Histoire d'Henriette d'Angleterre
DEUXIÈME PARTIE
La Cour étoit revenue à Paris aussitôt après la mort du Cardinal. Le Roi s'appliquoit à prendre une connoissance exacte des affaires: il donnoit à cette occupation la plus grande partie de son temps et partageoit le reste avec la Reine sa femme.
Celui qui devoit épouser mademoiselle de Mancini au nom du connétable Colonne arriva à Paris, et elle eut la douleur de se voir chassée de France par le Roi; ce fut, à la vérité, avec tous les honneurs imaginables. Le Roi la traita dans son mariage et dans tout le reste comme si son oncle eût encore vécu; mais enfin on la maria, et on la fit partir avec assez de précipitation [151].
Elle soutint sa douleur avec beaucoup de constance et même avec assez de fierté; mais, au premier lieu où elle coucha en sortant de Paris, elle se trouva si pressée de sa douleur et si accablée de l'extrême violence qu'elle s'étoit faite, qu'elle pensa y demeurer. Enfin elle continua son chemin, et s'en alla en Italie, avec la consolation de n'être plus sujette d'un Roi dont elle avoit cru devoir être la femme.
La première chose considérable qui se fit après la mort du Cardinal, ce fut le mariage de Monsieur avec la princesse d'Angleterre [152]. Il avoit été résolu par le Cardinal et, quoique cette alliance semblât contraire à toutes les règles de la politique, il avoit cru qu'on devoit être si assuré de la douceur du naturel de Monsieur et de son attachement pour le Roi, qu'on ne devoit point craindre de lui donner un roi d'Angleterre pour beau-frère.
L'histoire de notre siècle est remplie des grandes révolutions de ce royaume, et le malheur qui fit perdre la vie au meilleur Roi du monde sur un échafaud [153], par les mains de ses sujets, et qui contraignit la Reine sa femme à venir chercher un asile dans le royaume de ses pères, est un exemple de l'inconstance de la fortune qui est su de toute la terre [154].
Le changement funeste de cette maison royale fut favorable en quelque chose à la princesse d'Angleterre [155]. Elle étoit encore entre les bras de sa nourrice et fut la seule de tous les enfants de la Reine sa mère [156] qui se trouva auprès d'elle pendant sa disgrâce. Cette Reine s'appliquoit tout entière au soin de son éducation, et le malheur de ses affaires la faisant plutôt vivre en personne privée qu'en souveraine, cette jeune princesse prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires, et conserva dans son cœur et dans sa personne toutes les grandeurs de sa naissance royale.
Aussitôt que cette princesse commença à sortir de l'enfance, on lui trouva un agrément extraordinaire. La Reine mère témoigna beaucoup d'inclination pour elle; et, comme il n'y avoit nulle apparence que le Roi pût épouser l'Infante, sa nièce, elle parut souhaiter qu'il épousât cette princesse. Le Roi, au contraire, témoigna de l'aversion pour ce mariage et même pour sa personne: il la trouvoit trop jeune pour lui et il avouoit enfin qu'elle ne lui plaisoit pas, quoiqu'il n'en pût dire la raison. Aussi eût-il été difficile d'en trouver; c'étoit principalement ce que la princesse d'Angleterre possédoit au souverain degré, que le don de plaire et ce qu'on appelle grâces; les charmes étoient répandus en toute sa personne, dans ses actions et dans son esprit; et jamais princesse n'a été si également capable de se faire aimer des hommes et adorer des femmes [157].
En croissant, sa beauté augmenta aussi; en sorte que, quand le mariage du Roi fut achevé, celui de Monsieur et d'elle fut résolu. Il n'y avoit rien à la Cour qu'on pût lui comparer.
En ce même temps, le Roi son frère [158] fut rétabli sur le trône par une révolution presque aussi prompte que celle qui l'en avoit chassé. Sa mère voulut aller jouir du plaisir de le voir paisible possesseur de son royaume; et, avant que d'achever le mariage de la princesse sa fille, elle la mena avec elle en Angleterre. Ce fut dans ce voyage que la princesse commença à reconnoître la puissance de ses charmes. Le duc de Buckingham, fils de celui qui fut décapité [159], jeune et bien fait, étoit alors fortement attaché à la princesse royale sa sœur [160], qui étoit à Londres. Quelque grand que fût cet attachement, il ne put tenir contre la princesse d'Angleterre, et ce duc devint si passionnément amoureux d'elle, qu'on peut dire qu'il en perdit la raison.
La reine d'Angleterre étoit tous les jours pressée par les lettres de Monsieur de s'en retourner en France pour achever son mariage, qu'il témoignoit souhaiter avec impatience. Ainsi elle fut obligée de partir, quoique la saison fût fort rude et fort fâcheuse.
Le Roi son fils l'accompagna jusqu'à une journée de Londres. Le duc de Buckingham la suivit, comme tout le reste de la Cour; mais, au lieu de s'en retourner de même, il ne put se résoudre à abandonner la princesse d'Angleterre et demanda au Roi la permission de passer en France; de sorte que, sans équipage et sans toutes les choses nécessaires pour un pareil voyage, il s'embarqua à Portsmouth avec la Reine.
Le vent fut favorable le premier jour; mais, le lendemain, il fut si contraire que le vaisseau de la Reine se trouva ensablé et en grand danger de périr. L'épouvante fut grande dans tout le navire et le duc de Buckingham, qui craignoit pour plus d'une vie, parut dans un désespoir inconcevable.
Enfin on tira le vaisseau du péril où il étoit; mais il fallut relâcher au port.
Madame la princesse d'Angleterre fut attaquée d'une fièvre très-violente. Elle eut pourtant le courage de vouloir se rembarquer dès que le vent fut favorable; mais, sitôt qu'elle fut dans le vaisseau, la rougeole sortit: de sorte qu'on ne put abandonner la terre et qu'on ne put aussi songer à débarquer, de peur de hasarder sa vie par cette agitation.
Sa maladie fut très-dangereuse. Le duc de Buckingham parut comme un fou et un désespéré dans les momens où il la crut en péril. Enfin, lorsqu'elle se porta assez bien pour souffrir la mer et pour aborder au Havre, il eut des jalousies si extravagantes des soins que l'amiral d'Angleterre prenoit pour cette princesse, qu'il le querella sans aucune sorte de raison; et la Reine, craignant qu'il n'en arrivât du désordre, ordonna au duc de Buckingham de s'en aller à Paris, pendant qu'elle séjourneroit quelque temps au Havre, pour laisser reprendre des forces à la princesse sa fille.
Lorsqu'elle fut entièrement rétablie, elle revint à Paris. Monsieur alla au devant d'elle avec tous les empressemens imaginables et continua jusqu'à son mariage à lui rendre des devoirs auxquels il ne manquoit que l'amour; mais le miracle d'enflammer le cœur de ce prince n'étoit réservé à aucune femme du monde [161].
Le comte de Guiche [162] étoit en ce temps-là son favori. C'étoit le jeune homme de la Cour le plus beau et le mieux fait, aimable de sa personne, galant, hardi, brave, rempli de grandeur et d'élévation. La vanité, que tant de bonnes qualités lui donnoient, et un air méprisant répandu dans toutes ses actions ternissoient un peu tout ce mérite; mais il faut pourtant avouer qu'aucun homme de la Cour n'en avoit autant que lui. Monsieur l'avoit fort aimé dès l'enfance et avoit toujours conservé avec lui un grand commerce, et aussi étroit qu'il y en peut avoir entre de jeunes gens.
Le comte étoit alors amoureux de madame de Chalais [163], fille du duc de Noirmoutiers. Elle étoit très-aimable sans être fort belle; il la cherchoit partout, il la suivoit en tous lieux; enfin c'étoit une passion si publique et si déclarée, qu'on doutoit qu'elle fût approuvée de celle qui la causoit, et l'on s'imaginoit que, s'il y avoit eu quelque intelligence entre eux, elle lui auroit fait prendre des chemins plus cachés. Cependant il est certain que, s'il n'en étoit pas tout-à-fait aimé, il n'en étoit pas haï, et qu'elle voyoit son amour sans colère. Le duc de Buckingham fut le premier qui se douta qu'elle n'avoit pas assez de charmes pour retenir un homme qui seroit tous les jours exposé à ceux de madame la princesse d'Angleterre. Un soir qu'il étoit venu chez elle, madame de Chalais y vint aussi. La Princesse lui dit en anglois que c'étoit la maîtresse du comte de Guiche et lui demanda s'il ne la trouvoit pas fort aimable. «Non, lui répondit-il; je ne trouve pas qu'elle le soit assez pour lui, qui me paroît, malgré que j'en aie, le plus honnête homme de toute la Cour; et je souhaite, Madame, que tout le monde ne soit pas de mon avis.» La Princesse ne fit pas réflexion à ce discours et le regarda comme un effet de la passion de ce duc, dont il lui donnoit tous les jours quelque preuve, et qu'il ne laissoit que trop voir à tout le monde.
Monsieur s'en aperçut bientôt, et ce fut en cette occasion que madame la princesse d'Angleterre découvrit pour la première fois cette jalousie naturelle, dont il lui donna depuis tant de marques. Elle vit donc son chagrin; et, comme elle ne se soucioit pas du duc de Buckingham, qui, quoique fort aimable, a eu souvent le malheur de n'être pas aimé, elle en parla à la Reine sa mère, qui prit soin de remettre l'esprit de Monsieur et de lui faire concevoir que la passion du duc étoit regardée comme une chose ridicule.
Cela ne déplut point à Monsieur, mais il n'en fut pas entièrement satisfait; il s'en ouvrit à la Reine sa mère, qui eut de l'indulgence pour la passion du duc, en faveur de celle que son père lui avoit autrefois témoignée. Elle ne voulut pas qu'on fît de bruit; mais elle fut d'avis qu'on lui fît entendre, lorsqu'il auroit fait encore quelque séjour en France, que son retour étoit nécessaire en Angleterre, ce qui fut exécuté dans la suite.
Enfin le mariage de Monsieur s'acheva et fut fait en carême, sans cérémonie, dans la chapelle du palais. Toute la Cour rendit ses devoirs à madame la princesse d'Angleterre, que nous appellerons dorénavant Madame.
Il n'y eut personne qui ne fût surpris de son agrément, de sa civilité et de son esprit. Comme la Reine sa mère la tenoit fort près de sa personne, on ne la voyoit jamais que chez elle, où elle ne parloit quasi point. Ce fut une nouvelle découverte de lui trouver l'esprit aussi aimable que tout le reste. On ne parloit que d'elle, et tout le monde s'empressoit à lui donner des louanges.
Quelque temps après son mariage, elle vint loger chez Monsieur aux Tuileries; le Roi et la Reine allèrent à Fontainebleau; Monsieur et Madame demeurèrent encore quelque temps à Paris. Ce fut alors que toute la France se trouva chez elle; tous les hommes ne pensoient qu'à lui faire leur cour, et toutes les femmes qu'à lui plaire.
Madame de Valentinois [164], sœur du comte de Guiche, que Monsieur aimoit fort à cause de son frère et à cause d'elle-même (car il avoit pour elle toute l'inclination dont il étoit capable), fut une de celles qu'elle choisit pour être dans ses plaisirs; mesdames de Créquy [165] et de Châtillon [166] et mademoiselle de Tonnay-Charente avoient l'honneur de la voir souvent, aussi bien que d'autres personnes à qui elle avoit témoigné de la bonté avant qu'elle fût mariée.
Mademoiselle de La Trémoille [167] et madame de La Fayette [168] étoient de ce nombre. La première lui plaisoit par sa bonté et par une certaine ingénuité à conter tout ce qu'elle avoit dans le cœur, qui ressentoit la simplicité des premiers siècles; l'autre lui avoit été agréable par son bonheur; car, bien qu'on lui trouvât du mérite, c'étoit une sorte de mérite si sérieux en apparence, qu'il ne sembloit pas qu'il dût plaire à une princesse aussi jeune que Madame. Cependant elle lui avoit été agréable et elle avoit été si touchée du mérite et de l'esprit de Madame, qu'elle lui dût plaire dans la suite par l'attachement qu'elle eut pour elle.
Toutes ces personnes passoient les après-dînées chez Madame. Elles avoient l'honneur de la suivre au Cours; au retour de la promenade, on soupoit chez Monsieur; après le souper, tous les hommes de la Cour s'y rendoient et on passoit le soir parmi les plaisirs de la comédie, du jeu et des violons. Enfin on s'y divertissoit avec tout l'agrément imaginable et sans aucun mélange de chagrin. Madame de Chalais y venoit assez souvent; le comte de Guiche ne manquoit pas de s'y rendre: la familiarité qu'il avoit chez Monsieur lui donnoit l'entrée chez ce prince aux heures les plus particulières. Il voyoit Madame à tous momens, avec tous ses charmes; Monsieur prenoit même le soin de les lui faire admirer; enfin il l'exposoit à un péril qu'il étoit presque impossible d'éviter.
Après quelque séjour à Paris, Monsieur et Madame s'en allèrent à Fontainebleau [169]. Madame y porta la joie et les plaisirs. Le Roi connut, en la voyant de plus près, combien il avoit été injuste en ne la trouvant pas la plus belle personne du monde. Il s'attacha fort à elle et lui témoigna une complaisance extrême. Elle disposoit de toutes les parties de divertissement; elles se faisoient toutes pour elle, et il paroissoit que le Roi n'y avoit de plaisir que par celui qu'elle en recevoit. C'étoit dans le milieu de l'été: Madame s'alloit baigner tous les jours; elle partoit en carrosse, à cause de la chaleur, et revenoit à cheval, suivie de toutes les dames, habillées galamment, avec mille plumes sur leur tête, accompagnées du Roi et de la jeunesse de la Cour; après souper on montoit dans des calèches et, au bruit des violons, on s'alloit promener une partie de la nuit autour du canal.
L'attachement que le Roi avoit pour Madame commença bientôt à faire du bruit et à être interprété diversement. La Reine mère en eut d'abord beaucoup de chagrin; il lui parut que Madame lui ôtoit absolument le Roi, et qu'il lui donnoit toutes les heures qui avoient accoutumé d'être pour elle. La grande jeunesse de Madame lui persuada qu'il seroit facile d'y remédier et que, lui faisant parler par l'abbé de Montaigu [170] et par quelques personnes qui devoient avoir quelque crédit sur son esprit, elle l'obligeroit à se tenir plus attachée à sa personne, et de n'attirer pas le Roi dans des divertissemens qui en étoient éloignés.
Madame étoit lasse de l'ennui et de la contrainte qu'elle avoit essuyée auprès de la Reine sa mère. Elle crut que la Reine sa belle-mère vouloit prendre sur elle une pareille autorité; elle fut occupée de la joie d'avoir ramené le Roi à elle et de savoir par lui-même que la Reine mère tâchoit de l'en éloigner. Toutes ces choses la détournèrent tellement des mesures qu'on vouloit lui faire prendre, que même elle n'en garda plus aucune. Elle se lia d'une manière étroite avec la comtesse de Soissons, qui étoit alors l'objet de la jalousie de la Reine et de l'aversion de la Reine mère, et ne pensa plus qu'à plaire au Roi comme belle-sœur. Je crois qu'elle lui plut d'une autre manière; je crois aussi qu'elle pensa qu'il ne lui plaisoit que comme un beau-frère, quoiqu'il lui plût peut-être davantage: mais enfin, comme ils étoient tous deux infiniment aimables et tous deux nés avec des dispositions galantes, qu'ils se voyoient tous les jours, au milieu des plaisirs et des divertissemens, il parut aux yeux de tout le monde qu'ils avoient l'un pour l'autre cet agrément qui précède d'ordinaire les grandes passions.
Cela fit bientôt beaucoup de bruit à la Cour. La Reine mère fut ravie de trouver un prétexte si spécieux de bienséance et de dévotion pour s'opposer à l'attachement que le Roi avoit pour Madame. Elle n'eut pas de peine à faire entrer Monsieur dans ses sentimens; il étoit jaloux par lui-même, et il le devenoit encore davantage par l'humeur de Madame, qu'il ne trouvoit pas aussi éloignée de la galanterie qu'il l'auroit souhaité.
L'aigreur s'augmentoit tous les jours entre la Reine mère et elle. Le Roi donnoit toutes les espérances à Madame, mais il se ménageoit néanmoins avec la Reine mère; en sorte que, quand elle redisoit à Monsieur ce que le Roi lui avoit dit, Monsieur trouvoit assez de matière pour vouloir persuader à Madame que le Roi n'avoit pas pour elle autant de considération qu'il lui en témoignoit; tout cela faisoit un cercle de redites et de démêlés qui ne donnoit pas un moment de repos ni aux uns ni aux autres. Cependant le Roi et Madame, sans s'expliquer entre eux de ce qu'ils sentoient l'un pour l'autre, continuèrent de vivre d'une manière qui ne laissoit douter à personne qu'il n'y eût entre eux plus que de l'amitié.
