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Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre

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Title: Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre

Author: Théodore Duret

Release date: April 28, 2011 [eBook #35986]

Language: French

Credits: Produced by Adrian Mastronardi, Hélène de Mink and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by The Internet Archive/Canadian Libraries and
Bibliothèque Nationale de France/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE ÉDOUARD MANET ET DE SON OEUVRE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

HISTOIRE
DE
ÉDOUARD MANET
ET DE SON ŒUVRE

DU MÊME AUTEUR

Critique d'Avant-garde.—Salon de 1870.—Les peintres impressionnistes.—Claude Monet.—Renoir.—Édouard Manet.—L'Art japonais.—Hokousaï.—James Whistler.—Sir Joshua Reynolds et Gainsborough.—Richard Wagner.—Arthur Schopenhauer.—Herbert Spencer.

G. Charpentier, éditeur. In-12. 1885.


Bibliothèque nationale.—Département des Estampes. Livres et Albums illustrés du Japon catalogués.

Ernest Leroux, éditeur. In-8o (illustré). 1900.


Histoire de James Mc N. Whistler et de son œuvre.

H. Floury, éditeur. In-4o (illustré). 1904.


Il a été tiré de cet ouvrage
30 exemplaires numérotés sur papier du Japon.

Paris.—L. Maretheux, imp., 1, r. Cassette.—11606.

PORTRAIT D'ÉDOUARD MANET

PORTRAIT D'ÉDOUARD MANET, PAR ALPHONSe LEGROS
(1863)

THÉODORE DURET
HISTOIRE
DE
ÉDOUARD MANET
ET DE SON ŒUVRE
AVEC DOUZE ILLUSTRATIONS

PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1906
Tous droits réservés.

ANNÉES DE JEUNESSE

I

ANNÉES DE JEUNESSE

Édouard Manet naquit à Paris le 23 janvier 1832, au no 5 de la rue des Petits-Augustins, aujourd'hui rue Bonaparte, et fut baptisé le 2 février de la même année en l'église Saint-Germain-des-Prés. Il devait être l'aîné de trois frères. Leur père, magistrat, avait de la fortune. Il appartenait à cette bourgeoisie qui s'épanouissait et atteignait à la domination sous le règne de Louis-Philippe. Leur mère, née Fournier, appartenait à la même classe de vieille et riche bourgeoisie. Son père, agent diplomatique, avait pris part aux négociations ayant porté le maréchal Bernadotte au trône de Suède. Elle avait un frère dans l'armée, qui devait devenir colonel.

La bourgeoisie, avant la révolution de 1848, qui lui a enlevé le pouvoir, et la survenue du suffrage universel, qui l'a plus ou moins mêlée avec le peuple, formait une véritable classe distincte. Après avoir combattu et renversé la noblesse, elle s'était elle-même triée et mise à part. Au milieu d'elle, les familles qui se consacraient au barreau et à la magistrature gardaient des traditions et des habitudes propres, venues des anciens parlements. Elles avaient une culture d'esprit particulière, une instruction classique soignée, le culte de la rhétorique qui prévalait au Palais. Dans ce milieu, les hommes qui s'élevaient aux postes de la magistrature prenaient une sorte d'ascendant et s'assuraient une considération certaine. La magistrature à cette époque exerçait encore comme un sacerdoce. Elle gardait la dignité de sa fonction, elle jouissait au dehors d'un respect général. Le père d'Édouard Manet, juge au tribunal de la Seine, personnifiait toutes les particularités de sa classe, la bourgeoisie, et, dans sa classe, de son monde spécial, la magistrature.

Manet est donc né dans une condition sociale qu'on peut appeler élevée, il a grandi dans un milieu de vieilles traditions. Les traits de mœurs et de caractère dus à la naissance devaient persister chez lui toute la vie, parallèlement à ses propensions d'artiste. Il resterait essentiellement un homme du monde, d'une politesse parfaite, d'un grand raffinement de manières, se plaisant en société, aimant à fréquenter les salons, où sa verve et son esprit de saillie le distinguaient et le faisaient goûter.

Il fallait que chez un homme d'une telle manière d'être, l'impulsion vers la vie artistique fût grande, pour que les penchants de l'artiste finissent par l'emporter sur tous les autres. En effet, on peut dire de Manet que la nature l'avait réellement créé pour être peintre, qu'elle l'avait doué d'une vision et de sensations telles, qu'il ne pouvait trouver l'emploi de sa vie qu'en s'adonnant à la peinture. Dans ces circonstances, la vocation devait se révéler chez lui de très bonne heure et le mettre sûrement en désaccord avec sa famille.

La carrière qui l'attendait, dans la pensée des siens, était celle du barreau, de la magistrature ou des fonctions publiques. Il recevrait l'enseignement classique qui, à cette époque de monopole universitaire, se donnait dans les collèges de l'État, il y prendrait le grade de bachelier ès lettres, ferait ensuite son droit et passerait ces examens qui lui conféreraient la qualité d'avocat. C'était la voie toute naturelle que devait suivre son frère le plus jeune, Gustave, qui, après être devenu avocat, sans exercer assidûment sa profession, devait se servir de ses avantages de culture, pour s'ouvrir une carrière à côté, d'abord comme conseiller municipal de Paris, puis comme fonctionnaire de l'État, inspecteur général des prisons.

Mais Manet n'éprouva aucune envie de suivre la voie traditionnelle où son frère devait s'engager. Il avait été confié, dans sa première jeunesse, à l'abbé Poiloup, qui tenait une institution à Vaugirard. Puis il avait été mis, pour continuer ses études, au collège Rollin. Son oncle, le colonel Fournier, le frère de sa mère, faisait des dessins dans ses loisirs et c'est auprès de lui, que, tout jeune garçon, il a d'abord senti naître le goût du dessin et de la peinture, que les circonstances développent ensuite jusqu'à en faire une irrésistible passion. Toujours est-il que vers les seize ans, il avait senti l'appel de la vocation d'une manière si puissante, qu'il exprima sa volonté d'embrasser la carrière d'artiste.

Un fils aîné, à cette époque, venant, dans une famille de vieilles traditions bourgeoises, annoncer pareille détermination, y portait le désespoir. Un artiste ne pouvait être qu'un déclassé, qu'un dévoyé. On entreprit donc de l'amener à d'autres desseins. Comme il arrive en cas de vocation contrariée, Manet entre alors en révolte ouverte. Il se cabre tellement, qu'il devient impossible à ses parents de le maintenir dans la voie qu'ils voulaient lui imposer. Mais consentir aux désirs du jeune homme ne pouvait venir à leur pensée, et puisqu'il se refusait à étudier le droit et qu'eux-mêmes lui fermaient la carrière de l'art, pour sortir de l'impasse et par coup de tête, il déclara qu'il serait marin. Ses parents préférèrent le voir partir, plutôt que de le laisser entrer dans un atelier. Son père l'accompagna au Havre, où il s'embarqua comme novice sur un navire de commerce La Guadeloupe, faisant voile pour Rio-de-Janeiro.

Il alla ainsi au Brésil et en revint, sans autre aventure qu'une occasion qu'il eut d'exercer pour la première fois son talent de peintre. La cargaison du navire comprenait des fromages de Hollande, dont l'eau de mer avait terni la couleur. Le capitaine, qui connaissait les dispositions de son novice, le choisit de préférence à tous autres pour les remettre en état. Et Manet aimait à raconter que, muni d'un pinceau et d'un pot de couleur convenable, il les avait en effet peints de manière à donner pleine satisfaction.

Lorsqu'il fut revenu du Brésil, ses parents, qui avaient sans doute pensé que le voyage l'assouplirait et qu'ils pourraient au retour l'amener à leurs idées, le trouvèrent tout aussi rebelle qu'auparavant. Ils se résignèrent alors à l'inévitable, en lui laissant embrasser la carrière d'artiste.

DANS L'ATELIER DE COUTURE

II

DANS L'ATELIER DE COUTURE

Manet ayant vaincu la résistance de sa famille et obtenu d'elle de suivre sa vocation, choisit, d'accord avec son père, Thomas Couture pour maître et entra dans son atelier.

Personne comme peintre n'a plus étudié que Manet pour acquérir le métier. On comprendra donc qu'enfin entré dans un atelier, il se soit mis à travailler et qu'il ait, au commencement, cherché à utiliser l'enseignement à y recevoir. Mais doué d'un tempérament personnel, soumis à ce travail des natures originales qui cherchent à s'ouvrir leur voie, l'effort même auquel il se livrait pour dégager son talent ne pouvait manquer d'en faire un élève fort peu soumis et en heurt continuel avec son maître, car ils étaient tous les deux de caractères fort différents. M. Antonin Proust, qui après avoir été l'ami de Manet au collège Rollin était devenu son camarade d'atelier chez Couture, a raconté dans la Revue Blanche les rapports entre le maître et l'élève, qui ne sont qu'une longue suite de heurts, de fâcheries suivies de raccommodements, mais qui, venant d'une divergence fondamentale, ne pouvaient manquer de se reproduire jusqu'à la brouille définitive. En effet, le jeune homme que Couture avait reçu dans son atelier était destiné, plus que tout autre, à saper l'art, fait de traditions, dont il était un des apôtres. C'était le loup auquel, en prenant Manet, il avait ouvert les portes de la bergerie. Les deux hommes ne pouvaient donc éviter la rupture irrémédiable, puisque ce que l'un défendait, l'autre d'instinct le combattait et, à mesure que son jugement se fortifierait et prendrait conscience de soi, devait s'appliquer à le détruire.

Couture, au moment où, vers 1850, Manet entrait dans son atelier, était un artiste renommé. Il tenait une place parmi les maîtres de la peinture d'histoire, considérée alors comme formant l'essence de ce qu'on appelait le grand art. Son esthétique était faite du respect de certaines traditions, du culte de règles fixes et de l'observance de procédés transmis. Il croyait, avec la majorité des artistes de son temps, en l'excellence d'un idéal fixe, opposé à ce que l'on appelait avec horreur le réalisme. Certains sujets seuls étaient alors crus dignes de l'art; les scènes de l'antiquité, la représentation des Grecs et des Romains jouissaient des préférences, comme nobles par elles-mêmes; les hommes du temps présent, avec leurs redingotes et leurs vêtements usuels, étaient au contraire à fuir, comme n'offrant que des motifs réalistes, anti-artistiques; les sujets religieux faisaient encore partie du grand art, cependant le nu en était avant tout et principium et fons; puis, à un rang moins élevé mais encore acceptable, venaient les compositions tirées des pays que l'imagination entourait d'un prestige supérieur, l'Orient par exemple; un paysage d'Egypte était par lui-même digne de l'art, un artiste épris de l'idéal pouvait peindre les sables du désert, mais il fût tombé dans le réalisme, et se fut abaissé, en peignant un pâturage de Normandie, avec des vaches et des pommiers. Couture se tenait avec ferveur dans les traditions de ce grand art. Il s'était mis surtout en vue par un tableau d'énormes dimensions, exposé au Salon de 1847, où il avait obtenu un succès éclatant: les Romains de la décadence. Le tableau est au Louvre; en l'étudiant, on peut se rendre compte de ce que valait ce grand art, tel que Couture et les contemporains le cultivaient.

Les Romains de la décadence! Voilà certes un sujet qui prête à l'imagination et peut exercer la pensée. Mais Couture n'a conçu la décadence romaine, qui a été en réalité la transformation d'une société passant d'un état à un autre, que sous la forme d'un affaiblissement physique. Ses Romains de la décadence sont des êtres étiolés, des demi-eunuques pâles, consumés par l'orgie. Acceptons après tout cette donnée, un artiste n'est pas obligé de se rendre un compte philosophique de l'histoire. Cependant, ce que nous ne pouvons lui passer, ce qui nous empêche d'admirer son œuvre, c'est que ses Romains ne sont en aucune façon des hommes antiques, soit qu'on veuille rétablir, par l'étude précise des monuments figurés, le type exact des vieux Romains, soit que, par la puissance de l'imagination, on cherche à évoquer, pour représenter l'antiquité, des formes différentes de celles de notre temps.

Nicolas Poussin s'est livré, lui, à un travail de ce genre dans son Enlèvement des Sabines. Il a réalisé une évocation du passé, il a créé des hommes d'une certaine manière d'être, qui ne sont peut-être pas tels que l'étaient les vrais Romains primitifs, pourtant qui sont dus à une conception originale et nous transportent dans un monde imaginé différent du nôtre. Mais les Romains de Couture n'offrent rien de semblable, ils ne révèlent aucun travail de reconstitution, ce sont des hommes très modernes, de simples modèles, que l'artiste a fait poser et dont il a reproduit les traits, sans pouvoir les transformer. Et alors ils sont disposés selon les préceptes légués et les conventions acceptées; un groupe central en pleine lumière, puis des groupes accessoires à droite et à gauche, tel personnage s'équilibrant avec son pendant ou l'un faisant repoussoir à l'autre, les ombres et les lumières factices et artificielles. Aucun lien ne tient les personnages ensemble dans une action commune, ils restent séparés, on sent l'effort qui les a posés à côté les uns des autres. Nulle émotion ne se dégage donc de cette toile immense.

Si on retourne à l'Enlèvement des Sabines, on voit au contraire que Poussin a su faire concourir chaque être à un effet d'ensemble. La foule en mouvement remue tout d'un souffle; aussi la vie, l'intérêt, la terreur, naissent-ils de l'action. Les personnages petits linéairement donnent une vraie sensation de force et d'ampleur, qui manque aux êtres dont Couture a vainement agrandi les proportions. C'est-à-dire que pour faire de la vraie peinture d'histoire, il faut être d'un certain temps, que pour recréer effectivement l'antiquité, il faut vivre, comme au xviie siècle, à une époque où la pensée se meut naturellement dans une sphère de traditions littéraires et, par surcroît, avoir du génie, comme Nicolas Poussin. Mais lorsque, toutes les conditions changées, on veut perpétuer l'invention initiale, par des procédés d'école, on n'obtient que des œuvres pauvres, où manquent le souffle et la vie. Tout l'effort de Couture n'a pu le mener au but. Sa toile, dans son genre, est évidemment meilleure que d'autres. Il a fallu après tout du talent pour agencer, même imparfaitement, une aussi vaste composition, l'homme qui l'a exécutée y montre, on ne saurait le nier, certaines qualités de peintre. Mais toute la sueur et toute la peine n'ont pu réaliser, en dehors du temps voulu et en l'absence du génie évocateur, la vision recherchée du monde antique.

L'art fait de traditions dont Couture était un des coryphées était arrivé de son temps à la décrépitude; l'étude de ses œuvres et de celles des contemporains révèle son épuisement. Au moment où Manet apparaissait, il y avait donc conflit entre les artistes en renom, obstinés à continuer une tradition épuisée, et ces élèves cherchant inconsciemment la vie et aspirant à créer des formes d'art, appropriées aux besoins nouveaux. Couture était de ceux qui voulaient maintenir indéfiniment les formules du passé, Manet était au premier rang des jeunes, travaillés par l'esprit novateur. Les heurts et les froissements survenus entre le maître et l'élève n'étaient donc que la manifestation, sous forme de conflit personnel, de la lutte plus profonde qui s'engageait entre des formes de pensée dissemblables et des conceptions d'art antagonistes.

On voit, en effet, par les souvenirs de M. Antonin Proust, que Manet se prend d'une répulsion de plus en plus vive pour le genre que son maître cultive et qu'il veut lui transmettre, la peinture d'histoire, et qu'alors il se porte, à mesure qu'il prend conscience de son propre talent, vers l'observation de la vie réelle. Couture qui découvre que son élève lui échappe, pour aller vers ce que lui-même abhorre et qualifie du nom méprisant de réalisme, croit lui fermer tout grand avenir, en lui disant un jour: «Allez, mon garçon! vous ne serez jamais que le Daumier de votre temps.» Prétendre ravaler quelqu'un parce qu'on en fait un Daumier cause aujourd'hui de l'étonnement. C'est que les temps sont changés! Daumier méprisé par les partisans de la peinture d'histoire dominant de son vivant, comme un simple caricaturiste et réaliste, est aujourd'hui admiré comme un des grands artistes du passé. Couture, entêté dans l'ornière d'une forme d'art décrépite, est au contraire maintenant dédaigné et son œuvre tombe dans l'oubli.

Cette répulsion qui se développe chez Manet pour l'art de la tradition se manifeste surtout par le mépris qu'il témoigne aux modèles posant dans l'atelier et à l'étude du nu, telle qu'elle était alors conduite. Le culte de l'antique, comme on le comprenait dans la première moitié du XIXe siècle parmi les peintres, avait amené la recherche de modèles spéciaux. On leur demandait des formes pleines. Les hommes en particulier devaient avoir une poitrine large et bombée, un torse puissant, des membres musclés. Les individus doués des qualités requises, qui posaient alors dans les ateliers, s'étaient habitués à prendre des attitudes prétendues expressives et héroïques, mais toujours tendues et conventionnelles, d'où l'imprévu était banni. Manet porté vers le naturel et épris de recherches s'irritait de ces poses d'un type fixe et toujours les mêmes. Aussi faisait-il très mauvais ménage avec les modèles. Il cherchait à en obtenir des poses contraires à leurs habitudes, auxquelles ils se refusaient. Les modèles connus, qui avaient vu les morceaux faits d'après leurs torses conduire certains élèves à l'Ecole de Rome, alors la suprême récompense, et qui, dans leur orgueil, s'attribuaient presque une part du succès, se révoltaient de voir un tout jeune homme ne leur témoigner aucun respect. Il paraît que fatigué de l'éternelle étude du nu, Manet aurait essayé de draper et même d'habiller les modèles, ce qui aurait causé parmi eux une véritable indignation.

