Histoire de Flandre (T. 2/4)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de Flandre (T. 2/4)
Title: Histoire de Flandre (T. 2/4)
Author: Baron Joseph Marie Bruno Constantin Kervyn de Lettenhove
Release date: July 8, 2014 [eBook #46224]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE FLANDRE.
Bruxelles.—Imprimerie Alfred VROMANT
HISTOIRE
DE
FLANDRE
PAR
M. KERVYN DE LETTENHOVE
TOME SECOND
1301-1383.
BRUGES
BEYAERT-DEFOORT, ÉDITEUR
1874
HISTOIRE DE FLANDRE
LIVRE DIXIÈME
1301-1304.
Luttes héroïques des communes flamandes. Batailles de Courtray, de Zierikzee et de Mont-en-Pévèle.
A peine le roi de France était-il sorti des remparts de Bruges, que déjà les murmures des corporations protestaient contre l'orgueil des vainqueurs et les humiliations réservées à la Flandre.
Un bourgeois du métier des tisserands, nommé Pierre Coning, se place à la tête de la résistance. Pauvre et d'une naissance obscure, déjà chargé d'années, borgne et de petite taille, il n'offre dans sa personne que l'extérieur le plus vulgaire; mais quoiqu'il ne sache point le français, il parle la langue flamande avec une éloquence irrésistible. Pierre Coning accuse à haute voix l'ambition des magistrats de Bruges, et associe à ses plaintes vingt-cinq chefs de métiers: cependant les magistrats ordonnent qu'ils soient arrêtés et Coning avec eux; mais le peuple tout entier s'assemble en tumulte et brise les portes de leur prison.
Le nouveau gouverneur de la Flandre, Jacques de Châtillon, était absent: après avoir passé avec le roi neuf jours au château de Winendale et quatre jours à Ypres, il l'avait accompagné jusqu'à Béthune, quand le bruit de l'émeute des Brugeois le rappela précipitamment. Il se hâta de réunir cinq cents chevaux et se dirigea vers Bruges. Toutefois, il craignait d'en trouver les portes fermées et de se voir réduit à former le siége des remparts qui avaient été élevés deux années auparavant par les soins des Français. Il avait résolu de rester à quelque distance de la ville jusqu'à ce qu'un signal convenu (ce devait être le son d'une cloche) l'avertît que les magistrats et le sire de Ghistelles, qui lui étaient favorables, occupaient la porte par laquelle il devait y pénétrer. Ceci se passait le 13 juillet 1301. De vagues rumeurs attribuaient à Jacques de Châtillon le projet d'anéantir toutes les libertés des Brugeois. La commune, inquiète et agitée, avait suspendu tous ses travaux. Dès qu'elle entendit retentir la cloche qui appelait les Français, elle prit les armes, s'élança sur les magistrats qui se préparaient à la livrer à ses ennemis, et les poursuivit dans le Bourg; quelques-uns des chefs du parti leliaert périrent; les autres furent conduits dans la prison, d'où Pierre Coning venait de sortir.
Jacques de Châtillon n'avait point osé entrer à Bruges: il avait jugé plus prudent d'attendre de nouveaux renforts. Chaque jour son armée s'accroissait, et de nombreux chevaliers ne tardèrent point à le rejoindre sous les ordres de son frère le comte de Saint-Pol. Une lutte sanglante était imminente, lorsque des hommes sages offrirent leur médiation. Grâce à leurs efforts, elle fut acceptée: il fut convenu que tous ceux qui reconnaissaient avoir pris part aux émeutes s'exileraient à jamais de la Flandre, et Pierre Coning quitta aussitôt la ville avec tous ses amis. Dès que Jacques de Châtillon y eut rétabli son autorité, il commença à faire démolir les fortifications, qui, construites par le roi de France afin de repousser les tentatives de ses adversaires, lui semblaient déjà menaçantes pour sa propre puissance. On brisa les portes et on renversa les tours de pierre et de bois: on devait aussi détruire une partie des boulevards pour combler les fossés. Enfin, quand la ville eut vu démanteler toutes ses murailles, le sire de Châtillon déclara que les bourgeois de Bruges avaient forfait, par leur insurrection, tous leurs droits et tous leurs priviléges. En vain envoyèrent-ils leurs députés pour plaider leur cause à la cour du roi: le comte de Saint-Pol les avait précédés à Paris, où leurs prières et leur humiliation ajoutèrent à son triomphe.
Les députés des bourgeois de Bruges purent raconter, à leur retour, que l'évêque de Pamiers, chargé par le pape Boniface VIII de réclamer la liberté du comte de Flandre et de ses fils, avait été repoussé avec outrage par le roi de France et jeté dans une prison. Ils avaient vu bâtir des citadelles à Lille et à Courtray, et trouvèrent les Français occupés à en construire une autre dans leur propre ville. Leurs récits augmentèrent l'irritation. Jean de Namur, Gui son frère, leur neveu Guillaume de Juliers, en profitèrent pour entrer en relation avec leurs partisans et chercher à rétablir la puissance de leurs ancêtres. Pierre Coning reparut même à Bruges, et telle était l'affection que lui portaient les corps de métiers que le bailli du roi n'osa point s'y opposer. Bien plus, quand on eut appris que la cour du roi avait confirmé la confiscation des priviléges de Bruges, il se rendit sur les remparts et ordonna aux ouvriers de cesser de combler les fossés. Ils obéirent immédiatement, et ce dernier succès effraya si vivement le bailli et les échevins que, jugeant leurs jours en péril, ils se hâtèrent de fuir.
Le mécontentement faisait des progrès rapides en Flandre; il avait même pénétré dans la ville de Gand, qui avait soutenu si ardemment les intérêts du roi de France contre Gui de Dampierre. Au mois de novembre 1301, Philippe, cherchant à s'attacher de plus en plus les Gantois, avait modifié l'organisation de leur échevinage. Les Trente-Neuf, qui étaient restés les représentants du vieux parti du gouvernement municipal, avaient été supprimés, et il avait été décidé qu'à partir de l'année 1302 huit bourgeois, désignés par le roi et les magistrats se réuniraient chaque année, trois jours avant les fêtes de l'Assomption, et nommeraient vingt-six échevins divisés en deux bancs, dont le premier administrerait les affaires de la commune, tandis que le second s'occuperait des partages héréditaires, des tutelles et de la réconciliation des haines privées. Bien que cette réforme fût réclamée par les vœux d'une partie de la commune, et dût se maintenir pendant le cours de plusieurs siècles, elle ne produisit point de résultats immédiats. Soit que les Trente-Neuf conservassent encore leur autorité, soit que leurs successeurs eussent été choisis parmi leurs amis, il arriva qu'au mois de mars 1301 (v. st.), on voulut rétablir à Gand les impôts que Philippe le Bel lui-même y avait abolis; on alléguait qu'ils étaient nécessaires pour payer les frais des dépenses faites pour la réception du roi, qui s'élevaient, disait-on, à vingt-sept mille livres, et une proclamation publique fut lue le 1er avril 1301 (v. st.), quatrième dimanche du carême, au nom de Jacques de Châtillon et en présence du bailli royal, pour inviter les bourgeois de Gand à se soumettre de nouveau aux taxes dont ils étaient à peine affranchis. Il est assez remarquable qu'à Gand et à Bruges les mêmes prétextes servirent à justifier les mêmes exactions, et donnèrent lieu à une résistance également énergique.
Le même soir des groupes se formèrent et le lendemain les travaux de tous les métiers furent interrompus. Les magistrats avaient donné l'ordre que l'on saisît et conduisît au supplice tous ceux qui ne rentreraient point dans leurs ateliers, lorsque, vers trois heures, les bannières de métiers furent tout à coup déployées. La plupart des bourgeois avaient pris les armes, et, après un combat acharné, ils poursuivirent leurs adversaires jusqu'aux portes du château de Sainte-Pharaïlde. On l'attaqua de toutes parts, et avant la nuit les magistrats demandèrent à capituler. Deux d'entre eux furent les victimes de l'effervescence populaire; et tous les autres eussent partagé le même sort, s'il n'avaient consenti, ainsi que le bailli du roi, à prêter serment de fidélité à la commune insurgée.
Peu de semaines se sont écoulées, quand le prévôt de Maestricht, Guillaume de Juliers, que les malheurs de la Flandre ont récemment rappelé de l'université de Bologne, quitte l'aumusse pour revêtir une armure, et accourt à Bruges, impatient de venger son frère si cruellement traité par les Français après la bataille de Bulscamp. Pierre Coning le soutient, et près de lui apparaît un autre bourgeois de Bruges, Jean Breydel, membre de la corporation des bouchers, qui semble avoir appartenu à l'une des familles les plus riches de la cité. Ainsi s'ouvre l'année 1302, pendant laquelle doit éclater cette guerre prévue depuis si longtemps, et si prodigue de sang, où le roi de France opposera tous ses sujets des royaumes de France et de Navarre, et tous les chevaliers qu'il pourra recruter dans les autres pays de l'Europe, aux fils d'un prince prisonnier et aux communes de Flandre, secondées par un petit nombre de nobles zélandais exilés eux-mêmes de leur patrie.
La première expédition de Guillaume de Juliers fut dirigée contre la porte de Damme, dont la possession était nécessaire au commerce des Brugeois; la seconde, contre le château de Male, qu'un chevalier gascon, nommé Gobert de l'Espinasse, avait obtenu pour avoir livré la ville de la Réole aux Français. Au bruit de ses succès, les bourgeois de Gand envoyèrent à Bruges des députés pour l'inviter à se rendre au milieu d'eux; cependant, tandis que les chefs du parti favorable au comte de Flandre remplissaient leur message, les Leliaerts engageaient leurs concitoyens à écarter de leurs foyers le fléau de la guerre. Jacques de Châtillon leur avait adressé des lettres qui respiraient la douceur et la modération, et il était d'autant plus urgent de s'y soumettre, que le roi avait ordonné d'assembler à Courtray une armée assez nombreuse pour qu'elle pût châtier sans délai toutes les rébellions. Le roi de France semblait résolu à employer s'il le fallait toutes les forces du royaume, pour vaincre la Flandre; récemment encore, dans une assemblée tenue à Paris, le chancelier Pierre Flotte avait rappelé la nécessité de dompter l'orgueil des Flamands, et avait déclaré en même temps que le roi ferait tous ses efforts pour terminer une querelle dont la durée était honteuse pour la France. Les conseils des Leliaerts furent écoutés, et la bannière des lis avait été de nouveau arborée à Gand, lorsque Guillaume de Juliers se présenta aux portes de la ville. En vain protesta-t-il qu'il ne venait point y porter la guerre, mais demandait seulement à être reçu en ami: les Gantois persistèrent dans leur refus.
A Bruges, les bourgeois, dominés par les mêmes craintes, reprochaient à Pierre Coning de les avoir engagés à briser le joug, et s'il ne fût sorti de Bruges, ils l'eussent peut-être mis à mort. Bruges exilait ses défenseurs au moment où l'on ignorait encore ce que lui réservait la colère de ses ennemis. Le mercredi 16 mai 1302, on publia dans toutes les rues que ceux qui croyaient avoir quelque chose à redouter pouvaient s'éloigner de la ville. Cinq mille bourgeois quittèrent Bruges la nuit suivante et se retirèrent vers Damme, et de là vers Ardenbourg et le rivage du Zwyn, où ils retrouvèrent Pierre Coning et Jean Breydel. Le lendemain, Jacques de Châtillon arriva à Bruges; mais loin d'y paraître sans armes et avec une faible escorte, comme il l'avait promis, il amenait à sa suite, en ordre de bataille, dix-sept cents chevaliers et une multitude de sergents et d'archers, dont le frère mineur de Gand a jugé inutile de déterminer le nombre, parce que les Flamands, hommes vaillants et robustes, craignent peu, dit-il, les fantassins français. A cet aspect, les bourgeois se souvinrent que les efforts de Jacques de Châtillon avaient tendu constamment à réduire toute la Flandre à la servitude et à détruire ses libertés. Leur inquiétude s'accrut lorsqu'il refusa d'écouter leurs représentations: il déclara toutefois qu'il ne voulait châtier que ceux qui avaient pris part au sac du château de Male; mais son regard était menaçant, et l'on racontait que déjà on l'avait entendu s'écrier que la plupart des Brugeois ne tarderaient pas à être suspendus au gibet.
Le même soir, un message secret vint annoncer aux bannis que s'ils voulaient sauver leurs concitoyens, leurs amis, leurs femmes et leurs enfants, ils devaient se trouver aux portes de Bruges avant le lever du jour. La nuit régnait encore lorsqu'ils arrivèrent près de l'église de Sainte-Croix, et ce fut là qu'ils tinrent conseil. Seize cents hommes reçurent l'ordre de se placer devant les portes de Gand, des Maréchaux, de Sainte-Croix et de Sainte-Catherine, afin que la retraite des Français fût impossible. Le reste se partagea en deux troupes. La première, guidée par Breydel, pénétra dans la ville en traversant les fossés à demi comblés par les Français, et se dirigea vers l'hôtel qu'occupait le sire de Châtillon; la seconde s'avança avec Pierre Coning, de la porte Sainte-Croix vers la place du Marché. De toutes parts avait retenti le cri de l'insurrection: Schilt ende vriendt! «Nos boucliers et nos amis pour la Flandre au Lion!»
Les Français, surpris par ces clameurs, s'élançaient dans les rues pour combattre; mais, disséminés et éloignés de leurs chefs, ils résistaient à peine et rougissaient de leur sang les dalles qu'éclairaient les premiers rayons du soleil. Jacques de Châtillon avait un instant cherché à lutter contre le mouvement populaire, mais son cheval avait été percé de traits sous lui, et il s'était réfugié, avec le chancelier Pierre Flotte, dans un asile qu'ils ne quittèrent que la nuit suivante. L'extermination s'étendit de quartier en quartier, de maison en maison, et il n'y eut de lutte que sur la place du Marché, où quelques chevaliers s'étaient ralliés à la voix du maréchal de l'armée, l'intrépide Gauthier de Sapignies. Entourés par les bannis, pressés par les bourgeois qui sortaient de toutes les rues, menacés par les femmes et les vieillards qui leur lançaient des pierres du haut des toits, ils succombèrent en se défendant glorieusement, tandis que les archers et les sergents étaient arrêtés aux portes de la ville et mis à mort dès que leurs lèvres se refusaient à prononcer la rude aspiration des mots flamands: Schilt ende vriendt! Quinze cents Français avaient péri dans les matines de Bruges. (Vendredi 18 mai 1302.)
Peu s'en fallut que les bourgeois de Gand ne suivissent l'exemple de l'insurrection de Bruges. Les partisans du lion de Flandre, ou Liebaerds, s'étaient montrés aux portes de leur ville: les habitants d'Audenarde interceptaient leurs approvisionnements. Jean de Haveldonc fut envoyé à Paris pour exposer leurs plaintes, mais il en revint avec des promesses si magnifiques et des priviléges si étendus que le parti des Leliaerts consolida sa domination à Gand.
Cependant Guillaume de Juliers venait de rentrer dans le pays des Quatre-Métiers, amenant avec lui le comte de Katsenellebogen, le sire de Mont-Thabor et d'autres seigneurs allemands. Un grand nombre de chevaliers zélandais, que l'oppression de Jean d'Avesnes, devenu comte de Hollande par la mort de son pupille Jean Ier, avait réduit à s'exiler dans la Flandre impériale, lui avaient offert l'appui de leur courage: l'un de ceux-ci était Jean de Renesse. L'illustre maison des sires de Borssele montra également un si grand zèle que la commune de Bruges adopta depuis les orphelins de Wulfart de Borssele: Florent de Borssele devait recevoir vingt sous par jour, Rasse de Borssele la moitié; ils étaient accompagnés de cinquante-sept écuyers, dont la plupart jouissaient d'une solde de quatre sous.
Avant de s'éloigner du pays des Quatre-Métiers, Guillaume de Juliers apprit que, lorsque le comte de Flandre avait quitté le château de Rupelmonde, il avait déposé son épée chez le sire de Moerseke. Il alla la lui redemander et, quoique le sire de Moerseke s'y opposât, il la prit de force en s'écriant: «Les combats seront désormais mon école; voici mon bâton pastoral, et le roi regrettera bientôt sa perfidie vis-à-vis de ses prisonniers.» Le jeune prévôt de Maestricht ne quitta plus l'épée de Gui de Dampierre. A peine passa-t-il quelques jours à Bruges: dès la fin de mai, il mit le siége devant le château de Winendale, que sept cents Français défendirent pendant trois semaines. Ypres lui ouvrit ses portes, et son autorité fut aussitôt reconnue par toutes les populations de Furnes, de Dixmude et de Nieuport. Bergues chassa sa garnison, commandée par le sire de Valpaga, et le 9 juin, Guillaume de Juliers parut devant les murailles de Cassel, où s'était enfermé un chevalier leliaert, messire Jean d'Haveskerke.
Pierre Flotte s'était arrêté à Lille, où il avait juré (serment fatal dont la mort seule devait le délier) qu'il ne retournerait jamais en France, s'il ne pouvait venger sa honte; et c'était Jacques de Châtillon qui était allé porter au roi la nouvelle de l'insurrection de Bruges. Philippe le Bel avait aussitôt chargé le comte d'Artois de publier un mandement dans toutes les provinces du royaume, pour que les feudataires et les sergents d'armes se rassemblassent aux frontières de Flandre. Déjà Raoul de Nesle s'était avancé avec quinze cents hommes d'armes jusqu'à Saint-Omer, pour faire lever le siége du château de Cassel; mais ses forces étaient insuffisantes, et il attendit que toute l'armée l'eût rejoint.
Dans les premiers jours de juin, Gui de Namur entra à Bruges. Il y fut reçu avec les plus vifs transports d'allégresse; les bourgeois lui offrirent des présents, ornèrent les rues de fleurs et firent sonner toutes les cloches. Gui de Namur prit aussitôt entre ses mains les soins du gouvernement et ceux de la défense de la Flandre. Il fit presser les armements, et en même temps il prescrivit des prières publiques pour obtenir la protection du ciel. «Veuillez, écrivait-il aux abbés des principaux monastères, ordonner des processions solennelles tant que durera la guerre que nous soutenons contre nos ennemis: que tout le peuple y assiste, et qu'il prie Dieu avec une dévotion convenable et avec une pleine effusion de cœur, non-seulement pour nous, mais encore plus pour vous, afin que le Seigneur tout-puissant nous accorde la palme du triomphe.»
La première expédition de Gui de Namur fut dirigée contre le château de Courtray. Le châtelain de Lens, qui était parvenu à s'échapper de Bruges, s'y était enfermé avec une forte garnison après avoir mis le feu à une partie de la ville. Le comte d'Artois venait d'arriver à Arras, d'où il comptait poursuivre son expédition vers Cassel, lorsqu'il trouva un message du châtelain de Lens qui le priait instamment d'accourir à son aide, et, modifiant aussitôt son projet, il continua sa marche vers Lille, en ordonnant à Raoul de Nesle de l'y suivre.
Guillaume de Juliers, averti par ses espions, abandonna à son exemple le siége de Cassel, et le 26 juin, son armée se réunit à celle de Gui de Namur, sous les murs de Courtray, dans la plaine de Groeninghe. C'était sur ce plateau élevé, borné au nord par la Lys, à l'ouest par les fossés du Château de Courtray, à l'est et au sud par un petit ruisseau, que tous les défenseurs de l'indépendance flamande venaient planter leurs bannières et répondre à l'appel de leurs chefs.
Au premier rang, nommons les milices de Bruges, conduites par Pierre Coning et Jean Breydel. On y voyait toutes les corporations rangées autour de leurs doyens. Tous les membres des métiers portaient de riches costumes quelquefois jaunes ou bleus, quelquefois blancs avec une croix rouge; tous étaient armés avec soin. Mais c'était surtout au milieu des milices du Franc qu'il fallait chercher le zèle le plus belliqueux et une soif de vengeance qui ne pouvait s'étancher que dans le sang. A toutes les époques, la destinée des habitants du Franc avait été de souffrir, plus que toutes les autres populations, des invasions étrangères auxquelles leurs mœurs restaient constamment hostiles. Four eux l'histoire du quatorzième siècle était l'histoire de tous les siècles précédents. De même que Richilde et Mathilde, Jacques de Châtillon les avait réduits à un état voisin de la servitude; et après avoir accueilli avec enthousiasme la présence de Guillaume de Juliers, ils étaient accourus à la voix du fils du comte de Flandre pour repousser les étrangers. A demi nus, la tête haute, les membres robustes et nerveux, brandissant dans leurs mains la massue de leurs ancêtres, garnie du scharmsax, ils se serraient autour d'Eustache Sporkin, arrière-petit-fils de l'un des chefs des Blauvoets.
Nous avons déjà nommé les barons zélandais et allemands qui servaient la cause des communes flamandes; quelques chevaliers, qu'indignait l'oppression du comte Jean sans Merci, quittèrent aussi le Hainaut pour les rejoindre: parmi ceux-ci on remarquait André de Landas et Richard du Chastel. Du Brabant et du Limbourg étaient accourus Hugues d'Arckel, Jean de Cuyk, Gilles et Henri de Duffel, Arnould de Looz, Goswin de Gotzenhove, Henri de Petersem. Mais il faut surtout signaler la part que la noblesse flamande prit à la défense de la Flandre. Plusieurs chevaliers avaient protesté contre la conquête de Philippe le Bel en suivant Gui de Dampierre dans sa captivité. D'autres, plus nombreux, se pressaient près de l'abbaye de Groeninghe pour y relever la bannière du comte de Flandre. C'étaient Baudouin de Poperode, vicomte d'Alost, Sohier et Jean de Gand, Baudouin, Thierri et Jean de Hondtschoote, Philippe d'Axel, Robert de Leeuwerghem, Gautier de Vinckt, Gérard de Rodes, Michel de Carnin, Sohier de Courtray, Gilles de Mullem, Arnould d'Audenarde, Eustache de Maldeghem, Eustache et Hellin de Calcken, Jean Van de Woestyne, Jean de Menin, Jacques de Lembeke, Jean de Tournay, Francon de Somerghem, Gilles de Poelvoorde, Gilles de Moorslede, Pierre de Bailleul, Daniel de Belleghem, Alexis d'Assenede, Godefroi de Wercken, Baudouin de Winendale, Gilbert de Beernem, Gilbert de Dunkerke, Michel de Coudekerke, Philippe de Moor, Hellin de Steelant, Jean, Pierre et Louis et de Lichtervelde, Jean de Cockelaere, Baudouin de Crombeke, Arnould de Beerst, Baudouin de Raveschoot, Roger de Ghistelles, Guillaume de Breedermeersch, Henri de Pitthem, François de Meulebeke, Salomon de Sevecote, Gauthier de Deynze, les sires de Gavre, de Steenhuyze, de Heyne, de Nockere, d'Anseghem, de Landehem, d'Herzeele, de Masmines, de Vosselaere. Guillaume de Boonem, chevalier de l'ordre de l'Hôpital, qui avait pris part avec Jean Breydel, à l'escalade du château de Male, y commandait des écuyers que l'on désignait sous le nom des chevaliers du Cygne. Là se trouvaient aussi trois troupes de templiers: les templiers noirs, les templiers blancs et les templiers gris. Les habitants d'Ypres avaient envoyé, malgré l'opposition des Leliaerts, cinq cents hommes d'armes vêtus de rouge et sept cents arbalétriers au corselet noir. A Gand, sept cents bourgeois avaient violé les ordres des magistrats, pour payer leur dette à la patrie; leurs chefs étaient Jean de Coeyghem, Simon Bette, Simon de Vaernewyck, Philippe Uutenhove, Baudouin Devos, Pierre, Gérem et Baudouin Goethals, Simon Loncke qui portait la bannière de la ville de Gand, où Notre-Dame semble veiller sur le noble lion endormi à ses pieds, et Jean Borluut dont le nom rappelait le triomphe de la cause nationale à une autre époque. Enfin la veille de la bataille, six cents hommes d'armes du marquisat de Namur étaient arrivés dans la plaine de Groeninghe.
Toutes les forces des Flamands représentaient environ vingt mille hommes. Ils plaçaient leur espoir en Dieu, et avaient résolu de mourir pour la défense de leurs lois et de leur liberté. Les historiens contemporains comparent les Flamands aux Israélites, et les armées de Philippe le Bel à celles des rois de Babylone. «Ce fut certainement par le jugement de Dieu, dit Jean Villani, que l'on vit s'accomplir des choses qui paraissaient impossibles: c'est ainsi que lorsque le peuple d'Israël était glacé de terreur à la vue de la puissance et de la multitude de ses ennemis, il entendit la voix de Dieu qui disait: Combattez avec courage, car le succès des batailles est dans ma main et non dans la force du nombre, parce que je suis le Dieu des armées.» Matthieu de Westminster ajoute que l'armée des Français était si nombreuse que leurs chevaux et leurs chars cachaient la surface de la terre. Toutes les provinces de la monarchie avaient envoyé leur noblesse; on avait recruté des Navarrais et des Espagnols; puis on avait appelé à grands frais les meilleurs archers de la Lombardie et du Piémont; on avait distribué aux sergents d'armes des casques faits chez les Tartares; Godefroi de Brabant et Jean de Hainaut, qui espéraient tous les deux profiter du démembrement de la Flandre, s'étaient aussi rendus sous les bannières françaises. Villani (son évaluation est la moins exagérée) porte cette armée à sept mille cinq cents chevaliers, dix mille archers et trente mille sergents d'armes.
Lorsque le comte d'Artois quitta Lille, le 8 juillet, son orgueil n'apercevait plus d'obstacle; une victoire aisée devait le conduire aux portes de Bruges, tandis qu'une flotte venue de Normandie se joindrait à une flotte hollandaise pour attaquer la Flandre par le rivage de la mer. Il avait, disait-on, fait charger ses chariots de cordes destinées à former des gibets, sans épargner personne. «Dès que les Français entrèrent en Flandre, dit le frère mineur de Gand, ils cherchèrent à semer la terreur par leur cruauté, car ils exterminaient tous ceux qu'ils pouvaient atteindre, ne respectant ni les femmes, ni les vieillards ni les enfants. Mais ces dévastations, loin d'effrayer les Flamands, n'excitèrent que de plus en plus leur fureur en les portant à de terribles représailles.»
Il fallut deux jours à l'armée française pour se réunir devant Courtray. Tandis que des escarmouches s'engageaient à l'entrée des faubourgs, Robert d'Artois et ses chevaliers faisaient dresser leurs tentes sur une colline qu'on appelait alors le Mossenberg, mais qui depuis ne fut plus connue que sous le nom de Berg van Weelden, parce que, selon le récit des historiens contemporains, les chevaliers français y passèrent ces deux journées au milieu des banquets, des jeux et des plaisirs.
Le mercredi 11 juillet 1302, le soleil se leva voilé de nuages et de brouillard. Douze cents Yprois avaient été placés sur les remparts de la ville et vis-à-vis des fossés du château, pour empêcher toute sortie du châtelain de Lens. Le reste de l'armée flamande s'était rangé en bon ordre, en forme de croissant, devant un large fossé, creusé à une largeur de cinq brasses et à une profondeur de trois, que l'on avait recouvert de rameaux pour cacher aux ennemis les travaux qui y avaient été faits. A l'aile droite, les corporations de Bruges avaient pour chef Gui de Namur; l'aile gauche, composée des Gantois et des milices du Franc, obéissait à Guillaume de Juliers et se prolongeait jusqu'à l'angle formé par le ruisseau de Groeninghe qui coule vers la Lys. Guillaume de Juliers et Gui de Namur, saisissant un goedendag, avaient mis pied à terre. Jean de Renesse, Hugues d'Arckel et d'autres chevaliers suivirent leur exemple.
