Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre
LA PARISIENNE (PREMIER ÉTAT)
Manet avait représenté, dans son Combat du Kearsage et de l'Alabama, la plaine liquide montant vers l'horizon, où les deux navires enveloppés d'un nuage de fumée se combattaient; l'Alabama vaincu s'abîmait sous l'eau. Cette façon de peindre une marine avait, au Salon, déconcerté le public qui, habitué à censurer Manet, s'était une fois de plus mis à l'accuser d'excentricité voulue. Cependant le tableau, très simple de facture, d'un ton presque uniforme, n'avait point trop excité l'hostilité. Plusieurs critiques et un certain nombre de connaisseurs avaient même trouvé à la scène un caractère de grandeur. Ce tableau était apparu après une interruption d'une année, où le public n'avait point eu l'occasion d'examiner des productions de son auteur, il ne causait aucun soulèvement particulier. Une sorte d'accalmie se faisait donc alors sur le nom de Manet. Les circonstances se trouvaient ainsi rendues favorables pour une péripétie qui allait se produire en sa faveur, au Salon de 1873: il devait y voir une de ses œuvres séduire le public et recueillir une louange quasi universelle.
Il avait envoyé deux tableaux, le Repos et le Bon Bock. A cette époque, le jour qui précédait l'ouverture du Salon au public, que l'on appelait du «vernissage», était réservé à une élite d'artistes, de critiques, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du monde. Ces visiteurs triés, étant allés, comme toujours, voir les tableaux de Manet, avaient été séduits, à première vue, par le Bon Bock. Ils l'avaient tout de suite tenu pour une œuvre excellente. A la fin de la journée du «vernissage», les artistes, les critiques, les amis des peintres avaient coutume de se grouper dans le jardin du Palais de l'Industrie, réservé à l'exposition de la sculpture. Là on se communiquait les uns les autres ses premières impressions et, à la sortie, il s'était prononcé des jugements, qui se répandaient au loin et devaient être reproduits par la presse. Dans cette sorte d'aréopage, on avait ratifié l'opinion favorable, d'abord formée sur le Bon Bock à travers les salles, on était convenu que Manet venait de peindre un très bon tableau. Ce jugement du public d'élite, propagé par la presse, fut accepté et partagé ensuite par le grand public des jours suivants, et les visiteurs, jusqu'à la clôture du Salon, éprouvèrent un grand plaisir à regarder ce Bon Bock. Ils déclaraient que Manet venait enfin de s'amender et de produire une œuvre que l'on pût louer.
Le tableau ainsi goûté était un portrait du graveur Belot, naguère assidu au café Guerbois. Il était représenté en buste, de face, de grandeur naturelle, sa pipe à la bouche, qu'il tenait d'une main, pendant que dans l'autre, il avait un verre de bière, un bon bock. Belot, doué d'une mine fleurie, semblait sourire, sur la toile, à ceux qui venaient le regarder. Dès qu'on arrivait devant, on se sentait agréablement pris par ce gros réjoui, et on lui rendait son bon accueil en cordialité. Captivés ainsi d'abord, il n'y avait ensuite aucune particularité de facture qui pût offusquer. Le personnage se détachant sur un fond gris, coiffé d'une sorte de bonnet de loutre, vêtu de gris, n'offrait aucune de ces juxtapositions de couleurs vives, capables d'irriter. C'est ainsi que l'élite, la presse, le grand public, saisis d'abord par le côté attrayant du sujet et n'y trouvant ensuite aucune de ces particularités qui pussent les heurter, se déclaraient cette fois-ci pleinement satisfaits d'une œuvre de Manet.
La popularité du Bon Bock, assurée dès le premier jour, ne fit ensuite que s'accroître. Le tableau fut reproduit de toutes les manières, les revues de théâtre, à la fin de l'année, en firent un de leurs épisodes sensationnels et un dîner, créé sous son nom par des artistes et des gens de lettres, d'abord présidé par l'original, par Belot, devait durer après sa mort.
Cette survenue d'un tableau que l'on vantait permit à la presse et au public de revenir momentanément, envers Manet, à de meilleurs sentiments. Des critiques firent l'aveu que, dans leurs violences et leurs mépris, ils s'étaient peut-être laissé entraîner trop loin. Mais critiques et public étaient surtout d'accord pour se féliciter eux-mêmes d'avoir longtemps pensé et dit, que toutes ces violences, ce choix de motifs singuliers, ce «bariolage», dont Manet les avait offensés, n'étaient de sa part qu'un dévergondage de jeunesse, qu'un moyen violent d'attirer l'attention, et qu'enfin viendrait un moment où il se mettrait à peindre selon les règles, comme les autres. Ils voyaient le changement attendu se produire avec le Bon Bock, et le tableau leur plaisait d'autant plus, qu'ils les laissait contents d'eux-mêmes, pour avoir montré de la sagacité. Ce jugement des critiques et du public n'était que le produit de la pure imagination. Manet, en peignant son Bon Bock, avait agi avec sa naïveté de facture et sa franchise ordinaires. Si le tableau se trouvait favorablement accueilli au contraire des autres, la rencontre ne venait que de circonstances fortuites. Il ne s'était nullement douté qu'il produisait, en l'exécutant, une œuvre qu'on jugerait adoucie, qui plairait par exception, et il demeurait tout surpris du succès.
Parmi ceux qui louaient le Bon Bock, il y avait aussi certains connaisseurs, qui expliquaient que les qualités du tableau étaient dues à l'influence de Frans Hals. Manet était allé, en 1872, faire un voyage en Hollande, il avait revu les Frans Hals de Harlem, qui l'avaient si vivement frappé dans sa jeunesse. De retour à Paris, l'idée lui était venue, en souvenir, de peindre Belot, un verre de bière à la main, et la pose du personnage coupé à mi-corps et contenu dans un cadre restreint, une manière qui ne lui appartenait pas précisément, avait pu lui venir aussi comme réminiscence.
Il était donc certain qu'un connaisseur, devant le Bon Bock, pouvait penser à Frans Hals. Mais les ressemblances ne consistaient qu'en rapports de surface, qu'en imitations de pose. Comme facture et comme touche, l'œuvre était aussi personnellement de Manet que n'importe quelle autre qu'il eût peinte. Cette volonté d'appuyer sur les ressemblances qui pouvaient exister entre le Bon Bock et les buveurs de Frans Hals pour les signaler au public n'était, de la part de plusieurs, qu'une manière détournée de continuer à combattre Manet, en donnant à entendre qu'il ne savait peindre une œuvre acceptable qu'en s'inspirant d'un autre. Alfred Stevens s'était fait comme le truchement de ceux-là, en disant de Belot, le verre à la main: «Il boit de la bière de Harlem.» Le mot fut colporté. Stevens et Manet étaient depuis longtemps liés ensemble. Ils ne s'influençaient point comme artistes, leurs talents différaient, mais ils se voyaient presque chaque jour au café Tortoni. Manet, froissé d'être ainsi desservi par un ami, trouva l'occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce. Stevens, à quelque temps de là, exposait, chez un marchand de la rue Laffitte, un tableau qu'il venait de peindre. Une jeune dame en costume de ville s'avançait le long d'un rideau qu'elle semblait vouloir entr'ouvrir, pour entrer par derrière dans un appartement. Stevens avait peint, par fantaisie, à côté d'elle, sur le tapis, un plumeau à épousseter. Manet dit alors de la dame, à la vue du plumeau: «Tiens! elle a donc un rendez-vous avec le valet de chambre?» Stevens fut encore plus froissé du mot de Manet que celui-ci ne l'avait été du sien. Ils restèrent après cela assez longtemps en froid.
Cependant, il y avait au Salon de 1873 un autre tableau de Manet, le Repos, exposé en même temps que le Bon Bock, mais celui-là ne rencontrait aucune faveur. Il était au contraire traité avec l'habituelle raillerie qui accueillait les œuvres de son auteur. Le Repos représentait une jeune femme vêtue de mousseline blanche, en partie assise, en partie étendue sur un divan, les deux bras jetés de chaque côté d'elle sur les coussins. Il avait été peint en 1870 et Mlle Berthe Morisot avait servi de modèle. L'originalité de Manet s'y déployait sans réserve. Dans un temps où l'on parlait toujours d'idéal, où l'on prétendait qu'une création artistique devait être idéalisée, c'était une œuvre qui renfermait une part certaine d'idéalisation. La jeune femme avec son visage mélancolique et ses yeux profonds, avec son corps souple et élancé, à la fois chaste et voluptueux, donnait la représentation idéalisée de la femme moderne, de la Française et de la Parisienne. Mais le public et les critiques étaient alors incapables de découvrir l'idéal lorsqu'il se rencontrait allié à la personnalité, car, à leurs yeux, il ne pouvait exister que sous des formes convenues et déterminées.
C'est-à-dire que, dans le culte voué à la Renaissance italienne, on en était arrivé à croire que la beauté, l'idéal, l'art lui-même dépendaient de certaines observances et étaient liés à des types particuliers. Dans ces idées on croyait pouvoir conserver indéfiniment, par l'étude, la valeur que certaines formes avaient reçue à l'origine d'artistes réellement inventeurs. Alors les uns après les autres, de maîtres en élèves, on s'imaginait que parce qu'on saurait dessiner les mêmes contours et peindre des figures analogues, on perpétuerait les créations initiales. Il eût suffi, dans ce cas, de posséder la faculté d'assimilation, d'être habile à imiter, pour parvenir au génie et se hausser à son niveau. Mais ces formes de l'art traditionnel, où l'on prétendait maintenir l'idéal, sous la répétition d'hommes médiocres, avaient à la fin perdu toute valeur. Elles n'avaient plus ni souffle, ni vie, et à plus forte raison ni poésie, ni idéal, car la poésie et l'idéal, comme le parfum de la fleur, ne peuvent être séparés de la vie. Ils ne sont attachés à aucune forme particulière, ils ne dépendent d'aucune esthétique spéciale, mais peuvent apparaître dans les conditions les plus diverses. Il leur faut seulement, pour se manifester, l'intermédiaire du véritable artiste, de l'homme heureusement doué, de l'inspiré, du sensitif qui, devant les choses, voit se former en lui des images qui acquièrent des formes embellies, des contours annoblis, un coloris plus éclatant, toute une parure d'idéalisation.
La tradition, quel qu'ait été le génie initial, ne peut rien transmettre de grand. Les écoles traditionnelles finissent toutes immanquablement par le pastiche et l'anémie. L'artiste qui pourra produire des formes annoblies, des types véritablement idéalisés, sera seul celui qui se remettra en face de la nature et de la vie, pour les rendre à nouveau, d'une manière originale. Manet regardait les hommes de son temps, les êtres vivants autour de lui, il leur trouvait leur beauté propre et la faisait ressortir. Quand il peignait un gros buveur, il lui donnait la gaîté, la face réjouie, les yeux noyés, que comportait sa nature; quand il peignait une jeune femme distinguée, il la douait du charme et de la grâce, qui sont l'apanage de son sexe, Mais ce qui est bien fait pour montrer combien le public et avec lui les critiques de la presse au jour le jour, sont incapables de jugements suivis et d'appréciations sérieuses, c'est qu'eux tous qui, depuis dix ans, poursuivaient Manet d'outrages, comme une sorte de barbare contempteur de tout idéal, voué à un grossier réalisme, se prenaient tout à coup à louer une de ses œuvres, le Bon Bock, qui, selon leur esthétique et d'après leurs dires, était, de toutes, celle qu'ils auraient surtout dû repousser: un buveur rubicond, avec une large panse, fumant sa pipe, le verre à la main. Et pendant qu'ils admiraient cette œuvre particulière, que leurs déclarations antérieures eussent dû les amener à flétrir, ils raillaient et bafouaient, en continuation de leur ancienne pratique, le Repos, une jeune femme distinguée, élégante, aux yeux pleins d'un charme profond, un type féminin véritablement idéalisé.
En somme, ce qui se produisait à l'occasion de Manet était d'ordre naturel; la conduite que l'on tenait envers lui est celle que l'on a partout tenue envers les novateurs, qui viennent s'opposer aux modes transmis pour leur en substituer d'autres. On commençait par l'injurier, par repousser ses productions en bloc, comme venues d'une esthétique monstrueuse et d'un travail grossier, mais tout en les méprisant, on allait les regarder chaque année, on stationnait devant, on se familiarisait de la sorte inconsciemment avec elles. Les traits par lesquels elles se rapprochaient le plus des autres se faisaient alors peu à peu accepter.
C'est de là que venait le succès du Bon Bock. Le tableau ne comportant pas, par son arrangement, ces côtés d'originalité absolue contre lesquels on se soulevait, on se laissait aller exceptionnellement à le louer. Selon la règle, on se prenait d'abord à goûter l'art de Manet, par celle de ses œuvres où le caractère propre était mitigé, où l'audace manquait par hasard ou bien se trouvait voilée. La grande originalité n'est jamais admise qu'à la longue. Que se passe-t-il lorsqu'un peintre se développe? Les œuvres du début qui, à leur apparition, ont été critiquées et méprisées, dix ans après, quand leur auteur a accentué sa manière, sont déclarées excellentes, pour servir à attaquer les nouvelles, qu'on ne louera à leur tour que beaucoup plus tard.
Le temps est un intermédiaire essentiel. Combien parmi les plus grands, ont travaillé et produit toute leur vie, sans être réellement appréciés et dont les œuvres capitales n'ont obtenu la reconnaissance que longtemps après leur mort! Rembrandt a vu vendre son mobilier et ses collections à l'encan, pour procurer quelques milliers de florins à ses créanciers, que son travail ne pouvait leur obtenir. Il est mort ensuite obscurément, si bien que les derniers temps de sa vie sont entourés d'incertitude. Et en France, à Paris, parmi les toiles que l'on possédait de lui, se trouvait un Saint-Mathieu, puissant au suprême degré et qui par là même déplaisait. On le laissait dans l'ombre, pour lui préférer des œuvres plus douces; les critiques qui écrivaient des livres sur le maître, il n'y a encore que quelques années, en parlaient sous réserves. On y est venu à ce Saint-Mathieu et à l'ange qui l'inspire, on a enfin su les apprécier, on les a mis à une place d'honneur au Louvre, mais alors que depuis deux cent trente ans celui qui les avait peints était mort.
Manet, quelque temps après le siège, avait dû abandonner son atelier de la rue Guyot, la maison ayant été démolie. Il était alors venu s'établir dans une vaste pièce, une sorte de grand salon, à l'entresol, 4, rue de Saint-Pétersbourg, près de la place de l'Europe. Il ne se trouvait plus là à l'écart, mais en plein Paris. Aussi la solitude dans laquelle il avait précédemment vécu et travaillé prit-elle fin. Il reçut les visites plus rapprochées de ses amis. Il fut aussi fréquenté par un certain nombre de femmes et d'hommes faisant partie du Tout-Paris, qui, attirés par son renom et l'agrément de sa société, venaient le voir et, à l'occasion, consentaient à lui servir de modèles. Avec son désir de rendre la vie sous tous ses aspects, il put alors aborder des sujets absolument parisiens, qui lui étaient interdits dans son isolement de la rue Guyot. C'est ainsi qu'il peignit en 1873 son Bal masqué ou Bal de l'Opéra, un tableau de petite dimension, qui lui prit beaucoup de temps. A proprement parler, ce n'est pas le bal de l'Opéra qui est montré, puisque la scène ne se passe pas dans la salle, lieu de la danse, mais dans le pourtour derrière les loges. Les personnages sont surtout des hommes en habit et en chapeaux à haute forme, assemblés avec des femmes en domino noir. Le ton du tableau est donc d'un noir presque uniforme et il a fallu une singulière sûreté de coup d'œil pour empêcher l'absorption des détails par le fond monochrome. Sur l'ensemble des costumes noirs, se détachent cependant quelques femmes travesties et, par elles, des couleurs vives viennent mettre des notes d'éclat et écarter la monotonie.
Selon son habitude de choisir ses modèles dans la classe même des gens à représenter, les personnages de son Bal de l'Opéra furent pris parmi les hommes du monde ses amis. Ils durent venir, par groupes de deux ou trois ou isolément, en habit noir et en cravate blanche, poser dans son atelier. Il fit entrer ainsi dans son assemblage: Chabrier le compositeur de musique, Roudier un ami de collège, Albert Hecht un des premiers amateurs qui eût acheté de sa peinture, Guillaudin et André deux jeunes peintres, un colonel en retraite, etc. Il tenait à s'assurer des types divers et à ce que, dans leur variété, ils conservassent leur physionomie et leurs allures propres. Les hommes, par exemple, ont leurs chapeaux placés sur la tête de la façon la plus diverse. Ce n'est point là le résultat d'un arrangement fantaisiste, mais bien de la manière dont tous ces hommes se coiffaient réellement. Il leur disait en effet: «Comment mettez-vous votre chapeau, sans y penser et dans vos moments d'abandon? eh bien! en posant, mettez-le ainsi et non pas avec apprêt.» Il poussait si loin le désir de serrer la vie, de ne rien peindre de chic, qu'il variait ses modèles, même pour les figurants de second plan, dont on ne devait voir qu'un détail de la tête ou une épaule. Il m'utilisa personnellement, en me prenant une part du chapeau, une oreille et une joue avec de la barbe. Celle moitié de visage ne pourrait être aujourd'hui reconnue et recevoir un nom, mais, au moment où il la peignait, il trouvait qu'elle animait la scène pour sa part et qu'elle était très ressemblante.