Manet en quittant définitivement Couture, vers 1856[1], était donc très mal avec lui et en révolte ouverte contre son enseignement. Il avait pris en horreur la peinture d'histoire et celle du nu, d'après les modèles professionnels.

LES PREMIÈRES ŒUVRES

III

LES PREMIÈRES ŒUVRES

Manet livré à lui-même alla s'établir dans un atelier de la rue Lavoisier. Qu'allait-il faire? un point était clair à ses yeux. Il délaisserait la tradition académique, les procédés conventionnels, le prétendu idéal classique, dont il avait pris l'aversion dans l'atelier de Couture, pour peindre la vie autour de lui. Ses modèles ne seraient plus des êtres spéciaux professionnels, il les choisirait parmi les hommes et les femmes variés d'aspect, que la multiplicité des types humains peut offrir. Cependant entre cette première vue abstraite et une réalisation, il y avait toute la distance qui sépare une conception sans lignes arrêtées, de la création fixée dans des formes précises. Il était à ce point de départ des novateurs qui se sentent tourmentés par le démon de l'invention, mais qui, devant tirer de leur fond des œuvres neuves, entrent dans cette période de recherches où il leur faut se découvrir eux-mêmes.

Il continua à travailler, à regarder, à s'instruire. Il fréquenta le Louvre et fit des voyages à l'étranger. Il visita la Hollande, où il s'éprit de Frans Hals, et l'Allemagne, pour voir les musées de Dresde et de Munich. Puis il alla en Italie, attiré surtout par les Vénitiens. A cette époque appartiennent des copies faites de la façon la plus serrée. Il copia un Rembrandt à Munich et rapporta de Florence une tête de Philippo Lippi. Il copia aussi au Louvre les Petits cavaliers de Velasquez, la Vierge au lapin blanc, du Titien et le Portrait de Tintoret par lui-même. Il avait une admiration toute particulière pour ce dernier maître; lorsqu'il allait au Louvre il ne manquait point de s'arrêter devant son portrait, qu'il déclarait être un des plus beaux du monde.

LE TORERO MORT

LE TORERO MORT

En même temps il commençait à peindre d'après l'esthétique qu'il s'était faite, en prenant ses modèles dans le monde vivant, autour de lui. Une de ses premières œuvres originales a été l'Enfant aux cerises; un jeune garçon, coiffé d'une toque rouge, tient devant lui une corbeille de cerises. Une œuvre plus importante de la même époque fut le Buveur d'absinthe, en 1859. Le buveur de grandeur naturelle, coiffé d'un chapeau à haute forme, assis enveloppé d'un manteau couleur brune, est d'aspect, lugubre. Il donne bien l'idée de la ruine physique et morale où peut conduire l'abus de l'absinthe. Ce tableau est certes caractéristique, mais s'il révèle la personnalité de son auteur, il ne la montre cependant pas encore dégagée de tout alliage et de toute réminiscence. Il fait souvenir de l'atelier par où le peintre a passé. Il n'est que la continuation plus accentée des morceaux produits chez Couture, qui, par leur franchise et leur qualité de palette, avaient excité l'approbation des autres élèves, mais qui, tout en étant déjà puissants, gardaient encore la marque du lieu d'origine. Car il n'est pas dans la nature des choses que le jeune homme entrant dans la vie, quelle que soit son originalité native, puisse ne pas prendre d'abord l'empreinte du milieu où il survient et du maître dont il reçoit les premières leçons.

Postérieure au Buveur d'absinthe est la Nymphe surprise. Elle se replie sur elle-même, en se couvrant en partie d'une draperie. C'est un beau morceau de nu, mais où l'on sent encore le travail de l'homme qui se cherche. On y découvre l'influence des Vénitiens. Le titre aussi mythologique, qui apparaît comme une exception, dans la nomenclature de ses tableaux et qu'il ne devait plus reprendre, montre qu'en ce moment, Manet a vécu parmi les artistes de la Renaissance et que, dans son admiration, il a emprunté à leur vocabulaire.

S'il avait admiré les Vénitiens, il devait aussi s'éprendre des Espagnols, Velasquez, le Greco et Goya. A cette époque des débuts, se placent donc ses premiers motifs espagnols. Il ne faut cependant pas croire que les tableaux où il a introduit des personnages espagnols lui aient été inspirés surtout par la fréquentation de Velasquez et de Goya. S'il était allé tout de suite visiter les musées de Hollande et d'Allemagne, et étudier les Italiens chez eux, il ne devait aller voir les Espagnols à Madrid qu'en 1865, alors que sa personnalité serait pleinement développée. Les premiers tableaux consacrés à des sujets espagnols lui ont été suggérés par la vue de chanteurs et de danseurs, venus en troupe à Paris. Séduit par leur originalité, il avait ressenti l'envie de les peindre.

Parmi les tout premiers tableaux exécutés dans ces dispositions est le Ballet espagnol, une toile où les personnages sont alignés les uns à côté des autres, debout, ou assis. Là se révèle le don de Manet de peindre en pleine lumière et d'associer, sans heurt, les tons les plus variés. Puis, en 1862, il peint la danseuse Lola de Valence. Les fleurs multicolores du jupon, le voile blanc et le fichu bleu qui entourent la tête et les épaules de la jeune femme, sont rendus, avec une extrême franchise. Le visage et les yeux si vivants présentent, comme un type étrange, cette sorte de sauvagerie raffinée, apportée et laissée sur le rivage de Valence par les Arabes.

Manet n'avait à ce moment, où il était encore inconnu, que le poète Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier, le comprendre et l'approuver. Baudelaire qui se piquait de ne reculer devant aucune audace, pour qui personne n'était assez osé, qui faisait depuis longtemps de la critique d'art, qu'il voulait tenir en dehors des voies battues, avait découvert en Manet l'homme hardi, capable d'innover. Il l'encourageait donc, il défendait ses œuvres les plus attaquées. Il ressentit une grande admiration pour Lola de Valence peinte, et il composa en son honneur le quatrain suivant:

Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance;
Mais on voit scintiller dans Lola de Valence,
Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.

Cependant à celle époque, le Salon était le lieu obligé où tout artiste devait se produire. L'entrée au Salon marquait le moment où le débutant, sorti de la période d'études, se sentait assez sûr de lui pour appeler le public à juger ses œuvres. Manet chercha, pour la première fois, à y pénétrer, en 1859, avec le Buveur d'absinthe. Le jury d'examen le refusa. A cette époque les Salons n'avaient lieu que tous les deux ans. Ils ne devaient devenir annuels qu'à partir de 1863. Il n'y en eut donc point en 1860, et Manet ne put revenir à la charge qu'en 1861. Il présenta cette année-là à l'examen du jury les Portraits de M. et Mme M..., (son père et sa mère) et l'Espagnol jouant de la guitare, aussi connu comme le Chanteur espagnol, ou encore, comme le Guitarero. Les deux tableaux cette fois-ci furent admis. L'année 1861 marque ainsi le moment où Manet entre, pour la première fois, en contact avec le public. Les portraits de son père et de sa mère en buste, réunis sur une même toile, sont peints dans cette manière un peu dure et d'opposition de noirs et de blancs, à laquelle il s'abandonne dans certains de ses tableaux du début, par exemple l'Angélina de la collection Caillebotte, au Musée du Luxembourg. On y voit apparaître en outre ce goût qu'il devait dégager plus tard, mais qui alors se révélait inconsciemment, de peindre les natures mortes. La mère tient une corbeille, où sont placés des pelotons de laine multicolores, qui cependant s'harmonisent avec l'ensemble. Ces portraits de dimensions réduites n'attiraient pas beaucoup les regards et c'était l'autre œuvre plus importante, où un Chanteur espagnol était peint de grandeur naturelle, qui devait recueillir le succès.

Le chanteur avait été pris dans cette troupe de musiciens et de danseurs, qui lui fournissait aussi le Ballet espagnol et Lola de Valence. Il avait donc le mérite d'être un véritable Espagnol. Il offrait un de ces êtres cherchés dans la vie et hors des modèles d'atelier, vers lesquels Manet se sentait, en opposition à l'enseignement de Couture, définitivement porté. Il est assis sur un banc vert, coiffé d'un sombrero, la tête par-dessous enveloppée d'un mouchoir, veste noire, pantalon gris et espadrilles de lisière. Il chante en pinçant de sa guitare. Théophile Gautier, dans sa critique hebdomadaire du Moniteur Universel, a dit de lui: «Comme il braille de bon courage en raclant le jambon!» Ce qui est à la fois vrai et imaginé. Le Chanteur espagnol, appartenant à la période d'essais, marque un pas en avant. Il laisse voir la poussée profonde qui se produit chez l'artiste et va le conduire bientôt à l'épanouissement complet de son originalité. Il est beaucoup plus dégagé des procédés et des réminiscences d'atelier que le Buveur d'absinthe présenté au Salon en 1859; il est peint d'une manière plus franche et plus personnelle.

En somme, c'était un morceau où se montraient déjà les traits particuliers de l'auteur. Cependant cette même originalité, qui devait bientôt après, développée tout à fait, soulever de si violentes tempêtes, n'en occasionna point à cette première apparition. Le tableau était peint dans une gamme de tons gris et noirs, qui ne heurtait pas trop l'œil des spectateurs; quoique conçu dans la donnée réaliste qu'on abhorrait alors, il demeurait hors de la réalité ambiante, puisque le modèle, en sa qualité d'Espagnol, portait un costume à part, qu'on pouvait juger fantaisiste, si bien que l'œuvre du débutant, sans attirer spécialement les regards du public, fut remarquée des peintres et de certains critiques. Le jury lui décerna une mention honorable et Théophile Gautier put conclure, en en parlant: «Il y a beaucoup de talent dans cette figure de grandeur naturelle, peinte en pleine pâte, d'une brosse vaillante et d'une couleur vraie.»

En 1862, il ne devait pas y avoir de Salon et ce n'est qu'en 1863 que Manet put se présenter de nouveau, pour être encore une fois refusé. Mais n'anticipons pas. Avant d'arriver à cette péripétie, qui devait être décisive dans sa vie et le lancer en pleine carrière, il nous faut jeter un dernier regard sur ses œuvres de début. Parmi elles se remarque la Musique aux Tuileries de l'année 1861. A cette époque le château des Tuileries, où l'Empereur tenait sa cour, était un centre de vie luxueuse qui s'étendait au jardin. La musique qu'on y faisait deux fois par semaine attirait une foule mondaine et élégante. Le tableau de Manet a donc pour nous l'avantage de représenter les mœurs et les costumes d'une époque disparue. Il est rendu encore plus intéressant par les portraits qu'on y voit, le sien et ceux de contemporains connus ou célèbres, tels que Baudelaire et Théophile Gautier. Manet après avoir peint un sujet mondain, dans la Musique aux Tuileries, en peignait un de l'ordre populaire, dans la Chanteuse des rues. Le tableau est exécuté dans une tonalité générale de gris, où le gris de la robe forme la note dominante. La chanteuse debout tient sa guitare sous le bras, et mange les cerises. L'ensemble aurait pu rester vulgaire, mais l'artiste a su l'embellir par la qualité de la peinture en soi.

Il peignait encore alors l'Enfant à l'épée. Un jeune garçon debout et en marche tient, dans ses bras, une lourde épée. Cette toile d'une gamme sobre devait être une des premières qui serait goûtée. Elle a pris place au Musée de New-York. Avant de peindre l'Enfant à l'épée, il avait déjà peint le Gamin au chien, un tableau très réussi, où un jeune garçon est également le personnage.

De l'année 1862 est le Vieux musicien, l'œuvre la plus importante, par les dimensions, de sa période des débuts. Le Vieux musicien au entre de la toile sert de raison première à l'existence de l'ensemble. Il est assis en plein air, son violon d'une main, l'archet de l'autre, prêt à jouer. Les personnages autour attendent, pour l'écouter. D'abord à gauche, une petite fille debout et de profil, un poupon dans ses bras. Manet aimait beaucoup cette figure, il l'a reproduite à part dans une eau-forte. A côté sont placés deux jeunes garçons, de face et debout. Puis, dans le fond, apparaît, repris, le Buveur d'absinthe. Enfin à droite, à moitié coupé par le cadre, se voit un Oriental, avec turban et longue robe. La réunion de ces personnages si dissemblables surprend d'abord, on est là en pleine fantaisie. Je ne sache pas que Manet ait eu d'autre intention, en peignant ce tableau, que d'y mettre des êtres divers, qui lui plaisaient et dont il voulait conserver l'image.

En cherchant à dégager l'idée qu'on peut se former de Manet pendant ces années de début, on voit un homme qui, porté d'instinct vers des voies originales, se soustrait à l'esthétique dominatrice autour de lui et aux règles fixes observées dans les ateliers. Il cherche à dégager sa personnalité, alors l'esprit en éveil et les yeux ouverts, multiplie les études et regarde de divers côtés. Dans ses voyages, il va vers des vieux maîtres, pour lesquels ils se sent de l'affinité. Frans Hals en Hollande, les Vénitiens en Italie. Il étudie Velasquez et Goya d'après les tableaux qui s'offrent d'abord d'eux en France. Dans ces conditions, ses premières œuvres portent la marque d'influences et de reflets divers. Il y a celles du tout jeune homme qui, produites dans l'atelier de Couture ou aussitôt après la sortie, se rapprochent du premier maître. D'autres laissent voir la fréquentation des Vénitiens ou une manière de parenté avec les maîtres espagnols. Cependant les formes d'emprunt ne sont, en définitive, que de surface. Elles ne pénètrent pas suffisamment les œuvres pour qu'on puisse trouver entre elles de caractères réellement dissemblables. Au contraire, en les rangeant chronologiquement, on voit une personnalité bien caractérisée, qui se montre dès la première, se retrouve ensuite dans toutes les autres et se développe d'une manière constante.

On se sent surtout tout de suite en présence d'un homme que la nature a doué, dans le grand sens du mot. L'instinct qui avait poussé Manet à vouloir être peintre ne l'avait pas trompé. En y cédant, il ne faisait qu'obéir à la voix mystérieuse de la nature qui, en créant certains êtres pour accomplir certaines besognes, leur donne la faculté de se reconnaître et la force de vaincre les résistances à rencontrer. Tout ce que Manet a exécuté, du jour où il a mis de la couleur sur une toile, était œuvre de peintre. Ses productions de début ont déjà l'intensité de vie, la valeur de facture, le mérite de matière, l'éclat de lumière, qui constituent les qualités picturales et permettent seules de réaliser, par le pinceau, des créations puissantes et durables.

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE

IV

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE

En 1863 Manet avait trente et un ans. Le travail auquel il se livrait pour se frayer sa voie, se découvrir lui-même, qui l'avait conduit à produire des œuvres de plus en plus personnelles, aboutit alors à la réussite cherchée, dans une création où le novateur se trouve enfin complet, le Déjeuner sur l'herbe.

Ce tableau peint au commencement de 1863 qui, par ses dimensions, dépassait toutes ses productions antérieures et sur lequel il avait compté pour attirer l'attention, présenté au Salon, fut refusé par le jury d'examen. Manet se voyait donc, en 1863, comme en 1859, condamné par le jury. Mais cette année-là les refus multipliés vinrent frapper un nombre inaccoutumé de jeunes artistes; les réclamations qui s'élevèrent de tous côtés, les influences variées que les victimes surent mettre en œuvre, amenèrent une intervention de l'Empereur. L'administration des Beaux-Arts continua à trouver bonnes les éliminations du jury, mais, sur un ordre de l'empereur Napoléon III, il fut permis aux refusés de se montrer au public. On leur accorda au Palais de l'Industrie, le lieu même où se tenait le Salon, un certain emplacement pour exposer leurs tableaux. A côté du Salon officiel, l'année 1863 devait ainsi, par exception, en connaître un autre que l'on appela des refusés. Ce salon est resté célèbre. On y voyait Bracquemont, Cals, Cazin, Chintreuil, Fantin-Latour, Harpignies, Jongkind, Jean-Paul Laurens, Legros, Manet, Pissarro, Vollon, Whistler. Le Déjeuner sur l'herbe[2] par ses proportions y tenait une grande place, de telle sorte qu'il devait être presque aussi vu que s'il eût été au Salon officiel. Il attira en effet l'attention mais d'une façon violente, en soulevant une véritable clameur de réprobation. C'est qu'il différait réellement, comme facture et comme procédés, comme choix de sujet et comme esthétique, de tout ce que la tradition tenait alors pour bon et pour digne de louanges.