L'armée flamande avait commencé la journée par le jeûne et la prière. Cependant, lorsqu'on vit que le moment du combat approchait, on fit distribuer quelques vivres. Ce repas fut sobre et court. Les chefs de l'armée ne prirent qu'un peu de poisson et un peu d'oseille, puis ils conférèrent l'ordre de chevalerie à plusieurs écuyers et à environ quarante bourgeois; parmi ceux-ci étaient Jean Breydel, Pierre Coning et ses deux fils. Gui de Namur et Guillaume de Juliers exhortaient tous leurs amis à combattre vaillamment. «Vous voyez devant vous, leur disaient-ils, ceux qui se sont armés pour votre destruction; quel que soit leur nombre, c'est en Dieu qu'il faut mettre votre confiance, invoquez sa protection.»—«Souvenez-vous, ajouta Guillaume de Renesse, que notre cri de guerre sera toujours: Flandre au Lion!» Puis un prêtre leur montra le viatique, et chaque homme prenant un peu de terre la porta à ses lèvres. Cette terre, bénie par la religion, était désormais sainte: c'était celle de la patrie.
Toute l'armée française s'était rangée en bataille sur la route de Tournay, près du château de Mosschere: elle était divisée en dix corps principaux.
Le premier, où l'on ne remarquait que quatre cents chevaux, comprenait les archers provençaux, navarrais, espagnols et lombards, commandés par le sénéchal de Guyenne, Jean de Burlas. Le deuxième et le troisième, formés de douze cents écuyers, obéissaient à Raoul et à Gui de Nesle. Là se trouvaient Renaud de Trie, Guillaume de Saint-Valery, Jean d'Haveskerke, qui avait naguère défendu le château de Cassel contre Guillaume de Juliers, Pierre de Sanghin, que Robert de Béthune avait dépouillé, cinq années auparavant, de la châtellenie de Lille.
Le comte de Clermont était le chef de huit cents chevaliers. Le comte d'Artois en comptait plus de mille à sa suite: on reconnaissait de loin le chef de l'armée française à sa taille élevée et à ses armes brillantes.
Après la bataille du comte Gui de Saint-Pol, où se pressaient sept cents chevaliers, paraissait un autre corps de cavalerie sous les ordres des comtes d'Eu, d'Aumale et de Tancarville: il était aussi nombreux que celui du comte d'Artois. La huitième bataille était celle des chevaliers allemands que dirigeait le comte de Saxe. La neuvième était composée de huit cents chevaliers que Godefroi d'Aerschot, oncle du duc de Brabant, avait conduits au camp français.
La dernière est la plus considérable de toute l'armée, car elle comprend deux cents chevaliers, dix mille arbalétriers et trente mille sergents d'armes lombards, piémontais, navarrais, provençaux et français. Leur chef est aussi celui qui semble le plus altéré de vengeance: c'est Jacques de Châtillon.
Devant tous les chevaliers français se place un chevalier flamand du parti leliaert, Guillaume de Mosschere, que Philippe le Bel a créé châtelain de Courtray: le sol que foule l'armée du comte d'Artois est l'héritage de ses pères. Il a accepté la mission de guider les étrangers dans cette plaine dont tous les sentiers lui sont connus. En contribuant à la ruine de ses concitoyens, il espère profiter de leurs dépouilles: déjà, en 1298, il a reçu de Raoul de Nesle les terres enlevées à un noble bourgeois de Gand nommé Guillaume d'Artevelde.
Les historiens flamands racontent que de tristes présages accompagnèrent les préparatifs des Français. Des colombes voltigeaient autour des milices de Gui de Namur, tandis que des corbeaux, planant au-dessus de l'armée française, semblaient, par leurs croassements, appeler l'heure du carnage. On disait aussi que le comte d'Artois s'était levé triste et sombre. Au moment où il s'armait, une louve familière, qui ne le quittait jamais, lui avait sauté à la gorge et avait voulu le mordre. Enfin, lorsqu'il s'était éloigné de sa tente, son cheval s'était cabré trois fois avant de marcher en avant. Un augure plus certain de malheur était l'ardeur impatiente qui agitait l'esprit du comte d'Artois. Quelques vieux chevaliers n'avaient point oublié que son père avait causé par le même aveuglement, cinquante-trois ans auparavant, la destruction d'une armée française à la bataille de Mansourah, où il avait péri.
Déjà le signal du combat avait été donné: le châtelain de Lens avait fait lancer, du haut du château de Courtray, des flèches enflammées qui étaient dirigées vers l'abbaye de Groeninghe, afin d'indiquer aux Français quelle était la position des Flamands. Le comte d'Artois envoya aussitôt ses maréchaux pour la reconnaître, et ils virent avec étonnement que, loin de se retirer en désordre devant des forces supérieures, ils s'étaient rangés les uns près des autres, formant une muraille de leurs corps et tenant leurs goedendags levés, comme des chasseurs qui attendent le sanglier. Godefroi de Brabant suppliait le comte d'Artois de remettre la bataille au lendemain, disant que les milices flamandes, peu habituées à rester réunies dans un camp et dépourvues de vivres, ne tarderaient point à se disperser. Le comte d'Artois rejeta ce conseil avec hauteur. «Nous sommes supérieurs en nombre; nous sommes à cheval, ils sont à pied; nous avons de bonnes armes, ils n'en ont point, et nous resterions immobiles à l'aspect de nos ennemis déjà glacés de terreur!» Il oubliait, comme le dit un historien hollandais, que le courage ne manque jamais à ceux qui combattent pour leur liberté, et qu'il n'est point d'armes plus terribles que celles que leur donne la défense de leur patrie et de leurs vies.
Tandis que toute la cavalerie se formait en trois divisions principales, commandées par le comte d'Artois, Raoul de Nesle et Gui de Saint-Pol, les archers italiens, soutenus par les sergents d'armes, s'avancèrent vers la route de Sweveghen, où quelques archers flamands s'étaient placés au bord d'un ruisseau, protégés par des haies épaisses. Leur nombre était peu considérable, et de toutes parts sifflait sur leurs têtes une grêle de traits qui obscurcissait le ciel. En ce moment, le sire de Valpaga s'écria en s'adressant au comte d'Artois: «Sire, ces vilains feront tant qu'ils auront l'honneur de la journée; et s'ils terminent seuls la guerre, que restera-t-il donc à faire à la noblesse?—Eh bien! qu'on attaque,» répliqua le prince. Les maréchaux italiens, Simon de Piémont et Boniface de Mantoue, voulurent toutefois l'en dissuader: ils représentaient que, dès que leurs archers auraient rompu les rangs des Flamands et les auraient contraints à quitter leurs fossés et leurs retranchements, les chevaliers auraient seuls la gloire de les poursuivre. Le connétable, bien que le mariage de sa fille avec Guillaume de Flandre et sa conduite généreuse à l'égard des Flamands le rendissent suspect de quelque partialité aux yeux de ses compagnons d'armes, s'empressa d'appuyer leur avis. «Par le diable! interrompit le comte d'Artois de plus en plus irrité, ce sont des conseils de Lombards; et vous, connétable, vous avez encore de la peau du loup.—Sire, répondit Raoul de Nesle, si vous allez là où j'irai, vous irez bien avant.»
A ces mots, le connétable s'élança avec impétuosité: les chevaliers qui le suivaient foulaient aux pieds de leurs chevaux les pauvres archers italiens, et, dans leur jalousie, ils coupaient même de leurs glaives les cordes de leurs arcs, afin qu'ils leur abandonnassent tous les périls et tout l'honneur de la victoire. Les archers flamands, menacés par ce choc terrible, se retiraient précipitamment; mais les retranchements qui avaient été élevés à la hâte ne purent arrêter la course rapide de la cavalerie française. Soit qu'elle eût trouvé quelque passage plus facile, soit qu'en certains endroits les cadavres amoncelés eussent comblé le lit du ruisseau, elle vint heurter avec une force irrésistible les rangs des Flamands qui s'entr'ouvrirent. Raoul de Nesle renversa Guillaume de Juliers, mais on le secourut presque aussitôt et il continua à prendre part à la lutte. Près de lui, son écuyer, Jean de Gand, soutenait sans reculer la bannière de Juliers. Quatre fois il fut jeté au milieu des morts, quatre fois il se releva. Encouragé par son exemple, Sohier Loncke défendait bravement la bannière de Gand, Jean de Renesse accourut; mais deux des plus vaillants chevaliers français, le sire de Moreul et le sire d'Aspremont, s'étaient réunis pour le combattre. Souvent Jean de Renesse, entouré d'ennemis, disparaissait à tous les yeux, puis on voyait briller de nouveau son écu au léopard d'or: autant l'attaque était vive, autant la résistance fut héroïque.
Cependant la garnison du château de Courtray avait tenté une sortie, afin de prendre l'armée flamande en flanc. Ce mouvement, quoique arrêté aussitôt par la fermeté des Yprois, ne resta point inconnu des combattants. Il encouragea les Français et sema la terreur parmi les Flamands. Quelques-uns cherchaient déjà à se réfugier dans la ville; d'autres traversaient en nageant les eaux de la Lys. Toute l'armée flamande se trouva rejetée en désordre jusqu'au monastère de Groeninghe. Ces autels qu'avait élevés Béatrice de Dampierre ne devaient-ils pas être propices aux prières de ses neveux? Ce fut dans le moment le plus critique, lorsqu'une destruction complète semblait inévitable, que Gui de Namur, tournant ses regards vers l'abbaye de Notre-Dame de Groeninghe, s'écria à haute voix: «Sainte reine du ciel, secours-moi en ce péril!»
A ce cri, tous les Flamands s'arrêtèrent et le combat recommença. Guillaume de Juliers, Gui de Namur, Jean de Renesse, Guillaume de Boonem, Jean Borluut, qui transmit à ses descendants sa glorieuse devise: Groeninghe velt! Baudouin de Poperode, dont le bras était armé d'une énorme massue, repoussent les Français jusqu'au ruisseau de Groeninghe. Ce fut là que périt le connétable Raoul de Nesle, après avoir, comme il l'avait lui-même annoncé, pénétré plus avant qu'aucun autre chevalier. Jean Borluut l'avait pressé de rendre son épée, mais le sire de Nesle préféra la mort aux soupçons qui flétrissaient son honneur. Par un hasard étrange, Jacques de Châtillon qui avait été le successeur de Raoul de Nesle dans le gouvernement de la Flandre combattait aussi près de lui. Il tomba de même en se défendant vaillamment, et avec lui le chambellan de Tancarville, et ce noble sire d'Aspremont qu'on avait vu un jour retirer de sa poitrine un trait qui l'avait percé de part en part, et qui cette fois ne devait pas survivre à ses blessures: mille chevaliers cherchent à les venger, et succombent sous les coups des Flamands; au milieu d'eux, un homme s'est jeté à genoux: revêtu pour la première fois d'une cotte d'armes, il croyait assister à une victoire et non pas prendre part à un combat; il implore en tremblant, mais sans l'obtenir, la pitié de ceux qui l'entourent. C'est le chancelier de Philippe le Bel, Pierre Flotte lui-même!
Le comte de Juliers avait été conduit hors de la mêlée, le visage inondé de sang. Cependant son écuyer craignit que son absence ne fût remarquée et ne décourageât ses compagnons. Il se hâta de revêtir lui-même l'armure de son maître, et s'élança au milieu des combattants en s'écriant: «C'est encore Guillaume de Juliers qui lutte avec vous!»
Il était neuf heures du matin, lorsque le comte d'Artois, apprenant que la bataille se prolongeait, se porta en avant en disant: «Que ceux qui me sont fidèles me suivent!» Abandonnant la route que l'attaque du sire de Nesle avait tracée, il poussa droit aux Flamands. En vain un chevalier champenois, Froald de Rains, l'avertit-il de prendre garde au fossé qui se trouvait devant lui; il donne de l'éperon à son cheval, qui, par un effort vigoureux, le franchit et porte le comte d'Artois au milieu de ses ennemis. Le prince français, se penchant vers la bannière de Flandre, la saisit par la hampe et la déchire en lambeaux; mais son mouvement a fait glisser l'un de ses étriers, et un frère convers de Ter Doest, qui avait fui de son abbaye pour rejoindre le sire de Renesse (il se nommait Guillaume de Saeftingen), profite de ce moment pour le renverser et le jeter à terre. Quelques hommes de la corporation des courtiers lui enlèvent aussitôt son épée. «Je me rends! je me rends! s'écrie-t-il: je suis le comte d'Artois!» mais les assaillants lui répondent, en flamand, avec une cruelle ironie: «Nous ne te comprenons pas!» Et avant que Gui de Namur ait pu s'approcher pour sauver ses jours, il a péri sous leurs coups.
Tous les chevaliers qui accompagnaient le comte d'Artois dans sa course impétueuse galopaient à travers la plaine, en criant: «Montjoie saint Denis!» Ils ignoraient ce qui se passait, et vinrent, les uns après les autres, se précipiter dans les fossés dont les Flamands avaient entouré leurs retranchements. Les massues et les lances se brisaient sur les cuirasses et les casques de fer qu'elles faisaient voler en éclats. Là succombèrent misérablement des princes et des barons, qui, sans pouvoir arracher aux vainqueurs les restes sanglants de leur chef, le suivirent dans la tombe: il faut nommer Godefroi et Jean de Brabant, Jean de Hainaut, Godefroi de Boulogne, Henri de Luxembourg, les comtes d'Eu, d'Aumale, de Soissons, de Grandpré, et un chevalier français d'outre-mer qu'on nommait le roi de Mélide.
Cette double mêlée, dans laquelle le comte d'Artois et Raoul de Nesle avaient succombé, avait à peine duré une heure. Des princes, d'illustres barons, d'intrépides chevaliers, avaient mordu la poussière sans que le corps de réserve s'ébranlât pour leur porter secours. Enfin le comte d'Angoulême, s'approchant du comte de Saint-Pol, lui reprocha de ne pas oser venger la mort de son frère, et se dirigea, avec les comtes de Boulogne, de Dammartin et de Clermont, au devant de Gui de Namur et de Guillaume de Juliers, qui avaient traversé, avec les nobles qui les entouraient, le ruisseau de Groeninghe à l'est de leurs retranchements. Le choc fut rude, et les comptes de la commune de Bruges nous apprennent que parmi ceux qui réclamèrent plus tard le prix de leurs chevaux percés de traits, se trouvaient Henri de Petersem, Jean de Menin, Olivier de Belleghem, Guillaume Van der Haeghen, Francon de Somerghem, Hellin de Steelant, Bernard del Aubiel, Éverard de Calcken, Henri de Pape, Henri de Cruninghe, Gauthier de Vinckt, Jacques de Sevecote, et Jean Breydel, qui, ce jour-là, avait ceint la première fois l'épée de chevalier. Toutefois, quels que fussent les efforts du comte d'Angoulême et de ses amis, ils ne tardèrent point à comprendre qu'il ne leur restait aucun espoir de reconquérir la victoire, et après quelques moments d'une lutte acharnée ils tournèrent bride et s'élancèrent en désordre dans les rangs des hommes d'armes qui résistaient encore. Le comte de Saint-Pol avait déjà quitté le champ de bataille.
Les Flamands étaient descendus dans le terrain marécageux où avait eu lieu le premier combat des archers. Ce fut là, dans le Bloed-Meersch (prairie sanglante), que succombèrent douze ou quinze mille sergents d'armes français: culbutés par les mouvements de la chevalerie française, ils se trouvaient rejetés en désordre dans des fondrières couvertes de broussailles où ils ne pouvaient pas se défendre. Plusieurs nobles chevaliers, dans leur fuite rapide, virent également leurs coursiers s'y enfoncer pour ne plus se relever; mais les Flamands les recevaient à rançon, à moins qu'ils n'appartinssent au parti des Leliaerts. Ainsi le châtelain de Bourbourg est mis à mort sans pitié, et son corps dépouillé de ses vêtements est traîné dans la boue comme celui d'un traître. Les Flamands n'épargnent pas davantage les chevaliers brabançons, bien que par ruse, ils répètent à leur exemple: «Flandre au Lion!» Plus loin, ils aperçoivent le sire de Mosschere qui fuit devant eux; ils l'atteignent, et quoiqu'il se jette à genoux, en jurant fidélité à Gui de Namur, ils le frappent au pied du château où il était né; Jean Breydel et Pierre Coning ont vengé Guillaume d'Artevelde, afin qu'un neveu de Guillaume d'Artevelde se souvienne un jour aussi de venger à son tour les fils des vainqueurs de Courtray.
Du château de Mosschere au camp des Français, il n'y avait pas loin: on s'élança de toutes parts sur le Mossenberg. Les habitants des contrées voisines de Furnes et de Ghistelles, aux mœurs rudes et grossières, y contemplèrent avec admiration ces somptueux pavillons de soie et de velours, dont l'or et les joyaux rehaussaient l'éclat. C'était toutefois sur le champ de bataille que se trouvaient les trophées les plus glorieux de la victoire. Les vainqueurs y mesuraient au boisseau les éperons dorés des chevaliers: ils recueillirent aussi les plus illustres bannières de France, celles des barons morts ou fugitifs, et vinrent les planter devant les remparts du château de Courtray. Tandis que le châtelain de Lens et ses compagnons se préparaient à accepter les conditions les plus généreuses qui aient jamais été insérées dans une capitulation, Guillaume de Juliers et Gui de Namur, épuisés de fatigue, s'endormaient sous leur armure, sur le théâtre même de leur triomphe. Le lendemain, à leur réveil, un moine d'Audenarde vint les supplier de permettre qu'il donnât la sépulture au comte d'Artois. Guillaume de Juliers le repoussa d'abord avec dédain. «Je le traiterai, dit-il, comme il a traité mon frère.» Il s'adoucit toutefois et autorisa le moine d'Audenarde à faire ensevelir honorablement, dans l'église de Groeninghe, le comte d'Artois, le comte d'Eu, le comte d'Aumale, le roi de Mélide et d'autres chevaliers français.
Les Flamands avaient poursuivi les Français pendant deux lieues; les comtes de Boulogne et d'Angoulême s'étaient retirés vers Lille mais le comte de Saint-Pol, agité par une terreur plus vive, et impatient de trouver un asile contre la fureur des Flamands, avait pris la route de Tournay. Pour comble de honte, les magistrats de cette ville lui en fermèrent les portes. «Du haut des tours de notre monastère, raconte l'abbé de Saint-Martin de Tournay, Gilles li Muisis, nous pouvions voir les Français fuir sur les routes, à travers les champs et les haies, en si grand nombre qu'il faut avoir assisté à ce spectacle pour pouvoir le croire. Il y avait dans les faubourgs de notre ville et dans les villages voisins une si grande multitude de chevaliers et d'hommes d'armes tourmentés par la faim, que c'était chose horrible à voir. Ils donnaient leurs armures pour avoir du pain; mais la plupart étaient si tremblants que leur terreur les empêchait de le porter à leurs bouches.»
Un chevalier français avait tracé à la hâte quelques mots sur un lambeau de parchemin rougi de son sang: sinistre message qui annonça au roi Philippe le Bel la bataille du 11 juillet 1302.
A Rome, les serviteurs du pape réveillèrent Michel As Clokettes au milieu de la nuit et le conduisirent au palais du Vatican: Boniface VIII avait voulu instruire lui-même le chanoine de Soignies du triomphe des armes flamandes.
Au bruit de la bataille de Courtray, un cri de liberté avait retenti dans toute l'Europe.
En France, Toulouse et Bordeaux s'insurgèrent et chassèrent les officiers de Philippe le Bel.
En Italie, Florence s'émut, et les communes de Bologne, de Mantoue, de Parme et de Vérone conclurent une fédération intime, tandis que, du sein des Alpes helvétiques, les échos de Morgarten répondaient à ceux du champ de bataille de Groeninghe.
Dans le Hainaut, à Liége, en Brabant, en Zélande, le même enthousiasme se manifestait de toutes parts.
Une extrême agitation régnait à Gand. On y avait appris qu'une bataille décisive était engagée près de Courtray, et les deux partis en attendaient le dénoûment avec anxiété. Dès qu'il fut connu, les Leliaerts se cachèrent et la bannière de Flandre fut publiquement arborée. Le 15 juillet, Guillaume de Juliers et Gui de Namur arrivèrent à Gand suivis de toute l'armée victorieuse, que précédaient les sept cents Gantois de Jean Borluut. Jean de Namur, qui accourait pour prendre part à la lutte contre les Français, les rejoignit à Gand presque aussitôt: ils y passèrent sept jours. Les magistrats et les capitaines des corporations de Bruges, accompagnés d'un grand nombre de bourgeois, s'étaient rendus au devant d'eux pour les recevoir. Les comptes de la ville de Bruges renferment des détails intéressants sur les honneurs qui y attendaient les défenseurs de la Flandre. Ils indiquent même quels furent, parmi tous les bourgeois empressés à leur donner l'hospitalité, ceux qui accueillirent dans leurs foyers les chevaliers flamands, allemands ou zélandais. On y voit qu'un banquet solennel leur fut donné à l'hôtel de Paul de Langemarck, et que de nombreuses récompenses couronnèrent leurs services. On offrit des vins de la Rochelle à Pierre Coning et à Jean Breydel, et le premier obtint de plus le tonlieu du port de Damme, accordé en 1273 par Gui de Dampierre à Jaquemon Louchard, et récemment confisqué par la commune de Bruges.
Sohier de Gand s'était rendu sur le rivage de la mer pour s'opposer à tout débarquement qu'y pourraient tenter les Français. En effet, les vaisseaux flamands qui se trouvaient au port de Lammensvliet, déjà plus connu sous le nom de l'Ecluse, ne tardèrent point à voir la mer se couvrir d'une flotte qu'un historien contemporain évalue à neuf mille navires. Elles apportait d'immenses approvisionnements à l'armée du comte d'Artois dont elle ignorait la mort. Après un combat, qui ne paraît pas avoir été sanglant, tout ce butin tomba au pouvoir des Flamands. Une autre tentative d'une flotte hollandaise fut également repoussée.
Tandis que Gui de Namur et Guillaume de Juliers s'arrêtaient à Bruges pour y donner quelque repos à leurs compagnons d'armes, en même temps qu'ils se tenaient prêts à seconder la défense de Sohier de Gand, Jean de Namur se plaçait à la tête des Yprois et des Gantois pour aller assiéger Lille. L'attaque fut si vive que la garnison française, qu'effrayaient les sympathies des habitants pour les assiégeants, offrit immédiatement de capituler, si elle n'était secourue par le roi de France dans le délai de quinze jours (6 août 1302). Les chevaliers français qui occupaient Douay proposèrent les mêmes conditions, et elles furent aussi acceptées. Jean de Namur savait fort bien que Philippe le Bel ne pouvait point faire lever le siége; et, au jour fixé, la bannière de Flandre remplaça celle des lis dans ces deux riches cités. Béthune suivit leur exemple, et toute la Flandre était délivrée, lorsque Jean de Namur, qu'avaient rejoint son frère Gui et Guillaume de Juliers, établit son camp à Évin, à deux milles environ de Douay, près du Neuf-Fossé qui sépare la Flandre de l'Artois. Quoique son dessein fût de ne point franchir les frontières de Flandre, il ne put empêcher les milices des communes d'aller piller les villages d'Artois, notamment le bourg de Hennin-Liétard. La plupart se soumettaient avec peine aux règles sévères de la discipline des camps; et pour éviter de semblables désordres, Jean de Namur jugea utile d'en renvoyer la plus grande partie dans leurs foyers. Les hommes d'armes et les bourgeois qu'il gardait avec lui étaient assez nombreux pour assurer la défense de la ville de Douay et de tout le pays.
Lorsque Philippe le Bel apprit que toute la chevalerie française avait péri avec le comte d'Artois, le connétable et le chancelier, dans un ruisseau inconnu, sous les coups de quelques hommes dont, la veille encore, il méprisait les efforts, sa fureur fut extrême: il manda le vieux comte de Flandre devant lui et l'accabla de reproches; puis il ordonna que Robert de Béthune, qu'il considérait comme le premier auteur de l'opposition des Flamands, fût conduit dans l'un des plus sombres cachots du château de Chinon, où il resta pendant six semaines. Le roi de France n'avait plus d'armée; de plus son trésor était vide. Pour subvenir aux frais de l'expédition, il avait, par le conseil de deux usuriers florentins, Biccio Borno et Musciato Franzesi, fait falsifier les monnaies, de sorte qu'elles ne représentaient plus que les deux tiers de leur valeur précédente, qui était déjà beaucoup au-dessous de leur cours légal. Pour en réparer les désastres, il étend sa falsification des monnaies d'argent aux monnaies d'or et de cuivre.
Si, dans ces calamités, quelque chose a pu consoler l'esprit jaloux de Philippe le Bel, c'est que parmi les comtes et les barons qui ont succombé sous les murailles de Courtray, il en était qui ne semblaient pas avoir été étrangers aux alliances de la noblesse de Bourgogne avec Edouard Ier. Hostile à la chevalerie dont il redoutait la puissance, il aurait vu son affaiblissement avec joie si ses revers ne lui eussent été communs. Lorsque, dans les derniers jours de juillet 1302, il convoqua le ban et l'arrière-ban du royaume, la levée des hommes d'armes, dont les bannerets avaient toujours été chargés, fut confiée aux baillis et aux sénéchaux du roi. L'expédition du comte d'Artois comprenait tous les noms illustres de la noblesse française: l'armée qui doit la venger ne se compose que des milices des communes.
Le roi de France arriva le 29 août à Arras et se porta immédiatement jusqu'à Vitry, à deux lieues de Douay. Il avait avec lui vingt mille chevaux et un nombre si considérable de sergents à pied qu'un historien anglais le compare à celui des grains de sable qui couvrent le rivage de la mer, de la Propontide à l'Océan, mais il n'osa pas s'avancer plus loin et eut recours aux négociations, soit qu'il craignît que l'armée flamande ne quittât Évin pour l'assaillir en flanc dans les terrains bas et humides qui rappelaient la plaine de Groeninghe, soit qu'il eût peu de confiance dans les milices communales, que le souvenir récent de la bataille de Courtray livrait à un profond sentiment de terreur. Les plénipotentiaires du roi, Gauthier de Châtillon, créé depuis peu connétable, et Jean de Châlons se réunirent, dans une église ruinée, aux députés flamands, qui étaient Jean de Renesse, Jean d'Escornay et Baudouin de Poperode. Ceux-ci, se préoccupant avant tout de la délivrance de Gui de Dampierre, proposèrent un pèlerinage outre-mer que les fils du comte feraient pendant un an avec cinq cents chevaliers et mille bourgeois, et la fondation d'un monastère sur le champ de bataille de Courtray. Jean de Châlons demandait davantage: il exigeait que le roi fût rétabli dans tous ses domaines et reconnu comme seigneur par toute la Flandre; de plus, qu'il lui fût permis de punir l'insurrection de Bruges, promettant toutefois vie sauve à tous ceux qui y avaient pris part. «Quoi! interrompit Baudouin de Poperode, on nous laisserait la vie, mais ce ne serait qu'après avoir pillé nos biens et livré nos membres à toutes les tortures!—Sire châtelain, répliqua Jean de Châlons, pourquoi parlez-vous ainsi? Il faut choisir, car le roi est résolu à perdre sa couronne, plutôt que de ne point se venger.» Jean de Renesse, appuyé sur l'autel, avait gardé jusqu'à ce moment le silence. «Puisqu'il en est ainsi, s'écria-t-il, que l'on réponde au roi que nous sommes venus ici pour le combattre, et non pour lui livrer nos concitoyens.» Et il se retira avec les sires d'Escornay et de Poperode.
