Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre
LE FLEUVE (D'APRÈS L'EAU-FORTE)
Lorsque j'eus fait connaître le refus éprouvé à la direction des Beaux-Arts, il fut décidé qu'on irait maintenant trouver le ministre, qui était Jules Ferry. J'étais lié aussi depuis longtemps avec celui-ci, et ses préférences artistiques semblables à celles de M. Kaempfen m'étaient assez connues, pour me convaincre que, si on m'envoyait vers lui comme on m'avait envoyé vers son subordonné, l'échec serait le même et cette fois sans recours. Ce fut donc M. Antonin Proust, député et ancien ministre, qui dut faire la démarche décisive. Il me prit avec lui et nous allâmes ensemble au ministère. M. Proust, dans ses Souvenirs sur Édouard Manet, a dit que Jules Ferry lui avait, par bienveillance pour Manet, accordé la salle de l'École des Beaux-Arts. Je n'ai aucune raison d'être défavorable à Jules Ferry, mais la vérité doit passer avant tout, et elle est que M. Proust a perdu le souvenir des faits ou que, par délicatesse, il cherche à laisser à un autre le mérite qui lui revient à lui-même. M. Proust était à ce moment, non seulement un des députés faisant partie de la majorité parlementaire qui soutenait le ministère, mais il était de plus membre de la Commission du budget et spécialement rapporteur du budget des Beaux-Arts, il avait été ministre des Arts dans le cabinet Gambetta et, sur une question touchant aux arts, ses demandes ne pouvaient qu'avoir une force irrésistible.
Lorsque nous fûmes reçus par Jules Ferry, M. Proust lui dit, en termes exprès, qu'il demandait l'École des Beaux-Arts, pour une exposition posthume de l'œuvre de Manet. Je vois encore le soubresaut de Ferry, fort contrarié, mais la question de jugement esthétique s'effaçait devant la nécessité politique, et comme ministre il dut accorder sans résistance la faveur que nous sollicitions. Je crus devoir alors lui exprimer, au nom de la famille et des amis de Manet, tous nos remerciements. Il m'arrêta, par un geste significatif et quelques mots, en me donnant à comprendre que nous n'avions aucune gratitude personnelle à lui témoigner, que sa bienveillance ne s'adressait qu'à un homme politique, auquel il ne pouvait songer à déplaire. C'est donc à l'influence possédée alors par M. Antonin Proust, que les amis de Manet ont dû d'obtenir l'École des Beaux-Arts pour exposer ses œuvres.
M. Proust eut ensuite l'idée d'inviter le président de la République, M. Jules Grévy, à venir visiter l'exposition projetée. Quelque temps auparavant, il avait avec Castagnary fait une exposition posthume de l'œuvre de Courbet à l'École des Beaux-Arts, dans cette même salle qui nous était maintenant accordée. Sur son invitation, le président Grévy était venu la visiter. Il est probable qu'il ne s'y était rendu qu'avec la pensée d'honorer l'œuvre d'un concitoyen, d'un Franc-Comtois comme lui, car son goût décidé pour l'art traditionnel ne devait aucunement le porter vers un talent aussi original que celui de Courbet. C'était donc trop prétendre, que de croire qu'il viendrait visiter l'exposition d'un artiste comme Manet, tenu à cette époque pour encore plus hors des règles que Courbet et n'ayant pas, comme celui-ci, l'attache personnelle de la communauté de province. M. Proust eût dû aussi se souvenir, que lorsqu'il avait naguère communiqué au conseil des ministres sa détermination de décorer Manet, M. Grévy avait hautement manifesté sa désapprobation, mais il pensait qu'après avoir amené le président à l'exposition de Courbet, il l'amènerait peut-être aussi à celle que nous projetions et qu'alors il devait, par amitié pour Manet, essayer d'y parvenir. Il me prit donc encore avec lui et nous nous rendîmes à l'Élysée.
M. Grévy nous remercia fort courtoisement de notre démarche. Il avait beaucoup connu, alors qu'il était au barreau, M. et Mme Manet, les père et mère de l'artiste, chez lesquels il avait fréquenté. Il nous retint assez longtemps pour nous parler d'eux. Il nous raconta des anecdotes sur M. Manet juge et sur ses collègues du tribunal, devant lesquels il avait souvent plaidé. Je crois qu'il aurait eu plaisir à se rendre à notre invitation, à faire honneur au fils, en souvenir des parents qui avaient été ses amis; cependant il ne voulut prendre aucun engagement. Je compris qu'à ses yeux, il était impossible qu'un président de la République se commît, au point de visiter l'exposition d'un artiste aussi attaqué que Manet. Il ne devait donc point y venir. Nous avions ainsi rencontré, en remontant l'échelle administrative et gouvernementale, du directeur des Beaux-Arts au ministre et au président de la République, trois hommes également attachés au poncif, à l'art traditionnel, et partageant cette opinion, encore dominante chez la foule, que l'œuvre de Manet ne méritait aucune reconnaissance et aucune consécration.
L'École des Beaux-Arts ne nous ayant pas moins été accordée, nous songeâmes à réaliser l'exposition. Un comité de patronage et d'organisation fut formé, qui comprit: MM. Edmond Bazire, Marcel Bernstein, Philippe Burty, Jules de Jouy, Charles Deudon, Durand-Ruel, Fantin-Latour, J. Faure, de Fourcaud, Henri Gervex, Henri Guérard, A. Guillemet, Albert Hecht, l'abbé Hurel, Ferd. Leenhoff, Eugène Manet, Gustave Manet, de Nittis, Georges Petit, Léon Leenhoff, Roll, Alfred Stevens, Albert Wolff, Émile Zola, Antonin Proust, Théodore Duret. On décida de faire une exposition sans triage. On allait donc présenter au public, réunies et groupées, les toiles qui avaient le plus excité sa colère ou ses rires et celles que les jurys avaient refusées: le Buveur d'absinthe, le Déjeuner sur l'herbe, l'Olympia, le Fifre, l'Acteur tragique, le Balcon, l'Argenteuil, le Linge, l'Artiste. C'était l'homme non expurgé, tel qu'il s'était produit au cours de sa carrière, qu'on montrerait. De telles expositions posthumes sont la pierre de touche et l'épreuve décisive. Lorsqu'un artiste meurt, il s'opère un changement immédiat dans la façon de voir son œuvre. L'amour ou la haine, la popularité ou la défaveur, le manque ou la possession des honneurs attachés à la personne même et capables d'influencer le jugement, ont disparu. L'homme n'est plus là, et avec lui s'en est allé tout ce qui lui appartenait en propre. Les œuvres isolées vont maintenant commencer à être jugées pour elles-mêmes. Or seules surmontent avantageusement pareille épreuve, qui sont originales et puissantes.