Il peignit, à peu près dans le même temps que le Bal de l'Opéra, la Dame aux éventails. C'est encore là un tableau parisien. La femme qui a posé était très connue, pour son originalité de caractère et de visage. Elle est étendue sur un canapé, vêtue d'un costume de fantaisie, et autour d'elle, sur la muraille, sont placés des éventails. Dans le Monde nouveau, en mars 1874, une revue d'art et de littérature dirigée par Charles Cros, qui n'a eu que trois numéros, a paru, sous le titre la Parisienne, un bois dessiné par Manet, gravé par Prunaire, pour lequel avait posé la même femme peinte comme la Dame aux éventails.
Manet vit venir vers lui en 1873 le poète Stéphane Mallarmé. La connaissance conduisit promptement à une vive amitié. Mallarmé devint un de ses constants visiteurs. Manet devait illustrer plusieurs de ses ouvrages, le Corbeau, traduit d'Edgar Poe en 1875, l'Après-midi d'un Faune en 1876 et peindre son portrait même en 1877. Le café Guerbois était à ce moment-là abandonné. Les réunions qui s'y tenaient avant la guerre n'avaient point été reprises après. Les assidus du lieu, dispersés, vivaient maintenant trop loin les uns des autres pour pouvoir se retrouver fréquemment ensemble. Cependant comme Manet avait besoin de se rencontrer avec ses amis, il avait choisi, pour y venir le soir, le café de la Nouvelle-Athènes sur la place Pigalle, fréquenté par un monde mélangé d'hommes de lettres et d'artistes, et là, pendant quelques années, les anciens habitués du café Guerbois surent se revoir à l'occasion.
En 1874, Manet envoya au Salon deux tableaux, le Chemin de fer et le Polichinelle, mais sans retrouver le succès que le Bon Bock lui avait valu l'année précédente. Avec son système de peindre chaque fois devant la nature des scènes nouvelles, il ne pouvait profiter d'un succès acquis, pour en obtenir à coup sûr un second. Cet avantage, que tant d'autres savent s'assurer, lui était, de par son esthétique, interdit. La plupart, lorsque certains sujets leur ont gagné la faveur publique, s'y cantonnent et n'en sortent plus. On a vu ainsi de tout temps des peintres qui, en se répétant, ont trouvé les louanges et la fortune. Il leur suffit, pour ne pas lasser, de varier quelque peu les détails. Public et critiques acceptent volontiers cette pratique. Ils n'ont aucune peine à prendre pour suivre l'artiste, qui ne se renouvelle point. La connaissance, une fois liée avec lui, peut se poursuivre indéfiniment sur le même pied. Le public ne se doutant point que la répétition, l'imitation de soi-même sont en art odieuses, puisqu'elles ne peuvent conduire qu'à l'affaiblissement des effets d'abord produits en mieux, trouve agréable de n'avoir point à faire cet effort d'attention, que demande l'examen de sujets sans cesse renouvelés, comme forme et comme fond. C'est ainsi que les artistes sages, s'adaptant au goût moyen, cheminent contents d'eux-mêmes, sûrs du succès, pendant que les vrais créateurs, tourmentés du besoin de se renouveler, passent leur vie à combattre et reçoivent les horions.
Manet en faisait l'expérience en 1874; après avoir vu son Bon Bock, l'année précédente, devenir populaire et lui attirer les louanges, il voyait maintenant son Chemin de fer ramener les vieilles railleries. Ce tableau marquait une nouveauté parmi ses envois au Salon, celle de la peinture en plein air. Il l'avait exécuté dans un jardinet placé derrière une maison de la rue de Rome. Le public et la presse ne s'étaient pas bien rendu compte, pour en raisonner, qu'il s'agissait d'une œuvre produite directement en plein air. Ils avaient tout simplement, comme d'habitude, été offensés par l'apparition des couleurs vives, mises côte à côte, sans interposition de demi-tons ou d'ombres conventionnelles.
Au reproche d'être peint dans une gamme trop vive qu'on faisait au tableau, s'ajoutait celui de présenter un sujet «incompréhensible». Il n'y avait en effet, à proprement parler, pas de sujet sur la toile, les deux êtres qui y figuraient ne se livraient à aucune action significative ou amusante. Car le public ne cherche et ne regarde presque jamais dans une œuvre, que l'anecdote qui peut s'y laisser voir. Le mérite intrinsèque de la peinture, la valeur d'art due à la beauté des lignes ou à la qualité de la couleur, choses essentielles pour l'artiste ou le vrai connaisseur, restent incompris et ignorés des passants. Or, Manet avait mis dans son Chemin de fer deux personnes sur la toile, pour qu'elles y fussent simplement représentées vivantes. Il agissait ainsi en véritable peintre et eût pu se recommander des maîtres hollandais, qui ont si souvent tenu leurs personnages oisifs, ne se livrant à aucune action précise. Il avait représenté une jeune femme vêtue de bleu, assise contre une grille et tournée vers le spectateur, pendant que près d'elle, debout, une petite fille en blanc se tenait des deux mains aux barreaux. Cette grille servait de clôture à un jardinet, dominant la profonde tranchée où passe le chemin de fer de l'Ouest, près de la gare Saint-Lazare. Par derrière les deux femmes, se voyaient des rails et la vapeur de locomotives, d'où le titre du tableau.
Le Chemin de fer, le plus important par les dimensions, était, des deux envois au Salon, celui qui attirait surtout les regards. L'autre, le Polichinelle, dans un tout petit cadre, passait presque inaperçu. Cependant il plaisait assez à ceux qui venaient le regarder et il devait plaire tout particulièrement à quelqu'un. Mme Martinet, appartenant à la riche bourgeoisie parisienne, était liée avec Manet, qu'elle recevait assez souvent à dîner. C'était une fête pour elle que cette venue d'un homme dont la vivacité et la conversation brillante l'enchantaient. Elle l'avait en véritable amitié et elle eût bien voulu la lui témoigner, en lui prenant quelques tableaux. Mais la bonne dame ne s'y connaissait pas plus que les autres; elle partageait le sentiment commun sur les œuvres de Manet, elle les trouvait désagréables. Elle disait, comme beaucoup de ceux qui rencontraient le peintre dans le monde: comment peut-il se faire qu'un homme si distingué peigne d'une manière si barbare? Enfin, en 1874, arrive le Polichinelle qui la séduit. Le petit personnage, le chapeau sur l'oreille, la figure goguenarde, lui paraît charmant. Elle s'empresse ne l'acquérir et satisfait ainsi l'envie qu'elle éprouvait de faire plaisir à son ami Manet, en lui montrant chez elle une de ses œuvres.
LE PLEIN AIR
IX
LE PLEIN AIR
Cependant les artistes que Manet avait attirés vers lui par son esprit d'innovation s'étaient à ce moment, en 1874, pleinement développés. Ils avaient formé un groupe produisant d'après des données assez neuves, pour qu'on eût senti le besoin de leur trouver un nom. On les avait alors appelés les Impressionnistes.
Les Impressionnistes, qui étaient surtout des paysagistes, se distinguaient par deux particularités. Ils peignaient en tons clairs et systématiquement, en plein air, devant la nature. Ils avaient reçu de Manet l'exemple de la peinture en tons clairs et ils s'étaient mis à travailler en plein air, comme adoptant une pratique déjà connue au moment où ils survenaient. On ne saurait dire, en effet, que l'idée de peindre devant la nature puisse être spécialement revendiquée par quelqu'un. Il est des procédés qui ont surgi d'une façon en quelque sorte spontanée et que l'on voit ensuite s'être généralisés, sans que l'on puisse trop savoir comment la chose s'est faite. Mais enfin, s'il fallait absolument citer des noms, on pourrait faire honneur à Constable en Angleterre, à Corot et à Courbet en France, de la coutume de peindre directement en plein air. Je me rappelle personnellement avoir vu ces deux derniers, assis l'un près de l'autre dans un champ et peignant chacun une vue de la ville de Saintes, ma ville natale. Seulement ils se restreignaient, en plein air, à des tableaux de petites dimensions, que l'on n'appelait pas même des tableaux, mais des études, et leurs œuvres importantes s'exécutaient à l'atelier.
Les paysagistes du groupe impressionniste, allant plus loin que leurs devanciers, avaient généralisé le procédé de peindre en plein air, en en faisant une règle absolue. Avec eux, il n'y eut plus de paysage produit dans l'atelier. Tout paysage, quelle que fût son importance, ou le temps demandé pour son exécution, dut être mené à terme directement devant le site à représenter. Les Impressionnistes sont arrivés de la sorte à obtenir des effets nouveaux et inattendus. Placés en tous temps, obstinément devant la nature, ils ont pu saisir, pour les rendre, ces aspects fugitifs, qui avaient échappé aux autres, retenus dans l'atelier. Ils ont observé ces différences considérées par les autres comme négligeables mais, pour eux, devenues essentielles, qui existent dans l'aspect d'une même campagne, par un temps gris ou le plein soleil, par la pluie ou le brouillard, et aux diverses heures de la journée. Ils ont recherché les apparences changeantes que la végétation revêt selon les saisons. L'eau s'est nuancée, sur leurs toiles, des tons infiniment variés, que le limon qu'elle entraîne, les bords qu'elle reflète, l'angle sous lequel le soleil la frappe, peuvent lui faire prendre.
Le groupe des premiers Impressionnistes comprenait Pissarro, Claude Monet, Renoir, Sisley. Ils étaient animés de pensées communes et, se tenant très près les uns des autres, ont tous contribué à l'épanouissement du système et à la découverte des règles à appliquer. Cependant s'il en est un qui ait plus particulièrement dégagé les traits propres de l'impressionnisme, c'est Claude Monet. Plus que tout autre, en effet, il a su donner à l'aspect fugitif de l'heure, à l'enveloppe ambiante de lumière, aux colorations éphémères des saisons l'importance décisive dans le rendu de la scène vue. Tellement qu'avec lui les impressions passagères sont devenues assez caractéristiques et distinctes pour former, par elles-mêmes et en elles-mêmes, le vrai motif du tableau. Personne n'avait donc, avant lui, poussé aussi loin l'étude des variations que l'apparence d'une scène naturelle peut offrir. Aussi, portant sa manière à l'extrême limite de ce qu'elle peut donner, devait-il peindre les mêmes meules dans un champ, ou la même façade de cathédrale à Rouen, un nombre de fois indéterminé, douze ou quinze fois, sans changer de place et sans modifier les lignes de fond du sujet, et cependant en exécutant bien réellement chaque fois un tableau nouveau. Il s'appliquait seulement à fixer chaque fois sur la toile un des aspects modifiés, que les changements de l'heure ou de l'atmosphère avaient fait prendre au sujet. L'impression ressentie variait dans chaque cas, et elle était saisie et rendue si effectivement que, dans chaque cas, elle lui permettait de produire un tableau différent.
LA PARISIENNE (DEUXIÈME ÉTAT)
Les Impressionnistes sortis de la période d'essais étaient arrivés, en 1874, à la pleine conscience d'eux-mêmes. Ils avaient fait cette année-là, sur le boulevard des Capucines, une première exposition d'ensemble de leurs œuvres, qui avait attiré l'attention de la critique et du public. Mais la notoriété ainsi acquise n'avait eu d'autre résultat, que de soulever contre eux un immense mouvement de railleries et d'insultes. L'hostilité témoignée à Manet, à ses débuts, se reportait maintenant sur les Impressionnistes. Le peintre impressionniste devenait à son tour une sorte de paria, contre qui toute attaque paraissait licite.
Manet, qui, alors qu'il était universellement méprisé, avait trouvé des amis dans les hommes devenus maintenant les Impressionnistes, n'avait cessé de les suivre et de les encourager. Son intérêt s'était accru, lorsqu'il avait vu la manière de peindre en clair, la sienne d'abord, s'étendre sous leur pratique à de nouveaux domaines et donner naissance, surtout dans le paysage, à une forme d'art originale. Aussi rencontraient-ils en lui un ardent défenseur. Alors qu'il était encore lui-même violemment attaqué et qu'il avait beaucoup de peine à surmonter les difficultés qui l'assaillaient, il lui restait du temps et de l'énergie pour s'occuper d'eux et les aider. Il se trouvait à court d'argent, il dépensait réellement plus que la fortune paternelle le lui permettait et il lui fallait compter, comme supplément, sur la vente de ses œuvres, mais qui ne survenait qu'accidentellement et encore ne lui procurait que des sommes minimes. Il était donc dans une situation à ne pouvoir réellement se permettre la moindre largesse; cependant sa générosité naturelle et son amitié l'emportaient. Il s'ingéniait à aider ses amis, même de sa bourse. Il était allé en 1875 voir Claude Monet qui habitait Argenteuil et qui se voyait tellement combattu et méprisé, qu'il ne pouvait arriver que très difficilement à vivre de son travail; alors, à la recherche de combinaisons pour venir à son aide, il m'écrivait:
«Mercredi.»
«Mon cher Duret,
«Je suis allé voir Monet hier. Je l'ai trouvé navré et tout à fait à la côte.
«Il m'a demandé de lui trouver quelqu'un qui lui prendrait, au choix, de dix à vingt tableaux, à raison de 100 francs. Voulez-vous que nous fassions l'affaire à nous deux, soit 500 francs pour chacun?
«Bien entendu personne, et lui le premier, ignorera que c'est nous qui faisons l'affaire. J'avais pensé à un marchand ou à un amateur quelconque, mais j'entrevois la possibilité d'un refus.
«Il faut malheureusement s'y connaître comme nous, pour faire, malgré la répugnance qu'on pourrait avoir, une excellente affaire et en même temps rendre service à un homme de talent. Répondez-moi le plus tôt possible ou assignez-moi un rendez-vous.
«Amitiés.
«E. Manet.»
Il semblera peut-être étrange que donner mille francs à un peintre impressionniste pour dix de ses tableaux ait jamais pu être un acte désintéressé. Mais tout est relatif et au moment où Manet écrivait cette lettre, il était plus difficile d'arracher cent francs pour un tableau de Claude Monet, qu'il ne l'est devenu depuis d'en obtenir dix mille. L'aversion, l'horreur,—je ne sais quel mot trouver qui soit assez fort pour exprimer le sentiment du public,—étaient alors telles, qu'en dehors d'une demi-douzaine de partisans, gens de goût, mais disposant de peu de ressources, considérés d'ailleurs comme des fous, personne ne voulait avoir de cette peinture, personne ne voulait se donner la peine de la regarder ou, si, par extraordinaire, quelqu'un la regardait, ce n'était que pour en rire. Les amateurs qui achetaient des tableaux n'eussent pas même consenti à recevoir en don une œuvre des Impressionnistes, invités à la mettre chez eux. Ils se fussent considérés ainsi comme dépréciant leurs collections et comme perdant leur renom d'hommes de goût. M. Durand-Ruel, le seul marchand qui eût encore acheté des œuvres si décriées, allait tellement contre le goût général, qu'il ne pouvait en vendre à n'importe quel prix. Après avoir longtemps persisté à faire des avances aux Impressionnistes, envers lesquels il se conduisait non plus en homme d'affaires, mais en ami dévoué, il avait empilé de leurs toiles et épuisé sa caisse, à un point qui le mettait dans l'impossibilité momentanée de les soutenir. Dans ces circonstances, l'aide que Manet concevait se produisait bien comme un acte de désintéressement.
Manet cherchait, de toutes manières, à trouver des acheteurs aux Impressionnistes. Il gardait de leurs œuvres dans son atelier, qu'il s'efforçait de faire prendre aux personnes qui venaient le visiter, et il les vantait dans les termes les plus louangeurs. Claude Monet était de tous celui vers lequel il se sentait le plus vivement porté. Il admirait surtout son art de peindre l'eau, sous les apparences les plus diverses. Monet, disait-il, est le Raphaël de l'eau. Il le considérait comme tout à fait maître dans sa sphère. Un hiver il voulut peindre un effet de neige; j'en possédais précisément un de Monet qu'il vint voir; il dit, après l'avoir examiné: «Cela est parfait, on ne saurait faire mieux», et il renonça à peindre de la neige. Il s'établit ainsi entre eux une grande amitié et des rapports suivis, qui se sont toujours traduits par un échange de bons procédés.
Manet fut amené à peindre Claude Monet et les siens plusieurs fois. Il le peignit, une première fois en 1874, dans son bateau sur la Seine. Monet, qui travaillait directement devant la nature, s'était aménagé un bateau, à l'époque où il habitait Argenteuil, pour y exécuter à l'aise ses vues de la Seine. Il l'avait disposé d'une façon particulière avec une petite cabine au fond, où se réfugier en cas de mauvais temps, et une tente par devant, sous laquelle il pouvait se tenir au soleil. Manet avait représenté Monet peignant sous la tente de son bateau et Mme Monet, par derrière, assise dans la cabine. Il avait lui-même donné pour titre au tableau: Monet dans son atelier, en disant plaisamment: «Monet! son atelier, c'est son bateau.» Il a peint encore une fois Monet et sa famille en plein air, toujours en 1874, cette fois dans leur jardin. La femme et le fils sont assis sous des arbres, pendant que le père, contre une haie, s'occupe à jardiner.
