal.» Elle ajoutait avec quelque aigreur qu'«une coiffe baissée et un habit modeste» eussent marqué plus de respect. Mais les hommes n'entraient pas dans les rancunes de la Reine et leur témoignage atteste unanimement l'attrait de cette malade charmante.

Il y a dans les premiers mémoires de Daniel de Cosnac, évêque de Valence et grand aumônier de Monsieur, un portrait de Madame qui a son prix, venant d'un ami respectable et d'un confident discret. Le voici:

«Madame avoit l'esprit solide et délicat, du bon sens, connoissant les choses fines, l'âme grande et juste, éclairée sur tout ce qu'il faudroit faire, mais quelquefois ne le faisant pas, ou par une paresse naturelle, ou par une certaine hauteur d'âme qui se ressentoit de son origine et qui lui faisoit envisager un devoir comme une bassesse. Elle mêloit dans toute sa conversation une douceur qu'on ne trouvoit point dans toutes les autres personnes royales. Ce n'est pas qu'elle eût moins de majesté; mais elle en savoit user d'une manière plus facile et plus touchante; de sorte qu'avec tant de qualités toutes divines, elle ne laissoit pas d'être la plus humaine du monde. On eût dit qu'elle s'approprioit les cœurs, au lieu de les laisser en commun, et c'est ce qui a aisément donné sujet de croire qu'elle étoit bien aise de plaire à tout le monde et d'engager toutes sortes de personnes [16]

C'est bien ainsi qu'elle nous apparaît: intelligente, délicate, douce et fière, fidèle aux amis, faible et désarmée contre les flatteries et les caresses, humaine. Ce dernier mot dit beaucoup, et contient, à mon sens, la plus belle louange qu'on puisse donner à une princesse, c'est-à-dire à une personne que les mœurs publiques et privées tiennent en dehors de la sympathie et de l'humanité. L'évêque de Valence ajoute à ce portrait moral un portrait physique galamment tracé et qui sent le fin connaisseur. C'était le temps des Retz et des Chanvallon:

«Pour les traits de son visage, on n'en voit pas de si achevés; elle avoit les yeux vifs sans être rudes, la bouche admirable, le nez parfait, chose rare! car la nature, au contraire de l'art, fait bien presque tous les yeux et mal presque tous les nez. Son teint étoit blanc et uni au delà de toute expression, sa taille médiocre, mais fine; on eut dit qu'aussi bien que son âme, son esprit animoit tout son corps. Elle en avoit jusqu'aux pieds, et dansoit mieux que femme du monde.

«Pour ce je ne sais quoi tant rebattu, donné si souvent en pur don à tant de personnes indignes, ce je ne sais quoi qui descendoit d'abord jusqu'au fond des cœurs, les délicats convenoient que chez les autres il étoit copie, qu'il n'étoit original qu'en Madame; enfin, quiconque l'approchoit demeuroit d'accord qu'on ne voyoit rien de plus parfait qu'elle [17]

Voilà un gracieux portrait; nous avons aujourd'hui le goût plus fort et nous voudrions plus d'accent. Les écrivains du XVIIe siècle mettaient dans ces sortes d'ouvrages plus d'élégance que de précision. Quand ils ont dit qu'on a le teint beau et la gorge belle, ils croient avoir tout dit. Madame de La Fayette nous avertit qu'on trouva à la princesse Henriette, dès le sortir de l'enfance, «un agrément extraordinaire», mais elle ne nous dit pas si Henriette était brune ou blonde.

La bonne madame de Motteville, qui n'avait pas pour Henriette les yeux de Buckingham, accorde du moins à la jeune princesse ce qu'on appelle la beauté du diable:

«Elle avoit, dit-elle, le teint fort délicat et blanc; il étoit mêlé d'un incarnat naturel comparable à la rose et au jasmin. Ses yeux étoient petits, mais doux et brillants. Son nez n'étoit pas laid; sa bouche étoit vermeille et ses dents avoient toute la blancheur et la finesse qu'on leur pouvoit souhaiter, mais son visage trop long et sa maigreur sembloient menacer sa beauté d'une prompte fin [18]

Cela est froid et fort éloigné de la vivacité de Cosnac. Mais ne nous dira-t-on pas si Madame était brune ou blonde?

Elle était blonde avec des yeux bleus [19]; c'est un libelle qui nous l'apprend, un libelle d'assez bon ton, dont nous parlerons dans un autre paragraphe. Voici le portrait qu'on trouve dans ce petit écrit, intitulé La Princesse ou les amours de Madame.

«Elle est d'une taille médiocre et dégagée; son teint, sans le secours de l'art, est d'un blanc et d'un incarnat inimitable, les traits de son visage ont une délicatesse et une régularité sans égale, sa bouche est petite et relevée, ses lèvres vermeilles, ses dents bien rangées et de la couleur des perles; la beauté de ses yeux ne se peut exprimer: ils sont bleus, brillans et languissans tout ensemble; ses cheveux sont d'un blond cendré le plus beau du monde; sa gorge, ses bras et ses mains sont d'une blancheur à surpasser toutes les autres [20]

Cela donne dans le joli et dans le fade; mais le libelliste était journalier, comme Madame; il avait ses heures heureuses et c'est lui qui nous donnera sur cette jeune femme le mot magique qui dit tout, le mot qui sert de talisman pour évoquer la belle ombre:

«Elle a, dit cet inconnu, elle a un certain air languissant, et quand elle parle à quelqu'un, comme elle est toute aimable, on diroit qu'elle demande le cœur, quelque indifférente chose qu'elle puisse dire [21]

On dirait qu'elle demande le cœur, voilà le secret de Madame, le secret de ce charme qui agit sur tous ceux qui la virent et qui n'est pas encore rompu; j'en appelle à tous ceux qui ont essayé de réveiller son souvenir.

Si cette aimable jeune femme n'a pas à se plaindre des portraits que firent d'elle évêques, libellistes, abbés, seigneurs, duègnes et vieilles demoiselles, elle est trahie au contraire par ceux qui semblaient devoir être ses défenseurs naturels; je veux dire les dessinateurs, les graveurs et les peintres.

Les portraits d'Henriette d'Angleterre sont assez nombreux (je parle des portraits faits de son vivant); par malheur ils ne se ressemblent pas entre eux. Cela tient sans doute à ce que les artistes ont mal vu et peu compris leur modèle, mais cela tient aussi, et beaucoup, à ce que le modèle n'avait pas des traits bien accentués et que sa physionomie était changeante et diverse.

Les tissus très mous, comme on le voit aux joues qui tombent, se pénétraient facilement et gonflaient les traits naturellement fins. De là, cet aspect tour à tour grêle et empâté qu'on voit à ses portraits.

Je l'ai dit tout à l'heure: cette blonde était ce qu'on appelle journalière. Son charme, tout d'expression, était insaisissable pour des artistes qui, comme ceux de son temps, ne se permettaient ni le croquis rapide, ni la touche légère, et qui ne se proposaient pas de saisir la nature en un moment par un coup d'adresse et d'esprit.

Une gravure de Claude Mellan [22] nous montre Henriette encore très jeune, au temps où, dédaignée par Louis XIV, elle paraissait sans éclat à la Cour. Mellan nous représente, dans sa manière un peu lâche, une jeune fille de seize ou dix-sept ans avec de beaux grands yeux, un nez rond, de grosses lèvres, la mâchoire inférieure trop saillante, des joues lourdes, un visage à la fois chétif et bouffi, un air intelligent et bon. C'est bien ce qu'avec une grosse gaieté Louis XIV nommait «les os des saints Innocents». Sur le cou, ceint d'un collier de perles, une guimpe transparente est jetée. Ce collier de perles se retrouve sur tous les autres portraits de la Princesse.

HENRIETTE D'ANGLETERRE

HENRIETTE D'ANGLETERRE D'APRÈS LE PORTRAIT GRAVÉ
PAR CLAUDE MELLAN.

Une peinture de Van der Werff [23], reproduite par plusieurs graveurs, notamment par J. Audran, rappellerait la gravure de Claude Mellan, si le nez, beaucoup plus droit, la bouche mieux faite et la joue plus pleine ne composaient pas un ensemble incomparablement plus agréable. D'ailleurs même air de bonté intelligente. Le buste, pris dans un corps très raide, comme on en portait alors, est richement orné d'orfévrerie avec perles et grosses pierreries. C'est à peu de chose près le costume de presque tous les autres portraits. «Elle était étincelante de pierreries», dit le libelliste.

Un portrait, signé: Grignon sculps. [24], nous montre une figure sensiblement différente; le nez est gros, mais les yeux relevés sur les tempes et les lèvres retroussées aux deux coins s'accordent avec les mèches folles et les boucles en coup de vent de la chevelure pour composer une physionomie vive, rieuse, mutine et moqueuse. Et, bien que la gravure soit dure et noire, Henriette y paraît gentille et plaisante. Si l'on veut, ces portraits forment, malgré leurs dissemblances, une famille, dont le caractère commun est l'air de jeunesse et de sympathie.

Tout différent est l'aspect des autres figures que nous avons sous les yeux. Le graveur anonyme de 1663 [25], Joullain [26], Desroches [27] et F. Schouten [28], sans bien s'accorder pour les détails, nous présentent tous un visage régulier, plein, avec un air de maturité; ni expression, ni caractère propre: ce n'est pas là cette princesse à qui l'on trouvait «un agrément extraordinaire».

Le musée de Versailles possède trois portraits anciens d'Henriette d'Angleterre. Le meilleur [29] a été reproduit dans l'ouvrage de Gavard par une mauvaise gravure qui n'en donne pas la moindre idée. La Princesse y est représentée avec de beaux yeux d'un bleu sombre, un nez sans beaucoup de caractère mais qui peut à la rigueur mériter le compliment que l'évêque de Valence fit à l'original, une bouche retroussée aux coins avec une expression plus gaie que tendre et une jolie gorge sous une guimpe transparente. Elle tient sur ses genoux un petit chien qui porte galamment à l'oreille un pompon de soie rouge.

Le même petit chien avec le même pompon à l'oreille figure sur un autre portrait [30] conservé dans l'attique du palais et que le catalogue donne pour être de l'école de Mignard. On n'y trouve ni charme, ni expression, ni caractère d'aucune sorte. Le troisième portrait [31] fut peint, en 1664, par Antoine Matthieu, dans le genre olympien. Henriette, drapée comme une figure d'allégorie, y soutient le portrait du duc d'Orléans, avec une ampleur de geste qui sied mieux à une déesse qu'à une dame de la Cour. Aussi bien est-ce une déesse que l'artiste a voulu peindre en cette figure qui montre un long et étroit pied nu dans des sandales d'or et de pierreries, le pied de Diane. Le visage, mince et distingué, ne ressemble ni à l'un ni à l'autre des précédents portraits.

Il y a enfin, dans les appartements de Louis XIV, un ample tableau de Jean Nocret qui représente la famille du grand roi dans des costumes de ballet et avec des attributs allégoriques [32]. Les têtes n'y manquent pas de caractère; elles ne semblent pas flattées; celle de Madame y est chétive, blafarde, maladive, point jolie. C'est celle d'une personne qui n'est pas, comme la belle-au-bois-dormant, belle sans y penser, mais qui peut plaire à son réveil, avec, ce qui ne manque guères, un peu de bonne volonté. Elle a un air de vérité, cette figure de Jean Nocret; malheureusement elle ne ressemble à aucun des autres portraits d'Henriette.

En somme de toutes les images de cette Princesse, deux seulement nous restent dans les yeux en y laissant quelque air de vie et de vérité: d'abord, celle d'une très jeune fille, souffreteuse, avec de beaux yeux et un air de bonté, celle enfin qu'on voit dans la gravure, d'ailleurs médiocre, de Claude Mellan. Puis, grâce aux progrès de l'âge, l'image d'une aimable personne, brillante et douce à la fois, agréable malgré ses joues lourdes et son menton mal fait, charmante d'expression: c'est Audran qui nous la fait voir le mieux ainsi. Ces deux gravures sont reproduites, la première en regard de la page xxij; l'autre, de la main de M. Boulard, dans une eau-forte qui sert de frontispice à ce volume.

IV. MADAME ET LE ROI.

La petite-fille de Henri IV avait dix-sept ans quand, mariée au frère de Louis XIV, elle prit rang à la cour d'un prince qui n'était pas encore ce «héros» dont parle Despréaux, ce

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse

N'est pas le fruit tardif d'une lente vieillesse,

Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des Dieux,

Soutient tout par lui même et voit tout par ses yeux [33].

C'était, en attendant, un fier garçon de bonne mine et de gros appétit, fort ignorant, parlant mal mais peu, étranger aux affaires, occupé principalement de danser dans les ballets. Il montrait pour les femmes un goût qui, s'il ne s'adressait qu'à quelques-unes, les occupait toutes. De là, une émulation mauvaise. Songez que cette Cour, oisive jusqu'au malaise, se traînait dans des divertissements perpétuels. Les hommes y perdaient tout caractère et leur platitude devint bientôt un lieu commun de poésie satirique sur lequel La Fontaine, par exemple, est intarissable. Une telle société était fort capable de gâter une très jeune femme. Et pour celle-là, les femmes étaient plus dangereuses que les hommes, parce qu'un instinct avertit la moins expérimentée de ce qu'elle peut craindre de la part d'un beau diseur, tandis qu'elle se livre sans défense à des femmes intéressées à ce que nulle n'ait sur elles l'avantage d'une vie exemplaire. C'était un intérêt que la surintendante de la maison de la Reine, la comtesse de Soissons, avait autant et plus qu'une autre, et l'intimité de cette italienne fut très mauvaise pour la jeune Stuart.