Le roi de France n'avait jamais songé sérieusement à traiter: il espérait qu'en multipliant les délais qui retenaient les bourgeois flamands dans leur camp, il lasserait leur ardeur jusqu'à ce qu'ils lui abandonnassent leurs frontières sans défense pour rentrer dans leurs foyers. Cependant l'armée flamande, se portant de l'autre côté de Douay, à l'abbaye de Flines, d'où elle n'était pas plus éloignée des ennemis, y avait trouvé des fourrages et des approvisionnements plus abondants. Philippe le Bel souffrait seul de cette inertie, où il n'avait vu qu'une ruse. Sa nombreuse cavalerie avait épuisé toutes les ressources que lui offrait la contrée voisine, et tout annonçait qu'il allait être réduit à choisir entre un combat qu'il redoutait et une retraite aussi honteuse qu'une défaite même.
Guillaume de Juliers était d'avis d'aller attaquer les Français dans leur camp de Vitry, puisqu'ils n'osaient point en sortir. Il avait malgré l'opposition de Jean et de Gui de Namur, fait construire un pont de bateaux pour traverser la Scarpe, lorsque le 20 septembre, on apprit avec étonnement que le roi de France, abandonnant dans son camp d'immenses approvisionnements en vins et en vivres, se retirait vers Arras avec une précipitation extrême. Quelques historiens ne voient dans sa fuite que le résultat d'une terreur panique; d'autres assurent que Philippe le Bel avait été instruit qu'une armée flamande se préparait à surprendre Arras pour l'entourer de toutes parts; enfin, selon un autre récit, le roi Edouard avait feint de confier un vaste complot ourdi par les barons français à la reine d'Angleterre, sœur de Philippe le Bel, et celle-ci, trompée par cet aveu mensonger, s'était hâtée d'avertir son frère des périls qu'elle craignait pour lui. C'est ce que les chroniques de Saint-Denis appellent «la tricherie angloisienne.» Quoi qu'il en soit, il est certain que des négociations suivies avaient lieu à cette époque entre le roi d'Angleterre et les villes de Flandre, dont l'envoyé à Londres était Gérard de Sotteghem. Le duc de Brabant se déclarait également en faveur de la Flandre, et venait de conclure un traité avec Jean Breydel.
L'armée flamande avait brûlé, le 1er octobre, la ville de Saint-Amand en Pévèle, et elle ne se sépara qu'après avoir tenté une attaque contre la cité de Tournay. Dès ce moment, il y eut un gouvernement régulier en Flandre. Jean de Namur, l'aîné des fils issus du second mariage de Gui de Dampierre, exerça l'autorité suprême, et son frère Gui fut élu capitaine de Bruges. Cependant Guillaume de Juliers n'avait point oublié le dissentiment qui s'était élevé lorsqu'il avait voulu assaillir le camp de Vitry; les communes semblaient s'éloigner de lui, et il se montrait moins digne de leur confiance. Il s'abandonnait à de coupables désordres: toutes ses études étaient consacrées à la nécromancie, et les exactions les plus accablantes suffisaient à peine aux dépenses les plus frivoles. Dans les derniers jours de novembre, il s'était retiré dans le pays de Waes et s'y fortifiait dans le château de Rupelmonde, d'où il allait piller les campagnes environnantes. On prétendait que, par haine contre les Brugeois, qui lui avaient préféré Gui de Namur, il était entré dans le complot pour favoriser le parti des Leliaerts. Une lettre écrite par le châtelain de Beveren, Gauthier de Vinckt, pour réclamer le secours de Jean de Namur et de la commune de Bruges, nous apprend que dans les premiers jours du mois de décembre, il se préparait à assiéger le château de Beveren. Néanmoins Guillaume de Juliers se réconcilia peu à peu avec les fils de Gui de Dampierre. Il jura de rester toujours fidèle à leur cause, et observa ce serment avec plus de loyauté que de prudence.
Tandis que le roi de France laissait de nombreuses garnisons dans les forteresses situées sur les frontières de Flandre, une expédition flamande était dirigée contre le comte de Hainaut, qui depuis longtemps secondait Philippe le Bel dans toutes ses entreprises contre la Flandre. On assiégea le château de Lessines, dont la garnison allemande s'était rendue redoutable par ses pillages. Moins de vingt jours suffirent pour s'emparer de ce donjon que l'on considérait comme imprenable. Ses portes et ses murailles furent démolies, puis on livra ses ruines à l'incendie, sans que Jean sans Merci, possesseur de deux vastes comtés et soutenu par le roi de France, osât s'y opposer.
Les fils de Gui de Dampierre ne se contentaient point d'avoir ravagé les Etats héréditaires du comte de Hainaut: ils avaient résolu d'aller le combattre dans ces provinces, dont il ne devait, assurait-on, la possession qu'à un crime. Les îles de la Zélande avaient toujours été un fief relevant du comté de Flandre; il est vrai qu'elles avaient formé la dot de Béatrice de Dampierre; mais, par suite de l'extinction de la postérité de Florent V, elles avaient fait retour à la Flandre, et Gui de Namur en avait reçu l'investiture de son père avant que celui-ci se fût rendu à Paris avec Charles de Valois. Gui et Jean de Namur, laissant à Guillaume de Juliers le soin de défendre la Flandre, réunirent une nombreuse armée, à laquelle se joignirent ces intrépides chevaliers zélandais qui avaient pris une part si glorieuse à la bataille de Courtray. Leur flotte quitta le port de Bruges le 22 avril 1303, et trois jours après, malgré les efforts de deux flottes ennemies, elle abordait à Ten Vere, dans l'île de Walcheren. Le domaine de Ten Vere avait appartenu à Wulfart de Borssele, et ses fils, qui accompagnaient les princes flamands, y furent accueillis avec de grandes démonstrations de joie. Le jour même de leur débarquement, on annonça aux Flamands que deux armées s'approchaient pour les combattre. Gui de Namur vainquit la plus considérable; l'autre, qui comptait deux mille hommes, fut mise en déroute, sur une digue étroite, par une troupe de Zélandais qui s'étaient ralliés à vingt-cinq Brugeois. On forma aussitôt le siége de Middelbourg, où Guillaume de Hainaut, fils aîné de Jean sans Merci, s'était enfermé avec les débris de son armée: dix jours s'étaient à peine écoulés, lorsqu'il demanda à pouvoir se retirer en Hollande et livra les portes de Middelbourg. L'île de Schouwen fut également soumise, à l'exception de la ville de Zierikzee. Les amis de Florent de Borssele et de Jean de Renesse étaient rentrés dans toutes leurs possessions, et bientôt après, le comte de Hainaut proposa une trêve qui assurait à Gui, premier comte de Zélande de la maison de Dampierre, la jouissance paisible de sa conquête.
On ne saurait trop le remarquer, la Flandre avait entrepris l'invasion du Hainaut et de la Hollande, au moment où Philippe le Bel sacrifiait la Guyenne aux Anglais, afin d'envoyer tous ses hommes d'armes vers les frontières flamandes. Il avait choisi pour venger Robert d'Artois le comte Othon de Bourgogne, qui avait épousé sa fille; mais avant que cette armée l'eût reçu pour chef, il trouva la mort dans les mêmes luttes. Sorti de Saint-Omer pour attaquer l'église fortifiée de Buyschuere, il avait surpris un corps de troupes flamandes sur les hauteurs de Ballemberghe, et les poursuivait vers Watten, lorsqu'il fut atteint d'une blessure mortelle.
Guillaume de Juliers, qui se tenait à Ypres pendant l'expédition de Zélande, s'empressa de réunir une nombreuse armée. Il était arrivé à Cassel, quand, le 4 avril, jour de la solennité du jeudi-saint, il résolut de se porter vers Saint-Omer et d'enlever le bourg d'Arques qui avait été fortifié avec soin. Les Yprois de la gilde de Sainte-Barbe, qui composaient l'avant-garde, s'élancèrent sur les retranchements défendus par les Français avec une impétuosité si grande qu'ils les forcèrent à les leur abandonner. Cependant il advint, par une négligence coupable des chefs de l'armée, que le corps de bataille, qui marchait en désordre, fut attaqué tout à coup, près des viviers de Schauwbrouk, par huit cents chevaliers français qui s'étaient cachés dans la forêt de Ruholt. Mille hommes avaient déjà péri, lorsque Guillaume de Juliers, suivi d'un grand nombre de chevaliers et d'hommes d'armes, arriva en toute hâte à leur secours. Tous avaient mis pied à terre, et, s'enlaçant les uns aux autres en croisant les bras, ils formaient un triangle hérissé de fers de lances et de goedendags. En vain les chevaliers français essayaient-ils de provoquer à des combats singuliers leurs ennemis rangés en bon ordre, ils ne pouvaient résister à cette formidable phalange qui s'avançait lentement avec une force irrésistible. Les Yprois avaient aussi quitté le bourg d'Arques pour attaquer par derrière les chevaliers français. Guillaume de Juliers, soutenu par leur troupe victorieuse, poursuivit les Français jusqu'aux portes de Saint-Omer, et ne se retira que le lendemain.
Les désastres de Ballemberghe et de Schauwbrouk, et un autre échec près de Tournay, où Sohier de Courtray fut fait prisonnier, furent réparés presque immédiatement. Les sires de Beaujeu, de Beaufremont, de Walcourt et d'autres chevaliers français se dirigeaient vers l'église de la Bassée occupée par les Flamands, lorsque, parvenus près de Pont-à-Wendin, ils se virent entourés de toutes parts: il y en eut peu qui échappèrent.
Quoique l'été approchât, Philippe le Bel ne prenait pas les armes. Sa grande préoccupation était de réunir beaucoup d'or pour payer des mercenaires. Vers la Toussaint 1302, les impôts levés à cause des guerres de Flandre avaient été augmentés. Aux fêtes de l'Annonciation (25 mars 1302) (v. st.), on les élève de nouveau, et le roi écrit aux évêques «pour qu'ils soient avisez de parler au peuple par douces paroles et desmontrer les grands désobéissances, rébellions et domages des Flamands.» Le 29 mai suivant, il impose l'obligation du service militaire à tous ceux qui possèdent vingt livres de revenu, ou une valeur de cinquante livres en meubles, «pour écraser l'orgueilleuse rébellion des Flamands dont l'audace croît constamment.»
Pour faire accepter au peuple un joug si accablant et des exactions si fréquentes, il fallait renoncer un instant à cette usurpation de tous les droits et de toutes les coutumes qu'avait tentée Philippe le Bel. Il le feignit du moins; et avec une dissimulation perfide, en même temps qu'il étendait au loin l'intervention de ses baillis, de ses prévôts et de ses sergents, il faisait proclamer publiquement les principes de la constitution politique de la France, tels que Louis IX les avait sanctionnés. Ce fut l'objet de la célèbre ordonnance du 23 mars 1302 (v. st.), pour le bien, l'utilité et la réformation du royaume, où Philippe le Bel s'engagea solennellement à rétablir toutes les libertés et toutes les franchises qui existaient sous le règne de son aïeul.
Si le roi de France s'efforçait de donner à son administration une apparence de loyauté et de magnanimité, c'est qu'il redoutait l'effet produit par une bulle récente de Boniface VIII, la bulle Unam sanctam, où le pape rappelait au roi que s'il existait deux pouvoirs, la royauté, quoique placée dans l'ordre temporel par les intérêts qu'elle embrassait, était toutefois soumise aux règles éternelles de justice que Dieu a tracées, et que le pouvoir spirituel doit maintenir. Or, Philippe le Bel méconnaissait tous les devoirs de la royauté en accablant le clergé de vexations, en persécutant les pairs et les barons, en opprimant les communes et le peuple.
A peu près vers l'époque où la bulle Unam sanctam fut promulguée, un jeune prince quittait Rome pour combattre les adversaires de Boniface VIII. C'était Philippe de Thiette, l'un des fils de Gui de Dampierre et de Mathilde de Béthune. Après avoir pris une part active aux guerres de l'Italie et avoir même été longtemps retenu dans les prisons de Jacques d'Aragon, il avait cédé au roi de Naples, Charles d'Anjou, les comtés de Thieti, de Lanciano et de Guardia dans les Abruzzes, qui formaient la dot de sa femme Mathilde de Courtenay, pour recruter en Italie des condottieri, qu'il voulait opposer à ceux que Musciatto Franzesi avait levés pour le roi de France dans la Lombardie, la Toscane et la Romagne. Le comte de Thiette aimait mieux, dit Villani, être un pauvre chevalier sans domaines pour secourir sa patrie et maintenir son honneur que rester un riche seigneur en Pouille.
Le comte de Thiette fut reçu à Bruges par les acclamations les plus vives, au bruit des cloches et des chansons des ménestrels. Dans les derniers jours du mois de juin 1303, il se rendit, avec ses frères et Guillaume de Juliers, à Cassel où se réunirent toutes les milices des communes. La chronique de Flandre, dont le récit est évidemment exagéré, porte leur nombre à douze cents hommes d'armes et deux cent mille hommes de pied, sans compter les varlets. Mais Villani ne l'évalue qu'à cinquante mille combattants. Le connétable Gauthier de Châtillon était accouru à la défense de Saint-Omer avec une nombreuse armée; deux cordeliers ne tardèrent point à lui remettre des lettres de défi ainsi conçues: «En cognoissance de vérité qu'il soit ainsi que vous venez en nostre païs pour ardoir les pauvres gens, en tant que nous n'y sommes mie, si, vous mandons, si vous voulez les besognes acourcir brièvement, que vous venez en nostre terre et nous vous livrerons place: ou nous viendrons en la vostre.» Le connétable fit bon accueil aux deux religieux, mais il se contenta de leur dire pour toute réponse que chacun suivrait les inspirations qu'il recevrait de Dieu. Trois jours après les Flamands franchirent le Neuf-Fossé, et la commune de Gand poursuivit quelques chevaliers français jusqu'à la Maladrerie de Saint-Omer. Ce succès avait donné aux Gantois une confiance funeste dans leurs propres forces: ils croyaient n'avoir rien à craindre, quand Miles de Noyers et Pierre de Courtisot sortirent de Saint-Omer avec huit cents chevaliers, et les assaillirent impétueusement. Les Gantois, surpris, prirent la fuite vers le pont d'Arques, et comme il était fort étroit, la plupart se précipitèrent dans les eaux de l'Aa, où les uns périrent entraînés par le courant, les autres sous les traits des arbalétriers ennemis. Le nombre de ceux qui y trouvèrent la mort fut si considérable que les cadavres formèrent, dit-on, une digue qui arrêta le cours de l'Aa, dont les eaux furent rougies de sang jusqu'à une grande distance du pont. Pierre de Courtisot s'était déjà avancé sur la route de Cassel; mais, presque aussitôt entouré par les Flamands qui se ralliaient, il succomba sous leurs coups, ainsi que son fils et un autre chevalier. Le lendemain, toute l'armée flamande traversa l'Aa et se rangea en ordre de bataille devant le bourg d'Arques. Le connétable quitta aussi Saint-Omer avec ses troupes divisées en six corps principaux, qui comptaient cinq mille hommes d'armes et trente mille hommes de pied; on voyait également, sous les mêmes bannières, les condottieri lombards, sous les ordres de Castruccio Castracani, qui fut depuis le chef du parti gibelin en Italie. Leurs lances étaient, assure-t-on, longues de trente-deux pieds, et elles effrayaient fort les Flamands qui étaient frappés de loin sans pouvoir se défendre.
Cependant le comte de Thiette avait pris toutes ses mesures pour livrer une bataille décisive; mais Gauthier de Châtillon ne voulut point l'accepter, car depuis la bataille de Courtray les Français n'osaient plus attaquer les Flamands, combattant à pied et en rangs serrés; craignant d'être assiégé à Saint-Omer et se méfiant des dispositions des bourgeois, il feignit de vouloir établir son camp hors de la ville, afin qu'on en laissât sortir ses bagages; puis tout à coup, il se retira précipitamment avec toute sa cavalerie vers Térouane, comme s'il avait été vaincu. Indignés de tant de pusillanimité, les sires de Fiennes, de Marteul, de Brissac et d'Haveskerke rentrèrent dans les remparts de Saint-Omer et se placèrent aux barrières avec leurs hommes d'armes. Leur courage se soutint dans toutes les escarmouches, et après neuf jours de siége, les Flamands, ayant mis le feu à leurs logements, se dirigèrent à la poursuite de l'armée française, tandis que leur arrière-garde s'arrêtait sur la montagne d'Helfaut pour protéger leur marche.
Les débris de la grande armée du connétable, qui s'était dispersée sans combat, s'étaient réfugiés à Térouane. Castruccio y avait fait élever de nouveaux retranchements, et lorsque les Flamands se furent emparés des portes et du fossé, ils trouvèrent une autre enceinte palissadée; l'assaut se prolongea jusqu'à la fin du jour, et les Lombards profitèrent de la nuit pour s'échapper par le faubourg de la Lys. Quatre-vingts villages, un grand nombre de châteaux partagèrent le sort de Térouane, livrée aux flammes; les Flamands détruisaient les maisons, arrachaient les blés, renversaient les arbres: c'est ainsi qu'ils voulaient venger les ravages des Français dans la vallée de Cassel.
Il existe une lettre écrite, le 19 août 1303, par le roi de France à l'évêque d'Alby, où il lui expose dans quels périls la prise de Térouane met le royaume, et le presse de lui envoyer de l'argent. De semblables lettres furent adressées à l'archevêque de Reims et à l'évêque d'Amiens. L'abbé de Saint-Vaast fut aussi invité à prêter les sommes nécessaires pour assurer la défense des retranchements d'Arras. Dès le 28 juillet, Philippe le Bel avait prohibé toute relation avec la Flandre, «attendu, portait son ordonnance, que l'on voit se fortifier de jour en jour la rébellion abominable des Flamands insurgés, leur cruauté détestable, leur rage digne des bêtes sauvages.» Pendant toute cette année, le parlement ne siégea point, à cause de la guerre de Flandre.
Les princes flamands, se rendant à la prière des bourgeois de Lille dont les biens étaient fréquemment pillés, venaient de mettre le siége devant Tournay, lorsqu'on apprit que le roi de France réunissait une nombreuse armée à Péronne; mais au lieu de la conduire aux bords de l'Escaut, il chargea le comte de Savoie de proposer une suspension d'armes jusqu'au 1er mai. L'intérêt des Flamands était de la refuser, de s'emparer de Tournay, ou de forcer le roi à livrer bataille; mais le comte de Savoie avait promis aux fils de Gui de Dampierre que leur vieux père serait rendu à la liberté, pourvu qu'ils se portassent garants de son engagement de retourner en France dès que la trêve serait expirée. Leur piété filiale les engagea à l'accepter, et Tournay resta alors, comme depuis, la forteresse la plus menaçante pour la Flandre.
Le roi, dit le continuateur de Guillaume de Nangis, était rentré en France, pour la seconde fois couvert de honte. Peut-être ses trésors, épuisés par les frais de la malheureuse expédition du connétable, ne suffisaient-ils plus pour prolonger la guerre. D'autres préoccupations non moins importantes, non moins vives, tenaient d'ailleurs son habileté en suspens. On lui avait annoncé que le pape Boniface VIII, indigné de le voir tour à tour dédaigner ses conseils, outrager ses légats et méconnaître son autorité, avait résolu de le frapper d'excommunication, et que sa sentence devait être publiée le 7 septembre à Anagni, où il se trouvait à cette époque. Quel eût été l'effet de cette dernière protestation de l'autorité religieuse, au milieu des nobles qui méprisaient le roi et des bourgeois qu'accablaient ses impôts? Si la sentence devait être portée en France, n'était-il pas plus prudent qu'il l'attendît dans son palais de Paris, plutôt que dans un camp entouré d'ennemis, et peut-être le lendemain d'une défaite?
Cependant Philippe le Bel, qui redoute cette excommunication, s'efforce de la prévenir. Guillaume de Nogaret est parti pour l'Italie avec l'ordre de faire tout ce qu'il jugera à propos pour atteindre le but qui lui est indiqué, quels que soient les moyens. Un capitaine de Ferentino, nommé Supino, a reçu dix mille florins pour servir le roi contre Boniface, tam in vita quam in morte Bonifacii. Au jour marqué pour la promulgation de la sentence d'interdit, Supino et Nogaret entrent dans Anagni suivis de trois cents cavaliers qui répètent leur cri: «Meure le pape! Vive le roi de France!» Les cardinaux investis de la pourpre par Boniface VIII, ses parents, ses amis l'abandonnent. «C'est aussi par trahison, s'écrie-t-il, que Jésus-Christ voulut être saisi et conduit à la mort, et je suis prêt à mourir comme son vicaire.» Revêtu du manteau de saint Pierre, portant sur son front la couronne de Constantin, les clefs et la croix à la main, il se place sur le trône pontifical et voit arriver avec résignation ses ennemis qui le soufflettent et l'outragent. Il dit seulement à Nogaret: «Tu es d'une race de patarins, c'est de toi que j'attends le martyre.» Enfin délivré par le peuple d'Anagni, il se retire à Rome et y meurt presque aussitôt (11 octobre 1303).
Le successeur de Boniface VIII fut l'évêque d'Ostie, Benoît XI. Philippe le Bel s'était fait adresser un long mémoire, aussi bizarre que violent, qui portait le titre de: Supplication du peuple de France au roy. Il l'envoya au nouveau pape, et les ambassadeurs qu'il chargea de le lui remettre furent précisément Plasian et Nogaret. Ce choix était la plus énergique de toutes les insultes, et peut-être aussi la plus terrible de toutes les menaces; mais Benoît XI ne s'intimida point, et leur répondit en prononçant l'excommunication de tous ceux qui, par leurs conseils ou leur appui, avaient été les complices de l'attentat d'Anagni. Un mois ne s'était point écoulé, lorsque le nouveau pape mourut empoisonné à Pérouse.
La part que prend Philippe le Bel aux affaires d'Italie ne lui fait point négliger celles de Flandre. Le 7 octobre 1303, c'est-à-dire dès le commencement de la trêve, il ordonne la levée d'un gentilhomme armé par cent livres de rente, et celle de six sergents à pied par cent feux. Enfin, il s'adresse aux barons pour les prier d'entretenir des troupes à leurs frais, en leur promettant de rétablir le cours des monnaies comme il existait sous le roi Louis IX.
Ce fut au milieu de ces préparatifs belliqueux que Gui de Dampierre sortit de la tour du Louvre pour négocier la paix. Les habitants de la Flandre avaient oublié les années de sa puissance pour ne se souvenir que de celles de sa captivité; il le conduisirent, en versant des larmes de joie, jusqu'au domaine de Winendale, dont les verdoyantes forêts ne devaient point abriter sa tombe.
Celui des fils du comte de Flandre qui prenait le titre de comte de Zélande voulut profiter des trêves qui avaient été conclues avec la France, pour rompre celles qui existaient en Hollande. Il avait à peine quitté la Flandre, qu'il apprit une victoire. Florent de Borssele, instruit que l'évêque d'Utrecht, frère du comte de Hainaut, avait débarqué avec une armée dans l'île de Duveland qu'il mettait à feu et à sang, y était accouru aussitôt pour le combattre. Trois mille Hollandais avaient péri, et l'évêque d'Utrecht lui-même avait été fait prisonnier et envoyé au château de Winendale. Le comte de Zélande ne tarda point à mettre le siége devant Zierikzee, la plus redoutable de toutes les forteresses du comte de Zélande, où s'étaient enfermées un grand nombre de milices de la Frise et du Kennemarsland. Cependant, prévoyant un siége sanglant et opiniâtre, il ne s'arrêta que trois jours devant Zierikzee: il espérait que la terreur répandue par la défaite de l'évêque d'Utrecht lui livrerait toute la Hollande. Delft, Leyde, Gouda, Schiedam lui ouvrirent leurs portes, tandis que le duc de Brabant s'avançait vers Dordrecht pour appuyer le mouvement des Flamands. Utrecht a reconnu également l'autorité du jeune prince, quand une insurrection générale, que dirige Witte de Hamstede, l'oblige à retourner en Flandre pour y chercher de nouveaux renforts. Une flotte nombreuse le ramène en Zélande, et cette fois il a résolu de ne point s'éloigner des remparts de Zierikzee, tant que cette forteresse, constant asile de ses ennemis, n'aura point cédé à ses armes comme toutes les autres villes de la Zélande. Ce siége sera long toutefois, et les messagers du comte de Hainaut se sont rendus à Paris pour supplier Philippe le Bel de le secourir dans cette lutte extrême.
Les derniers jours du mois d'avril étaient arrivés. Le roi de France, qui n'avait vu dans la trêve qu'un moyen de gagner du temps et de sauver Tournay, n'avait fait aucune proposition qui pût conduire à la paix. Le vieux comte de Flandre fut le Regulus du moyen-âge: il avait promis de rentrer dans sa prison; et quels que fussent les mauvais traitements qui l'y attendaient, il fut fidèle à son serment. «Je suis si vieux, disait-il à ses amis, que je suis prêt à mourir lorsqu'il plaira à Dieu.»
Cependant Philippe le Bel fait demander aux Flamands que la trêve qui vient de finir soit renouvelée jusqu'aux fêtes de la Saint-Jean; il a changé de langage et proteste de ses intentions pacifiques: les négociations deviennent plus suivies et semblent près de se terminer par un traité. La Flandre oublie que la fin des trêves approche pour goûter d'avance ce repos de la paix que rien ne lui assure. Au milieu de ces espérances, de cette joie, de ces illusions, un cri de guerre retentit tout à coup. A Gand, un vieillard dont personne ne sait le nom, se présente devant un pêcheur agenouillé sur la rive de l'Escaut. «Ne sais-tu donc pas, s'écrie-t-il, que le roi réunit toutes ses armées? Il est temps que les Gantois renoncent à leur inertie: le lion de Flandre ne doit plus sommeiller.» Le lion de Flandre avait dormi trop longtemps. Philippe le Bel n'avait poursuivi les négociations qu'autant qu'il le fallait pour achever ses préparatifs et tromper la confiance des Flamands. Maître de l'Italie, réconcilié avec le roi d'Angleterre, il pouvait enfin diriger contre la Flandre désarmée toutes les forces de son royaume.