Manet avait été lui-même, dès ses débuts, un partisan de la peinture en plein air, que les Impressionnistes étaient venus adopter systématiquement. Avec ses idées de ne peindre que des choses vues, il avait commencé à faire des études de plein air dès 1854, alors qu'il fréquentait encore l'atelier de Couture. En 1859, il a peint un paysage à Saint-Ouen qui s'est appelé la Pêche, où on voit la Seine avec ses rives et un pêcheur dans un bateau. Il devait ensuite avoir la fantaisie de placer sur cette toile son portrait et celui de sa femme, tous les deux vêtus de costumes à la Rubens, ce qui a fait prendre à l'œuvre un air composite assez singulier. Il peignit en 1861 des études dans le jardin des Tuileries, qui devaient lui servir à composer son tableau de la Musique aux Tuileries. Son paysage du Déjeuner sur l'herbe a été peint en 1863, d'après des études faites à l'île de Saint-Ouen. A son exposition de 1867 ont figuré diverses marines, des paysages, une course de chevaux, exécutés en plein air les années précédentes. En 1867, il peint, sur une toile de dimensions importantes, une Vue de l'Exposition universelle. La vue, prise du Trocadéro, s'étend sur le Champ de Mars, où cette année-là l'exposition était concentrée. Mais à ce moment le plein air était un des sujets les plus discutés, dans les réunions du café Guerbois, entre Manet et ses amis. Il s'adonnera donc désormais, d'une manière toute spéciale, à la peinture de plein air; il lui fera une part de plus en plus grande dans sa production.
En 1868 et 1869 il passe une partie de l'été à Boulogne; il y peint des marines et des vues du port. L'une d'elles, connue sous le titre du Clair de lune ou du Port de Boulogne, a été prise d'une fenêtre de l'hôtel de Folkestone, sur le quai de Boulogne. Elle rend bien la magie de la nuit et l'apparence fantastique des nuages, emportés devant la lune. Deux toiles ont été consacrées au départ du bateau à vapeur, faisant le service entre Boulogne et Folkestone. En 1870, avant la guerre, il peint dans un jardin de Passy le petit tableau qui s'est appelé le Jardin, où l'on voit une jeune femme en blanc, assise près de son enfant placé dans une petite voiture et un jeune homme à côté, étendu sur l'herbe. En 1871 il peint le Bassin d'Arcachon, à son retour des Pyrénées, et le Port de Bordeaux, des fenêtres d'une maison située sur le quai des Chartrons. En 1872 il peint en Hollande, où il est allé, une marine. En 1873 ses tableaux de plein air sont particulièrement nombreux. Il passe une partie de l'été à Berck-sur-Mer; il y peint les Hirondelles. Sa mère et sa femme ont posé pour les dames représentées. Il les a réduites à des proportions tellement restreintes, que le tableau demeure presque un paysage pur. Le titre est venu de quelques hirondelles, qui volent par-dessus le terrain couvert de gazon. Il peint encore à Berck une vue de mer avec personnages. Sa femme est assise au premier plan; à côté d'elle Eugène Manet est étendu sur le sable et, au fond, la mer bleue s'élève vers l'horizon. Ce tableau s'est appelé Sur la Plage. Il peint, toujours à Berck, les Pêcheurs en mer; embarqué avec eux, il les a saisis sur le vif, à leur travail, pendant que l'embrun de la mer venait mouiller sa toile. Les longues années passées à terre sans naviguer lui avaient fait perdre le pied marin, acquis au cours de son voyage au Brésil, car il racontait que le mal de mer l'avait fort incommodé sur la barque de pêche. Il peint en outre, en plein air, en 1873, la Partie de crocket, et enfin le Chemin de fer, qu'il expose au Salon de 1874.
Dans ses œuvres de plein air, Manet devait marquer sa manière personnelle, en face de ses amis les Impressionnistes. Eux, qui étaient principalement des paysagistes, peignaient surtout en plein air des paysages purs, où ils introduisaient accessoirement des figures humaines; tandis que lui, qui jusqu'à ce jour avait surtout peint des tableaux de figures, maintenant qu'il abordait plus particulièrement le plein air, se maintenait cependant dans sa véritable manière, en donnant à ses figures une grande importance, de telle sorte que le paysage ne formât le plus souvent autour d'elles que le cadre ou le fond de la scène.
Dans ces idées Manet se résolut à frapper un coup. Jusqu'alors ses tableaux de plein air avaient été de dimensions assez restreintes. Le premier qu'il eût envoyé au Salon en 1874, le Chemin de fer, se trouvant de cet ordre, n'avait guère été reconnu pour ce qu'il était. Maintenant il en peindrait un où les personnages atteindraient la grandeur naturelle et qui serait tellement caractéristique, qu'on ne pourrait se méprendre à son sujet. Dans l'été de 1874, il s'assure une femme appropriée et obtient de son beau-frère Rudolph Leenhoff de venir poser. Il les emmène à Argenteuil. Là il les place l'un contre l'autre, dans un bateau, assis sur un banc, avec l'eau bleue, comme fond, et une des berges de la Seine, pour clore l'horizon. Il se met à les peindre, en plein soleil, sur une toile d'un mètre cinquante de haut et un mètre quinze de large. Peindre ainsi deux personnages de grandeur naturelle, en maintenant à chaque être et au paysage l'intensité de coloris que l'éclat du plein air leur donnait, était une tentative d'une extrême hardiesse. Il fallait pour la mener à bien un homme, doué d'abord d'une vision particulière, puis habitué à réaliser sur la toile la juxtaposition des tons les plus tranchés.
L'œuvre terminée fut exposée, comme unique envoi, au Salon de 1875, sous le titre d'Argenteuil. Il s'était proposé de frapper un coup avec ce tableau. Il devait pleinement y réussir, mais non pas de la manière qu'il eût désirée. Quand il cherchait à attirer l'attention, c'était toujours avec l'espérance de captiver le public et la presse. Les déceptions ne le décourageaient point; après tant d'œuvres montrées sans trouver le succès recherché, il pensait toujours qu'il en produirait d'autres qui le lui obtiendraient. Il lui était arrivé une chance de ce genre avec le Bon Bock, mais par un concours exceptionnel de circonstances heureuses. Maintenant qu'avec son Argenteuil, il se proposait de frapper un coup d'éclat, en mettant dans une œuvre, comme il l'avait déjà fait, la marque de sa pleine originalité, la tentative, loin d'avoir le résultat favorable qu'il entrevoyait toujours, ne pouvait que soulever de nouveau l'hostilité que ses œuvres antérieures, produites dans les mêmes données, avaient fait naître. C'est ce qui allait en effet avoir lieu. L'Argenteuil devait être, avec le Déjeuner sur l'herbe, l'Olympia et le Balcon, celui de ses tableaux qui rencontrerait la désapprobation la plus violente et la plus universelle.
Une des particularités qui avaient le plus déplu chez Manet avait été sa manière de peindre en tons clairs juxtaposés. On n'avait vu tout d'abord dans cette pratique qu'un «bariolage», et l'œil habitué aux tableaux enveloppés d'ombre en avait été offensé. Cependant, depuis plus de dix ans qu'il persistait à se produire aux Salons, et qu'il y revenait toujours le même, on avait fini par le tolérer. On avait même été jusqu'à accepter celles de ses œuvres conçues dans une gamme de couleurs moins vive que les autres. En outre, sans qu'on s'en rendît compte, par la seule puissance du vrai sur le convenu, du naïf sur l'artificiel, cette manière tant abhorrée d'appliquer les tons clairs sans ombres intermédiaires exerçait son influence et l'école française commençait à supprimer les ombres opaques, pour aller vers le clair. Ainsi l'accoutumance venue d'une part, et de l'autre un changement général se produisant, il se trouvait que l'art de Manet ne frappait plus par un air d'absolue étrangeté, qu'il n'était plus considéré comme entièrement en dehors des règles. Si on n'allait point encore jusqu'à l'accepter tout à fait, au moins on s'y habituait, dans une certaine limite. Mais voilà qu'avec cet Argenteuil peint en plein air, Manet accentuait tellement sa manière, qu'il se remettait vis-à-vis des autres dans l'état de séparation absolue, où il s'était trouvé à l'origine. L'éclat des tons se trouvait porté, par le fait d'un tableau peint en plein air, à un tel degré d'acuité, qu'il dépassait de beaucoup tout ce que les tableaux peints dans la lumière atténuée de l'atelier avaient laissé voir. Le gain que Manet avait pu faire, par l'accoutumance où l'on était entré avec ses tableaux d'atelier, était donc perdu pour ceux du plein air.
Aussi revoyait-on devant l'Argenteuil ces attroupements bruyants qui s'étaient produits devant le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia. L'éclat du plein air offusquait. Les spectateurs le trouvaient intolérable. Leurs yeux ne pouvaient le supporter. Un effet exaspérait par-dessus tout: l'eau de la Seine peinte d'un bleu intense. Il est pourtant certain que l'eau limpide et profonde d'une rivière, frappée, dans certaines conditions, par le soleil, laissera voir des tons d'un tel bleu, que la palette la plus riche ne pourra pleinement les rendre. Manet ayant peint la Seine à Argenteuil par un soleil ardent avait eu beau s'efforcer, l'eau bleue de son tableau avait dû rester, comme éclat, au-dessous de la réalité. Mais le public et les critiques n'étaient à même d'entrer dans aucune de ces considérations. Cette eau bleue leur causait une sorte de souffrance physique, elle les aveuglait. Devant le Balcon de 1869, tout le monde s'était récrié. Avait-on jamais vu un balcon vert! Maintenant tout le monde se soulevait contre l'eau de l'Argenteuil. Avait-on jamais vu de l'eau bleue dans une rivière!
Il était vrai qu'on n'avait jamais vu apparaître, dans un tableau du Salon et même dans aucun autre tableau n'importe où, de l'eau bleue, peinte avec une telle intensité de coloris, puisque personne, excepté les Impressionnistes, ne s'était encore avisé d'aller peindre en plein soleil, directement devant la nature. Manet s'étant livré à une tentative originale et ayant travaillé dans des conditions encore inconnues devait par cela même produire une œuvre douée de caractères qui la différencieraient de toutes les autres. C'est précisément parce qu'il en était ainsi qu'elle eût dû être louée ou au moins prise en considération, comme hors de la banalité et du pastiche, qui sont la mort de l'art. Mais au contraire le public en art, comme en toutes choses, n'aime que les voies battues, commodes à sa nonchalance. Il est d'instinct l'ennemi des nouveautés. Cet Argenteuil, vu au Salon comme une œuvre sans précédent, déplaisait donc par cela même à tout le monde.
Le tableau qui, par sa tonalité générale, soulevait l'hostilité, ne gagnait rien, lorsque les deux personnages qui y figuraient étaient considérés à part. D'abord on les déclarait laids et vulgaires. Et puis! que faisaient-ils assis sur un banc, dans ce bateau? Ils manquaient peut-être de raffinement, mais les canotiers qui vont, les hommes en tricot, les femmes en robes multicolores, s'amuser sur l'eau, n'ont jamais appartenu à l'élite sociale. D'ailleurs ils étaient assis dans le bateau, pour n'y rien faire autre chose que d'y être assis. C'était la question posée, à l'occasion du Chemin de fer, l'année précédente, où une femme et une petite fille avaient été représentées sans se livrer à aucune mimique particulière, simplement pour offrir deux figures à peindre. Le public insensible aux arrangements picturaux en eux-mêmes, qui demande toujours aux personnages d'un tableau d'accomplir une action bien déterminée, avait trouvé, en 1874, les femmes du Chemin de fer «incompréhensibles», et il jugeait, en 1875, étranges et méprisables les canotiers de l'Argenteuil, dans la simplicité de leur pose et de leur habillement.
En peignant son Argenteuil, Manet avait représenté un côté de la vie parisienne, qui a presque entièrement disparu. Avant que la bicyclette ne fût connue, le canotage, les jours fériés, dans la belle saison, formait l'amusement d'une partie de la jeunesse. Argenteuil, Asnières, Bougival, voyaient accourir des bandes de jeunes gens des deux sexes qui, après avoir prodigué leurs forces à ramer sur l'eau, finissaient la journée par un festin au cabaret et un bal champêtre. La bicyclette a mis fin à ces divertissements; ceux qui s'y fussent autrefois adonnés se dispersent maintenant sur les routes. Les canotiers venaient de mondes différents, mais les femmes qu'ils emmenaient avec eux n'appartenaient qu'à la classe des femmes de plaisir de moyenne condition. Celle de l'Argenteuil est de cet ordre. Or comme Manet, serrant la vie d'aussi près que possible, ne mettait jamais sur le visage d'un être autre chose que ce que sa nature comportait, il a représenté cette femme du canotage, avec sa ligure banale, assise oisive et paresseuse. Il a bien rendu la grue que l'observation de la vie lui offrait. Il a encore peint un type analogue dans son tableau la Prune. Une femme, de celles qui attendent dans les cafés la rencontre à venir, accoudée sur une table, regarde l'œil vague, devant elle, dans le néant de sa pensée.
Après avoir peint dans l'Argenteuil la vie à peu près disparue du canotage, Manet devait peindre, dans la Servante de Bocks, la vie, qui survenait alors et qui s'est depuis fort développée, du cabaret à chansons. On avait ouvert, sur le boulevard de Clichy, un établissement de cet ordre, appelé le Reichshoffen, où la bière était apportée par des servantes. Manet avait remarqué le mouvement des servantes qui, en posant d'une main un bock sur la table, devant le consommateur, savaient en tenir plusieurs de l'autre, sans laisser tomber la bière. Voulant peindre une de ces filles à l'œuvre, il s'interdit de prendre, pour poser, un modèle quelconque, il lui fallait la fille même. Il est de ces mouvements que seule une longue pratique a pu enseigner. Millet a peint une enfourneuse, une villageoise introduisant une miche dans un four, et il l'a peinte en indiquant avec justesse la saccade des deux bras et du dos qu'elle fait, pour détacher sa miche de la pelle qui la supporte et l'enfoncer dans le four. Tous les modèles de la terre n'auraient pu donner à Millet son enfourneuse. Il lui a fallu pour l'obtenir trouver une villageoise d'entre les villageoises, qui eût, toute sa vie, pétri et enfourné du pain. Désireux de peindre une servante de bocks, dans l'exercice si l'on peut dire de sa virtuosité, Manet s'adressa à celle du café qui lui parut la plus experte. Cette fille flairant l'aubaine affecta des scrupules et déclara qu'elle n'irait poser dans son atelier qu'accompagnée d'un «protecteur». Il dut en passer par là et les payer grassement tous les deux pendant qu'il exécutait son tableau. Le protecteur se trouva être un grand diable en blouse. Il l'a représenté, accoudé sur une table, la pipe à la bouche, tandis que la servante pose un bock près de lui, de son geste particulier.
Le soulèvement causé au Salon de 1875 par l'Argenteuil avait été si violent, qu'il était presque venu remettre Manet dans la situation de réprouvé du début. Il conservait, il est vrai, pour le défendre, un groupe d'artistes, d'hommes de lettres, d'amis et de partisans qui lui avaient manqué autrefois. Mais leur voix qui pouvait être entendue, lorsque la réprobation faiblissait ou cessait même, comme à l'occasion du Bon Bock, était étouffée lorsque, comme dans le cas de l'Argenteuil, elle se déchaînait en tempête. Alors les ennemis avaient beau jeu et c'était par fortune qu'un ami comme M. Jules de Marthold parvenait à présenter une vigoureuse défense de l'art de Manet, dans un journal où il était rédacteur. La presse autrement ne s'ouvrait qu'aux railleries, aux caricatures, aux insultes et Manet, qui avait pensé qu'avec son essai de plein air, il parviendrait peut-être à captiver le public, se voyait de nouveau déçu et rejeté en plein combat.
Il ne se décourageait jamais. L'insuccès de l'Argenteuil, loin de le faire renoncer à la peinture de plein air, ne fut qu'un stimulant pour l'y attacher. Il lui donnera donc maintenant, jusqu'à la fin, une place tout à fait régulière dans son œuvre. Il l'entremêlera systématiquement avec celle de l'atelier. Il avait, en même temps que l'Argenteuil, peint un autre tableau de plein air, En bateau, qu'il devait exposer au Salon de 1879, et étant allé en 1875 faire un voyage à Venise, il en rapporta deux toiles de plein air. Le motif lui avait été fourni par les poteaux de couleurs vives, placés sur les canaux, devant la porte d'eau de certains palais.