Le bruit s'en augmenta fort, et la Reine mère et Monsieur en parlèrent si fortement au Roi et à Madame, qu'ils commencèrent à ouvrir les yeux et à faire peut-être des réflexions qu'ils n'avoient point encore faites; enfin ils résolurent de faire cesser ce grand bruit et, par quelque motif que ce pût être, ils convinrent entre eux que le Roi feroit l'amoureux de quelque personne de la Cour. Ils jetèrent les yeux sur celles qui paroissoient les plus propres à ce dessein, et choisirent entre autres mademoiselle de Pons [171], parente du maréchal d'Albret, et qui, pour être nouvellement venue de province, n'avoit pas toute l'habileté imaginable; ils jetèrent aussi les yeux sur Chemerault [172], une des filles de la Reine, fort coquette, et sur La Vallière [173], qui étoit une fille de Madame, fort jolie, fort douce et fort naïve. La fortune de cette fille étoit médiocre; sa mère s'étoit remariée à Saint-Remi, premier maître d'hôtel de feu M. le duc d'Orléans; ainsi elle avoit presque toujours été à Orléans ou à Blois. Elle se trouvoit très-heureuse d'être auprès de Madame. Tout le monde la trouvoit jolie; plusieurs jeunes gens avoient pensé à s'en faire aimer; le comte de Guiche s'y étoit attaché plus que les autres. Il y paroissoit encore tout occupé, lorsque le Roi la choisit pour une de celles dont il vouloit éblouir le public. De concert avec Madame, il commença non-seulement à faire l'amoureux d'une des trois qu'ils avoient choisies, mais de toutes les trois ensemble. Il ne fut pas longtemps sans prendre parti; son cœur se détermina en faveur de La Vallière; et, quoiqu'il ne laissât pas de dire des douceurs aux autres et d'avoir même un commerce assez réglé avec Chemerault, La Vallière eut tous ses soins et toutes ses assiduités.
Le comte de Guiche, qui n'étoit pas assez amoureux pour s'opiniâtrer contre un rival si redoutable, l'abandonna et se brouilla avec elle, en lui disant des choses assez désagréables.
Madame vit avec quelque chagrin que le Roi s'attachoit véritablement à La Vallière. Ce n'est peut-être pas qu'elle en eût ce qu'on pourroit appeler de la jalousie, mais elle eût été bien aise qu'il n'eût pas eu de véritable passion et qu'il eût conservé pour elle une sorte d'attachement, qui, sans avoir la violence de l'amour, en eût eu la complaisance et l'agrément.
Longtemps avant qu'elle fût mariée, on avoit prédit que le comte de Guiche seroit amoureux d'elle; et, sitôt qu'il eut quitté La Vallière, on commença à dire qu'il aimoit Madame, et peut-être même qu'on le dit avant qu'il en eût la pensée; mais ce bruit ne fut pas désagréable à sa vanité; et, comme son inclination s'y trouva peut-être disposée, il ne prit pas de grands soins pour s'empêcher de devenir amoureux, ni pour empêcher qu'on ne le soupçonnât de l'être. L'on répétait alors à Fontainebleau un ballet que le Roi et Madame dansèrent, et qui fut le plus agréable qui ait jamais été, soit par le lieu où il se dansoit, qui étoit le bord de l'étang, ou par l'invention qu'on avoit trouvée de faire venir du bout d'une allée le théâtre tout entier, chargé d'une infinité de personnes qui s'approchoient insensiblement et qui faisoient une entrée en dansant devant le théâtre.
Pendant la répétition de ce ballet, le comte de Guiche étoit très-souvent avec Madame, parce qu'il dansoit dans la même entrée. Il n'osoit encore lui rien dire de ses sentimens; mais, par une certaine familiarité qu'il avoit acquise auprès d'elle, il prenoit la liberté de lui demander des nouvelles de son cœur et si rien ne l'avoit jamais touchée; elle lui répondoit avec beaucoup de bonté et d'agrément, et il s'émancipoit quelquefois à crier, en s'enfuyant d'auprès d'elle, qu'il étoit en grand péril [174].
Madame recevoit tout cela comme des choses galantes, sans y faire une plus grande attention; le public y vit plus clair qu'elle-même. Le comte de Guiche laissoit voir, comme on a déjà dit, ce qu'il avoit dans le cœur; en sorte que le bruit s'en répandit aussitôt. La grande amitié que Madame avoit pour la duchesse de Valentinois contribua beaucoup à faire croire qu'il y avoit de l'intelligence entre eux, et l'on regardoit Monsieur, qui paroissoit amoureux de madame de Valentinois, comme la dupe du frère et de la sœur. Il est vrai néanmoins qu'elle se mêla très-peu de cette galanterie; et, quoique son frère ne lui cachât point sa passion pour Madame, elle ne commença pas les liaisons qui ont paru depuis.
Cependant l'attachement du Roi pour La Vallière augmentoit toujours; il faisoit beaucoup de progrès auprès d'elle. Ils gardoient beaucoup de mesures; il ne la voyoit pas chez Madame et dans les promenades du jour; mais, à la promenade du soir, il sortoit de la calèche de Madame et s'alloit mettre près de celle de La Vallière, dont la portière étoit abattue; et, comme c'étoit dans l'obscurité de la nuit, il lui parloit avec beaucoup de commodité.
La Reine mère et Madame n'en furent pas moins mal ensemble. Lorsqu'on vit que le Roi n'en étoit point amoureux, puisqu'il l'étoit de La Vallière, et que Madame ne s'opposoit pas aux soins que le Roi rendoit à cette fille, la Reine mère en fut aigrie. Elle tourna l'esprit de Monsieur, qui s'en aigrit et qui prit au point d'honneur que le Roi fût amoureux d'une fille de Madame. Madame, de son côté, manquoit en beaucoup de choses aux égards qu'elle devoit à la Reine mère et même à ceux qu'elle devoit à Monsieur; en sorte que l'aigreur étoit grande de toutes parts.
Dans ce même temps le bruit fut grand de la passion du comte de Guiche. Monsieur en fut bientôt instruit et lui fit très-mauvaise mine. Le comte de Guiche, soit par son naturel fier, soit par chagrin de voir Monsieur instruit d'une chose qu'il lui étoit commode qu'il ignorât, eut avec Monsieur un éclaircissement fort audacieux et rompit avec lui comme s'il eût été son égal. Cela éclata publiquement, et le comte de Guiche se retira de la Cour.
Le jour que ce bruit arriva, Madame gardoit la chambre et ne voyoit personne; elle ordonna qu'on laissât seulement entrer ceux qui répétoient avec elle, dont le comte de Guiche étoit du nombre, ne sachant point ce qui venoit de se passer. Comme le Roi vint chez elle, elle lui dit les ordres qu'elle avoit donnés; le Roi lui répondit en souriant qu'elle ne connoissoit pas mal ceux qui devoient être exemptés et lui conta ensuite ce qui venoit de se passer entre Monsieur et le comte de Guiche. La chose fut sue de tout le monde; et le maréchal de Gramont, père du comte de Guiche, renvoya son fils à Paris et lui défendit de revenir à Fontainebleau.
Pendant ce temps-là les affaires du ministère n'étoient pas plus tranquilles que celles de l'amour; et, quoique M. Foucquet, depuis la mort du Cardinal, eût demandé pardon au Roi de toutes les choses passées; quoique le Roi le lui eût accordé, et qu'il parût l'emporter sur les autres ministres, néanmoins on travailloit fortement à sa perte, et elle étoit résolue.
Madame de Chevreuse [175], qui avoit toujours conservé quelque chose de ce grand crédit qu'elle avoit eu sur la Reine mère, entreprit de la porter à perdre M. Foucquet.
M. de Laigue [176], marié en secret, à ce que l'on a cru, avec madame de Chevreuse, étoit mal content de ce surintendant; il gouvernoit madame de Chevreuse. M. Le Tellier et M. Colbert se joignirent à eux; la Reine mère fit un voyage à Dampierre [177], et là, la perte de M. Foucquet fut conclue et on y fit ensuite consentir le Roi. On résolut d'arrêter ce surintendant; mais les ministres craignant, quoique sans sujet, le nombre d'amis qu'il avoit dans le royaume, portèrent le Roi à aller à Nantes, afin d'être près de Belle-Isle, que M. Foucquet venoit d'acheter, et de s'en rendre maître.
Ce voyage fut longtemps résolu sans qu'on en fît la proposition; mais enfin, sur des prétextes qu'ils trouvèrent, on commença à en parler. M. Foucquet, bien éloigné de penser que sa perte fût l'objet de ce voyage, se croyoit tout-à-fait assuré de sa fortune; et le Roi, de concert avec les autres ministres, pour lui ôter toute sorte de défiance, le traitoit avec de si grandes distinctions, que personne ne doutoit qu'il ne gouvernât.
Il y avoit longtemps que le Roi avoit dit qu'il vouloit aller à Vaux, maison superbe de ce surintendant; et, quoique la prudence dût l'empêcher de faire voir au Roi une chose qui marquoit si fort le mauvais usage des finances, et qu'aussi la bonté du Roi dût le retenir d'aller chez un homme qu'il alloit perdre, néanmoins ni l'un ni l'autre n'y firent aucune réflexion.
Toute la Cour alla à Vaux [178], et M. Foucquet joignit à la magnificence de sa maison toute celle qui peut être imaginée pour la beauté des divertissemens et la grandeur de la réception. Le Roi en arrivant en fut étonné, et M. Foucquet le fut de remarquer que le Roi l'étoit; néanmoins ils se remirent l'un et l'autre. La fête fut la plus complète qui ait jamais été. Le Roi étoit alors dans la première ardeur de la possession de La Vallière; l'on a cru que ce fut là qu'il la vit pour la première fois en particulier; mais il y avoit déjà quelque temps qu'il la voyoit dans la chambre du comte de Saint-Aignan [179], qui étoit le confident de cette intrigue.
Peu de jours après la fête de Vaux, on partit pour Nantes; et ce voyage, auquel on ne voyoit aucune nécessité, paroissoit la fantaisie d'un jeune Roi.
M. Foucquet, quoique avec la fièvre quarte, suivit la Cour et fut arrêté à Nantes. Ce changement surprit le monde, comme on peut se l'imaginer, et étourdit tellement les parens et les amis de M. Foucquet, qu'ils ne songèrent pas à mettre à couvert ses papiers, quoiqu'ils en eussent eu le loisir. On le prit dans sa maison, sans aucune formalité; on l'envoya à Angers, et le Roi revint à Fontainebleau.
Tous les amis de M. Foucquet furent chassés et éloignés des affaires. Le conseil des trois autres ministres [180] se forma entièrement. M. Colbert eut les finances, quoique l'on en donnât quelque apparence au maréchal de Villeroy; et M. Colbert commença à prendre auprès du Roi ce crédit qui le rendit depuis le premier homme de l'État.
L'on trouva dans les cassettes de M. Foucquet plus de lettres de galanterie que de papiers d'importance; et, comme il s'y en rencontra de quelques femmes qu'on n'avoit jamais soupçonnées d'avoir de commerce avec lui, ce fondement donna lieu de dire qu'il y en avoit de toutes les plus honnêtes femmes de France. La seule qui fut convaincue, ce fut Meneville, une des filles de la Reine, et une des plus belles personnes, que le duc de Damville [181] avoit voulu épouser. Elle fut chassée et se retira dans un couvent.
TROISIÈME PARTIE
Le comte de Guiche n'avoit point suivi le Roi au voyage de Nantes. Avant qu'on partît pour y aller, Madame avoit appris de certains discours qu'il avoit tenus à Paris, et qui sembloient vouloir persuader au public que l'on ne se trompoit pas de le croire amoureux d'elle. Cela lui avoit déplu, d'autant plus que madame de Valentinois, qu'il avoit priée de parler à Madame en sa faveur, bien loin de le faire, lui avoit toujours dit que son frère ne pensoit pas à lever les yeux jusqu'à elle et qu'elle la prioit de ne point ajouter foi à tout ce que des gens qui voudroient s'entremettre pourroient lui dire de sa part. Ainsi Madame ne trouva qu'une vanité offensante pour elle dans les discours du comte de Guiche. Quoiqu'elle fût fort jeune et que son peu d'expérience augmentât les défauts qui suivent la jeunesse, elle résolut de prier le Roi d'ordonner au comte de Guiche de ne le point suivre à Nantes; mais la Reine mère avoit déjà prévenu cette prière; ainsi la sienne ne parut pas.
Madame de Valentinois partit, pendant le voyage de Nantes, pour aller à Monaco. Monsieur étoit toujours amoureux d'elle, c'est-à-dire autant qu'il pouvoit l'être. Elle étoit adorée dès son enfance par Peguilin, cadet de la maison de Lauzun [182]: la parenté qui étoit entre eux [183] lui avoit donné une familiarité entière dans l'hôtel de Gramont; de sorte que, s'étant trouvés tous deux très-propres à avoir de violentes passions, rien n'étoit comparable à celle qu'ils avoient eue l'un pour l'autre. Elle avoit été mariée depuis un an, contre son gré, au prince de Monaco; mais, comme son mari n'étoit pas assez aimable pour lui faire rompre avec son amant, elle l'aimoit toujours passionnément. Ainsi elle le quittoit avec une douleur sensible; et lui, pour la voir encore, la suivoit déguisé, tantôt en marchand, tantôt en postillon, enfin de toutes les manières qui le pouvoient rendre méconnoissable à ceux qui étoient à elle. En partant, elle voulut engager Monsieur à ne point croire tout ce qu'on lui diroit de son frère au sujet de Madame et elle voulut qu'il lui promît qu'il ne le chasseroit point de la Cour. Monsieur, qui avoit déjà de la jalousie du comte de Guiche et qui ressentoit l'aigreur qu'on a pour ceux qu'on a fort aimés et dont l'on croit avoir sujet de se plaindre, ne parut pas disposé à accorder ce qu'elle lui demanda. Elle s'en fâcha, et ils se séparèrent mal.
La comtesse de Soissons, que le Roi avoit aimée et qui aimoit alors le marquis de Vardes, ne laissoit pas d'avoir beaucoup de chagrin: le grand attachement que le Roi prenoit pour La Vallière en étoit cause, et d'autant plus que cette jeune personne, se gouvernant entièrement par les sentimens du Roi, ne rendoit compte ni à Madame ni à la comtesse de Soissons des choses qui se passoient entre le Roi et elle. Ainsi la comtesse de Soissons, qui avoit toujours vu le Roi chercher les plaisirs chez elle, voyoit bien que cette galanterie l'en alloit éloigner. Cela ne la rendit pas favorable à La Vallière: elle s'en aperçut, et la jalousie qu'on a d'ordinaire de celles qui ont été aimées de ceux qui nous aiment se joignant au ressentiment des mauvais offices qu'elle lui rendoit, lui donna une haine fort vive pour la comtesse de Soissons.
Quoique le Roi désirât que La Vallière n'eût pas de confidente, il étoit impossible qu'une jeune personne d'une capacité médiocre pût contenir en elle-même une aussi grande affaire que celle d'être aimée du Roi. Madame avoit une fille appelée Montalais [184].
C'étoit une personne qui avoit naturellement beaucoup d'esprit, mais un esprit d'intrigue et d'insinuation; et il s'en falloit beaucoup que les bons sens et la raison réglassent sa conduite. Elle n'avoit jamais vu de cour que celle de Madame douairière [185], à Blois, dont elle avoit été fille d'honneur. Ce peu d'expérience du monde et beaucoup de galanterie la rendoient toute propre à devenir confidente. Elle l'avoit déjà été de La Vallière pendant qu'elle étoit à Blois, où un nommé Bragelonne [186] en avoit été amoureux; il y avoit eu quelques lettres; madame de Saint-Remy [187] s'en étoit aperçue, enfin ce n'étoit pas une chose qui eût été loin. Cependant le Roi en prit de grandes jalousies.
La Vallière trouvant donc, dans la même chambre où elle étoit, une fille à qui elle s'étoit déjà fiée, s'y fia encore entièrement; et, comme Montalais avoit beaucoup plus d'esprit qu'elle, elle y trouva un grand plaisir et un grand soulagement. Montalais ne se contenta pas de cette confidence de La Vallière, elle voulut encore avoir celle de Madame. Il lui parut que cette princesse n'avoit pas d'aversion pour le comte de Guiche; et lorsque le comte de Guiche revint à Fontainebleau après le voyage de Nantes, elle lui parla et le tourna de tant de côtés, qu'elle lui fit avouer qu'il étoit amoureux de Madame. Elle lui promit de le servir, et ne le fit que trop bien.