Il est des peintres qui atteignent de leur vivant à un grand renom et qui souvent n'ont produit, en les répétant, que deux ou trois tableaux. L'étroitesse de la création échappe au public et à la moyenne des critiques, jugeant au jour le jour et sans suite. Comme ils ne voient les œuvres envoyées aux Salons ou aux expositions privées que successivement et de loin en loin, ils s'en montrent satisfaits, sans reconnaître qu'ils n'ont devant eux que des choses déjà vues et des répétitions de répétitions. Mais après la mort de tels artistes, si on entreprend une exposition générale de ce qu'ils laissent, la pauvreté en apparaît tout de suite et vient crever les yeux. Les toiles accumulées se réduiront en définitive aux deux ou trois que l'homme, comme arrangement et comme sujet, a seules eu le pouvoir de trouver et le nombre n'aura d'autre résultat que de faire éclater l'indigence de l'ensemble. L'exposition posthume des œuvres d'un peintre se produit donc comme une épreuve décisive qui, selon les cas, confirmera ou cassera le jugement provisoire antérieurement porté.
L'exposition de l'œuvre de Manet eut lieu à l'École des Beaux-Arts, en janvier 1884. Elle attira un grand concours de visiteurs et toute la presse et les critiques lui donnèrent leur attention[3]. Dans les années qui avaient précédé sa mort, Manet était devenu l'artiste sur lequel on s'était divisé, les indépendants, les jeunes en faisant leur porte-drapeau, et les hommes attachés à la tradition continuant à voir en lui leur ennemi. Deux partis de force inégale, il est vrai, s'étaient ainsi formés qui, du monde des artistes, s'étaient étendus à celui des critiques et des amateurs, et maintenant ils allaient se rencontrer à l'exposition posthume, avec la pensée de se confirmer, l'un dans son approbation, l'autre dans son hostilité. Mais si les partisans eurent tout de suite sujet d'accentuer leurs louanges, les ennemis ne purent persévérer dans leur réprobation et leurs critiques intransigeantes. Ils fléchissaient. On voyait ce spectacle curieux de gens qui, se rappelant l'ancien mépris qu'ils avaient sincèrement ressenti devant les œuvres montrées pour la première fois aux Salons, et venus maintenant à l'exposition d'ensemble, avec la pensée de le retrouver et de le manifester à nouveau, quoi qu'ils en eussent, ne le retrouvaient plus, et, à leur étonnement, se sentaient maintenant tout autres. Les œuvres étaient demeurées les mêmes, mais eux avaient changé. Le monde ambiant s'était modifié. Les années, en s'écoulant, avaient vu une esthétique nouvelle prévaloir, une vision différente se former, et on ne pouvait nier que la transformation ne se fût accomplie dans le sens indiqué par Manet et en suivant sa voie. Ce réalisme, apparu avec ses œuvres, jugé alors une chose grossière, mais qui était simplement la peinture du monde vivant, maintenant accepté, était devenu d'une pratique courante. Cette façon de juxtaposer les tons clairs, d'abord condamnée chez lui comme une révolte individuelle, s'était aussi généralisée. Elle avait presque entièrement remplacé la manière de peindre sous des ombres épaisses. Toute la peinture s'en était ainsi allée vers la clarté, et la séparation, si profonde au début, constatée entre sa gamme de tons et celle des autres, n'existait plus.
Il fallait donc bien reconnaître, devant son œuvre exposée aux Beaux-Arts, que Manet avait été un novateur fécond. Le ton général de la presse et des critiques, les commentaires des connaisseurs, montraient par suite un grand changement. On revenait des dédains antérieurs, du dénigrement systématique. L'époque de méconnaissance absolue était encore trop voisine, la période des insultes s'était trop prolongée, pour qu'on pût généralement louer sans réserves, mais tous en définitive admettaient maintenant que Manet avait été un artiste doué de puissance et d'invention. Cette conclusion s'imposait par l'évidence de ce que l'on voyait. Il n'existait point de répétition dans l'œuvre exposée. Contrairement à ces artistes qui, lorsqu'ils ont trouvé une manière qui leur a valu la faveur publique, s'y tiennent ensuite immuables, Manet, lui, n'avait cessé de se renouveler. On pouvait constater qu'il était allé sans cesse vers plus de clarté et plus de lumière. On reconnaissait qu'il avait varié ses sujets et ses arrangements sans interruption. Dans les cent soixante-dix-neuf numéros du catalogue, composés de peintures à l'huile, d'aquarelles, de pastels, de dessins, d'eaux-fortes et de lithographies, on découvrait une incessante diversité.
L'exposition de l'École des Beaux-Arts devait être suivie de la vente de l'atelier et d'œuvres diverses, dans l'intérêt de la veuve. Il en résulterait une nouvelle épreuve, soutenue avec un nouveau public, celui de la rue. Manet avait atteint une telle notoriété, que son nom était descendu aux derniers rangs. Quand on le prononçait, n'importe quel cocher, balayeur ou garçon de café pouvait dire: Ah! oui, Manet! je connais, en se représentant tout de suite un artiste excentrique et dévoyé. Dans ces milieux où la capacité manque pour se former une opinion propre sur les choses d'art, les jugements ne peuvent venir que du dehors et sont donnés par les couches supérieures et la presse. Or la caricature, les insultes des journaux, le mépris des artistes en renom et des critiques s'étaient si longtemps exercés contre Manet, que le peuple en dessous en avait été empoisonné.
