← Retour

Histoire de Flandre (T. 2/4)

16px
100%

Cependant Jean XXII ne renonce point à sa mission apostolique de prêcher la paix au milieu de toutes les discordes: noble prérogative, reconnue par les peuples et par les rois, qui fut la gloire de la papauté au moyen-âge. Les légats qu'il a désignés en 1318, comme successeurs de Pierre de la Palu et de ses collègues, interposèrent de nouveau leur médiation, et après l'avoir fait accepter au roi de France, qui avait pu se convaincre qu'en ce moment une guerre contre la Flandre serait impopulaire, ils l'offrirent aux Flamands avec une nouvelle instance et obtinrent qu'une autre conférence eût lieu à Compiègne le 7 octobre 1318. Les députés des communes flamandes y reproduisirent toutes les demandes qu'ils avaient portées à Avignon. Ce fut en vain que l'évêque de Mende, l'un des conseillers du roi, attaqua dans un langage véhément des prétentions si exorbitantes et si étranges, disant que par la première ils se proposaient de soumettre le roi à l'autorité de ses sujets et de livrer ses Etats à l'anarchie; que par la seconde ils voulaient lui faire subir le jugement des pairs qui ne possèdent aucune juridiction et ne peuvent prononcer comme juges, bien que dans quelques cas déterminés le roi les convoque pour qu'ils l'assistent, et qu'enfin par la troisième ils cherchaient, ce dont il n'y avait pas d'exemple, à placer le roi, qui ne reconnaît la supériorité de personne sur la terre dans les choses temporelles, sous la dépendance d'une puissance étrangère, et il ajoutait que les Flamands étaient si évidemment guidés par leur malice et non par la raison, qu'ils déclaraient eux-mêmes être prêts à renoncer à toutes ces garanties, si on leur restituait les trois châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune. Les trois députés des communes se montraient inébranlables dans leur résolution.

Cependant le pape Jean XXII avait chargé son neveu le cardinal Gosselin de terminer les affaires de Flandre, soit par la douceur, soit par les moyens de rigueur, lui ordonnant de ne revenir auprès de lui que lorsqu'il y aurait réussi. A peine était-il arrivé à Paris, qu'il manda à l'évêque de Tournay de prononcer la sentence d'interdit et de se rendre en Flandre près de Robert de Béthune pour la lui signifier; mais l'évêque de Tournay, craignant que cette mission n'offrît quelque danger, la confia à deux clercs qui furent en effet retenus prisonniers par l'ordre du comte, de peur qu'ils n'excitassent quelque sédition dans les grandes villes du pays.

Le roi de France se préparait activement à la guerre qu'il prévoyait depuis longtemps: dès février, il avait défendu tous les tournois, par une lettre adressée au bailli de Vermandois, «quar, disait-il, si nous le souffririons à faire, nous ne pourrions pas avoir les nobles de nostre royaume si prestement pour nous aidier à nostre guerre.» Le connétable, Gauthier de Châtillon, avait reçu le commandement des hommes d'armes qui devaient envahir la Flandre.

Quelques jours avaient suffi pour modifier profondément la situation du pays. Louis de Nevers, qui exerçait sur les communes une influence d'autant plus grande qu'il s'était placé sans cesse à la tête des bourgeois mécontents pour les seconder dans leurs luttes et dans leurs plaintes contre le gouvernement si déplorable de Robert de Béthune, ne cherchait plus qu'à calmer leur courage. Séduit par les largesses de ceux qui naguère n'avaient que des fers pour lui, il avait changé de langage et glorifiait les ennemis contre lesquels il avait si énergiquement invoqué l'indignation des hommes et les vengeances de Dieu. Les communes de Flandre étaient prêtes à s'armer avec Louis de Nevers: sa trahison avait suffi pour ébranler leur zèle. Leurs milices suivirent à peine jusqu'à Cassel le comte de Flandre, qui leur montra vainement un vieux parchemin remontant à l'époque de Baudouin de Constantinople pour leur prouver ses droits à la possession des cités d'Aire et de Saint-Omer; les bourgeois ne l'écoutaient point. Lorsqu'il fut question de traverser la Lys, les Gantois s'écrièrent tout d'une voix qu'ils ne le feraient point. Le comte voulut les y contraindre; mais ils persistèrent dans leur refus, et Robert de Béthune fut réduit à renoncer à son projet de combattre l'invasion étrangère pour étouffer une guerre civile.

Le roi l'avait de nouveau cité, le 27 septembre, à comparaître à Paris: il résistait encore quand il apprit que l'aîné de ses fils entraînant avec lui les députés des communes, s'était rendu à Aire pour traiter de la paix avec Henri de Sully. Louis de Nevers y avait obtenu amnistie entière du roi pour son alliance avec Gobert d'Aspremont: il avait promis de faire exécuter le traité du 1er septembre 1316, et d'amener son père à Paris. Une autre convention était relative au mariage de Louis, fils du comte de Nevers. Il avait été fiancé en 1316 à la fille du comte d'Evreux; mais l'année suivante, le comte de Valois, devenu chef d'une ligue politique et n'écoutant que son ambition, voulut lui donner la main de l'une de ses filles. Les négociations avaient été conduites avec tant d'activité, que le jour du mariage était déjà fixé lorsque le roi annonça qu'il choisissait lui-même pour son gendre le petit-fils de Robert de Béthune, auquel son aïeul assura de nouveau la succession du comté de Flandre, quels que fussent les droits éventuels de Robert de Cassel.

Le cardinal Gosselin partit aussitôt pour Tournay, où le vieux comte de Flandre ne tarda pas à arriver. Leur entrevue eut lieu dans l'église de Saint-Léger: le vieux prince se jeta en pleurant aux genoux du légat; il protestait qu'il était disposé à faire tout ce qu'on lui demanderait, pourvu qu'on le dispensât du payement de deux cent mille livres stipulé par le traité du 1er septembre 1316, et promit de se trouver à Paris vers la mi-carême. Le cardinal fit immédiatement proclamer la paix, et toute la ville retentit du son des cloches et du chant des actions de grâces.