La Reine accoucha de monseigneur le Dauphin, le jour de la Toussaint 1661. Madame avoit passé tout le jour auprès d'elle; et, comme elle étoit grosse et fatiguée, elle se retira dans sa chambre, où personne ne la suivit, parce que tout le monde étoit encore chez la Reine. Montalais se mit à genoux devant Madame et commença à lui parler de la passion du comte de Guiche. Ces sortes de discours naturellement ne déplaisent pas assez aux jeunes personnes pour leur donner la force de les repousser; et de plus Madame avoit une timidité à parler qui fit que, moitié embarras, moitié condescendance, elle laissa prendre des espérances à Montalais. Dès le lendemain elle apporta à Madame une lettre du comte de Guiche; Madame ne voulut point la lire, Montalais l'ouvrit et la lut. Quelques jours après, Madame se trouva mal; elle revint à Paris en litière, et, comme elle y montoit, Montalais lui jeta un volume de lettres du comte de Guiche. Madame les lut pendant le chemin et avoua après à Montalais qu'elle les avoit lues. Enfin la jeunesse de Madame, l'agrément du comte de Guiche, mais surtout les soins de Montalais, engagèrent cette princesse dans une galanterie qui ne lui a donné que des chagrins considérables. Monsieur avoit toujours de la jalousie du comte de Guiche, qui néanmoins ne laissoit pas d'aller aux Tuileries, où Madame logeoit encore. Elle étoit considérablement malade. Il lui écrivoit trois ou quatre fois par jour. Madame ne lisoit pas ses lettres la plupart du temps et les laissoit toutes à Montalais, sans lui demander même ce qu'elle en faisoit. Montalais n'osoit les garder dans sa chambre; elle les remettoit entre les mains d'un amant qu'elle avoit alors, nommé Malicorne [188]. Le Roi étoit venu à Paris peu de temps après Madame; il voyoit toujours La Vallière chez elle; il y venoit le soir et l'alloit entretenir dans un cabinet. Toutes les portes à la vérité étoient ouvertes; mais on étoit plus éloigné d'y entrer que si elles avoient été fermées avec de l'airain. Il se lassa néanmoins de cette contrainte; et, quoique la Reine sa mère, pour qui il avoit encore de la crainte, le tourmentât incessamment sur La Vallière, elle feignit d'être malade, et il l'alla voir dans sa chambre.
La jeune Reine ne savoit point de qui le Roi étoit amoureux; elle devinoit pourtant bien qu'il l'étoit; et, ne sachant où placer sa jalousie, elle la mettoit sur Madame.
Le Roi se douta de la confiance que La Vallière prenoit en Montalais. L'esprit d'intrigue de cette fille lui déplaisoit: il défendit à La Vallière de lui parler. Elle lui obéissoit en public; mais Montalais passoit les nuits entières avec elle, et bien souvent le jour l'y trouvoit encore.
Madame, qui étoit malade et qui ne dormoit point, l'envoyoit quelquefois quérir, sous prétexte de lui venir lire quelque livre. Lorsqu'elle quittoit Madame, c'étoit pour aller écrire au comte de Guiche, à quoi elle ne manquoit pas trois fois par jour, et de plus à Malicorne, à qui elle rendoit compte de l'affaire de Madame et de celle de La Vallière. Elle avoit encore la confidence de mademoiselle de Tonnay-Charente, qui aimoit le marquis de Noirmoutier [189] et qui souhaitoit fort de l'épouser. Une seule de ces confidences eût pu occuper une personne entière, et Montalais seule suffisoit à toutes.
Le comte de Guiche et elle se mirent dans l'esprit qu'il falloit qu'il vît Madame en particulier. Madame, qui avoit de la timidité pour parler sérieusement, n'en avoit point pour ces sortes de choses. Elle n'en voyoit point les conséquences; elle y trouvoit de la plaisanterie de roman. Montalais lui trouvoit des facilités qui ne pouvoient être imaginées par une autre. Le comte de Guiche, qui étoit jeune et hardi, ne trouvoit rien de plus beau que de tout hasarder; et Madame et lui, sans avoir de véritable passion l'un pour l'autre, s'exposèrent au plus grand danger où l'on se soit jamais exposé. Madame étoit malade, et environnée de toutes ces femmes qui ont accoutumé d'être auprès d'une personne de son rang, sans se fier à pas une. Elle faisoit entrer le comte de Guiche quelquefois en plein jour, déguisé en femme qui dit la bonne aventure, et il la disoit même aux femmes de Madame, qui le voyoient tous les jours et qui ne le reconnoissoient pas; d'autres fois par d'autres inventions, mais toujours avec beaucoup de hasards; et ces entrevues si périlleuses se passoient à se moquer de Monsieur et à d'autres plaisanteries semblables, enfin à des choses fort éloignées de la violente passion qui sembloit les faire entreprendre. Dans ce temps-là on dit un jour, dans un lieu où étoit le comte de Guiche avec Vardes, que Madame étoit plus mal qu'on ne pensoit et que les médecins croyoient qu'elle ne guériroit pas de sa maladie. Le comte de Guiche en parut fort troublé; Vardes l'emmena et lui aida à cacher son trouble. Le comte de Guiche lui avoua l'état où il étoit avec Madame et l'engagea dans sa confidence. Madame désapprouva fort ce qu'avoit fait le comte de Guiche; elle voulut l'obliger à rompre avec Vardes; il lui dit qu'il se battroit avec lui pour la satisfaire, mais qu'il ne pouvoit rompre avec son ami.
Montalais, qui vouloit donner un air d'importance à cette galanterie et qui croyoit qu'en mettant bien des gens dans cette confidence elle composeroit une intrigue qui gouverneroit l'État, voulut engager La Vallière dans les intérêts de Madame: elle lui conta tout ce qui se passoit au sujet du comte de Guiche et lui fit promettre qu'elle n'en diroit rien au Roi. En effet La Vallière, qui avoit mille fois promis au Roi de ne lui jamais rien cacher, garda à Montalais la fidélité qu'elle lui avoit promise.
Madame ne savoit point que La Vallière sût ses affaires, mais elle savoit celles de La Vallière par Montalais. Le public entrevoyoit quelque chose de la galanterie de Madame et du comte de Guiche. Le Roi en faisoit de petites questions à Madame; mais il étoit bien éloigné d'en savoir le fond. Je ne sais si ce fut sur ce sujet ou sur quelque autre qu'il tint de certains discours à La Vallière qui lui firent juger que le Roi savoit qu'elle lui faisoit finesse de quelque chose; elle se troubla et lui fit connoître qu'elle lui cachoit des choses considérables. Le Roi se mit dans une colère épouvantable; elle ne lui avoua point ce que c'étoit; le Roi se retira au désespoir contre elle. Ils étoient convenus plusieurs fois que, quelques brouilleries qu'ils eussent ensemble, ils ne s'endormiroient jamais sans se raccommoder et sans s'écrire. La nuit se passa sans qu'elle eût de nouvelles du Roi; et, se croyant perdue, la tête lui tourna. Elle sortit le matin des Tuileries et s'en alla comme une insensée dans un petit couvent obscur qui étoit à Chaillot.
Le matin on alla avertir le Roi qu'on ne savoit pas où étoit La Vallière. Le Roi, qui l'aimoit passionnément, fut extrêmement troublé; il vint aux Tuileries pour savoir de Madame où elle étoit; Madame n'en savoit rien et ne savoit pas même le sujet qui l'avoit fait partir.
Montalais étoit hors d'elle-même de ce qu'elle lui avoit seulement dit qu'elle étoit désespérée, parce qu'elle étoit perdue à cause d'elle.
Le Roi fit si bien qu'il sut où étoit La Vallière; il y alla à toute bride, lui quatrième; il la trouva dans le parloir du dehors de ce couvent; on ne l'avoit pas voulu recevoir au dedans. Elle étoit couchée à terre, éplorée et hors d'elle-même.
Le Roi demeura seul avec elle; et, dans une longue conversation, elle lui avoua tout ce qu'elle lui avoit caché. Cet aveu n'obtint pas son pardon. Le Roi lui dit seulement tout ce qu'il falloit dire pour l'obliger à revenir, et envoya chercher un carrosse pour la ramener.
Cependant il vint à Paris pour obliger Monsieur à la recevoir; il avoit déclaré tout haut qu'il étoit bien aise qu'elle fût hors de chez lui, et qu'il ne la reprendroit point. Le Roi entra par un petit degré aux Tuileries et alla dans un petit cabinet où il fit venir Madame, ne voulant pas se laisser voir, parce qu'il avoit pleuré. Là, il pria Madame de reprendre La Vallière et lui dit tout ce qu'il venoit d'apprendre d'elle et de ses affaires. Madame en fut étonnée, comme on se le peut imaginer; mais elle ne put rien nier. Elle promit au Roi de rompre avec le comte de Guiche et consentit à recevoir La Vallière.
Le Roi eut assez de peine à l'obtenir de Madame; mais il la pria tant, les larmes aux yeux, qu'enfin il en vint à bout. La Vallière revint dans sa chambre; mais elle fut longtemps à revenir dans l'esprit du Roi; il ne pouvoit se consoler qu'elle eût été capable de lui cacher quelque chose, et elle ne pouvoit supporter d'être moins bien avec lui; en sorte qu'elle eut pendant quelque temps l'esprit comme égaré.
Enfin le Roi lui pardonna, et Montalais fit si bien qu'elle entra dans la confidence du Roi. Il la questionna plusieurs fois sur l'affaire de Bragelonne, dont il savoit qu'elle avoit connoissance; et, comme Montalais savoit mieux mentir que La Vallière, il avoit l'esprit en repos lorsqu'elle lui avoit parlé. Il avoit néanmoins l'esprit extrêmement blessé sur la crainte qu'il n'eût pas été le premier que La Vallière eût aimé; il craignoit même qu'elle n'aimât encore Bragelonne.
Enfin il avoit toutes les inquiétudes et les délicatesses d'un homme bien amoureux; et il est certain qu'il l'étoit fort, quoique la règle qu'il a naturellement dans l'esprit, et la crainte qu'il avoit encore de la Reine sa mère, l'empêchassent de faire de certaines choses emportées que d'autres seroient capables de faire. Il est vrai aussi que le peu d'esprit de La Vallière empêchoit cette maîtresse du Roi de se servir des avantages et du crédit dont une si grande passion auroit fait profiter une autre; elle ne songeoit qu'à être aimée du Roi et à l'aimer; elle avoit beaucoup de jalousie de la comtesse de Soissons, chez qui le Roi alloit tous les jours, quoiqu'elle fît tous ses efforts pour l'en empêcher.
La comtesse de Soissons ne doutoit pas de la haine que La Vallière avoit pour elle; et, ennuyée de voir le Roi entre ses mains, le marquis de Vardes et elle résolurent de faire savoir à la Reine que le Roi en étoit amoureux. Ils crurent que la Reine, sachant cet amour et appuyée par la Reine mère, obligeroit Monsieur et Madame à chasser La Vallière des Tuileries, et que le Roi ne sachant où la mettre, la mettroit chez la comtesse de Soissons, qui par là s'en trouveroit la maîtresse; et ils espéroient encore que le chagrin que témoigneroit la Reine obligeroit le Roi à rompre avec La Vallière, et que, lorsqu'il l'auroit quittée, il s'attacheroit à quelque autre dont ils seroient peut-être les maîtres. Enfin ces chimères, ou d'autres pareilles, leur firent prendre la plus folle résolution et la plus hasardeuse qui ait jamais été prise. Ils écrivirent une lettre à la Reine, où ils l'instruisoient de tout ce qui se passoit. La comtesse de Soissons ramassa dans la chambre de la Reine un dessus de lettre du Roi son père [190]. Vardes confia ce secret au comte de Guiche, afin que, comme il savoit l'espagnol, il mît la lettre en cette langue: le comte de Guiche, par complaisance pour son ami et par haine pour La Vallière, entra fortement dans ce beau dessein.
Ils mirent la lettre en espagnol; ils la firent écrire par un homme qui s'en alloit en Flandre et qui ne devoit point revenir; ce même homme l'alla porter au Louvre à un huissier, pour la donner à la senora Molina [191], première femme de chambre de la Reine, comme une lettre d'Espagne. La Molina trouva quelque chose d'extraordinaire à la manière dont cette lettre lui étoit venue; elle trouva de la différence dans la façon dont elle étoit pliée; enfin, par instinct plutôt que par raison, elle ouvrit cette lettre, et, après l'avoir lue, elle l'alla porter au Roi.
Quoique le comte de Guiche eût promis à Vardes de ne rien dire à Madame de cette lettre, il ne laissa pas de lui en parler; et Madame, malgré sa promesse, ne laissa pas de le dire à Montalais; mais ce ne fut de longtemps. Le Roi fut dans une colère qui ne se peut représenter; il parla à tous ceux qu'il crut pouvoir lui donner quelque connoissance de cette affaire, et même il s'adressa à Vardes, comme à un homme d'esprit et à qui il se fioit. Vardes fut assez embarrassé de la commission que le Roi lui donnoit; cependant il trouva le moyen de faire tomber le soupçon sur madame de Navailles [192], et le Roi le crut si bien, que cela eut grande part aux disgrâces qui lui arrivèrent depuis.
Cependant Madame vouloit tenir la parole qu'elle avoit donnée au Roi de rompre avec le comte de Guiche, et Montalais s'étoit aussi engagée auprès du Roi de ne se plus mêler de ce commerce. Néanmoins, avant que de commencer cette rupture, elle avoit donné au comte de Guiche les moyens de voir Madame, pour trouver ensemble, disoit-elle, ceux de ne se plus voir. Ce n'est guère en présence que les gens qui s'aiment trouvent ces sortes d'expédiens; aussi cette conversation ne fit pas un grand effet, quoiqu'elle suspendît pour quelque temps le commerce de lettres. Montalais promit encore au Roi de ne plus servir le comte de Guiche, pourvu qu'il ne le chassât point de la Cour; et Madame demanda au Roi la même chose.
Vardes, qui étoit pour lors absolument dans la confidence de Madame, qui la voyoit fort aimable et pleine d'esprit, soit par un sentiment d'amour, soit par un sentiment d'ambition et d'intrigue, voulut être seul maître de son esprit, et résolut de faire éloigner le comte de Guiche. Il savoit ce que Madame avoit promis au Roi, mais il voyoit que toutes les promesses seroient mal observées.
Il alla trouver le maréchal de Gramont; il lui dit une partie des choses qui se passoient, il lui fit voir le péril où s'exposoit son fils, et lui conseilla de l'éloigner et de demander au Roi qu'il allât commander les troupes qui étoient alors à Nancy.
Le maréchal de Gramont, qui aimoit son fils passionnément, suivit les sentimens de Vardes, et demanda ce commandement au Roi. Et, comme c'étoit une chose avantageuse pour son fils, le Roi ne douta point que le comte de Guiche ne la souhaitât et la lui accorda.
Madame ne savoit rien de ce qui se passoit: Vardes ne lui avoit rien dit de ce qu'il avoit fait, non plus qu'au comte de Guiche, et on ne l'a su que depuis. Madame étoit allée loger au Palais-Royal, où elle avoit fait ses couches [193]: tout le monde la voyoit; et des femmes de la ville, peu instruites de l'intérêt qu'elle prenoit au comte de Guiche, dirent dans sa ruelle, comme une chose indifférente, qu'il avoit demandé le commandement des troupes de Lorraine et qu'il partoit dans peu de jours.
Madame fut extrêmement surprise de cette nouvelle. Le soir, le Roi la vint voir. Elle lui en parla, et il lui dit qu'il étoit véritable que le maréchal de Gramont lui avoit demandé ce commandement, comme une chose que son fils souhaitoit fort, et que le comte de Guiche l'en avoit remercié.
Madame se trouva fort offensée que le comte de Guiche eût pris sans sa participation le dessein de s'éloigner d'elle; elle le dit à Montalais et lui ordonna de le voir. Elle le vit, et le comte de Guiche, désespéré de s'en aller et de voir Madame mal satisfaite de lui, lui écrivit une lettre par laquelle il lui offrit de soutenir au Roi qu'il n'avoit point demandé l'emploi de Lorraine, et en même temps de le refuser.