Quand la vente fut annoncée par les journaux et des affiches, l'étonnement des passants fut donc grand. Une semblable tentative était-elle vraiment réalisable? Certes on savait que Manet possédait des défenseurs parmi les journalistes, les artistes et les amateurs, mais tous ceux-là étaient considérés dans le peuple comme des originaux, désireux de se signaler à tout prix et d'attirer n'importe comment l'attention. Cependant, qu'il y eût des gens capables d'aller jusqu'à donner leur argent, pour se distinguer des autres, paraissait à la plupart invraisemblable. La vente devint donc un événement, qui surexcitait la curiosité. Aussi l'exposition à l'Hôtel des ventes attira-t-elle un très grand concours de ces promeneurs du dimanche qui, à son intention, se détournaient du Boulevard, et le premier jour des enchères, l'Hôtel de la rue Drouot fut-il littéralement envahi. La vente avait lieu dans les salles du fond, 8 et 9, dont on avait enlevé la cloison et qui réunies formaient un assez grand local; mais il se trouva trop petit. La foule entassée dans le corridor et les pourtours déborda, par une poussée formidable. Le commissaire-priseur et les experts durent opérer dans un tout petit espace, au milieu de la cohue. On avait fait précédemment des ventes d'Impressionnistes, où les tableaux avaient été adjugés à des prix infimes, au milieu des rires et des quolibets, et la foule était venue à la vente de Manet dans de telles dispositions d'esprit qu'elle eût trouvé grand plaisir à voir se reproduire les avanies déversées sur les Impressionnistes.
Les ventes des grands collectionneurs, des artistes célèbres après décès, attirent un monde d'élite, de critiques, de collectionneurs, d'hommes de goût en vue, qui s'y rendent, comme à des réunions où leur présence est obligée. Ceux-là n'assistaient point à la vente de Manet. Les grands marchands manquaient aussi. Les experts, M. Durand-Ruel, M. Georges Petit, le commissaire-priseur, M. Paul Chevalier, avaient fait de leur mieux pour parer à l'absence de leur clientèle habituelle, en stimulant les amis et partisans de Manet connus ou supposés tels. M. Durand-Ruel surtout s'était mis en campagne, pour trouver des acheteurs. La vente, commencée dans des conditions si précaires, prit tout de suite une allure de succès inespérée. Sur toutes œuvres on mettait des enchères, et beaucoup parmi les acheteurs étaient des amateurs nouveaux et inattendus, venant grossir le groupe des amis connus. On vendait, entre autres, sept tableaux exposés aux Salons. Le Bar aux Folies-Bergère réalisait 5.800 francs; Chez le père Lathuille, 5.000 francs; le Portrait de Faure en Hamlet, 3.500 francs; la Leçon de musique, 4.400 francs; le Balcon, 3.000 francs. Puis ensuite le Linge faisait 8.000 francs; Nana, 3.000 francs; la Jeune fille dans les fleurs, 3.000 francs. L'Olympia était retirée à 10.000 francs et l'Argenteuil à 12.000 francs. Ces prix semblaient, alors qu'on les criait, extraordinaires. Ils déconcertaient absolument ces spectateurs, venus pour assister à un insuccès et disposés à rire, mais se tenant maintenant silencieux. Manet se vend! disait la foule étonnée, à la sortie, et la nouvelle courut immédiatement tout Paris. La vente, en deux vacations, les 4 et 5 février 1884, produisait 116.637 francs.
Les ventes sont devenues des épreuves, qui permettent de déterminer la position des artistes. Il est certain que la valeur artistique et la valeur marchande d'une œuvre ne s'accordent d'abord généralement point, qu'elles sont même le plus souvent en complète divergence. Mais à la longue, l'intervalle tend à se combler. Les marchands, les collectionneurs, qui possèdent certaines connaissances ou tout au moins du flair, doivent finir par ne mettre de grosses enchères que sur ces œuvres laissant voir un mérite assez certain pour les garantir d'une dépréciation de prix dans l'avenir. Le succès aux enchères est donc devenu comme un criterium, qui sert approximativement à fixer l'opinion sur le mérite d'un artiste. La vente de l'atelier de Manet ayant réussi et les prix payés dépassant ce qu'on avait pu supposer, le public en reçut l'impression qu'il avait dû après tout se tromper, en plaçant Manet si bas, et qu'il fallait revenir envers lui à un meilleur jugement. Et comme l'exposition de son œuvre à l'École des Beaux-Arts l'avait d'ailleurs fait monter dans l'estime de l'élite, capable de se former une opinion raisonnée, il se trouva que l'exposition des Beaux-Arts et la vente combinées le laissaient fort agrandi et élevé dans l'opinion générale.
Cinq ans s'écoulèrent après l'exposition de l'École des Beaux-Arts, sans qu'une nouvelle occasion s'offrît de montrer un ensemble d'œuvres de Manet, lorsqu'en 1889, une Exposition universelle avait lieu, où il serait représenté. Il allait ainsi obtenir réparation de l'injure qu'on lui avait faite en l'excluant des Expositions universelles de 1867 et de 1878. La réparation serait d'autant plus éclatante que, par suite du règlement de la nouvelle exposition, il y figurerait au milieu des maîtres du siècle entier. Les Expositions universelles de 1867 et 1878 ne s'étaient ouvertes qu'à des tableaux peints pendant la période décennale qui les avait précédées. Espacées de dix ans en dix ans, elles n'avaient reçu que des œuvres produites dans l'intervalle de l'une à l'autre. Mais celle de 1889 devait, dans la pensée de ses auteurs, servir à commémorer le centenaire de la Révolution. Il fut donc décidé, par une innovation, qu'elle offrirait, à côté d'une exposition décennale comme les autres, une exposition dite centennale, qui s'étendrait aux peintres survenus entre les dates de 1789 et de 1889. Manet mort en 1883 était du nombre.