Dès les premiers jours de mars, le roi de France avait établi un impôt extraordinaire qui était de vingt livres parisis par cent livres tournois de revenu en immeubles; et, par une seconde ordonnance du 19 mai, il avait confirmé ce qu'il avait réglé précédemment pour la levée des hommes d'armes. Le ban et l'arrière-ban avaient été convoqués à Arras. Là se rendirent Charles de Valois et Louis d'Évreux, frères du roi, le duc de Lorraine, les comtes de Foix, de Comminges, d'Armagnac, d'Esterac, de Périgord, de Boulogne, de Sancerre, de Dreux, de Dammartin, de Rhodez, d'Eu, de Brienne, de Joigny, de Nevers, de Forez, de Montbéliard, d'Aumale, d'Auxerre, de Soissons, de Savoie, de Saint-Pol, les vicomtes de Tartas, de Turenne, de Ventadour, de Polignac, de Thouars, de Limoges, de Rohan, le dauphin de Vienne, les sires de Béarn, de Noailles, de Narbonne, de Mercœur, de Choiseul, de Montmorency, de Mirepoix, de Vendôme, de Sully, d'Harcourt, de Lusignan, de Rochechouart, de Beaufremont, de Montfort, de Beaumanoir, de Rieux, de Chateaubriand, de Beaujeu, de Laval, de Vergy, de Coucy, et deux chevaliers de la maison de Dampierre, dont l'un portait le prénom de Gui comme l'infortuné comte de Flandre. Des documents officiels font connaître que la levée de la province de Languedoc comprit seize cents chevaliers et dix-sept mille trois cent cinquante écuyers et sergents. Si l'on remarque qu'à cette époque le Languedoc ne formait que la dixième partie du royaume, et que Philippe le Bel avait de plus autour de lui de nombreux mercenaires appelés d'Espagne ou d'Italie, on peut évaluer cette armée à deux cent mille hommes; et toutefois le roi se croyait si peu assuré du succès, qu'il avait, par une ruse dont l'histoire n'offrait pas d'exemple, fait faire une fausse oriflamme, de peur qu'elle ne tombât au pouvoir des Flamands.
Le 19 juillet, tandis que le comte de Thiette réunissait précipitamment à Courtray les milices de Gand et de Bruges, l'un des fils de Robert de Béthune, le jeune Robert de Cassel, renvoya au roi l'hommage du fief de Brogny qu'il avait reçu de lui en Champagne. Dans ces lettres de défi, après avoir exprimé sa douleur de voir son père captif depuis quatre années, il ajoutait: «Et tout soit ensi que je sois tenus à vous pour la raison du fief que je tiens de vous, si suis-je plus tenus de garder l'estat et l'onneur de mon seigneur mon père, si que je me tray avec cheaux qui, par leur bonté, veuillent garder l'onneur de li et de son héritage.»
Déjà l'avant-garde de l'armée française avait quitté Arras. Un chevalier, gagné par les Leliaerts, lui avait livré passages (tel est le nom que l'on donnait aux marais qui séparent la Flandre de l'Artois); de là elle s'était portée à Pont-à-Wendin dont tous les habitants avaient péri. Le comte de Thiette, longtemps retenu à Courtray par les rivalités des Brugeois et des Gantois qui voulaient tous marcher au premier rang, arriva trop tard pour sauver Pont-à-Wendin; mais il en chassa du moins les Français, et les força à se retirer au delà des passages. La rivalité des milices de Bruges et de Gand ne devait plus être qu'une lutte de courage et de gloire. Si les Brugeois obtiennent sur les chevaliers français un éclatant succès dans lequel périt le sire de Joinville, les Gantois prennent aussitôt les armes par une noble émulation, et, précédés de leurs arbalétriers, ils franchissent les passages, rejettent l'avant-garde française vers les portes d'Arras, détruisent tous les retranchements qu'elle a élevés pour défendre l'entrée de l'Artois, et brûlent les faubourgs de Lens.
Ces combats sauvèrent la Flandre. Ils permirent à toutes les milices communales de se rallier sous les bannières du comte de Thiette; d'un autre côté le roi de France, qui voulait traverser les passages pour assiéger Lille, se trouva dans la nécessité de renoncer à son projet: il s'avança jusqu'aux portes de Douay où s'était enfermé Henri de Flandre, le plus jeune des fils de Gui de Dampierre, et tenta un assaut qui ne réussit point, puis il continua lentement sa marche en suivant la rive droite de la Scarpe et de l'Escaut jusqu'à Tournay où il s'arrêta; l'armée flamande avait fait le même mouvement, et gardait la rive gauche de la Marque, jusqu'à ce qu'arrivée près du pont de Bouvines elle y fit halte, prête à livrer bataille: Guillaume de Juliers était venu la rejoindre, ainsi que Jean de Namur qui avait quitté la Zélande pour combattre dans ses rangs.
Le roi était entré à Tournay le 9 août, il y passa l'Escaut et se dirigea par le faubourg Saint-Martin vers Orchies; de là, par un mouvement de flanc, il alla le 11 août s'établir sur la route de Lille à Douay sur le Mont-en-Pévèle, vis-à-vis de l'armée flamande qui s'était avancée jusqu'à Pont-à-Marque. Le 13 août, les deux armées se trouvèrent l'une vis-à-vis de l'autre, et déjà les arbalétriers flamands se préparaient à donner le signal de la lutte, lorsque des envoyés du roi annoncèrent qu'ils venaient porter des propositions de paix. Les communes de Flandre, dont la guerre ruinait la prospérité, désiraient ardemment en voir la fin: aussi les ouvertures qui leur étaient adressées furent-elles accueillies avec empressement, et une suspension d'armes fut immédiatement proclamée. Les chefs de l'armée flamande exigeaient comme première condition de tout traité que le roi reconnût les libertés de la Flandre, et se contentât d'une amende comme réparation des outrages faits à sa suzeraineté. Les ambassadeurs français semblaient assez disposés à y consentir, mais ils réclamaient une indemnité pécuniaire si élevée qu'on ne pouvait la leur accorder: ils observaient du, reste, qu'il était impossible de terminer des négociations si importantes avec une précipitation semblable, et proposaient une trêve de trois jours qui devait durer depuis le 13 août jusqu'au 15 au soir. «Le roi ne désire rien plus que de voir conclure la paix, disaient-ils hypocritement, et nous pouvons compter sur l'intercession de la Sainte-Vierge dont nous allons célébrer les fêtes.» En effet, de longues conférences eurent lieu le jour de la fête de l'Assomption près de l'église de Mont-en-Pévèle. Les Français y étaient représentés par les ducs de Bourgogne et de Bretagne et le comte de Savoie; les Flamands par Gérard de Moor, les sires d'Escornay, de Roubaix, de Sotteghem et douze notables bourgeois; mais elles n'amenèrent aucun résultat. Philippe le Bel cherchait de nouveau à gagner du temps: il attendait des nouvelles de Zélande.
Dès le moment où le roi de France avait reçu les messages du comte de Hainaut, il avait résolu d'attaquer les Flamands en Zélande, en même temps que sur les frontières d'Artois. Le plus célèbre des amiraux italiens, Regnier Grimaldi, qui, après s'être à plusieurs reprises signalé par son courage en servant la cause des Gibelins, s'était engagé à soutenir celle du roi de France, avait conduit pour la première fois une flotte génoise dans l'Océan. Il était arrivé près de Calais, quand Jean Pedogre le rejoignit avec tous les navires qui y avaient été équipés pour cette expédition par l'ordre du roi: huit étaient venus d'Espagne, les autres appartenaient au port de Calais ou aux ports de Normandie.
Le jeune comte de Zélande ne possédait au contraire qu'une multitude de petites barques, avec lesquelles il eût été imprudent de combattre, non-seulement la flotte de Grimaldi, mais même celle du comte de Hainaut. Son armée était d'ailleurs si nombreuse qu'il n'avait aucun débarquement à craindre, et tant que sa flotte resterait à l'ancre, elle devait se trouver également à l'abri de tout danger. Jean de Namur, en quittant son frère, lui avait donné ce conseil, et depuis, Jean de Renesse, qui occupait la cité d'Utrecht, lui avait adressé les lettres les plus pressantes pour l'engager à le suivre. Ce fut dans ces circonstances que la flotte génoise, d'abord conduite à Geervliet pour y rallier la flotte hollandaise, puis retenue pendant quatorze jours dans les eaux de la Meuse, tantôt par un calme plat, tantôt par des vents contraires, pénétra dans le canal qui sépare l'île de Schouwen du Duveland. Elle n'avait plus de vivres, et les approvisionnements qu'on lui envoyait de Hollande lui parvenaient difficilement. A ces privations venait se joindre la difficulté de naviguer dans des cours d'eau peu profonds, où les lourdes galères de Gênes et de Calais s'enfonçaient à chaque instant dans le sable.
Gui de Flandre oublia trop promptement les sages avis de son frère et ceux de Guillaume de Renesse. Il lui semblait que rien ne pouvait être plus glorieux que de vaincre le plus illustre amiral de l'Italie, et lorsque, vers le soir, la marée commença à monter, ne remarquant point que c'était l'heure la plus favorable pour la flotte de Grimaldi, dont le flux de la mer relevait successivement les vaisseaux échoués, il ordonna que quatre-vingts navires, chacun monté par cent hommes et tous attachés par des chaînes les uns aux autres, se portassent en avant. Le choc fut terrible: les arbalétriers remplissaient l'air de leurs traits; les machines de guerre, réunies pour le siége de Zierikzee, faisaient voler des pierres énormes qui rencontraient celles qu'on lançait de la flotte ennemie. Les navires se heurtaient et se brisaient; la fureur des hommes d'armes était extrême et personne ne faisait de quartier. Cette mêlée dura jusqu'à minuit; les deux flottes ne cessèrent de lutter que lorsque la mer se retira; quoique les Flamands n'eussent obtenu aucun succès décisif, ils semblaient posséder l'avantage: car ils s'étaient emparés de quatre grands navires (10 août 1304).
Lorsque l'aurore parut et que la marée s'éleva, la flotte flamande était vaincue sans combat: quelques traîtres zélandais avaient profité des ténèbres pour rompre les liens qui unissaient ses vaisseaux entre eux, de sorte que les flots les avaient séparés et dispersés au hasard. C'était le signal qu'attendaient les Zélandais gagnés par le comte de Hainaut pour se réunir à la flotte de Grimaldi. A l'aspect de cette déroute confuse, les barques les plus légères que Gui avait placées en arrière cherchèrent leur salut dans une fuite rapide, et la plupart de ceux qui se trouvaient sur les grandes galères employèrent les derniers moments que leur laissait la marée pour rejoindre leurs compagnons au siége de Zierikzee. Le vieux sire d'Axel engageait le comte de Zélande à suivre leur exemple. «Dieu nous garde, répondit le jeune prince, comme Macchabée, Dieu nous garde de fuir devant nos ennemis, et que cette honte ne ternisse jamais notre gloire!» Gui de Flandre n'avait conservé que cinq galères; il résista longtemps à toute la flotte ennemie; enfin, cédant à la force du nombre, il tomba au pouvoir de Regnier Grimaldi; sa captivité entraîna la perte de toute la Zélande.
Philippe le Bel espérait qu'au premier bruit de ce revers, toutes les milices communales assemblées sur les bords de la Marque abandonneraient leur camp pour rentrer tumultueusement dans leurs foyers. La nouvelle de la bataille de Zierikzee paraît s'être répandue dans les deux camps le 16 août; les conférences pour la paix cessèrent immédiatement. Le roi de France n'avait plus aucun motif de dissimuler; cependant, en ce moment même où il semble devoir saisir l'occasion qu'il attend depuis si longtemps pour attaquer les Flamands consternés, le courage lui manque, il aime mieux apprendre que les Flamands se sont éloignés, que détruire à jamais leur armée livrée à la désolation. Il s'effraye même d'avoir vu cesser les trêves, et le lundi 17 août, toute l'armée française quitte, par ses ordres, sa position presque inaccessible sur le Mont-en-Pévèle pour se retirer vers le sud; mais les Flamands, loin de se laisser abattre par le malheur de leurs frères, n'écoutaient que leur désir de les venger; le mouvement rétrograde des Français encourageait leur audace, et se portant aussitôt en avant, ils occupèrent vers le soir le Mont-en-Pévèle, bien résolus à combattre le lendemain.
Deux heures avant le lever du soleil, les Flamands s'armèrent; puis, après avoir entendu la messe et pris quelque nourriture, ils renversèrent leurs tentes afin de s'assurer qu'aucun d'eux n'était resté en arrière, et descendirent le Mont-en-Pévèle, tous à pied comme à Courtray, et suivis de leurs nombreux chariots. Parvenus devant le camp français, ils se rangèrent en ordre de bataille, à droite ceux de la ville et de la châtellenie de Bruges, conduits par le comte de Thiette, à gauche les Gantois, commandés par Jean de Namur et Henri de Flandre; au centre, les milices d'Ypres, de Lille et de Courtray placées sous les ordres de Juliers et de Robert de Cassel. Les valets dételèrent aussitôt les chevaux et les ramenèrent au Mont-en-Pévèle. Trois rangs de chariots, dont on avait enlevé les roues, formaient une barrière immense qui empêchait la chevalerie française d'attaquer les Flamands par derrière, dans cette plaine où rien ne les protégeait. Vis-à-vis de l'armée flamande, les chevaliers français se déployaient sur une ligne non moins étendue, entre les bois de Raches et la forêt de Thumeries.
Comme dans toutes les batailles, le combat s'engagea entre les arbalétriers et les archers, et il avait déjà duré quelque temps quand les arbalétriers français entr'ouvrirent leurs rangs pour laisser passer un corps considérable de cavalerie française qui arrivait par la route de Douay à Lille. Les arbalétriers gantois surpris par cette charge, se réfugièrent dans les rangs de l'armée flamande. Les chevaliers français n'étaient plus qu'à quelques pas de cette masse immobile de combattants qui les attendaient, pressés les uns contre les autres, lorsque tout à coup ils s'arrêtèrent; ils s'étaient souvenus de la journée de Courtray, et ce fut au milieu des flèches que leur décochaient les archers brugeois qu'ils tournèrent bride pour se placer à quelque distance, à la droite de l'armée flamande.
Dès ce moment, les Français firent tous leurs efforts pour rompre le front menaçant que leur présentaient nos communes. Des frondeurs espagnols et provençaux vinrent les harceler en les accablant d'une grêle de pierres; puis on amena devant le centre de l'armée flamande une grande machine qui ne cessait de lancer des projectiles; mais les Yprois, quittant un instant leurs rangs, l'assaillirent, s'en emparèrent et revinrent, aussitôt après l'avoir brisée, reprendre la place qu'ils occupaient. On voyait parfois seulement des troupes de vingt, trente ou quarante hommes s'avancer, combattre et se retirer: stériles escarmouches qui coûtaient beaucoup de sang et ne produisaient point de résultats. Philippe le Bel se vit réduit à modifier son plan de bataille: il résolut de faire entourer la position des Flamands, en faisant exécuter sur leurs flancs des mouvements circulaires qui permissent d'attaquer l'enceinte formée par leurs chariots sur laquelle ils s'appuyaient.
Il était important toutefois, pour que ces mouvements réussissent, qu'ils restassent ignorés des Flamands. Il n'était peut-être pas moins habile de retenir dans leur pénible immobilité les bourgeois de Flandre qui, peu habitués aux fatigues de la guerre, se trouvaient, depuis les premières heures de la journée, privés de vivres et exposés aux rayons d'un soleil brûlant. Leur zèle belliqueux s'était déjà calmé, et lorsque des hérauts du roi traversèrent la plaine pour leur offrir la paix, ils accueillirent imprudemment leurs propositions et consentirent à suspendre le combat: ils ne s'aperçurent que trop tard de la ruse des Français, et prirent aussitôt les armes. Philippe le Bel espérait toutefois encore les tromper par de nouvelles négociations, jusqu'à ce que son armée eût terminé son mouvement. Un chevalier, couvert d'armes éclatantes sur lesquelles brillait l'écusson de la maison de Savoie, accourut vers eux en criant à haute voix: «Paix! paix!» Mais, sans l'écouter, ils percèrent de leurs traits celui qui avait pris l'armure du comte de Savoie, d'autant plus empressés à le frapper qu'ils croyaient punir un prince allié à la maison des comtes de Flandre, qui n'avait soutenu d'abord Gui de Dampierre que pour être le premier à le trahir.
Déjà un corps de cavalerie française, qui s'était dirigé du hameau de Bouvincour vers la forêt de Thumeries, cherchait à pénétrer entre les Brugeois et l'enceinte de leurs chariots, afin de les obliger à s'en éloigner; mais le combat le plus sérieux était engagé à l'aile gauche, où un autre corps de cavalerie non moins nombreux, soutenu par des hommes d'armes et par tous les mercenaires étrangers, se précipitait par la route de Douay sur les milices de Gand. Les assaillants y renouvelaient sans cesse leurs forces, et, à chaque tentative, d'autres chevaliers venaient remplacer ceux qui avaient déjà succombé, tandis que les Gantois se voyaient exposés à tous les périls et ne pouvaient même point profiter de leurs succès, de peur qu'en se portant en avant ils ne laissassent quelque bataille ennemie s'introduire derrière eux. Les milices d'Ypres et de Courtray partageaient toutes leurs fatigues. Ici les Français s'efforçaient de renverser les chariots défendus par des sergents armés de lances, afin d'ouvrir un passage aux chevaliers; plus loin, ils gravissaient le Mont-en-Pévèle, où ils arrachaient, des mains des valets tremblants ou fugitifs, les destriers et les trésors des chevaliers flamands. Jean de Namur, épuisé de lassitude, avait fait connaître à ses frères le danger de sa position. Les milices de Gand, d'Ypres et de Courtray, ébranlées par une lutte incessante et troublées par les cris qui s'élevaient du Mont-en-Pévèle, ne résistaient plus. Tout à coup elles rompirent leurs rangs, et regagnant Pont-à-Marque, elles continuèrent à fuir jusqu'aux portes de Lille.
Le comte de Thiette, plus robuste et peut-être aussi plus vaillant que Jean de Namur, avait repoussé à l'aile droite tous les efforts des Français. Les chevaliers qu'il avait combattus avaient poursuivi leur course vers le Mont-en-Pévèle, où la retraite de Jean de Namur entraînait la plus grande partie de l'armée ennemie; les autres galopaient au hasard, se croyant déjà assurés de la victoire. A peine apercevait-on, au delà d'un ruisseau, aux extrémités de la plaine, l'arrière-garde que le roi n'avait point quittée, séparée des deux ailes de l'armée que l'attaque avait conduites jusqu'aux bords de la Marque.
Le jour touchait à sa fin quand le comte de Thiette résolut de profiter de la confusion qui régnait de toutes parts pour rétablir les chances du combat. Divisant les milices de Bruges et du Franc en trois corps dont il devait partager le commandement avec Guillaume de Juliers et Robert de Cassel, il abandonne sa position et se porte en avant, rejetant en désordre devant lui un grand nombre de chevaliers français qui se noient dans le ruisseau de Beuvry, comme leurs frères s'étaient noyés deux ans auparavant dans le ruisseau de Groeninghe. Les Flamands le traversent sur leurs cadavres et attaquent l'arrière-garde en poussant de grands cris: leurs bataillons serrés s'avancent avec une force irrésistible. En vain quinze cents chevaliers se précipitent-ils vers eux pour les arrêter: ils succombent sous leurs coups; le roi lui-même est entouré. Ses serviteurs se sont hâtés d'arracher sa tunique fleurdelisée, afin qu'on ne le reconnaisse point; au même moment, son cheval est tué et il est renversé au milieu des morts. Cependant deux merciers de la rue Saint-Denis, les frères Gentien, le relèvent et le placent sur un autre cheval. Mais le roi de France, troublé par les périls qui le menacent, ne sait point le diriger, et son nouveau coursier, presque aussitôt blessé au poitrail d'un coup de goedendag, refuse d'obéir au frein et emporte le roi d'une course rapide au milieu des chevaux que les fuyards pressaient de l'éperon. Dans cette troupe vouée à une honte éternelle se trouvent le comte de Valois qui s'est jeté sans haubert et sans casque sur un cheval à peine harnaché, le comte Aimé de Savoie que les Flamands croyaient mort, le comte de Saint-Pol qui tremble comme il tremblait à Courtray. Plus intrépide, le vieux sire de Chevreuse tenait dans ses bras l'oriflamme, et loin de songer à fuir, il appelait les chevaliers épars pour qu'ils se ralliassent autour de la bannière royale. Là périrent le comte d'Auxerre, Jean, frère du duc de Bourgogne, Hugues de Boville, secrétaire du roi. Anselme de Chevreuse tomba lui-même percé de coups, sans quitter la hampe de l'oriflamme déchirée par les communes flamandes.
Au bruit de la fuite de Philippe le Bel, tous les chevaliers français qui avaient envahi les tentes du Mont-en-Pévèle se replièrent précipitamment vers le camp du roi. Guillaume de Juliers y avait déjà pénétré, suivi de quatre-vingts des siens; il était même entré dans la tente royale, et s'était désaltéré en buvant dans la coupe de Philippe le Bel les vins réservés pour son banquet; mais il paya cette témérité de sa vie: entouré presque aussitôt d'ennemis, il succomba sous les coups du comte de Dammartin, en pressant sur les lèvres la croix sanglante de son épée.
Le comte de Thiette, voyant le roi fugitif et toute l'armée française rejetée vers les positions qu'elle occupait avant la bataille, ne jugea pas prudent d'imiter le malheureux exemple donné par Guillaume de Juliers, en attaquant à la chute du jour, avec des troupes épuisées de soif et de lassitude, les retranchements du camp français; il ordonna la retraite vers le Mont-en-Pévèle où il espérait retrouver ses approvisionnements. Les pertes des deux armées étaient à peu près égales, mais chez les Français elles avaient été plus nombreuses parmi les chevaliers qui défendirent le roi que dans les rangs des hommes d'armes, qui avaient passé une partie de la journée à piller le camp flamand (mardi 18 août 1304).
Tandis que les Français, à la lueur des torches, cherchaient à reconnaître parmi les morts les plus illustres des chevaliers dont ils regrettaient le trépas, les Flamands faisaient retentir leurs trompettes du haut du Mont-en-Pévèle pour rallier leurs compagnons égarés. Leur indignation avait été grande lorsqu'en rentrant dans leurs tentes ils n'y virent plus leurs belles étoffes de saies de Bruges ou de draps pers d'Ypres, leurs vins de la Rochelle, leurs bières de Cambray, leurs fromages de Béthune. Tout avait été pillé et enlevé. Aussi, dès la pointe du jour, leurs murmures devinrent de plus en plus forts, et quelles que fussent les remontrances de leurs chefs, ils déclarèrent qu'ils voulaient retourner dans leurs foyers, et il fut impossible de les en dissuader. Le comte de Thiette se vit réduit à s'enfermer à Lille, où il y avait une forte garnison et de nombreux approvisionnements.
Philippe le Bel s'était lui-même retiré à Arras. Quinze jours se passèrent avant qu'il rejoignît ses troupes qui assiégeaient Lille; son premier soin fut de défendre qu'on donnât la sépulture aux restes des ennemis morts à Mont-en-Pévèle; puis il fit publier de toutes parts des lettres où il annonçait que les Flamands étaient vaincus et que tous ceux qui voulaient s'enrichir devaient se hâter de le suivre en Flandre. On sait quelle était à cette époque l'admiration et l'envie que faisait naître au loin la prospérité commerciale de la Flandre; aussi cet appel fut-il entendu. On accourait de toutes les provinces voisines; chacun venait réclamer sa part dans le butin. «J'ai longtemps fait la guerre avec le roi Philippe, avec le roi son père et le roi Louis son aïeul, disait le vieux chevalier flamand Gérard de Moor, mais je ne crois pas que jamais aucun roi de France ait réuni une si nombreuse armée.» Ce vaste armement sema la terreur parmi les bourgeois de Lille, et sans consulter le comte de Thiette, ils s'engagèrent à ouvrir leurs portes au roi, vers les fêtes de la Saint-Michel, s'ils n'étaient secourus avant cette époque.
Le tableau des dangers qui menaçaient la cité de Lille effaça les tristes souvenirs de la retraite de Mont-en-Pévèle. Toute la Flandre courut aux armes. Les travaux des ateliers comme ceux des champs étaient partout suspendus. Les femmes gardaient les villes, et, spectacle unique dans l'histoire, on traversait les campagnes sans rencontrer un seul homme: ils étaient tous au camp de Courtray, au nombre, dit-on, de douze cent mille, préférant mourir en combattant que vivre dans la servitude. Jean de Namur et Robert de Cassel firent aussitôt défier le roi de France, et se dirigèrent vers Warneton pour attaquer son camp, qui était placé sur la route de Lille à Ypres. A peine avaient-ils passé la Lys qu'ils apprirent que Philippe le Bel avait quitté ses positions avec toute son armée pour se retirer vers Wasquehal entre Lille et Tournay, comme s'il songeait déjà à se réfugier dans cette dernière ville. Ils le suivirent aussitôt et s'établirent au Pont-de-Marque, à la jonction de la Marque et de la Deule, à trois cents pas du camp français, que Philippe le Bel avait fait ceindre d'un large fossé et de remparts garnis de palissades.
Lorsque le roi de France aperçut si près de lui les riches pavillons des bourgeois de Flandre, et un nombre immense de cabanes de feuillage qu'avaient élevées les milices communales pour la nuit suivante, la seule qu'elles voulussent passer dans le repos pour se préparer au combat, il ne put s'empêcher de s'écrier: «Je croyais les Flamands détruits, mais il me semble qu'ils tombent du ciel!» On lui racontait qu'ils avaient résolu, ou de marcher droit à lui, comme le comte de Thiette l'avait fait avec les seules milices de Bruges et du Franc à Mont-en-Pévèle, ou bien de l'attaquer pendant la nuit pour lui enlever l'avantage de sa cavalerie. Son effroi s'accrut quand il les vit dès l'aurore accourir devant son camp et commencer à en combler les fossés, malgré tous les traits qu'on leur lançait. Dans toute l'armée, dit Villani, il n'y avait point de baron qui ne conseillât au roi d'éviter toute lutte avec des hommes auxquels le désespoir inspirait tant de courage. Philippe le Bel les crut aisément, et ses hérauts d'armes allèrent aussitôt proposer aux Flamands de nouvelles négociations, qui s'ouvrirent immédiatement, quoique l'expérience eût dû leur apprendre qu'au siége de Tournay, comme à la bataille de Mont-en-Pévèle, toutes les propositions du roi, réelles ou feintes, avaient toujours été désastreuses pour eux.
La veuve du roi Philippe le Hardi, Marie de Brabant, avait adressé les instances les plus vives à son neveu, le duc de Brabant, Jean II, pour qu'il consentît à partager le rôle de médiateur avec le comte de Savoie, devenu également son neveu par son alliance avec une princesse brabançonne. Le comte de Namur accueillit ces ouvertures avec trop d'empressement. Une suspension d'armes avait été conclue le 24 septembre. Il fut presque aussitôt convenu que la Flandre conserverait ses lois, ses libertés et ses frontières; que tous les prisonniers seraient délivrés de part et d'autre, et que la fixation de l'amende, qui ne pouvait excéder huit cent mille livres, serait déterminée par huit arbitres, dont quatre appartiendraient à la Flandre. Lille et Douay devaient être remis en gage aux Français jusqu'à l'époque du payement. C'est à ces conditions que les hostilités cessèrent, et les communes de Flandre en montrèrent une grande joie: elles étaient impatientes de relever leur commerce presque ruiné par les guerres qui les entouraient sur toutes leurs frontières. En vain maître Gérard de Ferlin, porte-scel du comté de Flandre, refusa-t-il d'apposer son sceau sur ces conventions, Jean de Namur le prit et les scella lui-même; tandis que le comte de Thiette, enfermé à Lille, apprenait qu'il ne lui restait plus qu'à livrer aux ennemis les remparts d'où, la veille encore, il espérait pouvoir assister à leur défaite.