Avec ce tableau se révélait une manière de peindre en dehors de la manière courante, due à une vision propre et originale. On se trouvait en face d'un nouveau venu, qui juxtaposait les tons divers sans transition, ce que personne n'eût imaginé de faire à cette époque. On voyait un homme venant renier la pratique reçue. Il supprimait la combinaison alors universellement respectée de l'ombre et de la lumière, conçues comme des oppositions fixes, pour la remplacer par des oppositions de tons variables. Ce que l'on enseignait dans les ateliers, que les peintres pratiquaient, était que, pour établir les plans, modeler les contours, faire valoir certaines parties, il fallait se servir de combinaisons d'ombre et de lumière. On pensait surtout que plusieurs tons vifs ne pouvaient être mis côte à côte sans transition et que le passage des parties claires aux autres devait se faire par gradations, de façon à ce que des ombres vinssent adoucir les heurts et fondre l'ensemble. Mais voici où cette technique, générale dans les ateliers, avait conduit! Comme rien n'est plus rare que l'artiste qui peut réellement peindre dans la lumière, mettre de la vraie clarté sur une toile, quels que soient les moyens ou le procédé, cette technique d'opposition constante d'ombre et de soi-disant lumière avait amené la production d'œuvres d'où, en réalité, toute lumière avait disparu, et où l'ombre subsistait seule. Les parties prétendues en clair, sans vigueur, ne se dégageaient plus sur le noir des ombres. Presque tous les tableaux du temps se présentaient à l'état sombre. L'éclat des tons clairs, des couleurs joyeuses, la sensation du plein air et de la nature riante, en avaient disparu. Le public s'était habitué à cette forme éteinte de la peinture. Il s'y complaisait. Il n'en demandait pas d'autre. Il ne soupçonnait même pas qu'il put y eu avoir d'autre.

Tout à coup le Déjeuner sur l'herbe lui mettait sous les yeux une œuvre peinte d'après des procédés différents. Il n'y avait plus à proprement parler d'ombre dans le tableau. L'éternel mariage de la lumière avec l'ombre, tenues pour choses fixes, ne s'y retrouvait pas. La surface entière était pour ainsi dire peinte en clair, tout l'ensemble était coloré. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre laissaient voir des tons moins clairs mais cependant toujours colorés et en valeur. Aussi ce Déjeuner sur l'herbe venait-il faire comme une énorme tache. Il donnait la sensation de quelque chose d'outré. Il heurtait la vision. Il produisait, sur les yeux du public de ce temps, l'effet de la pleine lumière sur les yeux du hibou. On n'y découvrait que du «bariolage». Le mot avait été dit par un des critiques les plus autorisés du temps, Paul Mantz, qui, dans la Gazette des Beaux-Arts, ayant parlé des œuvres de Manet, à l'occasion d'une exposition particulière tenue chez Martinet, sur le boulevard des Italiens, quelques semaines avant l'ouverture même du Salon, les avait réprouvées comme «des tableaux qui, dans leur bariolage rouge, bleu, jaune et noir, sont la caricature de la couleur et non la couleur elle-même». Ce jugement correspondait pleinement à la sensation que le public éprouvait, mis au Salon des refusés, devant l'œuvre de Manet. Pour lui, il n'y avait là qu'une débauche de couleur.

Si le Déjeuner sur l'herbe heurtait par son système de coloris et les procédés de facture, il soulevait une indignation encore plus grande, s'il se peut, par le choix du sujet et la façon dont les personnages étaient traités. A cette époque, en effet il n'y avait pas seulement une manière de peindre et d'observer les règles traditionnelles, que le public après les artistes avait acceptée et qu'il jugeait seule bonne; il existait également toute une esthétique, seule admise dans les ateliers et à laquelle le public s'était aussi rangé. On honorait ce qu'on appelait l'idéal. On concevait le grand art comme tenu dans une sphère jugée élevée, embrassant la peinture d'histoire, la peinture religieuse, la représentation de l'antiquité classique et de la mythologie. C'était seulement à cette forme d'art, qui paraissait épurée et d'un caractère noble, que tous, artistes, critiques et public, s'intéressaient. On s'inquiétait à chaque Salon de son niveau, on se demandait si elle était en décadence ou en progrès. Les artistes qui y brillaient, les débutants qui s'y produisaient et promettaient d'y remplacer les vieux maîtres, attiraient les yeux de tous. A eux allaient les encouragements, les louanges, les récompenses. Ce grand art était devenu l'objet d'un culte national. C'était un honneur pour la France de le perpétuer. Elle y montrait sa supériorité sur les autres nations qui, dans les voies de l'art compris de la sorte, lui étaient inférieures et demeuraient en arrière. Ainsi l'amour des traditions, la poursuite de ce qu'on appelait l'idéal, le souci de la gloire nationale, se combinaient pour faire de l'art transmis l'objet d'un respect unanime.

Or Manet, par le choix et le traitement de son sujet, venait attaquer tous les sentiments que les autres respectaient, il venait renier le grand art, honneur de la nation. Sur une toile de ces dimensions, qu'on réservait seules alors aux motifs soi-disant à idéaliser, il peignait, lui, une scène de réalisme, un Déjeuner sur l'herbe. Les personnages de grandeur naturelle, répudiant toute pose héroïque, étaient couchés ou assis sous des arbres, en train de festoyer; même à côté d'eux s'étalaient, dans un absolu abandon, un tas d'accessoires, des petits pains, une corbeille de fruits, un chapeau de paille, des vêtements de femmes multicolores. Et comment les personnages étaient-ils vêtus? Les deux hommes représentés ne portaient aucun de ces costumes anciens ou étrangers qui, par leur dissemblance d'avec les habits en usage, eussent au moins permis au public de reconnaître une recherche du pittoresque et une manière d'embellissement, telles que Manet les avait lui-même pratiquées dans son Chanteur espagnol. Non, cette fois, on était en présence de gens en costumes bourgeois, d'une coupe commune, pris chez le tailleur du coin. C'est-à-dire que pour le public il y avait là comme une sorte de défi, une véritable provocation, la montre audacieuse de ce que tous honnissaient alors sous le nom de grossier réalisme.

Comme si ce n'eût été assez de ces causes pour soulever l'indignation contre le tableau, la pudeur s'y voyait encore, au jugement du public, offensée. Manet y avait en effet groupé, au premier plan, deux hommes vêtus avec une femme nue, assise repliée sur elle-même, et mis encore, au second plan, une femme au bain. Manet qui sortait de l'atelier de Couture où tout l'enseignement avait porté sur la peinture du nu, qui voyait tout autour de lui le nu cultivé et honoré comme constituant l'essence même du grand art, n'avait pas encore pu s'en déprendre lui-même et, tout en voulant peindre une scène de la vie réelle, il y avait introduit une femme nue. La blancheur des chairs lui fournissait un de ces contrastes tels qu'il les aimait, avec les hommes en costumes noirs, et mettait une note claire tranchée, au milieu de la toile. L'idée d'associer ainsi, dans une scène de plein air, une femme nue avec des hommes vêtus, lui était venue de sa fréquentation avec les Vénitiens. C'est le Concert de Giorgione, au Musée du Louvre, où deux femmes nues se tiennent avec deux hommes habillés, dans un paysage, qui lui avait suggéré sa combinaison, et c'est de très bonne foi que lorsqu'il fut violemment attaqué, il demandait pourquoi on blâmait chez lui ce que l'on ne pensait nullement à reprocher à Giorgione. Mais, aux yeux du public, entre le nu de Manet et celui des Vénitiens de la Renaissance, il y avait des abîmes. L'un était, au moins le croyait-on, idéalisé, l'autre était du pur réalisme et comme tel offensait la pudeur. Cette femme nue vint donc s'ajouter comme un surcroît aux autres éléments de réprobation que présentait ce Déjeuner sur l'herbe.

Alors le tableau excita une immense raillerie. Il devint l'œuvre, à sa manière, la plus célèbre des deux Salons. Il procura à son auteur une notoriété éclatante. Manet devint du coup le peintre dont on parla le plus dans Paris. Il avait compté sur cette toile pour obtenir la renommée. Il y avait réussi et beaucoup plus qu'il n'eût osé l'espérer; son nom était sur toute les lèvres. Mais le genre de réputation qui lui venait n'était cependant pas celui après lequel il avait soupiré. Il avait pensé que son originalité de forme et de fond, se produisant dans une grande œuvre, lui attirerait, avec les regards du public, la reconnaissance du talent qu'il se sentait, qu'on verrait en lui un maître à ses débuts, qu'on le saluerait comme un novateur, qu'il entrerait ainsi dans la voie du succès et de la faveur publique. Ce qui lui venait était un renom de révolté, d'excentrique. Il passait à l'état de réprouvé.

Il s'établissait ainsi entre le public et lui une séparation profonde, qui devait le maintenir toute sa vie dans une bataille sans fin.

L'OLYMPIA

V

L'OLYMPIA

Manet envoya au Salon de 1864 deux toiles, les Anges au tombeau du Christ et Episode d'un combat de taureaux, qui furent reçues. Elles étaient plus ou moins dans la manière déjà vue, aussi ne donnèrent-elles lieu à aucun jugement particulier. Elles laissèrent leur auteur, auprès du public, dans l'état de condamnation où l'avait mis le Déjeuner sur l'herbe de l'année précédente.

En 1865, il envoya une œuvre sur laquelle il comptait pour frapper une seconde fois l'attention et se produire de nouveau, dans tout le développement de sa personnalité, l'Olympia, à laquelle il joignit un Jésus insulté par les soldats. L'Olympia avait été peinte en 1863, la même année que le Déjeuner sur l'herbe, après, comme une sorte de complément. Depuis que pur ses rigueurs, en 1863, le jury d'admission au Salon s'était attiré de l'Empereur une remontrance, par la faveur accordée aux artistes refusés d'exposer non loin des autres, il se montrait moins draconien. Relâché dans sa sévérité, il admettait maintenait des œuvres qu'il eût auparavant condamnées. C'est ce qui explique que Manet repoussé aux Salons de 1859 et de 1863 ait pu faire accepter en 1865 l'Olympia et le Jésus insulté, où il se produisait sous sa forme la plus personnelle.

Les deux tableaux au Salon ameutèrent immédiatement le public. La tempête de railleries et d'insultes que le Déjeuner sur l'herbe avait soulevée se déchaîna de nouveau, pour aller sans cesse grandissant. Les particularités qui, chez Manet, avaient amené la désapprobation, avaient, en 1863, pris par surprise. Le public avait pu se demander s'il n'y avait pas là, après tout, l'outrance voulue d'un débutant, désireux d'attirer l'attention. Mais voilà que deux ans après, cette fois dans le lieu solennel du Salon officiel, le même Manet réapparaissait avec la même physionomie, remettant ses mêmes procédés sous les veux du public. Les traits insolites qu'on avait d'abord contemplés avec horreur dans le Déjeuner sur l'herbe, on les retrouvait accentués dans l'Olympia.

Le tableau était peint dans une note lumineuse générale. En contraste avec les œuvres sombres et éteintes de l'époque, il ressortait comme une tache offensant les yeux. Les plans étaient établis sans repoussoir ou enveloppe d'ombre, clair sur clair; les couleurs les plus tranchées se trouvaient juxtaposées, sans demi-tons ou adoucissements. Certes, dans tout le Salon, seul Manet peignait de la sorte, et comme personne ne pouvait penser qu'un débutant, un nouveau venu, différant de tous les autres, des maîtres connus et respectés, pût avoir raison contre eux, on le condamnait sans rémission, on le rabaissait unanimement à la position d'outrancier, de révolté, d'ignorant, de barbare. Les connaisseurs, ou prétendus tels, ne trouvaient aucune expression assez forte pour rendre le mépris que ses procédés leur inspiraient.

C'était là l'opinion sur la forme; sur le fond elle était au moins aussi sévère. Olympia, le sujet du tableau, était peinte nue, étendue sur un lit, le bras droit appuyé sur un coussin. Son corps reposait sur une sorte de châle de l'Inde à tons jaunes, semé de légères fleurs; derrière le lit, une négresse apportait à sa maîtresse un énorme bouquet, où l'audace des tons vifs juxtaposés se donnait libre cours. L'ensemble était complété par un chat noir, placé sur le lit contre la négresse, et faisant le gros dos. C'est-à-dire qu'on avait un nu pris dans la vie, conçu et traité de cette façon toute moderne que Manet avait adoptée définitivement, mais aussi un nu, aux yeux du public, offensant la pudeur et heurtant toute la tradition respectée et respectable du grand art. Si donc avec le Déjeuner sur l'herbe il avait déjà soulevé tout le monde contre lui, en portant atteinte au grand art de la tradition, avec l'Olympia il amenait un soulèvement encore plus grand, car il récidivait son attentat. Il l'aggravait, en manquant au respect que tous voulaient conserver pour ce qui faisait l'essence même du grand art, ce qui en constituait la part la plus élevée, le nu déclaré idéalisé et maintenu dans des formes épurées.

RECHERCHE POUR L'OLYMPIA

RECHERCHE POUR L'OLYMPIA

Le nu comme on en concevait alors l'application était employé au rendu de la fable, de la mythologie et de l'histoire antique. Il donnait lieu à la production de tableaux laborieux. Lorsqu'il s'agissait des formes féminines, ses apôtres s'abstenaient plus spécialement de toute étude réelle de la vie, pour se tenir à des contours venus, par imitation ininterrompue, de la renaissance italienne. Il faut aussi se représenter qu'à cette époque, dans les musées, ce que l'on appelait la troisième manière de Raphaël et les œuvres de Guido Reni et des Carraches occupaient la première place et étaient regardées comme offrant le summum de l'art italien à son apogée. Dans un temps où l'on entretenait de pareilles idées sur l'école qui avait servi de point de départ au grand art traditionnel national dont on était fier, n'importe quel pastiche ou quelle répétition des formes admises pouvait satisfaire le sens esthétique. Un point essentiel, auquel on ne faillissait pas, était d'emprunter les appellations à la nomenclature mythologique, et le nombre des Vénus, des nymphes, des divinités grecques et romaines peintes en France, dans les deux premiers tiers du xixe siècle, est incalculable.

Voilà que dans ce monde des déesses aux formes conventionnelles, Manet prétendait introduire une Parisienne moderne, une Olympia étendue sur un lit. Du reste il n'avait rien fait pour amoindrir le choc que son œuvre devait causer, il avait au contraire choisi un modèle à peindre d'un type aussi éloigné que possible du type admis et traditionnel. On sent ici l'homme qui, dans sa lutte pour se découvrir, avait pris en telle aversion les formes répétées par les autres, qu'il leur en opposait de tout à fait dissemblables. Olympia offrait l'image d'une jeune femme maigrelette, les jambes un peu osseuses, les épaules carrées. Quand on la regarde aujourd'hui, on la trouve aussi chaste que n'importe quelle nymphe mythologique, son corps fluet et singulier plaît par sa saveur, la tête est dessinée avec la précision d'un Holbein. Mais en 1865 personne n'était dans des dispositions à juger l'œuvre et à voir ce que l'artiste y avait mis. Olympia faisait simplement l'effet d'une créature venue on ne sait d'où, pour s'introduire dans la société des déesses. Le public indigné se soulevait contre l'intruse, et la malheureuse a été l'objet d'autant de railleries que le peintre même auquel elle devait le jour.

Mais ce qui paraît maintenant réellement étonnant, ce qu'on ne voudrait croire, si le fait n'était certain, c'est qu'un être tout à fait épisodique, dû à une fantaisie d'artiste, le chat noir, devenait lui aussi l'objet d'invectives particulières, venant s'ajouter, pour faire repousser l'œuvre, à toutes les autres. Manet, qui aimait beaucoup les chats, avait introduit son chat dans le tableau par fantaisie, pour le pittoresque et aussi pour avoir un ton noir tranché, qui rehaussât, par le contraste, les tons blancs et roses dominant par ailleurs. Il a, à d'autres reprises, peint des chats: dans son tableau de la Jeune femme couchée en costume espagnol, où il a mis un petit chat gris, qui joue sur le plancher avec une orange, puis encore dans son Déjeuner du Salon de 1869, où un chat noir se pelotonne sur lui-même, en bas, devant la servante tenant la cafetière. Il a aussi, pour annoncer le livre des Chats de Champfleury, fait une gouache et une lithographie, où une chatte blanche et un chat noir s'ébattent sur les toits. Le chat de l'Olympia eût donc pu être accepté, comme une de ces fantaisies dont les artistes sont coutumiers. Mais le public était tellement irrité par ce qui venait de Manet, qu'il ne voulait rien lui passer. On se demande ce qui serait advenu de tant de toiles, où les artistes ont introduit des détails fantaisistes ou risqués, si les princes, qui autrefois étaient les seuls patrons de l'art, s'étaient montrés, à la Renaissance et depuis, aussi incapables de compréhension que les Parisiens de 1865.

Je n'ai jamais pu penser à l'indignation soulevée par le chat de l'Olympia, sans me reporter au Couronnement de la reine Marie de Médicis. Là Rubens a pris une bien autre licence. Il a mis deux gros chiens de chasse sur le devant du tableau, dans la cathédrale, contre le maître-autel, où évêques et cardinaux officient. Henri IV au fond est relégué dans une galerie, tout juste visible, pendant que les deux bêtes se prélassent, sur le premier plan, comme d'importants personnages. Je me figure que ce sont ses propres chiens qu'Henri IV avait donné à peindre, qu'ils ont été mis là pour lui montrer des amis. Si un roi de France avait trouvé bon que des chiens fussent introduits dans une cathédrale au couronnement de la reine, les bourgeois parisiens trouvaient eux fort mauvais qu'un chat fût placé sur le lit d'une femme. Le chat noir de l'Olympia fut bientôt connu et honni de toute la ville. La caricature s'en empara et son gros dos et sa longue queue ont longtemps fourni matière aux rires et aux lazzis.