Le mari d'Henriette d'Angleterre, le second personnage du royaume par le rang, n'était point lâche ni tout à fait méchant, mais c'était le plus mauvais mari qui pût échoir à une femme de cœur. Il fut toute sa vie un enfant vicieux, une fausse femme, quelque chose de faible, d'inquiétant et de nuisible. Son incapacité pour les affaires auxquelles sa naissance le destinait, son incroyable puérilité et son entière soumission à ses favoris faisaient de lui une espèce d'infirme et lui donnaient un maintien pitoyable dont son frère riait et voulait être le seul à rire.

Joli garçon d'ailleurs, son plaisir fut longtemps de s'habiller en femme. Son rang seul l'empêcha d'aller, comme l'abbé de Choisy, à l'église et à la comédie avec une jupe et une fausse gorge [34]. Du moins, il se rattrapait au bal. Ce même abbé de Choisy raconte qu'une nuit qu'on dansait en masque au Palais-Royal, Monsieur s'habilla comme une dame et dansa le menuet avec le chevalier de Lorraine. Et l'abbé ajoute du ton d'un connaisseur satisfait: «On ne sauroit dire à quel point il poussa la coquetterie en mettant des mouches, en les changeant de place... [35]

Voilà le mari qu'on donnait à une jeune femme spirituelle, bonne, indocile, ambitieuse, sensible à la gloire, à l'amour, aux arts, à toutes les belles et grandes choses et mettant dans toutes ses pensées l'impatience d'une malade. Car Henriette d'Angleterre, conçue dans de royales angoisses et portée, au bruit des armes, par une princesse en péril, naquit fière et brisée. On verra dans la deuxième partie du livre de madame de La Fayette quels sentiments Madame et le Roi eurent l'un pour l'autre. On sait que précédemment Louis XIV l'avait dédaignée quand il pouvait l'épouser. Leur inclination mutuelle éclata à Fontainebleau dans le bel été de 1661. Alors «elle fut occupée, dit la comtesse, de la joie d'avoir ramené le roi à elle» [36]. Madame de Motteville donne à Henriette les mêmes sentiments avec une nuance un peu trop sombre de rancune:

«Elle se souvenait que Louis XIV l'avoit autrefois méprisée, quand elle auroit pu prétendre à l'épouser, et le plaisir que donne la vengeance lui faisoit voir avec joie de contraires sentimens qui paroissoient s'établir pour elle dans l'âme du roi [37]

Sans être touché jusqu'aux larmes, comme Bossuet [38], des sentiments que Louis XIV avait pour la femme de son frère, nous ne ferons pas un crime au jeune Roi d'un peu de surprise à se trouver si près d'une jeune femme dont le charme troublait tout le monde. Ce ne fut qu'un éclair et ils en vinrent bientôt à s'aimer comme frère et sœur, et même un peu moins, s'il est possible. Je place ici deux lettres du Roi à Madame qui font honneur à la politesse de celui qui les a écrites. L'une, que je crois la plus ancienne, n'est pas datée. Elle a été publiée pour la première fois par mon ami M. Etienne Charavay, dans sa Revue des documents historiques [39]. La voici:

«Ce vendredi.

«Les grottes et la fraischeur de St Clou ne me font point souhaitter dy estre car nous avons des lieux ja asses beaux pour nous consoler de ni estre pas, mais la compagnie qui sy treuue est si bonne qu'elle me donne des tentations furieuses de mi treuuer, et si je ne croiois vous voir demain je ne sait quel parti je prendrois et si je pourrois m'enpescher de faire un voyage au pres de vous. Faittes que touttes les dames ne moublie pas et vous souvenés de l'amitié que je vous ai promise; elle est telle qu'elle doit estre pour vous plaire, si vous auez envie que j'en aie beaucoup pour vous. Assures fort mon frère de mon amitié.»

La suscription porte entre deux cachets noirs aux armes de France: «A ma seur.»

L'autre lettre, écrite de Dijon, au milieu de l'heureuse et rapide campagne de 1668, n'est aussi qu'un petit compliment bien tourné.

«A Dijon, le 5 février 1668.

«Si je ne vous aimois tant, je ne vous escrirois pas car je nai rien a vous dire apres les nouvelles que jai mandees a mon frere mais je suis bien aise de vous confirmer ce que je vous ai dit qui est que j'ai autant damitie pour vous que vous le pouvés souhaitter. Soiés persuadés de ce que je vous confirme par cette lettre et faitte mes complimens s'il vous plait a mmes de Monaco et de Tianges [40]

Cette lettre ou plutôt ce billet, dont l'original appartenait à feu M. Chambry [41] qui avait bien voulu m'en donner copie, était resté inédit.

Madame, il faut le dire, fut la première à manquer à ce qu'elle devait à son beau-frère. Dépitée de ce que le roi, venu à elle un peu tard, l'eût quittée si vite pour s'occuper de La Vallière, elle se mêla beaucoup plus qu'elle n'aurait dû de la lettre espagnole que Vardes et la comtesse de Soissons écrivirent à la jeune reine pour l'instruire des infidélités du Roi. Elle connut cette mauvaise action, l'approuva, ou du moins n'y contredit pas. Ce fut non pas méchanceté, mais faiblesse de sa part. M. de Cosnac disait bien qu'elle ne faisait pas toujours ce qu'elle savait devoir faire.

Il vint un temps où l'attachement qu'elle avait pour Louis XIV reçut de nouvelles atteintes. Ce fut quand elle se brouilla tout à fait avec Monsieur. Elle vit alors qu'elle ne pouvait pas compter sur le Roi. Elle écrivait, le 14 avril 1670, à l'ancienne gouvernante de ses enfants, madame de Saint-Chaumont, une lettre confidentielle qui nous montre qu'il est très délicat, même pour un souverain, d'être pris pour arbitre dans des querelles de ménage. Madame n'y cache pas son mécontentement. «Quoi que le roi, dit-elle, de lui à moi, soit très bien disposé, je le trouve, en mille endroits, insupportable, faisant des fautes et des imprudences incroyables, sans en avoir l'intention.»

Elle expose ensuite les façons embarrassées et incohérentes du Roi à son égard, et elle ajoute: «Avouez qu'un esprit un peu droit est bien étonné d'une pareille conduite.»

La lettre se termine par un trait fort dur mais tracé de main de maître et digne d'un bon peintre de mœurs:

«Le Roi n'est point de ces gens à rendre heureux ceux qu'il veut le mieux traiter. Ses maîtresses, à ce que nous voyons, ont plus de trois dégoûts la semaine. Voyez à quoi ses amis se doivent attendre [42]

Elle confiait ces plaintes à madame de Saint-Chaumont le 14 avril 1670. Dans les deux mois qui lui restaient encore à vivre, elle rendit, par le voyage de Douvres, un éclatant service à la France et au roi. On peut croire qu'il lui marqua son contentement avec assez de force, bien que nous sachions qu'il n'alla pas au-devant d'elle pour ne pas déplaire à Monsieur. Il vint la voir à son lit de mort. Là, elle lui dit «qu'il perdait la plus véritable servante qu'il aurait jamais [43]». Cette parole est haute et fière, à la bien comprendre. Ce n'est pas à Louis qu'elle s'adresse, mais au Roi, c'est-à-dire à l'État. C'est la parole d'une petite-fille de Henri IV, mêlée aux affaires de deux royaumes, servant la France avec zèle et qui se voit mourir au milieu de grandes entreprises.

V. MADAME, LE COMTE DE GUICHE ET LE MARQUIS
DE VARDES.

La langue du XVIIe siècle, exprimant des mœurs fort différentes des nôtres, est devenue plus difficile à comprendre qu'on ne pense. Ce n'est point tout à fait une langue morte, et, comme nous en avons gardé presque tous les mots, il arrive que nous les prenons tout naturellement dans leur acception moderne, lors même que c'est un vieux texte qui nous les donne. Nous faisons ainsi un grand nombre de contre-sens dont nous ne nous doutons pas. C'est à ce point que je ne crois pas qu'on puisse lire couramment vingt-cinq vers de Racine en étant bien certain de les comprendre tout à fait comme les contemporains du poëte. Il y faut un peu d'exégèse; c'est à quoi les nouvelles éditions critiques avec notes et lexiques ont amplement pourvu. Mais on les consulte peu, et un Français ayant passé par le collège croira difficilement qu'il a besoin d'un dictionnaire pour comprendre Racine ou Molière, ce qui est pourtant la vérité. On fera encore moins de façons pour lire les Mémoires de mademoiselle de Montpensier ou ceux de madame de La Fayette, dont le style plus familier semble plus facile et, en réalité, demande beaucoup plus d'étude. Est-on sûr seulement de bien entendre les termes que ces écrivains emploient le plus ordinairement, ceux, par exemple, de maîtresse, d'amant, de galanterie?

Je crois que ces réflexions sont très-bien à leur place ici, parce que l'Histoire d'Henriette d'Angleterre est un des livres qui perdent le plus à être lus à la moderne, si j'ose dire, et sans une attention suffisante aux changements que les mots ont éprouvés dans leur sens depuis le siècle de Louis XIV.

Tout spécialement, les sentiments de M. de Guiche pour Madame ne peuvent être bien sentis que si l'on fait effort pour rendre à certains termes l'honnêteté qu'ils ont perdue en deux siècles, dans les aventures de la société française. Ainsi, ce que madame de La Fayette nomme galanterie était alors, en langage de cour, «une manière polie, enjouée et agréable de faire ou de dire les choses [44]». C'était plus encore, c'était un art que cultivaient ceux qui en avaient le loisir et le talent; les galants, comme tous les artistes, mettaient dans la satisfaction de l'amour-propre leur plus haute récompense, et, faisant œuvre d'esprit, ne gâtaient leur ouvrage par rien de grossier. Je ne dis point qu'en fait il en était toujours ni même souvent ainsi. Ce serait méconnaître la nature dont les pièges sont vieux comme le monde et sans cesse tendus. Je parle de la galanterie telle que la concevaient les «honnêtes gens» et telle qu'on devait la pratiquer pour mériter l'estime des connaisseurs. Aujourd'hui c'est quelque chose de moins et quelque chose de plus.

Vaugelas, qui avait vécu à la cour de Gaston d'Orléans et fréquenté l'hôtel de Rambouillet, plaça dans son livre «utile à ceux qui veulent bien lire» une remarque sur les mots galant et galamment qui est tout un chapitre de l'histoire des mœurs monarchiques.

Parlant de cette sorte de galants qui donnaient le ton à la Cour, il se demande ce qui les fait tels et à quoi l'on peut les reconnaître. «J'ai vu autrefois, dit-il, agiter cette question parmi des gens de la Cour et des plus galants de l'un et de l'autre sexe, qui avoient bien de la peine à le définir. Les uns soutenoient que c'est je ne sais quoi, qui diffère peu de la bonne grâce; les autres que ce n'étoit pas assez du je ne sais quoi, ni de la bonne grâce, qui sont des choses purement naturelles, mais qu'il falloit que l'un et l'autre fût accompagné d'un certain air, qu'on prend à la Cour et qui ne s'acquiert qu'à force de hanter les grands et les dames. D'autres disoient que ces choses extérieures ne suffisoient pas, et que ce mot de galant avoit bien une plus grande étendue, dans laquelle il embrassoit plusieurs qualités ensemble; qu'en un mot, c'étoit un composé où il entroit du je ne sais quoi, ou de la bonne grâce, de l'air de la Cour, de l'esprit, du jugement, de la civilité, de la courtoisie et de la gaieté, le tout sans contrainte, sans affectation et sans vice. Avec cela, il y a de quoi faire un honnête homme à la mode de la Cour. Ce sentiment fut suivi comme le plus approchant de la vérité, mais on ne laissoit pas de dire que cette définition étoit encore imparfaite et qu'il y avoit quelque chose de plus dans la signification de ce mot, qu'on ne pouvoit exprimer; car pour ce qui est, par exemple, de s'habiller galamment, de danser galamment; faire toutes ces autres choses qui consistent plus aux dons du corps qu'en ceux de l'esprit, il est aisé d'en donner une définition; mais quand on passe du corps à l'esprit et que, dans la conversation des grands et des dames et dans la manière de traiter et de vivre à la Cour, on s'y est acquis le nom de galant, il n'est pas si aisé à définir; car cela présuppose beaucoup d'excellentes qualités qu'on auroit bien de la peine à nommer toutes, et dont une seule venant à manquer suffiroit à faire qu'il ne seroit plus galant [45]

Le bon Vaugelas s'attarde; pour faire vite, disons avec Saint-Evremond que l'air galant «est ce qui achève les honnêtes gens et les rend aimables [46]

Madame était née «avec des dispositions galantes», dit la comtesse de La Fayette; Madame était «naturellement galante», dit l'abbé de Choisy. Cela veut dire que Madame était polie, enjouée, agréable et qu'elle aimait à se montrer telle, en toute rencontre, à ses risques et périls, bien entendu. Les galants et les galantes avaient leurs modèles, leurs parangons, dans les princes et les princesses des tragédies et des romans; c'était leur affaire d'accorder des sentiments délicats et quasi héroïques avec les brutalités de la vie et les fragilités de la nature.