En 1875, l'été, il peint dans un jardin le Linge, pour l'exposer comme suite à l'Argenteuil. Il l'envoie, en effet, avec un autre tableau, l'Artiste, peint à l'atelier, au Salon de 1876, mais le Jury les refusa. Voilà donc que, tout à coup, après huit ans, le jury revenait à son ancienne rigueur et se remettait à frapper Manet d'ostracisme. Le refus du jury, en 1876, se produisait comme la conséquence du soulèvement du public et de la presse contre l'Argenteuil de 1875, de même que le refus du jury, en 1866, avait été la conséquence du soulèvement de l'opinion contre l'Olympia de 1865. Le jury était fondamentalement hostile à Manet; les peintres qui le composaient, alors ancrés dans la tradition et l'observance des vieilles règles, ne voyaient en lui qu'un révolté, à frapper le plus possible. Du moment qu'on ne voulait point admettre que le Salon fût un lieu, où l'originalité, comme suprême condition de tout art vivant, dût être la bienvenue, qu'on considérait au contraire qu'on ne devait y être reçu qu'en se soumettant aux préceptes inculqués, le jury ne pouvait que traiter Manet en réprouvé. Ses membres mettaient donc à profit, pour l'exclure, l'insuccès de son Argenteuil et ils le faisaient d'autant mieux que cette apparition de la peinture en plein air leur semblait devoir renverser tout ce qui restait encore debout du grand art traditionnel, tel qu'ils le concevaient.
Comment auraient-ils pu se refuser la satisfaction de frapper Manet! Mais cet homme, à leurs yeux, était un monstre qui, alors qu'on lui faisait des concessions, qu'on commençait à tolérer ses déportements, loin de s'assagir, repartait de plus belle et se déchaînait aux extrêmes. Il était d'abord venu comme saccager le grand art du nu avec son Déjeuner sur l'herbe et son Olympia; il avait rejeté les règles enseignées de marier l'ombre avec les clairs, pour peindre par tons vifs juxtaposés. Voilà que depuis dix ans, cette manière, réapparaissant, commençait à agir sur les jeunes peintres, pour les débaucher, les éloigner de la sage tradition et par surcroît son auteur en arrivait maintenant, avec la peinture du plein air, à des outrances non soupçonnées, des scènes fixées directement devant la nature, le soleil ardent, l'eau bleue, les arbres verts, les multicolores habillements mis côte à côte, pour aveugler les gens et leur faire sans doute bientôt considérer les autres toiles du Salon, avec leurs ombres traditionnelles, comme des productions du Tartare. Il avait, en outre, engendré d'autres monstres, les Impressionnistes, qui rapportaient de la campagne des tableaux, où chaque jour ils surhaussaient l'éclat des tons. Enfin, la réprobation de la presse et du public s'étant produite en 1875 comme pour les soutenir, ils reprenaient leur rôle de défenseurs de la tradition et de protecteurs des règles, en fermant de nouveau le Salon à Manet.
Les deux tableaux refusés, le Linge et l'Artiste, étaient des œuvres puissantes. Le Linge représentait une femme au milieu d'un jardin, vêtue d'une robe bleue. Elle était occupée à laver du linge dans un baquet, sur lequel un enfant debout s'appuyait des mains. Les effets de coloris étaient produits par la robe bleue de la femme, les grandes plantes vertes du jardin et des linges blancs, tendus sur des cordes. C'est dans cet assemblage que Manet avait réalisé la juxtaposition de tons vifs, demandée aux extrêmes ressources de sa palette, qui, analogues aux audaces de l'Argenteuil, avaient fait refuser le tableau.
LES BOTTINES
Mais pour que le jury étendît ses rigueurs à l'autre, à l'Artiste, il fallait qu'il fût réellement désireux de montrer toute sa colère, car celui-là, peint dans l'atelier, restait conforme à la donnée ordinaire de Manet, que les jurys, en recevant depuis des années ses tableaux, avaient par là même comme acceptée. C'était un portrait en pied du graveur Desboutins, vu de face, bourrant sa pipe, peint tout entier dans les gris, sans l'introduction de ces couleurs variées, capables d'offusquer. Il était plein d'air et de lumière et si, dans l'exécution de certaines parties, on voyait les touches et les indications sans fini précieux propres à Manet, ces particularités semblaient au moins à leur place, dans une œuvre de grandes dimensions, où le personnage se détachait comme un bloc.
Manet, exclu du Salon, résolut de montrer ses tableaux dans son atelier. Il adressa des lettres à la presse, aux artistes, aux amateurs, aux hommes du monde, pour qu'ils vinssent les voir et les juger. Il plaça près d'eux un registre où les visiteurs purent écrire. Les remarques et les observations les plus diverses y furent consignées, quelques-unes saugrenues, beaucoup d'autres, où les gens, gardant naturellement l'anonyme, laissaient voir, par des grossièretés, combien était encore profonde l'hostilité contre l'artiste. Mais les amis et les partisans purent exprimer de leur côté leur approbation et leurs louanges. Manet était si connu, ses productions soulevaient d'abord une telle curiosité, on était si bien habitué à s'échauffer à son sujet, que l'exposition particulière de ses tableaux fit du bruit. Elle devint un événement parisien. Il fut de mode de visiter son atelier. De telle sorte que le refus du jury n'atteignit pas le résultat d'étouffement que ses auteurs s'en étaient promis. Les œuvres refusées, si elles échappèrent à la foule qui se bouscule aux Salons, furent en définitive vues de l'élite, qui s'intéresse aux choses d'art.
La presse, il faut lui rendre cette justice, prit d'ailleurs presque entièrement parti pour Manet contre le jury. Ces journalistes mêmes qui, au précédent Salon, avaient témoigné de leur mépris pour l'Argenteuil et qui maintenant encore, en présence des œuvres montrées dans l'atelier, n'avaient que des critiques à exprimer, s'élevaient cependant contre l'ostracisme dont leur auteur était l'objet. On trouvait qu'un homme depuis si longtemps sur la brèche, déployant une telle volonté de travail, devait avoir le droit de se produire. Le jury abusait, pensait-on, de ses pouvoirs en le mettant en interdit. Qu'on le laissât donc exposer! Ce serait ensuite à la presse et au public à faire justice de ses erreurs. Tous s'étaient du reste acquittés de cette mission, en le poursuivant sans relâche de leurs sévérités. C'est pourquoi, après l'avoir si longtemps malmené, c'eût été un manque de générosité, que de venir maintenant approuver qu'on lui fermât le Salon. De telle sorte que le soulèvement causé par l'Argenteuil, sur lequel le jury s'était comme appuyé pour frapper Manet, n'amenait point l'approbation de son acte qu'il s'était promise. Et puis, comme on se dérangeait pour aller voir les tableaux dans l'atelier, le jury, moralement blâmé pour sa sévérité, n'en obtenait même pas l'avantage de pouvoir soustraire aux regards les audaces jugées démoralisantes du peintre.
Manet se sentit donc assez défendu pour croire que les refus subis en 1876 ne se renouvelleraient pas en 1877. Malgré cela, pour se rouvrir avec certitude le Salon, il tint un certain compte des répulsions du jury, en ne présentant point cette fois-ci d'œuvre de plein air, mais en envoyant deux tableaux peints dans l'atelier. Le jury ne pouvait dès lors songer à renouveler ses refus et les tableaux furent déclarés admis. L'un d'eux fut cependant ensuite éliminé, à cause du sujet considéré comme trop libre.
Le tableau éliminé avait pour titre Nana, d'après le roman d'Émile Zola. Il représentait une jeune femme à sa toilette, en corset et en jupon, à même de se pomponner. Jusque-là il n'offrait rien qui pût effaroucher et c'était un personnage accessoire qui, en lui donnant sa signification, avait amené le jury à l'exclure. Manet avait peint, sur un côté de la toile, contemplant la toilette de la jeune femme, un monsieur en habit noir, assis le chapeau sur la tête. Par ce personnage et le détail du chapeau, la femme était déterminée; sans qu'on eût besoin d'explications, on voyait qu'on avait affaire à une courtisane. Manet qui voulait peindre la vie sous tous ses aspects, qui cherchait à la rendre la plus vraie possible, avait trouvé moyen, par l'introduction auprès d'une femme d'un personnage masculin d'ailleurs inactif, d'établir un intérieur de courtisane. C'était un des côtés de la vie de plaisir qu'il rendait, mais à l'aide d'un artifice si simple et si tranquille, que l'ensemble n'avait rien d'offensant.
On avait devant soi une œuvre d'art à juger uniquement comme telle et à ceux qui eussent voulu la considérer d'un autre point de vue, on pouvait dire: Honni soit qui mal y pense. Car jamais Manet n'a fait autre chose que de peindre, sans sous-entendu, les scènes conçues franchement, pour exister comme œuvres d'art. Quand on a voulu trouver dans son Déjeuner sur l'herbe, dans son Olympia ou dans sa Nana certaines intentions, ce sont simplement les accusateurs qui tiraient d'eux l'idée malsaine qu'il n'avait jamais eue. Lorsqu'on compare en particulier cette Nana aux nombreuses représentations de Joseph et de Putiphar, de Suzanne et des vieillards, de Nymphes et de Satyres, peintes par les grands maîtres et placées dans les musées, on reconnaît qu'elle est à côté d'une réserve parfaite. Mais le temps est encore ici un élément essentiel. Après la mort de leurs auteurs, les audaces s'apaisent et se font accepter, tandis que l'exposition tranquille de simples réalités, au moment où elle se produit, paraît offensante. Toujours est-il que le jury du Salon de 1877 se refusait à montrer une courtisane, qu'on eût pu prendre pour une vertu, en comparaison de certaines dames tenues dans les musées. Il est présumable aussi que le Jury, qui tant de fois avait repoussé Manet, n'y regardait pas de si près et que Nana lui offrant un motif de refus à faire valoir, il s'empressait de le saisir, pour bannir un de ses tableaux de plus. L'autre envoi au Salon et celui-là exposé était le Portrait de M. Faure, dans le rôle d'Hamlet.
M. Faure, baryton, était alors le chanteur le plus en renom du Grand-Opéra. Il avait noué des relations d'amitié avec Manet. Il fréquentait son atelier et, grand collectionneur, était devenu, après M. Durand-Ruel, le principal acheteur de ses tableaux. Manet l'avait représenté dans le rôle d'Hamlet, de l'opéra du même nom d'Ambroise Thomas. C'était la seconde fois qu'il peignait un Hamlet. Les deux n'ont aucune ressemblance. On est surpris d'abord, qu'un même rôle puisse fournir deux types aussi dissemblables. Mais lorsqu'on observe directement la vie on découvre une grande multiplicité d'aspects, sous des formes où l'on aurait d'abord pu soupçonner l'uniformité. Les Hamlet peints pur Manet, personnifiés par deux acteurs différents, engagés dans des genres différents, n'ont donc pu se ressembler. Le premier, peint en 1866, sous le nom de l'Acteur tragique, représentait Rouvière qui, en effet, acteur tragique, faisant surtout ressortir dans ses rôles le côté farouche, avait amené Manet à peindre un Hamlet ténébreux, porté à la vengeance. Le second, celui de cette année, représentait au contraire Faure, qui, ayant à chanter la musique d'Ambroise Thomas et à se faire entendre dans une immense salle d'Opéra, s'offrait sans caractère dramatique saillant et ne pouvait donner, ce que Manet avait en effet mis sur la toile, qu'un Hamlet à l'aspect de virtuose.
Par exception, les deux tableaux envoyés au Salon de 1877 montraient des types empruntés à la littérature, l'un à une tragédie de Shakespeare, l'autre à un roman de Zola. Mais avec eux Manet n'était point remonté jusqu'à l'œuvre littéraire, pour y chercher le caractère original, que les auteurs avaient eux-mêmes voulu donner à leurs héros. Il s'était arrêté en route, en prenant, pour les peindre, des êtres vivants doués d'une physionomie propre. On voit par là que, contrairement aux romantiques et en particulier à Delacroix, il ne concevait point son art de la peinture comme devant se conformer à des œuvres littéraires, pour en devenir une explication ou une illustration. Ses Hamlet ne sont donc point de Shakespeare, pas plus que sa Nana n'est de Zola. Dans le cas de ses Hamlet, il ne s'est point demandé quel était le type réellement créé par l'imagination de Shakespeare pour le rendre, il a peint deux êtres spéciaux, que lui offraient deux acteurs distincts, posant devant lui. De même que dans sa Nana, il a peint le modèle qu'une courtisane réelle lui fournissait, sans s'attacher à personnifier exactement la création du roman, et aussi reconnaît-on que sa Nana et celle de Zola sont deux femmes différentes.
En 1878 comme en 1867, il devait y avoir une Exposition universelle où, à côté de l'Industrie, on ferait une place aux Beaux-Arts. Manet cette année-là n'envoya rien au Salon, mais désireux d'apparaître à la plus importante des expositions, il y présenta des œuvres. Elles furent refusées. En 1878, comme en 1867, il voyait donc l'Exposition universelle se fermer pour lui. C'était un jury spécial qui choisissait les tableaux à exposer, mais il se recrutait parmi les mêmes peintres vieillis dans le respect des règles, qui formaient les jurys des Salons annuels. Or tous ceux-là qui, pleins de la croyance qu'ils devaient défendre la tradition, avaient autant que possible fermé les portes des Salons à Manet, s'ils avaient enfin été contraints par la force des choses de les lui ouvrir, se rejetaient sur l'Exposition universelle, comme sur un exceptionnel retranchement, pour l'en tenir à l'écart et l'empêcher de se produire.
Manet frappé ainsi, pour la seconde fois, dans une occasion exceptionnelle, eut la pensée de recourir à une exposition particulière, comme il l'avait fait en 1867. Il rechercha un local et il rédigea même le catalogue des œuvres à montrer, qui comprenait cent numéros. Puis il renonça à son projet. Il fut sans doute amené à s'abstenir ainsi, par la pensée qu'après l'énorme attention qui s'était portée sur ses œuvres aux Salons, elles étaient assez connues pour qu'il pût se dispenser de les montrer à nouveau. Une autre cause, qui aussi l'arrêta, fut les frais considérables qu'une exposition à part eût amenés et qu'il ne pouvait encourir. Il continuait à ne vendre de tableaux que de loin en loin, à des prix fort minimes, et ses ressources limitées ne lui permettaient pas de répéter la dépense d'une installation spéciale, analogue à celle de 1867.
Cependant le refus éprouvé par Manet en 1878 à l'Exposition universelle, après celui de 1876 au Salon, avait soulevé de nombreuses protestations dans la presse et chez les artistes. On pouvait s'apercevoir ainsi que toujours méprisé par le public dans son ensemble, il gagnait du terrain parmi une élite. Le nombre de ses partisans et de ses défenseurs s'accroissait, de telle sorte que le jury qui le condamnait avait à subir de fortes attaques et que même ses membres se voyaient individuellement pris à partie et recevaient à leur tour des injures. Aussi, se sentant de plus en plus soutenu, renonça-t-il, en se présentant au Salon de 1879, à ces ménagements qu'il avait cru devoir observer au Salon de 1877, après le refus de 1876. Il avait alors écarté les tableaux de plein air, qui offusquaient particulièrement, pour n'envoyer que des toiles peintes dans l'atelier. Mais en 1879 il revient à la charge sans faire de concessions; il soumet au jury d'examen deux toiles, l'une En bateau, un plein air, l'autre Dans la serre, qui tout en ayant été peinte en lieu couvert, offrait cependant des tons très vifs. Les deux furent reçues.
En bateau avait été peint en 1874, avec l'Argenteuil, mais dans une gamme de tons moins violente. On n'y trouvait pas de détail aussi hardi que l'eau bleue, mise comme fond à l'Argenteuil. Le personnage principal, un canotier, tenait le gouvernail du bateau, vêtu d'un maillot blanc. Il s'harmonisait bien avec l'eau de la rivière d'un gris azur. Le tableau, relativement calme, s'il ne parvenait à recueillir l'approbation, passait au moins sans soulever une trop grande hostilité. Dans la serre déplaisait au même titre que toutes les œuvres de Manet, où se voyaient des tons variés et des couleurs vives. Deux personnages, une jeune femme et un jeune homme, s'y détachaient sur les plantes vertes d'une serre. La jeune femme était assise, étendue sur un banc; le jeune homme, accoudé sur le dossier du banc, causait tranquillement avec elle. La scène s'offrait pleine de charme, mais comme le fond était formé par les plantes vertes peintes dans tout leur éclat, le public, selon son habitude en semblable circonstance, déclarait l'arrangement criard, et ses pauvres yeux s'en trouvaient offusqués.
Manet avait fait poser, pour son couple, un jeune ménage, M. et Mme Guillemet, amis de sa famille. La femme, une jolie personne très élégante, était connue pour le bon goût de ses toilettes. Aussi pouvant disposer d'un tel modèle avait-il su en profiter. On lui reprochait de ne peindre que des femmes vulgaires, mal habillées, et il ne pouvait oublier que son Balcon, de 1869, avait subi les railleries impitoyables, parce qu'on avait jugé que les dames qui s'y montraient étaient affreusement fagotées. Ayant à peindre cette fois-ci une élégante, il s'est étudié à maintenir à la robe ses plis rectilignes et sa coupe irréprochable, avec autant de soin que s'il eût travaillé pour un journal de modes. Mme Guillemet portait des chapeaux ravissants, qui excitaient d'autant plus la curiosité, qu'on savait qu'elle les faisait elle-même. Manet s'est appliqué en ami sur son chapeau, encore plus que sur sa robe. Il l'a rendu de telle sorte qu'aucune femme ne saurait manquer de le trouver à son goût. Il a repris l'arrangement de plantes vertes, mis comme fond à son tableau Dans la Serre, pour l'introduire dans une composition où sa femme, vêtue de gris, est représentée assise elle aussi sur un banc. Il a encore peint, dans le même temps, se détachant sur un fond de plantes vertes, mais cette fois assise dans un fauteuil, une jeune femme vêtue de noir, qui tient un éventail déployé.