Les deux tableaux de Manet attiraient les visiteurs au Salon par une sorte de fascination violente, comme le rouge les taureaux ou le miroir les alouettes. Tout le monde allait les voir. Devant eux il y avait foule ou plutôt attroupement. Ce n'étaient point en effet de paisibles spectateurs regardant, comme d'habitude, avec plus un moins d'intérêt, des œuvres dignes, à un titre quelconque, d'attention. C'étaient des gens qui exprimaient à haute voix leur horreur et éprouvaient le besoin de se communiquer les uns les autres leur colère, comme il arrive sur la place publique, lorsqu'au moment des grandes émotions, les passants s'attroupent et vocifèrent ensemble. Pas une parole d'approbation ou de simple tolérance ne s'élevait. L'hostilité était générale. Les uns riaient, haussaient les épaules et ne voyaient surtout là sujet qu'à un méprisant dédain, mais d'autres s'indignaient, montraient le poing et eussent voulu crever les toiles. Il fallut les protéger; des gardiens furent spécialement préposés à leur surveillance.

Manet éprouvait le sort commun aux peintres originaux du siècle, venus rompre, avant lui, avec la routine et la tradition. Tous les autres—tous les grands—avaient eu également à subir la méconnaissance, les railleries et les insultes. C'est ainsi qu'on avait, au commencement du siècle, tenu dans l'ombre Ingres, soupçonné de subir l'influence des primitifs italiens, alors profondément méprisés. Puis on avait couvert d'injures Delacroix qui, disait-on, se livrait à des débauches de couleur et violait toutes les lois du dessin. Puis on avait longtemps ri des deux grands paysagistes Rousseau et Corot, apportant des formules nouvelles. Enfin on avait traîné dans la boue, accusé de laideur absolue, Courbet, qui cherchait dans la vie autour de lui les motifs de ses tableaux. Manet apparu en dernier semblait condenser sur lui, encore accrues, l'opposition et les attaques qu'avaient ensemble supportées tous les autres.

Un changement s'était, en effet, opéré dans les années précédant sa venue. Le public qui s'intéressait aux choses d'art et prétendait juger les peintres s'était énormément accru. Antérieurement, jusqu'alors, la peinture ne s'était adressée qu'à un public restreint, composé d'artistes, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du monde. Les Salons ne s'étaient d'abord tenus qu'à d'assez longs intervalles, dans des locaux étroits, comme le Salon carré du Louvre; les tableaux exposés étaient peu nombreux et le nombre des visiteurs limité. Dans ces conditions la survenue des novateurs n'avait ému qu'un monde restreint; les luttes entre les écoles n'avaient point touché directement le grand public. Elles ne l'avaient atteint que de seconde main, comme bruit venu de loin. Mais depuis que l'immense palais construit en 1855 aux Champs-Élysées pour une exposition universelle avait été affecté à la tenue des Salons, depuis qu'à partir de 1863 ils étaient devenus annuels, que le nombre des œuvres exposées s'était énormément accru, le grand public, le peuple tout entier était entré en contact direct avec les peintres et prétendait maintenant prononcer sur eux. Or, il s'est trouvé que le peuple dans son ensemble, débutant comme juge des œuvres d'art, s'est montré plus épris du convenu, de la tradition, plus hostile aux nouveautés, moins capable de revenir sur ses erreurs, que le monde restreint qui avait été l'arbitre auparavant. Et Manet, le premier grand peintre original apparu depuis que les foules étaient venues s'entasser aux Salons, a dû subir une opposition, des mépris, des outrages dépassant, en continuité et en violence, tout ce que les autres novateurs ses devanciers avaient connu.

La clameur que soulevaient l'Olympia et le Jésus insulté, s'ajoutant an bruit précédemment fait par le Déjeuner sur l'herbe, vint donner à Manet une notoriété telle qu'aucun peintre n'en avait encore possédée. La caricature sous toutes les formes, les journaux de toute opinion s'étant mis avec persistance à s'occuper de lui et de ses tableaux, il acquit bientôt un renom universel. Degas pouvait dire, sans exagérer, qu'il était aussi connu que Garibaldi. Lorsqu'il sortait dans la rue, les passants se retournaient pour le regarder. Quand il entrait dans un lieu public, son arrivée causait une rumeur, on se le désignait de l'un à l'autre comme une bête curieuse. Un débutant avait d'abord pu éprouver du contentement à se voir ainsi remarqué, mais l'attention publique, par la forme qu'elle avait décidément prise, avait bientôt détruit, chez celui qui en était l'objet, la satisfaction qu'elle avait pu d'abord procurer. L'homme ainsi mis particulièrement en vue n'arrivait à cette distinction, que parce qu'on ne le considérait que comme un être hors de la saine raison, que comme un barbare venant saccager le domaine de l'art et fouler aux pieds les traditions, partie de la gloire nationale. Personne ne daignait discuter ses œuvres pour y chercher ce qu'il avait voulu y mettre, pas une voix en crédit ne s'élevait, qui reconnût sa puissance de novateur et la réputation éclatante qu'il acquérait, ne se produisant que pour faire de lui un paria.

Lorsque le Salon fut fermé, au mois d'août, désireux de se soustraire momentanément aux persécutions, il prit le chemin de Madrid, qu'il projetait de visiter depuis si longtemps. Ce fut là que je fis sa connaissance, d'une façon si singulière, et qui peint si bien son caractère impulsif, que je crois devoir raconter l'aventure.

Je revenais du Portugal, que j'avais traversé en partie à cheval, et étais arrivé le matin même de Badajoz, après avoir fait quarante heures de diligence. On venait d'ouvrir à Madrid un nouvel hôtel à la Puerta del Sol, sur le modèle des grands hôtels européens, chose auparavant inconnue en Espagne. J'arrivais épuisé de fatigue et mourant littéralement de faim. Aussi le nouvel hôtel où j'étais descendu m'était-il apparu comme un lieu de délices, un véritable Eden. Le déjeuner devant lequel je m'étais assis m'avait tout de suite fait l'effet d'un festin de Lucullus. Je mangeais avec volupté. La salle était vide; seul un monsieur, à une certaine distance, se trouvait assis comme moi à la grande table. Il jugeait lui la cuisine exécrable, il commandait à chaque instant quelque nouveau plat, qu'il refusait ensuite irrité, comme immangeable. Chaque fois qu'il renvoyait le garçon, je le faisais au contraire revenir et, dans mon appétit famélique, reprenais indifféremment de tous les plats. Je n'avais du reste prêté aucune attention à ce voisin si difficile, lorsque, sur une nouvelle demande que je fis au garçon d'un plat qu'il avait refusé, il se leva brusquement et, se plaçant près de ma chaise, m'apostropha avec colère: «Ah çà! Monsieur, c'est pour me narguer, pour vous f... de moi que vous prétendez trouver bonne cette horrible cuisine et que chaque fois que je renvoie le garçon, vous le faites revenir?» Le profond étonnement que je laissai voir, à cette attaque imprévue, montra tout de suite à mon agresseur qu'il avait dû se méprendre sur le mobile de ma conduite, car déjà radouci, il me dit: «Vous me connaissez sans doute, vous savez qui je suis?» Encore plus étonné, je lui répondis: «Je ne sais qui vous êtes. Comment vous connaîtrais-je? J'arrive à l'instant du Portugal, où j'ai souffert de la faim, et la cuisine de cet hôtel me semble réellement excellente.» «Ah! vous arrivez du Portugal, dit-il, eh bien! moi, je viens de Paris.» Là se trouvait l'explication de notre différence de jugement sur la cuisine, qui prenait tout de suite un caractère comique. Aussi mon homme se mit-il à rire de son emportement. Il me fit alors ses excuses. Nous rapprochâmes nos chaises et finîmes de déjeuner ensemble.

Après il se nomma. Il m'avoua qu'il avait cru découvrir en moi quelqu'un qui, l'ayant reconnu, avait voulu lui faire une mauvaise plaisanterie. L'idée de trouver à Madrid un commencement de ces persécutions, qu'il avait pensé fuir en quittant Paris, l'avait tout de suite exaspéré. La connaissance ainsi commencée se changea promptement en intimité. Nous visitâmes ensemble Madrid. Nous allions naturellement tous les jours faire une longue station devant les Velasquez, au musée du Prado. A cette époque, Madrid avait conservé son vieil aspect pittoresque. La Calle di Sevilla au centre de la ville était encore remplie de cafés, dans d'anciennes maisons, qui servaient de rendez-vous aux gens de la tauromachie, toreros, afficionados et aux danseuses. Ou tirait de grandes toiles d'une maison à l'autre, aux étages supérieurs, et la rue jouissait de l'ombre et d'une fraîcheur relative dans l'après-midi. Peuplée de son monde pittoresque, elle devint notre séjour préféré. Nous assistâmes aux courses de taureaux et Manet y prit des croquis, qui devaient lui servir à les peindre. Nous allâmes aussi à Tolède voir la cathédrale et les tableaux du Greco.

Je n'ai pas besoin de dire combien Manet, qui avait si longtemps rêvé de l'Espagne, était satisfait de ce qu'il y voyait. Une chose gâtait cependant son plaisir, c'était la difficulté qu'il avait dès la première heure éprouvée et qui avait précisément amené notre rencontre, de se plier à la manière de vivre du lieu. Il ne pouvait s'y faire. Il avait renoncé à manger. Il éprouvait une répulsion invincible à l'odeur des plats qu'on lui apportait. C'était un Parisien qui, en définitive, ne se trouvait bien qu'à Paris. Au bout d'une dizaine de jours, réellement affamé et dépérissant, il dut repartir. Nous revînmes ensemble. On demandait à cette époque les passeports aux voyageurs, et à la gare d'Hendaye, le préposé aux passeports se mit à le considérer avec étonnement. Il s'arrangea pour faire venir sa femme et sa famille, afin qu'elles le vissent aussi. Les autres voyageurs, ayant bientôt su qui il était, se mirent également à le regarder. Ils se montraient tous très étonnés de voir ce peintre, dont la réputation de monstruosité artistique leur était parvenue, se présenter à eux sous les traits d'un homme du monde fort correct et fort poli.

Rentré à Paris, il se remit au travail. Il avait à cette époque quitté son premier atelier de la rue Lavoisier et, après être resté quelque temps dans un autre rue de la Victoire, en avait définitivement pris un, qu'il devait garder des années, rue Guyot, aux Batignolles, derrière le parc Monceau.

Il s'était marié en 1863 avec Mlle Suzanne Leenhoff, une Hollandaise, née à Delft. Elle appartenait à une famille adonnée aux arts. Un de ses frères, Ferdinand Leenhoff, était sculpteur et graveur. Elle était elle-même pianiste et, quoique ne jouant que dans l'intimité, elle cultivait son art assidûment. Manet devait donc trouver en elle une personne avec des goûts d'artiste, capable de le comprendre, et, de ce côté, lui venaient l'encouragement et l'appui qui le réconfortaient et lui permettaient de supporter les attaques du dehors. Son père était mort en 1862, laissant à ses trois fils une fortune à se partager, qui les mettait dans l'aisance. Manet se trouvait ainsi dans une position privilégiée parmi les artistes. Il pouvait vivre sans vendre de tableaux, que personne, dans ces premiers temps, n'eût voulu acheter, à n'importe quel prix, et il disposait de ressources suffisantes pour parer aux dépenses d'atelier et de modèles qu'exigeait la poursuite de son art.

Après avoir habité, sa femme et lui, sur le boulevard des Batignolles, ils vinrent vivre, avec Mme Manet mère, rue de Saint-Pétersbourg. Leur appartement conservait le mobilier paternel, de cette forme froide et rigide adoptée sous le règne de Louis-Philippe. On n'y découvrait point de bibelots ou d'objets curieux, à peine deux ou trois tableaux sur les murs, les portraits de son père et de sa mère peints par lui et son portrait peint par Fantin-Latour. Sa mère laissait voir cette distinction et cette aisance de manières des femmes du monde qui ont tenu un salon. Les assidus, membres de la famille, étaient les deux frères Eugène et Gustave. Depuis la mort du père, le conseil et comme le guide de tous se trouvait être un vieux cousin, M. de Jouy, avocat fort estimé du Palais. Manet devait peindre son portrait en 1879.

Manet ne tranchait point en apparence sur son milieu. Rien en lui ne décelait spécialement l'artiste. Il était on ne peut plus correct dans sa tenue. C'est même en partie à son exemple qu'est dû ce changement, qui a conduit les artistes à répudier le genre fantaisiste qu'ils affectaient autrefois, pour prendre la rectitude de vêtement et de tenue des gens du monde.

Rien n'était plus singulier que le contraste qui existait entre Manet, sa famille, son milieu et son rôle d'artiste rénovateur, venant répudier les traditions suivies et l'esthétique alors respectée. Cet homme contre lequel on se soulevait, dont on voulait faire un barbare, peignant avec sauvagerie des scènes jugées d'un bas réalisme, que la caricature, la raillerie, l'indignation de la foule poursuivaient comme une manière de déclassé, était sorti d'une famille distinguée, il vivait régulièrement avec sa femme et sa mère et devait conserver toute sa vie les manières raffinées du monde spécial auquel par sa naissance il appartenait.

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867

VI

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867

En 1866, Manet présenta au Salon deux tableaux, le Fifre, et l'Acteur tragique. Ils furent refusés par le jury.

Ce refus se produisait comme la conséquence de l'indignation soulevée par les œuvres exposées l'année précédente. Le jury en 1865, encore sous le coup de la rebuffade que son excessive rigueur lui avait attirée en 1863 de l'Empereur, par l'établissement du Salon des refusés, avait bien pu se montrer coulant en recevant l'Olympia et le Jésus insulté, mais maintenant, soutenu par l'opinion qui s'élevait unanime contré Manet, il devait revenir à son ancienne rigueur. C'est ce qu'il faisait en repoussant, on peut dire les yeux fermés, les deux œuvres qui lui étaient soumises. Elles étaient en effet de celles que des juges non prévenus n'eussent pu qu'accepter, en y reconnaissant des qualités de facture de premier ordre, alors surtout que le choix et la disposition des sujets ne prêtaient point à la critique, par une nouveauté bien grande. Il s'agissait de deux personnages en pied, sur fonds neutres.

Le Fifre, un tout jeune soldat, joue de son instrument. Il vit et ses yeux pétillent. Il est peint en pleine lumière. Le pantalon rouge, le baudrier blanc, les galons jaunes du bonnet de police, le fond bleu de la veste, juxtaposés sans ombre ou transition, présentent un ensemble d'une harmonie étonnante. Seul un homme spécialement doué a pu créer, avec des moyens aussi simples, une œuvre d'une telle valeur picturale. Mais aux yeux de la moyenne des peintres du temps, habitués, comme le public, aux ombres opaques et aux tons éteints, ce magnifique morceau de peinture heurtait la vue. Il semblait criard et violent.

L'Acteur tragique digne de son nom, sombre et farouche, se tenait debout, vêtu de noir. C'était l'acteur Rouvière dans le rôle de Hamlet. Il n'y avait point ici de couleurs diverses juxtaposées comme dans le Fifre; le ton noir général des vêtements, en accord avec le gris du fond, eût dû faire accepter le tableau à des gens dont les yeux aimaient les ensembles fondus. Mais Manet, pour obtenir son effet tragique, avait peint les traits d'une brosse hardie, par touches puissantes, et il est supposable que c'est cette manière, considérée comme brutale, qui a dû servir de prétexte au jury pour sa condamnation.

Manet voyait donc le jury revenir envers lui à cette inimitié de parti pris qui, pendant les premières années où il avait voulu se produire, l'avait tenu écarté. Il subissait de nouveau l'ostracisme. D'ailleurs il ne pouvait s'attendre à trouver au dehors la moindre commisération. Dans l'état de soulèvement où le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia avaient mis le public entier contre lui, il se voyait repoussé partout. Les artistes influents, les critiques, les connaisseurs, la presse entière le flétrissaient. Il avait pensé atteindre à la renommée par la production d'œuvres où il avait mis toute son originalité, il était, en effet, parvenu à une renommée extraordinaire de condamné. Il était tombé dans un abîme de réprobation. Il avait perdu, par surcroît, son unique défenseur fidèle de la première heure, Baudelaire, entré l'esprit éteint dans une maison de santé. Il se trouvait donc maintenant seul, son abandon paraissait irrévocable.

Cependant, à ce moment même, son originalité et son apport de nouveauté avaient agi sur plusieurs. Le besoin d'émancipation qui se manifestait chez lui ne pouvait être un fait isolé, il devait aussi exister chez d'autres et alors le bruit éclatant dont il était cause, en le mettant en vue, ne pouvait manquer de lui amener ceux-là. Cette obscure germination qui s'accomplit partout, qui fait que les choses neuves, croyances, doctrines, formes sociales, formes artistiques commencent d'abord à se manifester difficilement chez des individus isolés ou dans de petits groupes, pour s'étendre ensuite peu à peu, devait s'accomplir aussi en faveur de l'esthétique qu'il venait inaugurer. A l'heure même où il semblait à jamais repoussé de tous, il avait ainsi conquis, par affinité, un certain nombre de jeunes gens, qui allaient lui venir comme défenseurs, comme disciples ou comme spectateurs bienveillants.