L'exposition centennale était précisément aux mains de M. Antonin Proust, directeur, secondé, pour le choix et le placement des tableaux, par M. Roger Marx, inspecteur des Beaux-Arts. Tous les deux, comme admirateurs de Manet, allaient placer ses œuvres en vue, dans le salon principal. C'était un redoutable honneur. Il lui faudrait entrer dans le rang des maîtres du siècle entier et être jugé en parallèle avec eux. Les œuvres exposées étaient au nombre de quatorze; au premier rang: l'Olympia, le Fifre, le Bon Bock, l'Argenteuil, le Portrait de M. Antonin Proust, Jeanne. Ces tableaux soutenaient avantageusement la comparaison avec ceux des plus grands du siècle. Tout ce public spécial de peintres, de critiques, de connaisseurs, de gens de goût devait maintenant reconnaître, sans réserves, la maîtrise de l'homme qui les avait produits. L'Exposition universelle amenait les étrangers, dont le jugement était encore plus favorable. Les jeunes peintres du dehors faisaient tout spécialement de ses œuvres l'objet de leurs études et de leurs observations. Les connaisseurs, en particulier des États-Unis et de l'Allemagne, s'en déclaraient hautement admirateurs et s'étonnaient qu'en France, dans le pays de leur production, elles eussent pu être si longtemps méconnues. L'Exposition universelle de 1889 venait ainsi compléter le travail favorable réalisé à l'École des Beaux-Arts. A son issue, il n'y avait presque plus personne, parmi les gens capables de juger réellement, qui se refusât à admettre que Manet était un maître, à placer au premier rang des maîtres du siècle.
A la vente de l'atelier de Manet, en 1884, on avait fait retirer à sa veuve l'Olympia et l'Argenteuil. L'intention avait été de réserver des œuvres que, plus tard, on pourrait faire entrer dans les collections publiques. L'Olympia à l'Exposition universelle de 1889 avait tellement séduit un collectionneur américain, qu'il avait exprimé sa détermination de l'acquérir. Le peintre Sargent en ayant eu connaissance jugea fâcheux que l'œuvre pût être perdue pour le public et qu'au lieu de prendre place dans un musée ouvert à tous, elle fût ensevelie au loin dans une collection particulière. Il crut qu'il y aurait moyen de la retenir en France et, pour aviser aux mesures à prendre, il fit part de ses craintes à Claude Monet. Celui-ci pensa tout de suite qu'il fallait faire entrer le tableau dans un musée de l'État, selon la prévision qu'on avait eue en amenant Mme Manet à le garder. Il prit donc l'initiative d'une souscription. On réunirait vingt mille francs à donner à Mme Manet, en échange de l'Olympia, qui serait remise au musée du Luxembourg.
L'intention d'offrir l'Olympia à l'État fut portée à la connaissance du public par les journaux. Alors il apparut que Manet avait fait, dans l'estime générale, assez de progrès pour qu'on admît l'idée de le voir pénétrer dans les musées. Oui! on acceptait qu'une de ses œuvres entrât au Luxembourg, cependant on trouvait à redire au choix de l'Olympia. On voulait bien un tableau de lui, mais pas celui-là. On demandait un de ceux qui montraient ses qualités, sans ce qu'on appelait ses défauts, par exemple le Chanteur espagnol, du Salon de 1861, récompensé par une mention honorable, ou le Bon Bock, accueilli par la faveur publique, au Salon de 1873. Manet présenté sous sa forme jugée sage eût convenu à tout le monde et si ses amis avaient voulu se plier à la concession demandée, on était prêt à accepter leur offre d'un tableau, à les en louer et à les en remercier.
Mais les amis de Manet n'entendaient faire aucune concession. Ils avaient précisément choisi l'Olympia pour l'offrir à l'État, comme une des œuvres où l'originalité de l'artiste se manifestait dans sa plénitude. C'était le tableau historique, qui rappelait l'universel mépris, alors que seuls Baudelaire et Zola avaient osé affronter la colère publique, en déclarant leur admiration. Manet, homme de combat, n'avait jamais songé à faire de concessions; quand il avait envoyé aux Salons des tableaux jugés sages, c'était par hasard, sans qu'il s'en doutât. Mais l'Olympia était demeurée comme l'enfant préféré de ses créations. Après l'avoir une première fois montrée au Salon de 1865, il l'avait encore produite à son exposition particulière de 1867 et depuis l'avait toujours tenue en vue dans son atelier. Ses amis, désireux de continuer la lutte après lui, jusqu'au triomphe définitif, l'avaient reprise comme l'occasion de bataille par excellence. Ils l'avaient fait figurer, au premier rang, à l'exposition de l'œuvre entière à l'École des Beaux-Arts en 1884, ils l'avaient comprise parmi les toiles envoyées à l'Exposition universelle de 1889, et maintenant ils la choisissaient, de préférence à toute autre, pour l'offrir à l'État.
Il devint donc évident que c'était une revanche éclatante, le triomphe pour Manet, que ses amis poursuivaient, par une souscription publique faite en vue d'acheter l'Olympia. Mais alors les anciens adversaires, les hommes dévoués à la tradition s'indignèrent de telles prétentions, qu'ils trouvaient excessives. Comment! on voulait, sans rien entendre, les forcer à recevoir le tableau qui les avait le plus révoltés, qui continuait le plus à leur déplaire, dans lequel ils ne voyaient toujours qu'un exemple corrupteur. Puisqu'il en était ainsi, ils s'opposeraient à ce que l'offre qu'on ménageait fût acceptée. Ce fut donc parmi les peintres de la tradition, dans les commissions des musées, parmi les fonctionnaires des Beaux-Arts, parmi certains critiques, un véritable soulèvement et la détermination de faire repousser par l'État le tableau qu'on voulait lui offrir. Les amis de Manet n'en persistèrent que davantage dans leur dessein. Alors on vit les deux partis, qui avaient existé pour et contre Manet et qui s'étaient longtemps tenus aux prises, se reformer et reprendre le combat. Chacun mit en œuvre ses moyens d'influence et la presse servit de véhicule à des appels et à des lettres de toute sorte.