Peu après, le 7 janvier 1319 (v. st.), dans une assemblée solennelle tenue au Louvre, le roi déclara qu'il était prêt à se conformer à l'arbitrage du pape, «quoique sa décision contînt des choses étranges et onéreuses dont il n'y avait d'exemple ni sous son règne, ni sous celui de ses prédécesseurs;» ensuite il invita les pairs qui étaient présents (c'étaient les comtes de Valois, de Clermont et de Saint-Pol, l'archevêque de Reims, les évêques de Beauvais, de Noyon et de Châlons, le duc de Bourgogne et la comtesse d'Artois) à se porter pour lui, comme le pape l'avait prescrit, garants de l'exécution du traité; mais la plupart répliquèrent qu'il était grave de s'engager ainsi dans des affaires qui leur étaient étrangères et qu'ils en délibéreraient. Par d'autres motifs, les comtes de Valois et de Clermont observaient aussi que la sentence arbitrale contenait «aucunes choses estranges et non accoustumées des rois, ne du lignage, ne des pers de France,» et demandaient que les Flamands se conformassent d'abord au traité. Ces discussions élevèrent de nouveaux obstacles au rétablissement de la paix. Robert de Béthune y trouva un prétexte qu'il saisit avec empressement pour ne pas se rendre à Paris. La timidité qu'il avait montrée vis-à-vis des rois de France dans les premières années de son gouvernement s'était changée, à mesure que ses forces s'affaiblissaient, en un sentiment plus profond de terreur: le joug qu'il avait porté si longtemps était sans cesse présent à sa mémoire, et, prêt à descendre dans la tombe, il cherchait à repousser le fantôme odieux qui troublait ses jours et ses nuits.

Robert de Béthune ne pouvait plus rien pour résister aux intrigues de Philippe le Long. Toutes les communes réclamaient la paix, et elles eussent peut-être dépouillé le comte de Flandre de son autorité pour la donner à son fils, s'il n'eût consenti à accompagner leurs députés près du roi vers les derniers jours du mois d'avril 1320. Ils s'approchait des portes de Paris lorsqu'on lui annonça que le roi de France venait au devant de lui; il s'inclina humblement, mais il ne répondit rien au discours de Philippe le Long. Louis de Nevers lui lut les paroles de l'hommage qu'il devait prononcer; il les répéta, puis on lui porta le traité du 1er septembre 1316 pour qu'il l'approuvât. Cependant, dès que l'on arriva à la clause relative à la cession des châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, il s'écria énergiquement que cette cession était nulle, parce qu'il n'y avait jamais vu que la remise d'un gage provisoire, ajoutant que, si on lui avait fait sceller un autre engagement, c'était une fraude d'Enguerrand de Marigny. Il fallut ajourner l'entrevue. Le roi se montrait fort mécontent; on l'entendit jurer, par l'âme de Philippe le Bel, que le comte de Flandre ne recouvrerait jamais les trois châtellenies, et il pria ses oncles, les comtes de Valois et de la Marche, et les autres barons qui l'entouraient, de prononcer le même serment. Sa colère s'accrut quand il apprit que le comte de Flandre avait fui de Paris pour rentrer dans ses Etats.

Louis de Nevers venait de renouveler à Philippe le Long son serment d'obéissance; il engagea vivement les députés des communes à suivre son père et à le ramener à la cour du roi. Ceux-ci le crurent et atteignirent aisément le vieux prince à trois lieues de Paris, dans un village où il s'était arrêté avec un seul serviteur pour y passer la nuit. «Seigneur, lui dirent-ils, quoique nos procurations ne semblent pas nous permettre de ratifier la paix sans votre assentiment, nous savons bien que si nous revenions en Flandre sans l'avoir conclue, nos têtes ne resteraient pas longtemps protégées par nos chaperons, et nous sommes résolus à ne point quitter la France avant d'avoir terminé toutes les négociations avec le roi.» Robert de Béthune comprit à leur langage qu'il était menacé d'une insurrection dont l'aîné de ses fils eût été le chef: il courba la tête et se tut. Quelques jours plus tard, le 5 mai 1320, on lui fit ratifier le traité de 1316, et il déclara de plus renoncer au serment des pairs qui formait la principale sûreté promise par le roi. Lorsqu'on s'occupa de la conclusion du mariage de Marguerite de France, la résistance du vieillard se ranima; il s'indignait de voir son petit-fils choisir pour compagne la petite-fille de Philippe le Bel. Cette fois il fallut l'intervention du cardinal Gosselin pour l'apaiser; et peu après, au mois de juillet, le fils aîné du comte de Nevers épousa solennellement Marguerite, qui avait à peine huit ans.

Vers la même époque, le roi pardonna aux chefs des insurgés d'Artois, qui continuaient depuis six années à représenter le parti naguère si puissant des alliés. Il permit même au comte de Flandre de recevoir dans ses Etats son beau-frère, Jean de Fiennes, qui avait pris la plus grande part aux deux mouvements qui avaient successivement éclaté à la fin du règne de Philippe le Bel et au commencement du règne de Philippe le Long. D'autres alliés qui s'étaient réfugiés en Flandre ne furent point compris dans ces conventions: c'étaient, entre autres, Ferri de Pecquigny et le sire de Renty; ils considéraient cet oubli de la part du comte comme une violation de la confédération qu'il avait autrefois conclue avec eux, et résolurent de se venger de Louis de Nevers, à qui ils imputaient tout ce qui avait eu lieu. Le sire de Fiennes les appuyait aussi bien que Robert de Cassel. En 1319, le comte de Flandre avait fait un testament, par lequel il léguait à son second fils le comté d'Alost, Grammont, le pays de Waes et les Quatre-Métiers; ce don avait été révoqué lorsque Louis de Nevers, triomphant, conduisit son père au parlement de Paris. Robert de Cassel ne l'ignorait point: osa-t-il s'arrêter à la pensée d'un fratricide?

C'était vers la fin de l'année 1320: Robert de Béthune, rentré en Flandre, cherchait quelque repos aux longues angoisses de sa vie, quand les sires de Pecquigny et de Renty lui amenèrent un jeune homme qui répandait des larmes abondantes: il avouait qu'il avait été chargé de l'empoisonner. «Et pourquoi l'eussiez-vous fait?» demanda le vieillard. Le jeune homme reprit: «Je ne faisais que ce qui m'a été commandé, car votre fils, le comte de Nevers, voulait que j'obéisse en toute chose à frère Gauthier, de l'ordre des ermites de Saint-Guillaume.» Robert de Béthune aimait beaucoup ce moine: il fut troublé de cette révélation. On ajoute qu'il découvrit que sa mort devait être le signal d'un complot qui aurait livré toute la Flandre au roi de France. Quoi qu'il en soit, Robert de Béthune crut à la vérité de ces aveux, et chargea le second de ses fils de prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer le projet des conspirateurs.