Il y avait alors à Paris deux jeunes hommes, liés par une amitié d'enfance: Cézanne et Émile Zola. Le premier voulait être peintre et débutait dans son art, le second s'était déjà produit brillamment dans la littérature. Tous les deux dédaignaient les chemins battus. Aussi ayant tout de suite remarqué l'œuvre de Manet, avaient-ils ressenti pour l'auteur cette sympathie de jeunes gens vaillants, entraînés, d'instinct, à se ranger du côté d'un homme jeune comme eux, attaqué brutalement. Leur sympathie devait se traduire en actes. Elle devait conduire le peintre à adopter, après un certain temps, la technique inaugurée par Manet, et, en effet, Cézanne, qui, au début, avait d'abord subi l'influence romantique de Delacroix, puis l'influence réaliste de Courbet, devait finir par se fixer définitivement à la peinture des tons clairs, en pleine lumière et en plein air. Et elle portait Zola l'écrivain, à se servir immédiatement de sa plume, pour se faire, auprès du public, le défenseur du novateur attaqué.

M. de Villemessant dirigeait alors l'Evénement. C'était, avant la création du Figaro quotidien, le premier journal, paraissant tous les jours, qui fût survenu, avec un caractère littéraire, rédigé par des écrivains d'opinions libres et diverses. Aussi était-il très en faveur sur le boulevard et parmi les gens de lettres, les gens du monde et des théâtres. Zola avait été chargé par M. de Villemessant, qui recherchait les nouveaux venus, d'y rendre compte du salon de 1866. Il s'était tout de suite signalé par l'éclat de son style et le tour donné à sa critique. Ses articles étaient donc fort lus, lorsque dans l'un, publié le 4 mai, on avait vu poindre avec étonnement une théorie sur les artistes originaux, qui ne tendait à rien moins qu'à placer Manet parmi les maîtres. Cet article n'était qu'une préparation; en effet, le 7 mai, il en paraissait un autre très étudié, du meilleur style de l'auteur, consacré à un éloge enthousiaste de Manet et de ses œuvres. Zola, prenant en main la cause de l'artiste que le jury de cette année même repoussait du Salon, le déclarait lui grand peintre, prédisait à ses tableaux, dans l'avenir, une place au Louvre et de plus abîmait à ses pieds les peintres de la tradition alors au pinacle et adulés du public.

L'article de Zola produisit sur le public du boulevard et de la rue la même indignation que les tableaux de Manet avaient produite sur celui du Salon. On n'en pouvait croire ses yeux! Dans un journal littéraire, patronné par les raffinés, lire l'éloge de ce réprouvé de Manet, voir qualifier d'œuvres de maître des créations jugées barbares, d'un affreux réalisme, qui avait rempli d'horreur les gens de goût et fait rire la ville entière! Le soulèvement fut universel. M. de Villemessant s'entendit dire que s'il ne se séparait de son critique d'art, les lecteurs se sépareraient de son journal. Il prit d'abord un moyen terme, en chargeant un second rédacteur de louer les artistes que le premier avait attaqués. Une telle demi-mesure ne pouvait suffire. On voulait que Zola se tût et lui-même, satisfait du coup porté et se refusant à toute concession, interrompit brusquement son Salon et abandonna le journal.

Son départ fut accueilli comme la juste réparation d'un acte inqualifiable. Il avait agi de la façon la plus désintéressée, en prenant en main la cause de Manet, avec lequel il n'avait eu jusqu'alors aucune relation. Son acte lui avait été inspiré par une sincère admiration, et c'était par vaillance, par puissance de tempérament qu'il avait rompu de front avec l'opinion et pris le public comme à la gorge. Mais on ne voulut point croire qu'il en fût ainsi, on lui prêta les mobiles les plus bas. Il fut en butte aux pires accusations. Et son courage lui valut de passer pour un homme de mauvaise foi, manquant de respect à tout ce qui était respectable.

Quelque temps après, M. Arsène Houssaye, qui dirigeait une revue d'art et de littérature, la Revue du XIXe siècle, où il voulait donner place à des articles sensationnels, demanda à Zola une étude spéciale sur Manet. Elle parut dans le numéro de janvier 1867. Zola cette fois-ci avait abandonné la partie d'attaque contre les peintres de la tradition, entrée dans les articles de l'Evénement, qui avait soulevé une si grande colère. Son étude consacrée exclusivement à Manet, relue aujourd'hui, ne paraît contenir que des vérités très simples. Les jugements qu'il y porte ne pourraient plus soulever d'opposition que chez ces retardataires, attachés aux formules tout à fait mortes, mais, an moment où ils parurent, ils firent l'effet de paradoxes. Il s'étendait surtout sur l'Olympia, il la louait sans réserve. Cela suffisait pour que l'on jugeât qu'il devait être au fond de mauvaise foi, ne pensant réellement pas un mot de ce qu'il écrivait. Olympia et son chat noir avaient suscité une telle réprobation, que la moindre défense en paraissait monstrueuse. Non content de la publicité que ses articles avaient reçue dans l'Evénement et dans la Revue du XIXe siècle, Zola, pour leur assurer la durée, les reproduisit en brochures. Après cette obstination, dans ce qu'on prenait pour une erreur perverse, il fut décidément considéré comme un homme dangereux et la presse entière resta fermée à sa critique d'art.

LE JARDIN

LE JARDIN

Manet, sur le moment, ne se trouva avoir rien gagné au plaidoyer de Zola, puisqu'en définitive le public, dans sa colère, les mettait tous les deux au même rang de réprouvés. Mais cette défense retentissante ne l'avait pas moins sorti de l'isolement absolu où il s'était un moment trouvé. Elle allait encourager à venir vers lui les jeunes gens qui déjà se sentaient certaines affinités et, cherchant des voies nouvelles, le prendraient pour porte-drapeau. Il n'était plus seul, Zola était venu comme le premier d'un groupe de combattants qui allait se recruter.

Manet s'était vu interdire le Salon de 1866. En 1867 devait se tenir une exposition universelle où, à côté des produits de l'industrie, on ferait une place aux œuvres d'art. Cette exposition dépassait en importance le Salon annuel. Les artistes de toutes nations mis à côté les uns des autres et destinés à être jugés, outre le public parisien, par des spectateurs du monde entier, devaient éprouver un intérêt particulier à s'y montrer. Manet essaya donc de s'y faire recevoir. Mais le jury appelé à désigner les œuvres admissibles le repoussa. En 1867 comme en 1866, il allait ainsi être étouffé. Il ne lui restait plus, dans cette extrémité, qu'à se produire quand même, en recourant à une exposition particulière.

Il avait du reste déjà pratiqué une exposition de ce genre au commencement de 1863. Elle avait eu lieu sur le boulevard des Italiens, dans un local que l'on appelait Chez Martinet, du nom de son propriétaire, un homme d'initiative, qui soutenait les jeunes artistes inconnus ou discutés et prenait leurs tableaux pour les mettre sous les yeux du public. Manet avait groupé chez lui quatorze toiles, parmi lesquelles se voyaient la Musique aux Tuileries, le Vieux musicien, le Ballet espagnol, la Chanteuse des rues, Lola de Valence. Cet ensemble n'avait eu d'ailleurs aucun succès. Les visiteurs n'y avaient découvert que du «bariolage», selon l'expression employée à cette occasion par Paul Mantz dans la Gazette des Beaux-Arts. On peut même dire que cette exposition, en indisposant les esprits, avait contribué au refus que le jury du Salon faisait quelques semaines après du Déjeuner sur l'herbe.

Mais Manet ne devait jamais se laisser rebuter; sa persistance à vouloir exposer en tout lieu et à montrer ses tableaux en toute circonstance devait être inébranlable. Il était convaincu que le public, par habitude, arriverait à se familiariser avec ses formes et ses procédés et qu'après s'en être d'abord offensé, il finirait par les trouver bons. Il avait raison au fond; seulement ce changement qu'il attendait tous les jours comme un accident heureux, susceptible de le favoriser à chaque nouvelle exposition, ne devait réellement avoir lieu qu'après une très longue bataille, continuée pendant des années, et ne serait obtenu que par ses œuvres accumulées tout entières. Toujours est-il qu'avec la détermination de se montrer en toutes circonstances, il ne pouvait se résigner à perdre l'occasion d'une exposition universelle qui s'offrait en 1867, en se laissant étouffer par le refus d'un jury. Il se résolut à montrer l'ensemble de ses œuvres et, à cet effet, il fit élever une construction en bois, une sorte de baraque, près du pont de l'Alma. Il avait obtenu l'autorisation de la placer sur une contre-allée de l'avenue qui longe les Champs-Elysées, sur le bord de l'eau. L'autorisation d'en élever une semblable avait été accordée à Courbet qui, de même que Manet, s'était vu fermer les portes de l'Exposition universelle. Placés l'un près de l'autre, ils allaient donc tous les deux soumettre leurs œuvres au public dans un local particulier.

L'exposition au pont de l'Alma s'ouvrit en mai 1867. Elle comptait cinquante numéros, à peu près toute l'œuvre de l'auteur. C'était un magnifique ensemble de tableaux, qui sont pour la plupart maintenant entrés dans les musées ou ont pris place dans les grandes collections d'Europe ou d'Amérique. Mais le public ne voulut y voir qu'une réunion de choses grossières. Il y retrouvait surtout le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia, qui l'avaient si profondément offensé, et le temps écoulé depuis leur apparition était trop court pour qu'il pût être amené à modifier son opinion. On ne faisait du reste aucun tri entre les œuvres, on les condamnait en bloc, comme conçues et exécutées en dehors de toutes les règles du beau. La presse, la caricature s'acharnèrent de nouveau contre Manet et son exposition ne recueillit que railleries et réprobation.

Si on eût été à même de juger avec indépendance et capable de regarder sans prévention, on eût cependant pu se laisser éclairer par la préface du catalogue des œuvres exposées. On eût pu reconnaître en la lisant, que cette outrecuidance qu'on attribuait à Manet, d'homme jaloux de renverser toutes les règles, pour peindre d'une manière non encore essayée, n'existait que dans l'imagination des détracteurs. Il avait en effet inséré en tête de son catalogue, sous le titre de Motifs d'une exposition particulière, un appel au public. On y trouve une vue si juste sur son caractère et sur celui de son œuvre, que nous le reproduisons en entier:

«Depuis 1861, M. Manet expose ou tente d'exposer.

«Cette année, il s'est décidé à montrer directement au public l'ensemble de ses travaux.

«A ses débuts au Salon, M. Manet obtenait une mention. Mais ensuite il s'est vu trop souvent écarté par le jury, pour ne pas penser que si les tentatives d'art sont un combat, au moins faut-il lutter à armes égales, c'est-à-dire pouvoir montrer aussi ce qu'on a fait.

«Sans cela, le peintre serait trop facilement enfermé dans un cercle dont on ne sort plus. On le forcerait à empiler ses toiles ou à les rouler dans un grenier.

«L'admission, l'encouragement, les récompenses officielles sont en effet, dit-on, un brevet de talent aux yeux d'une partie du public, prévenue dès lors pour ou contre les œuvres reçues ou refusées. Mais, d'un autre côté, on affirme au peintre que c'est l'impression spontanée de ce même public, qui motive le peu d'accueil que l'ont les divers jurys à ses toiles.

«Dans cette situation, on a conseillé à l'artiste d'attendre.

«Attendre quoi? Qu'il n'y ait plus de jury.

«Il a mieux aimé trancher la question avec le public.

«L'artiste ne dit pas aujourd'hui: Venez voir des œuvres sans défauts; mais: Venez voir des œuvres sincères.

«C'est l'effet de la sincérité de donner aux œuvres un caractère qui les fait ressembler à une protestation, alors que le peintre n'a songé qu'à rendre son impression.

«M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre lui, qui ne s'y attendait pas, qu'on a protesté au contraire, parce qu'il y a un enseignement traditionnel de formes, de moyens, d'aspects de peinture et que ceux qui ont été élevés dans de tels principes n'en admettent plus d'autres. Ils y puisent une naïve intolérance. En dehors de leurs formules, rien ne peut valoir, et ils se font non seulement critiques, mais adversaires actifs.

«Montrer est la question vitale, le sine qua non pour l'artiste, car il arrive, après quelques contemplations, qu'on se familiarise avec ce qui surprenait, et, si l'on veut, choquait. Peu à peu on le comprend et on l'admet.

«Le temps lui-même agit sur les tableaux avec un insensible polissoir et en fond les rudesses primitives.

«Montrer, c'est trouver des amis et des alliés pour la lutte.

«M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve et n'a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un autre.

«D'ailleurs M. Manet a rencontré d'importantes sympathies et il a pu s'apercevoir combien les jugements des hommes d'un vrai talent lui deviennent de jour en jour plus favorables.

«Il ne s'agit donc plus, pour le peintre, que de se concilier le public dont on lui a fait un soi-disant ennemi.»

Mai, 1867.

Quand Manet disait: «M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre lui, qui ne s'y attendait pas, qu'on a protesté au contraire.» Quand il disait encore: «M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve et n'a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un autre», il exprimait de bonne foi une parfaite vérité. L'idée de révolte personnelle, pour se soustraire aux préceptes des ateliers et à une tradition qu'il jugeait vieillie, lui était certes venue et lui appartenait, mais non celle qu'on lui prêtait, de chercher, avec outrance, à heurter les règles de tout temps observées. Rien n'était plus éloigné de son esprit. Jamais il n'avait entendu protester, de manière à froisser le public et à se l'aliéner. La situation de réprouvé qu'on lui faisait lui était au contraire odieuse. Il ne demandait qu'à conquérir le public, il avait toujours pensé qu'il y parviendrait. Il ne pouvait même s'expliquer comment les œuvres qu'il produisait, selon sa pente naturelle, pouvaient être répulsives et pourquoi on s'indignait à leur vue. Aussi s'attendait-il toujours à voir le public revenir à de meilleurs sentiments à son égard. Chaque fois qu'un défenseur, un disciple parmi les jeunes ou un simple spectateur bienveillant se déclarait, il accueillait ces marques isolées avec une satisfaction hors de leur importance, croyant y voir le point de départ de ce changement envers lui, sur lequel il comptait toujours.

Jamais en effet personne n'a peint avec plus de sincérité et, pour une part, avec plus de naïveté que Manet; jamais personne n'a, le pinceau à la main, absorbé par le sujet, cherché à le rendre plus fidèlement. Le dissentiment survenu entre le public et lui provenait donc d'une différence de vision. Manet et les autres ne voyaient pas de la même manière, leurs yeux ne percevaient pas de semblables images. Or, dans ce désaccord, c'était le peintre qui avait raison. Quand on disait: «Ce nouveau venu ne peut cependant être dans le vrai contre le peuple entier, qui le condamne et qui serait, lui, dans l'erreur», c'était bien réellement le nouveau venu qui avait raison contre tous les autres, qui avaient tort, qui voyaient et jugeaient mal.

Les autres ne promenaient autour d'eux que des yeux éteints, tandis que Manet possédait une vision éclatante. Les choses lui apparaissaient en pleine lumière, avec une splendeur exceptionnelle. La nature l'avait réellement doué d'une manière spéciale et, par là, l'avait créé pour être peintre, dans le grand sens du mot. C'est ce que Zola avait tout d'abord reconnu et qu'il criait à la foule, en lui disant: «Manet possède un tempérament à part, il est doué d'une vision inattendue. L'exception qui vous le rend antipathique est la raison même de sa supériorité. Elle doit le faire prédominer sur les artistes de cette tradition banale et de ces pastiches courants, que vous admirez, parce qu'ils sont à l'unisson de votre platitude, mais qui, dépourvus d'originalité et d'invention, ne sauraient vivre».

La faculté de voir à part ne venait, chez Manet, ni d'un acte raisonné, ni d'un effort de volonté, ni du travail. Elle était le seul fait de la nature. Elle était le don. Elle correspondait chez lui peintre, à la supériorité qui chez l'écrivain crée le poète, l'homme à part, exceptionnellement inspiré. On peut apprendre le métier de la peinture et parvenir à peindre, on peut apprendre la versification et réussir à faire des vers, mais cela ne permettra à personne, qui n'a été spécialement doué, de se dire peintre ou poète, au sens élevé du mot. Manet avait été doué par la nature pour être peintre. Il voyait les choses dans un éclat de lumière, que les autres n'y découvraient pas, il fixait sur la toile les sensations qui avaient frappé son œil. En le faisant il agissait inconsciemment, puisque ce qu'il voyait lui venait de son organisation. Rien n'était donc plus faux que de l'accuser de s'adonner à la soi-disant peinture bariolée, de propos délibéré, et par pur désir d'attirer l'attention.

Pour une part, l'originalité qui soulevait le public contre lui était donc l'effet d'une manière d'être organique, à laquelle il obéissait sans y pouvoir rien changer; mais pour l'autre, elle venait de l'esthétique particulière qui le guidait, et qui alors était le résultat d'une préférence. Aussi bien le choix lui en avait été dicté, en partie, par l'étude des devanciers, avec lesquels ses penchants l'avaient fait entrer plus spécialement en contact. Cet homme, accusé d'ignorance, avait étudié, comparé, copié dans les musées. Il avait fait des voyages pour connaître les maîtres étrangers. Ses affinités l'avaient porté vers Frans Hals parmi les Hollandais, les Vénitiens parmi les Italiens, Velasquez et Goya parmi les Espagnols. Or l'esthétique qui était sienne avait aussi été la leur.