Madame aurait aimé à entretenir avec le Roi un commerce de ce genre, mais il lui échappa vite, par l'effet de sa complexion amoureuse et faute de s'en tenir aux plaisirs de l'esprit. Elle trouva, par contre, en M. de Guiche un homme entêté de galanterie. M. de Guiche, fils du maréchal de Gramont, était un compagnon de jeunesse de Monsieur qu'il traitait avec un sans-façon dont on peut juger par ce que la grande Mademoiselle rapporte d'un bal donné à Lyon, en 1658, par le maréchal de Villeroi.

«Le comte de Guiche, dit-elle, y étoit, lequel, faisant semblant de ne pas nous connoître, tirailla fort Monsieur dans la danse et lui donna des coups de pied au cul. Cette familiarité me parut assez grande; je n'en dis mot, parce que je savois bien que cela n'eût pas plu à Monsieur, qui trouvoit tout bon du comte de Guiche [47]

M. de Guiche qui, avec une jolie figure et un esprit cultivé, donnait dans tous les travers à la mode, se faisait devant les dames la mine d'un vrai berger et d'un parfait héros de roman. C'est par là qu'il plut à la jeune princesse qui ne semble pas avoir été attirée vers lui par des influences plus secrètes et plus irrésistibles. Depuis le moment où, répétant dans un ballet avec Madame, il s'écria, à peu près comme Mascarille, «au voleur! au voleur [48]!» jusqu'au jour où, déguisé en laquais, il fit ses adieux à sa maîtresse et tomba évanoui dans la cour du Louvre, le comte de Guiche se conduisit en parfait amant, plein à la fois d'audace et de respect, imaginant les rencontres les plus singulières, prenant les travestissements les plus étranges, portant sur son cœur le portrait de sa dame, sur lequel, à la guerre, venaient s'aplatir les balles, bravant les disgrâces, parlant peut-être un peu trop, défaut auquel les chevaliers errants eux-mêmes sont sujets, se jetant dans tous les périls, jaloux jusqu'à perdre la raison et surtout, ce qui était le grand point, écrivant des lettres. Il en faisait des volumes et nous devinerons tout à l'heure de quel style elles étaient. Madame les lisait sans trop s'en cacher et trouvait de temps en temps de bonnes raisons pour ne pas jeter dans les dernières extrémités du désespoir un chevalier si terrible et si soumis. Est-ce là tout? Je le crois.

M. de Guiche, sachons-le bien, professait un grand dégoût pour les réalités de l'amour; cela ne prouverait rien, car ce dégoût-là est de ceux qu'on surmonte à l'occasion. Mais on disait que M. de Guiche avait de bonnes raisons pour s'y tenir. C'étaient des dames de la Cour qui parlaient ainsi, mesdames de Motteville et de Sévigné. Et que ne disaient pas les libellistes et les chansonniers! [49]. «Guiche, disaient-ils, ne fait que patrouiller.» Patrouiller, vous entendez bien, faire quelques reconnaissances dans le pays du Tendre, mais sans pousser loin ni forcer de places [50].

On en contait bien d'autres. Si ce sont là des choses qu'on dit sans savoir, on ne les dit pourtant pas de tout le monde. On n'avait pas dit cela de Henri IV, enfin! Et il fallait que M. de Guiche eût la figure d'un amoureux transi.

C'était le bel air d'ailleurs, quand on savait le relever par la bonne mine et les grandes façons. Alors l'amour-propre y trouvait son compte et c'est cette passion que M. de Guiche était porté à satisfaire de préférence à toute autre. Il vécut d'amour-propre, il mourut d'amour-propre. La vanité le jetait dans toutes les affectations à la mode. A une époque peu éloignée de celle où il aimait Madame, la marquise de Sévigné nous le dessine d'un trait dans un petit tableau joliment crayonné sur nature pendant une représentation de Bajazet:

«Tout le bel air étoit sur le théâtre. M. le marquis de Villeroi avoit un habit de bal, le comte de Guiche ceinturé comme son esprit, tout le reste en bandits [51]

Mademoiselle de Scudéry et le comte de Bussy-Rabutin, excellents juges, nous apprennent qu'il poussait l'affectation en écrivant jusqu'à se rendre incompréhensible: «Comme il est fort obscur dans ses lettres, je n'ose assurer ce qu'il veut dire.—C'est proprement un entortillement d'esprit que ses expressions, et surtout dans ses lettres; il n'est presque pas possible d'entendre ce qu'il écrit.»

Il s'agit de lettres d'amitié. On peut croire que ses lettres d'amour étaient plus inconcevables encore et que l'ithos et le pathos n'y manquaient pas. Madame, jeune comme elle était, dut les trouver fort belles, car la jeunesse est portée à admirer ce qu'elle ne comprend pas; et il est croyable qu'elle put les lire sans rougir, tant elles étaient hors de la nature. Si ces miraculeuses épîtres sont perdues [52], il reste, pour nous en donner une idée, la lettre de Don Quichotte à Dulcinée du Toboso. M. de Guiche travaillait sur ce modèle et ce qui prouve qu'il y faisait effort, c'est qu'il écrivait fort bien dès qu'il ne se surveillait plus. Nous avons de lui des Mémoires concernant les Provinces-Unies et une Relation du passage du Rhin, qu'on lit avec le plaisir que donne un style vif, clair et facile. La relation, il la fit au galop et n'eut point le temps de la gâter. Quant aux Mémoires, il ne les écrivit pas pour ses contemporains. Un tel détachement porte souvent bonheur aux écrivains, et c'est à cette disposition d'esprit qu'on doit de bien aimables chefs-d'œuvre.

D'ailleurs, il s'oubliait parfois. «J'ai vu deux fois ce comte (de Guiche) chez M. de La Rochefoucauld, dit madame de Sévigné; il me paroit avoir bien de l'esprit, et il étoit moins surnaturel qu'à l'ordinaire [53].» Elle dit ailleurs, en parlant de lui: «Nous avons fort causé», ce qui, de la part d'une telle femme, est en quatre mots, un assez joli compliment [54].

Nous avons vu ce qu'était la galanterie de cour au XVIIe siècle et ce que pouvait être en particulier celle de M. de Guiche. Lisez, ainsi avertis, le roman (c'est le mot) qu'il eut avec Madame et que je ne raconterai pas, parce que ces notes sont destinées à faciliter la lecture du livre que je publie et non à la rendre inutile. Vous verrez, dans ce livre, qu'au mois d'avril 1662 M. de Guiche quitta la Cour pour aller se battre en Lorraine d'où il partit pour la Pologne. Ce voyage va nous arrêter un moment, et, bien que je n'aie pas du tout l'intention d'écrire la vie ni même une partie de la vie de M. de Guiche, j'introduis cet épisode dans mes notes pour le plaisir de publier deux lettres intéressantes. M. de Guiche donc partit pour la Pologne à la fin de 1663. Il portait son épée de gentilhomme à ce peuple catholique dont la Reine était cette Marie de Gonzague qui, française de naissance et de sentiments, s'efforçait, malgré les Palatins, d'assurer la survivance de la couronne de Pologne au duc d'Enghien, fils du grand Condé. Elle faisait subir son impérieuse influence au roi son mari, Jean-Casimir, qui l'aimait. C'était un cardinal et un jésuite relevé de ses vœux, assez bon homme, raisonnable et prudent. Sous son règne, les Suédois avaient occupé Varsovie, mais il les en avait chassés à la tête des Palatins en 1660: l'union, si rare, de la noblesse et du roi avait sauvé la Pologne; mais, dans l'automne de 1663, Jean-Casimir franchissait le Dnieper, pour combattre les Moscovites et sa propre armée qui s'était tournée contre lui avec Lubomirski.

Le comte de Guiche et son jeune frère le comte de Louvigny arrivèrent à Varsovie au mois de novembre. Voici en quels termes Marie de Gonzague instruisit de leur arrivée le maréchal de Gramont leur père:

«Ce 16 novembre [1663].

«Mr le comte de Guiche est si résolu d'aller trouver le roy par delà le Boristène, qu'il voudroit partir dès aujourd'huy, s'il n'estoit retenu par la foule des banquets que tout le monde lui veut faire. Il vous escrira le destail de seluy que M. Rey lui a fait il y a deux jours, où le vin de Tocaie ne fut pas oublié. M. le comte de Louvigni s'en est trouvé un peu incomodé. Je leurs doneray des gardes pour les premiers affin qu'ils n'en boivent plus tant, se vin estant d'une forse extraordinaire.

«Jusques astheure, ils ont gagné le cœur de tous les Polonois qui les on veus. Seluy que j'avois envoyé quérir pour les conduire est arivé et il se rancontre encore une ocasion très sure. Le palatin de Sandomirie, ne pouvant, à cause de sa maladie, aler à l'armée, donne toutes ses compagnies, qu'il avoit gardés pour lui servir d'escorte, à son nepveu le duc de Aisniowicj qui i va, tellement qu'avec selles de Niesabitouski, qui est le nom de selui qui est isy lieutenant de la segonde compagnie d'hussards du roy, ils feront près de huit cens chevaux, et avec tous les soins que je prans pour toutes les autres comodités dont ils auront besoin, je suis asurée qu'ils oront des difficultés et peines extrêmes et ils n'ariveront qu'à Noël. Je ne fais point de doute que le roy Monseigneur ne les resoive de la manière qu'ils méritent. Je ne croi pas qu'il se rancontre d'occasion avec le Moscovitte qu'environ ce tans là, parse qu'il sera besoin de la gelée, autrement les terres seroient trop humides dans se tans isy. Ils veulent s'attacher avec M. Garneski, lequel je priray bien fort pourtant de ne leur point permettre de s'hasarder. Tout se qu'il y a de gens de condition, ils les ont visité et l'archevesque i a envoié; s'il estoit en santé, il i seroit venu lui mesme. S'estoit l'évesque de Varmie [55] en France qui se resouvient de toutes les sivilités qu'il a reseus de vous à Paris. Mr le Nonse leur envoia demander audianse. Mr le comte de Guiche me consulta dessus se qu'il devoit faire. Je luy conseillé de ne la pas refuser, me fondant sur ce que Mr de Lumbres, aiant demandé en France coume il se comporteroit avec lui et ne lui aiant point esté fait de response là dessus à ce qu'il m'a dit, j'ai creu que s'estoit une chosse qu'on traittoit de rien, et, si Mr de Lumbres m'avoit voulu croire, il n'oroit point desisté de le visiter, me persuadant que vostre roy qui est si habile et si diligent n'oroit point manqué de lui comander de rompre tout comerse s'il avoit jeugé que sela fût de son intérest. Dessus se fondement, j'ai creu que, s'il refusoit l'audianse de se nonce, que les Polonois s'en scandaliseroient grandement. S'est dont moi qui suis chargée de toutes leurs conduitte et je me fortifie de plus en plus que j'orai trouvé les vrais sentimans du roy son maistre. Ils partiront lundy. Je suis assuré qu'ils seront fort diligens de vous escrire par toutes les ocasions. Pour moi, je n'en manquerai pas une, quand j'en saurai des nouvelles, de vous les faire sçavoir. J'asure isy madame la duchesse de Gramont leur mère que tant qu'ils seront en Pologne, je tiendrai sa place auprès d'eux. Si la poste du Roy arive devant que sette letre se ferme, je vous manderai toutes les nouvelles. Je me trouve un peu mal depuis six jours.

«Mon cousin Monsieur le Maral duc de Gramond.»