A ce moment, en 1879, Manet, au sommet de sa carrière, avait atteint le genre de renom qui devait lui appartenir de son vivant. C'était un des hommes les plus en vue de Paris. Tout le monde savait qui il était. Mais dans la masse du peuple et même dans cette foule restreinte qu'on appelle le Tout Paris, il demeurait incompris. On ne voyait toujours en lui qu'un artiste outré, violent, sans les qualités des vrais maîtres et, en définitive, il restait presque le réprouvé qu'il avait été à ses débuts. Une élite d'écrivains, de connaisseurs, d'artistes, de femmes distinguées, un noyau de disciples lui étaient venus, qui, sachant l'apprécier, lui témoignaient la plus vive amitié; il sentait que les jeunes artistes s'abandonnaient en partie à son influence. Mais ces avantages, dans un cercle restreint, ne le dédommageaient point du jugement que le peuple au dehors continuait à élever contre lui. Il ne connaissait pas cette philosophie qui porte les gens à se satisfaire eux-mêmes de leur mérite, en méprisant l'opinion des contemporains. Il avait eu dès l'abord conscience de sa valeur, il avait tout de suite vu qu'elle devrait être un jour universellement reconnue et faire mettre son œuvre au premier rang. Mais cette reconnaissance qu'il se promettait toujours de voir venir reculait sans cesse, et chaque fois qu'elle s'évanouissait, il en éprouvait de la tristesse. Il comprenait la vie d'artiste sous la forme des succès éclatants d'un Rubens. Les honneurs, les postes officiels, les distinctions des académies, l'entrée dans les Instituts, puisque ces choses existaient et étaient acquises à d'autres, lui semblaient à lui aussi son dû. Il souffrait de ne pouvoir les obtenir, alors que les autres s'en paraient sous ses yeux.
Homme du monde, ayant le goût de la société, c'était pour lui un perpétuel agacement de voir, dans les salons, les sourires et les compliments des femmes, les hommages des hommes aller à ces artistes en renom qui le combattaient, l'expulsaient des expositions, accaparaient les honneurs, pendant que lui, traité en artiste inférieur, n'était goûté que pour les manières distinguées et l'esprit de conversation qu'on lui reconnaissait comme seule supériorité. Et puis! pendant que les autres encore arrivaient à la richesse, il continuait d'empiler les toiles dans son atelier et, s'il en vendait de temps en temps, il n'en retirait que des sommes minimes, qui lui permettaient tout juste de faire face aux dépenses de sa vie, tenue sur un pied modeste. Lorsqu'il travaillait, lorsqu'il était avec ses amis, son entrain naturel, son élasticité de tempérament le maintenaient à l'état d'homme gai, mais lorsqu'il se retrouvait dans le monde, lorsque les refus des jurys ou les injures et les railleries de la presse se reproduisaient, il en ressentait une très grande amertume. A mesure que les années s'écoulaient, il devenait cet homme qui a eu certaines ambitions qu'il sait justifiées et qu'il croyait réalisables, et qui, à mesure qu'il les voit s'évanouir, éprouve une intime déception.
Manet était un Parisien qui personnifiait, portés à toute leur puissance, les sentiments et les habitudes des Parisiens. Il représentait, avec sa sensibilité d'artiste, ses penchants d'homme du monde, son besoin de sociabilité, le Parisien par les côtés de raffinement où il se distingue, mais aussi où il arrive à un genre de vie presque artificiel. Il ne pouvait donc vivre qu'à Paris et, en outre, il ne pouvait y vivre que d'une certaine manière. A l'époque où il apparaissait, ce qu'on appelait le Boulevard, l'espace compris entre la rue Richelieu et la Chaussée-d'Antin, était depuis longtemps un lieu à part. Paris n'était point alors la ville envahie par les provinciaux et les étrangers, que les chemins de fer y versent aujourd'hui. Le Boulevard était encore libre de cohue, et, dans l'après-midi, une élite de gens, plus Parisiens que les autres, pouvait venir s'y rencontrer, s'y promener et y flâner. Il y a eu trois ou quatre générations d'hommes de raffinement fixés au Boulevard, par des liens aussi puissants que ceux qui peuvent attacher certaines plantes au sol nécessaire à leur vie. Pour ces gens-là, respirer l'air du Boulevard était un besoin et la nostalgie du Boulevard, par suite d'éloignement, devenait une maladie. Manet aura été un des derniers représentants de cette manière d'être; il sera resté un de ceux pour qui la fréquentation du Boulevard aura été une pratique de toute la vie.
Il y avait sur le Boulevard un coin comme nul autre, une maison privilégiée, où les habitués étaient traditionnellement illustres, le café Tortoni, à l'angle de la rue Taitbout. Sa réputation remontait au premier empire, alors que Talleyrand l'avait choisi pour y dîner et s'y retrouver avec ses amis. Ensuite Alfred de Musset l'avait adopté et, quand il a montré dans Mardoche le jeune homme livré aux plaisirs de Paris, il le promène naturellement sur le Boulevard et il désigne le Boulevard en nommant Tortoni.
Mardoche habit marron, en landau de louage,
Pardevant Tortoni, passait en grand tapage.
Après Musset, étaient venus Rossini et Théophile Gautier. Manet, comme enfant de Paris, était entré dans cette tradition. Dès l'origine, puis alors qu'il était le plus honni et repoussé, il allait faire sa visite quotidienne au Boulevard et sa station à Tortoni. On y était hostile ou indifférent à son art. Aussi ne se trouvait-il point là comme artiste et, entre lui et les gens avec lesquels s'étaient nouées ces relations familières, qui naissent du coudoiement quotidien, il n'était question ni de son esthétique, ni de ses succès ou insuccès. Il revenait tous les jours, simplement comme Parisien, mû par le besoin de fouler le sol d'élection du vrai Parisien.
Le Boulevard, lieu de promenade tranquille, n'existe plus, il est devenu une grande rue cosmopolite. Les théâtres, les brasseries, les banques, les maisons à spectacles, attirent les foules, qui ont noyé les élégants et les raffinés. Le café Tortoni, soumis à la loi commune du changement et ne pouvant survivre à la disparition de la société dont il était le centre, s'est fermé. Il a été remplacé par une vulgaire boutique. Mais la maison subsiste, et je ne passe jamais auprès sans que Manet ne m'apparaisse. Je le revois assis devant le perron ou dans la salle en bas, ou encore déjeunant avec ses amis, au premier étage. Il reste ainsi dans le souvenir, comme un de ces anciens Parisiens sociables par-dessus tout.
L'ŒUVRE GRAVÉE
X
L'ŒUVRE GRAVÉE
L'œuvre gravée de Manet se compose principalement d'eaux-fortes et de lithographies. Les eaux-fortes s'étendent de ses débuts à sa fin. Une des premières, Silentium, marque son commencement; la dernière, Jeanne, est de 1882. C'est entre les années 1862 et 1867 qu'il s'est surtout montré fécond comme aquafortiste. Il est alors dans cette période où il aime à faire poser des Espagnols, et un grand nombre de ses eaux-fortes est consacré à des motifs espagnols.
Il apportait dans l'eau-forte cette coutume de ne point se répéter, qui était le fondement de son art. Il innovait sans cesse, même quand il mettait sous la forme gravée des sujets déjà peints. Plusieurs de ses eaux-fortes reproduisent de ses tableaux à l'huile, mais d'une manière très libre. On a ainsi deux eaux-fortes de l'Olympia, en deux dimensions. Elles laissent voir entre elles des différences et montrent également des variantes, sur le tableau original. La plus petite a été faite pour illustrer l'article d'Emile Zola de la Revue du XIXe siècle, réimprimé en brochure. Dans cette circonstance Manet, jaloux de soutenir l'éloge que Zola présentait de lui et de son Olympia, s'est appliqué à obtenir une grande précision de dessin et un rare fini des traits de la pointe.
Les planches de ses eaux-fortes ont été laissées dans des états très divers; quelques-unes ne présentent que des esquisses ou même des indications de sujets cherchés, tandis que d'autres, comme Lola de Valence, l'Enfant à l'Épée, ont été très travaillées. L'ensemble de l'œuvre comprend des reproductions de tableaux anciens, comme les Petits cavaliers, l'Infante Marguerite, Philippe IV de Velasquez; des reproductions de ses propres tableaux, comme le Buveur d'absinthe, le Gamin au chien, le Chanteur espagnol, Lola de Valence, l'Acteur tragique, les Bulles de savon, Mlle V*** en costume d'espada, le Liseur; des compositions originales, comme Silentium, l'Odalisque couchée, la Toilette, la Convalescente; des portraits, comme ceux de Baudelaire, d'Edgar Poe, de son père.
Une de ses eaux-fortes à laquelle on est particulièrement ramené par le charme qui s'en dégage, Lola de Valence, montre combien, quand le sujet l'y portait, il savait user des ressources les plus subtiles de l'outil. Pendant longtemps ses œuvres gravées n'ont pourtant pas rencontré plus de faveur que ses tableaux. Elles étaient profondément dédaignées. Manet n'était, disait-on, qu'un artiste incomplet, dépourvu peut-être encore plus de science sur le terrain de la gravure que sur celui de la peinture. Mais sur les deux, il avait au contraire étudié les maîtres et savait ce qu'on peut apprendre. Il aimait, à l'occasion, à disserter sur le mérite des aquafortistes ses devanciers. Ceux qu'il goûtait le mieux, vers lesquels il s'était surtout senti porté, étaient Canal et Goya. Dans l'eau-forte comme dans la peinture, il était donc allé d'instinct vers Venise et l'Espagne.
Ce n'est pas que ses sujets espagnols du début, pas plus que ceux qui les ont suivis, aient été traités d'une manière qui rappelle les procédés, soit de Canal, soit de Goya. Il était trop foncièrement original pour avoir pu imiter les autres. Mais dans plusieurs de ses eaux-fortes, comme dans certains de ses tableaux, il a aimé, de propos délibéré, à faire apparaître la réminiscence des devanciers ses favoris. C'est ainsi que sa Femme à la mantille a été exécutée, ouvertement, dans la manière de Goya. L'emprunt à un étranger était d'ailleurs, dans ce cas, de circonstance, car il s'agissait d'illustrer, sous une forme appropriée, un sonnet intitulé Fleur exotique, inséré dans la collection des Sonnets et Eaux-fortes, publiée par Alphonse Lemerre en 1869, à laquelle les principaux poètes et artistes du temps avaient collaboré. L'eau-forte connue maintenant comme la Femme à la mantille s'est même d'abord appelée Fleur exotique et elle a été cataloguée sous ce titre à l'exposition posthume de Manet, à l'École des Beaux-Arts, en 1884. Dans quelques-unes de ses eaux-fortes, particulièrement dans le Philosophe, il a introduit des traits en zigzag, rappelant la manière de Canal, qu'il trouvait spécialement souple et charmante.
Les eaux-fortes détachées sont au nombre d'une cinquantaine. Il existe dans les collections, en France et aux États-Unis, quelques pièces ignorées et non décrites, et ce ne sera que lorsqu'on aura fait les recherches nécessaires, qu'un catalogue définitif pourra être dressé. Les différentes eaux-fortes se trouvent en tirages et en épreuves de mérite fort divers, quelques-unes ont été très peu tirées et sont très rares. Neuf pièces, tirées à cinquante exemplaires, avec frontispice spécial,—guitare et chapeau,—ont paru en album chez Cadart et Chevalier en 1874: le Chanteur espagnol, les Gitanos, Lola de Valence, l'Homme mort, les Petits cavaliers, le Gamin au chien, la Petite fille, la Toilette, l'Infante Marguerite.
Les lithographies sont moins nombreuses que les eaux-fortes, on n'en compte pas plus de douze: Lola de Valence et la Plainte Moresque, comme frontispices à des œuvres musicales, le Gamin au chien, le Rendez-vous de chats, les deux Portraits de Mlle Morisot, Course à Longchamp, le Ballon, l'Exécution de Maximilien, la Guerre civile, la Barricade, Polichinelle. A ranger à la suite des lithographies des dessins, reportés sur pierre et tirés comme lithographies: deux pièces, Au Café, et une pièce, Au Paradis (Des spectateurs au théâtre).
Il a donné à une publication spéciale, l'Autographe, du 2 avril 1865, une page de croquis, où se voient le Buveur d'eau, un danseur et une danseuse espagnols et la tête de Lola de Valence, et à la même publication, en 1867, trois croquis, la tête du Buveur d'absinthe, la malade et le torero mort.
La lithographie du Rendez-vous de chats, de grand format, a été faite en 1868, pour être collée au milieu d'une affiche annonçant le livre de Champfleury sur les chats. Avant de l'exécuter Manet avait combiné son sujet, sous la forme d'une gouache, avec la pensée d'arriver à frapper les passants. Il avait donc placé un chat noir à côté d'une chatte blanche. Tous les deux déroulent une longue queue dans l'espace; ils s'ébattent sur les toits; dans le fond, des tuyaux de cheminée correspondent au chat noir et la lune blanche et vermeille, à travers les nuages, forme une sorte de complément à la chatte blanche. Il s'était fort diverti à cette fantaisie. Il avait promis à Champfleury qu'elle attirerait les regards. Il ne l'avait pas trompé. A cette époque l'affiche illustrée à personnages, qui s'est tant répandue depuis, demeurait presque inconnue, l'affichage d'un motif dessiné était une nouveauté. Les passants s'attroupèrent donc devant ces chats. Ils les regardaient étonnés. Beaucoup se fâchaient, persuadés que Manet avait voulu se moquer d'eux. On revoyait ainsi, dans la rue, devant son affiche, le soulèvement qu'on avait vu aux Salons devant certains de ses tableaux. Cette lithographie, tirée à de nombreux exemplaires, s'est perdue sur les murailles; elle est devenue comme introuvable, au grand désespoir des collectionneurs. Une gravure sur bois, faite d'après le motif du Rendez-vous de chats, a été introduite dans le livre même de Champfleury, les Chats.
Les portraits lithographiés de Mlle Morisot, sous deux formes différentes, au trait et en plein, ont été exécutés d'après un tableau à l'huile.
JEANNE
La Guerre civile et la Barricade rappellent la bataille qui a eu lieu dans les rues de Paris, à la fin de mai 1871, entre les gardes nationaux fédérés et l'armée de Versailles. La Guerre civile donne en particulier l'image tragique d'un garde national mort, abandonné le long d'une barricade démantelée. La scène n'a point été composée. Manet l'avait réellement vue, à l'angle de la rue de l'Arcade et du boulevard Malesherbes; il en avait pris un croquis sur place.
Le Polichinelle, avec variantes, est d'abord apparu en aquarelle, puis dans le tableau à l'huile exposé au Salon de 1874. Il a enfin été répété sous la forme de lithographie coloriée. Théodore de Banville fit, pour cette dernière, un distique placé au bas:
Féroce et rose, avec du feu dans sa prunelle
Effronté, saoul, divin, c'est lui Polichinelle
Indépendamment des eaux-fortes et des lithographies à l'état de pièces séparées, Manet a produit des séries d'eaux-fortes, de lithographies et de dessins sur bois, pour illustrer divers ouvrages.
Il a ainsi illustré d'eaux-fortes le Fleuve, poésie de Charles Cros, en 1874. Une libellule comme frontispice, un oiseau volant, en cul-de-lampe, et six légères compositions, qui représentent les divers aspects de la nature que voit le fleuve dans son cours, depuis la montagne où il naît, jusqu'à la mer où il se perd.
Il a illustré de six dessins reportés sur pierre et tirés comme lithographies le Corbeau d'Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé, chez Lesclide, 1875. Le premier dessin, en frontispice, est une tête de corbeau, le dernier un ex libris, un corbeau volant. Les quatre autres illustrent le texte. Ils sont d'une grande puissance et atteignent au fantastique, où s'est élevé le poète lui-même. De pareilles compositions étaient trop hardies pour plaire tout d'abord. Les acheteurs furent si peu nombreux que l'éditeur s'abstint pour longtemps, après l'avoir annoncée, de publier une nouvelle œuvre d'Edgar Poe, la Cité en la Mer, que Mallarmé et Manet avaient également traduite et illustrée de concert.
Il a dessiné quatre petits bois pour l'illustration d'un tirage spécial de l'Après-midi d'un Faune, de Stéphane Mallarmé, en 1876.
Ces nymphes je les veux perpétuer.
Il les a perpétuées, s'ébattant légères au milieu des roseaux, et le Faune les guette de loin. Ces quatre compositions sont d'un imprévu et d'une technique qui les distinguent de cette gravure sur bois généralement si banale au milieu de nous.
En outre des bois exécutés comme illustrations de l'Après-midi d'un Faune, Manet a encore dessiné sur bois, pour la gravure: Une Olympia, montrant des variantes d'avec le tableau à l'huile, les eaux-fortes et l'aquarelle. Le Chemin de fer, reproduction de son tableau du Salon de 1874. La Parisienne, en trois variantes, pour le Monde nouveau, en 1874, dont deux, tirées comme épreuves, sont restées inédites.
Il a donné au journal illustré la Vie moderne des croquis et dessins, reproduits dans les numéros des 10 et 17 avril et 8 mai 1880.