Tous ceux-là en effet avaient étudié la vie autour d'eux, s'étaient tenus dans le monde de leur temps, avaient peint les hommes de leur milieu, avec les costumes qu'ils portaient. Ce grossier réalisme que le public prétendait trouver chez Manet, pour lequel il l'accablait d'injures, n'était, sous une forme adaptée à des conditions nouvelles, que la peinture du monde vivant, telle que l'avaient connue les Hollandais, les Vénitiens et les Espagnols. Whistler a très bien dit, dans son Ten o'clock, que tous ceux-là avaient su reconnaître la beauté, dans les conditions de vie les plus diverses: «Comme Rembrandt quand il découvrait une grandeur pittoresque et une noble dignité au quartier juif d'Amsterdam, sans regretter que ses habitants ne fussent pas des Grecs. Comme Tintoret et Paul Véronèse parmi les Vénitiens, ne s'arrêtant pas à changer leurs brocarts de soie pour les draperies classiques d'Athènes. Comme Velasquez à la cour de Philippe, dont les Infantes, habillées de jupons inesthétiques, sont artistiquement de la même valeur que les marbres d'Elgin.» Ainsi cette accusation élevée contre Manet, de violer toutes les règles jusqu'à ce jour admises, ne venait que de la médiocrité de vision du public, que de son étroitesse de jugement, que de son ignorance du passé, que de son amour de la routine et de sa complaisance pour la banalité.

Manet n'avait jamais connu cette révolte contre les règles et contre les maîtres qu'on lui prêtait. Personne n'admirait plus que lui les vrais maîtres modernes, Ingres, Delacroix, Courbet. Personne n'avait plus étudié que lui les maîtres anciens pour lesquels il se sentait de l'affinité. Il tenait d'ailleurs à proclamer lui-même, en toutes circonstances, le respect qu'il ressentait pour les grands artistes ses devanciers. Il n'était pas plus en dehors des réelles données de l'art que Wagner, qui a subi, en partie, les mêmes reproches que lui. Tout le monde voit aujourd'hui que Wagner n'a fait que développer la musique allemande, que loin d'être en contradiction avec le passé, il s'appuie en partie sur lui. Il a repris, par la liaison étroite du drame écrit et de la musique, le système de Glück et, pour l'orchestration et la polyphonie, s'est d'abord inspiré des dernières œuvres de Beethoven. Wagner n'a été en révolte que contre la banalité, la platitude et les formules triviales de son temps. Il en a été de même de Manet, il était en révolte contre le soi-disant grand art traditionnel et un prétendu idéal, qu'il jugeait décrépits et sans avenir. Il s'était personnellement mis à rechercher un renouveau, en s'appuyant sur l'observation du monde vivant. Par là il continuait l'école française et, à la suite des vrais maîtres qui, dans ce siècle, l'ont développée, lui faisait faire un pas en avant.

On voit très bien cela maintenant, mais au moment, en 1867, où le public avait sous les yeux un ensemble d'œuvres qui lui eût déjà permis de le voir, ses préjugés et son ignorance l'en empêchaient, et il continuait et devait continuer longtemps à poursuivre Manet de ses railleries et de ses insultes.

DE 1868 A 1871

VII

DE 1868 A 1871

Manet, au cours des neuf années où, depuis 1859, il avait présenté des tableaux aux Salons ou expositions officielles, les avait vu repousser quatre fois et accepter seulement trois. Mais sa persistance à vouloir se montrer, sa décision, à l'occasion de l'Exposition universelle, de mettre sa production entière sous les yeux du public, le bruit énorme fait autour de son nom, lui avaient créé une importance assez grande, pour qu'il devînt à peu près impossible de le proscrire plus longtemps. En outre certains, tout en condamnant d'avance ses œuvres, exprimaient cependant le désir de les voir. D'autres, par pure générosité et esprit de justice, frappés de la persévérance d'un homme obstinément sur la brèche, eussent sûrement protesté contre les rigueurs du jury, si elles se fussent renouvelées. Toutes ces causes devaient donc amener, en faveur de Manet, un changement dans la conduite des jurys, tellement qu'après avoir vu ses tableaux refusés systématiquement aux Salons, il devait maintenant les voir, comme règle, admis, et les refus qui pourraient encore l'atteindre ne surviendraient plus que comme des exceptions. En 1868, il présente au Salon deux tableaux: le Portrait d'Émile Zola, et Une jeune Femme, qui sont donc reçus.

Le Portrait d'Emile Zola était comme le Fifre de l'année précédente, un de ces puissants morceaux de peinture qui n'eussent pu manquer d'être admirés, par des spectateurs en état de juger sainement. Il souleva de nécessité cette sorte d'opposition qui accueillait les œuvres de son auteur, cependant les critiques se trouvèrent accompagnées de réserve. On ne put s'empêcher de remarquer la tête pleine de vie et de fermeté, où se révélait la force de caractère du modèle. La facture de diverses parties, d'une superbe pâte, ne pouvait non plus manquer de frapper certains artistes, plus ouverts que les autres. Ceux-là reconnaissaient que Manet possédait des qualités natives de peintre, mais après avoir autrefois déclaré qu'il en faisait un usage absolument détestable, ils commençaient à concéder que l'usage devenait moins mauvais. En somme le portrait ne souleva qu'une opposition mitigée.

Toutefois, comme on ne faisait ces concessions qu'à contre-cœur, ayant devant soi deux tableaux à juger, on se dédommageait sur l'autre, que l'on condamnait alors sans réserve. Il s'agissait d'une jeune femme en pied, de grandeur naturelle, vêtue d'un peignoir rose. Le visage laissait voir ce type spécial qui apparaissait sur les têtes peintes par Manet, comme une marque de famille, mais qui constituait précisément une de ces particularités ayant le don d'exaspérer. A côté de la femme était placé un perroquet sur un perchoir. Une telle fantaisie ne pouvait manquer non plus d'irriter, aussi la jeune femme fut-elle fort mal traitée par le public, qui la dénomma impoliment la Femme au perroquet.

En 1869, Manet envoya au Salon le Balcon et le Déjeuner. Le Balcon souleva le mépris du public, à un tel point qu'on put croire que son auteur n'avait fait aucun progrès auprès de lui. Ce n'était plus cette colère qu'avaient vue le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia, le sujet ne la comportait pas, mais de la pure raillerie. On éprouvait le besoin de rire, aussi une gaieté bruyante régnait-elle dans l'attroupement formé en permanence devant le tableau. Il représentait deux jeunes femmes, l'une assise, l'autre debout, sur un balcon, avec un jeune homme debout par derrière, au second plan. Le balcon était peint en vert et aux pieds des femmes se trouvait un petit chien. Il semble étrange qu'une telle scène pût causer, à première vue, de l'hilarité. L'intérêt à y prendre résidait évidemment dans la valeur en soi de la peinture et dans les particularités de facture. Mais ce sont là des points qui échappent au public, à peu près en tout temps, et qui échappaient entièrement au public de cette époque, en présence de Manet.

Il ne venait à l'esprit de personne non plus de se demander pourquoi, chaque année, on retournait devant ses tableaux et on les choisissait de préférence à tous autres pour se rencontrer. On eût pu se dire, avec un peu de réflexion, que cette singularité de composition et de facture, que cette lumière éclatante qui les faisaient ressortir et attiraient le public, étaient précisément la preuve chez l'artiste de ces facultés exceptionnelles, que seuls possèdent les vrais maîtres. Mais le public subissait l'attraction sans s'inquiéter d'en chercher la cause et une fois devant les œuvres, il se mettait d'abord à railler. Le balcon vert cette fois-ci lui paraissait une horreur. Avait-on jamais vu un balcon vert! Les deux femmes étaient, disait-on, désagréables de figure et mal fagotées et le chien, à leurs pieds, devenait un petit monstre, aussi en dehors du bon sens que le chat de l'Olympia.

C'est que le public le prenait de haut avec Manet. Il le traitait en fort petit garçon. Il entendait le relever de ses erreurs et lui enseigner les règles de son art, qu'évidemment il ignorait. Pensez donc! avec lui on avait affaire à un homme qui méprisait le grand art traditionnel, considéré seul comme de l'art véritable. C'étaient des scènes de la vie de chaque jour qu'il s'acharnait à peindre. Il ne pouvait dès lors en imposer. Ah! en présence des œuvres du grand art, il en était autrement. Là le respect régnait. On entrait dans l'ordre des choses qu'on disait idéalisées. Or le public se rendait assez compte de son infirmité, pour savoir qu'il était, lui, incapable d'idéalisation. Il respectait donc de confiance les œuvres crues idéalisées comme supérieures. Puis les sujets mythologiques ou historiques, les costumes et les draperies prises hors des formes familières, le tenaient encore sur la réserve et l'empêchaient de se croire juge. Il passait ainsi devant les tableaux du soi-disant grand art traditionnel, aux formes soi-disant idéalisées, sans trop savoir s'il se plaisait ou non à les regarder, mais respectueux et admirant de confiance. Alors il arrivait devant les toiles de Manet et son attitude changeait. Il n'était plus retenu ici en rien, de manifester son opinion. Il ne s'agissait plus de dieux et de héros, on avait sous les yeux des hommes ordinaires, vêtus nomme le commun des mortels. Aussi le public se croyait-il apte à prononcer en toute sûreté et il s'en donnait à cœur joie. C'étaient des femmes, et toutes les femmes se prenaient à regarder comment étaient façonnées leurs robes, qu'elles déclaraient affreuses, et les hommes clamaient que ces femmes n'étaient point jolies et désirables, puis on passait aux accessoires, pour les trouver ridicules, et au petit chien, pour le juger comique. Aller rire devant le Balcon était devenu un des plaisirs du Salon.

Le Balcon attirait tellement l'attention que le Déjeuner demeurait comme négligé. Un jeune homme vêtu d'un veston de velours s'y trouvait placé sur le devant, appuyé contre une table encore servie, tandis qu'un homme assis et une servante debout se voyaient au second plan. C'était son beau-frère Léon Leenhoff, qui avait posé pour le jeune homme en veston de velours. Le tableau était peint dans une donnée générale de tons gris et noirs harmonieux, que le public eût pu être plus particulièrement porté à accepter. Il est même probable que, comme le portrait de Zola de l'année précédente, il eût rencontré une certaine faveur, si le soulèvement causé par le Balcon n'eût été tellement violent, qu'il s'étendait à lui.

Cependant, maintenant que Manet, ayant comme forcé l'entrée des Salons, s'était pendant deux ans remis en vue, il devenait définitivement l'homme qui personnifiait le mouvement de révolte contre la tradition et la routine des ateliers. Il voyait donc venir vers lui, en admirateurs, ces artistes possédés eux aussi du besoin de l'originalité et à la recherche de voies nouvelles.

Une des adhésions qu'il recueillit alors fut celle de Mlle Berthe Morisot. Née à Bourges en 1841, elle appartenait à une famille de vieille bourgeoisie. Une vocation décidée l'avait portée vers la peinture. Son premier maître avait été Guichard, puis elle avait profité des conseils de Corot. Elle avait exposé aux Salons de 1864, 65, 66, 67 des tableaux remarqués de certains critiques. Tout en venant se rattacher à Manet, il ne faudrait point la donner comme devenue véritablement son élève. Manet qui avait en aversion la tradition des ateliers, qui était l'indépendance même, n'eût pu se prêter à enseigner régulièrement; mais par la montre de sa peinture aux Salons d'abord, puis pur ses conseils et sa sûreté de jugement, il devait, sans se transformer en professeur, agir sur un grand nombre d'artistes, en voie de se former ou déjà formés. Mlle Morisot était du nombre. Elle devait subir son influence dans toute sa plénitude, pour arriver à peindre comme lui dans les tons clairs, sans l'intervention des ombres traditionnelles. Mais tout en se transformant de manière que ses œuvres doivent être rangées comme parenté, tout à côté de celles de l'initiateur, elle a toujours su garder son originalité. C'était une femme distinguée, d'un grand charme et d'une exquise sensibilité. Ses qualités féminines se retrouvent dans sa peinture, qui est raffinée et cependant sans ce maniérisme et cette sécheresse qu'on peut reprocher généralement aux artistes de son sexe. Elle allait se placer au premier rang dans l'école née sous l'influence de Manet, qui devait prendre le nom d'Impressionniste.

Une grande intimité s'établit entre la famille de la jeune femme et celle du peintre, et quelques années après, elle épousa son frère cadet Eugène. Tout en lui donnant des conseils, Manet toujours à la recherche de modèles variés et caractéristiques s'était emparé d'elle pour la placer dans ses tableaux. Elle lui avait donné ainsi la femme assise dans le Balcon, qui excitait précisément au Salon de 1869 une telle raillerie. Il peignit encore d'elle en 1870 un grand portrait en pied, exposé au Salon de 1873 sous le titre le Repos et en outre plusieurs portraits, à diverses époques, en buste ou en tête.

Un des tout premiers à se rallier à l'art de Manet et à comprendre la valeur de son système de peindre en tons clairs juxtaposés avait été Camille Pissarro. Né en 1830, il avait présenté aux Salons des tableaux dès 1859 et avait été reçu cette année-là. Depuis il s'était vu plusieurs fois repoussé, en particulier au Salon de 1863, et s'était alors trouvé le compagnon de Manet au Salon des refusés. Il prenait tout de suite la défense du Déjeuner sur l'herbe et de l'Olympia, parmi les jeunes artistes et les hommes de sa connaissance s'intéressant aux choses d'art. A l'écart des voies battues, il ne pouvait manquer d'accueillir avec joie la manifestation de formules nouvelles. Il fit personnellement la connaissance de Manet en 1866 et entra alors avec lui en relations amicales suivies. Il se sentait surtout porté vers la peinture de paysage; il devait s'y faire une place de maître par la sincérité de l'observation, le sentiment de la nature agreste et le charme rustique, que laisseraient voir ses œuvres.

En 1862 quatre jeunes gens, Claude Monet, Renoir, Bazille, Sisley, se rencontraient dans l'atelier de Gleyre et s'y liaient d'amitié. Ils devaient après cela subir les mêmes influences, se faire une même esthétique et se développer concurremment. Au moment où ils cherchaient encore leur voie, Manet était en pleine production; aussi sa manière de peindre en clair devait-elle avoir sur eux une influence décisive.

TÊTE D'ÉTUDE

TÊTE D'ÉTUDE

Claude Monet en particulier, étant allé voir l'exposition faite chez Martinet en 1863 d'un ensemble d'œuvres de Manet, en avait reçu une véritable commotion. Il avait tout de suite reconnu que là étaient ses affinités. Il s'était donc mis à peindre en tons clairs et, comme il était porté vers la peinture de paysage, il s'était mis, en même temps, à peindre en plein air. L'adoption des tons clairs et de la pratique du plein air étaient alors des particularités assez neuves, pour ne pouvoir manquer d'attirer l'attention. Aussi lorsque Claude Monet apparut pour la première fois au Salon, en 1865, avec deux marines, fut-il remarqué. C'était l'année même où Manet faisait un si grand bruit avec son Olympia. Il avait complètement ignoré l'existence de Monet, plus jeune que lui de huit ans et resté jusqu'alors inconnu. Il découvrit au Salon les deux marines; les voyant signées d'un nom si semblable au sien, il crut à une sorte de plagiat et s'éleva d'abord contre leur auteur, en demandant avec humeur, autour de lui: «Quel est ce Monet qui a l'air de prendre mon nom et qui vient ainsi profiter du bruit que je fais?» Monet, au su de ces interrogations, prit grand soin d'accoler, en toutes circonstances, son prénom de Claude à son nom patronymique, pour se bien distinguer et empêcher toute confusion avec le quasi-homonyme.

Les deux hommes restèrent après cela près d'un an sans se rapprocher, lorsqu'en 1866 Monet, conduit par Zacharie Astruc, alla voir Manet dans son atelier et, à partir de ce moment, les relations les plus amicales s'établirent entre eux. A cette époque, Renoir, Bazille et Sisley entraient également en rapports avec Manet et ainsi le groupe des quatre amis, d'abord formé dans l'atelier de Gleyre, se trouva tout entier uni à lui.

Pissarro, Claude Monet, Renoir, Berthe Morisot, Cézanne, Sisley, étaient des peintres qui devaient partir du point de départ de la peinture claire, dont ils auraient reçu l'exemple de Manet, pour aller en avant dans une voie qui devait les conduire à ce que l'on appellerait l'Impressionnisme, mais Manet, sans les influencer d'une manière aussi directe, par son initiative de peindre les scènes du monde vivant, devait cependant agir sur certains autres artistes qui, le voyant entrer dans des voies nouvelles, allaient sentir qu'il leur conviendrait à eux aussi de s'y engager. Tel était Degas, de deux ans environ plus jeune que lui, doué d'une puissante originalité et d'une manière d'être très tranchée. Si Manet devait être surtout peintre, Degas devait être surtout dessinateur. Il avait été élève de Lamothe et de l'École des Beaux-Arts. Sous l'influence du premier enseignement, il semblait devoir se tenir à la rigide tradition classique. Parmi ses productions de jeunesse, se trouvent des dessins exécutés selon les procédés d'Ingres. Il avait aussi, de bonne heure, fait une copie de l'Enlèvement des Sabines du Poussin qui, par sa fidélité et sa précision, avait révélé ses dons naturels de dessinateur. Puis, commençant à produire des œuvres personnelles, il avait peint un tableau d'histoire, où Sémiramis avait formé le sujet. Tout paraissait donc indiquer qu'il se consacrerait aux sujets classiques, à la peinture d'histoire. Mais il avait l'esprit trop ouvert pour ne pas reconnaître que la tradition classique était épuisée. Il voyait en même temps apparaître, avec l'art de Manet, une esthétique nouvelle, appropriée aux besoins nouveaux. Aussi, délaissant la voie de la tradition où il était d'abord entré, s'engageait-il lui aussi, sans esprit de retour, dans celle de l'observation du monde vivant.