Quatre mois plus tard, Marie de Gonzague mandait au maréchal la belle conduite de ses fils. Voici la lettre qu'elle lui écrivit à ce sujet:

«Ce 14 mars [1644]

«La pene ou j'estois le dernier ordinaire de n'avoir point des nouvelles de l'armée n'est pas diminuée pour en avoir resu puisque vous aprendrés des lettres que je vous anvoie que le roy et toute l'armée s'alloient joindre à selles de Lithuanie pour ensuitte prendre les résolutions que l'on jugera à propos sur l'aproche de deux généraux moscovittes. Vous croirés facilement l'inquiétude où je me trouve de l'événement d'une bataille qu'aparament l'on voudra et qu'on sera aubligé d'hasarder et qui me paroist absolument nésessaire pour finir sette guerre. Quand vous saurés se que les contes de Guiche et de Louvigni ont fait à deux assaut qui ont esté donné à une plase que j'aurois bien voulu qui n'eust point esté assiégé, vous aurés grand sujet de remersier Dieu de se qu'il les a conservés, l'aisné ayant esté suivi de son cadet dans tous les lieux les plus périlleux, à la grande admiration des Polonois. Le roy Monseigneur ne se peut lasser de m'en dire du bien. Il les fit appeller plusieurs fois sans qu'ils voulussent rien escouter. Je ne vous puis dire combien ils mettent en réputation la nation fransoise et sur tout leur roy, auprès duquel on dit qu'il a esté nourri. Mes soins pour eux ogmentent ancore mes penes, craignant que, si on vient à quelque combat, ils ne se hasardent trop. Les Polonois ont acoustumé toujours de battre les Moscovittes avec bien peu de perte, mes qui peut savoir se que Dieu a résolu sette fois isi. Pour moi, je suis d'un naturel à prendre toujours toutes chosses au pis et je souffre bien souvent en imagination se qui n'arive jamés. Plusieurs croient que les Moscovittes n'hasarderont pas une bataille, n'aiant dans tous leurs péis que se qu'ils ont ramassé de troupes et qu'ils conduisent par forse, et qu'en présance des deux armées, ils demanderont à tretter, et je veux croire que le roy Monseigneur acseptera le parti le plus doux, s'ils se veulent mettre à la raison, estant fort nécessaire pour lui de ne point aussi hasarder ses troupes, sur tout ayans les Turc si proches de nos frontières. Je prie Me la comtesse de Guiche de faire prier Dieu par toutes les bonnes personnes qu'elle connoist. Ses afféres seront finis aparament devant que vous receviés sette lettre; més, comme tout est présent à Dieu, les prières qu'on fera lui sont desjà conus.

«Mon cousin Monsieur le Maral duc de Gramont.»

Ces deux lettres, qui n'étaient point connues et que je publie sur les originaux écrits de la main de Marie de Gonzague et signés de son monogramme [56], nous fournissent assez à propos un trait du caractère de M. de Guiche. Je veux parler de cette bravoure furieuse qu'il avait précédemment montrée en Flandre, qu'il devait montrer plus tard au passage du Rhin et dont il étonna les Polonais. Ces grands coups reçus et donnés entraient dans la pratique de la galanterie. Les romans et les tragédies du temps nous font connaître que l'on n'était point un parfait amant, que l'on n'était point un prince aimable sans «se baigner dans le sang des ennemis» et «se couvrir de funérailles». Peu importait le sujet de la querelle; les blessures étaient tout. M. de Guiche en avait une magnifique à la main. Elle servit à Madame à le reconnaître, une nuit qu'il était masqué [57].

Sa conduite en Pologne ne laissa pas d'avancer ses affaires dans le cœur de Madame. Elle en fut instruite à un souper du roi, non par la lettre qu'on vient de lire, mais par des récits plus alarmants. Elle «en fut si saisie, dit la comtesse de La Fayette, qu'elle fut heureuse que l'attention que tout le monde avoit pour la relation empêchât de remarquer le trouble où elle étoit [58]».

La guerre des Polonais et des Moscovites ne se termina qu'en 1667; mais le comte de Guiche était de retour en France dès l'été de 1664. Il y resta dix mois pendant lesquels il vit Madame à la dérobée, comme le raconte madame de La Fayette. Puis il fut «exilé pour la troisième fois et s'en alla en Hollande finir les aventures du roman. La passion qu'il a eue pour Madame lui avoit attiré de grands malheurs; mais la vanité, dont il ne paroissoit que trop susceptible, lui en avoit sans doute ôté toute l'amertume [59]

C'est madame de Motteville qui parle ainsi, en personne sensée. M. de Guiche, si occupé qu'il fût de cette maîtresse qu'il ne devait plus revoir, se donnait beaucoup de peine pour étonner les Hollandais. Il se promenait à cet effet, à La Haye, en habit de carnaval. Le roman, voyez-vous, était fini.

Il en recommença un autre à son retour en France. Dix-huit mois après la mort de Madame, le comte de Guiche faisait de belles lettres et de beaux discours à madame de Brissac. Madame de Sévigné nous apprend que c'était «en tout bien et en tout honneur [60]». Madame de Brissac était toujours chez elle, et M. de Guiche n'en sortait pas. Mais cela ne donnait pas lieu à la médisance. C'est encore madame de Sévigné qui nous l'apprend: «Ils sont tellement sophistiqués tous deux, qu'on ne croit rien de grossier à leur amour et l'on croit qu'ils ont chacun leur raison d'être honnêtes [61]

Le chansonnier croit au contraire que l'empêchement n'était que d'un côté et que madame de Brissac finit par congédier un amant si respectueux:

Le pauvre comte de Guiche

Trousse ses quilles et son sac;

Il faudra bien qu'il déniche

De chez la nymphe Brissac.

Il a gâté son affaire

Pour n'avoir jamais su faire

Ce que fait, ce que défend

L'archevêque de Rouen [62].

Ce fut le dernier roman de M. de Guiche. Il mourut à Creutznach, dans le Palatinat du Rhin, le 29 novembre 1673, à l'âge de trente-six ans.

«Il voulait maîtriser toujours et décider souverainement de tout, lorsqu'il convenoit uniquement d'écouter et d'être souple: ce qui lui attira une envie générale, et enfin une sorte d'éloignement de la part du Roi, qui lui tourna la tête et ensuite lui donna la mort, car il ne put tenir à nombre de dégoûts réitérés [63]

Voilà quel homme c'était et comment il aimait. Il est des choses secrètes et cachées par leur nature même. Je ne veux pas avoir l'air de savoir ce qu'on ne sait jamais, mais en vérité, les apparences, puisqu'il faut s'y tenir, sont favorables à Madame, et, en ce qui la concerne, le meilleur à croire est aussi le plus croyable.

Madame de La Fayette, il est vrai, donne à sourire quand elle dit que des entrevues périlleuses «se passoient à se moquer de Monsieur et à d'autres plaisanteries semblables [64]». Mais cet enfantillage est bien dans la nature de ce comte de Guiche si gâté par le respect humain et la vanité. Quand cet Amadis quittait sa cuirasse, il jouait comme un écolier et s'amusait de bon cœur aux espiègleries les plus enfantines. Et que dit ce terrible libelle qui fut imprimé en Hollande et empêcha Madame de dormir [65]? Il dit qu'au moment le plus critique de sa passion pour Madame, M. de Guiche, revenu d'exil, s'amusait, de concert avec elle, à mettre de l'encre dans les bénitiers pour que Monsieur se barbouillât la main et le visage. Madame de La Fayette avait l'esprit trop sérieux pour entrer dans ces gaietés, qui contrastent, il faut l'avouer, avec le galant et le tendre, mais sont tout à fait innocentes.

Puis conviendrait-il qu'on fût plus sévère que Bossuet? Et ne me permettra-t-on pas de prendre en cette occasion un peu de cette magnanime indulgence que tout ce grand XVIIe siècle, marquises et prélats, accordaient à d'élégantes faiblesses? N'est-on point tenté de dire avec l'Œnone de Racine:

Mortelle, subissez le sort d'une mortelle.

Je n'ai point, comme M. Feuillet, que vous allez connaître [66], le cœur à dire des duretés. Encore disait-il les siennes à Madame, dans l'exercice de son ministère, quand elle était vivante et pouvait les entendre. Dès que nous rentrerons dans le temps présent nous ne relâcherons rien de la plus stricte morale; mais pourquoi froncer le sourcil quand il s'agit des dames du temps jadis? Ce qui est fait est fait.

Cette jeune princesse ne s'en fit pas moins un grand tort par ses étourderies, et ce que le public apprit de ses aventures avec M. de Guiche fut matière à calomnie. Ceci m'amène à compléter sur un point le récit de madame de La Fayette. Elle dit que toute cette affaire de Guiche fit un bruit fâcheux. Il y avait là-dessus une anecdote que Madame ne lui fit point écrire, non qu'elle l'eût oubliée, mais plutôt parce que le souvenir lui en était pénible et qu'elle voulait l'étouffer. C'était celui d'un manuscrit intitulé: Les Amours de Madame et du comte de Guiche, qui courait Paris et s'imprimait en Hollande. Elle chargea M. de Cosnac, évêque de Valence, d'en avertir Monsieur, pensant bien qu'il ne manquerait pas de gens pour le faire avec moins d'adresse ou de charité. En effet, l'évêque de Valence fut devancé. Mais Madame avait à cœur de faire disparaître l'édition. Cosnac la fit racheter par l'intermédiaire de Charles Patin, fils du célèbre médecin Guy Patin. Madame en était quitte pour la peur; du moins, elle croyait l'être, mais quelques exemplaires du libelle furent conservés et le texte reparut en 1754 sous le titre de La Princesse ou les amours de Madame dans l'Histoire amoureuse de Bussy-Rabutin [67] qui n'en était pas l'auteur mais à qui sa mauvaise réputation le fit attribuer.

Ce petit ouvrage, dont vous avez lu plus haut quelques lignes, est d'un ton décent et fort poli. L'auteur connaissait assurément le comte de Guiche qu'il représente comme un personnage affecté et comme un amant nuageux. Il fait parler Montalais [68] avec un grand air de vérité et donne à Madame une coquetterie naïve et facile, un goût d'aimer, une douceur fine qui ne vont point à l'encontre de ce qu'on sait mais qui vont bien au delà.

Nous avons d'autres témoins (si tant est qu'il y ait des témoins en ces sortes de choses). Madame de Motteville nous apprend que la Reine mère, «qui condamnoit la conduite apparente de Madame, la croyoit en effet pleine d'innocence.» Cette bonne dame de Motteville, sévère comme sa maîtresse pour les «jeunes erreurs», ne voyait du moins dans le passé de Madame «rien de criminel». Madame de La Fayette, aussi croyable et mieux avertie, fait entendre suffisamment que les galanteries de Madame restèrent dans l'innocence. Car, après les avoir racontées, elle rapporte cette parole d'Henriette, mourante et se sentant mourir, au duc d'Orléans son mari: «Je ne vous ai jamais manqué.»

Le marquis de Vardes était beaucoup plus dangereux que son ami le comte de Guiche. Vardes, fils de cette belle comtesse de Moret qu'aima Henri IV, n'était plus de la première jeunesse aux environs de 1663, ayant été nommé mestre de camp en 1646, mais il était encore et pour longtemps «l'homme de France le mieux fait et le plus aimable»: Cosnac le dit en propres termes. Puis il avait l'esprit naturellement agréable. La «merveille aux cheveux blonds», la mystique princesse de Conti l'écouta presque, elle qui n'avait pas écouté le Roi. La belle et sage duchesse de Roquelaure «lui accorda tout, mais seulement pour lui plaire», à ce qu'assure Conrart. La comtesse de Soissons devint folle de lui et ne put s'en lasser. Quand il se déclara à Madame, elle l'écouta avec trop d'indulgence. Elle en fit elle-même l'aveu. Elle avait, dit la comtesse de La Fayette, «une inclination plus naturelle pour lui que pour le comte de Guiche». Je le crois, certes, bien! C'était un merveilleux séducteur que ce Vardes et le grand sorcier des ruelles.

Pourtant elle ne lui permit pas de rompre avec la comtesse de Soissons et bientôt elle rompit avec lui, indignée de ses trahisons. Il lui en avait fait, et des plus noires. Cet homme était doué pour le mensonge d'une aptitude vraiment merveilleuse. L'Euphorbe de Corneille est la droiture même auprès de Vardes qui trahit son ami, ses maîtresses, son Roi, Madame et soi-même. Car il finit par être sa propre dupe et se fit chasser.

Pendant son exil de dix-neuf ans dans son petit gouvernement d'Aigues-Mortes, il fit les délices de la noblesse de Provence. A cinquante ans, il se fit aimer d'une jeune fille de vingt ans, mademoiselle de Toiras, qu'il désespéra par son inconstance. Madame de Sévigné l'admirait malgré elle. Quand Louvois, le sombre Louvois, passa en Provence, Vardes l'ensorcela comme les autres et par lui obtint son rappel. «Il arriva (à la Cour) avec une tête unique en son espèce et un vieux justaucorps à brevet [69] comme on en portait en l'an 1663. Oui, il y a de cela vingt ans (c'est madame de Sévigné qui parle); cette mode ne se voyoit plus que dans les portraits de famille. Le roi lui-même ne put garder son sérieux, et se prit à rire en le voyant. «Ah! Sire, s'écria de Vardes, dont l'esprit étoit toujours de mode, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, on n'est pas seulement malheureux, on est ridicule.» Le roi fit appeler le Dauphin et le présenta à Vardes comme un jeune courtisan. Vardes le reconnut et le salua. Le roi lui dit en riant: «Vardes, voilà une sottise: vous savez bien qu'on ne salue personne devant moi.» M. de Vardes du même ton: «Sire, je ne sais plus rien, j'ai tout oublié; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu'à trente sottises.—Eh bien! je le veux, dit le Roi; reste à vingt-neuf.»... De Vardes, toujours de Vardes, c'est l'évangile du jour [70]

Il reprit rang, donna le ton, fit la mode, et mourut à soixante-dix ans, charmant. Ce n'est pas avec un homme comme Vardes qu'une femme peut sans danger «avoir l'air de demander le cœur».

VI. DE LA VIE DE MADAME A PARTIR DU PRINTEMPS
DE MIL SIX CENT SOIXANTE CINQ, ÉPOQUE A LAQUELLE
S'ARRÊTE LE RÉCIT DE MADAME DE LA FAYETTE.