Il a dessiné un portrait de Courbet, pour figurer, reproduit par le procédé du gillotage, en tête de l'étude de M. d'Ideville sur Courbet, publiée en 1878. Courbet était mort à cette époque. Ce portrait si plein de vie n'a cependant été fait que de souvenir, à l'aide d'une photographie. Mais il a fait poser Claude Monet pour le portrait de lui reproduit également par le gillotage, dans le journal illustré la Vie moderne du 12 juin 1880, et mis en tête du catalogue de l'exposition des œuvres de Claude Monet, faite en juin 1880, à la Vie moderne, sur le boulevard des Italiens.
Cette exposition avait été organisée par Georges Charpentier, l'éditeur, à qui appartenait le journal. Il avait pensé qu'elle servirait utilement Claude Monet et l'art impressionniste, mais on ne change pas tout à coup le goût du public et Monet était en 1880 si généralement méprisé, que l'exposition de ses œuvres tenue dans un rez-de-chaussée, ouvert sur le boulevard, où l'on entrait gratuitement, ne fut guère qu'un passage de gens venant rire et se moquer. Charpentier avait fait imprimer un catalogue avec une notice sur Monet, qu'il m'avait demandée, et, en tête, comme attrait spécial, se trouvait le portrait de Monet par Manet. Il s'était imaginé que cette plaquette illustrée se recommanderait au public. Il en avait fixé le prix à cinquante centimes, mais les visiteurs se succédaient, sans que pas un voulût dépenser une somme aussi énorme pour un tel objet. Il en réduisit le prix à dix centimes. Le catalogue eut après cela quelques acheteurs. On l'avait tiré à un grand nombre d'exemplaires et, deux ou trois jours avant la fermeture de l'exposition, il en restait encore beaucoup. Charpentier décida qu'on les donnerait. En effet le gardien, d'un air engageant, en faisait l'offre aux visiteurs. Quelques-uns, les plus sages, prenaient le catalogue, c'était après tout du papier qui ne coûtait rien, mais la plupart le refusaient en riant. Ils se jugeaient ainsi fort malins. Cette exposition d'art impressionniste leur faisait l'effet d'une farce et l'offre du catalogue n'en était, à leurs yeux, que le couronnement. Ils croyaient donc prouver toute leur supériorité (à farceur, farceur et demi) en refusant l'offre et en montrant ainsi qu'ils n'étaient point dupes de la plaisanterie. Quand l'exposition se ferma, il restait un gros paquet de catalogues, qu'on n'avait réussi à faire prendre au public ni pour argent ni par amour.
Cependant en 1899 il m'est tombé sous la main le catalogue d'un libraire, vendant des plaquettes curieuses, et j'y vis figurer celle de l'exposition de la Vie moderne, marquée comme chose rare et cotée un franc. Un franc! en 1899, le catalogue d'art impressionniste dont on n'avait pas voulu pour rien en 1880. Quelle révolution cela indiquait comme accomplie dans le goût du public!
LES DESSINS ET LES PASTELS
XI
LES DESSINS ET LES PASTELS
Les dessins de Manet confirmeraient, s'il en était besoin, le fait que ses tableaux de jeunesse nous avaient déjà appris, qu'il avait sérieusement étudié les vieux maîtres à ses débuts et au cours de ses voyages. M. Auguste Pellerin, dans sa collection si riche et si variée d'œuvres de Manet, possède ses dessins du voyage d'Italie. Ils sont nombreux et montrent, ce à quoi on ne se serait peut-être pas attendu, qu'il ne s'était pas borné à étudier ces maîtres vers lesquels il se sentait plus particulièrement porté, mais qu'il avait aussi pris une réelle connaissance des autres. Beaucoup de ses croquis s'appliquent à des sujets de l'école romaine et un dessin, parmi les plus importants, reproduit une des figures principales de l'Incendie du Borgo, par Raphaël, dans les chambres du Vatican.
Les dessins, chez Manet, demeurent généralement à l'état d'esquisses ou de croquis. Ils ont été faits pour saisir un aspect fugitif, un mouvement, un trait ou détail saillant. Dans cet ordre de travail, on peut dire qu'il était toujours prêt. De tout temps, il a eu près de lui, à l'atelier, des feuillets assemblés pour dessiner et, dans sa poche, un calepin avec un crayon. Le moindre objet ou détail d'un objet, qui intéressait ses regards, était immédiatement fixé sur le papier. Ces croquis, ces légers dessins qu'on peut appeler des instantanés, montrent avec quelle sûreté il saisissait le trait caractéristique, le mouvement décisif à dégager. Je ne trouve à lui comparer, dans cet ordre, qu'Hokousaï qui, dans les dessins de premier jet de sa Mangoua, a su associer la simplification à un parfait déterminisme du caractère. Aussi Manet admirait-il beaucoup ce qu'il avait pu voir d'Hokousaï, et les volumes de la Mangoua qui lui étaient tombés sous la main étaient de sa part l'objet de louanges sans restriction. Le dessin avait été en effet compris par Manet, de même que par Hokousaï avant lui, comme surtout destiné à fixer l'aspect saillant d'un être ou d'un objet, sans complications et accessoires. Dans ces conditions, la sûreté de main doit correspondre à la justesse de vision et le mérite de l'œuvre légère réside dans sa vérité. Le croquis tenu à sa forme sommaire, improvisée, doit cependant rendre ce qu'il rend d'une manière assez saisissable pour offrir une œuvre vivante et intéressante dans sa fragilité. Or, les croquis de Manet font bien réellement voir comme réalisé ce qu'ils ont été appelés à représenter. M. de Saint-Albin a fourni le sujet de l'un d'eux. Le petit personnage a juste quelques centimètres; il a été crayonné d'un trait si rapide, que le contour en silhouette existe seul, sans les détails du visage ou des vêtements. Mais que cet être minuscule est donc ressemblant! On aurait pu multiplier les séances sur un portait de grandeur naturelle, sans dépasser le résultat obtenu ici du premier coup. M. de Saint-Albin était un homme aimable, un collectionneur, un original, qu'on voyait apparaître sur le Boulevard à une certaine heure de l'après-midi. Il personnifiait vers 1870 ce Parisien légendaire, que l'on disait n'avoir jamais pu quitter Paris. Manet l'a croqué regardant une estampe, avec son chapeau à larges bords, sa grosse cravate, son lorgnon, sa démarche spéciale et, sur le papier, il se trouve aussi saisissable, dans ses particularités, qu'il a jamais pu l'être rencontré sur le Boulevard.
Il en est un autre que Manet a aussi pris sur le vif, le maréchal Bazaine. Un jour, au cours du procès Bazaine, nous nous rendîmes, Manet et moi, avec un groupe d'amis, à Trianon. C'était la première fois que nous y allions et je me rappelle que longtemps, nous contemplâmes, en silence, la scène imposante présentée par le conseil de guerre. A la fin, Manet avait fixé les yeux sur l'accusé. Tout à coup, tirant de sa poche le petit calepin qui ne le quittait jamais, il se mit à crayonner. Il décrivait un trait en rond, qui représentait la tête, et ajoutait deux ou trois points, pour la bouche et les yeux. Il avait ainsi dessiné plusieurs croquis, lorsque se tournant de droite et de gauche, il nous les montra, en disant: «Mais regardez donc cette boule de billard!» L'expression était absolument juste, car en examinant les croquis et en les comparant avec la tête de l'original placée devant soi, on constatait que la ressemblance était frappante. Un de ces croquis subsiste. Il a fait partie de la vente de Manet, en 1884. C'est un document historique.
Il donne le vrai Bazaine, le Bazaine réel, en opposition aux deux ou trois autres, qu'à des moments différents, l'imagination a créés. Il y a eu d'abord le «glorieux» Bazaine, le général cru supérieur, en qui la France avait mis follement son espoir. Puis, après la capitulation, est venu le grand traître, le monstre qui ayant pu vaincre, ne l'a pas voulu. L'un est né de l'espérance, l'autre du désespoir. Le vrai était celui que Manet avait saisi et mis au point, l'être de petite intelligence, au regard fuyant, n'ayant d'autre qualité que la bravoure, incapable de diriger avec succès une grande armée, qui, lorsqu'il s'est senti perdu dans Metz, s'est laissé entraîner à des actes de félonie, pour lesquels il a été justement flétri et condamné. Tout cela est dans le petit croquis fait à Trianon, se lit sur la tête en «boule de billard».
Manet a eu de tout temps l'habitude de se servir rapidement du crayon; on peut dire que son système de dessin n'a jamais varié. Mais à une pratique fondamentale, sont venus se superposer des procédés, qui ont changé avec les années. A ses débuts, il employait volontiers l'aquarelle dans des études préliminaires, pour fixer les tons ou l'arrangement de ses tableaux, ou même il reproduisait par ce moyen, sous une nouvelle forme, ses œuvres déjà peintes à l'huile. Il a ainsi laissé un certain nombre d'aquarelles, consacrées au Chanteur espagnol, au Déjeuner sur l'Herbe, à l'Olympia, au Christ aux Anges, à la Jeune femme couchée en costume espagnol, aux Courses, etc. Il s'est aussi souvent servi de l'aquarelle pour prendre des vues en plein air ou s'assurer des indications de paysage. Mais en avançant, il ne recourt plus qu'accessoirement à ce moyen, pour user d'un nouveau, le pastel.
Son premier pastel date de 1874. C'est un portrait de sa femme, étendue sur un canapé, exécuté dans une gamme de tons bleus-gris. A partir de ce moment, il continue à se servir du pastel, surtout pour les portraits de femme. Les productions de ce genre ont été particulièrement nombreuses à la fin de sa vie, alors qu'il avait été atteint par l'ataxie. Les œuvres demandant une grande dépense de force physique lui étaient devenues d'abord difficiles, puis lui furent à la fin interdites, et le pastel lui permettait de se livrer à un travail relativement facile, qui le distrayait, en lui obtenant la société des femmes agréables qui venaient poser. Il a ainsi exécuté, dans les dernières années de sa vie, les portraits de femmes appartenant à des mondes divers: Mme Zola, Mme du Paty, Mme Guillemet, Mlle Lemaire, Mlle Lemonnier, Mlle Eva Gonzalès, Mme Méry Laurent, Mme Martin, Mlle Marie Colombier, etc. Quelques-uns des portraits les plus caractéristiques sont restés anonymes ou n'ont été désignés que par des titres fantaisistes: la Femme au carlin, la Femme voilée, la Femme à la fourrure, la Viennoise, Sur le banc.
Il avait fini par prendre grand goût au pastel. Il y trouvait à la fois le moyen de fixer la lumière, de juxtaposer les tons vifs et de rendre des types variés. Aussi ses portraits au pastel offrent-ils un ensemble où l'on peut voir la femme, telle qu'elle s'est présentée dans la seconde moitié du XIXe siècle et, en addition, les combinaisons de coloris les plus délicates ou les plus osées.
Il n'en a guère retiré avantage au point de vue pécuniaire. Il n'en a vendu que très peu, à des prix fort minimes. La plupart étaient faits pour des personnes amies, auxquelles il était heureux de plaire en les leur offrant. Il exposa cependant au journal la Vie Moderne, en avril 1880, une série d'œuvres où les pastels tenaient la place principale, et le plus grand nombre était à vendre. On lui en acheta tout juste deux.
En outre de ses portraits de femmes, il a aussi fait au pastel des portraits d'hommes, dont plusieurs sont des têtes à caractère. On a ainsi de lui Constantin Guys, cet artiste qui fut le dessinateur de l'Illustrated London news lors de la guerre de Crimée, qui a produit des dessins et des aquarelles, où il passe des femmes élégantes et aristocratiques montrées dans de somptueux équipages, aux courtisanes présentées sous les formes les plus réalistes. Cabaner, le musicien incompris, en gestation perpétuelle d'œuvres extraordinaires, qui se dédommageait de sa déconvenue en faisant des mots singuliers, reproduits par les petits journaux. Enfin le poète George Moore. Ce dernier, au moment où Manet l'a fait poser, était à cette période de la jeunesse où on se cherche une voie. Anglo-Irlandais il était venu à Paris pour étudier la peinture et, en même temps qu'il fréquentait les ateliers, il s'adonnait à la poésie. Il composait des vers même en français. Il était alors plongé dans une sorte de raffinement esthétique et de sentimentalisme quintessencié, qui lui donnait passablement l'air d'un homme absent. C'est ce trait de physionomie que Manet a saisi pour le fixer, en l'accentuant même, selon son habitude, et c'est ce qui a donné à son George Moore l'aspect si caractéristique, qui le distingue. Depuis l'original a délaissé le sentimentalisme et la nébulosité. Il est entré dans une voie opposée, en étudiant la vie réelle, il s'est fait sa place comme romancier de mœurs. Sa figure s'est modifiée naturellement, en même temps que changeaient son mode d'esprit et la tournure de ses pensées. Mais le portrait demeure comme le témoin de la sûreté d'observation avec laquelle son auteur savait saisir même ces traits de caractère, qui pouvaient n'être, en partie, que transitoires.
LES DERNIÈRES ANNÉES
XII
LES DERNIÈRES ANNÉES
Manet, après avoir quitté son atelier de la rue de Saint-Pétersbourg, en avait pris un, en 1879, au numéro 77 de la rue d'Amsterdam, où il devait rester jusqu'à sa mort.
En 1880, il envoie au Salon Chez le Père Lathuille, un plein air, et le Portrait de M. Antonin Proust, exécuté dans l'atelier. Le premier de ces tableaux avait été peint dans le jardin du Père Lathuille, un des restaurants les plus vieux et les plus connus de Paris, situé à l'entrée de l'avenue de Clichy. Avant que les limites de la ville de Paris n'eussent été portées aux fortifications, il avait été une ces maisons, hors barrières, que les Parisiens fréquentaient le dimanche et où ils aimaient à célébrer noces et festins. Horace Vernet, en 1820, l'avait donné comme fond à son tableau de bataille, le Maréchal Moncey à la barrière de Clichy en 1814. La lithographie, en popularisant le tableau, avait en même temps recommandé le restaurant aux patriotes, alors épris d'Horace Vernet et de ses œuvres. Manet, qui habitait dans le voisinage, rue de Saint-Pétersbourg, allait y déjeuner ou dîner de temps en temps. Il avait eu l'idée d'utiliser le jardin, lieu tranquille, pour y peindre une scène de plein air: un tout jeune homme y ferait la cour à une femme. En bon observateur, il avait conçu sa scène, telle que la vie l'offre généralement, où les tout jeunes gens s'éprennent de femmes plus âgées qu'eux. Le tableau représente les amoureux assis à une table, où ils achèvent de déjeuner. Le jouvenceau montre la plénitude de sa passion et laisse deviner des demandes pressantes, tandis que la femme, une personne dans les trente ans, fait la mijaurée devant lui et se tient sur la réserve, pour le mieux captiver.
On ne pouvait reprocher à Manet, devant cette scène, comme on l'avait fait devant d'autres, de peindre des gens dans des attitudes «incompréhensibles», ne se livrant à aucune action déterminée. Les amoureux du Père Lathuille jouaient si bien leur rôle, qu'on les comprenait à première vue. Manet, qui peignait la vie en la serrant toujours de près, pouvait trouver des motifs diversifiés à l'infini, parce que la vie est ainsi diversifiée. Aux scènes où les personnages simplement juxtaposés étaient tenus inactifs, telles que les yeux en rencontrent partout, il savait en faire succéder d'autres, où ils s'appliquaient à des actions caractéristiques. Il avait, du reste, dans le cas actuel, obtenu son effet par des moyens décisifs quoique très simples. Le jeune homme, dans sa franchise, vu de face, montre par l'animation de ses traits la passion qui le possède, tandis que se dissimulant presque et ne se présentant que d'un profil effacé, la femme révèle d'autant mieux sa pruderie affectée et sa réserve hypocrite.
Chez le Père Lathuille est peut-être de tous les tableaux de Manet celui qui laisse le mieux voir les particularités de la peinture en plein air. L'ensemble est tout entier maintenu dans la lumière. Les plans sont établis et les contours obtenus sans oppositions et sans contraste. Les parties qu'on voudrait dire dans l'ombre sont élevées à une telle intensité de clarté et de coloration, qu'elles ne se différencient presque pas de celles que la lumière frappe directement.
L'autre tableau, le Portrait de M. Antonin Proust, avait été peint dans l'atelier et dans les tons sobres. L'original debout, de grandeur naturelle, arrêté aux genoux, est vêtu d'une redingote et coiffé d'un chapeau à haute forme, une main appuyée sur une canne, l'autre posée sur la hanche. C'est un morceau très ferme. La redingote boutonnée serre bien le personnage; on sent réellement l'existence du corps. Manet, lié d'amitié depuis le collège avec son modèle, l'avait peint de manière à révéler tout son caractère. En lui donnant la gravité de l'âge et de l'homme politique, il lui avait laissé la désinvolture et l'aisance de l'homme du monde et même encore avait su indiquer en lui l'élégant cavalier et le conquérant des débuts et de la jeunesse.
En 1881, Manet envoya au Salon le Portrait de M. Pertuiset, le chasseur de lions, peint en plein air, et le Portrait de M. Henri Rochefort, peint dans l'atelier.