Madame ne fut pas d'abord satisfaite de cette lettre. Le comte de Guiche, qui étoit fort emporté, dit qu'il ne partiroit point et qu'il alloit remettre le commandement au Roi. Vardes eut peur qu'il ne fût assez fou pour le faire; il ne vouloit pas le perdre, quoiqu'il voulût l'éloigner: il le laissa en garde à la comtesse de Soissons, qui entra dès ce jour dans cette confidence et vint trouver Madame pour qu'elle écrivît au comte de Guiche qu'elle vouloit qu'il partît. Elle fut touchée de tous les sentimens du comte de Guiche, où il y avoit en effet de la hauteur et de l'amour; elle fit ce que Vardes vouloit, et le comte de Guiche résolut de partir, à condition qu'il verroit Madame.
Montalais, qui se croyoit quitte de sa parole envers le Roi puisqu'il chassoit le comte de Guiche, se chargea de cette entrevue; et, Monsieur devant venir au Louvre, elle fit entrer le comte de Guiche, sur le midi, par un escalier dérobé et l'enferma dans un oratoire. Lorsque Madame eut dîné, elle fit semblant de vouloir dormir et passa dans une galerie où le comte de Guiche lui dit adieu. Comme ils y étoient ensemble, Monsieur revint; tout ce qu'on put faire fut de cacher le comte de Guiche dans une cheminée, où il demeura longtemps sans pouvoir sortir. Enfin Montalais l'en tira et crut avoir sauvé tous les périls de cette entrevue; mais elle se trompoit infiniment.
Une de ses compagnes, nommée Artigny [194], dont la vie n'avoit pas été bien exemplaire, la haïssoit fort. Cette fille avoit été mise dans la chambre par madame de La Basinière [195], autrefois Chemerault, à qui le temps n'avoit pas ôté l'esprit d'intrigue, et elle avoit grand pouvoir sur l'esprit de Monsieur. Cette fille, qui épioit Montalais et qui étoit jalouse de la faveur dont elle jouissoit auprès de Madame, soupçonna qu'elle menoit quelque intrigue. Elle le découvrit à madame de La Basinière, qui la fortifia dans le dessein et dans le moyen de la découvrir; elle lui joignit, pour espion, une appelée Merlot, et l'une et l'autre firent si bien qu'elles virent entrer le comte de Guiche dans l'appartement de Madame.
Madame de La Basinière en avertit la Reine mère par Artigny; et la Reine mère, par une conduite qui ne se peut pardonner à une personne de sa vertu et de sa bonté, voulut que madame de La Basinière en avertît Monsieur. Ainsi l'on dit à ce prince ce que l'on auroit caché à tout autre mari.
Il résolut, avec la Reine sa mère, de chasser Montalais, sans en avertir Madame ni même le Roi, de peur qu'il ne s'y opposât, parce qu'elle étoit alors fort bien avec lui, sans considérer que ce bruit alloit faire découvrir ce que peu de gens savoient. Ils résolurent seulement de chasser encore une autre fille de Madame, dont la conduite personnelle n'étoit pas trop bonne.
Ainsi, un matin, la maréchale Du Plessis [196], par ordre de Monsieur, vint dire à ces deux filles que Monsieur leur ordonnoit de se retirer, et à l'heure même on les fit mettre dans un carrosse. Montalais dit à la maréchale Du Plessis qu'elle la conjuroit de lui faire rendre ses cassettes, parce que si Monsieur les voyoit Madame étoit perdue. La Maréchale en alla demander la permission à Monsieur, sans néanmoins lui en dire la cause. Monsieur, par une bonté incroyable en un homme jaloux, laissa emporter les cassettes, et la maréchale du Plessis ne songea point à s'en rendre maîtresse pour les rendre à Madame. Ainsi elles furent remises entre les mains de Montalais, qui se retira chez sa sœur, Françoise de Montalais, mariée à Jean de Bueil, comte de Sancerre et Marans. Quand Madame s'éveilla, Monsieur entra dans sa chambre et lui dit qu'il avoit fait chasser ses deux filles: elle en demeura fort étonnée, et il se retira sans lui en dire davantage. Un moment après, le Roi lui envoya dire qu'il n'avoit rien su de ce qu'on avoit fait, et qu'il la viendroit voir le plus tôt qu'il lui seroit possible.
Monsieur alla faire ses plaintes et conter ses douleurs à la reine d'Angleterre, qui logeoit alors au Palais-Royal. Elle vint trouver Madame et la gronda un peu, et lui dit tout ce que Monsieur savoit de certitude, afin qu'elle lui avouât la même chose et qu'elle ne lui en dît pas davantage.
Monsieur et Madame eurent un grand éclaircissement ensemble; Madame lui avoua qu'elle avoit vu le comte de Guiche, mais que c'étoit la première fois, et qu'il ne lui avoit écrit que trois ou quatre fois.
Monsieur trouva un si grand air d'autorité à se faire avouer par Madame les choses qu'il savoit déjà, qu'il lui en adoucit toute l'amertume; il l'embrassa et ne conserva que de légers chagrins. Ils auroient sans doute été plus violens à tout autre qu'à lui; mais il ne pensa point à se venger du comte de Guiche; et quoique l'éclat que cette affaire fit dans le monde semblât par honneur l'y devoir obliger, il n'en témoigna aucun ressentiment. Il tourna tous ses soins à empêcher que Madame n'eût de commerce avec Montalais; et, comme elle en avoit un très-grand avec La Vallière, il obtint du Roi que La Vallière n'en auroit plus. En effet elle en eut très-peu, et Montalais se mit dans un couvent.
Madame promit, comme on le peut juger, de rompre toutes sortes de liaisons avec le comte de Guiche, et le promit même au Roi; mais elle ne lui tint pas parole. Vardes demeura le confident, au hasard même d'être brouillé avec le Roi; mais, comme il avoit fait confidence au comte de Guiche de l'affaire d'Espagne, cela faisoit une telle liaison entre eux qu'ils ne pouvoient rompre sans folie. Il sut alors que Montalais étoit instruite de la lettre d'Espagne, et cela lui donnoit des égards pour elle dont le public ne pouvoit deviner la cause, outre qu'il étoit bien aise de se faire un mérite auprès de Madame de gouverner une personne qui avoit tant de part à ses affaires.
Montalais ne laissoit pas d'avoir quelque commerce avec La Vallière, et, de concert avec Vardes, elle lui écrivit deux grandes lettres, par lesquelles elle lui donnoit des avis pour sa conduite, et lui disoit tout ce qu'elle devoit dire au Roi. Le Roi en fut dans une colère étrange et envoya prendre Montalais par un exempt, avec ordre de la conduire à Fontevrault et de ne la laisser parler à personne. Elle fut si heureuse qu'elle sauva encore ses cassettes et les laissa entre les mains de Malicorne, qui étoit toujours son amant.
La Cour fut à Saint-Germain. Vardes avoit un grand commerce avec Madame; car celui qu'il avoit avec la comtesse de Soissons, qui n'avoit aucune beauté, ne le pouvoit détacher des charmes de Madame. Sitôt qu'on fut à Saint-Germain, la comtesse de Soissons, qui n'aspiroit qu'à ôter à la Vallière la place qu'elle occupoit, songea à engager le Roi avec la Mothe-Houdancourt [197], fille de la Reine. Elle avoit déjà eu cette pensée avant que l'on partit de Paris; et peut-être même que l'espérance que le Roi viendroit à elle s'il quittoit La Vallière, étoit une des raisons qui l'avoient engagée à écrire la lettre d'Espagne. Elle persuada au Roi que cette fille avoit pour lui une passion extraordinaire; et le Roi, quoiqu'il aimât avec passion La Vallière, ne laissa pas d'entrer en commerce avec La Mothe, mais il engagea la comtesse de Soissons à n'en rien dire à Vardes; et en cette occasion la comtesse de Soissons préféra le Roi à son amant et lui tut ce commerce.
Le chevalier de Gramont [198] étoit amoureux de La Mothe. Il démêla quelque chose de ce qui s'étoit passé, et épia le Roi avec tant de soin, qu'il découvrit que le Roi alloit dans la chambre des filles.
Madame de Navailles, qui étoit alors dame d'honneur, découvrit aussi ce commerce. Elle fit murer des portes et griller des fenêtres. La chose fut sue; le Roi chassa le chevalier de Gramont, qui fut plusieurs années sans avoir permission de revenir en France.
Vardes aperçut, par l'éclat de cette affaire, la finesse qui lui avoit été faite par la comtesse de Soissons, et en fut dans un désespoir si violent, que tous ses amis, qui l'avoient cru jusques alors incapable de passion, ne doutèrent pas qu'il n'en eût une très-vive pour elle. Ils pensèrent rompre ensemble; mais le comte de Soissons, qui ne soupçonnoit rien au-delà de l'amitié entre Vardes et sa femme, prit le soin de les raccommoder. La Vallière eut des jalousies et des désespoirs inconcevables; mais le Roi, qui étoit animé par la résistance de La Mothe, ne laissoit pas de la voir toujours. La Reine mère le détrompa de l'opinion qu'il avoit de la passion prétendue de cette fille; elle sut par quelqu'un cette intelligence, et que c'étoit le marquis d'Alluye [199] et Fouilloux [200], amis intimes de la comtesse de Soissons, qui faisoient les lettres que La Mothe écrivoit au Roi; et elle sut à point nommé qu'elle lui en devoit écrire une, qui avoit été concertée entre eux pour lui demander l'éloignement de La Vallière.
Elle en dit les propres termes au Roi, pour lui faire voir qu'il étoit dupé par la comtesse de Soissons; et le soir même, comme elle donna la lettre au Roi, y trouvant ce qu'on avoit dit, il brûla la lettre, rompit avec La Mothe, demanda pardon à La Vallière et lui avoua tout; en sorte que depuis ce temps-là La Vallière n'en eut aucune inquiétude; et La Mothe s'est piquée depuis d'avoir une passion pour le Roi, qui l'a rendue une vestale pour tous les autres hommes.
L'aventure de La Mothe fut ce qui se passa de plus considérable à Saint-Germain. Vardes paroissoit déjà amoureux de Madame, aux yeux de ceux qui les avoient bons; mais Monsieur n'en avoit aucune jalousie, et au contraire étoit fort aise que Madame eût de la confiance en lui.
La Reine mère n'en étoit pas de même: elle haïssoit Vardes et ne vouloit pas qu'il se rendît maître de l'esprit de Madame.
On revint à Paris. La Vallière étoit toujours au Palais-Royal; mais elle ne suivoit point Madame, et même elle ne la voyoit que rarement. Artigny, quoique ennemie de Montalais, prit sa place auprès de La Vallière: elle avoit toute sa confiance, et étoit tous les jours entre le Roi et elle.
Montalais supportoit impatiemment la prospérité de son ennemie et ne respiroit que les occasions de s'en venger et de venger en même temps Madame de l'insolence qu'Artigny avoit eue de découvrir ce qui la regardoit.
Lors qu'Artigny vint à la Cour, elle y arriva grosse, et sa grossesse étoit déjà si avancée que le Roi, qui n'en avoit point ouï parler, s'en aperçut et le dit en même temps: sa mère la vint quérir, sous prétexte qu'elle étoit malade. Cette aventure n'auroit pas fait beaucoup de bruit; mais Montalais fit si bien qu'elle trouva le moyen d'avoir des lettres qu'Artigny avoit écrites pendant sa grossesse au père de l'enfant, et remit ces lettres entre les mains de Madame, de sorte que Madame, ayant un si juste sujet de chasser une personne dont elle avoit tant de raisons de se plaindre, déclara qu'elle vouloit chasser Artigny et en dit toutes les raisons. Artigny eut recours à La Vallière: le Roi, à sa prière, voulut empêcher Madame de la chasser. Cette affaire fit beaucoup de bruit et causa même de la brouillerie entre le Roi et elle. Les lettres furent remises entre les mains de mesdames de Montausier [201] et de Saint-Chaumont [202], pour vérifier l'écriture; mais enfin Vardes, qui vouloit faire des choses agréables au Roi, afin qu'il ne trouvât pas à redire au commerce qu'il avoit avec Madame, se fit fort d'engager Madame à garder Artigny; et, comme Madame étoit fort jeune, qu'il étoit fort habile, et qu'il avoit un grand crédit sur son esprit, il l'y obligea effectivement.
Artigny avoua au Roi la vérité de son aventure. Le Roi fut touché de sa confiance: il profita depuis des bonnes dispositions qu'elle lui avoit avouées; et, quoique ce fût une personne d'un très-médiocre mérite, il l'a toujours bien traitée depuis et a fait sa fortune comme nous le dirons ci-après [203].
Madame et le Roi se raccommodèrent. On dansa pendant l'hiver un joli ballet [204]. La Reine ignoroit toujours que le Roi fût amoureux de La Vallière, et croyoit que c'étoit de Madame.
Monsieur étoit extrêmement jaloux du prince de Marsillac [205], aîné du duc de La Rochefoucauld, et il l'étoit d'autant plus qu'il avoit pour lui une inclination naturelle qui lui faisoit croire que tout le monde devoit l'aimer.
Marsillac, en effet, étoit amoureux de Madame; il ne le lui faisoit paroître que par ses yeux ou par quelques paroles jetées en l'air, qu'elle seule pouvoit entendre. Elle ne répondoit point à sa passion; elle étoit fort occupée de l'amitié que Vardes avoit pour elle, qui tenoit plus de l'amour que de l'amitié; mais comme il étoit embarrassé de ce qu'il devoit au comte de Guiche et qu'il étoit partagé par l'engagement qu'il avoit avec la comtesse de Soissons, il étoit fort incertain de ce qu'il devoit faire et ne savoit s'engager entièrement avec Madame, ou demeurer seulement son ami.
Monsieur fut si jaloux de Marsillac qu'il l'obligea de s'en aller chez lui. Dans le temps qu'il partit, il arriva une aventure qui fit beaucoup d'éclat, et dont la vérité fut cachée pendant quelque temps.
Au commencement du printemps [206], le Roi alla passer quelques jours à Versailles. La rougeole lui prit, dont il fut si mal qu'il pensa aux ordres qu'il devoit donner à l'État; et il résolut de mettre monseigneur le Dauphin entre les mains du prince de Conti [207], que la dévotion avoit rendu un des plus honnêtes hommes de France. Cette maladie ne fut dangereuse que pendant vingt-quatre heures; mais, quoiqu'elle le fût pour ceux qui la pouvoient prendre, tout le monde ne laissa pas d'y aller.
M. le Duc [208] y fut et prit la rougeole; Madame y alla aussi, quoiqu'elle la craignît beaucoup. Ce fut là que Vardes, pour la première fois, lui parla assez clairement de la passion qu'il avoit pour elle. Madame ne le rebuta pas entièrement: il est difficile de maltraiter un confident aimable quand l'amant est absent.
Madame de Châtillon, qui approchoit alors Madame de plus près qu'aucune autre, s'étoit aperçue de l'inclination que Vardes avoit pour elle; et, quoiqu'ils eussent été brouillés ensemble après avoir été fort bien, elle se raccommoda avec lui, moitié pour entrer dans la confidence de Madame, moitié pour le plaisir de voir souvent un homme qui lui plaisoit fort.
Le comte Du Plessis [209], premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, par une complaisance extraordinaire pour Madame, avoit toujours été porteur des lettres qu'elle écrivoit à Vardes et de celles que Vardes lui écrivoit; et, quoiqu'il dût bien juger que ce commerce regardoit le comte de Guiche, et ensuite Vardes même, il ne laissa pas de continuer.
Cependant Montalais étoit toujours comme prisonnière à Fontevrault. Malicorne et un appelé Corbinelli [210], qui étoit un garçon d'esprit et de mérite, et qui s'étoit trouvé dans la confidence de Montalais, avoient entre les mains toutes les lettres dont elle avoit été dépositaire; et ces lettres étoient d'une conséquence extrême pour le comte de Guiche et pour Madame; parce que, pendant qu'il étoit à Paris, comme le Roi ne l'aimoit pas naturellement, et qu'il avoit cru avoir des sujets de s'en plaindre, il ne s'étoit point ménagé en écrivant à Madame, et s'étoit abandonné à beaucoup de plaisanteries et de choses offensantes contre le Roi. Malicorne et Corbinelli, voyant Montalais si fort oubliée, et craignant que le temps ne diminuât l'importance des lettres qu'ils avoient entre les mains, résolurent de voir s'ils ne pourroient pas en tirer quelque avantage pour Montalais, dans un temps où l'on ne pouvoit l'accuser d'y avoir part.
Ils firent donc parler de ces lettres à Madame par la Mère de La Fayette, supérieure de Chaillot; et l'on fit aussi entendre au maréchal de Gramont qu'il devoit songer aux intérêts de Montalais, puisqu'elle avoit entre ses mains des secrets si considérables.