Le récit de la comtesse de La Fayette s'arrête court (nous l'avons dit) au printemps de 1665 sur la dernière entrevue du comte de Guiche et de la Princesse. On pourrait le regretter pour la gloire de Madame dont la pensée prenait dès lors plus de gravité, de sagesse et d'étendue; mais le cahier abandonné était si bien destiné à recevoir des récits de galanteries, qu'on conçoit qu'il ait été laissé précisément dans le temps où la vie de Madame ne fournissait plus de sujets de ce genre. Il était complet. Qu'après le départ du comte de Guiche, Monsieur, entré brusquement dans le cabinet de Madame, l'ait trouvée «ayant un petit portrait du duc de Luxembourg dans la main et une lettre de lui devant elle», comme le dit le libelliste [71], c'est une aventure qui fit peu de bruit dans une Cour où tout se savait. Pour retourner le proverbe, à voir si peu de fumée, on ne peut croire qu'il y eut grand feu. Et, si Madame dansa en 1668 des contredanses avec son jeune neveu de la main gauche, le duc de Monmouth [72], âgé alors de dix-neuf ans, il nous est impossible de voir en cela l'indice d'une intrigue. Monsieur, averti par le chevalier de Lorraine, se plaignit bien haut. Mais on récusera le juge et le témoin.

Au côté d'un mari sot, jaloux et tracassier, la vie d'Henriette fut frivole, sa vie, mais non son âme. Elle avait dans l'esprit plus d'étendue et de solidité que n'en feraient soupçonner les jolis riens et les dangereuses fantaisies de sa première jeunesse. Elle devinait les hommes avec une rare pénétration. Nous avons vu qu'elle reconnut fort bien le vrai fonds égoïste et médiocre de Louis XIV. Elle savait exactement que penser de «la fausse capacité [73]» de Villeroi. Elle savait placer sûrement sa confiance. Sa discrétion, attestée par Bossuet et par madame de La Fayette, la rendait propre aux affaires. Si elle y faillit une fois, à notre connaissance, en montrant à un homme sans foi, mais si séduisant, des lettres confidentielles du roi d'Angleterre, elle avait du moins alors l'excuse d'une extrême jeunesse et d'une grande inexpérience. Le premier aumônier de Monsieur, Daniel de Cosnac, évêque de Valence, la considère, dans ses Mémoires, comme une personne fidèle et très sûre.

L'évêque de Valence, ambitieux et honnête, avait le caractère de ces grands serviteurs des princes, de ces fiers domestiques dévoués à leur maître et hautains avec lui, gens qu'on vit à l'œuvre sous Henri IV et Louis XIII, et qui se faisaient rares depuis lors. Il s'obstina longtemps à faire de Monsieur un homme d'État. Par là, il déplut au Roi, qui n'aimait pas à voir son frère si bien conseillé, et il déplut à Monsieur dont il contrariait la paresse et les vices. Mais Henriette entrait dans les projets de ce politique en camail et elle le mettait dans la confidence de ses propres affaires. Elle ne put faire qu'il ne fût chassé par Monsieur et exilé dans son diocèse par le Roi, mais elle continua de correspondre avec lui. Une grande affaire l'occupait, le rétablissement du catholicisme en Angleterre. Elle prenait en main avec les deux rois cette vaste intrigue et elle comptait y employer l'évêque de Valence, pour qui elle avait déjà obtenu, sans le nommer, le chapeau de cardinal. Tout cela resta en projet et en imagination, mais Henriette, par le voyage de Douvres, prit une grande part à la diplomatie de son temps.

Louis XIV, voulant détacher Charles II de la triple-alliance, choisit pour médiatrice entre les deux rois de France et d'Angleterre la duchesse d'Orléans «lien naturel» de leur union [74]. Madame passa à Douvres et y rencontra comme par hasard Charles II son frère. Elle rapporta de ce voyage un traité secret qui servit de base à des négociations que l'éditeur du petit livre de madame de La Fayette n'a pas à suivre.

Au milieu de ces occupations, Madame souffrait beaucoup de l'humeur jalouse et tracassière de son mari. On dit même que le voyage de Douvres avait pour elle un autre intérêt que celui des deux couronnes et qu'elle poursuivait en le faisant un but secret et domestique qui ne fut point atteint, celui d'obtenir de son frère un asile à la cour d'Angleterre pour y vivre séparée de son mari. On trouvera, dans notre texte, entre crochets et en italiques, plusieurs fragments des Mémoires de mademoiselle de Montpensier qui, mis bout à bout, donnent une idée des chagrins qui gâtèrent les dernières années de la vie de Madame.

Mais on n'y trouvera rien qui se rapporte aux deux Bérénice, écrites, l'une et l'autre, en 1669. Madame de La Fayette, à supposer qu'elle eût terminé son histoire, n'y aurait peut-être pas parlé du tout de cette élégante espièglerie de Madame, qui imagina d'inspirer en même temps au vieux Corneille et à Racine l'idée de la même tragédie et qui s'y prit avec assez d'adresse pour que chacun des poëtes ignorât quel sujet traitait l'autre. Ce sujet était galant; il y fallait représenter Louis XIV sous le nom de Titus et Marie Mancini sous celui de Bérénice. Car c'est bien cela et cela seul qu'on peut voir dans l'invitus invitam dimisit. Et il est impossible au contraire d'y rien trouver qui rappelle les sentiments d'Henriette pour le Roi. On a reproché à Madame d'avoir fait courir au vieux Corneille une fâcheuse aventure et causé une mauvaise pièce. L'aventure fut fâcheuse en effet pour Corneille; quant aux défauts de sa pièce, ils ne peuvent être imputés au sujet. On a dit qu'il était trop galant, mais il n'y avait pas de sujets trop galants pour Corneille et les autres poëtes du Palais-Cardinal. Ceux-là ne séparaient point l'héroïque du tendre. D'ailleurs l'auteur vieilli de Cinna faisait depuis quelque temps de mauvaises pièces sans que Madame s'en mêlât. Attila est de 1667 et Pulchérie de 1672. La tragédie de Tite et Bérénice, venue dans l'intervalle, ne vaut ni plus ni moins. Madame ne devinait peut-être pas que la Bérénice de Corneille, démodée avant que de naître, attesterait le déclin d'un illustre vieillard, tandis que la Bérénice de Racine serait une élégie belle comme l'amour, noble comme la douleur et touchante comme la vie. Au contraire, si, caressée par les louanges délicates que le plus jeune et le mieux doué des deux poëtes lui avait données [75], si, se rappelant les larmes qu'elle avait versées en écoutant Andromaque, elle désira que le duel [76] préparé par sa ruse spirituelle se terminât à l'avantage de Racine, on ne la blâmera pas d'avoir mis ses souhaits du côté de la poésie la plus humaine, la plus touchante, la plus vraie et la plus belle. Je ne parle ici des deux Bérénice que pour rappeler que Madame avait l'esprit très cultivé. «On savoit, lui dit Racine, en 1667, dans l'épître dédicatoire d'Andromaque, on savoit que Votre Altesse Royale avoit daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie.» Cela veut dire, non qu'elle aida véritablement le poëte, mais que, parfois, au milieu des divertissements, elle s'occupait de beaux vers et de hautes pensées. Bossuet nous apprend que, dans un âge un peu plus avancé, elle se plaisait aux livres d'histoire.

VII. DE LA MORT DE MADAME.

Ce fut au retour de l'entrevue de Douvres que Madame mourut. On la crut victime d'un crime et l'indignation publique désigna les coupables. On nomma le chevalier de Lorraine et un homme de sa bande, d'Effiat. On sait que le chevalier de Lorraine, beau comme Maugiron, audacieux, fier, «un vrai Guizard», dit Saint-Simon, avait pris à la cour de Monsieur la place de Madame. Celle-ci supportait mal ces étranges rivalités. Le roi exila le chevalier de Lorraine; on dit que ce fut à la prière de Madame; elle s'en défendit; on devait la croire, car elle n'était pas menteuse, mais on ne la crut pas [77], et le chevalier put emporter en exil la pensée intolérable qu'il était chassé par une femme. Il s'en alla dans cette Italie, considérée depuis les Borgia comme la terre classique des poisons; Monsieur, qui s'était évanoui comme une femme à la nouvelle qu'il perdait le chevalier, avait d'Effiat auprès de lui comme premier écuyer.

Il n'en fallait pas davantage pour faire naître le soupçon, vraisemblable malheureusement, d'un horrible drame domestique. Madame l'avait eu la première.

Voici quel était le véritable état des choses. Le 29 juin 1670, Madame écrivit à la Princesse palatine qui lui était désignée comme médiatrice entre le duc d'Orléans et elle. La Palatine, sœur de la reine de Pologne que nous avons vue recevoir M. de Guiche, était devenue, par l'effet de l'âge, fort respectable et de bon conseil. Mazarin avait raison de dire que le temps est un galant homme. Cette lettre nous apprend que Monsieur, de plus en plus aigri contre Madame, avait mis trois conditions à son raccommodement. Les deux premières étaient relatives au désir qu'il avait de se mettre en tiers dans les affaires de Madame et de Charles II et à la pension de son fils mort, laquelle il voulait toucher. La troisième, qui lui tenait seule au cœur, était le rappel du chevalier de Lorraine. Et vraiment Madame, qui craignait ce retour, n'était pas la personne qu'il fallait pour l'obtenir. Elle avait négocié du moins pour que le chevalier fût honorablement reçu en Angleterre. Sur les deux autres points elle avait obtenu à peu près ce que Monsieur demandait. Mais il ne voulait rien entendre qu'on ne lui eût rendu son chevalier. Il querellait, boudait, menaçait. Les choses étaient au pire. Henriette, les ayant exposées à la Princesse palatine, ajouta: «L'on ne me fera jamais rien faire à coups de bâton [78]

Cette lettre, comme j'ai dit, est datée du 29 juin 1670.

Le même jour, Madame, ayant bu un verre d'eau de chicorée, sentit tout à coup une grande douleur à l'estomac, se crut empoisonnée, le dit et ne cessa de le croire pendant les neuf heures qui lui restaient à vivre. Si elle n'en parla plus à la fin, ce fut par soumission à son confesseur, le dur M. Feuillet, et parce que, chrétienne ardente, elle reportait toutes ses pensées sur l'éternité dont elle se sentait proche. Mais ses soupçons, loin de finir avec elle, se répandirent dans toute la société, et la rumeur publique fut que le chevalier de Lorraine avait envoyé le poison et que d'Effiat avait mis ce poison dans l'eau de chicorée. Saint-Simon, qui n'a point en la cause l'autorité d'un témoin, puisqu'il naquit cinq ans après la mort de Madame, inséra dans ses Mémoires [79] un récit très circonstancié de l'empoisonnement. Ce récit, qui présente en lui-même de graves difficultés [80], ne dispense en aucune façon l'historien d'interroger les faits. Les relations de la mort de Madame sont fort nombreuses et suffisamment concordantes. On possède en outre deux procès-verbaux d'autopsie [81].

A l'aide de ces documents, M. E. Littré, doublement préparé aux explorations de ce genre par ses connaissances médicales et par sa rigoureuse méthode de critique historique, a recherché si vraiment Madame avait été empoisonnée. La dissertation de ce savant, inspirée par une bonne foi parfaite et conduite avec le zèle d'un esprit curieux et sincère, aboutit à une négation formelle. On la trouvera dans le volume intitulé Médecine et Médecins [82] et, comme les personnes les plus étrangères à l'érudition pourront se plaire à ces pages ornées de littérature et empreintes de cette sagesse affectueuse qui est le propre du vénérable vieillard qui les a écrites, notre désir serait d'y renvoyer simplement le lecteur; mais on est en droit de demander au plus récent éditeur de l'Histoire d'Henriette d'Angleterre un précis de l'état actuel de la science relativement à la question controversée de la mort de Madame; c'est pourquoi nous croyons devoir nous approprier les principaux arguments fournis par M. Littré. Le lecteur voudra bien tout d'abord lire attentivement la relation qu'il trouvera aux pages 123 et suivantes de ce volume; qu'il remarque ensuite:

1o Que l'eau de chicorée [83] fut apprêtée par une femme sûre, madame Desbordes, cette première femme de chambre «qui était absolument à Madame».

2o Que madame Desbordes but de la même eau de chicorée et ne fut pas incommodée. (Madame de La Fayette dit bien qu'on lui en apporta un verre, mais il n'est pas croyable qu'elle ait bu avant la princesse, et on ne voit pas qu'elle ait bu après) [84].

3o Que, si le poison n'était pas dans la bouteille, il n'était pas non plus dans le verre, car madame Desbordes n'aurait pas versé à boire à la Princesse dans un verre enduit sur les bords d'une substance inconnue ou contenant au fond quelque poudre.

4o Que Madame, ayant bu, se prit le côté et dit: «Ah! quel point de côté! ah! quel mal!» Il faudrait donc supposer un poison capable de causer instantanément une vive douleur à l'estomac sans procurer à la bouche et à la gorge une sensation appréciable; or il n'y a pas de poison semblable. Les alcalis et les acides concentrés brûlent la gorge; l'arsenic et le phosphore ne causent point une douleur immédiate. Quant aux poisons foudroyants, comme ceux de Locuste [85], on n'en peut parler à propos d'une patiente qui subit neuf longues heures de torture.