Les arbitres envoyés par la Flandre à Paris étaient Jean de Cuyk, Jean d'Escornay, Gérard de Moor et Gérard de Sotteghem. Soit qu'ils cédassent aux menaces de Philippe le Bel, soit qu'ils se laissassent tromper par ses ruses, ils consentirent à tout ce qu'il exigeait, et vers le mois de février, le bruit se répandit en Flandre que la paix ne tarderait point à être proclamée. Les arbitres désignés par le roi avaient fait connaître que, dès que le traité serait signé, toutes les relations commerciales seraient rétablies aussitôt entre la Flandre et la France, et Philippe le Bel avait déclaré en même temps qu'il approuverait tout ce que ses plénipotentiaires arrêteraient d'un commun accord avec les arbitres flamands. C'est dans ce moment, où toute la Flandre se laisse séduire par ces brillantes promesses, que le roi de France charge Hugues de Celles de se rendre à Gand pour y exposer ses intentions pacifiques et ses vœux pour une réconciliation sincère. Hugues de Celles ajoute, dans l'assemblée des bourgeois de Gand, qu'il convient qu'on renouvelle les anciennes formules des traités accordés par les rois de France, c'est-à-dire qu'ils doivent promettre d'exécuter ce que leurs arbitres décideront, de ne pas soutenir le comte s'il voulait s'y opposer, et d'obliger même par la force tous leurs concitoyens à s'y conformer. Godefroi Parys et d'autres échevins prêtèrent aussitôt ce serment devant les halles, et un acte public en fut dressé, au nom du roi, par un clerc de Quimper-Corentin.
Cependant toutes ces protestations, ces simulacres de respect pour la souveraineté de la décision des arbitres, n'étaient que d'astucieux mensonges: un traité avait été secrètement scellé, dès le 16 janvier, tel que Philippe le Bel l'avait dicté. Les ambassadeurs du roi attendaient, pour le publier, que les députés des bonnes villes de Flandre fussent arrivés en France pour y apposer leurs sceaux, lorsqu'on apprit que le vieux comte de Flandre était mort à Compiègne le 7 mars 1304 (v. st.), avant que la conclusion définitive de la paix lui eût rendu la liberté.
Gui de Dampierre avait légué par son testament huit mille livres au chevalier qui se rendrait en terre sainte pour s'y acquitter de son vœu de pèlerinage et y porter sa croix, s'il ne lui était pas donné d'aller lui-même combattre les infidèles. Trente-quatre années s'étaient écoulées depuis l'expédition de Tunis, lorsque les derniers souvenirs des croisades de saint Louis s'éteignirent sur les lèvres d'un vieillard octogénaire dans les prisons de Philippe le Bel.
LIVRE ONZIÈME.
1304-1322.
Robert de Béthune. Traités d'Athies, de Paris, de Pontoise, d'Arras. Confédération des alliés. Complots de Louis de Nevers et de Robert de Cassel.
«Maudite sois-tu, antique louve, qui entraînes dans ta faim insatiable plus de victimes que tous les autres monstres! O avarice! que peux-tu faire de plus? Je vois les fleurs de lis entrer dans Anagni. Dans la personne de son vicaire, je vois le Christ prisonnier. Je vois un nouveau Pilate si cruel que ceci ne le rassasie point, et qu'il porte dans le temple ses désirs cupides. Ah! si Douay, Gand, Lille et Bruges en avaient le pouvoir, il serait bientôt puni!»
Ainsi disait Dante dans la sublime épopée où son génie s'était placé au-dessus du soleil pour juger tout son siècle, et tandis qu'il chantait, Villani, né à Florence comme lui, étudiait, en parcourant nos champs de bataille encore fumants de sang, le théâtre des grandes luttes dont il devait raconter les péripéties.
Les communes flamandes, qui fixent le regard des poètes et des historiens, ont traversé, en moins de trois années, la période la plus brillante de leur gloire militaire, et leurs franchises ont reçu de nouveaux développements. C'est ainsi qu'une charte du 12 avril 1304 (v. st.) établit que si le comte de Flandre a quelque différend, à l'avenir, avec l'une des cinq bonnes villes, les quatre autres seront appelées à le juger, et que toute contestation entre les bonnes villes sera également soumise à l'arbitrage des autres cités de Flandre. La ville de Bruges a surtout accru sa puissance en se plaçant à la tête de la Flandre à la journée de Courtray. Philippe de Thiette lui a octroyé des priviléges de plus en plus étendus, que chaque comte à son avénement jurera de respecter, et ses magistrats viennent de faire graver un nouveau sceau, où l'antique symbole du pont de la Reye a fait place au lion de Flandre portant la couronne sur le front et la croix sur le cœur, Rugiit leo, vincula fregit.
C'est au moment où la Flandre conserve à l'abri de tout péril la position la plus énergique et la plus indépendante que Robert de Béthune sort, avec ses frères Guillaume et Gui, des prisons de Philippe le Bel, pour approuver le traité du 16 janvier qui vient d'être solennellement confirmé à Athies-sur-Orge, en présence du comte d'Évreux, du duc de Bourgogne et des comtes de Savoie et de Dreux, plénipotentiaires de Philippe le Bel.
Par ce traité, Robert s'engage à remettre au roi vingt mille livrées en terres dans le comté de Réthel et quatre cent mille livrées en deniers, payables dans un délai de quatre années. Six cents hommes d'armes flamands le serviront pendant une année, à leurs frais, en quelque lieu que ce soit. Le roi se réserve le droit de punir trois mille personnes de la ville de Bruges, en leur imposant des pèlerinages comme expiation de leurs méfaits. Toutes les fortifications des cinq bonnes villes de Flandre sont détruites, sans qu'on puisse jamais les rétablir. Robert et ses frères, les nobles et les bonnes villes de Flandre, jureront sur les saints Evangiles d'être fidèles au roi de France et de ne jamais s'allier à ses ennemis; et s'il arrive que Robert ou ses successeurs se rendent coupables de rébellion envers le roi, toutes leurs terres seront considérées comme forfaites, forjugées et acquises dès ce moment au roi. Les échevins, les bourgmestres, les gentilshommes, châtelains, bannerets et autres jureront d'observer ce traité, et ce serment sera réitéré toutes les fois qu'il sera créé de nouveaux bourgmestres et échevins, et dans le délai de quarante jours après l'hommage de tous châtelains, bannerets et autres gentilshommes, qui seront tenus de prêter ce serment à Amiens, en s'engageant à aider le roi contre le comte de Flandre si celui-ci n'observe point la paix, et ce serment sera renouvelé de cinq en cinq ans. Outre les châteaux et les châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, déjà occupés par le roi, le comte de Flandre lui remettra les châteaux de Cassel et de Courtray pour que le roi les garde, tous frais prélevés sur les revenus de ces châtellenies, jusqu'à ce que le comte ait fait exécuter les conventions relatives aux vingt mille livres de rente à asseoir dans le comté de Réthel, à la destruction des forteresses, au pèlerinage des Brugeois et aux autres obligations ci-dessus mentionnées. Les châtelains et tous les hommes des châtellenies de Cassel et de Courtray seront tenus de prêter serment de fidélité au roi pour tout ce qui se rapportera à la garde de ces châtellenies. De plus, le comte de Flandre et ses frères feront en sorte que les nobles et les bonnes villes de Flandre se soumettront à toutes sentences d'excommunication s'ils n'accomplissent point ce traité, et supplieront également le pape de confirmer ces sentences dont ils ne pourront être absous, si ce n'est à la requête du roi. Il est entendu que, lors même que les forfaitures auraient été commises avant la publication des sentences, le roi pourra ajourner, «par cri fait publiquement en son palais à Paris,» le comte de Flandre à comparaître dans le délai de trois mois devant la cour du roi, et s'il est déclaré coupable, les sentences seront publiées et la forfaiture sera établie. Les nobles, les bonnes villes et les gens de Flandre renonceront à toutes les alliances qu'ils ont pu faire pour se soutenir mutuellement contre le roi, et ils jureront de ne plus faire à l'avenir de semblables alliances. Enfin, s'il se trouve dans ce traité quelque point obscur ou douteux, les quatre plénipotentiaires du roi se réuniront avec le duc de Brabant et Guillaume de Mortagne pour l'éclaircir et l'interpréter.
Par une déclaration séparée, Robert promet de rentrer avec ses frères au château de Pontoise avant les fêtes de la Toussaint, si les communes flamandes reprennent les armes. En ce cas, il ordonnera à ses sujets d'obéir aux ordres du roi, les dégagera de leurs serments de foi et d'hommage, et se soumettra aux censures ecclésiastiques. Le comte de Joigny, les sires de Fiennes, de Châteauvilain, de Mareuil et de Pecquigny se portèrent ses cautions, et Robert, qui jusqu'à ce moment se faisait appeler seulement Robert, fils aîné de feu le comte Gui, prit le titre de Robert, par la grâce de Dieu, comte de Flandre.
Cependant le traité d'Athies soulève en Flandre une indignation unanime; les communes accusent leurs députés d'avoir dénaturé les conditions de la paix, telles qu'elles ont été fixées sous les remparts de Lille. A peine osèrent-ils rentrer en Flandre, où leur vie eût été en péril, s'ils eussent proposé l'exécution des conventions qu'ils avaient acceptées. «Mieux valait mourir, répétait-on de toutes parts, qu'accepter un joug si odieux. Était-ce donc un si grand crime d'avoir sauvé la patrie, qu'il fallût l'expier par les rigueurs de l'exil? D'autres peuples avaient pu se soumettre à la honte d'un tribut, mais il n'était en Flandre personne qui consentît à renoncer à sa liberté. Et dans quel moment voulait-on opprimer à ce point les communes flamandes? Après la défense la plus héroïque, après les triomphes les plus éclatants.» Ces discours ralliaient tous les esprits dans une résistance de plus en plus vive.
Robert de Béthune lui-même n'osa pas s'opposer à ce mouvement. D'une part, il confirme les priviléges accordés aux Brugeois par Philippe de Thiette, en rappelant le dévouement qu'ils ont montré en bravant les plus grands dangers pour délivrer Gui de Dampierre; et dans une autre non moins mémorable, il déclare que sa volonté expresse est que «tous bourgeois demeurant dedans l'eskevinage de Bruges, soient gens de mestiers ou autres, soient également francs aussi avant li uns que li autres.» Cependant des négociations secrètes se poursuivent entre le roi de France et le comte de Flandre. Robert de Béthune, dont la vie n'a été qu'une suite non interrompue d'épreuves et de revers, a senti s'affaiblir, pendant une captivité de cinq années, les forces de l'âme et du corps. Il se sépare de ses frères Philippe, Gui et Henri, et accepte le joug qu'on lui impose pour assurer quelques jours tranquilles à sa vieillesse. C'est à ce prix que Philippe le Bel le protége contre les réclamations du comte de Hainaut et de la comtesse d'Artois, et le réconcilie avec Edouard Ier, qui, l'année précédente, a envoyé une flotte de vingt navires inquiéter les rivages de la Flandre. Des motifs graves, et de même nature que ceux qui en 1296 avaient amené un rapprochement entre le roi de France et Gui de Dampierre, l'engageaient à se créer un instrument docile dans le comte de Flandre, loin de s'en faire un ennemi.
Philippe le Bel était plus avide que jamais. C'était en vain qu'il avait altéré de nouveau les monnaies; c'était en vain qu'il avait fait dépouiller de leurs biens les juifs dont il avait été longtemps le protecteur et le complice, leurs dépouilles ne pouvaient satisfaire son avarice: en les passant au crouset, il y retrouvait toujours l'argent noir (argentum nigrum) du pauvre peuple, et sa politique le portait à affaiblir surtout ceux qu'il croyait devoir craindre. Les grands vassaux étaient domptés par la force, les communes appauvries par l'impôt; et dans la hiérarchie religieuse, l'ordre de Cîteaux, le plus riche et le plus puissant de la France, était déjà si près de sa ruine, que la voix des prêtres s'éteignait dans cette fameuse abbaye de Clairvaux, toute pleine des souvenirs de saint Bernard; mais il existait une milice soumise à la même règle, à la fois monastique et féodale, qui portait fièrement la croix à côté de l'épée. Philippe le Bel avait résolu de l'anéantir, et ce projet était d'autant plus profondément gravé dans son esprit qu'il s'associait à des rêves de spoliation.
Une rumeur populaire, propagée avec soin, accusait les Templiers d'avoir été les complices des victoires de Salah-Eddin et des revers de saint Louis, mais bientôt, comme si ces bruits n'agissaient point assez fortement sur le peuple, on ajouta qu'ils égorgeaient les enfants nouveau-nés pour mêler leurs cendres à leur breuvage, et qu'ils adoraient solennellement une idole dont la tête avait trois faces et portait une longue barbe d'or.
Clément V avait pris possession du trône pontifical qu'il devait au roi de France. Il venait de confirmer le traité d'Athies, en faisant un grand éloge du zèle et de l'affection que le comte de Flandre montrait à l'égard du roi; et en maintenant à l'archevêque de Reims et à l'abbé de Saint-Denis le droit d'excommunier les Flamands, il avait approuvé cette clause spéciale et exceptionnelle que les censures ecclésiastiques ne pourraient être levées qu'à la requête du roi. Ce fut à Clément V que Philippe le Bel s'adressa pour obtenir l'abolition de l'ordre des Templiers, c'est-à-dire pour s'efforcer de lui imposer un jugement inique après la plus scandaleuse de toutes les procédures. Le pape promit d'interroger le grand-maître de l'ordre du Temple et le grand-maître des hospitaliers, qui résidaient alors l'un dans l'île de Chypre, l'autre à Rhodes; il se trompait en espérant calmer ainsi l'impatience du roi.
Le grand-maître de l'ordre du Temple, Jacques de Molay, avait quitté l'Orient pour répondre à l'appel du pape: il se rendit aussitôt à Poitiers, et il lui fut aisé de se justifier: c'était au douzième siècle, au temps de Salah-Eddin, que les évêques et les historiens avaient rendu le plus pompeux témoignage de l'héroïsme et de la piété des Templiers; à la bataille de Mansourah, ils avaient combattu à l'avant-garde, et quelques années à peine s'étaient écoulées depuis que le grand-maître Guillaume de Beaujeu s'était enseveli avec tous ses compagnons sous les ruines de Ptolémaïde. Jacques de Molay lui-même avait naguère proposé de prêcher une nouvelle croisade; cependant s'il s'excusa devant Clément V, il devint de plus en plus coupable aux yeux du roi; car il revenait d'outre-mer avec cent cinquante mille florins d'or et dix charges d'argent telles qu'en pouvaient porter des bêtes de somme.
La tentation était trop forte: Philippe le Bel n'y résista pas. Mécontent de la modération du pape, il résolut de commencer lui-même violemment la procédure pour le forcer ensuite à la poursuivre: des lettres secrètes furent adressées à tous les baillis et sénéchaux du roi, afin que le même jour et à la même heure les Templiers fassent arrêtés dans toute l'étendue du royaume. Il leur était expressément recommandé de saisir tous leurs biens meubles et immeubles, et de les conserver fidèlement pour les remettre en la main du roi.
On prétend que, dès l'année précédente, le roi de France avait instruit le comte de Flandre de ses desseins secrets. Si Philippe le Bel trouvait parmi les hommes du midi ses ministres les plus dociles, l'ordre du Temple s'appuyait au contraire sur la France septentrionale, et ses chevaliers étaient d'autant plus respectés dans les Etats de Robert de Béthune qu'ils s'étaient ralliés aux communes à la journée de Courtray. C'était d'ailleurs dans la patrie des premiers croisés que l'ordre du Temple retrouvait les souvenirs de son origine. Geoffroy de Saint-Omer et plusieurs autres de ceux qui le fondèrent appartenaient par leur naissance à la Flandre. Geoffroy de Saint-Omer possédait à Ypres un vaste enclos qu'il donna aux «pauvres frères de la milice du temple de Salomon.» Ce fut le berceau de l'ordre du Temple en Europe. En 1225, Jeanne de Flandre reconnut que tous ceux qui relevaient de la maison du Temple à Ypres étaient étrangers à sa juridiction. Une autre charte de la même année porte que les Templiers ne pouvaient être soumis à aucun impôt, que deux échevins de la ville d'Ypres seraient spécialement chargés de s'occuper des griefs qu'ils auraient à exposer, et que toutes les amendes seraient partagées en quatre parts dont trois seraient dévolues aux Templiers. Leur puissance dans nos provinces était si vaste qu'ils avaient reçu pendant quelque temps la garde du comté de Namur. Tandis que le duc Godefroi de Brabant leur accordait la moitié, le tiers ou le quart du droit de relief que lui payaient ses vassaux, Philippe d'Alsace disposait des dîmes de Slype, de Leffinghe et des villages voisins en faveur du maître de Flandre, Baudouin de Lidenghem. Gui de Dampierre avait fait d'autres dons à frère Pierre Uutenzacke, «commandeur de Flandre del ordene de le chevalerie dou Temple.»
Le 12 octobre, Jacques de Molay avait été chargé par le roi de porter le poêle de sa belle-sœur l'impératrice de Constantinople. Le lendemain, c'est-à-dire le vendredi 13 octobre 1307, à l'aube du jour, il est arrêté et conduit à Corbeil; et le même ordre est exécuté dans toute la France, partout où domine l'autorité de Philippe le Bel, à Ypres comme à Paris. D'anciennes traditions populaires racontent qu'en Flandre on vint au milieu de la nuit frapper à la porte des nombreux châteaux habités par les Templiers, et qu'ils furent impitoyablement égorgés. La légende s'est trop hâtée de les faire périr: c'est à l'histoire qu'il appartient de rappeler d'abord leur longue et cruelle captivité.
L'étonnement du pape fut extrême en apprenant que le roi avait osé usurper les attributions de l'autorité ecclésiastique, et porter une main sacrilége sur les biens d'un ordre religieux: il suspendit les juges ordinaires; mais le roi protesta qu'il n'avait pas l'intention d'agir comme accusateur, mais seulement comme champion de la foi et comme défenseur de l'Eglise: il avait résolu de faire intervenir le peuple contre les Templiers, de même qu'il l'avait excité à le soutenir en 1303 contre Boniface VIII, et il convoqua sans délai «les nobles et non nobles» pour recevoir leur conseil sur ce qu'il convenait de faire des Templiers.
Le 26 mars 1307 (v. st.), le roi annonça à Robert de Béthune qu'une assemblée se tiendrait à Tours trois semaines après les fêtes de Pâques pour s'occuper des mesures à prendre contre l'abominable hérésie des Templiers. Le même jour, le roi de France adressa à toutes les villes du royaume une autre lettre, où, en les invitant également à y envoyer leurs députés, il s'étendait sur les blasphèmes et les infamies des Templiers, souffle maudit qui ébranlait et le ciel et la terre, et contre lequel se soulevaient à la fois non-seulement les armes et les lois, mais les animaux eux-mêmes et jusqu'aux éléments de la nature troublés dans leur cours.
Robert de Béthune avait chargé l'aîné de ses fils, Louis, qui avait déjà hérité de sa mère le comté de Nevers, de le représenter à l'assemblée de Tours. Le jeune prince fut l'un de ceux qui se portèrent accusateurs des Templiers; il assista à ces délibérations violentes, non moins menaçantes pour le pape que pour Jacques de Molay, où le roi se faisait dire par ses ministres «que Moïse avait tiré le glaive contre les adorateurs du veau d'or, sans consulter le grand prêtre Aaron, et que le roi très-chrétien possédait le même droit, même vis-à-vis du clergé, si le clergé soutenait les hérétiques.» Philippe le Bel, aisément persuadé par ces discours, se dirigea vers Poitiers, suivi de toute une armée. Douze jours après, Clément V publia un manifeste dans lequel, à la prière du roi, il vantait pompeusement sa générosité et son désintéressement. Il avait déjà levé la suspension des juges ordinaires, et alla même jusqu'à décider que leur enquête aurait lieu dans le diocèse de Sens: l'archevêque de Sens était frère d'Enguerrand de Marigny et l'un des courtisans les plus dévoués du roi.
Au milieu de cette agitation, les députés des communes flamandes réitéraient près du roi leurs protestations contre le traité d'Athies. Il y avait eu des conférences à Beauvais; il y en eut d'autres à Paris; enfin les ambassadeurs flamands (l'un d'eux était Jean Breydel) suivirent le roi à Poitiers: le 28 mars 1307 (v. st.), c'est-à-dire deux jours après les lettres de convocation de l'assemblée de Tours, Philippe le Bel avait déclaré que ses notaires s'étaient trompés, comme le prétendaient les Flamands, dans la désignation des livres tournois mentionnées dans les derniers traités, et qu'au lieu de «monnaie peu forte,» il fallait lire «monnaie faible;» différence importante à une époque où la falsification des monnaies comptait tant de degrés. Il avait voulu par cette concession faciliter en Flandre l'adoption des mesures qu'il préparait contre les Templiers. Mais lorsqu'il eut vu le succès de ses ruses assuré à Poitiers comme à Tours, il se montra de nouveau plus sévère. On disait qu'il avait gagné à ses intérêts Jean de Gavre et Gérard de Sotteghem. Jean de Cuyk ne vivait plus, et Gérard de Moor avait quitté la France, parce qu'il prévoyait que toutes les négociations seraient funestes à sa patrie.
Vers le mois d'août 1308, Robert de Béthune invita toutes les communes à choisir des députés, afin qu'il pût se rendre lui-même avec eux près du roi. Il espérait réussir ainsi dans ses efforts pour arriver à la conclusion de la paix, et oubliait que les prières adressées à la puissance et à l'orgueil sont le plus souvent des vœux stériles. Dès le premier jour, les conseillers de Philippe le Bel demandèrent que les députés flamands se remissent, tant de haute que de basse justice, à la sentence du roi: mais ceux-ci, fidèles au mandat qu'ils avaient reçu des communes, répondirent qu'ils n'y pouvaient consentir qu'en faisant des réserves pour leur liberté, leur honneur et leurs vies, et ils présentèrent le traité conclu près de Lille, où l'on avait déterminé quelles seraient les conditions de la paix: ils faisaient remarquer que le roi y avait apposé son sceau, mais les ministres de Philippe le Bel répliquaient que le traité d'Athies portait aussi le sceau de Robert de Béthune et en réclamaient l'exécution: les députés des communes ne cédèrent point.
Cependant une profonde inquiétude régnait en Flandre. On accusait Robert de Béthune de ne chercher qu'à faire triompher les intérêts du roi de France. L'un de ses frères, Jean de Namur, qui avait conseillé la paix sous les murs de Lille, venait d'épouser une cousine de Philippe le Bel: son influence favorisait de plus en plus le parti des Leliaerts. Une vaste ligue se formait contre les communes, et bientôt les baillis du comte et leurs amis parcoururent la Flandre, immolant tous ceux qui étaient signalés comme rebelles et ennemis du roi. Dans le pays de Waes, ils arrêtèrent vingt-cinq des plus notables habitants, dont les uns furent mis en croix et les autres condamnés à l'exil. Guillaume de Saeftinghen, assiégé dans la tour de Lisseweghe, eût péri si Jean Breydel et Pierre Coning, réunissant quelques bourgeois, ne fussent accourus pour le délivrer; ils rentrèrent avec lui triomphants à Bruges. Toute la commune, pleine de zèle pour la défense de ses franchises, y avait pris les armes, et l'une des victimes de sa fureur fut Gilles Declerck, homme de naissance obscure, qui jouissait d'un si grand crédit auprès de Robert de Béthune que, pendant son absence, il partageait les soins du gouvernement avec Guillaume de Nesle et Philippe de Maldeghem. Tout le peuple craignait qu'à l'exemple des autres pays où la liberté est inconnue, on voulût le réduire à la condition des serfs.
Robert de Béthune n'avait pu rallier à son autorité que les magistrats dont il avait intimidé le zèle ou flatté l'ambition. Il espérait que leur appui lui permettrait de faire accepter aux communes le traité d'Athies, et vers le mois de février 1308 (v. st.), il les conduisit avec lui à Paris, où ils ratifièrent le traité d'Athies tant en leur propre nom que «pour tous ceus et chascun de ceus dont ils étaient procureurs,» s'engageant solennellement à se soumettre à l'excommunication de l'évêque de Tournay et à celle du pape, de telle manière que «ne eus, ne leurs successeurs, leurs terres, leurs villes, ne leurs appartenances ne puissent estre, ne ne soient absols, fors à la requeste de nostre seigneur le roy ou de son commandement.» La commune de Bruges était la seule qui ne fût pas représentée à Paris.
Robert de Béthune n'avait point quitté la France, mais il avait chargé le plus jeune de ses fils, qui portait le même nom que lui, Robert de Cassel, d'aller annoncer aux communes la ratification du traité d'Athies, qu'on appelait communément le pacte d'iniquité. Le jeune prince se rendit aussitôt en Flandre; il y supplia tous les bourgeois de vouloir bien confirmer ce qui avait été fait en leur nom, et leur exposa que leur adhésion devait être le seul moyen d'éviter la vengeance du roi. A Gand, à Ypres et dans d'autres villes moins importantes, les bourgeois les plus riches, qui redoutaient la guerre comme le plus terrible des désastres, y semblaient disposés; mais les communes, dont les corps de métiers formaient le principal élément, avaient gardé le silence: elles attendaient que l'exemple de la résistance leur fût donné par la cité d'où était parti, en 1302, le signal de la lutte.
Robert de Cassel avait cru devoir s'adresser aux habitants de toutes les villes de Flandre avant de se présenter au milieu des Brugeois. Ils entendirent avec calme son discours et demandèrent un délai pour répondre. Enfin, ils se réunirent le jour du mercredi-saint 26 mars 1308 (v. st.). Tous les Leliaerts qui s'étaient réfugiés en France pendant la guerre étaient rentrés à Bruges pour seconder les propositions de Robert de Cassel; les courtiers, dont le commerce devait tout à la paix, les pêcheurs, menacés pendant plusieurs années par les flottes d'Angleterre et de France, partagèrent le même avis; mais les autres corporations n'écoutaient que la voix de Pierre Coning et de Jean Breydel. Elles rappelaient tous les sacrifices et toutes les humiliations qu'imposait le traité d'Athies, et ne redoutaient pas moins les projets secrets du roi, quand il verrait les villes de la Flandre démantelées et toutes ses frontières ouvertes aux invasions; la plaine même de Courtray, où tout retraçait encore l'éclat de leur triomphe, ne devait-elle pas être livrée aux hommes d'armes français? Le roi ne voulait-il pas choisir tous ceux qu'il condamnait à ces pèlerinages lointains, long et périlleux exil? Ne s'attribuait-il point le pouvoir de lever seul les sentences d'excommunication prononcées par les évêques ou le pape? Ne se réservait-il pas enfin le droit d'exiger, pour l'exécution du traité, toutes les garanties qu'il jugerait convenables, réserve d'autant plus menaçante qu'elle était obscure, et qu'il pouvait en faire usage à son gré, soit pour faire enlever aux communes les armes qui les protégeaient, soit pour réclamer comme otages leurs chefs et leurs magistrats?