Vardes connoissoit fort Corbinelli; Montalais lui avoit dit l'amitié qu'elle avoit pour lui; et, comme le dessein de Vardes étoit de se rendre maître des lettres, il ménageoit fort Corbinelli et tâchoit de l'engager à ne les faire rendre que par lui.
Il sut par Madame que d'autres personnes lui proposoient de les lui faire rendre; il vint trouver Corbinelli comme un désespéré, et Corbinelli, sans lui avouer que c'étoit par lui que les propositions s'étoient faites, promit à Vardes que les lettres ne passeroient que par ses mains.
Lorsque Marsillac avoit été chassé, Vardes, dont les intentions étoient déjà de brouiller entièrement le comte de Guiche avec Madame, avoit écrit au comte qu'elle avoit une galanterie avec Marsillac. Le comte de Guiche, trouvant que ce que lui mandoit son meilleur ami et l'homme de la Cour qui voyoit Madame de plus près s'accordoit avec les bruits qui couroient, ne douta point qu'ils ne fussent véritables et écrivit à Vardes, comme persuadé de l'infidélité de Madame.
Quelque temps auparavant, Vardes, pour se faire un mérite auprès de Madame, lui dit qu'il falloit aussi retirer les lettres que le comte de Guiche avoit d'elle. Il écrivit au comte de Guiche que, puisqu'on trouvoit moyen de retirer celles qu'il avoit écrites à Madame, il falloit qu'on lui rendît celles qu'il avoit d'elle. Le comte de Guiche y consentit sans peine et manda à sa mère de remettre entre les mains de Vardes une cassette qu'il lui avoit laissée.
Tout ce commerce pour faire rendre les lettres fit trouver à Vardes et à Madame une nécessité de se voir; et la Mère de La Fayette, croyant qu'il ne s'agissoit que de rendre des lettres, consentit que Vardes vînt secrètement à un parloir de Chaillot parler à Madame. Ils eurent une fort longue conversation, et Vardes dit à Madame que le comte de Guiche étoit persuadé qu'elle avoit une galanterie avec Marsillac; il lui montra même les lettres que le comte de Guiche lui écrivoit, où il ne paroissoit pas néanmoins que ce fût lui qui eût donné l'avis; et là-dessus il disoit tout ce que peut dire un homme qui veut prendre la place de son ami; et, comme l'esprit et la jeunesse de Vardes le rendoient très-aimable et que Madame avoit une inclination pour lui plus naturelle que pour le comte de Guiche, il étoit difficile qu'il ne fit pas quelque progrès dans son esprit.
Ils résolurent, dans cette entrevue, qu'on retireroit ses lettres qui étoient entre les mains de Montalais. Ceux qui les avoient les rendirent en effet, mais ils gardèrent toutes celles qui étoient d'importance. Vardes les rendit à Madame chez la comtesse de Soissons, avec celles qu'elle avoit écrites au comte de Guiche, et elles furent brûlées à l'heure même.
Quelques jours après, Madame et Vardes convinrent ensemble de se voir encore à Chaillot; Madame y alla, mais Vardes n'y fut pas et s'excusa sur de très-méchantes raisons. Il se trouva que le Roi avoit su la première entrevue; et soit que Vardes même le lui eût dit et qu'il crût que le Roi n'en approuveroit pas une seconde, soit qu'il craignît la comtesse de Soissons, enfin il n'y alla pas. Madame en fût extrêmement indignée; elle lui écrivit une lettre où il y avoit beaucoup de hauteur et de chagrin, et ils furent brouillés quelque temps.
La Reine mère fut malade pendant la plus grande partie de l'été; cela fut cause que la Cour ne quitta Paris qu'au mois de juillet. Le Roi en partit [211] pour prendre Marsal [212]; tout le monde le suivit. Marsillac, qui n'avoit eu qu'un avis de s'éloigner et qui n'en avoit point d'ordre, revint et suivit le Roi.
Comme Madame vit que le Roi iroit en Lorraine et qu'il verroit le comte de Guiche, elle craignit qu'il n'avouât au Roi le commerce qu'ils avoient ensemble et elle lui manda que, s'il lui en disoit quelque chose, elle ne le verroit jamais. Cette lettre n'arriva qu'après que le Roi eut parlé au comte de Guiche et qu'il lui eut avoué tout ce que Madame lui avoit caché.
Le Roi le traita si bien pendant ce voyage que tout le monde en fut surpris. Vardes, qui savoit ce que Madame avoit écrit au comte de Guiche, fit semblant d'ignorer qu'il n'avoit pas reçu la lettre; il manda à Madame que la nouvelle faveur du comte de Guiche l'avoit tellement ébloui qu'il avoit tout avoué au Roi.
Madame fut fort en colère contre le comte de Guiche; et, ayant un si juste sujet de rompre avec lui, et peut-être ayant d'ailleurs envie de le faire, elle lui écrivit une lettre pleine d'aigreur, et rompit avec lui, en lui défendant de jamais nommer son nom.
Le comte de Guiche, après la prise de Marsal, n'ayant plus rien à faire en Lorraine, avoit demandé au Roi la permission de s'en aller en Pologne. Il avoit écrit à Madame tout ce qui la pouvoit adoucir sur sa faute; mais Madame ne voulut pas recevoir ses excuses et lui écrivit cette lettre de rupture dont je viens de parler. Le comte de Guiche la reçut lorsqu'il étoit prêt à s'embarquer; et il en eut un si grand désespoir, qu'il eût souhaité que la tempête, qui s'élevoit dans le moment, lui donnât lieu de finir sa vie. Son voyage fut néanmoins très-heureux: il fit des actions extraordinaires; il s'exposa à de grands périls dans la guerre contre les Moscovites et y reçut même un coup dans l'estomac qui l'eût tué sans doute, sans un portrait de Madame qu'il portoit dans une fort grosse boîte qui reçut le coup et qui en fut toute brisée.
Vardes étoit assez satisfait de voir le comte de Guiche si éloigné de Madame en toute façon. Marsillac étoit le seul rival qui lui restât à combattre; et, quoique Marsillac lui eût toujours nié qu'il fût amoureux de Madame, quelque offre de l'y servir qu'il lui eût pu faire, il sut si bien le tourner et de tant de côtés, qu'il le lui fit avouer; ainsi il se trouva le confident de son rival.
Comme il étoit intime ami de M. de La Rochefoucauld, à qui la passion de son fils pour Madame déplaisoit infiniment, il engageoit Monsieur à ne point faire de mal à Marsillac. Néanmoins, au retour de Marsal, comme on étoit à une assemblée, il reprit un soir à Monsieur une jalousie sur Marsillac. Il appela Vardes pour lui en parler; et Vardes, pour lui faire sa cour et pour faire chasser Marsillac, lui dit qu'il s'étoit aperçu de la manière dont Marsillac avoit regardé Madame et qu'il en alloit avertir M. de La Rochefoucauld.
Il est aisé de juger que l'approbation d'un homme comme Vardes, qui étoit ami de Marsillac, n'augmenta pas peu la mauvaise humeur de Monsieur, et il voulut encore que Marsillac se retirât. Vardes vint trouver M. de La Rochefoucauld et lui conta assez malignement ce qu'il avoit dit à Monsieur, qui le conta aussi à M. de La Rochefoucauld. Vardes et lui furent prêts à se brouiller entièrement, et d'autant plus que La Rochefoucauld sut alors que son fils avoit avoué sa passion pour Madame.
Marsillac partit de la Cour, et, passant par Moret, où étoit Vardes, il ne voulut point d'éclaircissement avec lui; mais depuis ce temps-là ils n'eurent plus que des apparences l'un pour l'autre.
Cette affaire fit beaucoup de bruit, et l'on n'eût pas de peine à juger que Vardes étoit amoureux de Madame. La comtesse de Soissons commença même à en avoir de la jalousie; mais Vardes la ménagea si bien que rien n'éclata.
Nous avons laissé Vardes content d'avoir fait chasser Marsillac et de savoir le comte de Guiche en Pologne. Il lui restoit deux personnes qui l'incommodoient encore et qu'il ne vouloit pas qui fussent des amis de Madame. Le Roi en étoit un; l'autre étoit Gondrin [213], archevêque de Sens.
Il se défit bientôt du dernier, en lui disant que le Roi le croyoit amoureux de Madame et qu'il avoit fait la plaisanterie de dire qu'il faudroit bientôt envoyer un archevêque à Nancy. Cela lui fit gagner son diocèse, d'où il revenoit rarement.
Il se servit aussi de cette même plaisanterie pour dire à Madame que le Roi la haïssoit et qu'elle devoit s'assurer de l'amitié du Roi, son frère, afin qu'il pût la défendre contre la mauvaise volonté de l'autre. Madame lui dit qu'elle en étoit assurée. Il l'engagea à lui faire voir les lettres que son frère lui écrivoit; elle le fit, et il s'en fit valoir auprès du Roi, en lui dépeignant Madame comme une personne dangereuse, mais que le crédit qu'il avoit sur elle l'empêcheroit de rien faire mal à propos.
Il ne laissa pourtant pas, dans le temps qu'il faisoit de telles trahisons à Madame, de paroître s'abandonner à la passion qu'il disoit avoir pour elle, et de lui dire tout ce qu'il savoit du Roi. Il la pria même de lui permettre de rompre avec la comtesse de Soissons, ce qu'elle ne voulut pas souffrir; car, quoiqu'elle eût assurément trop d'indulgence pour sa passion, elle ne laissoit pas d'entrevoir que son procédé n'étoit pas sincère, et cette pensée empêcha Madame de s'engager; elle se brouilla même avec lui très-peu de temps après.
Dans ce même temps, madame de Meckelbourg [214] et madame de Montespan étoient les deux personnes qui paraissoient le mieux avec Madame. La dernière étoit jalouse de l'autre; et, cherchant pour la détruire tous les moyens possibles, elle rencontra celui que je vais dire. Madame d'Armagnac [215] étoit alors en Savoie, où elle avoit conduit madame de Savoie [216]. Monsieur pria Madame de la mettre, à son retour, de toutes les parties de plaisir qu'elle feroit: Madame y consentit, quoiqu'il lui parût que madame d'Armagnac cherchoit plutôt à s'en retirer. Madame de Meckelbourg dit à Madame qu'elle en savoit la raison: elle lui conta que, dans le temps du mariage de madame d'Armagnac, elle avoit une affaire réglée avec Vardes, et que, désirant de retirer de lui ses lettres, il lui avoit dit qu'il ne les lui rendroit que quand il seroit assuré qu'elle n'aimeroit personne.
Avant que d'aller en Savoie, elle avoit fait une tentative pour les ravoir, à laquelle il avoit résisté, disant qu'elle aimoit Monsieur; ce qui lui faisoit appréhender de se trouver chez Madame, de peur de l'y rencontrer.
Madame résolut, sachant cela, de redemander à Vardes ses lettres pour les lui rendre, afin qu'elle n'eût plus rien à ménager. Madame le dit à madame de Montespan, qui l'en loua, mais qui s'en servit pour lui jouer la pièce la plus noire qu'on puisse s'imaginer.
En ce même temps, M. le Grand [217] aimoit Madame; et, quoiqu'il le lui fît connoître très-grossièrement, il crut que, puisqu'elle n'y répondoit pas, elle ne le comprenoit point. Cela lui fit prendre la résolution de lui écrire; mais, ne se trouvant pas assez d'esprit, il pria M. de Luxembourg [218] et l'archevêque de Sens de faire la lettre, qu'il vouloit mettre dans la poche de Madame au Val-de-Grâce, afin qu'elle ne la pût refuser. Ils ne jugèrent pas à propos de le faire et avertirent Madame de son extravagance. Madame les pria de faire en sorte qu'il ne pensât plus à elle, et en effet ils y réussirent.
Mais madame d'Armagnac, revenant de Savoie, se trouva fort jalouse. Madame de Montespan lui dit qu'elle avoit raison de l'être, et, pour la prévenir, alla au devant d'elle lui conter que Madame vouloit avoir ses lettres pour lui faire du mal, et, qu'à moins qu'elle ne perdît madame de Meckelbourg, on la perdroit elle-même. Madame d'Armagnac, qui employoit volontiers le peu d'esprit qu'elle avoit à faire du mal, conclut avec madame de Montespan qu'il falloit perdre madame de Meckelbourg. Elles y travaillèrent auprès de la Reine mère par madame de Beauvais [219], et auprès de Monsieur, en lui représentant que madame de Meckelbourg avoit trop méchante réputation pour la laisser auprès de Madame.
Elle, de son côté, voulut faire tant de finesses qu'elle acheva de se détruire, et Monsieur lui défendit de voir Madame. Madame, au désespoir de l'affront qu'une de ses amies recevoit, défendit à mesdames de Montespan et d'Armagnac de se présenter devant elle. Elle voulut même obliger Vardes à menacer cette dernière, en lui disant que, si elle ne faisoit revenir madame de Meckelbourg, il remettroit entre ses mains les lettres en question; mais, au lieu de le faire, il se fit valoir de la proposition, ce qui fortifia Madame dans la pensée qu'elle avoit que c'étoit un grand fourbe.
Monsieur l'avoit aussi découvert par des redites qu'il avoit faites entre le Roi et lui; ainsi il n'osa plus venir chez Madame que rarement; et, voyant que Madame, dans ses lettres, ne lui rendoit pas compte des conversations fréquentes qu'elle avoit avec le Roi, il commença à croire que le Roi devenoit amoureux d'elle, ce qui le mit au désespoir.
Dans le même temps, on sut, par des lettres de Pologne, que le comte de Guiche, après avoir fait des actions extraordinaires de valeur, étoit réduit, avec l'armée de Pologne, dans un état d'où il n'étoit pas possible de se sauver [220]. L'on conta cette nouvelle au souper du Roi; Madame en fut si saisie, qu'elle fut heureuse que l'attention que tout le monde avoit pour la relation empêchât de remarquer le trouble où elle étoit.
Madame sortit de table; elle rencontra Vardes et lui dit: «Je vois bien que j'aime le comte de Guiche plus que je ne pense.» Cette déclaration, jointe aux soupçons qu'il avoit du Roi, lui fit prendre la résolution de changer de manière d'agir avec Madame.
Je crois qu'il eût rompu incontinent avec elle, si des considérations trop fortes ne l'eussent retenu. Il lui fit des plaintes sur les deux sujets qu'il en avoit. Madame lui répondit en plaisantant que, pour le Roi, elle lui permettoit le personnage de Chabanes [221]; et que, pour le comte de Guiche, elle lui apprendroit combien il avoit fait de choses pour le brouiller avec elle, s'il ne souffroit qu'elle lui fît part de ce qu'elle sentoit pour lui. Il manda ensuite à Madame qu'il commençoit à sentir que la comtesse de Soissons ne lui étoit pas indifférente. Madame lui répondit que son nez l'incommoderoit trop dans son lit pour qu'il lui fût possible d'y demeurer ensemble. Depuis ce temps-là l'intelligence de Madame et de Vardes étoit fondée plutôt sur la considération que sur aucune des raisons qui l'avoient fait naître.
L'on alla cet été à Fontainebleau. Monsieur, ne pouvant souffrir que ses deux amies, mesdames d'Armagnac et de Montespan, fussent exclues de toutes les parties de plaisir, par la défense que Madame leur avoit faite de paroître en sa présence, consentit que madame de Meckelbourg reverroit Madame; et elles le firent toutes trois avant que la Cour partît de Paris; mais les deux premières ne rentrèrent jamais dans les bonnes grâces de Madame, surtout madame de Montespan.
L'on ne songea qu'à se divertir à Fontainebleau; et, parmi toutes les fêtes, la dissension des dames faisant toujours quelques affaires, celle qui fit le plus de bruit vint d'un médianoche [222] où le Roi pria Madame d'assister [223]. Cette fête devoit se donner sur le canal, dans un bateau fort éclairé, et accompagné d'autres où étoient les violons et la musique.
Jusqu'à ce jour la grossesse de Madame l'avoit empêchée d'être des promenades; mais, se trouvant dans le neuvième mois, elle fut de toutes. Elle pria le Roi d'en exclure mesdames d'Armagnac et de Montespan; mais Monsieur, qui croyoit l'autorité d'un mari choquée par l'exclusion qu'on donnoit à ses amies, déclara qu'il ne se trouveroit pas aux fêtes où ces dames ne seroient pas.
La Reine mère, qui continuoit à haïr Madame, le fortifia dans cette résolution et s'emporta fort contre le Roi, qui prenoit le parti de Madame. Elle eut le dessus néanmoins, et les dames ne furent point du médianoche, dont elles pensèrent enrager.