Toutefois, ces preuves négatives ont, malgré leur force, un vice de nature. Elles sont insuffisantes par cela même qu'elles sont négatives. Ce n'est pas assez de dire comment Madame n'est pas morte; il faut dire, s'il se peut, comment elle est morte.

Si l'on interroge les médecins qui firent l'autopsie, ils répondent que Madame mourut «d'une trop grande effusion de bile», ce qui ne veut rien dire du tout. Mais quand ils disent qu'«il sortit du ventre une vapeur fétide» et qu'ils trouvèrent «l'épiploon tout mortifié et gangrené, les intestins tendant aussi à mortification et putréfaction», ils indiquent clairement les effets d'une inflammation du péritoine. Il est acquis, par cela seul, que Madame mourut d'une péritonite.

Recherchons maintenant la cause et la nature de cette atroce douleur au côté qui suivit immédiatement l'ingestion du verre d'eau de chicorée et qui se renouvela (il est utile de le rappeler) quand Madame prit de l'huile et du bouillon; et voyons quelle peut être la lésion qui, après quelques malaises indéterminés, se signale par une douleur d'estomac foudroyante, suivie d'une péritonite suraiguë.

M. Vallot ne peut nous répondre, mais Littré, fort des observations de la médecine moderne, n'hésite pas à diagnostiquer l'ulcère simple de l'estomac [86], que le professeur Cruveilhier fut le premier à décrire et que les médecins de Madame ne purent reconnaître, puisqu'ils ne le connaissaient pas. Il est certain que depuis quelque temps Madame, après ses repas, souffrait de l'estomac. Le liquide qu'elle prit le 29 juin détermina la perforation de la paroi ulcérée. De là cette cruelle douleur au côté, puis la péritonite que nous avons constatée.

Les médecins qui ouvrirent le corps trouvèrent en effet que l'estomac était percé d'un petit trou; mais comme ils ne pouvaient s'expliquer l'origine pathologique de ce trou, ils s'imaginèrent qu'il avait été fait par mégarde pendant l'autopsie, «sur quoi, dit l'un d'eux, je fus le seul qui fis instance [87]». Cette illusion s'explique d'autant mieux que, dans cette lésion maintenant connue, le pertuis, ne présentant aucune induration sur ses bords parfaitement réguliers, semble artificiel. Jaccoud signale «la délimitation très nette de l'ulcère, l'absence d'inflammation et de suppuration périphérique [88]».

Ce n'est pas tout: les médecins trouvèrent dans le bas-ventre une matière «grasse comme de l'huile». C'en était en effet. C'était l'huile que Madame avait bue comme contre-poison, et qui s'était épanchée hors de l'estomac perforé.

En résumé: Avant le 29 juin, douleurs gastriques causées par l'ulcération. Le 29, déchirure de l'ulcération et péritonite suraiguë.

Tel est, fort abrégé, le système de M. Littré. Nous en avons reproduit les principales dispositions en y ajoutant quelques faits qui y entraient parfaitement. Mais ce système a été attaqué dans plusieurs de ses parties. Un érudit que la sagacité de son esprit a voué particulièrement à l'étude des points obscurs de l'histoire moderne, M. Jules Loiseleur, bibliothécaire de la ville d'Orléans, a inséré en 1872, dans le journal le Temps, trois articles consacrés à l'examen des mêmes faits [89], et sa conclusion, comme celle du savant positiviste, est que Madame, succombant à des influences naturelles, est morte d'une péritonite. Mais M. Loiseleur n'admet pas avec M. Littré que cette affection ait été déterminée par une perforation intestinale. Il relève, tout d'abord, dans le récit de madame de La Fayette deux particularités que Littré a négligées, bien qu'elles aient pu avoir quelque effet sur la santé de la Princesse. Il s'agit d'un bain froid et d'une promenade de nuit.

En effet, le 27 juin, Madame, étant à Saint-Cloud, se baigna dans la rivière, malgré la défense du médecin; et elle se trouva fort mal de ce bain. Le lendemain, elle se promena au clair de lune jusqu'à minuit. C'est à ce bain et à cette promenade que M. Loiseleur est tenté de rapporter l'origine de la péritonite. Il est vrai que le froid peut déterminer cette affection. Mais Jaccoud nous enseigne que le cas est rare et que l'inflammation du péritoine procède presque toujours d'une lésion interne, telle que rupture ou perforation. En admettant même, avec M. Loiseleur, l'influence décisive d'un froid humide, on ne s'explique pas l'action foudroyante du verre de chicorée, et c'est pourtant là le point culminant de ce drame pathologique. La perforation, au contraire, rend de cette action un compte terriblement exact.

Consultons Jaccoud et il nous dira: «La péritonite par perforation éclate par une douleur extrêmement violente qui, localisée d'abord sur un point, s'étend bientôt à tout l'abdomen [90].» Peut-on décrire plus précisément l'état de Madame?

Mais M. Loiseleur, qui sait s'informer en toutes choses, n'ignore pas que l'ulcère simple de l'estomac va rarement jusqu'à la perforation. Je trouve dans le maître qui me guide [91] qu'elle n'a guère lieu qu'une fois sur sept ou huit cas, et qu'assez souvent des adhérences en empêchent l'effet foudroyant. Et c'est là pour M. Loiseleur une raison de douter, car, en bonne critique, plus un fait est extraordinaire, plus il a besoin de preuves pour être croyable. Mais cette perforation est d'une rareté relative: elle est rare par rapport à la lésion qui la produit et qui, par contre, est très fréquente. «Brinton, réunissant un très grand nombre de relevés, démontre qu'elle est rencontrée cinq fois sur cent autopsies. Elle est plus commune chez la femme que chez l'homme [92]

Il n'est donc bien extraordinaire ni qu'Henriette d'Angleterre en ait été atteinte, ni même qu'elle en ait été atteinte sous la forme la moins commune. Jusqu'ici la démonstration de Littré n'est pas beaucoup contrariée, ce nous semble. Mais M. Loiseleur va l'atteindre sur un point important et qui semblait décisif. En effet, vous avez vu tout à l'heure que, quand les médecins ouvrirent le corps, ils trouvèrent l'estomac percé d'un petit trou que Littré reconnaît pour être la lésion mortelle, mais qu'ils crurent avoir fait par mégarde pendant l'autopsie. «Sur quoi, dit l'un d'eux, je fus le seul qui fis instance.» Celui qui parla ainsi est un médecin anglais. Son témoignage sur ce point n'est pas unique. L'abbé Bourdelot, présent à l'autopsie, rapporte l'incident d'une tout autre manière:

«Il arriva, par mégarde, dit-il, lors de la dissection, que la pointe du ciseau fit une ouverture à la partie supérieure du ventricule, sur laquelle ouverture beaucoup de gens se récrièrent, demandant d'où elle venoit. Le chirurgien dit qu'il l'avoit faite par mégarde et M. Vallot dit avoir vu quand le coup avoit été donné [93]

S'il en est ainsi, si cette version dont Littré n'a pas tenu compte et que M. Loiseleur oppose à celle du chirurgien anglais, est des deux la véridique, il faut renoncer à voir et à toucher du doigt, comme nous faisions tout à l'heure, le pertuis, la perforation de l'ulcère, le petit passage que la mort s'est frayé dans le corps de la jeune femme.

Le chirurgien anglais est d'accord avec Bourdelot pour attribuer l'ouverture à un coup de ciseau donné par l'opérateur. Mais tandis que le chirurgien anglais dit qu'il fut seul à remarquer cette ouverture, Bourdelot déclare que «beaucoup de gens» demandèrent d'où elle venait. En cela, les deux témoins se contredisent étrangement; on ne peut admettre la version de l'un sans repousser celle de l'autre. Or, ce qui nous intéresse le plus c'est ce que Bourdelot seul nous apporte: je veux dire l'aveu de l'opérateur qui offensa le ventricule et le témoignage de M. Vallot qui le vit faire. Ce sont là, ce semble, deux dépositions irrécusables. Mais je me défie, pour ma part, de l'opérateur, de l'abbé Bourdelot et de M. Vallot lui-même, qu'on sait avoir été fort embarrassé dans toute cette affaire. Les médecins français tremblaient de trouver dans les entrailles de la Princesse les indices d'un crime dont le soupçon eût atteint la famille du roi. Ils craignaient même tout ce qui prêtait au doute, et, par cela seul, à la malveillance. Sachant que la moindre incertitude sur la cause de la mort ou l'état de cadavre serait interprétée par le public dans un sens qui les perdrait, ils avaient pour tout expliquer la raison de l'intérêt et le zèle de la peur. Or, dans l'impossibilité où ils étaient de rapporter à un type pathologique normal une lésion inconnue à tous et suspecte, peut-être, à quelques-uns, ils avaient grand avantage à expliquer par un accident d'autopsie cette plaie énigmatique. Et l'on comprend qu'ils crurent naturellement ce qu'ils désiraient croire. Les chirurgiens anglais, aussi ignorants qu'eux, acceptèrent leurs raisons faute d'en trouver de meilleures.

Cette considération me rend assez perplexe à l'endroit du coup de ciseaux. En somme, je crois que, malgré l'atteinte que lui porta la main exercée de M. Loiseleur, la construction médico-historique de M. Littré garde à peu près toute la solidité que comporte la double nature des matériaux qui y sont employés. Dans tous les cas, il est certain qu'Henriette d'Angleterre n'est pas morte empoisonnée.

VIII. BIBLIOGRAPHIE DE L'HISTOIRE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE.

Il y avait dans la collection Fontette un manuscrit de l'Histoire d'Henriette d'Angleterre avec des notes qui n'ont pas été imprimées. Ni ce manuscrit, ni celui qui fut donné à l'imprimeur, ne se retrouvent aujourd'hui. L'édition originale, en un volume in-12, a pour titre: «Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, première femme de Philippe de France, duc d'Orléans, par dame comtesse de La Fayette. Amsterdam, chez Michel-Charles Le Cène, M.D.CC.XX. Avec portrait: «Henriette-Anne d'Angleterre, épouse de Philippe de France, duc d'Orléans. G. Schouten f.»

Cette édition fut faite avec autant de négligence que les libraires de Hollande en mettaient d'ordinaire à publier les libelles qui foisonnaient dans leurs magasins. Beaucoup de noms y sont altérés et souvent les notes de l'éditeur brouillent ce qu'elles veulent éclaircir. Toutefois ce texte fut reproduit sans grand amendement dans les Œuvres complètes de madame de La Fayette et dans les Collections de Mémoires sur l'histoire de France. L'historien de Louis XIII, A. Bazin, entreprit le premier «de restaurer ce petit chef-d'œuvre». Il rétablit des noms et des dates; mais il était mort quand le libraire Techener fit imprimer le texte ainsi amélioré [94] et le prote qui vit les épreuves fut très inattentif [95]. Cette édition nous a pourtant été fort utile.

Forcé de suivre, à défaut de tout manuscrit, le texte de 1720, nous n'en avons conservé ni l'orthographe ni la ponctuation. Les virgules y sont semées au hasard et les doubles points extraordinairement multipliés sans qu'on en puisse deviner la signification. D'ailleurs, pour publier aussi exactement que possible l'écrit d'une dame française du siècle de Louis XIV, fallait-il adopter l'orthographe d'un imprimeur hollandais du XVIIIe siècle?

ANATOLE FRANCE.

HISTOIRE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE

3

PREFACE

Henriette de France [96], veuve de Charles Ier, roi d'Angleterre, avoit été obligée par ses malheurs de se retirer en France [97], et avoit choisi pour sa retraite ordinaire le couvent de Sainte-Marie de Chaillot. Elle y étoit attirée par la beauté du lieu, et plus encore par l'amitié qu'elle avoit pour la Mère Angélique, supérieure de cette maison [98]. Cette personne étoit venue fort jeune à la Cour, fille d'honneur d'Anne d'Autriche, femme de Louis XIII.

Ce prince, dont les passions étoient pleines d'innocence, en étoit devenu amoureux, et elle avoit répondu à sa passion par une amitié fort tendre et par une si grande fidélité pour la confiance dont il l'honoroit, qu'elle avoit été à l'épreuve de tous les avantages que le cardinal de Richelieu lui avoit fait envisager.

Comme ce ministre vit qu'il ne la pouvoit gagner, il crut, avec quelque apparence, qu'elle étoit gouvernée par l'évêque de Limoges [99], son oncle, attaché à la Reine par madame de Senecey [100]. Dans cette vue, il résolut de la perdre et de l'obliger à se retirer de la Cour; il gagna le premier valet de chambre du Roi, qui avoit leur confiance entière, et l'obligea à rapporter de part et d'autre des choses entièrement opposées à la vérité. Elle étoit jeune et sans expérience, et crut ce qu'on lui dit; elle s'imagina qu'on l'alloit abandonner et se jeta dans les Filles de Sainte-Marie. Le Roi fit tous ses efforts pour l'en tirer [101]; il lui montra clairement son erreur et la fausseté de ce qu'elle avoit cru; mais elle résista à tout et se fit religieuse quand le temps le lui put permettre.