Déjà, les corps de métiers se préparaient à se combattre les uns les autres, et une lutte sanglante allait succéder aux discussions des Leliaerts et des Clauwaerts, lorsque des hommes sages s'interposèrent comme médiateurs: ils parvinrent à obtenir que l'on désignerait huit hommes probes et honorables, afin qu'ils se rendissent à Paris et y demandassent que le traité d'Athies fût modifié. Philippe le Bel se vit réduit à fléchir devant une opposition si persévérante et si énergique. Le 10 mai, il déclara qu'à la prière du comte de Flandre et du duc de Brabant, il consentait à modérer les conditions du traité d'Athies. Il pardonnait toutes les offenses antérieures ou postérieures à ce traité, permettait de racheter la moitié de la rente de vingt mille livres, et ajournait à deux ans le moment où l'autre moitié serait «assise» dans le comté de Réthel. Les fortifications des bonnes villes ne devaient pas être démolies, et le roi se désistait de toute prétention de percevoir des tailles en Flandre. Il abandonnait tous ses droits d'occupation provisoire sur les châtellenies de Courtray et de Cassel, et déclarait se contenter des garanties qu'il possédait déjà, sans pouvoir en réclamer d'autres. Quinze jours après, Philippe le Bel chargea Guillaume de Plasian d'aller recevoir le serment des communes de Flandre, et nous apprenons par un procès-verbal du notaire apostolique Jacques de Vitry, que cette cérémonie s'accomplit à Bruges, dans le verger des frères prêcheurs, le 8 juillet 1309.
La clause spéciale qui constituait le roi de France arbitre de toutes les excommunications prononcées contre les Flamands subsistait dans le nouveau traité; mais au moment où il fallut le soumettre à l'approbation pontificale, Clément V avait fui de Poitiers pour chercher un asile dans la cité d'Avignon. Dans une lettre qu'il adressa le 23 août au roi, afin de lui exposer les scrupules de sa conscience, il déclarait que si à Poitiers il avait inséré cette clause dans une bulle dirigée contre les Flamands, il l'avait fait plutôt par préoccupation ou par négligence qu'après un examen approfondi, et demandait qu'on lui fît parvenir cette bulle pour qu'il la corrigeât. «Cependant, ajoutait-il, quoique nous soyons tenus de réparer les fautes de nos prédécesseurs, nous cherchons tellement à vous plaire que si l'un deux a fait usage de cette clause, nous consentirons à la reproduire.» Il ajoutait que les Flamands ignoraient complètement sa pensée à cet égard, et que s'ils violaient la paix, il était prêt à les excommunier en toute circonstance, nonobstant leurs protestations.
Guillaume de Nogaret reçut du roi l'ordre d'aller convaincre le pape que quelques-uns de ses prédécesseurs avaient déjà fait usage de cette formule, et il obtint que Clément V la confirmât. Nogaret avait une seconde mission à remplir: il venait avec Supino de Ferentino, son collègue dans sa trop célèbre expédition d'Anagni, exiger que l'on commençât le procès dirigé contre la mémoire de Boniface VIII, et même qu'on lui livrât ses ossements pour qu'il les réduisît en cendres. Accusateur et témoin à charge, il lui faisait un crime d'avoir été trahi et d'avoir flétri les traîtres. Dans la longue énumération de ses griefs, il lui reprochait l'affection qu'il portait à la Flandre: «Ce même Boniface, disait-il, a montré une grande joie lors du désastre causé par les Flamands aux Français, qui était le résultat de leurs ruses perfides et de leur mauvaise foi, et non celui de leur courage: il s'est réjoui de la mort des princes français qui y ont succombé; on l'a entendu prononcer des paroles injurieuses pour les Français.» Clément V n'évita cette terrible procédure qu'en consentant à la suppression de l'ordre du Temple: on sait que le concile de Vienne siégea entre deux bûchers, entre celui des cinquante-quatre Templiers de la porte Saint-Antoine et celui de Jacques de Molay. Parmi les membres de l'ordre qui osèrent défendre leurs frères sous les verrous des cachots et jusqu'au milieu des flammes, il faut nommer Goswin de Bruges, commandeur de Flandre, Jean de Furnes, Jean de Slype et Gobert de Male.
L'influence de Philippe le Bel triomphait de toutes parts. Une de ses filles épousa le jeune roi d'Angleterre, Edouard II. La Navarre, l'Aragon le respectaient également. Le duc de Brabant lui obéissait comme le comte de Flandre ou le comte du Hainaut; il avait même conclu une alliance avec le roi de Norwége. En France, son autorité dominait sans frein et sans limites. Quelques femmes, quelques orphelins au berceau, occupaient ces vastes domaines et ces tours crénelées de la Picardie et de l'Artois, où les barons conspiraient contre Philippe-Auguste au temps de la bataille de Bouvines. Il avait suffi au roi de montrer à la noblesse la gloire aux frontières de Flandre pour qu'elle se précipitât aveuglément dans l'abîme; il ne lui restait plus qu'à s'emparer habilement et sans bruit de ces châteaux que gardait une quenouille à défaut de lance. C'était une coutume, parmi les châtelaines que la bataille de Courtray avait condamnées au veuvage, de se réunir fréquemment afin de trouver quelques consolations à leurs malheurs. Leurs larmes ne s'étaient point taries, quand des pèlerins, revêtus d'un costume religieux, se présentèrent au milieu d'elles. «Louez Dieu, leur disaient-ils, vous ne tarderez point à revoir vos époux.» Ils ajoutaient que tous ces chevaliers dont on déplorait la mort n'avaient point péri à Courtray, mais qu'attribuant leur défaite à leur orgueil, ils avaient résolu de faire pénitence pendant plusieurs années; ils allaient enfin reparaître, et devaient s'assembler à Boulogne pour y renoncer à leur vie retirée et rentrer dans leurs foyers. Ces récits se répandaient de toutes parts; plus ils étaient merveilleux, plus ils trouvaient créance dans l'esprit du vulgaire: les nobles veuves semblaient elles-mêmes disposées à y ajouter foi.
Les «Loés-Dieu» s'étaient éloignés lorsque le comte d'Evreux, frère du roi de France, arriva à Tournay le 23 février 1307 (v. st.), et avec lui Enguerrand de Marigny, courtisan placé si haut dans la faveur de Philippe le Bel qu'il avait effacé Plasian et Nogaret. Le seigneur de Marigny était un Normand de basse extraction, nommé Leportier: l'un de ses frères était cet archevêque de Sens qui avait dirigé le procès des Templiers; l'autre devint plus tard évêque de Beauvais. Il avait osé prendre lui-même le titre de coadjuteur du royaume de France, et avait fait ériger au palais de Paris sa statue à côté de celle du roi. Tant d'audace étonnait ses contemporains: ils croyaient ne pouvoir l'expliquer que par la magie, et racontaient qu'il avait enchanté la rose d'or que le pape Clément V lui avait donnée dans l'une des solennités du carême.
Le frère du roi et le coadjuteur du royaume étaient venus, en grande pompe, à Tournay, pour y réinstaller l'un des chevaliers annoncés par les «Loés-Dieu,» Jean de Vierzon, qui avait épousé autrefois la dame de Mortagne, héritière de la châtellenie de Tournay. Les uns croyaient le reconnaître et soutenaient le récit des «Loés-Dieu,» mais il y en avait d'autres dont les doutes étaient plus obstinés. Cependant la dame de Mortagne le reçut comme son époux et il exerça de nouveau l'autorité de châtelain; les monastères et les villes, les nobles et les communes lui renouvelèrent leur hommage et il reparut solennellement dans ses seigneuries de Leuze, de Condé et de Brueil, et vendit au roi celle de Mortagne qui était peut-être la plus importante par sa position sur la Scarpe et sur l'Escaut; puis il se rendit à Bruxelles, où on lui avait élevé un magnifique tombeau et reprit son écu qui y était suspendu.
L'intérêt que mettait Philippe le Bel à maintenir son influence à Tournay l'engageait à se mêler à toutes les querelles de la Flandre et du Hainaut. Les trêves conclues entre Guillaume d'Avesnes et Robert de Béthune avaient été fréquemment renouvelées, mais jamais on n'avait réussi à les convertir en une paix stable: il était même arrivé en 1309 que leurs armées s'étaient rencontrées aux bords de l'Escaut, et un combat eût été inévitable sans l'intervention de quelques hommes sages. L'un des motifs de ces dissensions était l'hommage de certains fiefs que réclamait le comte de Flandre; quoique des arbitres eussent prononcé en sa faveur, le comte de Hainaut refusait de se conformer à leur décision: le roi de France ne tarda point toutefois à faire proclamer de nouvelles trêves, moins par zèle pour la paix qu'afin de pouvoir, selon les besoins de sa politique, apaiser ou réveiller les éternelles rivalités des héritiers de Bouchard d'Avesnes et des fils de Gui de Dampierre.
Robert de Béthune cherche pendant quelque temps à s'opposer à la médiation du roi; il ose même se plaindre des alliances qu'il a conclues en 1297 avec le comte de Hainaut; mais Enguerrand de Marigny, qui a reçu la mission de rappeler à Robert de Béthune ses promesses et ses serments, se rend aussitôt à Tournay, où il paraît en roi et investi de la puissance royale, tanquam rex, habens omnimodam potestatem ab eodem. Les échevins accourent au devant de lui; des sergents d'armes le précèdent; le grand maître des arbalétriers et un maréchal de France marchent à ses côtés; tour à tour il menace et il pardonne: exerçant le droit de grâce comme celui de justice, il absout quelques pauvres bannis et cite le comte de Flandre devant son tribunal.
La résistance imprévue de Robert de Béthune, après tant de symptômes d'ignominie et de faiblesse, semblerait inexplicable si nous n'y reconnaissions l'influence de l'aîné de ses fils, Louis de Nevers. Celui-ci, né ambitieux, de mœurs dissolues et d'un caractère violent, haïssait vivement Philippe le Bel depuis que ce prince prétextant l'inexécution des traités de 1305 et de 1309, s'était emparé de tous les revenus des comtés de Nevers et de Réthel. Il accompagna son père à Tournay et ne craignit point de lutter contre Marigny.
Le comte de Flandre prétendait que, puisque les terres du Hainaut dépendaient du roi d'Allemagne, le roi de France ne pouvait régler les contestations qui y étaient relatives; il invoquait d'ailleurs la décision des arbitres qui avaient déjà prononcé leur sentence: il était évident qu'il ne croyait point à l'impartialité du roi. Enguerrand de Marigny lui demanda s'il était vrai qu'il eût dit qu'il s'étonnait fort que le roi de France se fût allié contre le comte de Flandre avec le comte de Hainaut, et que si la chose était vraie, elle était «moult laide.»—«Sire comte de Flandre, ajoutait-il, vous ne devez point vous étonner des alliances faites entre le roi et le comte de Hainaut contre votre père. Gui de Dampierre, tenu de foi et d'hommage vis-à-vis du roi de France, ne s'allia-t-il point au roi d'Angleterre contre le roi son seigneur? N'envoya-t-il même pas au roi des lettres revêtues de son sceau, par lesquelles il se déclarait dégagé de tous ses serments? Ce fut ce qui l'obligea à s'allier au comte de Hainaut contre votre père qui était rebelle, et contre vous et contre vos frères qui le souteniez dans sa rébellion. Ne vous émerveillez donc point, sire comte, des alliances que fit le roi, car elles étaient justes et raisonnables.» C'était un mauvais moyen de consolider la paix que de rappeler ces tristes souvenirs; mais Enguerrand de Marigny, d'une voix de plus en plus menaçante, poursuivit en ces mots: «Ni vous, sire comte, ni votre fils le comte de Nevers, vous ne devriez blâmer les actes du roi de France, ni donner occasion au peuple de le faire; de même que toute autre personne, vous ne pouvez parler du roi qu'avec respect et gratitude. Il vous a fait tant de grâces que vous devriez mieux les reconnaître et moins vous défier de lui; car il vous a tenus, vous, votre père et vos frères, dans sa prison et pleinement à sa volonté, comme forfaits de corps et d'avoir. La voie de justice vous condamnait à perdre la vie ou à subir telle autre vengeance qu'il eût plu au roi, surtout s'il voulait considérer vos grands méfaits et ceux de vos frères et de vos gens pendant le temps que vous vous trouviez en prison; mais il a renoncé à la voie de justice et de rigueur: n'ayant devant les yeux que le miroir de miséricorde et d'équité, et loin de convoiter le comté de Flandre que peu d'hommes puissants eussent laissé sortir de leur main, s'ils y eussent eu le moindre droit, il vous délivra de prison, il reçut votre hommage et vous rétablit dans votre pairie et seigneurie de Flandre; et vous vous défiez du roi auquel vous devez votre vie, votre rang et votre comté!—Je ne puis croire, interrompit impétueusement le comte de Nevers, que ce soit le roi qui vous ait ordonné de tenir ce langage, et si le respect que nous lui devons ne me retenait, je vous répondrais autrement.» Les conseillers du comte de Flandre ajoutèrent qu'ils observeraient la paix bien qu'elle leur semblât dure, et la conférence fut rompue.
Peu de jours après, Enguerrand de Marigny invitait le comte de Flandre à comparaître de nouveau à Tournay le 14 octobre. Cependant Robert de Béthune croyait trouver, dans des allusions trop répétées à la captivité de son père, l'indice de quelque projet sinistre, et ses craintes redoublèrent lorsqu'il apprit que l'exécuteur des ordres secrets du roi, Guillaume de Nogaret, venait d'entrer à Tournay; il jugea qu'il était prudent de ne pas quitter la Flandre, et s'excusa de son absence en alléguant qu'il n'avait point reçu de sauf-conduit. Marigny lui en fit proposer un et lui envoya deux sergents d'armes pour le conduire jusqu'à la ville de Tournay, à peine éloignée de quatre ou cinq lieues de ses frontières.
Les ambassadeurs du roi attendirent quatre jours à Tournay: ils y virent arriver les députés des communes flamandes, mais Robert de Béthune ne parut point. Enfin, le 15 octobre 1311, Enguerrand de Marigny rompt le silence. Il raconte toutes ses négociations avec le comte de Flandre, insiste sur les mauvais conseils que lui donne Louis de Nevers, et déclare que les discordes domestiques du comte et de son fils, dont on fait grand bruit, n'existent point et ne sont qu'une ruse pour exciter le peuple contre le roi. Puis il fait donner lecture des lettres de Philippe le Bel, scellées à Creil le 6 octobre 1311, par lesquelles le comte est cité à se présenter devant le parlement de Paris, le lendemain de la fête de la Purification, pour s'y expliquer sur ses griefs relativement à l'alliance de la France et du Hainaut, et il en offre copie à tous les députés des villes de Flandre «pour aviser les bonnes gens dou païs que ne sont point fausses paroles.»
Ce n'était point assez: le roi de France voulait séparer les communes flamandes du comte au moment même où elles semblaient se réconcilier avec lui, et il espérait atteindre son but en leur persuadant que ce n'était point au roi de France, mais à leurs princes qu'elles devaient tous leurs malheurs. Ce système lui avait réussi en 1287, sous l'influence des nobles souvenirs de la royauté de Louis IX. En 1311, l'intervention du roi prend une forme perfidement doucereuse vis-à-vis des communes, parce qu'elle a beaucoup à leur faire oublier. S'adressant à la fois à leur intérêt et à leur affection, il décide d'abord que tous ceux qui se prononceront en sa faveur seront exempts des impôts levés en exécution des traités conclus avec lui; puis, dans l'ardeur de son zèle inopiné pour leur cause, il leur adresse quelques conseils, par l'organe de Marigny, dans cette même assemblée de Tournay: «Comme l'on a fait connaître au roi la bonne volonté que ceux des villes de Flandre témoignent à son égard, ses conseillers présents à Tournay, considérant l'affection que le roi leur portera tant qu'ils persisteront dans leur bonne volonté, leur ont exposé, afin qu'ils puissent eux-mêmes le répéter aux bonnes gens de leur pays: premièrement qu'ils ne doivent pas oublier que le roi est leur droit seigneur souverain, de telle manière que si un pauvre homme de Flandre se plaignait au roi que le comte veut lui faire tort, le roi pourrait obliger le comte à lui faire justice et droiture, et s'il ne voulait obéir, le roi l'y contraindrait par la force des armes comme il y contraindrait son fils, s'il en était besoin. Que personne ne pense donc que ce soit à cause des méfaits des bonnes gens de Flandre que le roi poursuit le comte Robert et son fils; que l'on ne pense point que le roi puisse manquer de bonne foi et revenir sur la rémission des injures qu'il a pardonnées. Les bonnes gens de Flandre ont toujours voulu la paix; le comte seul ne l'a point observée loyalement comme il y était tenu. Secondement, il faut que les bonnes gens de Flandre sachent bien comment ont été punis les vassaux rebelles à leur seigneur, entre autres le duc de Normandie qui était bien plus puissant que le comte de Flandre, et le comte de Toulouse qui a perdu ses Etats. Le comte de Flandre et ses devanciers ont mérité le même châtiment, et les bonnes gens du pays doivent bien se souvenir qu'ils ont payé leurs folies, puisque les princes ne cherchent qu'à récupérer leurs terres et leurs honneurs; ce sont les bourgeois qui y ont perdu leurs biens et qui ont payé les deniers, et le reste du peuple est justicié, pendu, traîné sur la claie et torturé, comme on en voit un exemple dans la paix actuelle, qui fera sortir de leurs foyers trois mille personnes de Bruges, si le roi ne leur fait grâce.» Jamais l'éloquence d'Enguerrand de Marigny ne fut plus habile: il prêchait l'insurrection en offrant l'appui du roi.
Ni le comte de Flandre, ni son fils ne comparurent devant le parlement de Paris le 3 février 1311 (v. st.). Une rupture prochaine semblait imminente: déjà le roi avait défendu de laisser sortir des armes du royaume, et l'héritier du comté de Flandre avait donné l'ordre qu'on cherchât ses enfants dans le comté de Nevers où il ne les croyait point en sûreté, pour qu'on les conduisît près de lui: il voulait, disait-il, leur apprendre le flamand, cette langue nationale, la seule que parlât Pierre Coning; mais leur père les attendit inutilement: des émissaires de Philippe le Bel les arrêtèrent dès qu'ils eurent franchi la frontière du Nivernais.
Louis de Nevers se décida alors à partir pour Paris: il alla redemander ses fils, victimes d'une odieuse trahison accomplie sans provocation et sans défi, ajoutant que si l'on avait quelque reproche à lui adresser, il lui serait aisé de le repousser. Les conseillers du roi saisirent avec empressement cette occasion de dresser un nouvel acte d'accusation: il était démesurément long et comprenait les crimes de lèse-majesté, d'infraction de la paix, de violation de serments, de séditions, de confédération insurrectionnelle, de tentatives coupables tendant à faire naître des émeutes parmi les communes de Flandre. Louis de Nevers, consterné, exprima le désir de pouvoir réclamer l'avis de ses amis pour préparer sa défense, mais ils ne voulurent point le permettre et menacèrent de la colère du roi quiconque oserait prendre la parole en sa faveur. Louis reparut le lendemain devant le parlement de Philippe le Bel, seul comme la veille et abandonné de tous ceux dont il avait invoqué le secours. Réduit à se justifier lui-même, il se contenta de dire qu'il ne pouvait point réfuter dans leur propre langage les chevaliers ès lois du roi de France, mais qu'il lui suffisait d'offrir son serment qu'il était innocent de tous les griefs qu'on lui imputait. «Je consens aussi, disait-il, à ce que l'on désigne un accusateur: le duel décidera entre nous, car c'est la coutume des hommes nobles d'un rang semblable au mien de répondre ainsi à leurs ennemis.» Marigny et Nogaret ne touchèrent point à leurs épées; mais ils déclarèrent que puisque le fils du comte de Flandre n'était pas prêt à se disculper sur tous les points de leur accusation, ils lui accordaient, jusqu'aux premiers jours d'octobre, un délai pendant lequel il devait habiter le château de Moret en Gâtinois. Cette fois, Louis de Nevers avait réussi à obtenir de quelques-uns de ses amis, par ses promesses et ses instances, qu'ils quittassent la Flandre pour venir le défendre; mais on refusa de les écouter, et les juges remirent de nouveau la suite de la procédure aux fêtes de Noël.
Louis de Nevers espérait qu'on le reconduirait au château de Moret, mais les ordres de Philippe le Bel étaient plus sévères: on l'enferma à Montlhéry dans un cachot fétide et immonde. Ce qui l'effrayait surtout, c'est que l'on racontait que le roi y avait fait périr secrètement plusieurs Templiers; Louis de Nevers se souvenait qu'il avait été l'un de ceux qui à Tours avaient aidé Philippe le Bel dans ses projets cruels et avides, et se reprochait d'autant plus le sort des Templiers qu'il craignait de le partager. Son orgueil céda à la terreur qui l'agitait. Il adressa les prières les plus humbles aux conseillers du roi pour qu'ils lui assignassent une autre résidence; il promit à Nogaret d'obéir en toutes choses aux ordres du roi, quels qu'ils fussent; on repoussa longtemps ses supplications, et le roi ne consentit à paraître plus clément vis-à-vis de lui que lorsqu'il n'eut plus à le craindre.
Enguerrand de Marigny avait profité de la captivité de Louis de Nevers pour forcer le vieux comte de Flandre à se soumettre de nouveau à l'influence française. Il ne restait à Robert de Béthune qu'à expier la tentative de résistance qui lui avait si mal réussi, et les conditions de sa réconciliation avec Philippe le Bel sont indiquées dans le traité conclu à Pontoise le 11 juillet 1312, où le roi, considérant qu'il s'était rendu coupable de négligence plutôt que de malice, ratifie le rachat de dix mille livres de rente, moyennant six cent mille livres tournois, et accepte, pour le second payement de dix mille livres, la possession des villes et des châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, quoique, disait-il, elles ne valussent pas cette somme. Le comte de Flandre conservait le droit de réclamer de ses communes les dix mille livres de rente pour lesquelles il cédait de si beaux domaines; mais le roi de France, voulant trouver dans ces conventions une nouvelle occasion d'intervenir dans les affaires de Flandre, exigea que cette rente fût assimilée à un octroi volontaire du roi et devînt un fief pécuniaire pour lequel le comte lui devrait hommage.
Enguerrand de Marigny avait su persuader au comte de Flandre que cette cession des trois châtellenies que nous avons nommées n'était qu'une formalité prescrite par la dignité royale, pro honore regis, et qu'immédiatement après Philippe le Bel les lui restituerait par une donation particulière, de gratia speciali. Il lui avait même promis que sa ratification du traité de Pontoise ne serait point remise tant que des lettres royales ne l'auraient point rétabli dans la jouissance de ces riches et fertiles territoires. Le chancelier de Flandre se méfia des protestations de Philippe le Bel exprimées par la voix d'Enguerrand de Marigny; il déclara que le comte de Flandre ne pouvait renoncer à ses domaines héréditaires, et refusa de sceller le traité du 11 juillet, laissant à un courtisan plus complaisant le soin de relever le sceau qu'il avait jeté à terre et la honte de l'apposer sur la charte du démembrement de la Flandre.
Selon une autre convention, le roi devait restituer aux Brugeois les chartes de leurs anciens priviléges confisqués en 1301, qui avaient été déposées à cette époque au monastère de Saint-Vaast à Arras; mais cette restitution, qui n'avait été offerte aux Brugeois que pour les rendre plus favorables à la paix, plaisait peu à Philippe le Bel: elle eût été un témoignage de son impuissance et de sa faiblesse, en rappelant aux communes tous les souvenirs de leurs antiques libertés, et l'on ne tarda point à apprendre que le roi avait autorisé le grand maître des arbalétriers, Pierre de Galard, à se faire remettre toutes les chartes relatives à la ville de Bruges. A ce bruit, deux députés de la commune, Jean Balkaert et Jacques d'Aire, partirent pour Arras et ils firent si grande diligence qu'ils y arrivèrent en même temps que le gouverneur de Douay, Baudouin de Longwez, envoyé par Pierre de Galard. Une longue discussion s'engagea. Jean Balkaert et Jacques d'Aire alléguaient non-seulement les droits de la ville, mais aussi une promesse solennelle du roi; Baudouin de Longwez invoquait la mission expresse dont il avait été chargé. L'abbé de Saint-Vaast, ne sachant quelle résolution adopter, confia les deux coffrets, dans lesquels étaient enfermés les priviléges, aux députés brugeois pour qu'ils les portassent à Paris à la cour du roi, arbitre suprême de cette contestation. Là ils réclamèrent vivement les vieux diplômes qui contenaient le texte de leurs institutions et de leurs lois; mais Philippe le Bel se contenta de leur répondre qu'il statuerait sur leurs prières dans quelque autre réunion du parlement, et qu'il voulait que, jusqu'à ce moment, ces chartes fussent de nouveau déposées au monastère de Saint-Vaast. C'était par ces ruses grossières qu'on était parvenu à persuader aux bourgeois de contribuer au payement des six cent mille livres tournois exigées par le roi, somme énorme qui, jointe à celles qui lui avaient déjà été payées, portait les tributs levés en Flandre à huit cent mille livres.
Il ne restait plus à Philippe le Bel qu'à tracer à Robert de Béthune les règles auxquelles il devait se conformer dans son administration. Trois chevaliers furent chargés de lui porter les conseils du roi; ils étaient conçus en ces termes:
Le comte observera la paix comme il y est tenu, et il fera détruire et raser sans délai les forteresses de Flandre.
Il veillera à ce que l'on ne choisisse désormais pour échevins, pour prévôts et pour baillis, que des personnes favorables à la paix, et il fera jurer à ses conseillers de ne point lui en proposer d'autres.
Si l'un de ses conseillers se montrait contraire à la paix ou soutenait ceux qui lui sont contraires, le comte le chassera de son conseil et en fera telle punition que les autres y prennent exemple.
Le comte punira aussi tous ceux qui aideront, exciteront ou encourageront les rebelles et les ennemis du roi.
Il punira également quiconque, dans les villes et dans le pays, détournera le peuple de la paix ou dira «vilaine parole» du roi et de ses partisans.
Il fera jurer aux receveurs des tailles et des assises de Flandre qu'ils ne bailleront nul denier à personne, tant que l'on n'aura point payé les sommes dues au roi et les créances produites contre certaines villes.
Enfin, il fera punir sans délai les rebelles et les ennemis du roi, et tous ceux qui violeraient la paix.
D'autres ambassadeurs de Philippe le Bel se rendirent bientôt près de Robert de Béthune pour l'inviter à s'acquitter de l'acte d'hommage prescrit par le traité de Pontoise, et ils étaient en même temps chargés de prêcher une croisade. Philippe le Bel conseillait au comte d'envoyer les communes flamandes lutter avec les Sarrasins, et peut-être y eût-il réussi si un événement imprévu n'eût dérangé tous ses projets.