La bataille ainsi engagée se poursuivit, mais en se prolongeant, elle amena à se ranger avec les amis de Manet tous ces artistes, hommes de lettres ou connaisseurs qui, partisans de l'originalité en art, se soulevaient contre la prétention des défenseurs de la tradition de tenir les musées fermés, comme ils avaient autre fois essayé de faire pour les Salons, aux œuvres contraires à leurs formules et à leurs règles. La souscription finit ainsi par recueillir l'adhésion d'un tel nombre d'hommes célèbres ou en vue, qu'elle en prit un grand poids. En outre Claude Monet, sachant qu'en 1884 on n'avait obtenu l'usage de l'École des Beaux-Arts, pour l'exposition de l'œuvre de Manet, qu'en passant par-dessus les subordonnés pour s'adresser personnellement au ministre avec l'appui d'un homme politique, était allé offrir l'Olympia directement au ministre des Beaux-Arts, M. Fallières, présenté et soutenu par le député Camille Pelletan. Avant que le ministre n'eût pris de détermination, un changement de cabinet amenait le remplacement de M. Fallières par M. Bourgeois, et ce fut lui qui eut à prendre la décision. Mais à ce moment la souscription, par l'adhésion des noms éclatants recueillis, avait acquis une telle importance, que les opposants dans les commissions des musées et les bureaux des Beaux-Arts fléchissaient. M. Bourgeois, sous l'influence de M. Camille Pelletan, un de ses amis personnels et un de ses soutiens à la Chambre, intervenant alors pour l'acceptation, le tableau fut définitivement reçu par la commission et les directeurs du musée. Un arrêté ministériel, en date du 17 novembre 1890, l'acceptait régulièrement, pour être placé au Luxembourg.
Claude Monet avait dû combattre pendant plus d'un an avant de triompher, mais la résistance opposée n'avait servi qu'à mieux mettre en relief son entreprise. Il avait réussi à forcer la porte du musée et Manet y entrait, sous sa forme la plus caractéristique. Voici quels avaient été les souscripteurs: Bracquemont, Philippe Burty, Albert Besnard, Maurice Bouchor, Félix Bouchor, de Bellio, Jean Béraud, Bérend, Marcel Bernstein, Bing, Léon Béclard, Edmond Bazire, Jacques Blanche, Boldini, Blot, Bourdin, Paul Bonnetain, Brandon.
Cazin, Eugène Carrière, Jules Chéret, Emmanuel Chabrier, Clapisson, Gustave Caillebotte, Carriès.
Degas, Desboutins, Dalou, Carolus Duran, Duez, Durand-Ruel, Dauphin, Armand Dayot, Jean Dolent, Théodore Duret.
Fantin-Latour, Auguste Flameng.
Guérard, Mme Guérard-Gonzalès, Paul Gallimard, Gervex, Guillemet, Gustave Geffroy.
J.-K. Huysmans, Maurice Hamel, Harrison, Helleu.
Jeanniot, Frantz-Jourdain, Roger-Jourdain.
Lhermitte, Lerolle, M. et Mme Leclanché, Lautrec, Sutter Laumann, Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Roger Marx, Moreau-Nélaton, Alexandre Millerand, Claude Monet, Marius Michel, Louis Mullem, Oppenheim.
Puvis de Chavannes, Antonin Proust, Camille Pelletan, Camille Pissarro, Portier, Georges Petit.
Rodin, Th. Ribot, Renoir, Raffaelli, Ary Renan, Roll, Robin, H. Rouart, Félicien Rops, Antoine de la Rochefoucauld, J. Sargent, Mes de Scey-Montbéliard.
Thorley.
De Vuillefroy, Van Cutsem.
L'Olympia entrée depuis quelques années au Luxembourg s'y trouvait toujours isolée, lorsqu'un événement inattendu vint l'entourer de toute une famille. Le peintre Caillebotte mourait encore jeune, en février 1894, léguant sa collection de tableaux au musée du Luxembourg. Elle se composait exclusivement d'œuvres de Manet, de Degas et des Impressionnistes Renoir, Claude Monet, Pissarro, Cézanne et Sisley. C'était toute cette partie de l'école moderne la plus attaquée, qui venait prendre place dans le musée de l'État. Manet se trouvait principalement représenté dans la collection par le Balcon, du Salon de 1869. De telle sorte que le Luxembourg, après avoir été contraint d'accepter avec l'Olympia celui de ses tableaux qui avait soulevé la plus violente colère, était maintenant appelé à recevoir avec le Balcon celui qui avait le plus excité les railleries. Il semblait ainsi que le sort réservât à Manet la réparation de placer d'abord, dans les musées de l'État, les deux œuvres qui lui avaient le plus attiré d'avanies aux Salons.
Le legs Caillebotte consterna le parti de la tradition. Les gens qui s'étaient auparavant échauffés pour faire repousser l'Olympia gémissaient. Ils prophétisaient la corruption du goût public. Ils annonçaient une irrémédiable décadence de l'art. Mais cette fois ils durent s'en tenir aux plaintes. Vaincus dans le combat livré pour tenir la porte fermée à l'Olympia, ils ne se sentaient plus en mesure de reprendre la lutte avec une chance quelconque de succès. Comment, en effet, eût-on pu refuser un legs formé d'objets, certes toujours décriés par beaucoup, mais que d'autres aussi prônaient? Qui eût décidé dans la circonstance? Il ne put donc être question de faire repousser la collection en bloc, mais l'hostilité se manifesta par la prétention de ne point l'accepter tout entière. On y ferait un choix restreint.
Le donateur, dont le testament remontait à 1876, à une époque où Manet et les Impressionnistes étaient tellement décriés que leurs œuvres lui paraissaient avoir peu de chances d'être acceptées, au cas de sa mort immédiate, avait eu la précaution de stipuler que les tableaux seraient gardés par ses héritiers jusqu'au moment où les progrès du goût public pourraient assurer leur acceptation par l'État. Il avait, en outre, eu le soin d'exiger qu'ils ne fussent envoyés à aucun musée de province, ni emmagasinés dans les greniers, mais fussent tous placés et tenus en vue au musée du Luxembourg. Ce fut sur l'impossibilité matérielle d'exécuter cette clause dans son intégralité, en arguant du manque de place, que les représentants de l'État s'appuyèrent pour arriver à faire un choix dans l'ensemble.