La comtesse de Soissons, qui depuis longtemps avoit été jalouse de Madame jusqu'à la folie, ne laissoit pas de vivre bien avec elle. Un jour qu'elle étoit malade, elle pria Madame de l'aller voir; et, voulant être éclaircie de ses sentimens pour Vardes, après lui avoir fait beaucoup de protestations d'amitié, elle reprocha à Madame le commerce que depuis trois ans elle avoit avec Vardes à son insu; que, si c'étoit galanterie, c'étoit lui faire un tour bien sensible; et que, si ce n'étoit qu'amitié, elle ne comprenoit pas pourquoi Madame vouloit la lui cacher, sachant combien elle étoit attachée à ses intérêts.
Comme Madame aimoit extrêmement à tirer ses amies d'embarras, elle dit à la Comtesse qu'il n'y avoit jamais eu dans le cœur de Vardes aucun sentiment dont elle pût se plaindre. La Comtesse pria Madame, puisque cela étoit, de dire devant Vardes qu'elle ne vouloit plus de commerce avec lui que par elle. Madame y consentit. On envoya quérir Vardes dans le moment; il fut un peu surpris; mais, quand il vit qu'au lieu de chercher à le brouiller Madame prenoit toutes les fautes sur elle, il vint la remercier et l'assura qu'il lui seroit toute sa vie redevable des marques de sa générosité.
Mais la comtesse de Soissons, craignant toujours qu'on ne lui eût fait quelque finesse, tourna tant Vardes qu'il se coupa sur deux ou trois choses. Elle en parla à Madame pour s'éclaircir et lui apprit que Vardes lui avoit fait une insigne trahison auprès du Roi, en lui montrant les lettres du roi d'Angleterre.
Madame ne s'emporta pourtant pas contre Vardes; elle soutint toujours qu'il étoit innocent envers la Comtesse, quoiqu'elle fût très-malcontente de lui; mais elle ne vouloit pas paroître menteuse, et il falloit le paroître pour dire la vérité.
La Comtesse dit pourtant tout le contraire à Vardes, ce qui acheva de lui tourner la tête: il lui avoua tout, et comment il n'avoit tenu qu'à Madame qu'il ne l'eût vue de toute sa vie. Jugez dans quel désespoir fut la Comtesse! Elle envoya prier Madame de l'aller voir. Madame la trouva dans une douleur inconcevable des trahisons de son amant. Elle pria Madame de lui dire la vérité et lui dit qu'elle voyoit bien que la raison qui l'en avoit empêchée étoit une bonté pour Vardes, que ses trahisons ne méritoient pas.
Sur cela, elle conta à Madame tout ce qu'elle savoit et, dans cette confrontation qu'elles firent entre elles, elles découvrirent des tromperies qui passent l'imagination. La Comtesse jura qu'elle ne verroit Vardes de sa vie; mais que ne peut une violente inclination Vardes joua si bien la comédie qu'il l'apaisa.
QUATRIÈME PARTIE
Dans ce temps le comte de Guiche revint de Pologne [224]. Monsieur souffrit qu'il revînt à la Cour, mais il exigea de son père qu'il ne se trouveroit pas dans les lieux où se trouveroit Madame. Il ne laissoit pas de la rencontrer souvent et de l'aimer en la revoyant, quoique l'absence eût été longue, que Madame eût rompu avec lui et qu'il fût incertain de ce qu'il devoit croire de l'affaire de Vardes.
Il ne savoit plus de moyen de s'éclaircir avec Madame; Dodoux, qui étoit le seul homme en qui il se fioit, n'étoit pas à Fontainebleau; et ce qui acheva de le mettre au désespoir fut que, comme Madame savoit que le Roi étoit instruit des lettres qu'elle lui avoit écrites à Nancy et du portrait qu'il avoit d'elle, elle les lui fit redemander par le Roi même, à qui il les rendit avec toute la douleur possible et toute l'obéissance qu'il a toujours eue pour les ordres de Madame.
Cependant Vardes, qui se sentoit coupable envers son ami, lui embrouilla tellement les choses, qu'il lui pensa faire tourner la tête. Tous ses raisonnemens lui faisoient connoître qu'il étoit trompé; mais il ignoroit si Madame avoit part à la tromperie, ou si Vardes seul étoit coupable. Son humeur violente ne le pouvant laisser dans cette inquiétude, il résolut de prendre madame de Meckelbourg pour juge, et Vardes la lui nomma comme un témoin de sa fidélité; mais il ne le voulut qu'à condition que Madame y consentiroit.
Il lui en écrivit par Vardes pour l'en prier. Madame étoit accouchée de monsieur de Valois [225] et ne voyoit encore personne; mais Vardes lui demanda une audience avec tant d'instance, qu'elle la lui accorda. Il se jeta d'abord à genoux devant elle; il se mit à pleurer et à lui demander grâce, lui offrant de cacher, si elle vouloit être de concert avec lui, tout le commerce qui avoit été entre eux.
Madame lui déclara qu'au lieu d'accepter cette proposition elle vouloit que le comte de Guiche sût la vérité; que, comme elle avoit été trompée et qu'elle avoit donné dans des panneaux dont personne n'auroit pu se défendre, elle ne vouloit pas d'autre justification que la vérité, au travers de laquelle on verroit que ses bontés, entre les mains de tout autre que lui, n'auroient pas été tournées comme elles l'avoient été.
Il voulut ensuite lui donner la lettre du comte de Guiche; mais elle la refusa, et elle fit très-bien, car Vardes l'avoit déjà montrée au Roi et lui avoit dit que Madame le trompoit.
Il pria encore Madame de nommer quelqu'un pour les accommoder; elle consentit, pour empêcher qu'ils ne se battissent, que la paix se fît chez madame de Meckelbourg; mais Madame ne vouloit pas qu'il parût que cette entrevue se fît de son consentement. Vardes, qui avoit espéré toute autre chose, fut dans un désespoir nonpareil; il se cognoit la tête contre les murailles, il pleuroit et faisoit toutes les extravagances possibles. Mais Madame tint ferme et ne se relâcha point, dont bien lui prit.
Quand Vardes fut sorti, le Roi arriva. Madame lui conta comment la chose s'étoit passée, dont le Roi fut si content qu'il entra en éclaircissement avec elle, et lui promit de l'aider à démêler les fourberies de Vardes, qui se trouvèrent si excessives qu'il seroit impossible de les définir.
Madame se tira de ce labyrinthe en disant toujours la vérité, et sa sincérité la maintint auprès du Roi.
Le comte de Guiche cependant étoit très affligé de ce que Madame n'avoit pas voulu recevoir sa lettre; il crut qu'elle ne l'aimoit plus, et il prit la résolution de voir Vardes chez madame de Meckelbourg, pour se battre contre lui. Elle ne les voulut point recevoir, de sorte qu'ils demeurèrent dans un état dont on attendait tous les jours quelque éclat horrible.
Le Roi retourna en ce temps à Vincennes. Le comte de Guiche, qui ne savoit dans quels sentimens Madame étoit pour lui, ne pouvant plus demeurer dans cette incertitude, résolut de prier la comtesse de Gramont [226], qui étoit Angloise, de parler à Madame, et il l'en pressa tant qu'elle y consentit; son mari même se chargea d'une lettre qu'elle ne voulut pas recevoir. Madame lui dit que le comte de Guiche avoit été amoureux de mademoiselle de Grancey [227], sans lui avoir fait dire que c'étoit un prétexte; qu'elle se trouvoit heureuse de n'avoir point d'affaires avec lui et que, s'il eût agi autrement, son inclination et la reconnoissance l'auroient fait consentir, malgré les dangers auxquels elle s'exposoit, à conserver pour lui les sentimens qu'il auroit pu désirer.
Cette froideur renouvela tellement la passion du comte de Guiche, qu'il étoit tous les jours chez la comtesse de Gramont, pour la prier de parler à Madame en sa faveur; enfin le hasard lui donna occasion de lui parler à elle-même plus qu'il ne l'espéroit.
Madame de la Vieuville [228] donna un bal chez elle [229]. Madame fit partie pour y aller en masque avec Monsieur; et, pour n'être pas reconnue, elle fit habiller magnifiquement ses filles, et quelques dames de sa suite et elle, avec Monsieur, allèrent avec des capes dans un carrosse emprunté.
Ils trouvèrent à la porte une troupe de masques. Monsieur leur proposa, sans les connoître, de s'associer à eux et en prit un par la main; Madame en fit autant. Jugez quelle fut sa surprise quand elle trouva la main estropiée du comte de Guiche, qui reconnut aussi les sachets dont les coiffes de Madame étoient parfumées. Peu s'en fallut qu'ils ne jetassent un cri tous les deux, tant cette aventure les surprit.
Ils étoient l'un et l'autre dans un si grand trouble qu'ils montèrent l'escalier sans se rien dire. Enfin le comte de Guiche ayant reconnu Monsieur et ayant vu qu'il s'étoit allé asseoir loin de Madame, s'étoit mis à ses genoux, et eut le temps non-seulement de se justifier, mais d'apprendre de Madame tout ce qui s'étoit passé pendant son absence. Il eut beaucoup de douleur qu'elle eût écouté Vardes; mais il se trouva si heureux de ce que Madame lui pardonnoit sa ravauderie avec mademoiselle de Grancey, qu'il ne se plaignit pas.
Monsieur rappela Madame, et le comte de Guiche, de peur d'être reconnu, sortit le premier; mais le hasard, qui l'avoit amené en ce lieu, le fit amuser au bas du degré. Monsieur étoit un peu inquiet de la conversation que Madame avoit eue; elle s'en aperçut, et la crainte d'être questionnée fit que le pied lui manqua, et du haut de l'escalier elle alla bronchant jusqu'en bas, où étoit le comte de Guiche, qui en la retenant l'empêcha de se tuer, car elle étoit grosse [230].
Toutes choses sembloient, comme vous voyez, aider à son raccommodement; aussi s'acheva-t-il. Madame reçut ensuite de ses lettres, et, un soir que Monsieur étoit allé en masque, elle le vit chez la comtesse de Gramont, où elle attendoit Monsieur pour faire médianoche.
Dans ce même temps, Madame trouva occasion de se venger de Vardes. Le chevalier de Lorraine [231] étoit amoureux d'une des filles de Madame qui s'appeloit Fiennes; un jour qu'il se trouva chez la Reine devant beaucoup de gens, on lui demanda à qui il en vouloit; quelqu'un répondit que c'étoit à Fiennes. Vardes dit qu'il auroit bien mieux fait de s'adresser à sa maîtresse. Cela fut rapporté à Madame par le comte de Gramont. Elle se le fit raconter par le marquis de Villeroi [232], ne voulant pas nommer l'autre; et, l'ayant engagé dans la chose aussi bien que le chevalier de Lorraine, elle en fit ses plaintes au roi et le pria de chasser Vardes. Le Roi trouva la punition un peu rude, mais il le promit. Vardes demanda à n'être mis qu'à la Bastille, où tout le monde l'alla voir.
Ses amis publièrent que le Roi avoit consenti avec peine à cette punition et que Madame n'avoit pu le faire chasser. Voyant qu'en effet cela se trouvoit avantageusement pour lui, Madame repria le Roi de l'envoyer à son gouvernement [233]; ce qu'il lui accorda.
La comtesse de Soissons, enragée de ce que Madame lui ôtoit également Vardes par sa haine et par son amitié, et son dépit ayant augmenté par la hauteur avec laquelle toute la jeunesse de la Cour avoit soutenu que Vardes étoit punissable, elle résolut de s'en venger sur le comte de Guiche.
Elle dit au Roi que Madame avoit fait ce sacrifice au comte de Guiche, et qu'il auroit regret d'avoir servi sa haine, s'il savoit tout ce que le comte de Guiche avoit fait contre lui.
Montalais, qu'une fausse générosité faisoit souvent agir, écrivit à Vardes que, s'il vouloit s'abandonner à sa conduite, elle auroit trois lettres qui pouvoient le tirer d'affaire. Il n'accepta pas le parti, mais la comtesse de Soissons se servit de la connoissance de ces lettres pour obliger la roi à perdre le comte de Guiche. Elle accusa le comte d'avoir voulu livrer Dunkerque aux Anglois [234] et d'avoir offert à Madame le régiment des gardes [235]; elle eut l'imprudence de mêler à tout cela la lettre d'Espagne. Heureusement le Roi parla à Madame de tout ceci. Il lui parut d'une telle rage contre le comte de Guiche et si obligé à la comtesse de Soissons, que Madame se vit dans la nécessité de perdre tous les deux pour ne pas voir la comtesse de Soissons sur le trône, après avoir accablé le comte de Guiche. Madame fit pourtant promettre au Roi qu'il pardonneroit au comte de Guiche si elle lui pouvoit prouver que ses fautes étoient petites en comparaison de celles de Vardes et de la comtesse de Soissons; le roi le lui promit, et Madame lui conta tout ce qu'elle savoit. Ils conclurent ensemble qu'il chasseroit la comtesse de Soissons et qu'il mettroit Vardes en prison [236]. Madame avertit le comte de Guiche en diligence par le maréchal de Gramont et lui conseilla d'avouer sincèrement toutes choses, ayant trouvé que, dans toutes les matières embrouillées, la vérité seule tire les gens d'affaire. Quelque délicat que cela fût, le comte de Guiche en remercia Madame; et, sur cette affaire, ils n'eurent de commerce que par le maréchal de Gramont. La régularité fut si grande de part et d'autre qu'ils ne se coupèrent jamais, et le Roi ne s'aperçut point de ce concert. Il envoya prier Montalais de lui dire la vérité; vous saurez ce détail d'elle [237]. Je vous dirai seulement que le Maréchal, qui n'avoit tenu que par miracle une aussi bonne conduite que celle qu'il avoit eue, ne put longtemps se démentir, et son effroi lui fit envoyer son fils en Hollande, qui n'auroit pas été chassé s'il eût tenu bon.
Il en fut si affligé qu'il en tomba malade; son père ne laissa pas de le presser de partir. Madame ne vouloit pas qu'il lui dît adieu, parce qu'elle savoit qu'on l'observoit et qu'elle n'étoit plus dans cet âge où ce qui étoit périlleux lui paroissoit plus agréable. Mais comme le comte de Guiche ne pouvoit partir sans voir Madame, il se fit faire un habit des livrées de La Vallière, et, comme on portoit Madame en chaise dans le Louvre, il eut la liberté de lui parler. Enfin le jour du départ arriva; le comte avoit toujours la fièvre, il ne laissa pas de se trouver dans la rue avec son déguisement ordinaire; mais les forces lui manquèrent quand il fallut prendre le dernier congé. Il tomba évanoui, et Madame resta dans la douleur de le voir dans cet état, au hasard d'être reconnu, ou de demeurer sans secours. Depuis ce temps-là, Madame ne l'a point revu.
Madame de La Fayette quitta la plume sur cette phrase en 1669 et ne la reprit, quinze ans plus tard, que pour faire une relation de la mort de Madame. Il y a de la sorte dans l'Histoire une lacune qui va du printemps de 1665 au fatal été de 1670. Pour la combler, on a pris dans les mémoires d'une autre femme, moins judicieuse et d'un goût moins sûr, mais aussi sincère, aussi vraie que la comtesse de La Fayette, les passages qui se rapportent aux dernières années de la vie de Madame. Mademoiselle de Montpensier (c'est elle qu'on va entendre) ne recevait pas les confidences d'Henriette; d'ailleurs elle n'eût rien valu pour raconter par le menu d'élégantes galanteries. Elle parle fort en gros des affaires de Madame qu'elle n'aimait ni ne haïssait, et ne nous fournit qu'un bien court supplément.
[Il y eut de très grands divertissemens à Versailles [238]. Monsieur et Madame y furent brouillés à cause de M. de Monmouth [239]. M. le chevalier de Lorraine s'attacha à Monsieur, devint son favori, logea au Palais-Royal; il eut le malheur de déplaire à Madame...
Je ne revins d'Eu que vers le mois de décembre [1670]. A mon arrivée à Paris, l'on me dit que Madame y venoit pour dire adieu à madame de Saint-Chaumont, que Monsieur avoit chassée, dont elle étoit au désespoir. Elle étoit gouvernante de Mademoiselle; on croyoit que son crime étoit d'être tante de M. le comte de Guiche. Madame la mit aux Carmélites de la rue du Bouloy, qui est un établissement nouveau fait par le grand couvent de Saint-Jacques... Madame la maréchale de Clérembault fut mise auprès de Mademoiselle pour être sa gouvernante, à la place de madame de Saint-Chaumont.