Louis de Nevers avait obtenu de pouvoir être conduit à Paris, sous la garde de deux chevaliers et de deux sergents d'armes, pour y habiter un hôtel qui appartenait à son père, soit que ce fût celui que Marguerite de Flandre avait acheté, en 1275, de Pierre Coquillier, dans une rue voisine de la porte Saint-Eustache, qu'on nomma depuis la rue Coquillière, soit qu'on eût préféré le manoir que l'évêque de Paris, Simon de Bussy, avait donné, en 1293, à Robert de Béthune. Bientôt il osa réclamer sa liberté et se plaindre au roi de la sévérité de Guillaume de Nogaret. Une ambassade flamande, composée d'abbés et de chevaliers, était venue intercéder en sa faveur; mais le roi ne songeait point à délivrer l'héritier du comté de Flandre. Il repoussa ses prières et s'étonna de ce que l'on eût l'audace de blâmer un de ses conseillers les plus dévoués; cependant les geôliers se montrèrent moins rigoureux, et on accorda quelque liberté au captif pour célébrer la fête de l'Epiphanie; il en profita aussitôt pour s'échapper de Paris pendant la nuit et parvint à gagner la cité de Gand, où il se tint sur la rive droite de l'Escaut qui relevait de l'empire.
Dès que Philippe le Bel eut appris l'évasion de Louis de Nevers, il fit publier un ajournement où il le sommait de comparaître devant son parlement dans le délai de six semaines, à peine d'être considéré comme coupable de haute trahison. Soit que Louis de Nevers n'eût point connaissance de cette citation que les sergents du roi ne pouvaient lui signifier hors des frontières du royaume, soit qu'il n'osât point se présenter sans sauf-conduit, il ne comparut point, et le parlement, composé d'Enguerrand de Marigny, de Guillaume de Nogaret, de Pierre d'Issy et de quelques autres conseillers royaux, le déclara déchu de tous ses droits au comté de Nevers et à l'héritage du comté de Flandre.
Louis de Nevers répondit à cette sentence par un acte solennel d'appel au pape et à l'empereur qui fut lu le jour de Pâques 1313, dans l'église des Frères prêcheurs de Gand, en présence de l'abbé de Tronchiennes et d'un grand nombre de chevaliers et de bourgeois dévoués à sa cause, parmi lesquels il faut nommer Rasse de Gavre, Gérard de Masmines, Robert de Saemslacht, Gérard de Rasseghem, Gauthier d'Harlebeke, Paul de Langhemarck, Philippe Uutendale, Lannot Damman, Guillaume Bette, Guillaume Wenemare, Guillaume de Vaernewyck. Dans cette protestation contre le système tyrannique du roi de France, le jeune prince rappelait tout ce qui s'était passé depuis neuf ans. S'élevant d'abord contre le traité d'Athies, où son sceau n'avait été apposé, disait-il, que par le duc de Brabant, il se plaignait vivement des attentats dirigés contre sa propre liberté et celle de ses enfants, «ce qui a fait croire, ajoutait-il, que le roi agit ainsi pour anéantir la race et la dynastie des comtes de Flandre, afin de pouvoir réunir plus aisément à ses domaines la Flandre qu'il convoite depuis longtemps.» Plus loin, il examinait la légalité de la sentence prononcée contre lui: «Ceux qui m'ont jugé, disait-il, sont des personnes non nobles et de naissance obscure, qui ne peuvent décider, ni par droit, ni par coutume, du sang, du rang et des honneurs des nobles; cela serait contre Dieu, contre la raison, contre la nature et les bonnes mœurs, et l'on ne peut souffrir que quelques hommes du peuple foulent aux pieds notre gloire et notre puissance. La plupart d'entre eux n'espéraient-ils pas d'ailleurs recevoir une part considérable des biens qu'ils m'enlevaient? Le droit et la coutume de la cour de France ordonnent notoirement que le rang, l'honneur, la puissance et la vie des nobles soient soumis au jugement de leurs pairs, et non point à celui de la chambre du roi.» Puis il répétait toutes les accusations que les rumeurs populaires dirigeaient contre les ministres de Philippe le Bel. «Est-il permis de reconnaître le pouvoir de juger qui que ce soit à des hommes fameux par leur origine ignominieuse, leurs infamies et leurs crimes? Je citerai, entre autres, Enguerrand de Marigny et Guillaume de Nogaret: ne considère-t-on point universellement Enguerrand de Marigny comme un magicien si habile qu'il entraîne le roi à son gré vers tout ce qui lui plaît, sans qu'il écoute les conseils des personnes les plus respectables par leur position et leur dignité? N'est-il point connu de tous que Guillaume de Nogaret a osé attenter d'une main sacrilége à la vie et à l'autorité du très-saint pape Boniface VIII, de bonne mémoire? Ne savons-nous pas que les ancêtres de ce Guillaume de Nogaret ont été condamnés pour hérésie et ont péri dans les flammes qu'ils avaient méritées? Il est donc évident que ce Guillaume de Nogaret est un homme pervers et hérétique, car les fils ne ressemblent que trop souvent à leurs pères, et cependant ce sont ces deux hommes qui, n'écoutant que leurs haines, ont excité le roi contre moi!»
Quelque énergique que fût cet acte d'appel, ce ne fut qu'une manifestation stérile. Le pape se contenta d'adresser à Nicolas Caignet, confesseur du roi de France, qu'il avait récemment délégué pour inviter les princes chrétiens à se croiser, de longues lettres où il se plaignait des projets belliqueux de Louis de Nevers et des communes de Flandre, et exprimait ses vœux pour le rétablissement de la paix, lors même qu'il dût être nécessaire de modifier les traités imposés aux Flamands, ou les serments que l'on avait exigés d'eux à cet égard. Quant à l'empereur, il était retenu en Italie par les dissensions des Guelfes et des Gibelins, et la protestation du 14 avril 1313 lui avait à peine été remise lorsqu'il expira, empoisonné, le 24 août. Peut-être Henri de Luxembourg eût-il répondu à cette voix qui lui rappelait que l'empereur est supérieur à tous les princes temporels. Henri de Luxembourg devait beaucoup à la maison de Flandre à laquelle il n'était lui-même point étranger. Philippe de Thiette était mort à Naples, après avoir vaillamment servi la cause des Gibelins. Son frère, Gui de Namur, «homme d'un grand courage et d'une haute renommée,» selon le témoignage de Villani, avait également rendu le dernier soupir, emporté par une épidémie au moment où il venait de contribuer à la prise de Brescia. Enfin, Henri de Flandre remplissait dans son armée les fonctions de maréchal: aussi intrépide que Gui et que Philippe, il avait reçu de l'empereur le comté de Lodi, et peu après les Pisans lui avaient offert la seigneurie de leur république. Un grand nombre de chevaliers flamands combattaient avec lui en Italie, ils pleurèrent amèrement la perte d'un empereur dont ils chérissaient les vertus, et bientôt après, d'un commun accord, ils résolurent, dit-on, d'opposer au roi de France un nouvel adversaire, celui dont il pouvait le plus redouter la haine: il ne s'agissait de rien moins que d'élire empereur Louis de Nevers, et d'appeler tout l'empire à soutenir la querelle de la Flandre, mais la faiblesse du parti des Gibelins en Italie fit échouer leur dessein.
Cependant l'influence de Louis de Nevers semblait dominer en Flandre. Robert de Béthune avait été invité à se trouver à Paris aux fêtes de la Pentecôte pour assister à une assemblée solennelle où tous les barons devaient prendre la croix: comme le duc de Bretagne, il craignit que le roi, par une nouvelle ruse, ne cherchât dans la sainteté d'un vœu religieux un prétexte pour l'éloigner de ses Etats, et lorsque, cédant enfin aux instances des légats du pape, il se rendit à Arras, il se plaignit vivement d'avoir été trompé par Enguerrand de Marigny, en livrant au roi les châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune. Sommé bientôt après par Philippe le Bel de renouveler l'hommage qu'il lui devait, il répliqua que le serment de fidélité qu'avaient prêté ses aïeux avait toujours embrassé tout le comté de Flandre dont dépendaient ces trois châtellenies, et qu'il ne pouvait prendre d'autre engagement. Le roi exigeait aussi qu'il fît abattre ses forteresses, et lui remît cinq cents hommes d'armes: il avait déclaré que le comte de Flandre «tant avoit meffait que jà paix n'en seroit s'il ne l'amendoit à sa volonté.» Robert de Béthune ne céda point: on rapporte même qu'il osa répondre, en présence d'Enguerrand de Marigny, «que le roi estoit mal conseillé, qui telle demande luy faisoit.»
Philippe le Bel se prépara dès ce moment à la guerre. Parmi les ressources qu'il employa pour remplir son trésor, sans cesse épuisé par ses intrigues ou ses crimes secrets, se trouve la taille imposée à la commune de Paris. Un grand nombre de marchands flamands qui s'étaient fixés sur les bords de la Seine y sont cités; tels sont: Thibaut le Flamand, qui donna peut-être son nom à la rue Thibaut-aux-dés; Renier le Flamand, de la rue des Bourdonnais; Guillaume le Flamand, du porche Saint-Jacques; Guillaume le Gantois, Jean le changeur, de la rue Perrin Gosselin; il semble même que Philippe le Bel les ait rançonnés avec une odieuse partialité, car Wasselin de Gand, drapier en gros dans la rue au Cerf, fut le plus imposé de tous les bourgeois de Paris: il paya deux fois plus que la paroisse des Saints-Innocents et la paroisse de Saint-Sauveur, et quatre fois plus que toute la paroisse de Saint-Laurent.
Le roi de France employa des moyens plus énergiques pour faire accepter la paix aux communes de Flandre: il avait résolu de les frapper dans les relations les plus importantes de leur commerce, et ce fut à sa prière que le roi Edouard II ordonna tout à coup, le 19 juin 1313, qu'on arrêtât dans tous les ports d'Angleterre les marchands flamands, excepté ceux d'Ypres que Philippe le Bel croyait plus favorables à ses intérêts. Cette nouvelle répandit dans toute la Flandre une consternation profonde. Si l'agriculture avait été ruinée par les guerres, l'industrie avait du moins maintenu la prospérité des communes flamandes; les vengeances de Philippe le Bel allaient enfin l'atteindre, et telle était la terreur dont les communes furent saisies, qu'elles envoyèrent leurs députés au parlement convoqué à Courtray, moins pour discuter les prétentions du roi de France que pour se hâter de s'y soumettre. Ces prétentions n'avaient jamais été plus exorbitantes: il fallait que les Flamands payassent toutes les sommes stipulées par le traité d'Athies, et qu'ils s'engageassent à démolir les fortifications de toutes leurs villes, en commençant par celles de Gand et de Bruges; ils devaient de plus donner comme gage de l'accomplissement de ces promesses le château de Courtray, et remettre un grand nombre d'otages, parmi lesquels on avait désigné Robert de Cassel, fils du comte.
Un traité qui reproduisait toutes ces dispositions fut signé à Arras le 31 juillet. Le comte de Flandre prêta sur les saints Evangiles, en présence du cardinal Nicolas Caignet, confesseur du roi, le serment de les exécuter. Immédiatement après, Robert de Cassel se constitua prisonnier et fut conduit d'abord à Pontoise, puis à Verneuil: le château de Courtray avait déjà été livré aux Français.
Cette paix avait duré neuf mois, quand vers les premiers jours de juin 1314, le roi, qui craignait de plus en plus l'influence de Louis de Nevers sur les communes flamandes, envoya en Flandre des sergents d'armes pour l'arrêter: ce fut le signal de l'insurrection. Louis de Nevers, protégé par ses amis, fit publier le 26 juin, par son procureur Nicolas de Marchiennes, une nouvelle protestation, réponse violente aux persécutions de Philippe le Bel; et les communes, s'empressant de prendre les armes, chassèrent aussitôt le bailli du roi du château de Courtray, afin que, si le sort de la Flandre devait une seconde fois se décider dans les mêmes plaines, elles n'eussent du moins plus à redouter d'attaques semblables à celles du châtelain de Lens en 1302.
Le 1er août 1314, une grande assemblée, composée principalement des députés des bonnes villes du royaume, fut tenue au palais de Paris. Philippe le Bel se montra au peuple sur un échafaud avec ses conseillers, parmi lesquels siégeait au premier rang Enguerrand de Marigny, que les chroniques de Saint-Denis appellent à la fois coadjuteur du roi et gouverneur de tout le royaume, et celui-ci exposa les motifs qui avaient donné lieu à la convocation de cette assemblée. Il rappela successivement la rébellion de Ferdinand de Portugal, coupable d'avoir oublié qu'il ne tenait le comté de Flandre que comme gardien et en sujétion de foi et d'hommage vis-à-vis du roi, et celle du comte Gui qui avait été une cause de dépenses incalculables. Puis il raconta que Robert de Béthune et les échevins de Flandre se montraient disposés à ne pas observer la paix qu'ils avaient acceptée. Tous ces beaux discours se terminèrent par une nouvelle demande de subsides pour soutenir une guerre qui devenait de plus en plus probable.
Par des lettres qui portent la date du 11 août, Philippe le Bel avait cité le comte de Flandre à comparaître, dans le délai de trente jours, devant son parlement, sinon tous les Flamands devaient être excommuniés, et ceux d'entre eux qui tomberaient au pouvoir du roi mis à mort sans forme de justice. Robert de Béthune envoya des députés à Paris, mais on refusa de les recevoir, et Guillaume de Nogaret déclara au nom du roi que toutes les terres tenues en fief par le comte de Flandre étaient confisquées au profit du roi, et qu'elles seraient réunies à ses domaines par la force des armes. En exécution de cette sentence, l'archevêque de Reims et l'abbé de Saint-Denis se rendirent à Tournay et y proclamèrent solennellement, aux portes de l'église de Notre-Dame, l'excommunication des Flamands. Cependant la commune de cette ville se montrait peu favorable au roi; ce qui accroissait les murmures, c'était la merveilleuse aventure du sire de Vierzon, à laquelle un grand nombre de bourgeois refusaient d'ajouter foi. Un mouvement d'insurrection éclata contre le châtelain. On le saisit et on le força d'avouer qu'il n'était qu'un pauvre paysan, nommé Jacques Ghestel, que de brillantes promesses avaient engagé à jouer le rôle qu'il avait rempli. Le peuple, dans sa colère, l'ensevelit vivant.
Déjà les communes flamandes avaient commencé la guerre. Elles s'étaient emparées du château d'Helchin et assiégeaient Lille, lorsque les hommes d'armes, convoqués à Paris par le roi de France, parurent sur toutes les frontières de la Flandre. Quatre armées allaient les attaquer à la fois: celle du roi de Navarre, fils aîné du roi, occupait Douay; celle du comte d'Evreux marchait au secours de Lille, et le comte de Valois entrait à Tournay, tandis que Philippe de Poitiers se dirigeait vers Saint-Omer.
Les milices flamandes ne reculaient point; elles étaient prêtes à combattre, quand on apprit tout à coup qu'Enguerrand de Marigny avait proposé une trêve, ratifiée aussitôt à Orchies, le 13 septembre, par le roi de Navarre: la première condition qui s'y trouvait tracée était la délivrance immédiate de Robert de Cassel et de tous les otages retenus en France. On accusa depuis Enguerrand de Marigny de s'être laissé corrompre par l'or des communes de Flandre; il eût été plus juste de voir dans sa crainte de la guerre l'image de la pusillanimité du roi. «La grande armée du roi de France, écrit le continuateur de Guillaume de Nangis, rentra honteusement dans ses foyers.»
Pour suffire aux frais de cette expédition, le roi de France avait demandé aux bourgeois le cinquième de leurs biens, aux nobles le cinquième de leurs revenus. Tant d'exactions devaient enfin soulever une résistance universelle. La France avait eu son roi Jean: elle eut comme l'Angleterre sa confédération des nobles et des communes. Les sires de Fiennes en furent les chefs en Artois, et des associations semblables se formèrent aussitôt parmi les nobles et les bourgeois du Vermandois, du Ponthieu, de la Champagne et de la Bourgogne, afin de mettre un terme aux impôts illégaux et à la falsification des monnaies, «laquelle chose, disaient-ils, nous ne pouvons soufrir, ne soutenir en bonne conscience; car ainsi perdrions nos honneurs, franchises et libertez, et nous et cils qui après nous venront.» Tous avaient juré de maintenir la liberté de la France en s'opposant vaillamment aux usurpations du pouvoir royal.
Les alliés (tel était le nom que l'on donnait aux barons et aux bourgeois des communes) se réunirent et résolurent d'aller exposer leurs plaintes au roi. «Sire, lui dirent-ils, de toutes parts l'on court aux armes, et si vous ne nous écoutez, nous sommes aussi prêts à vous combattre. Nous voulons être tous francs en France, et il est temps de réparer nos griefs; car vous n'avez cessé de piller votre peuple: vous êtes le premier de nos rois qui ait osé le soumettre à des tailles. Vous avez violé le serment que vous avez prêté à Reims, puisque vous étiez tenu de gouverner loyalement et selon droiture... Souvenez-vous plutôt de vos ancêtres, souvenez-vous du roi Louis, votre aïeul. De son temps, on ne connaissait ni les dixièmes, ni les cinquièmes. Combien on devait aimer un tel roi!» Un vieillard, presque centenaire, exprimait ainsi ses naïfs regrets pour une époque à la gloire de laquelle il n'était point étranger: c'était Jean de Joinville, l'ami et l'historien du saint roi, qui venait protester, au nom des vertus de Louis IX, contre la déloyauté de Philippe le Bel.
Philippe le Bel se vit réduit à céder et à s'incliner devant cette puissante manifestation en supprimant les maltôtes et les tailles. Triste spectacle que celui de tant de faiblesse après tant de violences et tant d'orgueil!
Le dernier acte de l'autorité du roi de France avait été l'odieuse immolation de Jacques de Molay, et l'on assurait que le grand maître de l'ordre du Temple avait ajourné au tribunal de Dieu, du haut de son bûcher, le pape, le roi et ses juges; quarante jours après, Clément V rendait le dernier soupir près d'Avignon, à peine entouré de quelques domestiques gascons qui pillèrent son trésor et l'abandonnèrent sans sépulture; six mois plus tard, le jour de la fête des Morts, le confesseur du roi, qui a été l'un des principaux accusateurs des Templiers, tombe de cheval et expire aussitôt.
Huit jours seulement s'étaient écoulés, lorsque Philippe le Bel, qui était allé chasser sur les bords de l'Oise pour se consoler de son humiliation, fut ramené blessé au château de Poissy: selon les uns, il s'était froissé la jambe en traversant le pont Saint-Maxence; selon d'autres, il avait été renversé par un sanglier, «d'un coup de couenne,» dit Dante. Dès qu'il sentit que sa vie touchait à son terme, il se fit transporter à Fontainebleau où il était né; là, on le déposa dans une salle basse et sombre comme celle qu'habita Louis XI au Plessis-lez-Tours. Ses fils s'étaient rendus près de lui. Ils lui demandèrent, raconte Godefroi de Paris, comment il se portait. «Mal de corps et d'âme,» répondit avec effroi le beau roi de France, frappé à la force de l'âge: «Je sens que je vais mourir, et peut-être dès cette nuit. Dieu ne me pardonnera jamais; j'ai fait peser trop de maltôtes et de tailles sur mes peuples: leurs malédictions me condamnent.» Le 29 novembre, Philippe le Bel rendit le dernier soupir.
La paix était rétablie entre la Flandre et la France. Les communes d'Arras et d'Amiens qui avaient partagé sous Philippe le Bel l'oppression des communes flamandes, se relevaient et reconstituaient leur ancienne organisation municipale. N'oublions point que la maison des sires de Fiennes qui dirigent la confédération d'Artois est alliée à la dynastie de Gui de Dampierre et dévouée à la cause flamande; Isabelle de Flandre, un instant fiancée au roi d'Angleterre, avait épousé, par amour, assure-t-on, Jean de Fiennes, châtelain de Bourbourg. La confédération des communes d'Artois et de Flandre contre le système de Philippe le Bel est un fait historique dont on ne peut méconnaître l'importance. «Le comte de Flandres, dit une ancienne chronique, soustint les aliés en ce qui fut de son pouvoir.»
La France allait redevenir le royaume des Francs. Louis X, successeur de Philippe le Bel, avait fait annoncer publiquement que toutes les choses seraient rétablies comme au temps «de monseigneur saint Loys.» Vers les premiers jours d'avril les griefs populaires furent réparés, et voici en quels termes cette mémorable ordonnance fut proclamée dans les provinces du nord de la France, plus voisines des communes flamandes et plus profondément attachées aussi à toutes les traditions de la liberté.
Il ne pourra plus être procédé contre les nobles par enquête. On ne pourra saisir leurs châteaux que s'ils s'opposent à l'emploi régulier des moyens légaux.
Les nobles conserveront vis-à-vis de leurs vassaux l'autorité que le roi lui-même possède à l'égard des siens dans ses domaines, mais ils seront tenus de le servir dans les guerres qui importeront aux intérêts de toute la nation.
Toutes les monnaies devront être du même aloi que sous le règne de Louis IX, et l'on supprimera toutes les subventions illégales destinées à soutenir la guerre contre la Flandre.
Le roi respectera la justice ecclésiastique, la juridiction des nobles et leur droit de n'être jugés que par leurs pairs, ainsi que la juridiction des bourgeois dans les communes et dans les châtellenies.
Telles étaient les garanties de la nation: passons aux prérogatives de la royauté.
Le roi conserve l'exercice de son autorité supérieure et répressive déléguée à ses baillis et à ses prévôts; mais s'ils se rendent coupables de quelque abus, il les punira sévèrement.
Des commissaires désignés par le roi parcourront toutes les provinces, examineront leur situation et leurs besoins, surveilleront tous les officiers royaux, écouteront toutes les plaintes: ce sont les missi dominici des institutions de Karl le Grand transformées et appropriées aux besoins d'une civilisation plus avancée par le pieux génie de Louis IX.
Lorsque quatre siècles se seront écoulés, Fénelon, effrayé des suites désastreuses du despotisme de Louis XIV, rappellera au duc de Bourgogne le grand mouvement qui, après la mort de Philippe le Bel, agita toute la France. «Enfant de saint Louis, imitez votre père... Longtemps après sa mort, on se souvenoit encore avec attendrissement de son règne, comme de celui qui devoit servir de modèle aux autres pour tous les siècles à venir. On ne parloit que des poids, des mesures, des monnoies, des coutumes, des lois, de la police du règne du bon roi saint Louis. On croyoit ne pouvoir mieux faire que ramener tout à cette règle.»
Ces tentatives persévérantes, ces constants efforts pour rétablir l'ordre et la paix par la puissance des institutions devaient se reproduire pendant longtemps; mais leurs succès furent peu durables à chaque époque, parce que l'ambition qui animait quelques hommes était plus vive, plus énergique que ce vague sentiment du droit national disséminé dans les villes et dans les campagnes, chez des bourgeois timides ou chez de pauvres laboureurs.
En vain avait-on enfermé Enguerrand de Marigny au Temple, «hostel des templiers jadis,» avant de le conduire au gibet de Montfaucon; d'autres courtisans, que son supplice n'instruisait point, aspiraient à son autorité. Louis le Hutin est d'ailleurs le digne fils de Philippe le Bel et de Jeanne de Navarre. Il temporise, il attend la désorganisation du parti des alliés pour rétablir le pouvoir absolu de son père. Il réussit déjà à intervenir comme médiateur dans les discussions soulevées entre la veuve de Philippe Hurepel, Mahaut, comtesse d'Artois, et les nobles qui s'étaient réunis à Béthune pour demander que le prévôt d'Aire, Thierri de Berruchon, fût pendu comme le sire de Marigny. Du reste, les alliés ne s'entendaient guère. Les barons étaient jaloux les uns des autres, et la plupart semblaient ne pas avoir été sincères dans leur pacte d'union avec les communes. «Comment qu'ils fussent tous jurés ensemble, dit la Chronique de Flandre, si n'estoient-ils mus tous d'une volonté; car aucuns tendoient à ce que les mauvaises coustumes fussent ostées, et les autres tendoient à mettre les bonnes villes et le plat pays tout au bas, si qu'ils peussent estre maistres d'eux.» Guillaume de Fiennes lui-même manqua à tous ses serments pour épouser la comtesse d'Artois, dont le gouvernement avait fait naître tant de plaintes.
Il est triste de raconter le rôle que remplit dans ces circonstances Louis de Nevers. Impatient de recouvrer ses comtés de Nevers et de Réthel, il se rend dans les premiers jours de mai à Paris et s'y réconcilie, au grand étonnement de tous, avec le roi de France dont il ne quitte plus la cour. Un traité secret est signé au mois de mai 1315. Il porte que, lors même que Louis de Nevers décéderait avant son père, ses fils recueilleront l'héritage du comte de Flandre, quels que soient les droits de Robert de Cassel, et Louis de Nevers s'engage vis-à-vis du roi à observer et à faire exécuter, autant que cela dépendra de lui, tous les traités imposés à la Flandre depuis dix années.
Ce fut en ce moment que Robert de Cassel, ignorant les intrigues dirigées contre lui, arriva à Paris, chargé par son père de rendre hommage au nouveau roi; mais Louis X exigea, comme première condition, qu'il fût reconnu que l'hommage du comté de Flandre ne s'étendait plus aux châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, et Robert de Cassel se retira. Le roi avait ordonné que Robert de Béthune serait tenu de se présenter lui-même à Paris pour y relever son fief; en vain Baudouin de Zonnebeke fut-il chargé d'exposer au roi que le comte de Flandre était retenu dans ses Etats par ses infirmités et sa vieillesse: Louis X poursuivait contre la Flandre les vengeances de Philippe le Bel.
La cour des pairs s'assembla le 30 juin; les ducs de Bretagne et de Bourgogne ne crurent pas devoir y assister. L'évêque de Châlons se trouvait en prison. Des douze pairs de l'ancienne monarchie, un seul siégeait: c'était l'archevêque de Rouen, Gilles Ascelin. On y eût plutôt reconnu le parlement de Philippe le Bel, car les deux frères du roi y eurent pour collègues Gauthier de Châtillon, Béraud de Mareuil et Miles de Noyers, selon la disposition du traité d'Athies, qui permettait au roi de remplacer les pairs absents par «de grans et haus hommes de son conseil.» Ils donnèrent défaut contre le comte de Flandre, et décidèrent qu'il s'était notoirement rendu coupable d'une rébellion qui entraînait l'excommunication et la forfaiture de tous ses biens.
L'arrêt de Louis X fut publié le 13 juillet; après un exposé des désobéissances des Flamands, il portait que s'ils ne se soumettaient point à la volonté du roi avant l'octave de sainte Marie Madeleine, ils encourraient toutes les clauses pénales stipulées par le traité d'Athies, et déclarait «toutes personnes qui, par faict, par parole, par conseil, par faveur et autre manière, sont et ont esté aydans et consentans des meffaicts et rébellions, excommuniés et despartis de la sainte Eglise, rebelles, traistres, parjures, ennemis et coupables de lèse-majesté.» Il confisquait «leurs autorités, dignités, honneurs, libertés, immunités, franchises, priviléges, chasteaux, terres, villes, vassaux, fiefs, hommages, jurisdictions perpétuelles et à temps, ainsi que tous autres droits et biens qu'ils peuvent avoir.» Tous les Flamands étaient proscrits du royaume; ceux que l'on arrêterait immédiatement étaient condamnés «à estre serfs et esclaves;» quant à ceux que l'on trouverait en France après l'octave de la Madeleine, on devait les mettre à mort «sans attendre aucun jugement, et en quelque lieu qu'ils fussent prins.» Il était défendu aux marchands de poursuivre leurs relations commerciales avec les Flamands, ou de leur payer les sommes qui leur étaient dues; quiconque recèlerait leurs biens devait être puni de mort; leurs dénonciateurs étaient admis à partager les bénéfices des confiscations avec les trésoriers royaux; «mais qu'ils nous rendent, ajoute l'ordonnance de Louis X, les corps vifs ou morts.»