Louis de Nevers s'était retiré à Beveren avec Rasse de Gavre, et refusait d'obéir aux ordres de son père. Une nuit qu'il revenait d'un voyage qu'il avait fait près du duc de Brabant, il se vit arrêté et renversé de son cheval, dans une forêt près de Bornhem, par des hommes d'armes placés sous les ordres de Ferri de Pecquigny, qui venait d'être créé bailli de Waes, et on le conduisit au château de Viane. Robert de Cassel en fut bientôt instruit, et, en vertu de l'autorité qui lui avait été déléguée, il fit adresser au châtelain de Viane des lettres ainsi conçues: «Nous vous mandons que, ces lettres veues, sans delay, vous faciez couper la teste à Loys, nostre fils, et si vous ne le faictes, nous nous en prendrons à vous.» Le chancelier de Flandre refusa de les sceller, mais Robert de Cassel prit lui-même le sceau et l'apposa sur la sentence de mort. Heureusement le châtelain de Viane recula devant le rôle de bourreau. «Sire, dit-il au comte de Nevers, voyez les lettres que monseigneur votre père m'envoie.»—«Au nom de Dieu, reprit le prince, ne vous hâtez pas, car je ne puis croire que monseigneur sache rien de ces lettres.»—«Eh bien, continua le châtelain, pour l'amour de vous, je me mettrai en aventure: j'irai savoir de votre père s'il a donné ces lettres, et s'il en est ainsi, je baillerai le château à quelque autre gentilhomme, et je m'en irai hors du pays.» Le châtelain de Viane se rendit donc à Male où se trouvait le vieux comte de Flandre, et lui ayant montré les lettres, il ajouta: «Sire, j'ai fait votre commandement, car je n'osais y désobéir.»—«Quoi! châtelain, s'écria tristement Robert, mon fils est-il mort?» Mais le châtelain, ému de sa douleur, s'empressa de le rassurer en lui disant: «Sire, calmez-vous: votre fils vit encore.»

Cependant, les députés des communes et un grand nombre de notables bourgeois vinrent supplier Robert de Béthune d'oublier les torts du comte de Nevers; le roi de France appuya leurs efforts. Les enfants du prisonnier mêlèrent leurs larmes à ces prières, et un historien contemporain leur attribue l'honneur d'avoir sauvé leur père. Enfin, le 6 avril 1321 (v. st.), un notaire reçut son acte de soumission. Deux jours après, il fut conduit à l'abbaye de Saint-Bernard, où il déclara, en présence du duc de Brabant, du comte de Namur, de Robert de Cassel et de Ferri de Pecquigny, qu'il demandait pardon à son père de ses offenses vis-à-vis de lui. Le jour de la solennité de Pâques, il se rendit, accompagné de la comtesse de Nevers et de ses fils, au château de Courtray pour réitérer la même promesse. On lui avait fait sceller une charte par laquelle il s'engageait à ne garder aucune rancune, ni contre Robert de Cassel, ni contre Ferri de Pecquigny et les autres chevaliers de la maison du comte qui l'avaient arrêté, et de plus à quitter la Flandre dans le délai de huit jours, pour n'y rentrer que par l'exprès commandement de son père; l'on exigea que toutes les communes de Flandre, pleines de zèle pour ses intérêts, ratifiassent cette convention. On prétendait que c'était Robert de Cassel qui avait forcé son frère à prendre cet engagement, afin qu'il lui fût plus facile, à la mort de Robert de Béthune, de s'emparer du gouvernement du comté, et cette accusation est d'autant plus vraisemblable que, bien que l'héritier du comte de Flandre, en promettant de sceller le testament de son père, eût fait des réserves pour les cas de «déshéritance greveuse,» on ne l'en contraignit pas moins à écrire de sa propre main au bas de cette déclaration: «Quelque il soient, approbo

Dès que Louis de Nevers fut sorti du château de Rupelmonde, il se retira à Paris et y mourut peu après, le 6 juillet 1322.

Le 17 septembre, Robert de Béthune, âgé de quatre-vingt-deux ans, rendait le dernier soupir à Ypres.

«Le bruit courut, dit un chroniqueur liégeois, que le père et le fils avaient tous les deux péri empoisonnés.»

LIVRE DOUZIÈME

deco

1322-1346.


Louis de Nevers. Troubles en Flandre.—Invasion de Philippe de Valois. Jacques d'Artevelde.

deco

Le roi de France avait précédé de quelques mois dans la tombe Robert de Béthune et Louis de Nevers; Charles le Bel succédait à Philippe le Long au moment où la succession du comté de Flandre allait être vivement disputée.

Robert de Cassel occupait la position la plus favorable pour s'emparer de l'héritage de son père. Si les bourgeois lui étaient hostiles, il s'appuyait du moins sur des amis courageux et dévoués qui avaient joui de la faveur du vieux prince et qui se trouvaient, au moment de sa mort, dépositaires de toute l'autorité. Disposant de la plupart des châteaux, il avait depuis longtems rassemblé des hommes d'armes afin de pouvoir profiter de la confusion qui accompagne toujours la transmission d'un pouvoir contesté. Sa puissance semblait même si redoutable, que, lorsque le fils du comte de Nevers, que l'histoire nomme Louis de Nevers comme son père, voulut faire acte d'hommage, le roi s'y opposa afin de laisser à la cour des pairs, et peut-être à la fortune des événements, le soin de décider quel devait être l'héritier légitime du comté de Flandre.

Cependant les communes de Gand et de Bruges, alarmées des préparatifs belliqueux de Robert de Cassel, avaient conclu, le 8 mars 1321 (v. st.), une étroite alliance.

«Nous, échevins, conseillers et tous ceux de la commune de Gand, et nous, bourgmestre, échevins et conseillers et tous ceux de la commune de Bruges, faisons savoir à ceux qui ces présentes verront, que nous avons fait une alliance, tant pour nous que pour nos successeurs, au nom desdites villes, dans l'intérêt commun du pays de Flandre, afin de nous aider mutuellement, tant de notre vie que de nos biens, à défendre nos libertés, nos usages, nos lois et nos priviléges, et aussi pour maintenir les libres relations du commerce sur lesquelles repose l'industrie flamande. S'il arrivait donc que quelqu'un voulût attenter à nos libertés, à nos coutumes, à nos usages, à nos lois ou à nos priviléges, ou entraver la liberté des relations commerciales dans le pays de Flandre, les deux villes ci-dessus nommées uniraient leurs efforts; de plus, afin que cette convention conserve toute sa vigueur, nous avons choisi, à Gand et à Bruges, cinq personnes qui seront chargées de veiller à son exécution, savoir: à Gand, Jean Depape, Baudouin Uutendale, Ghelnot Damman, Henri de Coutervoorde et Jacques Relme; et à Bruges, Gauthier Derudder, Gilles d'Aertrike, Chrétien de la Potterie, Jean Breydel et Nicolas Bonin.» Le bourgmestre de Bruges se nomme à cette époque Jean Schynckele. Les premiers échevins de Gand sont Gilbert Rynvisch et Thomas de Vaernewyck: parmi les députés qui les représentent en 1321 dans ces négociations se trouvent deux riches bourgeois, Salomon Borluut et Jean d'Artevelde. Ces noms, par une heureuse association, représentent tout ce que la Flandre a de plus glorieux dans les souvenirs du passé et dans les espérances de l'avenir.