Le Roi conserva pour elle beaucoup d'amitié et lui donna sa confiance: ainsi, quoique religieuse, elle étoit très-considérée, et elle le méritoit. J'épousai son frère [102] quelques années avant sa profession; et, comme j'allois souvent dans son cloître, j'y vis la jeune princesse d'Angleterre [103], dont l'esprit et le mérite me charmèrent. Cette connoissance me donna depuis l'honneur de sa familiarité; en sorte que, quand elle fut mariée, j'eus toutes les entrées particulières chez elle, et, quoique je fusse plus âgée de dix ans qu'elle, elle me témoigna jusqu'à la mort beaucoup de bonté et eut beaucoup d'égards pour moi.

Je n'avois aucune part à sa confidence sur de certaines affaires; mais, quand elles étoient passées, et, presque rendues publiques, elle prenoit plaisir à me les raconter [104].

L'année 1665 [105], le comte de Guiche [106] fut exilé. Un jour qu'elle me faisoit le récit de quelques circonstances assez extraordinaires de sa passion pour elle: «Ne trouvez-vous pas, me dit-elle, que, si tout ce qui m'est arrivé et les choses qui y ont relation étoit écrit, cela composeroit une jolie histoire? Vous écrivez bien [107], ajouta-t-elle; écrivez, je vous fournirai de bons Mémoires.»

J'entrai avec plaisir dans cette pensée, et nous fîmes ce plan de notre Histoire telle qu'on la trouvera ici.

Pendant quelque temps, lorsque je la trouvois seule, elle me contoit des choses particulières que j'ignorois; mais cette fantaisie lui passa bientôt, et ce que j'avois commencé demeura quatre ou cinq années sans qu'elle s'en souvînt.

En 1669, le Roi alla à Chambord. Elle étoit à Saint-Cloud, où elle faisoit ses couches de la duchesse de Savoie, aujourd'hui régnante [108]. J'étois auprès d'elle; il y avoit peu de monde: elle se souvint du projet de cette Histoire et me dit qu'il falloit la reprendre. Elle me conta la suite des choses qu'elle avoit commencé à me dire: je me remis à les écrire; je lui montrois le matin ce que j'avois fait sur ce qu'elle m'avoit dit le soir; elle en étoit très-contente. C'étoit un ouvrage assez difficile que de tourner la vérité, en de certains endroits, d'une manière qui la fît connoître, et qui ne fût pas néanmoins offensante ni désagréable à la Princesse. Elle badinoit avec moi sur les endroits qui me donnoient le plus de peine; et elle prit tant de goût à ce que j'écrivois, que, pendant un voyage de deux jours que je fis à Paris, elle écrivit elle-même ce que j'ai marqué pour être de sa main, et que j'ai encore [109].

Le Roi revint: elle quitta Saint-Cloud, et notre ouvrage fut abandonné. L'année suivante, elle fut en Angleterre et, peu de jours après son retour, cette princesse, étant à Saint-Cloud, perdit la vie d'une manière qui fera toujours l'étonnement de ceux qui liront cette Histoire. J'avois l'honneur d'être auprès d'elle lorsque cet accident funeste arriva; je sentis tout ce que l'on peut sentir de plus douloureux en voyant expirer la plus aimable princesse qui fût jamais, et qui m'avoit honorée de ses bonnes grâces. Cette perte est de celles dont on ne se console jamais, et qui laissent une amertume répandue dans tout le reste de la vie [110].

La mort de cette princesse ne me laissa ni le dessein ni le goût de continuer cette Histoire, et j'écrivis seulement les circonstances de sa mort, dont je fus témoin.

PREMIÈRE PARTIE

La paix étoit faite entre la France et l'Espagne; le mariage du Roi étoit achevé après beaucoup de difficultés; et le cardinal Mazarin, tout glorieux d'avoir donné la paix à la France, sembloit n'avoir plus qu'à jouir de cette grande fortune où son bonheur l'avoit élevé. Jamais ministre n'avoit gouverné avec une puissance si absolue, et jamais ministre ne s'étoit si bien servi de sa puissance pour l'établissement de sa grandeur.

La Reine mère, pendant sa régence, lui avoit laissé toute l'autorité royale, comme un fardeau trop pesant pour un naturel aussi paresseux que le sien. Le Roi, à sa majorité, lui avoit trouvé cette autorité entre les mains et n'avoit eu ni la force, ni peut-être même l'envie de la lui ôter. On lui représentoit les troubles que la mauvaise conduite de ce Cardinal avoit excités, comme un effet de la haine des princes pour un ministre qui avoit voulu donner des bornes à leur ambition; on lui faisoit considérer le ministre comme un homme qui seul avoit tenu le timon de l'état pendant l'orage qui l'avoit agité, et dont la bonne conduite en avoit peut-être empêché la perte.

Cette considération, jointe à une soumission sucée avec le lait, rendit le Cardinal plus absolu sur l'esprit du Roi qu'il ne l'avoit été sur celui de la Reine. L'étoile qui lui donnoit une autorité si entière s'étendit même jusqu'à l'amour. Le Roi n'avoit pu porter son cœur hors de la famille de cet heureux ministre: il l'avoit donné, dès sa plus tendre jeunesse, à la troisième de ses nièces, mademoiselle de Mancini [111]; et, s'il le retira quand il fut dans un âge plus avancé, ce ne fut que pour le donner entièrement à une quatrième nièce qui portoit le même nom de Mancini [112], à laquelle il se soumit si absolument, que l'on peut dire qu'elle fut la maîtresse d'un prince que nous avons vu depuis maître de sa maîtresse et de son amour.

Cette même étoile du Cardinal produisoit seule un effet si extraordinaire. Elle avoit étouffé dans la France tous les restes de cabale et de dissension; la paix générale avoit fini toutes les guerres étrangères; le Cardinal avoit satisfait en partie aux obligations qu'il avoit à la Reine par le mariage du Roi, qu'elle avoit si ardemment souhaité, et qu'il avoit fait, bien qu'il le crût contraire à ses intérêts [113]. Ce mariage lui étoit même favorable, et l'esprit doux et paisible de la Reine ne lui pouvoit laisser lieu de craindre qu'elle entreprît de lui ôter le gouvernement de l'État; enfin on ne pouvoit ajouter à son bonheur que la durée; mais ce fut ce qui lui manqua.

La mort interrompit une félicité si parfaite; et, peu de temps après que l'on fut de retour du voyage où la paix et le mariage s'étoient achevés, il mourut au bois de Vincennes, avec une fermeté beaucoup plus philosophe que chrétienne [114].

Il laissa par sa mort un amas infini de richesses. Il choisit le fils du maréchal de La Meilleraye [115] pour l'héritier de son nom et de ses trésors: il lui fit épouser Hortense [116], la plus belle de ses nièces, et disposa en sa faveur de tous les établissemens qui dépendoient du Roi, de la même manière qu'il disposoit de son propre bien.

Le Roi en agréa néanmoins la disposition aussi bien que celle qu'il fit en mourant de toutes les charges et de tous les bénéfices qui étoient pour lors à donner. Enfin, après sa mort, son ombre étoit encore la maîtresse de toutes choses, et il paroissoit que le Roi ne pensoit à se conduire que par les sentimens qu'il lui avoit inspirés.

Cette mort donnoit de grandes espérances à ceux qui pouvoient prétendre au ministère; ils croyoient avec apparence qu'un roi qui venoit de se laisser gouverner entièrement, tant pour les choses qui regardoient son État que pour celles qui regardoient sa personne, s'abandonneroit à la conduite d'un ministre qui ne voudroit se mêler que des affaires publiques et qui ne prendroit point connoissance de ses actions particulières.

Il ne pouvoit tomber dans leur imagination qu'un homme pût être si dissemblable de lui-même, et, qu'ayant toujours laissé l'autorité de Roi entre les mains de son premier ministre, il voulût reprendre à la fois et l'autorité du Roi et les fonctions de premier ministre.

Ainsi beaucoup de gens espéroient quelque part aux affaires; et beaucoup de dames, par des raisons à peu près semblables, espéroient beaucoup de part aux bonnes grâces du Roi. Elles avoient vu qu'il avoit passionnément aimé mademoiselle Mancini et qu'elle avoit paru avoir sur lui le plus absolu pouvoir qu'une maîtresse ait jamais eu sur le cœur d'un amant; elles espéroient qu'ayant plus de charmes elles auroient pour le moins autant de crédit; et il y en avoit déjà beaucoup qui prenoient pour modèle de leur fortune celui de la duchesse de Beaufort [117].

Mais, pour faire mieux comprendre l'état de la Cour après la mort du cardinal Mazarin, et la suite des choses dont nous avons à parler, il faut dépeindre en peu de mots les personnes de la maison royale, les ministres qui pouvoient prétendre au gouvernement de l'État et les dames qui pouvoient aspirer aux bonnes grâces du Roi [118].

La Reine mère, par son rang, tenoit la première place dans la maison royale, et, selon les apparences, elle devoit la tenir par son crédit; mais le même naturel qui lui avoit rendu l'autorité royale un pesant fardeau pendant qu'elle étoit tout entière entre ses mains, l'empêchoit de songer à en reprendre une partie lorsqu'elle n'y étoit plus. Son esprit avoit paru inquiet et porté aux affaires pendant la vie du Roi son mari; mais dès qu'elle avoit été maîtresse et d'elle-même et du royaume, elle n'avoit pensé qu'à mener une vie douce, à s'occuper à ses exercices de dévotion, et avoit témoigné une assez grande indifférence pour toutes choses. Elle étoit sensible néanmoins à l'amitié de ses enfans; elle les avoit élevés auprès d'elle avec une tendresse qui lui donnoit quelque jalousie des personnes avec lesquelles ils cherchoient leur plaisir. Ainsi elle étoit contente, pourvu qu'ils eussent l'attention de la voir, et elle étoit incapable de se donner la peine de prendre sur eux une véritable autorité [119].

La jeune Reine [120] étoit une personne de vingt-deux ans, bien faite de sa personne, et qu'on pouvoit appeler belle, quoiqu'elle ne fût pas agréable. Le peu de séjour qu'elle avoit fait en France et les impressions qu'on en avoit données avant qu'elle y arrivât étoient cause qu'on ne la connoissoit quasi pas, ou que du moins on croyoit ne la pas connoître, en la trouvant d'un esprit fort éloigné de ces desseins ambitieux dont on avoit tant parlé. On la voyoit tout occupée d'une violente passion pour le Roi, attachée dans tout le reste de ses actions à la Reine sa belle-mère, sans distinction de personnes ni de divertissemens, et sujette à beaucoup de chagrin, à cause de l'extrême jalousie qu'elle avoit du Roi [121].

Monsieur [122], frère unique du Roi, n'étoit pas moins attaché à la Reine, sa mère. Ses inclinations étoient aussi conformes aux occupations des femmes que celles du Roi en étoient éloignées. Il étoit beau, bien fait, mais d'une beauté et d'une taille plus convenables à une princesse qu'à un prince; aussi avoit-il plus songé à faire admirer sa beauté de tout le monde, qu'à s'en servir pour se faire aimer des femmes, quoiqu'il fût continuellement avec elles. Son amour-propre sembloit ne le rendre capable que d'attachement pour lui-même [123].

Madame de Thianges [124], fille aînée du duc de Mortemart, avoit paru lui plaire plus que les autres; mais leur commerce étoit plutôt une confidence libertine qu'une véritable galanterie. L'esprit du prince étoit naturellement doux, bienfaisant et civil, capable d'être prévenu, et si susceptible d'impressions, que les personnes qui l'approchoient pouvoient quasi répondre de s'en rendre maîtres, en le prenant par son foible. La jalousie dominoit en lui; mais cette jalousie le faisoit plus souffrir que personne, la douceur de son humeur le rendant incapable des actions violentes que la grandeur de son rang auroit pu lui permettre.

Il est aisé de juger, par ce que nous venons de dire, qu'il n'avoit nulle part aux affaires, puisque sa jeunesse, ses inclinations et la domination absolue du Cardinal étoient autant d'obstacles qui l'en éloignoient [125].

Il semble qu'en voulant décrire la maison royale je devois commencer par celui qui en est le chef; mais on ne sauroit le dépeindre que par ses actions; et celles que nous avons vues jusqu'au temps dont nous venons de parler étoient si éloignées de celles que nous avons vues depuis, qu'elles ne pourroient guère servir à le faire connoître. On en pourra juger par ce que nous avons à dire; on le trouvera sans doute un des plus grands rois qui aient jamais été, un des plus honnêtes hommes de son royaume, et l'on pourroit dire le plus parfait, s'il n'étoit point si avare de l'esprit que le Ciel lui a donné, et qu'il voulût le laisser paroître tout entier, sans le renfermer si fort dans la majesté de son rang.