Ils se déclaraient prêts à prendre la collection tout entière, mais à condition qu'on les laissât libres de n'exposer au Luxembourg que les œuvres ayant leurs préférences et pouvant y trouver place, alors que les autres seraient envoyées aux palais de Compiègne et de Fontainebleau. Les héritiers de Caillebotte et son exécuteur testamentaire Renoir craignirent, s'ils laissaient entière liberté à l'État, qu'il ne plaçât que très peu des tableaux au Luxembourg et n'en envoyât le plus grand nombre à Compiègne et Fontainebleau, où ils seraient perdus pour le public, et se trouveraient comme relégués dans ces musées de province que le testateur avait prétendu écarter. Ils préférèrent donc consentir à ce que l'État fît, avec eux, un choix dans la collection, mais alors en s'imposant l'obligation de tenir tous les tableaux choisis au Luxembourg.
L'État prit ainsi, pour les mettre au Luxembourg, deux tableaux de Manet sur trois, le Balcon et Angelina, en laissant la Partie de crocket. Il prit six Renoir sur huit. Renoir était très bien représenté dans la collection par son Moulin de la Galette et sa Balançoire, qui furent parmi les premiers agréés. On prit encore huit Claude Monet sur seize; six Sisley sur neuf; sept Pissarro sur dix-huit; tous les Degas, de petite dimension, au nombre de sept. Devant les œuvres de Cézanne, qui inspiraient encore à cette époque un effroi général, les répugnances se manifestèrent très fortes. Enfin la Commission des Musées se laissa aller à prendre, sur quatre tableaux, les deux moindres, en abandonnant les plus caractéristiques, des Baigneurs, de vrais géants, et un Vase de fleurs, plein de grandeur.
PORTRAIT DE M. MANET PÈRE (D'APRÈS L'EAU-FORTE)
L'art de Manet et des Impressionnistes introduit au musée de l'État allait aussi prendre sa place aux ventes publiques. Aucune vente importante n'était venue s'ajouter à celle de l'atelier en 1884, lorsque, dix ans après, les circonstances m'obligèrent à me défaire de la collection que j'avais formée d'œuvres de Manet, de Degas et des Impressionnistes. Cinq tableaux de Manet allaient entre autres être soumis aux enchères. La vente qui eut lieu le 19 mars 1894, à la galerie Petit, rue de Sèze, attira cette fois le public spécial d'habitués, critiques, collectionneurs, marchands, qui suivent les grandes ventes. On ne vit point cette invasion extraordinaire du peuple de la rue, survenue, en 1884, à l'Hôtel Drouot. Personne ne pensait plus, à ce moment, qu'une vente des œuvres de Manet fût une occasion de venir se moquer et s'ébahir. Les prix atteints montraient une grande avance sur ceux de 1884. Chez le père Lathuille, du Salon de 1880, était adjugé 8.000 francs; le Repos, du Salon de 1873, 11.000 francs; le Torero saluant, 10.500 francs; le Port de Bordeaux, 6.300 francs; la Jeune femme au chapeau noir, 5.100 francs. Les tableaux de Degas et des Impressionnistes réalisaient des prix proportionnellement élevés. On voyait apparaître, pour la première fois aux enchères, des œuvres de Cézanne, celui des peintres impressionnistes qui avait conservé le dernier la réputation de n'être qu'un barbare, foulant aux pieds toutes les règles. Et ses œuvres trouvaient des acheteurs, qui se les disputaient devant le public surpris, mais ne pensant nullement à manifester de désapprobation.
Les tableaux vendus allaient prendre place dans les grandes collections de l'Europe et de l'Amérique ou dans les musées publics. La Conversation de Degas, devait, en effet, bientôt entrer à la National-Galerie de Berlin, et la Jeune femme au bal, de Mlle Berthe Morisot, était acquise, à la vente même, par le musée du Luxembourg. Cet achat devait compléter la collection d'œuvres de Manet et des Impressionnistes, que le don de l'Olympia et le legs Caillebotte avaient fait entrer au Luxembourg. Le legs Caillebotte comprenait des exemples de tous les Impressionnistes, sauf de la seule Mlle Morisot. Lorsque ma vente survint, Stéphane Mallarmé, qui éprouvait pour Mlle Morisot—Mme Eugène Manet—une vive amitié, et qui tenait son talent en grande admiration, se mit en rapports avec M. Roujon, le directeur des Beaux-Arts. Il lui représenta que la Jeune femme au bal de ma collection offrait un excellent exemple de son auteur, et que le musée comblerait avec elle une lacune regrettable. M. Roujon, qui connaissait le goût sûr et fin de Mallarmé, se laissa facilement convaincre, et, d'accord avec M. Bénédite, le conservateur du musée du Luxembourg, décida l'acquisition de l'œuvre signalée.
A partir de 1889, on avait donc vu se succéder une série d'événements, d'où Manet avait tiré une consécration qu'on pouvait dire définitive. L'exposition universelle de 1889, le mettant en parallèle avec les maîtres du siècle entier, avait universellement amené à reconnaître qu'il allait de pair avec eux. La souscription de l'Olympia et le legs Caillebotte l'avaient fait entrer au musée du Luxembourg, où tout le monde, sauf à discuter sur les œuvres à choisir, avait concédé qu'il avait sa place marquée. Et, comme complément, la vente de mars 1894 avait montré les collectionneurs venant acquérir ses œuvres à hauts prix, ainsi que celles des Impressionnistes. C'était la fin de la terrible lutte engagée en 1859, alors que Manet avait envoyé le Buveur d'absinthe à un premier Salon. Il était mort avant d'avoir pu assister au succès définitif, mais ses amis, poursuivant le combat, l'avaient enfin obtenu. Il avait ainsi fallu lutter pendant trente-cinq ans pour triompher d'une des plus formidables oppositions que l'esprit de routine ait jamais élevées contre l'originalité et l'invention. Après les derniers succès, il ne devait plus y avoir, pour les amis de Manet, de véritable combat à livrer. Le calme s'était donc fait, et on ne s'attendait plus à des incidents particuliers, lorsqu'il s'en produisit un au loin.