Les grandes villes avaient peu de sympathies pour Robert de Cassel; elles savaient que l'ambition était une passion qui dominait dans son cœur, et l'accusaient d'y avoir sacrifié tour à tour la liberté et la vie de son frère. Sans attendre la décision du roi, elles appelèrent au milieu d'elles le petit-fils de Robert de Béthune, et lui rendirent hommage.

Cependant Charles le Bel se montra d'autant plus irrité de ce qui avait eu lieu, qu'il avait chargé Michel de Mauconduit et Miles de Noyers de gouverner la Flandre pendant l'intervalle qui devait s'écouler jusqu'à la sentence définitive. Louis de Nevers fut sommé de se justifier: il refusa quelque temps d'obéir, enfin il parut à Paris dans les premiers jours de novembre; mais à peine y était-il arrivé qu'il fut enfermé à la tour du Louvre, où il resta jusqu'aux fêtes de la Noël. Déjà la cour des pairs avait abordé la question de la succession du comté de Flandre. Louis de Nevers invoquait la renonciation de Robert de Cassel, mais celui-ci en contestait la validité; enfin, une sœur de Robert de Béthune, Mathilde, femme de Matthieu de Lorraine, prétendait être la plus proche héritière du dernier comte, puisqu'on ne pouvait lui opposer la renonciation dont Louis de Nevers s'appuyait contre Robert de Cassel. Au milieu de ces discussions, les communes flamandes annoncèrent au roi que s'il n'admettait point l'hommage de Louis, elles ne reconnaîtraient point d'autre comte et exerceraient elles-mêmes l'autorité dans les bonnes villes. Peu de jours après, le 29 janvier, un arrêt solennel de la cour des pairs proclama la légitimité des droits du petit-fils de Robert de Béthune.

Charles le Bel céda à la manifestation des communes flamandes, mais il imposa au jeune prince les conditions les plus sévères, et tandis que la Flandre le soutenait avec plus de zèle parce qu'il était orphelin, il ne voyait dans son âge qu'une garantie de faiblesse et de soumission. Cinq jours après l'arrêt de la cour des pairs, Louis de Nevers rendit hommage au roi, en s'engageant par serment à respecter tous les traités imposés à la Flandre par Philippe le Bel et ses fils; puis, il s'excusa humblement d'avoir voulu prendre possession du comté de Flandre sans la permission du roi, et lui promit d'en confier le gouvernement aux conseillers qui lui seraient désignés. En exécution de cette convention secrète, Charles le Bel choisit, le 11 mars, les ministres du nouveau comte de Flandre. L'un était l'évêque d'Arras; l'autre, l'abbé de Vézelay, Guillaume Flotte, dont le nom reparaissait après vingt années comme une dernière menace de représailles et de vengeances.

Le roi suspendit toutefois, jusqu'à la fin du mois de septembre, le départ de l'évêque d'Arras et de l'abbé de Vézelay; il était nécessaire que le jeune prince affermît son autorité avant de la remettre entre leurs mains. La première mesure adoptée par Louis de Nevers, pour rester fidèle à ses engagements vis-à-vis du roi de France, avait été fort impopulaire; car, rompant le traité commercial conclu le 1er octobre 1320, par son aïeul avec Edouard II, il avait envoyé des navires piller les côtes de l'Angleterre, en même temps qu'il faisait arrêter tous les marchands anglais dans ses Etats. Les communes murmurèrent hautement. Afin de les apaiser, le roi de France fit sceller une convention qui rétablissait toutes les relations commerciales entre la Flandre, le Hainaut et la Hollande. Le comte de Hainaut y renonça à toutes ses prétentions sur le comté d'Alost et le pays des Quatre-Métiers, et paya au comte de Flandre trente mille livres parisis; de son côté, Louis de Nevers abandonna tous ses droits sur la Zélande.

Louis de Nevers crut avoir assez fait pour se réconcilier avec les bourgeois auxquels il devait son avénement. Il ne s'appliqua plus qu'à s'attacher ses ennemis les plus redoutables. Il reçut l'hommage de Robert de Cassel, lui assura la possession des seigneuries de Cassel, de Bourbourg, de Bergues, de Gravelines, de Warneton et de Bornhem, et y ajouta d'autres bienfaits.

Jean de Namur, aussi hostile aux communes en 1323 qu'en 1308, obtint le fief des forfaitures et des amendes qui seraient recueillies par le comte, et de plus le bailliage des eaux de l'Ecluse, qui jusqu'alors avait appartenu aux habitants de Damme et de Bruges. Les Brugeois n'avaient point oublié que Jean de Namur avait été récemment l'un de leurs plus redoutables adversaires dans les dissensions relatives à la succession du comté. En apprenant qu'il réunissait des sergents à l'Ecluse, ils soupçonnèrent quelque mauvais dessein; peut-être Jean Breydel et ses quatre collègues leur dénoncèrent-ils les dangers qui menaçaient leurs relations commerciales dans le Zwyn. Tous les bourgeois de Bruges avaient pris les armes. «Si nous nous montrons trop patients, se disaient-ils les uns aux autres, nous nous laisserons subjuguer et ruiner: il vaut mieux que nous allions conquérir la ville de l'Ecluse et que nous maintenions nos droits et nos priviléges.»

Le comte de Flandre, instruit de ce mouvement, accourut pendant la nuit de Courtray à Bruges; il essaya vainement de dissuader les bourgeois de leur projet. Dès le lever de l'aurore, ils s'élancèrent en grand nombre hors de la ville. Le comte les accompagnait, espérant encore pouvoir les engager à rentrer dans leurs foyers: ils ne l'écoutèrent pas. Il fut le témoin d'une sanglante escarmouche qui arrêta un moment les Brugeois, mais qui ne les empêcha point d'entrer à l'Ecluse et d'y poursuivre leurs ennemis, dont plusieurs, dans leur terreur, se précipitèrent dans les flots. Le comte de Namur ne dut la vie qu'aux prières du comte Louis, et la commune triomphante le conduisit avec elle à Bruges, où il fut enfermé au Steen (juillet 1323). La comtesse de Namur, Marie d'Artois, implora aussitôt l'intervention du roi de France en faveur de son mari; mais les Brugeois exigeaient avant toute autre condition qu'on approuvât les priviléges de leur ancienne juridiction sur le port de l'Ecluse, et les négociations se prolongeaient sans amener aucun résultat. Le comte de Flandre lui-même, voyant son autorité méconnue, s'était retiré en France.

Le comte de Namur commença à s'attrister de ce que les efforts de ses amis étaient si lents pour lui rendre la liberté. Il avait demandé qu'il lui fût permis d'assister aux offices de l'église de Saint-Donat, affirmant sur sa parole de chevalier qu'il ne chercherait point à fuir: on repoussa sa prière en même temps que ses plaintes sur l'ennui de sa captivité. C'était toutefois une joyeuse demeure que le Steen, malgré ses grilles et ses geôliers. On y donnait de bons lits aux prisonniers; aux grandes fêtes, on ornait leurs salles de fleurs et de verdure, et on ne leur défendait point d'y recevoir leurs amis. On y chantait tout le jour, on y jouait aux dés toute la nuit, et ce fut grâce à ce désordre que le comte de Namur parvint, le 9 octobre, à gagner la porte de la Bouverie, où des chevaux l'attendaient.