Il avait choisi Pertuiset pour lui servir de modèle dans un plein air d'ordre particulier. Les Impressionnistes, avec leur système de travailler tout le temps devant la nature, étaient arrivés à en saisir les multiples aspects et à fixer ainsi sur la toile des effets inattendus. Ils avaient, par exemple, reconnu que l'hiver, au soleil, les ombres portées sur la neige peuvent être bleues et ils avaient peint de telles ombres bleues. Ils avaient encore découvert que, l'été, la lumière sous les arbres colore les terrains de tons violets et ils avaient peint des terrains sous bois violets. Renoir avait en particulier peint un bal à Montmartre, sous le titre de Moulin de la galette, et une Balançoire, où des personnages sont placés sous des arbres éclairés par le soleil. Il avait fait tomber sur eux des plaques de lumière à travers le feuillage, en colorant toute sa toile d'un ton général violet. Les tableaux peints en 1876 avaient été montrés en 1877, à l'exposition des Impressionnistes, rue Le Peletier.
Cette nouveauté d'ombres bleues et violettes avait excité une indignation générale. Personne ne s'était sérieusement demandé si, lorsqu'il fait soleil, les ombres sur la neige et sous le feuillage pouvaient apparaître réellement colorées, telles que les Impressionnistes les représentaient. Il suffisait que les effets montrés n'eussent pas encore été vus, pour que l'esprit de routine amenât les spectateurs à se soulever violemment. Mais Manet, pour qui les Impressionnistes restaient de vieux amis, qui s'intéressait à toutes leurs tentatives, avait été frappé par leur manière hardie de peindre les ombres en plein air colorées. Il était allé regarder en particulier les reflets que le soleil donne sous le feuillage et, ayant trouvé qu'en effet les ombres prennent alors des tons où le violet prédomine, l'envie lui vint d'exécuter lui-même un tableau dans ces données.
Il fit poser Pertuiset en l'été de 1880, sous les arbres de l'Elysée des Beaux-Arts, boulevard de Clichy. La lumière tamisée donne bien en effet une ombre violette générale, qui recouvre le terrain et enveloppe le modèle. Pertuiset était un chasseur émérite. Il avait été l'ami de Jules Gérard, célèbre sous le second empire, comme le Tueur de lions, et avait en partie hérité de sa renommée, pour avoir tué lui-même plusieurs lions. Manet a eu l'idée de le placer un genou en terre, comme à l'affût, la carabine à la main. C'est là une pose de pure fantaisie, qui lui a été suggérée par la qualité de chasseur du modèle, mais il ne faudrait pas en inférer qu'il ait voulu représenter une chasse au lion. S'il eût eu pareille intention, d'après son système de ne peindre que des scènes vues, il eût dû se transporter en Algérie, dans une région fréquentée par des lions, et y placer son modèle, ce qui n'était vraiment pas le cas, puisqu'il se contentait de le mettre au milieu d'un jardin parisien.
A la fantaisie de montrer la pose d'un chasseur à l'affût, Manet avait ajouté celle de peindre au second plan une peau de lion, pour obtenir un ton tranchant sur l'uniformité du terrain. On a cru qu'il avait voulu figurer ainsi un lion, que Pertuiset eût été censé avoir tué sur le lieu même. Il n'en était rien. Son intention n'avait point été de représenter une vraie carcasse de lion. Il avait simplement peint la peau d'un lion, que Pertuiset avait tué près de Bône et qu'il conservait dans son appartement, étendue sur le parquet. Mais le tableau au Salon, avec son ton général violet, son chasseur à l'affût et la peau de lion par derrière, excita la bonne mesure de railleries qui attendait généralement les œuvres de Manet. Comme d'habitude on n'eut point d'yeux pour le mérite intrinsèque de la peinture, on ne vit que l'originalité et la fantaisie auxquelles l'artiste s'était laissé aller, et qui cette fois encore dépassaient la compréhension du public.
Manet avait demandé à Henri Rochefort de le peindre, attiré par le caractère de sa physionomie. Le portrait de Rochefort est un buste, avec la tête de profil, un peu retournée, et les bras croisés. C'est un morceau puissant, de nature à plaire à un connaisseur. Manet qui ne l'avait exécuté que mû par un sentiment artistique, sans penser à en tirer profit, l'offrit à l'original, et il eût été heureux de le lui voir accepter. Mais Rochefort, qui n'a jamais aimé que la peinture sèche et léchée, le trouvait déplaisant. Il n'en voulut pas et le refusa. Quelque temps après, Manet le comprit dans un lot de toiles vendu à M. Faure.
Les tableaux exposés en 1881 n'avaient pas eu en somme plus de succès que ceux des précédents Salons. Cependant ils étaient cause d'une chose extraordinaire, ils procuraient à leur auteur une récompense officielle, ils lui obtenaient une médaille du jury. Cet octroi d'une médaille, faveur banale en elle-même, puisque chaque année elle se répétait au profit de peintres quelconques, devenait cependant, dans la circonstance, un notable événement. Manet tant de fois repoussé des Salons, écarté soigneusement des Expositions universelles et, par là, désigné à l'animadversion des artistes, comme un homme de pernicieux exemple, recevait tout à coup une récompense; mais le fait en lui-même montrait un tel renversement de conduite et d'opinion, qu'on sentait tout de suite qu'un changement profond avait dû s'accomplir quelque part. Il en était bien réellement ainsi et cette simple médaille marquait que les aspirations nouvelles, longtemps comprimées, venaient enfin de prévaloir et de se manifester avec éclat.
Pour se rendre compte de l'évolution qui se produisait, il faut connaître le régime auquel le Salon était traditionnellement soumis et les règles données à la composition des jurys. Le Salon, comme ancienne institution, remontant jusqu'au XVIIe siècle, avait acquis un prestige très grand. Depuis, une société dissidente des Beaux-Arts s'est formée, l'habitude d'expositions particulières s'est généralisée, qui lui ont enlevé une partie de son importance, mais du temps de Manet, il jouissait toujours, avec son monopole, de la pleine faveur. Avoir la faculté de s'y produire devenait pour un artiste une question vitale. Là seulement il pouvait se promettre d'attirer d'abord l'attention, puis, s'il était parmi les heureux, d'obtenir la renommée, la gloire et enfin, par elles, la richesse et les honneurs. Or, d'après l'organisation en vigueur, le jury était le maître du Salon. Il décidait, avant l'ouverture, quels seraient les admis et les refusés, puis après, il décernait les récompenses, et elles étaient ainsi combinées, qu'elles établissaient comme des grades et fixaient le rang des artistes. En premier lieu, par l'octroi de mentions honorables et de médailles, on tirait les sujets choisis de la plèbe artistique et du milieu des débutants, pour les signaler à l'attention; puis les médailles élevaient à un certain moment leurs possesseurs à la position de Hors concours, c'est-à-dire que leurs œuvres, soustraites à l'examen du jury, étaient désormais admises sans refus possible au Salon. Dans ces conditions les Hors concours formaient comme une compagnie de privilégiés, avec des droits supérieurs à ceux des autres artistes. En outre, les médaillés et surtout les Hors concours étaient gratifiés de décorations par le gouvernement. Or les médailles et les croix de la Légion d'honneur entraînaient une telle présomption de talent, que les peintres qui les obtenaient acquéraient la faveur de la clientèle riche, pour vendre leurs tableaux, et le monopole des commandes officielles. De telle sorte qu'entre les gens favorisés par les jurys et les autres, il y avait la différence de condition existant entre les hommes qui se voient ouvrir les chemins de la fortune et ceux qui se les voient barrés et obstrués.
Si les jurys se fussent montrés impartiaux, enclins à aider les hommes d'initiative, l'immense pouvoir qu'ils possédaient eût pu passer sans soulever de protestations et exciter la haine, mais ils étaient loin d'exercer leurs droits dans un esprit de tolérance et d'impartialité. Ils se conduisaient au contraire en maîtres injustes, jaloux d'imposer une certaine esthétique, aux dépens de toute autre, et de maintenir la tradition avec rigueur. Sous la monarchie de Juillet, le jury avait été réglementairement formé par les membres de l'Institut, c'est-à-dire tout entier composé de peintres de la tradition, parvenus aux honneurs, pleins de leur importance, qui regardaient dédaigneusement ces nouveaux venus prétendant s'écarter des voies battues et méconnaître leurs règles. Dans ces conditions les artistes, pendant la première moitié du siècle, se sont trouvés former deux peuples: d'un côté les peintres de la tradition, imbus des bons principes, admis à plaisir aux Salons, y recevant médailles, décorations, puis monopolisant les commandes officielles, et de l'autre côté les novateurs, les indépendants, traités en révoltés, qui voient se fermer les Salons ou qui, si on les leur ouvre, ne reçoivent ni honneurs ni récompenses.
LE CORBEAU
Sous la monarchie de Juillet, les Salons s'étaient donc fermés à tous les artistes originaux successivement: Rousseau, Decamps, Courbet. Cette partialité pour l'école traditionnelle, cette détermination de méconnaître toute manifestation d'art nouvelle, avaient amassé de telles haines qu'à la révolution de 1848 l'Institut fut dépouillé de sa vieille prérogative, et cette année-là vit un Salon sans jury, où tous les tableaux présentés furent admis indistinctement. L'absence totale de contrôle parut cependant excessive et, en 1849 et en 1850, les Salons connurent des jurys nommés par le suffrage de tous les artistes exposants. L'Empire survenu jugea ce système trop libéral. Un nouveau régime fut inauguré qui, avec des modifications de détail, devait durer tout le temps de l'Empire et après cela se perpétuer sons la troisième République. Les jurys furent composés, pour la plus grande part, d'artistes élus par les exposants, mais par les seuls exposants médaillés ou hors concours, et, pour l'autre part, de membres désignés pur l'administration des Beaux-Arts. C'est à de tels jurys que Manet devait d'être refusé aux Salons et exclu des Expositions universelles.
Les jurys nommés pour une part par les artistes récompensés, et pour l'autre par l'administration, avaient fini par soulever le même reproche qu'avait autrefois fait naître le jury de l'Institut. Sous une forme moins violente, ils se montraient au fond pénétrés du même esprit de partialité pour l'école de la tradition. Ils continuaient à ouvrir de préférence les portes du Salon à ces élèves qui répétaient leur manière. L'addition, aux membres du jury nommés par les artistes médaillés ou hors concours, de ces membres choisis par l'administration, n'apportait aucun élément d'indépendance d'esprit et de sympathie pour les novateurs, car l'administration des Beaux-Arts a presque toujours été un centre de routine et d'absolue médiocrité de jugement artistique. Les artistes indépendants, les novateurs, les hommes à l'écart des ateliers en vogue, d'ailleurs de plus en plus nombreux et soutenus au dehors par une élite grossissante de connaisseurs et de critiques, se voyaient donc toujours sacrifiés aux Salons. A la fin, il s'était formé un esprit de révolte contre la composition du jury, contre sa manière partiale de distribuer les récompenses, et enfin contre le système même de hiérarchie établi par les récompenses entre les artistes. L'hostilité contre le jury et la pratique des récompenses abaissait graduellement le prestige des Salons. Il devait plus tard en résulter une scission parmi les artistes, amenant la création d'une Société dissidente des Beaux-Arts, qui abolirait dans son sein toute récompense, et par la coutume, chez un grand nombre d'autres artistes, de se tenir à l'écart des Salons, pour se contenter de paraître dans des expositions particulières. Mais avant que le soulèvement des indépendants n'eût produit ces extrêmes résultats, il avait été assez puissant pour amener la transformation du Salon.
Le Salon, depuis sa création par Colbert sous Louis XIV, était resté une institution d'État, placée sous le contrôle du gouvernement et en recevant sa loi. En 1881, l'État fit abandon de ses droits traditionnels. Les artistes réunis constituèrent légalement une société, qui hérita sur les Salons de l'autorité à laquelle l'État renonçait. La première conséquence du changement devait être d'éliminer des jurys cette part de membres nommée par l'administration des Beaux-Arts, qui s'y était trouvée si longtemps. Mais le mécontentement soulevé par la conduite des jurys, nommés en partie par l'administration et en partie par les artistes privilégiés, était devenu tel qu'en 1881 les artistes, qui allaient être délivrés des membres du jury nommés par l'administration, voulurent aussi se délivrer des autres, élus par le suffrage restreint des privilégiés. Le nouveau règlement, inauguré en 1881 par la Société des artistes français se constituant, porta que le jury des Salons serait entièrement formé de membres nommés par le suffrage de tous les exposants sans distinction. Les artistes en société reprenaient donc le système libéral d'élection du jury, appliqué par la seconde République aux Salons de 1849 et de 1850.
Le jury du Salon de 1881, élu par le suffrage de tous les exposants, se trouva tout autre que les précédents. Les indépendants, les jeunes, qui, avec l'ancien système, n'avaient pu se faire élire qu'exceptionnellement, s'y voyaient maintenant en nombre et le jury, au lieu d'appartenir sans conteste, comme les précédents, aux partisans de la tradition, fut divisé en deux partis de force à peu près égale.
Les indépendants, les jeunes, voulurent tout de suite se compter, faire essai de leur force, marquer par une action d'éclat leur rupture d'avec les anciens errements, et pour cela, l'acte le plus significatif qu'il pussent faire était de comprendre Manet parmi les récompensés. Ils résolurent donc de lui donner une seconde médaille. Ils crurent prudent de ne pas aller jusqu'à une première médaille, ce qui eût accru l'opposition à prévoir sans avantage décisif; car Manet ayant déjà été récompensé une première fois en 1861, par une mention honorable, une deuxième récompense, qu'elle fût sous la forme d'une seconde ou d'une première médaille, avait le même résultat de le placer parmi les Hors concours, c'est-à-dire parmi ces privilégiés qui voyaient leurs œuvres admises de droit aux Salons, sans subir l'examen des jurys. Or, pour ceux qui voulaient faire une manifestation sur le nom de Manet, le grand point était précisément de le sortir de l'état de paria, où on l'avait tenu si longtemps, en le laissant sous le coup de la menace perpétuelle d'exclusion du Salon, pour l'élever à la position privilégiée de Hors concours. Ce résultat obtenu, la question de savoir sous quelle forme il l'avait été devenait secondaire.
La coutume pour le jury était de passer d'abord à travers les salles et, là, de faire un premier choix devant les tableaux mêmes, des peintres, parmi lesquels on prendrait ensuite ceux qui, au vote définitif, recevraient des récompenses. Lorsque le jury fut parvenu devant le Portrait de Pertuiset, une discussion violente s'engagea, entre ces membres qui voulaient le comprendre parmi les tableaux capables d'obtenir une médaille à leur auteur, et les autres déterminés à l'exclure. Au cours de la discussion Cabanel, le président du jury, qui appartenait au parti de la tradition, d'ailleurs homme de bonne foi et d'idées libérales, se laissa aller à dire: «Messieurs, il n'y en a peut-être pas quatre ici, parmi nous, qui pourraient peindre une tête comme celle-là.» Il montrait ainsi son bon jugement, car Manet s'était appliqué sur la tête de Pertuiset, pour la bien mettre dans l'air et la faire entrer dans le chapeau qui la coiffait. A la désignation préliminaire, la majorité des voix n'était pas requise, il ne fallait obtenir que le tiers à peu près, et le Portrait de Pertuiset recueillit plus que le nombre de suffrages voulus pour être accepté. Lorsque le moment du choix définitif arriva, pour lequel il fallait alors la majorité absolue des voix, les partisans de Manet s'étant comptés ne parvenaient pas à l'emporter sur l'autre parti, dont l'opposition persistait acharnée; il leur manquait une ou deux voix. Ce fut Gervex, au dernier moment, qui obtint le déplacement indispensable, en décidant Vollon et de Neuville, qui s'y étaient jusque-là refusés, à donner leur vote. Cabanel malgré sa louange relative, demeuré avec ses amis les peintres de la tradition, avait voté contre.
L'octroi à Manet d'une médaille fit grand bruit, et amena au dehors, parmi les artistes, une division analogue à celle dont il avait été cause au jury du Salon. Les indépendants, les jeunes gens d'esprit émancipé, témoignèrent de leur approbation, tandis que les hommes restés fidèles aux traditions, les élèves soumis aux maîtres dans les ateliers, s'indignèrent. Parmi ces derniers, on rédigea une protestation violente où, après avoir cité les noms des membres du jury favorables à Manet, on invitait les artistes à se souvenir d'eux, pour ne plus jamais les renommer. Les membres qui avaient voté la médaille étaient au nombre de dix-sept: Bin, Cazin, Carolus-Duran, Duez, Feyen-Perrin, Gervex, Guillaumet, Guillemet, Henner, Lalanne, Lansyer, Lavieille, Em. Lévy, de Neuville, Roll, Vollon, Vuillefroy.