J'allai à Paris un jour dont le soir le Roi fit arrêter le chevalier de Lorraine [240]. Je fus surprise le lendemain matin lorsqu'on me dit que Monsieur et Madame étoient arrivés la nuit, qu'ils s'en alloient à Villers-Cotterets [241], que le chevalier de Lorraine étoit arrêté. J'allai au Palais-Royal, où je trouvai Monsieur fort fâché. Il se plaignoit de son malheur, disoit qu'il avoit toujours vécu avec le Roi d'une manière à ne se pas attirer le traitement qu'il venoit de lui faire, qu'il s'en alloit à Villers-Cotterets, qu'il ne pouvoit demeurer à la Cour. Madame témoignoit avoir du chagrin de celui de Monsieur, et me dit: «Je n'ai pas raison d'aimer le chevalier de Lorraine, parce que nous n'étions pas bien ensemble; il me fait cependant pitié, et j'ai une peine mortelle de celle de Monsieur.» Elle soutenoit ce discours avec un air qui marquoit la douleur d'une personne intéressée à tout ce qui le pouvoit fâcher, et dans le fond de l'âme elle étoit bien aise. Elle étoit parfaitement unie avec le Roi. Personne ne doute quelle n'eût part à cette disgrâce....
Monsieur et Madame revinrent de Villers-Cotterets; elle avoit un grand appartement de plain-pied à celui du Roi; et, quoi qu'elle logeât avec Monsieur au château neuf, lorsqu'elle en étoit sortie le matin, elle passoit les après-dînées au vieux château où le Roi lui parloit plus aisément des affaires qu'elle négocioit avec le roi d'Angleterre, son frère. Depuis la disgrâce du chevalier de Lorraine, elle s'étoit accoutumée à me parler; elle me disoit: «Jusqu'ici nous ne nous sommes pas aimées, parce que nous ne nous connoissions point; vous avez un bon cœur, le mien n'est pas méchant; il faut que nous soyons bonnes amies.» J'avois les mêmes sentimens dans le cœur pour elle...
L'absence de M. le chevalier de Lorraine étoit une occasion de zizanie entre Monsieur et Madame, qui avoient tous les jours de nouveaux démêlés. Ils en eurent un qui fut assez violent pour que Monsieur lui fît des reproches sur des circonstances qu'il disoit lui avoir déjà pardonnées. La Reine se mêla de les raccommoder parce qu'elle avoit prise Madame en amitié. Monsieur lui parla des raisons qu'il avoit de s'expliquer, et ensuite me vint dire la rage contre Madame. Il me souvient qu'il me répéta dix fois qu'il ne l'avoit jamais aimée que quinze jours. Son emportement alla si loin, que je fus obligée de lui dire qu'il ne songeoit pas qu'il en avoit des enfans. Madame, de son côté, se plaignoit extrêmement; elle disoit: «Si j'ai fait quelques fautes, que ne m'a-t-il étranglée dans le temps qu'il prétendoit que je lui manquois? De souffrir qu'il me tourmente pour rien, je ne le saurois supporter.» Elle en parloit honnêtement, hors quelques mots de mépris qui lui échappèrent. Ce fut dans ce temps-là que le Roi fit sortir le chevalier de Lorraine du château d'If, et qu'il l'envoya en Italie. Ainsi Monsieur et Madame furent raccommodés par les exhortations du Roi, qui, par l'ouverture de la prison, voulut pacifier le désordre qu'elle avoit causé. Monsieur croyoit toujours que Madame y avoit contribué...
Madame étoit fort triste pendant tout le voyage [de Flandre] [242]. Elle avoit été réduite à prendre du lait; elle se retiroit chez elle sitôt qu'elle descendoit de carrosse, et la plupart du temps pour se coucher. Le Roi l'alla voir chez elle et témoigna dans toutes les occasions avoir de grands égards pour elle. Monsieur n'en étoit pas de même: souvent dans le carrosse il lui tenoit des discours désagréables. Entre autres, un jour que l'on parloit de l'astrologie, Monsieur dit qu'on lui avoit prédit qu'il auroit plusieurs femmes; qu'en l'état où étoit Madame il avoit raison d'y ajouter foi. Cela me parut fort dur...
Nous allâmes à Courtray, où l'on reçut des nouvelles du roi d'Angleterre, qui mandoit à Madame qu'il la prioit de passer à Douvres, qu'il y viendroit pour la voir. Monsieur en parut très fâché et Madame fort aise. Il vouloit empêcher qu'elle y allât. Le Roi dit qu'il le vouloit absolument, et il n'y eut plus de difficulté à opposer. Elle partit de Lille pour s'aller embarquer à Dunkerque. Tout le monde lui alla dire adieu, et la plupart voyoient la douleur quelle sentoit sur les façons de vivre de Monsieur avec elle. Un peu devant qu'elle partît, le Roi n'avoit pas mangé à la table, parce qu'il avoit été indisposé, et la Reine étoit entrée dans son prie-Dieu; Monsieur y demeura seul avec moi. Il me parla avec tant d'emportement contre Madame, que j'en fus étonnée, et je compris qu'il ne se raccommoderoit jamais. Elle s'attiroit la considération du Roi parce qu'elle avoit du mérite et qu'elle négocioit les affaires avec son frère et le Roi. De sorte que le voyage qu'elle alloit faire étoit aussi nécessaire pour les intérêts du Roi que pour le plaisir particulier de Madame...
Madame arriva d'Angleterre, où il sembloit qu'elle avoit trouvé une bonne santé, tant elle paroissoit belle et contente. Monsieur n'alla pas au devant d'elle et pria même le Roi de n'y pas aller. S'il ne lui fit pas cette honnêteté, il ne laissa pas de la recevoir avec des marques d'une grande estime; Monsieur n'en fit pas de même. J'allai la voir et lui demandai des nouvelles de son voyage; elle me dit que le roi d'Angleterre et le duc d'York l'avoient chargée de me faire leurs compliments, qu'ils étoient tous deux fort de mes amis, que la reine lui avoit paru une bonne femme, point belle, mais si honnête, si remplie de piété, qu'elle s'attiroit l'amitié de tout le monde, que la duchesse d'York avoit extrêmement d'esprit, qu'elle en étoit très contente, qu'elle avoit trouvé encore la cour d'Angleterre en deuil de la mort de la reine mère d'Angleterre, qui étoit morte il y avoit quelque temps à Colombes. Elle avoit été quasi toujours malade, tant elle étoit délicate; on lui fit prendre des pilules pour la faire dormir: elle le fit si bien qu'elle n'en revint point. Madame en fut très fâchée, parce qu'elle l'aimoit, et qu'elle s'entremettoit pour la raccommoder avec Monsieur, qui avoit presque toujours mal vécu avec elle.
Madame ne fut qu'un jour à Saint-Germain, parce que le Roi s'en alla à Versailles, où Monsieur ne voulut pas le suivre, pour faire dépit à Madame. Il s'en alla à Paris; je la vis fort tentée de pleurer, et quelque soin qu'elle prit de retenir ses larmes, elle ne laissa pas d'en verser [243].]
RELATION DE LA MORT DE MADAME [244].
Madame étoit revenue d'Angleterre [245], avec toute la gloire et le plaisir que peut donner un voyage causé par l'amitié et suivi d'un bon succès dans les affaires. Le Roi son frère, qu'elle aimoit chèrement, lui avoit témoigné une tendresse et une considération extraordinaires. On savoit, quoique très-confusément, que la négociation dont elle se mêloit étoit sur le point de se conclure; elle se voyoit à vingt-six ans le lien des deux plus grands rois de ce siècle; elle avoit entre les mains un traité d'où dépendoit le sort d'une partie de l'Europe; le plaisir et la considération que donnent les affaires se joignant en elle aux agrémens que donnent la jeunesse et la beauté, il y avoit une grâce et une douceur [246] répandues dans toute sa personne qui lui attiroient une sorte d'hommage, qui lui devoit être d'autant plus agréable qu'on le rendoit plus à la personne qu'au rang.
Cet état de bonheur étoit troublé par l'éloignement où Monsieur étoit pour elle depuis l'affaire du chevalier de Lorraine; mais, selon toutes les apparences, les bonnes grâces du Roi lui eussent fourni les moyens de sortir de cet embarras. Enfin elle étoit dans la plus agréable situation où elle se fût jamais trouvée, lorsqu'une mort, moins attendue qu'un coup de tonnerre, termina une si belle vie et priva la France de la plus aimable princesse qui vivra jamais [247].
Le 24 juin de l'année 1670, huit jours après son retour d'Angleterre, Monsieur et elle allèrent à Saint-Cloud. Le premier jour qu'elle y alla, elle se plaignit d'un mal de côté et d'une douleur dans l'estomac, à laquelle elle étoit sujette. Néanmoins, comme il faisoit extrêmement chaud, elle voulut se baigner dans la rivière. M. Yvelin, son premier médecin, fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher; mais, quoi qu'il lui pût dire, elle se baigna le vendredi [248], et le samedi elle s'en trouva si mal qu'elle ne se baigna point. J'arrivai à Saint-Cloud le samedi à dix heures du soir; je la trouvai dans les jardins; elle me dit que je lui trouverois mauvais visage et qu'elle ne se portoit pas bien; elle avoit soupé comme à son ordinaire et elle se promena au clair de la lune jusqu'à minuit. Le lendemain, dimanche 29 juin, elle se leva de bonne heure et descendit chez Monsieur qui se baignoit; elle fut longtemps auprès de lui, et, en sortant de sa chambre elle entra dans la mienne et me fit l'honneur de me dire qu'elle avoit bien passé la nuit.
Un moment après je montai chez elle. Elle me dit qu'elle étoit chagrine, et la mauvaise humeur dont elle parloit auroit fait les belles heures des autres femmes, tant elle avoit de douceur naturelle et tant elle étoit peu capable d'aigreur et de colère.
Comme elle me parloit, on lui vint dire que la messe étoit prête. Elle l'alla l'entendre et, en revenant dans sa chambre, elle s'appuya sur moi et me dit, avec cet air de bonté qui lui étoit si particulier, qu'elle ne seroit pas de si méchante humeur si elle pouvoit causer avec moi; mais qu'elle étoit si lasse de toutes les personnes qui l'environnoient, qu'elle ne les pouvoit plus supporter.
Elle alla ensuite voir peindre Mademoiselle [249], dont un excellent peintre anglois [250] faisoit le portrait, et elle se mit à parler à madame d'Epernon [251] et à moi de son voyage d'Angleterre et du Roi son frère.
Cette conversation, qui lui plaisoit, lui redonna de la joie. On servit le dîner; elle mangea comme à son ordinaire [252] et, après le dîner, elle se coucha sur des carreaux, ce qu'elle faisoit assez souvent lorsqu'elle étoit en liberté. Elle m'avoit fait mettre auprès d'elle, en sorte que sa tête étoit quasi sur moi.
Le même peintre anglois peignoit Monsieur; on parloit de toutes sortes de choses, et cependant elle s'endormit. Pendant son sommeil elle changea si considérablement, qu'après l'avoir longtemps regardée j'en fus surprise, et je pensai qu'il falloit que son esprit contribuât fort à parer son visage, puisqu'il la rendoit si agréable lorsqu'elle étoit éveillée, et qu'elle l'étoit si peu quand elle étoit endormie. J'avois tort néanmoins de faire cette réflexion, car je l'avois vue dormir plusieurs fois, et je ne l'avois pas vue moins aimable.
Après qu'elle fut éveillée, elle se leva du lieu où elle étoit, mais avec un si mauvais visage que Monsieur en fut surpris et me le fit remarquer.
Elle s'en alla ensuite dans le salon, où elle se promena quelque temps avec Boisfranc, trésorier de Monsieur, et, en lui parlant, elle se plaignit plusieurs fois de son mal de côté.
Monsieur descendit pour aller à Paris où il avoit résolu d'aller. Il trouva madame de Meckelbourg sur le degré et remonta avec elle. Madame quitta Boisfranc et vint à madame de Meckelbourg. Comme elle parloit à elle, madame de Gamaches [253] lui apporta, aussi bien qu'à moi, un verre d'eau de chicorée qu'elle avoit demandé il y avoit déjà quelque temps; madame de Gourdon, sa dame d'atour, le lui présenta. Elle le but; et, en remettant d'une main la tasse sur la soucoupe, de l'autre elle se prit le côté et dit avec un ton qui marquoit beaucoup de douleur: «Ah! quel point de côté; ah! quel mal. Je n'en puis plus.»
Elle rougit en prononçant ces paroles, et, dans le moment d'après, elle pâlit d'une pâleur livide qui nous surprit tous; elle continua de crier et dit qu'on l'emportât, comme ne pouvant plus se soutenir.
Nous la prîmes sous les bras; elle marchoit à peine et toute courbée. On la déshabilla dans un instant; je la soutenois pendant qu'on la délaçoit. Elle se plaignoit toujours, et je remarquai qu'elle avoit les larmes aux yeux. J'en fus étonnée et attendrie, car je la connoissois pour la personne du monde la plus patiente.
Je lui dis, en lui baisant les bras, que je soutenois, qu'il falloit qu'elle souffrît beaucoup; elle me dit que cela étoit inconcevable. On la mit au lit; et, sitôt qu'elle y fut, elle cria encore plus qu'elle n'avoit fait et se jeta d'un côté et d'un autre, comme une personne qui souffroit infiniment. On alla en même temps appeler son premier médecin, M. Esprit; il vint et dit que c'étoit la colique et ordonna les remèdes ordinaires à de semblables maux. Cependant les douleurs étoient inconcevables; Madame dit que son mal étoit plus considérable qu'on ne pensoit, qu'elle alloit mourir, qu'on lui allât quérir un confesseur.
Monsieur étoit devant son lit; elle l'embrassa et lui dit, avec une douceur et un air capables d'attendrir les cœurs les plus barbares: «Hélas! Monsieur, vous ne m'aimez plus il y a long-temps; mais cela est injuste: je ne vous ai jamais manqué [254].» Monsieur parut fort touché; et tout ce qui étoit dans sa chambre l'étoit tellement, qu'on n'entendoit plus que le bruit que font des personnes qui pleurent.
Tout ce que je viens de dire s'étoit passé en moins d'une demi-heure. Madame crioit toujours qu'elle sentoit des douleurs terribles dans le creux de l'estomac. Tout d'un coup elle dit qu'on regardât à cette eau qu'elle avoit bue, que c'étoit du poison, qu'on avoit peut-être pris une bouteille pour l'autre, qu'elle étoit empoisonnée, qu'elle le sentoit bien et qu'on lui donnât du contre-poison.
J'étois dans la ruelle, auprès de Monsieur; et, quoique je le crusse fort incapable d'un pareil crime, un étonnement ordinaire à la malignité humaine me le fit observer avec attention. Il ne fut ni ému ni embarrassé de l'opinion de Madame: il dit qu'il falloit donner de cette eau à un chien; il opina, comme Madame, qu'on allât quérir de l'huile et du contre-poison, pour ôter à Madame une pensée si fâcheuse. Madame Desbordes, sa première femme de chambre, qui étoit absolument à elle, lui dit qu'elle lui avoit fait l'eau, et en but; mais Madame persévéra toujours à vouloir de l'huile et du contre-poison; on lui donna l'un et l'autre. Sainte-Foy, premier valet de chambre de Monsieur, lui apporta de la poudre de vipère. Elle lui dit qu'elle la prenoit de sa main, parce qu'elle se fioit à lui; on lui fit prendre plusieurs drogues dans cette pensée de poison, et peut-être plus propres à lui faire du mal qu'à la soulager. Ce qu'on lui donna la fit vomir; elle en avoit déjà eu envie plusieurs fois avant que d'avoir rien pris; mais ses vomissements ne furent qu'imparfaits, et ne lui firent jeter que quelques flegmes et une partie de la nourriture qu'elle avoit prise. L'agitation de ces remèdes et les excessives douleurs qu'elle souffroit la mirent dans un abattement qui nous parut du repos; mais elle nous dit qu'il ne falloit pas se tromper, que ses douleurs étoient toujours égales, qu'elle n'avoit plus la force de crier et qu'il n'y avoit point de remède à son mal.
Il sembla qu'elle avoit une certitude entière de sa mort et qu'elle s'y résolut comme à une chose indifférente. Selon toutes les apparences, la pensée du poison étoit établie dans son esprit; et, voyant que les remèdes avoient été inutiles, elle ne songeoit plus à la vie et ne pensoit qu'à souffrir ses douleurs avec patience. Elle commença à avoir beaucoup d'appréhension. Monsieur appela madame de Gamaches pour tâter son pouls; les médecins n'y pensoient pas. Elle sortit de la ruelle épouvantée, et nous dit qu'elle n'en trouvoit point à Madame, et qu'elle avoit toutes les extrémités froides. Cela nous fit peur; Monsieur en parut effrayé. M. Esprit dit que c'étoit un accident ordinaire à la colique, et qu'il répondoit de Madame. Monsieur se mit en colère et dit qu'il lui avoit répondu de M. de Valois [255], et qu'il étoit mort; qu'il lui répondoit de Madame, et qu'elle mourroit encore.