Au bruit de cette évasion, une extrême agitation éclata à Bruges; les discordes y étaient si vives que les magistrats de Gand envoyèrent des députés au comte pour le prier de rentrer en Flandre. Louis de Nevers y consentit, et vers les premiers jours de décembre il revint à Bruges; il avait obtenu que le comte de Namur déclarât publiquement pardonner aux Brugeois leur attaque et son arrestation; mais il avait cette fois amené avec lui l'abbé de Vézelay, et l'on remarquait avec indignation en Flandre qu'il repoussait les conseils de tous les habitants du pays pour rechercher ceux d'un homme dont le père s'était associé à toutes les vengeances de Philippe le Bel.

Louis de Nevers n'était plus ce noble orphelin que l'appui des communes avait protégé contre les intrigues qui le menaçaient. Dévoué désormais aux intérêts du roi de France, il aimait à se retirer dans le comté de Nevers où ses vices frappaient moins les regards, et s'il s'arrêtait en Flandre, il y donnait le spectacle d'un prince égaré par ses courtisans et dégradé par ses honteuses prodigalités. Tantôt il se plaisait au milieu des frivoles ébats de ses baladins, tantôt il enrichissait son nain Johannot en lui octroyant des priviléges sur les maisons où l'on jouait aux échecs et aux dés. Il accordait toute sa faveur à l'un de ses valets d'écurie nommé Jean Gheylinc, qu'il appelle dans ses chartes son ami et son conseiller, et il voulut même plus tard lui faire épouser sa fille.

Vers le mois de juillet 1324, le comte de Flandre s'était rendu dans le Nivernais; il avait laissé le gouvernement de la Flandre au sire d'Aspremont, chevalier français. Son départ fut le signal des exactions les plus odieuses. Les bourgeois étaient accablés de tailles et d'impôts: on les dépouillait de leurs biens pour enrichir quelques favoris et quelques étrangers. Si le mécontentement des communes retenait quelquefois l'avidité des conseillers du comte dans les grandes cités de Gand et de Bruges, elle s'exerçait librement dans les campagnes. Là dominaient les sires d'Haveskerke, de Moerkerke, de Praet, de Lichtervelde, d'Halewyn, de Ghistelles et tant d'autres chevaliers qui depuis longtemps avaient accepté des pensions des rois de France; ils se souvenaient qu'à Courtray plusieurs d'entre eux avaient péri sous les coups de ces libres laboureurs de race saxonne qui s'y pressaient autour d'Eustache Sporkin, et ne songeaient qu'à se venger. Ils sortaient de leurs châteaux pour rançonner ceux qu'ils craignaient le plus, et s'ils résistaient, ils les mettaient à mort.

«Cruelles sont les mœurs des karls: la barbe en désordre, les vêtements déchirés, leurs chaussures en lambeaux, ils veulent dompter les chevaliers; armés de leurs massues noueuses, laissant entrevoir sous leurs ceintures leurs longs couteaux, ils sont aussi orgueilleux qu'un comte et rêvent que l'univers leur appartient. Puisse le ciel les maudire à jamais!

«Nous saurons châtier les karls: nous lancerons nos chevaux dans leurs campagnes; nous les traînerons sur la claie; nous les suspendrons aux gibets. Il faut qu'ils ploient devant nous!»

Deux siècles se sont écoulés depuis les complots des amis de Bertulf et de Burchard, lorsque l'insurrection ranime les passions tumultueuses des Flamings dans toute l'étendue du Fleanderland. Lambert Baldwin ou Bouwin, si l'on suit l'orthographe adoptée par les chroniqueurs du quatorzième siècle, était leur chef près d'Ardenbourg; c'était Sohier Janssone dans le pays de Ghistelles; dans le territoire des Quatre-Métiers, les insurgés obéissaient à Walter Ratgheer et à Lambert Bockel; mais celui de leurs capitaines dans lequel revivaient le plus énergiquement les fureurs impies des Saxons se nommait Jacques Peyt: il conduisait les siens à l'assaut des châteaux en les engageant à égorger tous les chevaliers du parti du comte, et n'épargnait point les prêtres; il n'entrait jamais, disait-on, dans les églises pour y prier, et peut-être le sang qu'il répandait n'était-il à ses yeux qu'un holocauste expiatoire aux divinités proscrites de ses aïeux.

Le sire d'Aspremont, ne pouvant arrêter ce mouvement, se hâta d'appeler le comte qui revint en Flandre dans les premiers jours de février 1324 (v. st.), accompagné de l'abbé de Vézelay. Il n'avait point d'armée pour soumettre les insurgés et traita avec eux; ils lui payèrent une amende, promirent de dissoudre leurs associations et conservèrent toute leur puissance. Louis de Nevers, prévoyant de nouvelles émeutes, paraît avoir cherché, dès cette époque, à s'attacher les Gantois; car il leur accorda le droit de pouvoir seuls lever des taxes dans les châtellenies qui relevaient de leur ville, et lorsqu'il retourna au mois de juin dans le comté de Nevers, il donna pour successeur au sire d'Aspremont, dans le gouvernement de la Flandre, un noble bourgeois de Gand nommé Philippe d'Axel.

Cependant les troubles ne s'apaisaient point; Janssone et Bouwin continuaient à démolir les châteaux des chevaliers dont ils redoutaient la vengeance, et, dès les fêtes de Noël, Louis de Nevers se vit réduit à rentrer en Flandre. De nouvelles conférences eurent lieu; mais l'irritation qui régnait parmi les courtisans du comte était si grande qu'elles ne produisirent aucun résultat. Les insurgés, remarquant que le comte n'avait point amené d'hommes d'armes avec lui, se montraient de plus en plus audacieux. En vain quelques chevaliers, retranchés à Ghistelles et à Ardenbourg, faisaient-ils de fréquentes sorties dans lesquelles ils brûlaient les habitations des laboureurs, faisant périr les uns par le glaive, livrant les autres au supplice de la roue. Toutes les populations des campagnes s'armaient pour résister à leurs attaques; elles comprenaient que le même sort les menaçait, et étaient résolues à s'opposer de toutes leurs forces et de tout leur courage à de si cruelles dévastations.