La récompense décernée à Manet était une protestation contre les anciens errements des jurys, et tout le monde, au dehors, lui avait attribué ce caractère; mais cependant, parmi les membres du jury qui l'avaient accordée, plusieurs avaient agi sans esprit de protestation, mus par la seule idée de justice. Tous, en définitive, s'étaient trouvés de l'opinion que Manet était un homme dont le talent et l'apport méritaient d'être reconnus. A l'encontre du dédain que le public, la presse en général, et les vieux peintres attachés à la tradition, persistaient à lui manifester, ceux qui savaient observer devaient reconnaître que son action sur les jeunes artistes était, en réalité, énorme. Ce n'était plus, il est vrai, cette influence immédiate exercée sur le groupe des audacieux devenus les Impressionnistes. La pénétration, en étant moins éclatante, atteignait cependant les mieux doués de la nouvelle génération. On savait par exemple qu'à la vue des œuvres de Manet, un des artistes les plus réputés parmi les jeunes, Bastien-Lepage, délaissant l'art traditionnel, s'était mis à peindre des scènes contemporaines. On pouvait reconnaître que semblable évolution, due à la même influence, s'opérait sous des formes diverses, chez la plupart des autres jeunes gens, qui s'adonnaient à peindre, dans la manière de plus en plus claire, des scènes prises de plus en plus à la vie réelle.
Pendant que le public et la presse revenaient chaque année au Salon se livrer à leurs appréciations sans suite et à leurs critiques d'occasion, les hommes capables de porter des jugements d'ensemble ne pouvaient s'empêcher de voir que la peinture presque entière suivait le mouvement inauguré par Manet. Si on eût pu placer côte à côte, pour être vus simultanément, le Salon de 1861 où il débutait et celui de 1881, tout le monde eût constaté, avec stupéfaction, la profonde transformation qui s'était opérée. On eût vu que le procédé traditionnel d'association de l'ombre et de la lumière d'après des règles fixes, qu'il avait d'abord répudié, pour peindre en tons clairs juxtaposés, était maintenant plus ou moins abandonné par les jeunes artistes, qui peignaient eux aussi en clair. On eût vu que le réalisme, la peinture du monde vivant, qui avait soulevé une telle horreur, se produisant d'abord avec lui, était devenu d'une pratique générale. On eût vu que le prétendu grand art traditionnel de la peinture d'histoire, de la mythologie et du nu soi-disant idéalisé, qu'il avait d'abord délaissé, était maintenant presque entièrement ignoré et ne restait plus cultivé que par les anciens, attachés aux errements de leur jeunesse. En vingt ans, procédés, sujets, esthétique, s'étaient transformés.
Certes de tels mouvements d'ensemble ne sauraient avoir pour cause l'action individuelle d'un seul; ils viennent de besoins profonds et nouveaux, arrivant à se manifester d'une façon générale. Mais quelle que fût la profondeur du mouvement et quelqu'inéluctable qu'on veuille le juger, Manet en avait été l'initiateur, il avait été celui qui découvre la voie inexplorée et s'y engage le premier à ses risques et périls, sans esprit de retour. Les peintres de la tradition, qui se refusaient à innover, avaient tout de suite et justement reconnu en lui leur ennemi; ils avaient tout fait pour l'étouffer et le déconsidérer. Aussi, maintenant que les jeunes artistes, soustraits aux vieilles pratiques et favorisés par les changements accomplis, arrivaient à leur tour à l'influence et au pouvoir dans les jurys, c'était de leur part un acte de simple justice que de tirer Manet de la position de réprouvé, où les autres s'étaient appliqués à le maintenir.
Une fois qu'un artiste était parvenu au rang de Hors concours, il était comme de règle que le gouvernement lui conférât la décoration de la Légion d'honneur. Cette distinction, dans de telles circonstances, semblait toute naturelle et on ne connaissait point de cas où elle eût été blâmée. Mais Manet était tellement à part, les deux partis qui se combattaient sur son nom étaient si irréductibles, que lorsqu'au nouvel an de 1882, M. Antonin Proust, ministre des Arts, vint le décorer, l'acte étonna, fut jugé audacieux et souleva, dans le parti de la tradition, le même mécontentement qu'avait suscité l'octroi de la médaille elle-même. M. Antonin Proust, pour décerner la décoration à Manet, avait commencé par se mettre à couvert des observations à prévoir de ses collègues, en s'entendant avec le chef du cabinet, Gambetta, aussi un ami de Manet, et en ne laissant par ailleurs rien transpirer de ses intentions. L'habitude, pour chaque ministre, était cependant de communiquer les promotions qu'il se proposait de faire au Conseil des ministres, et lorsque M. Antonin Proust vint lire sa liste, M. Grévy, le président de la République, prétendit mettre son veto en disant: «Ah! Manet, non.» Mais Gambetta, avec l'autorité qui lui appartenait, répondit: «Il est bien entendu, Monsieur le Président, que chaque ministre garde le droit de désigner les titulaires, dans la Légion d'honneur, des croix attribuées à son ministère, et que le président de la République ne fait que contresigner.» M. Grévy dut se rendre à cette sorte de rebuffade, et ces ministres qui désapprouvaient, eux aussi, la mesure, n'osèrent hasarder d'observations.
Manet éprouva une grande satisfaction des récompenses qui lui étaient enfin décernées et qui, banales en elles-mêmes, acquéraient des circonstances une valeur exceptionnelle. Cet homme, que depuis si longtemps le public, la presse et la caricature foulaient aux pieds et traînaient dans la boue, que les peintres en renom, chargés de décorations et d'honneurs, affectaient de tenir à distance, entrait enfin dans le cercle des privilégiés et des artistes mis à un rang honoré. La séparation qu'on avait prétendu maintenir d'avec lui s'était abaissée. Et puis! cette médaille donnée par les jeunes, après tant de refus et d'expulsions de la part des autres, montrait qu'il avait été pris des deux parts comme l'initiateur d'un art sur lequel on s'était divisé et combattu. La médaille faisait présager le triomphe de l'esthétique qu'il avait inaugurée, sur celle de la tradition qu'il avait délaissée. Il était enfin reconnu; il voyait se produire cette appréciation de ses œuvres toujours attendue, qui jusqu'alors l'avait fui, mais qui maintenant commençait à lui venir, d'une manière certaine. Il était incapable de feinte, aussi laissa-t-il voir autour de lui le plaisir que lui causaient les témoignages d'approbation qu'on lui donnait enfin. Avec sa politesse coutumière, il tint à porter ses remerciements aux membres du jury qui s'étaient déclarés en sa faveur, il leur fit à chacun une visite.
Manet se trouvait donc parmi les récompensés au Salon de 1882. Sur les cadres de ses tableaux se voyait l'écriteau, signe de respectabilité, Hors Concours. Cela changeait évidemment sa situation auprès du public. Aussi ne se permettait-on plus de le railler avec le sans-gêne d'autrefois. D'ailleurs, l'accoutumance venue avec les années, on avait fini par trouver naturelles chez lui les particularités qui d'abord avaient paru intolérables. Mais quoique le public fût ainsi amené à ne plus se soulever devant ses œuvres, il était encore loin de les comprendre et de les goûter. Leur originalité les tenait toujours méconnues. Lorsque les masses populaires ont formé certains jugements, elles en restent ensuite indéfiniment pénétrées, les changements ne surviennent chez elles qu'après un long temps, ou même ne se produisent qu'après l'arrivée de nouvelles générations. Si le public, au Salon de 1882, ne témoignait plus à Manet le même mépris, si la presse et la critique n'osaient plus se conduire envers lui en pédagogues, venant lui enseigner les règles de son art, public, presse et critique, n'appréciaient guère plus qu'autrefois ses tableaux, et son principal envoi de l'année offrait un motif qu'on cherchait comme d'habitude à s'expliquer.
C'était: Un bar aux Folies-Bergère. Au centre, vue de face, se dressait la fille tenant le bar. Une glace par derrière la représentait en conversation avec un monsieur, qui n'apparaissait, lui, que reflété. C'est cette particularité de la glace, renvoyant l'image des personnages et des objets, qui faisait déclarer l'arrangement incompréhensible. Et puis cette fille ne se livrait encore à aucun acte déterminé qui pût amuser. Elle n'était sur la toile que pour y être telle quelle, dans l'attente du chaland. Il l'avait peinte de cette manière déjà appliquée à des créatures du même ordre, en lui laissant son œil vague et sa figure placide. Le bar sur lequel reposent les produits destinés aux consommateurs lui avait permis d'introduire une de ces natures mortes qu'il aimait. Il s'était plu à placer là, cote à côte, des flacons, des bouteilles de liqueur, des fruits variés, choisis de telle sorte qu'ils lui offrissent les tons les plus vifs et les plus opposés. Il les a peints en pleine lumière, en les harmonisant cependant, et en les faisant entrer dans une même gamme d'ensemble.
Le tableau exposé concurremment avec le Bar aux Folies-Bergère avait pour titre Jeanne. Il représentait une jeune femme à mi-corps, vêtue d'une robe fleurie, coiffée d'un élégant chapeau, son ombrelle à la main. Elle était charmante, aussi échappait-elle au dénigrement qui accueillait, comme de règle, les êtres peints par Manet. Elle trouvait auprès du public un accueil bienveillant.
Le Salon de 1882 était le dernier où Manet exposerait. Il ne devait point voir le succès relatif, à la fin obtenu, se changer en victoire définitive. Pour cela, il eût eu besoin de vivre encore longtemps et de continuer à produire. Or, il touchait au terme de sa carrière. La mort approchait. Dans l'automne de 1879, un jour qu'il sortait de son atelier, il avait été saisi d'une douleur aiguë aux reins, accompagnée d'une faiblesse des jambes, qui l'avait fait tomber sur le pavé. C'était la paralysie d'un centre nerveux, l'ataxie, un mal incurable qui se déclarait. Il allait encore vivre plus de trois ans avec la paralysie, qui lui rendrait la marche de plus en plus difficile et le tiendrait à la fin presque cloué sur sa chaise, mais elle resterait tout le temps locale. Elle ne lui enlèverait que la faculté de la locomotion, car la tête, ne devait être nullement atteinte et l'intelligence devait garder, jusqu'au dernier jour, toute sa lucidité. Ses facultés de peintre n'ont donc point été réduites par son mal. Il a encore pu exécuter le Portrait de Pertuiset et le Bar aux Folies-Bergère. Si à la fin des œuvres de telle dimension lui sont interdites, s'il doit se restreindre à des sujets ne demandant plus la même dépense de force physique, il peut toujours travailler assidûment, et il produit un grand nombre de tableaux de fleurs, de natures mortes, et des portraits au pastel.
Il exécute aussi, pendant les trois années de sa maladie, des tableaux de plein air qui, par l'intensité de la lumière, marquent comme le summum de sa peinture dans ce genre. Il ne s'éloigne plus beaucoup de Paris, il passe les mois d'été dans le voisinage. En 1880, il est à Bellevue, près d'un établissement d'hydrothérapie, où il suit un traitement spécial. Le jardin de la maison qu'il habite lui fournit les motifs de plusieurs toiles. Sur l'une de grande dimension, il fait figurer une jeune femme amie de sa famille, assise, vêtue de bleu, contre un bosquet. Le tableau, sous le titre de Jeune fille dans un jardin, fera partie de sa vente, où il obtiendra du succès. En 1881, il passe l'été à Versailles, avenue de Villeneuve-l'Etang. Il peint, dans le jardin de la maison, une œuvre vide d'êtres humains, où un simple banc, se détachant contre le mur couvert de plantes vertes, devient le personnage. Et ce tableau se distingue par l'éclat du coloris et l'intensité de la lumière. Il peint encore à Versailles un Jeune taureau en plein air, au milieu d'un herbage, le seul tableau de ce genre qu'il ait produit. Dans l'été de 1882, le dernier qu'il eut à vivre, il occupe à Rueil la maison de campagne du dramaturge Labiche, qui la lui loue. Là il peint, tout simplement la façade de la maison. Elle est banale, moderne, carrée, avec des contrevents gris. Il tire de ce pauvre motif des toiles lumineuses et séduisantes.
L'ataxie qui était venu le frapper se produirait comme la fin naturelle que comportait son organisme, C'était un homme d'une sensibilité excessive, d'une nervosité extrême. C'est à cela qu'il devait son acuité de vision. Les images transmises par l'œil, passant à travers le cerveau, y prenaient cet éclat qui, fixé par le pinceau sur la toile, heurtait la vision banale des autres hommes. Mais cette faculté hors ligne, qui lui conférait sa supériorité d'artiste, entraînait en même temps la fragilité physique, et sous le poids du travail et de la terrible lutte qu'il avait toute sa vie soutenue, contre sa famille et contre son maître Couture d'abord, puis contre les jurys, contre la presse, contre le public, il succombait. D'ailleurs sa nervosité extrême venait de famille, car ses frères la partageaient, et, sous des formes accidentelles différentes, ils sont tous les deux morts jeunes comme lui, d'épuisement nerveux.
Il eût pu cependant prolonger son existence, dans une certaine mesure, au delà du terme qu'elle devait atteindre, s'il s'était résigné à supporter son mal, sans essayer de vains remèdes. Sa femme, sa mère, son beau-frère, Léon Leenhoff, lui prodiguaient les soins les plus dévoués. Ses amis s'employaient de leur mieux à le distraire; mais cet homme si plein d'entrain ne pouvait supporter l'arrêt du mouvement. Il se confia à un médecin prétendant guérir les maladies nerveuses, qui fit sur lui l'expérience de ses remèdes, des poisons. Il s'en trouva momentanément bien, c'est-à-dire, qu'agissant, comme stimulant, ils lui procuraient un retour d'activité temporaire. Il en continua indéfiniment l'usage et abusa en particulier du seigle ergoté, qui amena un empoisonnement du sang. Un jour, le bas de sa jambe gauche, une partie du corps déjà malade et affaiblie par la paralysie, se trouva tout à fait morte. Il s'alita. La gangrène se mit dans la jambe. L'amputation dut être pratiquée. Il languit après cela dix-huit jours, sans qu'on lui eût révélé la terrible opération et qu'il connût la perte de son membre. Il était trop atteint pour pouvoir survivre. Il mourut le 30 avril 1883 et fut inhumé au cimetière de Passy. Son ami M. Antonin Proust fit entendre un dernier adieu sur sa tombe.
Manet offrait le type du parfait Français. J'ai entendu Fantin-Latour dire: «Je l'ai mis dans mon hommage à Delacroix, avec sa tête de Gaulois.» Les peintres jugent par les yeux, et Fantin de cette manière jugeait bien. Il était blond, agile, de taille moyenne, le front s'était découvert de bonne heure. D'une physionomie ouverte et expressive, aucune feinte ne lui était possible, la mobilité de ses traits indiquait immédiatement les sentiments qui l'animaient. Le geste accompagnait chez lui la parole et une certaine mimique du visage soulignait la pensée. Il était tout d'impulsion et de saillie. Sa première vision comme peintre, son premier jugement comme homme étaient d'une étonnante sûreté. L'intuition lui révélait ce que la réflexion découvre aux autres. Il était fort spirituel, ses mots pouvaient être acérés, et en même temps il laissait voir une grande bonhomie et, dans certains cas, une véritable naïveté. Il se montrait extrêmement sensible aux bons et aux mauvais procédés. Il n'a jamais pu s'habituer aux insultes dont on l'abreuvait comme artiste, il en souffrait à la fin de sa vie autant qu'au premier jour. Il s'emportait d'abord contre ses détracteurs, quand leurs attaques se produisaient. Dans ses rapports d'homme à homme, il apparaissait de même susceptible. Il eut un duel avec Duranty, pour un échange de paroles aigres ayant conduit à un soufflet. Mais, avec cette susceptibilité et cette promptitude à relever les offenses, il ne gardait ensuite aucune sorte de rancune. C'était en somme un homme d'autant de cœur que d'esprit, et son commerce était aussi sûr que plein de charme.
APRÈS LA MORT
XIII
APRÈS LA MORT
La pensée vint tout de suite, aux amis de Manet mort, de faire une exposition générale de son œuvre. Dans une réunion préliminaire formée de sa veuve, de ses frères, de M. Antonin Proust et de celui qui écrit ces lignes, nous décidâmes de demander la salle de l'École des Beaux-Arts, sur le quai Malaquais. L'espace dont on disposerait serait suffisant et le prestige attaché à l'École donnerait à l'exposition le caractère d'une sorte de triomphe posthume, que nous recherchions précisément. Manet m'avait, dans son testament, prié d'être son exécuteur testamentaire, et on jugea qu'il m'appartenait de faire, auprès de qui de droit, une première démarche, pour obtenir la salle de l'École des Beaux-Arts. J'expliquai qu'il faudrait m'adresser à M. Kaempfen, directeur des Beaux-Arts, dont les idées m'étaient assez connues pour que je pusse assurer d'avance que nous subirions un refus. Mais on décida de passer outre à mon objection, de suivre la filière, en voyant d'abord le directeur, sauf à s'adresser ensuite au ministre.
J'allai donc trouver M. Kaempfen. C'était un vieil ami. Quand je lui eus exposé ma demande, qui l'étonna fort, il me répondit qu'il ne pouvait l'accueillir et, avec une bienveillante candeur, il me reprocha de l'avoir mis dans l'obligation de m'opposer un refus, en lui faisant visite pour un objet aussi extraordinaire. C'était à peu près comme si j'eusse prétendu que le curé de Notre-Dame m'ouvrît sa cathédrale pour glorifier Voltaire. J'étais préparé à la réponse de M. Kaempfen, que, connaissant ses goûts, je trouvai toute naturelle, et après lui avoir dit fort amicalement, de mon côté, que ma visite était surtout due au désir d'observer les convenances, j'ajoutai que nous allions porter notre demande au ministre.