Voilà quelles étoient les personnes qui composoient la maison royale. Pour le ministère, il étoit douteux entre M. Foucquet [126], surintendant des finances, M. Le Tellier, secrétaire d'Etat [127], et M. Colbert [128]. Ce troisième avoit eu, dans les derniers temps, toute la confiance du cardinal Mazarin; on savoit que le Roi n'agissoit encore que selon les sentimens et les mémoires de ce ministre, mais l'on ne savoit pas précisément quels étoient les sentimens et les mémoires qu'il avoit donnés à Sa Majesté. On ne doutoit pas qu'il n'eût ruiné la Reine mère dans l'esprit du Roi, aussi bien que beaucoup d'autres personnes; mais on ignoroit celles qu'il y avoit établies [129].

M. Foucquet, peu de temps avant la mort du Cardinal, avoit été quasi perdu auprès de lui pour s'être brouillé avec M. Colbert. Ce surintendant étoit un homme d'une étendue d'esprit et d'une ambition sans bornes, civil, obligeant pour tous les gens de qualité, et qui se servoit des finances pour les acquérir et pour les embarquer dans ses intrigues, dont les desseins étoient infinis pour les affaires aussi bien que pour la galanterie [130].

M. Le Tellier paroissoit plus sage et plus modéré, attaché à ses seuls intérêts et à des intérêts solides, sans être capable de s'éblouir du faste et de l'éclat comme M. Foucquet [131].

M. Colbert étoit peu connu par diverses raisons, et l'on savoit seulement qu'il avoit gagné la confiance du Cardinal par son habileté et son économie.

Le Roi n'appeloit au conseil que ces trois personnes; et l'on attendoit à voir qui l'emporteroit sur les autres, sachant bien qu'ils n'étoient pas unis et que, quand ils l'auroient été, il étoit impossible qu'ils le demeurassent.

Il nous reste à parler des dames qui étoient alors le plus avant à la Cour et qui pouvoient aspirer aux bonnes grâces du Roi [132].

La comtesse de Soissons [133] auroit pu y prétendre par la grande habitude qu'elle avoit conservée avec lui, et pour avoir été sa première inclination. C'étoit une personne qu'on ne pouvoit pas appeler belle et qui néanmoins étoit capable de plaire [134]. Son esprit n'avoit rien d'extraordinaire, ni de fort poli; mais il étoit naturel et agréable avec les personnes qu'elle connoissoit. La grande fortune de son oncle l'autorisoit à n'avoir pas besoin de se contraindre. Cette liberté qu'elle avoit prise, jointe à un esprit vif et à un naturel ardent, l'avoit rendue si attachée à ses propres volontés, qu'elle étoit incapable de s'assujettir qu'à ce qui lui étoit agréable. Elle avoit naturellement de l'ambition, et, dans le temps où le Roi l'avoit aimée, le trône ne lui avoit point paru trop au-dessus d'elle pour n'oser y aspirer. Son oncle, qui l'aimoit fort, n'avoit pas été éloigné du dessein de l'y faire monter; mais tous les faiseurs d'horoscope l'avoient tellement assuré qu'elle ne pourroit y parvenir, qu'il en avoit perdu la pensée et l'avoit mariée au comte de Soissons. Elle avoit pourtant toujours conservé quelque crédit auprès du Roi et une certaine liberté de lui parler plus hardiment que les autres; ce qui faisoit soupçonner assez souvent que, dans certains momens, la galanterie trouvoit encore place dans leur conversation.

Cependant il paroissoit impossible que le Roi lui redonnât son cœur. Ce prince étoit plus sensible en quelque manière à l'attachement qu'on avoit pour lui, qu'à l'agrément et au mérite des personnes. Il avoit aimé la comtesse de Soissons avant qu'elle fût mariée; il avoit cessé de l'aimer, par l'opinion qu'il avoit que Villequier [135] ne lui étoit pas désagréable. Peut-être l'avoit-il cru sans fondement; et il y a même assez d'apparence qu'il se trompoit, puisque, étant si peu capable de se contraindre, si elle l'eût aimé elle l'eût bientôt fait paroître. Mais enfin, puisqu'il l'avoit quittée sur le simple soupçon qu'un autre en étoit aimé, il n'avoit garde de retourner à elle, lorsqu'il croyoit avoir une certitude entière qu'elle aimoit le marquis de Vardes [136].

Mademoiselle de Mancini étoit encore à la Cour quand son oncle mourut. Pendant sa vie, il avoit conclu son mariage avec le connétable Colonne [137], et l'on n'attendoit plus que celui qui devoit l'épouser au nom de ce connétable, pour la faire partir de France. Il étoit difficile de démêler quels étoient ses sentimens pour le Roi, et quels sentimens le Roi avoit pour elle. Il l'avoit passionnément aimée, comme nous avons déjà dit; et, pour faire comprendre jusqu'où cette passion l'avoit mené, nous dirons en peu de mots ce qui s'étoit passé à la mort du Cardinal.

Cet attachement avoit commencé pendant le voyage de Calais [138], et la reconnoissance l'avoit fait naître plutôt que la beauté: mademoiselle de Mancini n'en avoit aucune; il n'y avoit nul charme dans sa personne, et très-peu dans son esprit, quoiqu'elle en eût infiniment. Elle l'avoit hardi, résolu, emporté, libertin, et éloigné de toute sorte de civilité et de politesse.

Pendant une dangereuse maladie que le Roi avoit eue à Calais [139], elle avoit témoigné une affliction si violente de son mal, et l'avoit si peu cachée, que, lorsqu'il commença à se mieux porter, tout le monde lui parla de la douleur de mademoiselle de Mancini; peut-être dans la suite lui en parla-t-elle elle-même. Enfin elle lui fit paroître tant de passion et rompit si entièrement toutes les contraintes où la Reine mère et le Cardinal la tenoient, que l'on peut dire qu'elle contraignit le Roi à l'aimer.

Le Cardinal ne s'opposa pas d'abord à cette passion; il crut qu'elle ne pouvoit être que conforme à ses intérêts; mais, comme il vit dans la suite que sa nièce ne lui rendoit aucun compte de ses conversations avec le Roi et qu'elle prenoit sur son esprit tout le crédit qui lui étoit possible, il commença à craindre qu'elle n'y en prît trop, et voulut apporter quelque diminution à cet attachement. Il vit bientôt qu'il s'en étoit avisé trop tard; le Roi étoit entièrement abandonné à sa passion, et l'opposition qu'il fit paroître ne servit qu'à aigrir contre lui l'esprit de sa nièce et à la porter à lui rendre toutes sortes de mauvais services.

Elle n'en rendit pas moins à la Reine dans l'esprit du Roi, soit en lui décriant sa conduite pendant la régence, ou en lui apprenant tout ce que la médisance avoit inventé contre elle. Enfin elle éloignoit si bien de l'esprit du Roi tous ceux qui pouvoient lui nuire, et s'en rendit maîtresse si absolue, que, pendant le temps que l'on commençoit à traiter la paix et le mariage, il demanda au Cardinal la permission de l'épouser, et témoigna ensuite, par toutes ses actions, qu'il le souhaitoit.

Le Cardinal, qui savoit que la Reine ne pourroit entendre sans horreur la proposition de ce mariage, et que l'exécution en eût été très-hasardeuse pour lui, se voulut faire un mérite envers la Reine et envers l'État d'une chose qu'il croyoit contraire à ses propres intérêts.

Il déclara au Roi qu'il ne consentiroit jamais à lui laisser faire une alliance si disproportionnée, et que, s'il la faisoit de son autorité absolue, il lui demanderoit à l'heure même la permission de se retirer hors de France.

La résistance du Cardinal étonna le Roi et lui fit peut-être faire des réflexions qui ralentirent la violence de son amour. L'on continua de traiter la paix et le mariage; et le Cardinal, avant de partir pour aller régler les articles de l'un et de l'autre [140], ne voulut pas laisser sa nièce à la Cour: il résolut de l'envoyer à Brouage [141]. Le Roi en fut aussi affligé que le peut être un amant à qui l'on ôte sa maîtresse; mais mademoiselle de Mancini, qui ne se contentoit pas des mouvemens de son cœur, et qui auroit voulu qu'il eût témoigné son amour par des actions d'autorité, lui reprocha, en lui voyant répandre des larmes lorsqu'elle monta en carrosse, «qu'il pleuroit et qu'il étoit le maître [142]». Ces reproches ne l'obligèrent pas à le vouloir être; il la laissa partir, quelque affligé qu'il fût, lui promettant néanmoins qu'il ne consentiroit jamais au mariage d'Espagne et qu'il n'abandonneroit pas le dessein de l'épouser.

Toute la cour partit quelque temps après pour aller à Bordeaux, afin d'être plus près du lieu où l'on traitoit la paix.

Le Roi vit mademoiselle de Mancini à Saint-Jean-d'Angely; il en parut plus amoureux que jamais dans le peu de momens qu'il eut à être avec elle et lui promit toujours la même fidélité. Le temps, l'absence et la raison le firent enfin manquer à sa promesse; et, quand le traité fut achevé, il l'alla signer à l'île de la Conférence [143], et prendre l'infante d'Espagne des mains du Roi son père, pour la faire reine de France dès le lendemain.

La Cour revint ensuite à Paris. Le Cardinal, qui ne craignoit plus rien, y fit aussi revenir ses nièces.

Mademoiselle de Mancini étoit outrée de rage et de désespoir; elle trouvoit qu'elle avoit perdu en même temps un amant fort aimable et la plus belle couronne de l'univers. Un esprit plus modéré que le sien auroit eu de la peine à ne pas s'emporter dans une semblable occasion; aussi s'étoit-elle abandonnée à la rage et à la colère.

Le Roi n'avoit plus la même passion pour elle; la possession d'une princesse belle et jeune comme la Reine sa femme l'occupoit agréablement. Néanmoins, comme l'attachement d'une femme est rarement un obstacle à l'amour qu'on a pour une maîtresse, le Roi seroit peut-être revenu à mademoiselle de Mancini, s'il n'eût connu qu'entre tous les partis qui se présentoient alors pour l'épouser, elle souhaitoit ardemment le duc Charles [144], neveu du duc de Lorraine [145], et s'il n'avoit été persuadé que ce prince avoit su toucher son cœur.

Le mariage ne s'en put faire par plusieurs raisons; le Cardinal conclut celui du connétable Colonne, et mourut, comme nous avons dit, avant qu'il fût achevé.

Mademoiselle de Mancini avoit une si horrible répugnance pour ce mariage, que, voulant l'éviter, si elle eût vu quelque apparence de regagner le cœur du Roi, malgré tout son dépit, elle y auroit travaillé de toute sa puissance.

Le public ignoroit le secret dépit qu'avoit eu le Roi du penchant qu'elle avoit témoigné pour le mariage du neveu du duc de Lorraine; et, comme on le voyoit souvent aller au palais Mazarin, où elle logeoit avec madame Mazarin, sa sœur [146], on ne savoit si le Roi y étoit conduit par les restes de son ancienne flamme, ou par les étincelles d'une nouvelle, que les yeux de madame Mazarin étoient bien capables d'allumer [147].

C'étoit, comme nous avons dit, non-seulement la plus belle des nièces du Cardinal, mais aussi une des plus parfaites beautés de la Cour. Il ne lui manquoit que de l'esprit pour être accomplie, et pour lui donner la vivacité qu'elle n'avoit pas; ce défaut même n'en étoit pas un pour tout le monde, et beaucoup de gens trouvoient son air languissant et sa négligence capables de se faire aimer.

Ainsi les opinions se portoient aisément à croire que le Roi lui en vouloit, et que l'ascendant du Cardinal garderoit encore son cœur dans sa famille. Il est vrai que cette opinion n'étoit pas sans fondement; l'habitude que le Roi avoit prise avec les nièces du Cardinal lui donnoit plus de dispositions à leur parler qu'à toutes les autres femmes; et la beauté de madame Mazarin, jointe à l'avantage que donne un mari qui n'est guère aimable à un Roi qui l'est beaucoup, l'eût aisément portée à l'aimer, si M. de Mazarin n'avoit eu ce même soin, que nous lui avons vu depuis, d'éloigner sa femme des lieux où étoit le Roi.

Il y avoit encore à la Cour un grand nombre de belles dames sur qui le Roi auroit pu jeter les yeux [148].

Madame d'Armagnac [149], fille du maréchal de Villeroy, étoit d'une beauté à attirer ceux de tout le monde. Pendant qu'elle étoit fille, elle avoit donné beaucoup d'espérance à tous ceux qui l'avoient aimée qu'elle souffriroit aisément de l'être lorsque le mariage l'auroit mise dans une condition plus libre. Cependant sitôt qu'elle eut épousé M. d'Armagnac, soit qu'elle eût de la passion pour lui, ou que l'âge l'eût rendue plus circonspecte, elle s'étoit entièrement retirée dans sa famille.

La seconde fille du duc de Mortemart, qu'on appeloit mademoiselle de Tonnay-Charente [150], étoit encore une beauté très-achevée, quoiqu'elle ne fût pas parfaitement agréable. Elle avoit beaucoup d'esprit, et une sorte d'esprit plaisant et naturel, comme tous ceux de sa maison.

Le reste des belles personnes qui étoient à la Cour ont trop peu de part à ce que nous avons à dire pour m'obliger d'en parler; et nous ferons seulement mention de celles qui s'y trouveront mêlées, selon que la suite nous y engagera.

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