Parmi les chefs des insurgés qui avaient jugé prudent, après la pacification du mois de mars 1323 (v. st.), de chercher un asile au sein de la commune de Bruges, se trouvait le chef des rebelles de Furnes, Nicolas Zannequin, l'homme le plus riche et le plus puissant de cette partie de la Flandre, qui représentait pour ses amis les anciennes traditions de la noblesse des karls saxons, mais qui n'était, aux yeux des chevaliers, qu'un serf obscur comme les fils d'Erembald. Il s'assura bientôt, parmi ceux qui lui avaient donné l'hospitalité, une influence égale à celle qu'il avait exercée sur ses concitoyens, car il ne cessait de rappeler les droits et les devoirs qu'imposait aux communes la défense de la liberté nationale, menacée par des tailles odieuses et des impôts illégaux. Tous les bourgeois se soulevèrent à sa voix, quand Janssone, qui s'était emparé du château de Ghistelles, parut devant Bruges, amenant à sa suite de nombreux prisonniers.

Zannequin rallia bientôt sous sa bannière toutes les communes voisines. Thourout, Roulers, Poperinghe, Nieuport, Furnes, Dunkerque, Cassel, Bailleul lui ouvrirent leurs portes. L'enthousiasme des populations du Fleanderland était extrême. «Les habitants du territoire de Furnes, dit un chroniqueur contemporain, le reçurent comme l'ange du Seigneur; ils lui montraient plus de soumission qu'à toute autre personne, et l'honoraient plus que s'il eût été le comte ou le roi.» Robert de Cassel, qui avait réuni quelques hommes d'armes pour le combattre, se retira presque aussitôt. Zannequin le craignait peu, car il savait que toutes les communes lui étaient favorables, et l'on assurait que Robert de Cassel lui-même n'était pas hostile à l'insurrection.

Louis de Nevers résidait à Courtray; de là il allait quelquefois à Ypres, plus souvent à Gand. Les bourgeois de cette ville, qu'il flattait sans cesse en leur promettant de nouveaux priviléges, oublièrent bientôt la confédération du 8 mars 1321 (v. st.); et, après être d'abord intervenus comme médiateurs, ils ne tardèrent pas à combattre les Brugeois et leurs alliés. Louis de Nevers, de plus en plus irrité, avait fait publier à Audenarde, le 13 mars 1324 (v. st.), une déclaration signée de Jean de Nesle, de Jean de Verrières et d'autres chevaliers du parti leliaert, par laquelle il confisquait toutes les libertés et tous les priviléges de la ville de Bruges. Mais ces menaces restèrent impuissantes, et bientôt après le comte, réduit à reconnaître la stérilité de ses efforts, proposa un traité qui portait que tous les dommages causés par la guerre seraient réparés selon l'arbitrage des magistrats de Gand, de ceux d'Ypres et de Robert de Cassel, sans que l'on pût toutefois prononcer aucune sentence de mort, de mutilation ou d'exil (mars 1324, v. st.).

Cependant l'ordre et la tranquillité ne furent point complètement rétablis, et la mort d'un laboureur du pays de Furnes, tué par un chevalier, suffit pour renouveler l'agitation. Les arbitres avaient convoqué le 11 juin, à l'abbaye des Dunes, tous ceux qui auraient le dessein de se constituer accusateurs. Zannequin et Janssone y accoururent avec tous leurs amis armés: les arbitres seuls n'osèrent point y paraître.

Louis de Nevers n'était pas mieux disposé à observer la paix; il redoutait surtout la rivalité ambitieuse de son oncle, Robert de Cassel, qui semblait vouloir profiter de ces troubles pour se placer à la tête de la commune de Bruges qu'il avait autrefois combattue. Déjà le roi de France avait, à la prière du comte de Flandre, chargé son conseiller, Pierre de Cugnières, d'exhorter Robert de Cassel à ne pas soutenir les rebelles. Le sire de Cassel ne répondit pas à ce message. Le comte s'alarma de son silence comme d'un défi. De plus en plus inquiet, il écrivit au bailli de Warneton d'épier la première excursion que son oncle ferait de son château de Nieppe pour le faire décapiter; mais cet ordre ne s'exécuta point. Le chancelier du comte de Flandre en avait donné lui-même avis à Robert de Cassel; il avait voulu, répondit-il à Louis de Nevers qui le lui reprochait, sauver l'honneur du comte de Flandre du mépris des hommes et son âme du jugement de Dieu.

Cette odieuse tentative accrut la haine dont Louis de Nevers était l'objet. Déçu de toutes parts dans ses espérances, et instruit que les Brugeois faisaient occuper par leurs milices les principaux bourgs de la Flandre occidentale, il réunit à Ypres quatre cents hommes d'armes, et y fit publier une charte par laquelle il désignait pour ses conseillers Jean de Nesle, Guillaume d'Auxonne et Jean de Verrières; puis il se dirigea vers Courtray pour recommencer les hostilités. Six bourgeois de Bruges étaient arrivés dans cette ville; Louis les fit aussitôt arrêter: c'était le signal de la guerre.

Lorsque les Brugeois apprirent que plusieurs de leurs concitoyens avaient été retenus dans les prisons du comte, ils coururent précipitamment aux armes, et l'on ne tarda point à annoncer à Louis de Nevers que cinq mille combattants, choisis dans les rangs de la commune de Bruges, avaient quitté leurs foyers pour délivrer leurs amis. Une grande terreur se répandit aussitôt parmi les conseillers du comte: ils jugèrent qu'il fallait couper tous les ponts de la Lys et incendier les faubourgs qui se trouvaient au delà de la rivière, afin que les ennemis ne pussent point s'y établir. Cependant la flamme, poussée par le vent, lançait d'innombrables étincelles jusque sur les toits des maisons situées au sud de la Lys. Les palissades et les chaumes séchés par un soleil ardent s'embrasaient rapidement, et l'incendie s'étendait sur toute la ville.

Au premier bruit du danger qui le menaçait, le comte de Flandre était monté à cheval et s'était rendu avec ses chevaliers sur la place du Marché, où il avait fait conduire les six prisonniers de Bruges, soit pour leur faire trancher la tête sans délai, soit pour les amener à Lille avec lui. L'aspect de ce jeune prince, séduit par de si perfides conseils et déjà prêt à fuir loin des remparts qu'il vouait à la destruction, excita l'indignation des bourgeois de Courtray: ils oublièrent leurs demeures en feu et leurs familles éplorées pour ne songer qu'à se venger; les femmes elles-mêmes prenaient part au combat, que leurs sanglots et leurs cris excitaient plus violemment que les sons lugubres du tocsin. Jean de Namur et d'autres chevaliers ne réussirent à sortir de la ville qu'après avoir vu tomber d'illustres barons, notamment Jean de Nesle, de la maison de Flandre. Le comte lui-même était exposé à un péril imminent, quand les bourgeois de Courtray le séparèrent de ses conseillers les plus dévoués et les plus braves qui étaient restés près de lui.