Trois jours après, Robert de Cassel renvoya au roi l'hommage du fief de Broigny, situé en Espagne; il tenta en même temps une dernière démarche, où il appelait de l'arrêt du 14 juillet aux généreuses déclarations du mois d'avril. Dans une lettre qui fut confiée à un moine de Grammont, il observait que le traité d'Athies, quelque dur qu'il fût, n'avait point ordonné le démembrement de la Flandre, que Philippe le Bel lui-même avait renoncé à l'exécution des conditions les plus onéreuses, puisqu'il avait fait rendre la liberté aux otages donnés après le traité d'Arras; que la Flandre avait d'ailleurs le droit légitime de se plaindre des alliances du roi de France avec la maison d'Avesnes, qui n'avait jamais renoncé à ses prétentions héréditaires à la Flandre; «et bien que les gens du pays de Flandre soient simples, ajoutait-il, ne sont-ils mie si ignorans qu'ils ne voient bien et aperçoivent à quelle entente on faict telles choses et quels périls en peuvent suivre et advenir.» Puis il s'étonnait de ces mesures rigoureuses au milieu de l'enthousiasme d'un nouveau règne commencé sous de si heureux auspices, et invoquait les souvenirs d'une époque dont toute la France vénérait les bienfaits. «Votre joyeuse advenue au règne devroit estre abondante et pleine de toute grâce et pitié... Vous eussiez dû recevoir monsieur mon père en vos hommages en tel point d'estat et de franchise, comme on le tenoit anciennement du temps du roy saint Louis... Si pouvoient les Flamands fermement espérer que vous, au temps de vos joyeuses advenues au règne, et à leur humble suppliement, osteriez tous mauvais usages et nouvelletés levés en préjudice de leur ancien estat et franchise, et les remettriez à leurs anciennes coustumes et droictures, mesmement quand vous l'avez ainsy faict et octroyé aux autres de votre règne, qui le vous ont requis et demandé. Toutes choses dessudites veues, disait Robert de Cassel en terminant, j'aperçoy, si comme il me semble, tout tourner et tendre à la destruction de monseigneur mon père et de son païs de Flandres, ausquels je suis plus astraint que à nulle créature du monde; je ne puis, ne ne dois par raison plus voir, porter, ne soustenir les trop grandes durtés, inhumanités et meschiefs que on leur faict; ainçois m'astrainct droict de nature et de sang, et la foiauté que je dois à monsieur mon père. Et tout soit-il que je sois tenu à vous pour la raison du fief de Brougny, si je suis plus tenu de garder l'estat et l'honneur de monsieur mon père, et me mettray avec luy pour sauver l'honneur et l'estat de luy et de son pays, mesmement à leur défense, et en soustenant leur bon droict qui est clair et notoire à Dieu et au monde, je ne croy rien mesfaire envèrs vous, par quoy mon fief doit esloigner de moi. Très-puissant sire, si me dépars de vous, triste, dolent et en très-grand amertume de cœur de ce que les choses sont ainsy, et me tray à la partie de monsieur mon père... Dieu vous doint bon conseil!»
Louis X ne craignait plus les alliés; triomphant de leurs dissensions, il leur retirait déjà tout ce qu'il leur avait accordé. Lorsqu'il quitta Paris le 31 juillet pour aller envahir la Flandre, il remit l'oriflamme à Harpin d'Erqueries, qui avait été, aux célèbres conférences de Tournay, le collègue d'Enguerrand de Marigny et de Guillaume de Nogaret.
Le roi de France avait résolu d'exterminer les communes de Flandre par la famine, avant de les faire périr par le glaive. Les ordres les plus sévères avaient été donnés pour qu'on ne leur portât point de denrées de France. Le comte de Hainaut et le duc Jean de Brabant devaient les repousser de leurs frontières. Le roi se vantait aussi de leur fermer la mer. Dès le 18 juillet, il avait écrit au roi d'Angleterre pour lui faire part de la sentence prononcée contre le comte de Flandre. «Pour ce, lui disait-il, nous vous requérons, sur la féauté et l'amour en quoi vous estes tenu à nous et les alliances qui sont entre vous et nous, que les dits Flamens, nos ennemis, avec tous leurs biens, là où il porront estre trovés, faites prendre et mettre par devers vous, comme forfaits à vous, serfs et esclaves à tous jours.» Il réclamait en même temps l'envoi d'une flotte anglaise sur les côtes de la Flandre; mais Edouard II ne pouvait disposer de ses vaisseaux qui combattaient les Ecossais, et au lieu de faire arrêter les marchans flamands comme «serfs et esclaves,» il leur accorda un délai de quarante jours pour sortir de son royaume.
Guillaume d'Avesne, comte de Hollande et de Hainaut, montrait plus de zèle contre la maison de Dampierre. Il s'était engagé, moyennant un subside de cent quarante mille livres bons petits parisis, à attaquer la Flandre avec cinquante mille hommes. En effet, il ne tarda point à réunir une nombreuse armée: on craignait qu'il ne débarquât dans le Zwyn ou n'envahît l'île de Cadzand, et déjà les communes flamandes, trompées par de faux bruits, envoyaient leurs hommes d'armes de ce côté, lorsqu'on apprit que le comte Guillaume d'Avesnes remontait l'Escaut avec onze cents navires ornés de somptueuses bannières, et se dirigeait vers Anvers, au son des trompettes et des concerts des ménestrels. Partout où il passait il faisait brûler les villages et livrait les campagnes voisines du fleuve à la dévastation. Ce fut ainsi qu'il s'avança jusqu'auprès de Rupelmonde.
Cependant le roi de France était entré le 2 septembre à Lille. «Il conduisait avec lui, dit un historien contemporain, une armée telle qu'aucun roi de France n'en avait jamais eue de si redoutable ni de si puissante; il était lui-même très-irrité contre les Flamands dont il voulait se venger en subjuguant tout leur pays.» Les hommes d'armes français, qui obéissaient à cinquante-quatre comtes, se réunirent au nord de Lille, à Bondues: de là ils s'avancèrent vers ces plaines fatales de Courtray, où blanchissaient encore les ossements de leurs pères. Louis X avait placé son camp entre Lauwe et Belleghem: il avait ordonné la construction d'un pont sur la Lys; mais les milices flamandes, qui se tenaient de l'autre côté de la rivière, le détruisirent. Il fallait donc que le roi continuât sa marche, mais il hésitait; deux lieues à peine le séparaient du ruisseau de Groeninghe. Des pluies continuelles se succédaient avec une telle violence que la mémoire des hommes n'en connaissait point d'exemple. Les chevaux s'enfonçaient dans la boue; tous les chemins étaient devenus impraticables pour les chariots qui transportaient les vivres; les chevaliers eux-mêmes ne trouvaient plus d'abri dans leurs tentes. En vain des sergents d'armes avaient-ils essayé de se consoler de leur inaction en allant piller quelques villages ou quelques fermes isolées: ils s'égaraient ou tombaient dans les embûches qu'on leur préparait, et la plupart ne reparaissaient point; on racontait déjà dans le camp français que les communes flamandes accouraient pour entourer l'armée de toutes parts: Louis X assembla ses barons et décida qu'il fallait renoncer à la guerre pour chercher un refuge à Tournay.
Telle fut la précipitation que mirent les Français dans leur retraite, qu'ils se contentèrent de brûler quelques-unes de leurs tentes et abandonnèrent toutes leurs machines, leurs chariots et leurs approvisionnements. Cette scène de confusion se passait au milieu de la nuit, de peur que les communes flamandes ne remarquassent ce mouvement et ne cherchassent à en profiter. Lorsque, aux premières heures du jour, on vint annoncer aux échevins de Tournay que l'on apercevait au loin une multitude de chevaliers et de fantassins français se pressant en désordre vers l'Escaut, ils crurent qu'une autre bataille de Courtray avait été livrée, et firent fermer les portes de la ville. Enfin, à l'heure des vêpres, au milieu d'un violent orage, l'un des fugitifs, épuisé de faim et de soif, fit demander l'hospitalité à l'abbaye de Saint-Martin. Un seul moine se rendit au devant de lui pour le recevoir: c'était le roi de France. Il resta quatre jours à Tournay, puis partit pour Paris.
Le comte Guillaume d'Avesnes avait brûlé Baechten, et se préparait à assiéger Rupelmonde quand il reçut la nouvelle de la retraite du roi. Il eut soin de la cacher, et faisant prendre les armes à tous les siens sous le prétexte d'aller punir quelques pêcheurs qui avaient arrêté des barques chargées de vivres, il se dirigea vers Calloo où il fit incendier toutes les habitations et percer les digues; de là, il retourna en Hollande.
Malgré les efforts des vaisseaux français et hollandais, auxquels se joignirent ceux que l'amiral anglais, Jean de Stourmey, avait récemment ramenés d'Ecosse, une flotte flamande, secondée par les navires du port de Bayonne, n'avait cessé de tenir la mer et d'enlever les blés et les vins de France. En même temps, les communes de Brabant s'empressaient, malgré la défense du duc Jean, de partager avec les communes flamandes les approvisionnements qu'une longue disette les obligeait à faire venir des pays voisins.
Gauthier de Châtillon n'avait pu effacer la honte de Louis le Hutin en s'emparant du château d'Helchin, après avoir mis quelques Flamands en fuite près du pont d'Espierres: les milices de nos communes parcouraient tout l'Artois sans trouver de résistance. Un cardinal se rendit en Flandre, afin de chercher à mettre un terme à ces scènes de pillage et de désolation; par ses soins fut conclue une trêve qui devait durer jusqu'au 22 juillet 1316.
Au milieu de ces discordes et de ces malheurs une horrible contagion s'était déclarée et faisait sentir plus vivement le besoin de la paix. Les uns attribuaient la peste aux pluies de l'automne; les autres la croyaient le résultat de la famine qui tourmentait les pauvres: le tiers de la population succomba dans le nord de l'Europe. A Tournay, ses ravages furent affreux, et parmi les villes de la Flandre qui comptèrent le plus de victimes, on peut citer celle d'Ypres.
La peste régnait encore, lorsque le roi Louis X mourut presque subitement à Vincennes le 4 juin. Il ne laissait que des filles de sa première femme, Marguerite de Bourgogne; mais la reine Clémence de Hongrie était grosse au moment de sa mort. L'aîné des frères de Louis X, Philippe de Poitiers, qui fut depuis surnommé Philippe le Long, se fit proclamer régent, grâce à l'appui de Gauthier de Châtillon, qui saluait, dans le comte de Poitiers, le digne héritier de Philippe le Bel et de Louis le Hutin.
Les députés des communes flamandes s'étaient rendus en France pour y négocier la paix; des conférences s'ouvrirent à Pontoise; ils y obtinrent que les relations commerciales fussent rétablies, mais les conditions qu'on leur proposa étaient rudes et dures. Le régent du royaume exigeait que le comte de Flandre prît part à la première croisade qui serait prêchée par le pape; que Robert de Cassel fît successivement un pèlerinage à Notre-Dame de Vauvert, à Notre-Dame de Rochemadour, à Notre-Dame du Puy, à Saint-Gilles en Provence et à Saint-Jacques de Compostelle. Les châteaux de Courtray et de Cassel devaient être démolis; les châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune ne pouvaient plus être réclamées par le comte de Flandre, qui était tenu d'accepter l'arbitrage du comte de Poitiers dans ses différends avec le comte de Hainaut. De plus, il fallait qu'il assurât l'héritage de ses Etats à l'aîné des fils de Louis de Nevers, qui épouserait la fille de Louis, comte d'Evreux, fils de Philippe le Hardi. Un délai, qui devait expirer le 1er août, fut accordé aux communes flamandes pour qu'elles délibérassent.
Les députés de la Flandre ne tardèrent point à retourner à Paris, et ils y signèrent le 10 août une convention relative à la prolongation des trêves. De nouvelles négociations eurent lieu, mais elles n'amenèrent aucun résultat favorable, et le 1er septembre, les députés des communes flamandes acceptèrent les propositions qui leur avaient été faites au mois de juillet par Jacques de Maubeuge, telles que nous les avons rapportées plus haut.
Cependant les troubles qui agitaient la France empêchèrent l'exécution de ce traité. Après la mort de Louis X, Robert d'Artois avait réuni dix-huit cents chevaliers pour réclamer les domaines de son aïeul. A Amiens, il fut accueilli avec le même empressement par la commune et par Ferri de Pecquigny, issu de la maison des vidames de cette antique cité. Doulens, Hesdin, Avesnes, lui ouvrirent leurs portes. La commune d'Arras chassa Gauthier de Châtillon pour s'associer à ce mouvement. Partout où passait Robert d'Artois, il promettait de maintenir les libertés et les priviléges des bourgeois.
Le comte de Poitiers avait rassemblé une armée; il réussit à persuader à Robert d'Artois de se rendre à Paris pour s'y soumettre au jugement des pairs; mais il n'avait obtenu ce résultat qu'après avoir conclu, le 17 juillet, un traité par lequel il fiançait l'aînée des filles de Louis X au duc de Bourgogne, et déclarait que si l'enfant dont la reine était grosse était aussi une fille, ces deux princesses se partageraient la Navarre, la Champagne et la Brie, et donneraient quittance du reste du royaume de France. Cette éventualité ne se réalisa point. Clémence de Hongrie devint mère d'un fils qui ne vécut que peu de jours, et de nouvelles dissensions éclatèrent. Philippe de Poitiers, sacré roi à Reims, rencontra des ennemis jusque dans ses frères, et le duc de Bourgogne n'hésita plus à réclamer, au nom de sa fiancée, non la Champagne ou la Brie, mais le trône même de France.
La Flandre intervint de nouveau dans la lutte. Tandis que Jean de Fiennes se plaçait à la tête des alliés d'Artois, Louis de Nevers, retiré dans ses domaines de Réthel, y fortifiait ses villes et ses châteaux pour soutenir le parti du duc de Bourgogne. Il s'était associé dans ce but à Gui de Chaumont, à Jean de Varennes et à d'autres chevaliers champenois, afin qu'une même ligue ralliât tous les mécontents depuis la Saône jusqu'à la mer.
Dans ces circonstances, le pape Jean XXII interposa sa médiation pacifique. L'archevêque de Bourges et Bérenger de Landora, maître de l'ordre des Frères prêcheurs, désignés comme légats pontificaux, montrèrent tant de zèle dans l'accomplissement de la tâche qui leur avait été confiée, que le duc de Bourgogne renonça à la main de la fille de Louis X pour épouser la fille de Philippe le Long, héritière présomptive de la couronne aux mêmes titres. Robert de Béthune est compris dans ces négociations aussi bien que Louis de Nevers, qui rend hommage de ses domaines au nouveau roi le 13 septembre 1317.
Dès l'année précédente, le pape avait adressé au comte de Flandre des lettres par lesquelles il l'exhortait vivement à ne pas retarder par ses querelles particulières l'époque où tous les princes chrétiens prendraient les armes pour délivrer la terre sainte; il avait en même temps cru devoir représenter au roi de France combien il était important de traiter avec la Flandre. «Vous n'ignorez point, mon fils, lui mandait-il, et ceci est connu de l'univers presque entier, depuis combien d'années la guerre de Flandre trouble le royaume de France, combien de morts d'hommes en ont résulté, au péril des âmes, et quelles sont les dépenses auxquelles elles ont donné lieu, de telle sorte que la France a éprouvé qu'il n'y a point d'ennemis plus terribles que ceux qu'une nation porte dans son propre sein.»
La réconciliation du roi et de la Flandre paraissait si nécessaire à la paix de l'Europe, que les rois d'Angleterre, de Castille, d'Aragon, de Portugal, chargèrent leurs ambassadeurs de la seconder. Enfin, après de longues discussions, l'archevêque de Bourges et le maître de l'ordre des Frères prêcheurs obtinrent, le 4 novembre, que l'on recourrait à l'arbitrage du pape, avec cette réserve que les communes flamandes et le roi ne devraient s'y conformer «qu'en ce qui serait de leur pure et franche volonté.»
Robert de Cassel se rendit lui-même à Avignon avec les députés des villes de Flandre. Ils ne réclamaient point l'annulation des traités conclus avant l'avénement de Philippe le Long; mais ils exposaient dans un langage énergique que, puisqu'on exigeait de la Flandre des gages si importants de son respect pour les traités, il était juste que le roi donnât également des garanties pour l'observation de la paix. Ils formulèrent à ce sujet trois demandes: la première portait que les pairs, les conseillers, les barons et les évêques de France jureraient d'aider des Flamands contre le roi s'il manquait à son serment; la seconde attribuait à la cour des pairs le droit de connaître de toutes les violations des traités; par la troisième, ils exprimaient le vœu qu'en ce cas le roi fût soumis au jugement de l'Eglise et frappé d'interdit. Ils ajoutaient que si le roi consentait à leur restituer les châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, des garanties moins complètes leur paraîtraient suffisantes.
La décision du pape Jean XXII, publiée le 8 mars 1317 (v. st.), fut impartiale: «Nous sommes d'avis, et c'est à titre d'avis que nous avons prononcé à cet égard, écrivait-il au roi de France, que vous fassiez jurer, par une personne que vous choisirez, que vous observerez inviolablement les traités, en obligeant, pour l'observation de ce serment, tous vos biens présents et futurs; tous vos successeurs prêteront le même serment le lendemain du jour où les comtes de Flandre, étant reçus à la foi et à hommage, auront pris le même engagement. Vous vous efforcerez aussi, autant que cela dépend de vous, de persuader à votre frère, à vos oncles et à vos cousins les comtes de Valois, de Bourbon et de Saint-Pol, ainsi qu'aux pairs de France, de se lier par les mêmes promesses, de telle sorte que si vous faisiez quelque chose contre ces traités, ils ne soient pas tenus de vous aider et de vous assister; mais ils seront complètement dégagés de toutes ces promesses, si ce sont les Flamands qui violent la paix.»
Les députés des communes flamandes se contentèrent de répondre qu'ils n'avaient point le pouvoir d'adhérer à cette décision arbitrale, mais qu'ils se hâteraient d'aller la communiquer aux bonnes villes dont ils étaient les mandataires. Le pape, qui avait déjà fait part de sa décision à plusieurs rois de l'Europe, parut toutefois étonné qu'ils n'eussent point approuvé avec empressement une transaction qui leur était si avantageuse; et dans une bulle du 20 mars, il menaça les villes de Flandre d'une sentence générale d'interdit si elles continuaient à empêcher le rétablissement de la paix. Dans d'autres lettres, le pape, rappelant les progrès des infidèles en Asie, exhortait le comte, dans les termes les plus pressants, à ne pas laisser à sa postérité un héritage de haines et de discordes.
Le 9 avril, le roi de France fit citer Robert de Béthune par Thomas de Morfontaine et Philippe de Précy, afin qu'il se rendît à Paris, dans le délai de quatre semaines après les fêtes de Pâques, pour jurer le traité du 1er septembre 1316. Aussitôt après une sentence d'interdit fut lancée contre la Flandre, et maître Réginald, chapelain de Philippe le Bel et de Philippe le Long, prêcha publiquement à Paris qu'il était aussi licite et aussi méritoire de porter les armes contre les Flamands que contre les Sarrasins.
Cependant le pape avait résolu de faire une nouvelle tentative auprès des communes flamandes, avant de confirmer l'excommunication prononcée à Paris. Il chargea de ce soin deux frères mineurs, dont l'un appartenait à la Flandre, Etienne de Nérac et Guillaume de Gand; le troisième légat, qui avait été peut-être désigné sur la recommandation du roi de France, était un frère prêcheur de Paris, nommé Pierre de la Palu, qui figurera plus tard dans le procès de Robert d'Artois comme le docile instrument des volontés de Philippe de Valois. On racontait de toutes parts que Pierre de la Palu avait répété à Paris, dans une procession solennelle, les discours les plus violents de maître Réginald, et qu'il avait même ajouté qu'il était permis de mettre à mort les Flamands excommuniés, aussi bien que des chiens. S'il était au pouvoir de Guillaume de Gand de faire réussir une démarche dont le but était la conciliation, la présence de Pierre de la Palu dans cette ambassade devait nécessairement la rendre impossible, car il apprit bientôt lui-même combien il était haï de ce peuple qu'on l'accusait d'avoir insulté. Aussi, dès qu'il fut à Courtray et pendant qu'il faisait demander au comte en quel lieu il pourrait s'acquitter de sa mission, il réfléchit sur sa position et la trouva périlleuse. De concert avec ses collègues, il résolut de mettre désormais la plus grande modération dans ses paroles et de s'abstenir de menaces, parce que les Flamands, inaccessibles à tout sentiment de crainte, semblaient plus disposés à s'en irriter qu'à s'en laisser effrayer. Il jugea même convenable de leur parler de leur gloire nationale, afin de les adoucir en flattant leur vanité. Frère Guillaume de Gand fut chargé d'écrire au confesseur du comte de Flandre qu'ils espéraient un bon accueil, puisque leur ambassade serait toute pacifique.
Le 10 mai, les trois religieux arrivèrent à Bruges. On les conduisit aussitôt à l'hôtel du comte où étaient réunis un grand nombre d'échevins, de conseillers et de députés de toutes les villes de Flandre. «Vous êtes chargés de sommer les communes d'exécuter la sentence du pape, leur dit Baudouin de Zonnebeke; voici leurs procureurs; vous pouvez leur expliquer votre message.» Ils réclamèrent un délai de deux jours; mais Baudouin de Zonnebeke prit la parole et demanda à Pierre de la Palu s'il était vrai qu'il eût comparé, à Paris, les bonnes gens de Flandre à des Sarrasins et à des chiens. Pierre de la Palu le nia fort énergiquement, et ajouta qu'il désirait au contraire que le pape admît l'appel des Flamands contre l'excommunication prononcée à la requête du roi de France. Si cette excommunication était injuste à ses yeux, pourquoi l'observait-il en quittant ses habits sacerdotaux dans les provinces flamandes? Telle fut la deuxième question de Baudouin de Zonnebeke: on eût voulu que les légats choisis par Jean XXII avec l'assentiment de Philippe le Long donnassent l'exemple de la désobéissance vis-à-vis du pape et vis-à-vis du roi. Cette fois, l'embarras de Pierre de la Palu fut visible; il allégua quatre raisons dans sa réponse: la première, que puisqu'il n'était pas Flamand, il n'était pas compris dans un acte d'appel qu'il comparait à un bouclier protecteur; la seconde, qu'il avait une connaissance plus exacte de l'excommunication qui avait été prononcée à Paris; la troisième, que la maxime du sage était de s'abstenir dans le doute; la quatrième, qu'étant Français, il devait se conformer à l'opinion adoptée par les Français. Aucune de ces raisons ne paraissait fort satisfaisante; on murmurait de toutes parts autour de lui, et le pauvre moine, l'esprit troublé par tous les récits qui se répandaient en France sur la cruauté des communes de Flandre, s'écria en tremblant: «Je suis entre vos mains, et ne puis mourir qu'une fois!» Ainsi se termina cette assemblée.
Le surlendemain, frère Guillaume de Gand fut chargé d'expliquer les bulles du pape, mais son discours ne fut qu'un long commentaire de quelques textes de l'Ecriture sainte. Puis, Pierre de la Palu chercha à remplir son message en le déguisant sous la forme d'un apologue. «Il y avait un homme ayant deux fils auxquels il ordonna de se rendre dans sa vigne. L'un promit de lui obéir et n'y alla pas; l'autre refusa, mais il y alla. Vous aviez promis au pape de suivre ses conseils et vous ne le faites point, tandis que le roi qui n'avait pas voulu s'y engager est prêt à le faire.»—«Jamais, interrompit le comte, nous n'avons pris l'engagement de nous conformer à l'avis du pape.»—Ceci se passait dans le réfectoire du couvent des Frères mineurs, où se trouvaient les députés de la commune de Bruges. Pierre de la Palu jugea prudent de changer aussitôt de langage. «Il me semble, poursuivit-il, qu'il existe un motif qui doit vous exciter fortement à maintenir la paix: tout le monde reconnaît que jusqu'à ce jour vous avez eu l'honneur de toutes les guerres, mais le roi vous reproche de ne pas vouloir de paix: conformez-vous donc au conseil du pape et il n'y aura personne qui ne vous estime et ne vous honore.» Cependant le comte promit de répondre aux bulles pontificales, et les trois frères mineurs partirent pour Ypres d'où ils se rendirent à Courtray, puis ils rentrèrent en France. Le comte de Savoie, Henri de Sully, et d'autres courtisans avaient déjà raconté à Philippe le Long que les légats du pape avaient célébré le courage des Flamands et avaient même approuvé leur acte d'appel; aussi Pierre de la Palu ne réussit-il point à se disculper de leurs attaques; il avait pris pour thème de sa justification: «Il est nécessaire qu'il y ait des scandales, mais malheur à celui qui les fait naître!«—«S'il vous arrive jamais, s'écria le seigneur de Sully, d'oser répéter de semblables choses en présence du pape, nous vous considérerons comme l'ennemi du roi.» Pierre de la Palu fut privé de ses fonctions de légat. Son successeur fut un autre frère mineur nommé Bernard Guy.
Il avait été toutefois convenu à Bruges que les députés des communes flamandes s'assembleraient à Compiègne, après les fêtes de l'Assomption, pour y conférer avec les conseillers du roi de France, en présence des légats pontificaux; mais Philippe le Long était tellement irrité de tout ce qui avait eu lieu que, sans attendre plus longtemps, et comme s'il était assuré d'avance de l'inutilité de toute négociation, il écrivit le 4 juin aux feudataires du royaume pour qu'ils se réunissent à Arras au commencement du mois de septembre. En même temps, apprenant que Louis de Nevers, retiré dans le comté de Réthel et toujours dominé par son caractère inquiet et remuant, avait conclu une alliance avec l'évêque de Verdun et le sire d'Aspremont contre le comte de Bar, il envoya Gauthier de Châtillon, l'un des arbitres désignés par le traité de Gisors, terminer ces différends par la force des armes, et allégua ce prétexte pour confisquer les comtés de Nevers et de Réthel.
Avant les derniers jours de juin, Louis de Nevers était rentré fugitif en Flandre avec ses enfants pour y chercher un asile contre la colère du roi de France: mais des ambassadeurs français l'y suivirent et le sommèrent de comparaître aussi aux conférences de Compiègne pour s'y justifier de tous les griefs qu'en lui reprochait. Ces menaces, les préparatifs belliqueux du roi, la nouvelle du procès instruit contre Pierre de la Palu, qui commença le 1er juillet, parurent aux communes comme à Louis de Nevers lui-même des motifs suffisants pour ne point envoyer leurs députés à l'assemblée de Compiègne, et des historiens de ce temps racontent que les conseillers du roi qui se trouvaient dans cette ville n'y virent arriver que deux jeunes bergers, qui répondirent à toutes leurs questions: «Quelques brebis manquent à notre troupeau: nous sommes venus ici pour les chercher.»