Une grande amitié s'était établie entre Manet et Fantin-Latour, quoiqu'ils différassent profondément. Manet se montrait surtout vif dans ses allures, homme d'impulsion et de saillie, Fantin-Latour demeurait au contraire replié sur lui-même, porté à la rêverie et à la mélancolie. Les deux hommes s'étaient probablement sentis attirés l'un vers l'autre, par le contraste même qui existait entre eux. Leur liaison datait de 1857. Elle s'était nouée au Louvre où Fantin travaillait assidûment, persuadé que les meilleures leçons étaient à trouver auprès des vieux maîtres. Ils s'étaient d'abord rencontrés copiant les mêmes tableaux des Vénitiens, vers lesquels une commune admiration les avait portés. L'amitié ainsi commencée s'était resserrée à l'occasion du Salon de 1861, où ils avaient été reçus ensemble, et à l'occasion de celui de 1863, où ils avaient été tous les deux refusés. Fantin-Latour devait garder son originalité en face de Manet. Il peignait dans des tons gris qui lui étaient propres. Il avait exécuté, sous le titre d'Hommage à Delacroix, une composition mise au Salon de 1864, où un certain nombre de jeunes artistes étaient assemblés autour d'un portrait de Delacroix, et il y avait fait figurer Manet au premier plan. Il peignait aussi un portrait de son ami, exposé au Salon de 1867.

C'était un groupement qui se formait d'hommes pénétrés du besoin d'émancipation et unis par un même désir de trouver des voies nouvelles. Manet, par la renommée qu'on lui avait faite de révolté, devenait celui vers lequel les autres convergeaient. Il servait à les rallier et à les tenir ensemble. Le café Guerbois, aux Batignolles, à l'entrée de l'avenue de Clichy, devint le lieu choisi pour se réunir. Manet, qui habitait dans le voisinage, y venait fréquemment le soir. Le vendredi était le jour spécial, où l'on se rencontrait plus volontiers. A côté des peintres se voyaient des graveurs, Desboutins, Belot, un sculpteur poète Zacharie Astruc. Aux artistes se joignaient des hommes de lettres; Duranty, romancier et critique de l'école dite alors réaliste, y était fort assidu; on y trouvait aussi Zola, Cladel, Philippe Burty, Vignaux, Babou. D'autres, en assez grand nombre, y apparaissaient visiteurs irréguliers, plus ou moins liés d'amitié ou d'opinion avec les assidus du lieu.

Ces hommes se trouvaient là groupés, sur la hauteur de la place Clichy, comme sur une sorte de mont Aventin. La grande ville au-dessous d'eux leur était hostile, elle semblait vouloir à jamais leur rester fermée. Mais ils possédaient la force de la jeunesse, ils avaient foi en l'avenir, ils se sentaient au-dessus du mépris et des railleries. L'isolement ne les effrayait point. Manet avait l'habitude de dire: «Il faut être mille ou seul.» Ils portaient véritablement en eux des éléments de renouveau et des germes de vie, et ils devaient à la longue réaliser leur rêve de conquérir la grande ville, qui maintenant les repoussait.

En 1870, Manet exposa au Salon deux tableaux, la Leçon de Musique et le Portrait de Mlle E. V. (Eva Gonzalès).

La Leçon de Musique présentait un sujet très simple, une scène à deux personnages de grandeur naturelle. Le maître qui donne la leçon, un jeune homme, est assis sur un divan. Il pince de la guitare pour accompagner l'élève, une jeune femme, placée près de lui, suivant du doigt, sur un cahier de musique, l'air qu'elle chante. Manet, selon son habitude de renouveler constamment ses modèles et de les choisir à physionomie tranchée, avait fait poser Zacharie Astruc pour le maître de musique. Il avait déjà peint un portrait de lui en 1863. Zacharie Astruc alors mêlé, en la double qualité de sculpteur et de poète, aux luttes du groupe rassemblé autour de Manet, possédait une tête caractéristique de Méridional et était un modèle toujours prêt. Manet, l'introduisait donc dans sa Leçon de Musique. Ce jeune homme et cette jeune femme assis simplement l'un près de l'autre ne pouvaient donner lieu à de bien vifs commentaires. Aussi le tableau ne souleva-t-il point la tempête et les railleries, comme le Balcon du Salon précédent; d'ailleurs il ne plut à personne et ne reçut qu'un accueil froidement méprisant.

Entre les deux tableaux exposés annuellement par Manet, il y en avait toujours un qui attirait plus spécialement les regards, devant lequel la foule se tenait plus compacte, et cette année-ci ce fut le Portrait de Mlle E. V. (Eva Gonzalès). Manet a peint en Mlle Gonzalès la seule élève qu'il ait réellement eue et qu'il ait à peu près entièrement formée. Je dis à peu près, parce que la jeune fille, avant de se mettre sous sa direction, avait déjà reçu certaines leçons du peintre Chaplin. C'était une personne d'une beauté éclatante, à la Marie-Thérèse, fille d'Emmanuel Gonzalès, romancier et secrétaire de la Société des gens de lettres. Elle devait épouser le graveur Guérard et mourir toute jeune de suites de couches. Elle était parvenue assez rapidement, sous la direction de Manet, à peindre d'une manière vigoureuse, mais elle n'a pu produire que quelques œuvres avant de mourir.

Eva Gonzalès avait été représentée par Manet de grandeur naturelle, assise devant un chevalet, peignant un bouquet de fleurs, vêtue d'une robe blanche: le fond était en gris clair et par terre s'étendait un tapis bleu azur. Le tableau se trouvait donc exécuté en pleine clarté, les couleurs diverses s'y trouvaient juxtaposées, comme toujours, sans transition et sans atténuation de demi-tons. Aussi cet arrangement offusquait-il; les visiteurs le déclaraient brutal et criard. Il fallait vraiment que le public, habitué depuis de longues années aux ombres opaques, que les peintres étendaient sur leurs toiles, se fût fait des yeux d'oiseau de nuit, pour que ce portrait d'Eva Gonzalès lui déplût. Si véritablement le tableau était peint tout en clair, il n'offrait cependant rien de heurté et de violent; l'ensemble était d'une grande tenue. On me permettra de reproduire le jugement qu'il me suggérait dans le moment, que publiait l'Électeur libre du 9 juin 1870: «Nous déclarons, en face de ce portrait, qu'il nous est absolument impossible de comprendre ce qui peut exciter ce parti pris de dénigrement de tout ou partie du public. Le ton de l'ensemble n'est nullement cru ou criard; tout au contraire la robe blanche de la jeune fille, d'un ton éteint, se marie harmonieusement avec le tapis d'un bleu azuré et avec le fond gris du tableau; la pose est naturelle, le corps plein de mouvement et quant aux traits du visage, si on leur retrouve le type d'une saveur si particulière qui est celui de M. Manet, ce type est au moins cette fois-ci plein de vie et ne manque pas d'élégance.»

Ces réflexions, maintenant que le tableau revu n'excite plus de désapprobation, peuvent sembler banales, mais lorsqu'elles parurent, dans un journal grave, elles firent l'effet de paradoxes. C'est du reste avec une peine extrême que je les avais fait accepter et je raconterai comment j'y étais parvenu, ce qui me donnera l'occasion de faire connaître la conduite que la presse tenait alors à l'égard de Manet. Tous les ans, lorsque le Salon s'ouvrait, les journaux illustrés et les feuilles de la caricature, avant d'avoir rien examiné, se livraient à un débordement de charges et de dessins grotesques, aussi offensants que possible. Manet était traité comme le dernier des rapins, produisant des œuvres simplement bouffonnes. Les grands journaux se taisaient, passaient son exposition sous silence ou, s'ils en parlaient, c'était pour montrer leur supériorité, pour faire la leçon au peintre et lui enseigner les règles de son art, qu'évidemment il ignorait. On voulait bien quelquefois lui reconnaître des dons naturels, mais pour déclarer aussitôt qu'il en faisait le plus mauvais usage. Telle était l'attitude des grands journaux, qui se respectaient encore assez pour ne pas trop s'abandonner aux injures. Mais dans les autres d'ordre secondaire, où la critique du Salon était confiée à des écrivains de rencontre ou aux premiers venus, on se livrait aux attaques les plus grossières. Le pire des malfaiteurs eût pu à peine exciter une poursuite aussi féroce, répétée d'année en année.

Parmi les amis de Manet, cette conduite de la presse causait une colère sans mélange. Le public, on n'en parlait pas, on ressentait pour sa stupidité un tel mépris. Mais ces journalistes, qui faisaient la leçon aux autres, qui se targuaient auprès de leurs lecteurs de lumières spéciales et qui, incapables de compréhension, n'étayaient leurs critiques que sur des insultes! Ceux-là étaient de purs criminels. Cependant, que faire! Depuis la réprobation que Zola avait soulevée par ses articles, la presse entière demeurait fermée. Les directeurs de journaux faisaient bonne garde et tous les projets nourris autour de Manet pour s'insinuer dans certaines feuilles restaient vains.

J'étais alors lié d'amitié avec les frères Picard. Ernest Picard, le député, avait fondé avec un groupe de parlementaires un journal, l'Électeur libre, dont son frère Arthur était devenu rédacteur en chef. J'allai trouver ce dernier et je convins avec lui de faire, pour son journal, le compte rendu du Salon de 1870. Ma collaboration serait gratuite, ce qui m'assurerait la liberté entière de mes jugements. Il ne se doutait point que mon intention fût de défendre Manet. Deux articles avaient paru, dont il s'était montré satisfait, mais avant que je n'eusse écrit le troisième, quelqu'un était allé lui dire qu'il pouvait s'attendre à ce qu'étant l'ami de Manet, j'entreprisse son éloge. Un matin, je vois entrer chez moi Arthur Picard tout effaré, qui me demande si j'avais réellement l'intention, comme on le croyait, de louer Manet, dans un journal aussi respectable que le sien, s'adressant à des lecteurs aussi choisis, etc, etc. Je lui répondis qu'en effet je me proposais d'écrire un article spécial sur Manet, où, selon la convention qui m'assurait la liberté de mes jugements, je dirais de ses œuvres le bien que j'en pensais. Mon visiteur abasourdi me déclara alors, que quand nous avions conclu notre arrangement, il n'avait été question de rien de semblable, que Manet et sa peinture étaient des choses à part et qu'il n'avait jamais pu venir à son esprit que, dans un journal tel que le sien, qui que ce soit chercherait à en faire l'éloge. Il se refuserait donc à publier un article qui soulèverait l'indignation de ses lecteurs. Après altercation, aucun de nous ne voulant céder, je lui dis que je renonçais à continuer la critique du Salon et qu'il eût à en charger qui bon lui semblerait. Quand il vit que le Salon commencé allait rester interrompu, après deux articles qui annonçaient une suite, il fut obligé de se radoucir. Bref, nous transigeâmes. Il accepterait l'éloge, à condition qu'il fût tellement atténué et enveloppé de circonlocutions que les lecteurs n'en fussent pas trop offensés. J'écrivis mon article sur ces données et il l'inséra dans son journal.

Le Salon de 1870 contenait un tableau important que Fantin-Latour exposait sous le titre d'Un atelier aux Batignolles. C'était un de ces arrangements, tels qu'il en avait déjà peints, comme son Hommage à Delacroix, où se trouvaient réunis des hommes pénétrés de goûts communs. L'Atelier aux Batignolles représentait donc Manet assis devant un chevalet, en train de peindre et, groupés autour de lui, les artistes et écrivains qui avaient subi son influence ou étaient devenus ses défenseurs. On y voyait figurer Emile Zola, Claude Monet, Renoir, Bazille, Zacharie Astruc, Maître et Scholderer. Le tableau attira particulièrement l'attention. Il était peint dans une note générale grise et dans cette donnée réaliste, qui se produisant alors comme des choses neuves, eussent suffi à le faire remarquer. En outre, il venait offrir au public l'image de ces hommes révoltés qui l'intriguaient et il éprouvait du plaisir à pouvoir enfin les connaître. On avait appris vaguement, par les révélations de la presse, que dans un certain café des Batignolles, un groupe d'hommes se réunissait autour de Manet. Or, pour le public, il ne pouvait se dire et se préparer dans de telles réunions que des choses bizarres. Les Batignolles avaient d'ailleurs paru aux Parisiens, de la ville en bas, un lieu fort bien adapté à pareille société, car habiter ou fréquenter ce quartier entraînait presque une idée de ridicule et donnait matière aux plaisanteries. Le tableau de Fantin venant représenter Manet et son groupe dans un atelier aux Batignolles offrait au public et aux journalistes le qualificatif qu'ils attendaient en quelque sorte et qui répondait tout juste à leurs idées. Aussi Manet et ses amis furent-ils désignés généralement à ce moment et pendant quelques années après, comme formant l'école des Batignolles.

Il n'y a jamais eu d'école des Batignolles. Cette désignation ne s'est produite et ne s'est appliquée qu'à faux. Au moment où elle naissait et trouvait cours, Manet et ses amis ne formaient pas encore d'école. Manet était en train de produire, selon la pente de sa nature. Autour de lui s'étaient réunis des jeunes gens, qui subissaient son influence et s'appropriaient sa manière de peindre en clair et par tons tranchés, mais sans pour cela devenir ses élèves. Ces débutants en étaient eux-mêmes alors à la période des essais et ce n'est que plus tard, que développés d'après des tendances communes, ils se distingueraient assez pour qu'on eût besoin de leur trouver un nom spécial et alors on les appellerait les Impressionnistes. Mais en attendant Manet et eux n'étaient reliés par aucun lien de maître et d'élèves; ce qui les avait mis et les tenait ensemble était un commun besoin d'indépendance et de nouveauté.

Il ne faudrait pas croire non plus, en regardant le tableau de Fantin, que les amis de Manet eussent l'habitude de s'assembler dans son atelier tels qu'ils y sont représentés. C'était par une licence d'artiste, pour parvenir à les montrer tous ensemble, que Fantin avait conçu son groupement, qui n'a jamais existé que sur la toile. Manet avait bien son atelier aux Batignolles, mais ce n'était point un lieu de rencontre. Il était situé dans une maison assez pauvre de la rue Guyot, une rue écartée, derrière le parc Monceau. La maison, qui n'existe plus, était entourée de chantiers, de dépôts de toute sorte, avec des cours et de grands espaces vides. Ce quartier, alors peu habité, a été depuis entièrement transformé.

L'atelier consistait en une grande pièce, presque délabrée. On n'y voyait que les tableaux produits, disposés en piles contre la muraille, avec ou sans cadres. Comme Manet n'avait encore vendu qu'une ou deux toiles, son œuvre se trouvait là tout entière accumulée. Il demeurait fort à l'écart. Il ne recevait la visite que des amis intimes. Il se trouvait donc dans les meilleures conditions pour travailler, aussi a-t-il à ce moment beaucoup produit. Outre les tableaux exposés aux Salons, il a encore peint les deux toiles des Philosophes, des hommes en pied, enveloppés de manteaux et d'une figure assez résignée pour avoir suggéré le titre. Dans la même donnée, il peignit encore le Mendiant, un véritable chiffonnier, qu'il avait rencontré et fait venir à son atelier. Il a tiré de ce sujet si pauvre en lui-même une de ces harmonies qui lui étaient propres, en argentant le gris de la blouse et le bleu du pantalon. Il y peignit aussi la Joueuse de guitare, une jeune femme vêtue de rose et de blanc, qui pince de la guitare et dont la physionomie est d'une saveur particulière. Les Bulles de savon, un morceau d'une touche sobre et puissante; un jeune garçon la tête relevée, un vase d'eau de savon à la main, souffle des bulles dans l'air.

En 1867 et 1868, il peignit l'Exécution de Maximilien qui, avec les généraux Méjia et Miramon, avait été fusillé à Queretaro, au Mexique, le 19 juin 1867. Cette composition de grande dimension tient une place importante dans son œuvre. Elle est unique en son genre. Elle est la seule qui donne une scène peinte sans avoir été vue. Elle constitue presque une création de cet ordre, auquel Manet avait voué une si grande aversion dans l'atelier de Couture, la peinture d'histoire. L'arrangement l'occupa pendant des mois. Il s'enquit d'abord des circonstances et des détails du drame. C'est ainsi que, selon ce qui a réellement eu lieu, les trois fusillés sont placés à une distance exceptionnellement rapprochée du peloton d'exécution. Lorsqu'il se crut sûr de son effet, il se mit à peindre le tableau, en faisant poser une escouade de soldats, qu'on lui prêta d'une caserne, pour représenter le peloton d'exécution. Il fit aussi poser deux de ses amis, en transformant cependant leurs visages, pour figurer les généraux Méjia et Miramon. La tête de Maximilien seule a été peinte d'une manière conventionnelle, d'après une photographie. Une première composition et même une seconde ne lui ayant pas paru conformes aux renseignements précis qu'il avait fini par recueillir, il repeignit l'œuvre une troisième fois, sous une forme arrêtée et définitive.