Le lendemain, les Brugeois arrivèrent aux bords de la Lys. Ils croyaient accourir à une bataille, mais de bruyantes acclamations leur annoncèrent un triomphe auquel se mêlaient de tristes images de désolation et de ruine. Le comte leur fut livré: ils le placèrent sur un petit cheval et le contraignirent à les suivre. Ses conseillers l'accompagnaient chargés de chaînes, et les échevins de Bruges se réunirent immédiatement pour les juger. On reprochait aux uns le massacre des laboureurs de Furnes et de Ghistelles, aux autres l'incendie à peine éteint de Courtray; aussitôt condamnés et précipités par les fenêtres de leur prison au milieu d'un peuple furieux, ils furent les victimes des haines qui avaient dicté la sentence. Ainsi périrent Roger de Saemslacht, qui avait pris soin du comte pendant son enfance, Jean de Verrières, Jacques de Bergues, Baudouin de Zegherscappelle, Gauthier de Boldeghem, et avec eux quelques chevaliers étrangers, parmi lesquels on nomme Jean de Lambres, Odet de Mézières et Jean de Polignac (21 juin 1325).

Les Brugeois retenaient le comte prisonnier aux halles. Ils avaient élu Robert de Cassel rewaert de Flandre, et le premier acte de sa puissance avait été de se placer à la tête d'une expédition dirigée contre les Gantois. Le château de Peteghem, qui avait été autrefois la résidence des empereurs franks de la dynastie de Karl le Grand, fut livré aux flammes, puis il menaça Audenarde, mais cette ville était bien fortifiée et il fallut se résoudre à en lever le siége. Déjà l'avant-garde des Brugeois se trouvait à Deynze, lorsqu'on y apprit que les Gantois occupaient le bourg de Nevele et se préparaient à les attaquer. Les Brugeois, quoique inférieurs en nombre, se portèrent aussitôt en avant jusqu'au pont de Reckelinghe, où ils rencontrèrent leurs adversaires, divisés en trois bataillons et guidés par Guillaume Wenemare, dont la haute stature égalait le courage. En vain essayèrent-ils de les disperser. Ils se virent eux-mêmes repoussés jusqu'à Deynze, et leur défaite eût été complète si l'armée qui avait assiégé Audenarde ne fût accourue à leur secours. Dès ce moment, les chances du combat changèrent; les Gantois virent tomber Guillaume Wenemare au milieu de la mêlée et sa mort sema le désordre dans leurs rangs: ils se replièrent précipitamment, et Robert de Cassel les poursuivit jusqu'au pied des remparts de Gand (15 juillet 1325).

Vers cette époque, des ambassadeurs de Charles le Bel étaient arrivés en Flandre pour y proposer de soumettre les griefs des communes contre le comte au jugement du roi. Ils assistèrent au triomphe de Robert de Cassel et apprirent que la commune d'Ypres avait appelé Zannequin. La puissance des bourgeois de Bruges n'avait jamais été si grande: ils exigeaient, avant de rendre la liberté à Louis de Nevers, que la ville de Gand et celle d'Ardenbourg, qui avait résisté aux efforts de Lambert Bouwin, renonçassent à leurs traités avec le comte de Flandre pour entrer dans leur alliance; c'était demander que toute la souveraineté fût placée entre leurs mains. Quelque dures que fussent ces conditions, les ambassadeurs français semblaient disposés à les accepter, car les Brugeois voulaient que la soumission des Gantois précédât la délivrance du comte; mais un grand nombre de bourgeois de Gand, parents et amis de ceux qui avaient succombé avec Guillaume Wenemare, au pont de Reckelinghe, refusèrent d'adhérer à toute négociation qui les sacrifierait à l'orgueil des vainqueurs.

Le comte de Namur était accouru à Gand pour y combattre sous les bannières de Louis de Nevers; sa présence, loin de fortifier le parti du comte, l'entraîna à de nouveaux désastres. Il se préparait à prendre possession de Grammont, où il espérait trouver un accueil favorable, quand les habitants de cette ville fermèrent tout à coup leurs portes. Ils avaient cru reconnaître le comte de Namur dans le sire de Gavre qui s'était avancé avec trois cents sergents, et s'étaient hâtés de l'immoler, tandis que les hommes d'armes du comte de Namur, restés hors de la ville, entendaient les cris de leurs compagnons sans pouvoir les secourir. Jean de Namur rentra furieux à Gand. Impatient d'exercer sa vengeance, il accusa les tisserands d'être contraires au parti du comte, en fit périr un grand nombre et en chassa trois mille qui se réfugièrent dans le camp de Robert de Cassel, où s'étaient déjà réunis Ratgheer, Janssone, Bouwin et Bockel.

Le roi de France avait chargé le bailli d'Amiens de citer Robert de Cassel à comparaître à Paris pour rendre compte de l'appui qu'il donnait à la commune de Bruges. Robert de Cassel se contenta de répondre que s'il avait accepté le soin de gouverner la Flandre, il l'avait fait par affection pour son neveu, et s'excusa de ne pouvoir se rendre à Paris pour obéir à la sommation du roi. Les communes insurgées avaient occupé le château d'Helchin et fait rompre les ponts-levis de l'Escaut et de la Lys; peut-être espéraient-elles l'alliance de l'Angleterre, dont elles favorisaient les marchands dans tous leurs ports.

Dès que Charles le Bel sut que cette dernière tentative avait échoué, il déclara qu'à la prière des Gantois il avait créé Jean de Namur rewaert de Flandre; puis il requit, le 4 novembre, l'évêque de Senlis et l'abbé de Saint-Denis de mettre la Flandre en interdit, et la sentence d'excommunication fut proclamée à Tournay et à Arras. Le peuple apprit avec douleur la publication de censures ecclésiastiques; sa terreur s'accrut lorsque peu de jours après les Gantois, commandés par Sohier de Courtray et Hector Vilain, attaquèrent près d'Assenede l'armée de Bockel et de Ratgheer, qui furent complètement défaits et périrent dans le combat. L'hiver avait forcé les Brugeois à lever le siége de Gand, et ils se montraient plus disposés à la paix. On annonçait aussi que le roi, prêt à exécuter ses menaces, avait ordonné à Alphonse d'Espagne, à Matthieu de Trie et à Miles de Noyers, d'assembler une armée en Artois et d'envahir la Flandre.

Il semblait à un grand nombre de bourgeois qu'il valait mieux rendre Louis de Nevers à la liberté que de livrer la Flandre au double fléau de la guerre civile et de la guerre étrangère. De nouvelles négociations s'ouvrirent, et le 18 février 1325 (v. st.), le comte de Flandre quitta sa prison pour se rendre à la chapelle de Saint-Basile, où il jura solennellement, sur la relique du Saint-Sang, qu'il pardonnait à ceux qui l'avaient retenu à Bruges, et qu'il ferait tous ses efforts près des princes étrangers afin que la paix fût rétablie.