Cependant le curé de Saint-Cloud [256], qu'elle avoit mandé, étoit venu. Monsieur me fit l'honneur de me demander si on parleroit à ce confesseur. Je la trouvois fort mal; il me sembloit que ses douleurs n'étoient point celles d'une colique ordinaire, mais néanmoins j'étois bien éloignée de prévoir ce qui devoit arriver, et je n'attribuois les pensées qui me venoient dans l'esprit qu'à l'intérêt que je prenois à sa vie.
Je répondis à Monsieur qu'une confession faite dans la vue de la mort ne pouvoit être que très-utile, et Monsieur m'ordonna de lui aller dire que le curé de Saint-Cloud étoit venu. Je le suppliai de m'en dispenser et je lui dis que, comme elle l'avoit demandé, il n'y avoit qu'à le faire entrer dans sa chambre. Monsieur s'approcha de son lit, et d'elle-même elle me redemanda un confesseur, mais sans paroître effrayée et comme une personne qui songeoit aux seules choses qui lui étoient nécessaires dans l'état où elle étoit.
Une de ses premières femmes de chambre étoit passée à son chevet pour la soutenir: elle ne voulut point qu'elle s'ôtât et se confessa devant elle. Après que le confesseur se fut retiré, Monsieur s'approcha de son lit; elle lui dit quelques mots assez bas que nous n'entendîmes point, et cela nous parut encore quelque chose de doux et d'obligeant.
L'on avoit parlé de la saigner, mais elle souhaitoit que ce fût du pied; M. Esprit vouloit que ce fût du bras; enfin il détermina qu'il le falloit ainsi. Monsieur vint le dire à Madame comme une chose à quoi elle auroit peut-être de la peine à se résoudre; mais elle répondit qu'elle vouloit tout ce qu'on souhaitoit, que tout lui étoit indifférent et qu'elle sentoit bien qu'elle n'en pouvoit revenir. Nous écoutions ces paroles comme des effets d'une violente douleur qu'elle n'avoit jamais sentie et qui lui faisoit croire qu'elle alloit mourir.
Il n'y avoit pas plus de trois heures qu'elle se trouvoit mal. Yvelin, que l'on avoit envoyé quérir à Paris, arriva avec M. Vallot [257] qu'on avoit envoyé chercher à Versailles. Sitôt que Madame vit Yvelin, en qui elle avoit beaucoup de confiance, elle lui dit qu'elle étoit bien aise de le voir, qu'elle étoit empoisonnée et qu'il la traitât sur ce fondement. Je ne sais s'il le crut et s'il fut persuadé qu'il n'y avoit point de remède, ou s'il s'imagina qu'elle se trompoit et que son mal n'étoit pas dangereux; mais enfin il agit comme un homme qui n'avoit plus d'espérance ou qui ne voyoit point de danger. Il consulta avec M. Vallot et avec M. Esprit; et, après une conférence assez longue, ils vinrent tous trois trouver Monsieur et l'assurer sur leur vie qu'il n'y avoit point de danger. Monsieur vint le dire à Madame. Elle lui dit qu'elle connoissoit mieux son mal que le médecin et qu'il n'y avoit point de remède, mais elle dit cela avec la même tranquillité et la même douceur que si elle eût parlé d'une chose indifférente.
M. le Prince la vint voir; elle lui dit qu'elle se mouroit. Tout ce qui étoit auprès d'elle reprit la parole pour lui dire qu'elle n'étoit pas en cet état; mais elle témoigna quelque sorte d'impatience de mourir, pour être délivrée des douleurs qu'elle souffroit. Il sembloit néanmoins que la saignée l'eût soulagée; on la crut mieux. M. Vallot s'en retourna à Versailles sur les neuf heures et demie, et nous demeurâmes autour de son lit à causer, la croyant sans aucun péril. On étoit quasi consolé des douleurs qu'elle avoit souffertes, espérant que l'état où elle avoit été serviroit à son raccommodement avec Monsieur; il en paroissoit touché, et madame d'Epernon et moi, qui avions entendu ce qu'elle avoit dit, nous prenions plaisir à lui faire remarquer le prix de ses paroles.
M. Vallot avoit ordonné un lavement avec du séné; elle l'avoit pris; et, quoique nous n'entendissions guère la médecine, nous jugions bien néanmoins qu'elle ne pouvoit sortir de l'état où elle étoit que par une évacuation. La nature tendoit à sa fin par en haut; elle avoit des envies continuelles de vomir, mais on ne lui donnoit rien pour lui aider.
Dieu aveugloit les médecins et ne vouloit pas même qu'ils tentassent des remèdes capables de retarder une mort qu'il vouloit rendre terrible. Elle entendit que nous disions qu'elle étoit mieux et que nous attendions l'effet de ce remède avec impatience. «Cela est si peu véritable, nous dit-elle, que, si je n'étois pas chrétienne, je me tuerois, tant mes douleurs sont excessives. Il ne faut point souhaiter de mal à personne, ajouta-t-elle; mais je voudrois bien que quelqu'un pût sentir un moment ce que je souffre, pour connoître de quelle nature sont mes douleurs.»
Cependant ce remède ne faisoit rien. L'inquiétude nous en prit; on appela M. Esprit et M. Yvelin; ils dirent qu'il falloit encore attendre. Elle répondit que si on sentoit ses douleurs, on n'attendroit pas si paisiblement. On fut deux heures entières sur l'attente de ce remède, qui furent les dernières où elle pouvoit recevoir du secours. Elle avoit pris quantité de remèdes; on avoit gâté son lit, elle voulut en changer, et on lui en fit un petit dans sa ruelle. Elle y alla sans qu'on l'y portât et fit même le tour par l'autre ruelle pour ne pas se mettre dans l'endroit de son lit qui étoit gâté. Lorsqu'elle fut dans ce petit lit, soit qu'elle expirât véritablement, soit qu'on la vît mieux parce qu'elle avoit les bougies au visage, elle nous parut beaucoup plus mal. Les médecins voulurent la voir de près et lui apportèrent un flambeau; elle les avoit toujours fait ôter depuis qu'elle s'étoit trouvée mal. Monsieur lui demanda si on ne l'incommodoit point. «Ah! non, Monsieur, lui répondit-elle, rien ne m'incommode plus; je ne serai pas en vie demain matin, vous le verrez.» On lui donna un bouillon, parce qu'elle n'avoit rien pris depuis son dîner. Sitôt qu'elle l'eut avalé, ses douleurs redoublèrent et devinrent aussi violentes qu'elles l'avoient été lorsqu'elle avoit pris le verre de chicorée. La mort se peignit sur son visage, et on la voyoit dans des souffrances cruelles, sans néanmoins qu'elle parût agitée.
Le Roi avoit envoyé plusieurs fois savoir de ses nouvelles, et elle lui avoit toujours mandé qu'elle se mouroit. Ceux qui l'avoient vue lui avoient dit qu'en effet elle étoit très mal; et M. de Créquy [258], qui avoit passé à Saint-Cloud en allant à Versailles, dit au Roi qu'il la croyoit en grand péril; de sorte que le Roi voulut la venir voir et arriva à Saint-Cloud sur les onze heures.
Lorsque le Roi arriva, Madame étoit dans ce redoublement de douleurs que lui avoit causé le bouillon. Il sembla que les médecins furent éclairés par sa présence. Il les prit en particulier pour savoir ce qu'ils en pensoient, et ces mêmes médecins, qui deux heures auparavant en répondoient sur leur vie et qui trouvoient que les extrémités froides n'étoient qu'un accident de la colique, commencèrent à dire qu'elle étoit sans espérance; que cette froideur et ce pouls retiré étoient une marque de gangrène, et qu'il falloit lui faire recevoir Notre-Seigneur.
La Reine et la comtesse de Soissons étoient venues avec le Roi: madame de La Vallière et madame de Montespan étoient venues ensemble. Je parlois à elles; Monsieur m'appela et me dit en pleurant ce que les médecins venoient de dire. Je fus surprise et touchée comme je le devois, et je répondis à Monsieur que les médecins avoient perdu l'esprit et qu'ils ne pensoient ni à sa vie ni à son salut; qu'elle n'avoit parlé qu'un quart d'heure au curé de Saint-Cloud, et qu'il falloit lui envoyer quelqu'un. Monsieur me dit qu'il alloit envoyer chercher M. de Condom [259]: je trouvai qu'on ne pouvoit mieux choisir, mais qu'en attendant il falloit avoir M. Feuillet [260], chanoine, dont le mérite est connu.
Cependant le Roi étoit auprès de Madame [261]: elle lui dit qu'il perdoit la plus véritable servante qu'il auroit jamais. Il lui dit qu'elle n'étoit pas en si grand péril, mais qu'il étoit étonné de sa fermeté, et qu'il la trouvoit grande. Elle lui répliqua qu'il savoit bien qu'elle n'avoit jamais craint la mort, mais qu'elle avoit craint de perdre ses bonnes grâces.
Ensuite le Roi lui parla de Dieu: il revint après dans l'endroit où étoient les médecins; il me trouva désespérée de ce qu'ils ne lui donnoient point de remède, et surtout l'émétique; il me fit l'honneur de me dire qu'ils avoient perdu la tramontane, qu'ils ne savoient ce qu'ils faisoient, et qu'il alloit essayer de leur remettre l'esprit. Il leur parla et se rapprocha du lit de Madame et lui dit qu'il n'étoit pas médecin, mais qu'il venoit de proposer trente remèdes aux médecins: ils répondirent qu'il falloit attendre. Madame prit la parole et dit qu'il falloit mourir par les formes.
Le Roi, voyant que, selon les apparences, il n'y avoit rien à espérer, lui dit adieu en pleurant. Elle lui dit qu'elle le prioit de ne point pleurer, qu'il l'attendrissoit et que la première nouvelle qu'il auroit le lendemain seroit celle de sa mort.
Le maréchal de Gramont s'approcha de son lit. Elle lui dit qu'il perdoit une bonne amie, qu'elle alloit mourir et qu'elle avoit cru d'abord être empoisonnée par méprise.
Lorsque le Roi se fut retiré, j'étois auprès de son lit; elle me dit: «Madame de La Fayette, mon nez s'est déjà retiré.» Je ne lui répondis qu'avec des larmes; car ce qu'elle me disoit étoit véritable, et je n'y avois pas encore pris garde. On la remit ensuite dans son grand lit. Le hoquet lui prit: elle dit à M. Esprit que c'étoit le hoquet de la mort. Elle avoit déjà demandé plusieurs fois quand elle mourroit, elle le demandoit encore; et, quoiqu'on lui répondît comme à une personne qui n'en étoit pas proche, on voyoit bien qu'elle n'avoit aucune espérance.
Elle ne tourna jamais son esprit du côté de la vie; jamais un mot de réflexion sur la cruauté de sa destinée, qui l'enlevoit dans le plus beau de son âge; point de questions aux médecins pour s'informer s'il étoit possible de la sauver; point d'ardeur pour les remèdes, qu'autant que la violence de ses douleurs lui en faisoit désirer; une contenance paisible au milieu de la certitude de la mort, de l'opinion du poison et de ses souffrances, qui étoient cruelles; enfin un courage dont on ne peut donner d'exemple et qu'on ne sauroit bien représenter.
Le Roi s'en alla, et les médecins déclarèrent qu'il n'y avoit aucune espérance. M. Feuillet vint: il parla à Madame avec une austérité entière, mais il la trouva dans des dispositions qui alloient aussi loin que son austérité. Elle eut quelque scrupule que ses confessions passées n'eussent été nulles, et pria M. Feuillet de lui aider à en faire une générale; elle la fit avec de grands sentimens de piété et de grandes résolutions de vivre en chrétienne si Dieu lui redonnoit la santé.
Je m'approchai de son lit après sa confession. M. Feuillet étoit auprès d'elle, et un capucin, son confesseur ordinaire [262]. Ce bon père vouloit lui parler et se jetoit dans des discours qui la fatiguoient: elle me regarda avec des yeux qui faisoient entendre ce qu'elle pensoit, et puis, les retournant sur ce capucin: «Laissez parler M. Feuillet, mon père, lui dit-elle avec une douceur admirable, comme si elle eût craint de le fâcher; vous parlerez à votre tour.»
L'ambassadeur d'Angleterre [263] arriva dans ce moment. Sitôt qu'elle le vit, elle lui parla du Roi son frère et de la douleur qu'il auroit de sa mort; elle en avoit déjà parlé plusieurs fois dans le commencement de son mal. Elle le pria de lui mander qu'il perdoit la personne du monde qui l'aimoit le mieux. Ensuite l'ambassadeur lui demanda si elle étoit empoisonnée: je ne sais si elle lui dit qu'elle l'étoit, mais je sais bien qu'elle lui dit qu'il n'en falloit rien mander au Roi son frère, qu'il falloit lui épargner cette douleur et qu'il falloit surtout qu'il ne songeât point à en tirer vengeance; que le Roi n'en étoit point coupable, qu'il ne falloit point s'en prendre à lui.
Elle disoit toutes ces choses en anglois; et comme le mot de poison est commun à la langue françoise et à l'angloise, M. Feuillet l'entendit et interrompit la conversation, disant qu'il falloit sacrifier sa vie à Dieu et ne pas penser à autre chose.
Elle reçut Notre-Seigneur; ensuite, Monsieur s'étant retiré, elle demanda si elle ne le verroit plus; on l'alla quérir; il vint l'embrasser en pleurant. Elle le pria de se retirer et lui dit qu'il l'attendrissoit.
Cependant elle diminuoit toujours, et elle avoit de temps en temps des foiblesses qui attaquoient le cœur. M. Brayer, excellent médecin, arriva. Il n'en désespéra pas d'abord; il se mit à consulter avec les autres médecins. Madame les fit appeler; ils dirent qu'on les laissât un peu ensemble; mais elle les renvoya encore quérir, ils allèrent auprès de son lit. On avoit parlé d'une saignée au pied. «Si on la veut faire, dit-elle, il n'y a pas de temps à perdre; ma tête s'embarrasse et mon estomac se remplit.»
Ils demeurèrent surpris d'une si grande fermeté et, voyant qu'elle continuoit à vouloir la saignée, ils la firent faire; mais il ne vint point de sang, et il en étoit très-peu venu de la première qu'on avoit faite. Elle pensa expirer pendant que son pied fut dans l'eau. Les médecins lui dirent qu'ils alloient faire un remède; mais elle répondit qu'elle vouloit l'extrême-onction avant que de rien prendre.
M. de Condom arriva comme elle la recevoit: il lui parla de Dieu conformément à l'état où elle étoit et avec cette éloquence et cet esprit de religion qui paroissent dans tous ses discours; il lui fit faire les actes qu'il jugea nécessaires. Elle entra dans tout ce qu'il lui dit avec un zèle et une présence d'esprit admirables.
Comme il parloit, sa première femme de chambre s'approcha d'elle pour lui donner quelque chose dont elle avoit besoin; elle lui dit en anglois, afin que M. de Condom ne l'entendît pas, conservant jusqu'à la mort la politesse de son esprit: «Donnez à M. de Condom, lorsque je serai morte, l'émeraude que j'avois fait faire pour lui [264].»
Comme il continuoit à lui parler de Dieu, il lui prit une espèce d'envie de dormir, qui n'étoit en effet qu'une défaillance de la nature. Elle lui demanda si elle ne pouvoit pas prendre quelques momens de repos; il lui dit qu'elle le pouvoit et qu'il alloit prier Dieu pour elle.
M. Feuillet demeura au chevet de son lit; et, quasi dans le même moment Madame lui dit de rappeler M. de Condom et qu'elle sentoit bien qu'elle alloit expirer. M. de Condom se rapprocha et lui donna le crucifix; elle le prit et l'embrassa avec ardeur. M. de Condom lui parloit toujours et elle lui répondoit avec le même jugement que si elle n'eût pas été malade, tenant toujours le crucifix attaché sur sa bouche; la mort seule le lui fit abandonner. Les forces lui manquèrent, elle le laissa tomber et perdit la parole et la vie quasi en même temps [265]. Son agonie n'eut qu'un moment; et, après deux ou trois petits mouvemens convulsifs dans la bouche, elle expira à deux heures et demie du matin, et neuf heures après avoir commencé à se trouver mal [266].