Dans ce même atelier de la rue Guyot, il peignit encore mon portrait, en 1868. J'eus ainsi l'occasion de saisir sur le fait les propensions et les habitudes qui le guidaient dans son travail. Le petit portrait devait représenter l'original debout, la main gauche placée dans la poche du gilet, la droite appuyée sur une canne. Le costume est un «complet» gris, se détachant sur fond gris. Le tableau était donc tout entier dans les gris. Mais lorsqu'il eut été peint, que je le considérais comme terminé d'une manière heureuse, je vis cependant que Manet n'en n'était pas satisfait. Il cherchait à y ajouter quelque chose. Un jour que je revins, il me fit remettre dans la pose où il m'avait d'abord tenu, et plaça près de moi un tabouret, qu'il se mit à peindre, avec son dessus d'étoffe couleur grenat. Puis il eut l'idée de prendre un volume broché, qu'il jeta sous le tabouret et peignit de sa couleur vert clair. Il plaça encore, par-dessus le tabouret, un plateau de laque avec une carafe, un verre et un couteau. Tous ces objets constituèrent une addition de nature morte, de tons variés, dans un angle du tableau, qui n'avait aucunement été prévue et que je n'avais pu soupçonner. Mais après il ajouta un objet encore plus inattendu, un citron sur le verre du petit plateau.

Je l'avais regardé faire ces additions successives assez étonné, lorsque me demandant quelle en pouvait être la cause, je compris que j'avais en exercice, devant moi, sa manière instinctive et comme organique de voir et de sentir. Évidemment, le tableau tout entier gris et monochrome ne lui plaisait pas. Il lui manquait les couleurs, qui pussent contenter son œil, et ne les ayant pas mises d'abord, il les avait ajoutées ensuite sous la forme de nature morte. Ainsi cette pratique des tons clairs juxtaposés, des «taches» lumineuses qu'on lui reprochait comme un «bariolage», qu'on l'accusait d'avoir adoptée délibérément pour se distinguer quand même de tous les autres, était, dans les profondeurs de l'être, l'instinct le plus franc, la manière la plus naturelle de sentir. Mon portrait n'avait été fait que pour lui et pour moi, je n'avais aucune idée de l'exposer et, en le peignant tel qu'il l'avait successivement complété, je puis certifier qu'il n'avait pensé qu'à se satisfaire lui-même, sans aucun souci de ce qu'on pourrait en dire.

En examinant depuis ses tableaux, à la lueur que le complément apporté à mon portrait m'avait donnée, j'ai retrouvé partout cette même pratique d'addition de parties claires, où il surélève, pour ainsi dire, la note du coloris, à l'aide de quelques tons tranchés et à part des autres. C'est ainsi que dans le Déjeuner sur l'herbe, se trouvent répandus sur le sol les accessoires multicolores. C'est ainsi que dans l'Olympia, il a mis le gros bouquet de fleurs variées et le chat noir contre les blancs du lit. C'est ainsi que dans son tableau l'Artiste, conçu précisément dans une note générale grise, comme mon petit portrait, il a peint, par derrière le personnage debout, un chien dons les tons clairs et en lumière. Par là s'explique son goût pour les natures mortes, qu'il place, comme accessoires ou comme fond, dans des œuvres où il semble que d'autres n'eussent point pensé à les mettre: dans le Portrait d'Émile Zola, dans le Déjeuner, dans le Bar aux Folies-Bergère. Elles lui offraient le moyen d'introduire ces juxtapositions de couleurs vives, qui étaient la joie de son œil. De même dans le Balcon, le balcon vert au premier plan, et, dans l'Argenteuil, le bleu éclatant du fond, lui fournissent l'occasion qu'il recherche, d'avoir une note surélevée de couleur, venant se superposer à la gamme déjà claire de l'ensemble.

On comprend dès lors l'opposition que ses œuvres devaient rencontrer. Elles révélaient une pratique diamétralement opposée à celle que les autres suivaient, enseignée et recommandée dans les ateliers. Les autres atténuaient l'éclat du coloris, fondaient les tons, enveloppaient les contours d'ombre. Lui supprimait les ombres, mettait tout en clair, juxtaposait les tons tranchés et, par-dessus l'ensemble, plaçait encore quelque note accentuée de couleur. L'habitude de Manet, en exécutant une œuvre, était donc d'aller, dans une voie ascensionnelle, vers le coloris de plus en plus éclatant et les tons de plus en plus clairs. Mais il y avait si bien là le jeu d'une propension naturelle, que ce qu'il faisait dans les cas particuliers, il l'a fait, d'ensemble, à travers le temps. L'effort qui apparaît dans chaque tableau pour y mettre plus de clarté s'est retrouvé dans le développement graduel de l'œuvre. On y reconnaît la volonté constante d'obtenir un surcroît de clarté; ce qu'il a en effet réalisé, puisque des débuts à la fin, ses productions rangées chronologiquement laissent voir une marche ininterrompue vers un éclat de plus en plus grand et une lumière de plus en plus vive.

S'il avait rejeté la manière traditionnelle de distribuer l'ombre et la lumière, pour suivre un système de coloris propre, il agissait avec la même indépendance en procédant à la facture du tableau. Il se comportait alors avec une telle hardiesse, qu'on peut dire qu'il entrait dans son travail une grande part d'impulsion et qu'il ne connaissait point le métier fixe. Les peintres, en général, ont leur chemin tracé. Les sujets qu'ils abordent sont strictement définis. Ils en écartent ce qui sort des limites marquées. Ils peignent dans leurs ateliers, où l'arrangement des lumières leur est connu. Ils savent quelle pose ils donneront à leurs modèles ou, s'ils se permettent un arrangement nouveau, ils en scrutent d'abord les parties par des dessins ou des études, de manière à s'assurer que les difficultés ne seront pas trop grandes ou, s'ils en découvrent de telles, de manière à les éliminer. Ainsi précautionnés, ils se mettent à l'œuvre et, comme ils ont d'ailleurs pour la plupart un métier convenable et une pratique transmise, ils exécutent sans difficulté et font l'admiration de ceux qui les regardent peindre, à coup sûr et avec une réussite certaine.

Manet lui, n'avait pas de cercle circonscrit, il peignait indifféremment tout ce que les yeux peuvent voir: les êtres humains sous tous les aspects, dans les arrangements les plus divers, le paysage, les marines, les natures mortes, les fleurs, les animaux, en plein air ou dans l'atelier. Variant sans cesse, il ne se tenait point à un sujet une fois réussi pour le répéter. L'innovation, la recherche perpétuelle formaient le fond de son esthétique. Son moyen principal était la peinture à l'huile, mais il usait aussi de l'aquarelle, du crayon, de la plume, du pastel et, comme graveur, de l'eau-forte et de la lithographie.

Avec ce système de tout peindre, d'employer les procédés les plus divers, de ne point répéter une œuvre une fois faite, il ne connaissait pas, lui, les facilités du chemin battu. Il ne pouvait arriver à l'exécution semblable et se maintenir dans la régulière tenue. Pour donner une idée de sa manière hardie opposée à celles des autres, il faut le comparer à ce cavalier qui, dans la chasse à courre, se jette à travers champs, aborde, pour les sauter, tous les obstacles, haies, murs, rivières et précipices, pendant que les autres se limitent prudemment à sauter les moindres et, ensuite, passent par les barrières ouvertes et finissent sur la grand'route. Évidemment le premier cavalier, en arrivant au but, pourra avoir son chapeau bosselé, ses habits foulés, il se sera éclaboussé au saut des rivières, peut-être même aura-t-il vidé un instant les étriers, pendant que les autres demeureront corrects, sans avoir subi de déconvenue. Mais c'est celui qui s'est lancé à travers champs qui est le grand cavalier, et c'était Manet qui, avec son système d'aborder n'importe où, n'importe comment, n'importe quel sujet, était, parmi les autres, le véritable, le grand artiste.

C'est ce que ne savaient point reconnaître le public et la plupart des critiques qui, gardant leur admiration pour les peintres sages de la tradition, ne voyaient en Manet qu'un artiste sans méthode et déréglé. Un des critiques célèbres du temps, Albert Wolff, le chroniqueur du Figaro, entretenait, en particulier, de telles pensées et il lui arriva, à quelques années du moment où nous sommes, un accident qui peut servir à montrer avec quelle légèreté et quelle incompétence les journalistes formaient leurs jugements.

Wolff passait son temps, comme tant d'autres, à recommander à l'admiration publique de ces médiocres, qui n'ont rien laissé et dont le nom est déjà oublié, et alors que, par fortune, il rencontrait en Manet l'homme si rare qui crée et qui invente, il n'avait pour lui que du dédain. Ayant cependant fait sa connaissance, il était allé le voir dans son atelier. Manet lui avait proposé de peindre son portrait. Il avait accepté. Manet l'avait alors fait asseoir comme à la renverse, dans un fauteuil recourbé, à balançoire. La pose offrait des difficultés d'exécution à prévoir, entraînant à des longueurs qui eussent peut-être porté d'autres à l'écarter. Mais Manet n'éprouvait jamais de tels soucis. Après avoir conçu un arrangement quel qu'il fût, il se mettait à l'œuvre. Il avait donc commencé à peindre Wolff et, selon sa manière hardie d'attaquer le morceau, il avait jeté par places sur la toile les plaques et les taches de couleur, pour revenir de nouveau sur chaque partie et, par additions successives, mener l'ensemble au point d'achèvement qu'il jugerait convenable. Mais Wolff n'avait probablement jamais vu peindre de la sorte et comme à la troisième ou quatrième séance le portrait, loin d'être achevé, conservait de ces parties tout juste indiquées, il exprima à ses amis, par la ville, son étonnement que Manet, qu'il avait cru devoir produire ses œuvres avec facilité, de premier jet, fût, au contraire, un homme qui tâtonnait et auquel l'achèvement d'un tableau demandait beaucoup de temps. Ce n'était donc, comme il l'avait toujours pensé, qu'un artiste fort incomplet, ignorant, à vrai dire, son métier.

Manet auquel ces propos furent rapportés en fut très mécontent. Le portrait ne fut point continué. Retrouvé après la mort de Manet dans l'atelier, il fut remis par la famille à Wolff. Il subsiste, il a fait partie de la vente de Wolff après décès. Il est en effet inachevé et, par places, n'est qu'indiqué. Mais tel quel, il révèle le maître. Seul un homme connaissant toutes les ressources de son art a pu mettre ainsi, du premier jet, toutes les parties à leur place et fixer, dès l'état d'esquisse, une tête aussi vivante et aussi superbe d'expression. Cette œuvre vient de la sorte nous révéler le peu de valeur d'Albert Wolff comme critique d'art.

Le Salon de 1870 était récemment fermé quand éclata la guerre franco-allemande, suivie de l'invasion et du siège de Paris. Le groupe d'hommes formé autour de Manet, qui se réunissait au café Guerbois, se dispersa. Les uns s'en allèrent avec leur famille en province, d'autres devinrent soldats, comme Bazille, que Fantin-Latour avait placé au premier plan de son Atelier aux Batignolles et qui devait être tué à la bataille de Beaune-la-Rollande. Ceux qui restèrent à Paris entrèrent, à divers titres, dans la garde nationale ou dans ces fonctions que les besoins nouveaux nés du siège faisaient créer. Il ne fut plus question pour personne de poursuites littéraires ou artistiques. Manet ferma son atelier aux Batignolles, qu'on supposait pouvoir être atteint par le bombardement. Il déménagea ses tableaux. Il devint officier d'état-major de la garde nationale. Dépourvu de connaissances militaires, il n'était désigné par aucune aptitude spéciale pour tenir un poste quelconque. Mais il faisait comme tout le monde, acte de dévouement, il revêtait l'uniforme, et quoique son service ne fût généralement que nominal, il assista à la bataille de Champigny et y porta des ordres dans le rayon du feu.

Devenu officier d'état major, il avait pour chef Meissonier, colonel dans le corps de l'état-major. Il n'y avait jamais eu entre eux la moindre relation, placés qu'ils étaient aux deux pôles de l'art. Voilà que le service militaire les rapprochait tout à coup, et mettait l'un, artiste jeune et combattu, sous les ordres de l'autre, en pleine gloire et supérieur par l'âge et le grade. Manet qui avait la vieille urbanité française dans les moelles et était extrêmement sensible aux procédés fut très froissé de la manière dont Meissonier le traita, affectant, à son égard, une sorte de formalisme poli, mais d'où toute idée de confraternité était bannie. Meissonier ne parut jamais savoir qu'il fût peintre. Manet devait se souvenir de ce traitement, et quelques années après il y répondit. Meissonier exposait chez Petit, rue Saint-Georges, son tableau de la Charge des cuirassiers, qu'il venait de peindre. Manet alla le voir. Sa venue excita tout de suite l'attention des visiteurs, qui se groupèrent autour de lui, curieux de savoir ce qu'il pourrait dire. Il donna, alors son opinion. «C'est très bien, c'est vraiment très bien. Tout est en acier, excepté les cuirasses.» Le mot courut Paris.

Dans beaucoup de familles, on avait, avant l'investissement de Paris, fait partir les femmes, les enfants et les vieillards pour diminuer d'autant les bouches à nourrir, les hommes valides étaient seuls restés. La mère et la femme de Manet s'étaient ainsi réfugiées à Oloron, dans les Pyrénées. Après le siège, il alla les rejoindre. Il reprit ses pinceaux, dont il ne s'était pas servi depuis des mois, pour peindre diverses vues à Oloron et à Arcachon et le Port de Bordeaux. Il a très bien rendu dans ce dernier tableau le fouillis des navires à l'ancre et donné l'aspect d'un grand port.

Rentré à Paris avant la fin de la Commune, il put assister à la bataille qui s'engagea dans les rues entre l'armée de Versailles et des gardes nationaux fédérés. Il a comme synthétisé, dans une lithographie, la Guerre civile, l'horreur de cette lutte et de la répression qui la suivit.

LE BON BOCK

VIII

LE BON BOCK

Le siège de Paris et l'insurrection de la Commune, qui n'avait été vaincue qu'à la fin de mai, avaient amené une telle perturbation dans l'existence nationale, qu'en 1871 il ne put y avoir de Salon. Mais lorsque la paix à l'extérieur comme à l'intérieur fut rétablie, une sorte d'émulation générale porta tout le monde à se remettre au travail et aux affaires, afin de se relever des désastres. Manet vit venir à ce moment, pour la première fois, un acheteur important. Il avait prié Alfred Stevens de l'aider à placer quelques tableaux et lui en avait remis deux à cet effet, une nature morte et une marine. Stevens les avait montrés à M. Durand-Ruel qui, comme marchand, commençait à acheter les productions de la nouvelle école. C'était un connaisseur capable d'apprécier les œuvres d'après leur mérite intrinsèque, il avait donc pris les deux tableaux. Puis, satisfait de cette première affaire, il était allé presque aussitôt trouver Manet et, faisant chez lui un nouveau choix, avait ainsi acquis, en janvier 1872, un total de vingt-huit toiles, pour 38.600 francs. Cette vente devait réjouir Manet et enthousiasmer les jeunes peintres ses amis. Il semblait qu'un vent favorable fût venu tout à coup enfler les voiles et que le temps des difficultés fût passé. Ce n'étaient là que des illusions.

M. Durand-Ruel avait fait un coup d'audace, un acte téméraire, en achetant les œuvres d'un peintre aussi généralement réprouvé que Manet. Rien ne lui servit de vouloir en forcer la vente. Elles lui restèrent sur les bras. En se faisant l'introducteur et le représentant d'une école nouvelle honnie de presque tous, il souleva contre lui le plus grand nombre des collectionneurs, les autres marchands et même les critiques et la presse. A partir de ce moment, il dut cesser d'être neutre, pour devenir partisan, multiplier les achats et prendre part ainsi, comme bailleur de fonds, au combat que Manet et ses amis poursuivaient pour se faire accepter. Il eut à connaître lui aussi ces déceptions qui, à chaque occasion où il croyait toucher au succès, le lui montraient, s'évanouissant, pour devenir d'une réalisation de plus en plus problématique. Et ce ne fut qu'après de longues années de sacrifices pécuniaires, l'ayant fait passer par de véritables crises d'argent, qu'il devait enfin pouvoir obtenir la juste rémunération de ses longs efforts et de sa mise de fonds.

1872 vit reprendre la tenue des Salons annuels, interrompue en 1871. Le Salon de cette année attira d'autant plus l'attention que beaucoup y apparaissaient avec des envois qui portaient la marque de l'époque tragique que l'on venait de traverser. Cependant, Manet ne se trouva point prêt à exposer des œuvres nouvelles. Il envoya un tableau peint en 1866, mais alors représentant une action militaire, qui, après la terrible guerre dont on sortait, prenait comme un caractère d'actualité. C'était le Combat du Kearsage et de l'Alabama. Le Kearsage de la marine des États-Unis avait coulé en 1864, en vue de Cherbourg, le corsaire des États Confédérés du Sud: l'Alabama. L'Alabama s'était longtemps tenu réfugié à Cherbourg pour éviter d'être pris ou détruit par le Kearsage, beaucoup plus fort que lui, mais enfin le capitaine Semmes, qui le commandait, lassé de rester bloqué, s'était résolu à se mesurer avec l'adversaire, quels que fussent les risques. Le combat avait eu cette particularité, qu'annoncé d'avance, il avait pu se livrer en présence d'un certain nombre de navires et de bateaux tenus à portée. Manet, informé à temps, venu à Cherbourg, en avait été lui-même spectateur sur un bateau pilote. C'était donc une scène vue qu'il avait représentée. Il connaissait très bien la mer, pour avoir été quelque temps marin dans sa jeunesse et, lorsqu'il l'a peinte, il l'a généralement montrée comme une plaine qui s'élève vers l'horizon, ce qui est bien en effet l'apparence qu'elle prend, quand on la regarde des grèves ou d'un bateau, à raz l'eau.

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