La National-galerie, à Berlin, est un édifice récent inauguré en 1876. Il a été construit pour recevoir les œuvres des peintres allemands modernes; cependant les admissions se sont étendues aux étrangers, et des peintres de toute nationalité ont fini par y être représentés. Le directeur actuel, M. de Tschudi, a été un des premiers, en Allemagne, à juger à leur valeur Manet et les Impressionnistes, et, en homme convaincu, il voulut les faire figurer eux aussi dans sa galerie[4]. Il se rendit d'ailleurs compte que ce serait une chose trop risquée que de prétendre acheter de leurs œuvres avec les fonds mis à sa disposition par l'État, mais il sut gagner des personnes riches et en obtint, en don, des sommes avec lesquelles il acquit Dans la serre, du Salon de 1879, de Manet, la Conversation, de Degas, deux Vues de Vétheuil, de Claude Monet, et des paysages de Pissarro, de Cézanne et de Sisley.
M. de Tschudi, possesseur de cet ensemble, le groupa dans une des salles, à la partie principale de la galerie, au premier étage. Cette entrée de Manet, de Degas et des Impressionnistes dans un musée national fit grand bruit à Berlin. Elle donna lieu aux commentaires divers de la presse et des connaisseurs. L'empereur Guillaume II voulut se rendre compte personnellement de quoi il s'agissait et venu, sans l'apprentissage nécessaire, devant des artistes originaux et nouveaux pour lui, il ne put apprécier leur art. Le mérite des œuvres lui échappant, il jugea qu'elles n'avaient point de raison d'être. Il ordonna donc leur enlèvement et il les fit remplacer par d'autres. Peut-être que dans des circonstances différentes, il les eût tout à fait expulsées, mais eu égard à la manière dont elles étaient entrées à la galerie, il borna son action à les faire sortir de la place choisie où on les avait mises au premier étage, pour les tenir en un lieu moins apparent, au second.
EN 1900
XIV
EN 1900
Sous la coupole de la National gallery à Londres, consacrée aux maîtres anciens, se lit l'inscription suivante: «The works of those who have stood the test of ages, have a claim to that respect and veneration, to which no modern can pretend.» C'est là une belle sentence, parfaitement appropriée, qui serait à sa place dans tous les grands musées. En disant que les artistes qui ont supporté l'épreuve des siècles ont droit à un respect et à une vénération auxquels les modernes ne sauraient prétendre, elle indique que c'est le temps qui est le grand arbitre et qui prononce en dernier ressort. Il n'y a pas de jugement sûr et du classement définitif à se promettre, en dehors de l'action du temps et quelquefois d'un long temps. Les contemporains sont presque toujours incapables d'établir la vraie valeur des artistes et des écrivains qu'ils ont sous les yeux.
Il s'opère tous les vingt ou trente ans, alors qu'une génération cède la place à une autre, un travail, qui fait tomber dans l'oubli la plupart des hommes prônés de leur vivant et jugés immortels. Quelques-uns surnagent seuls dans le naufrage de tous les autres. Et ce ne sont pas toujours ceux qu'admiraient le plus les contemporains, qui acquièrent la survie. Les hommes d'abord méconnus, ou le plus combattus, sont souvent mis à un haut rang par la postérité. Le travail qui abaisse le plus grand nombre, et élève quelques-uns s'opère naturellement. Il ne dépend pas de l'action réfléchie des nouvelles générations. Ce n'est pas par un choix délibéré qu'elles gardent seulement, pour se les approprier, certains hommes. La décision faisant les condamnés et les élus vient du temps. Mais alors pour lui ce sont, en dehors des considérations passagères, la valeur réelle et le mérite intrinsèque, qui créent les titres. Il conserve seuls les hommes doués de ces qualités puissantes, capables de toucher à jamais. Les contemporains pouvaient ne pas les voir ou les dédaigner, préférant admirer ces dons superficiels qui correspondaient à leur goût du moment, mais aussitôt que la génération éphémère a disparu, que le temps est survenu, ce sont véritablement alors les qualités profondes et intrinsèques qui se dégagent, pour luire mettre à leur vraie place définitive ceux qui les possèdent.
En 1900, l'Exposition universelle, avec ses sections décennales et centennales des Beaux-Arts, a permis de se rendre compte du travail accompli par le temps, dans le domaine de la peinture, pour élever ou abaisser les morts du dernier demi-siècle. Manet a été reconnu comme ayant grandi dans l'opinion et comme s'étant élevé, depuis l'exposition précédente de 1889. M. Roger Marx, inspecteur des Beaux-Arts, à qui avait été remis le choix des tableaux à exposer, n'avait nullement pris, pour les montrer, ces toiles, jugées sages. Il avait tenu, au contraire, à présenter Manet sous sa forme la plus personnelle. Il avait donc mis au centre du panneau qui lui était consacré le Déjeuner sur l'herbe, du Salon des refusés, en 1863, et l'avait flanqué, d'un côté, de l'Artiste, refusé au Salon de 1876, et de l'autre, du Portrait d'Eva Gonzalès et du Bar aux Folies-Bergère. Le tableau le plus en vue était donc celui-là même qui, le premier, avait attiré à son auteur l'animadversion générale; mais maintenant il n'inspirait plus de répulsion, on se plaisait, au contraire, à en reconnaître la puissance et l'originalité. Trente-sept ans s'étaient écoulés depuis que le tableau vu pour la première fois avait semblé monstrueux, dix-sept ans s'étaient écoulés depuis que son auteur était mort et le temps, opérant son travail, laissait maintenant découvrir dans l'œuvre les qualités profondes qui assurent accès auprès de la postérité. Manet, à l'épreuve de 1900, a donc définitivement pris place parmi ce petit nombre d'artistes que le temps respecte, pour lesquels il travaille et qu'il élève.
En cherchant aujourd'hui à dégager ses qualités dominantes, on en trouve surtout deux, d'abord la valeur de la peinture en soi, les mérites de palette, qui font que la matière est chez lui supérieure, puis le fait d'avoir rendu avec originalité le monde vivant autour de lui. On comprend que ces avantages soient de nature à assurer la durée, mais on s'explique aussi qu'ils ne puissent attirer tout d'abord les louanges, car, l'histoire est là pour le prouver, ce sont aussi ceux qui touchent le moins communément les contemporains et demandent le plus long temps pour exercer la séduction. Ce que nous appelons la valeur de la peinture en soi, les mérites de palette, correspondent à l'originalité du style chez les écrivains. Or, si les contemporains peuvent déjà errer en marquant les rangs entre les hommes de plume et si souvent ils mettent sur le même pied les auteurs de grand style et d'autres qui n'en ont pas, à plus forte raison peuvent-ils se tromper dans leurs jugements sur les peintres en voie de production, car l'art de la peinture est peut-être, de tous, celui où il est d'abord le plus difficile de voir juste.
Si le mérite de la peinture en soi, les qualités de palette demandent déjà pur elles-mêmes du temps pour se faire reconnaître, il semble que quand elles se rencontrent, chez un artiste, comme elles se sont rencontrées chez Manet, avec la particularité de peindre la vie autour de soi, alors qu'elles forment la combinaison de toutes peut-être la plus grande, elles forment aussi celle de toutes la plus longue à être appréciée. On n'a qu'à voir quel a été le sort de Velasquez, de Frans Hals et des Vénitiens, qui ont également, chacun à leur manière, peint la vie et les hommes de leur temps. Ils triomphent aujourd'hui, mais depuis peu seulement. En Espagne ce n'est pas Velasquez, c'est Murillo qui était mis au premier rang. Au dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, on payait très cher les Van der Werff que l'on faisait entrer dans les collections, alors qu'on écartait les Frans Hals, qu'on eût eus à vil prix. Et on peut encore se souvenir d'avoir vu Guido Reni tenir les meilleures places dans les musées, au détriment du Tintoret. Quand on constate que cette rencontre des qualités de palette et de l'application à peindre la vie a pu exister chez les plus grands, en les tenant cependant très longtemps méconnus, on voit qu'elle a tout simplement amené Manet à subir le sort de ses devanciers et que la même erreur de jugement qui avait régné ailleurs est aussi venue régner en France. En observant combien lent a été le mouvement, qui a fini par mettre les grands artistes à leur juste place, on doit penser que le travail du temps en faveur de Manet n'est pas terminé, et que l'avenir lui réserve un surcroît d'estime.
Mais, dès maintenant, au point d'appréciation où il est parvenu, on peut préciser ce qu'il a personnellement apporté et ce qu'il a, par son exemple, fait naître autour de lui. A un moment où une tradition vieillie tenait l'art dans la routine, il est venu marquer le retour à la fécondité, par l'étude de la vie. Doué d'une originalité et d'un éclat de vision naturels, il a sorti la peinture des ombres conventionnelles où on la plongeait, pour la ramener à ces tons clairs, qui ont été le propre des grandes écoles à leurs moments heureux. L'œuvre qu'il a personnellement produite est puissante et variée. Il a, en outre, ouvert la voie à des artistes féconds et originaux. De telle sorte que l'initiateur et le groupe venu de son exemple, Manet et les Impressionnistes, ne peuvent être séparés et forment un ensemble caractéristique, venant compléter l'Ecole française au XIXe siècle.
Le temps qui classe définitivement les œuvres est éclectique. Il donne la consécration aux écoles diverses. Il met souvent sur le même pied réconciliés, les hommes qui, de leur vivant, s'étaient anathémisés et avaient prétendu représenter des systèmes exclusifs. Ce qui compte à ses yeux, ce sont la vie, l'originalité, l'invention, mais alors les œuvres qui possèdent ces mérites, de quelque manière que ce soit, sont également reconnues par lui. Il ne bannit point ceux qu'il a une fois admis, pour leur en substituer d'autres. Son impartialité s'étend à toutes les révolutions de l'esthétique, et, sans toucher aux maîtres qu'au cours des trois derniers siècles il a consacrés, il tiendra Manet et les Impressionnistes au premier rang, après eux, comme ayant su ajouter de nouvelles formes à celles qui ont fait, en succession, l'éclat et la grandeur de la peinture française.
NOTES:
[1] Un reçu conservé, daté de février 1856, montre qu'à cette époque, Couture percevait encore la cotisation d'atelier de Manet.
[2] Le Déjeuner sur l'herbe, dans le catalogue du Salon annexe ou des refusés de 1863, est appelé le Bain, d'après la femme qui, au second plan, se tient dans l'eau. Mais le tableau fut alors partout désigné sous le titre: le Déjeuner sur l'herbe, qui a définitivement prévalu.
[3] Une première étude suivie sur la vie et l'œuvre de Manet a paru à ce moment: Edmond Bazire. Édouard Manet. A. Quantin, Paris, 1884. In-8o illustré.
[4] M. de Tschudi a écrit une étude sur Manet. Bruno Cassirer, éditeur, Berlin, 1902, in-8 illustré.
TABLE DES MATIÈRES
| I. | — Années de jeunesse | 3 |
| II. | — Dans l'atelier de Couture | 11 |
| III. | — Les premières œuvres | 23 |
| IV. | — Le Déjeuner sur l'herbe | 37 |
| V. | — L'Olympia | 49 |
| VI. | — L'Exposition particulière de 1867 | 69 |
| VII. | — De 1868 à 1871 | 91 |
| VIII. | — Le Bon Bock | 129 |
| IX. | — Le plein air | 153 |
| X. | — L'œuvre gravée | 195 |
| XI. | — Les dessins et les pastels | 209 |
| XII. | — Les dernières années | 219 |
| XIII. | — Après la mort | 251 |
| XIV. | — En 1900 | 283 |
Paris.—L. Maretheux, imp., 1, r. Cassette.—11607.