Le lendemain Louis de Nevers partit pour Gand et de là pour Paris, où le roi le reçut avec bonté et l'assura que, tant qu'il suivrait ses conseils, il pourrait compter sur son appui pour subjuguer son peuple. Louis de Nevers oublia bientôt le serment qu'il avait prêté; mais Charles le Bel ne jugeait point encore le moment favorable pour réunir toutes les forces de la monarchie dans les plaines de la Flandre. La reine d'Angleterre, sa sœur, était venue à Paris réclamer son secours contre la faction de Hugues Spencer, et il ne songeait en ce moment qu'à favoriser l'expédition qui, peu de mois plus tard, porta Wulfart de Ghistelles, Michel de Ligne, Hector Vilain, Jean de Rodes, Guillaume de Straten, Goswin Van der Moere, les sires de Brugdam, d'Antoing, de Bousies, d'Aubrecicourt et d'autres chevaliers de Flandre et de Hainaut, des côtes de la Zélande au port d'Orwell.

Le comte de Flandre, fidèle aux instructions secrètes de Charles le Bel, s'était rendu à Saint-Omer pour interposer sa médiation entre les ambassadeurs français et les députés des communes flamandes, qui ne désiraient pas moins la levée de l'interdit que le rétablissement des relations commerciales. Alphonse d'Espagne et ses collègues, Miles de Noyers, Matthieu de Trie et Robert Bertrand de Briquebec, se plaignaient de ce que les communes de Flandre avaient violé les anciens traités en ne démolissant point leurs forteresses, en ne payant point les amendes auxquelles elles avaient été condamnées et surtout en formant une confédération pour combattre le roi de France. La réponse des ambassadeurs flamands nous a été conservée; ils demandaient de nombreux délais pour l'exécution des traités précédents, et protestaient qu'ils n'avaient jamais eu l'intention «d'enfreindre la pais, ne de offendre sa Roial Majesté à laquele il veulent tous jours porter révérence.» Les députés d'Ypres insistaient surtout vivement pour que les bourgeois de leur ville «pussent avoir gouverneurs en leurs mestiers, c'est assavoir de chascun mestier en son mesme mestier, lequel seront esleu par les gens du mestier chascun ou sien.»

Enfin, après de longs pourparlers qui eurent lieu à Arques, près de Saint-Omer, un traité de paix fut conclu. Les Flamands s'engagèrent à fonder près de Courtray une chartreuse qui porterait le nom de Sainte-Croix, en mémoire de la passion de Notre-Seigneur, et à faire reconstruire les églises détruites pendant les troubles. Les députés flamands promirent aussi, en expiation de l'attentat dirigé contre le comte, d'envoyer cent pèlerins à Saint-Jacques en Galice, cent à Saint-Gilles et à Notre-Dame de Vauvert, et cent à Notre-Dame de Rochemadour, et, de plus, de payer au roi et au comte les sommes qui leur étaient dues. Il fut résolu que tous les deux ans, des commissaires royaux seraient chargés de se rendre en Flandre pour vérifier les comptes des receveurs «qui auroient l'argent pour paier le roi,» en même temps qu'ils feraient relire le traité d'Arques, «de point en point, en françois et en flamand, devant les bonnes gens à ce commis.» Louis de Nevers devait recevoir de nouveau le serment de fidélité des bourgeois, mais il était également tenu de jurer une seconde fois qu'il respecterait leurs franchises. A ces conditions, une amnistie générale était proclamée; le comte de Namur et les Brugeois oubliaient leurs anciens démêlés; enfin, le roi de France rétablissait la liberté des relations commerciales et se chargeait du soin de mettre un terme à l'interdit. Charles le Bel ratifia cette convention le 19 avril 1326, et l'excommunication fut levée le 26 du même mois.

Il était aisé de le prévoir, cette paix ne fut point observée; les communes conservaient leurs anciens capitaines; les tisserands expulsés de Gand ne pouvaient se résoudre à renoncer à la généreuse hospitalité des corps de métiers de Bruges; le comte lui-même hésitait à se réconcilier avec les communes qui lui avaient été si hostiles. Pour rentrer en prince dans son palais de Bruges, ne devait-il point passer devant les halles où il avait vécu huit mois prisonnier?

Du moins, pendant ces deux années d'agitation et d'incertitude, qui séparent la paix d'Arques de la mort de Charles le Bel, la Flandre conserva une neutralité honorable vis-à-vis de l'Angleterre, troublée par les discordes civiles. Elle se souvenait qu'elle était «une terre commune à tous,» et refusait de chasser les marchands écossais comme l'exigeait Edouard II. Des vaisseaux anglais reçurent bientôt l'ordre d'arrêter les navires qui sortaient du Zwyn et de les retenir jusqu'à ce que les Flamands eussent cédé aux menaces du roi. Quelques navires vénitiens étaient déjà tombés en leur pouvoir, quand une flotte flamande s'avança pour les délivrer. Les Anglais résistèrent à peine: on leur prit dix vaisseaux, et la flotte flamande se dirigea vers les côtes de Norfolk et de Suffolk, où elle s'empara de la plupart des barques chargées d'approvisionnements pour l'armée anglaise en Ecosse. Mais cette guerre, à peine commencée, fut suspendue par des trêves favorables aux marchands flamands, qu'Edouard III s'empressa de confirmer.

Edouard III n'avait que quinze ans lorsque Charles le Bel mourut, le 1er février 1327 (v. st.), laissant après lui deux filles, dont l'une ne naquit que deux mois après sa mort. Le roi d'Angleterre réclama la régence pendant l'intervalle qui s'écoula avant la délivrance de la reine; mais il ne paraît point avoir formé d'autres prétentions. Les barons français s'étaient réunis; un vague espoir de reconstituer la féodalité, telle qu'elle avait existé dans des siècles de désordre et d'anarchie, engageait la plupart à soutenir le comte de Valois, petit-fils de Philippe le Hardi. Par une étrange coïncidence, celui qui contribua le plus à faire triompher leurs desseins était l'ancien chef des alliés, Robert d'Artois, qui ne voyait, dans l'exclusion des femmes de la succession royale, qu'un moyen de recouvrer lui-même l'héritage de son aïeul usurpé par Mahaut d'Artois.

En présence de ces intrigues renfermées dans le palais de Paris et dans un petit nombre de châteaux, une agitation secrète annonçait de toutes parts d'autres mouvements non moins graves. Les communes, qui avaient cru trouver le jugement de Dieu dans l'extinction de la dynastie de Philippe le Bel, appelaient de tous leurs vœux le moment où elles cesseraient de voir leurs priviléges méconnus, leurs juridictions violées, leur prospérité chaque jour menacée par les tailles et les exactions royales. L'avénement de Philippe de Valois, sous de si funestes auspices, anéantissait toutes leurs espérances; mais elles attendaient que le signal d'une protestation unanime partît de la Flandre, où le sang coulait depuis trente années pour la défense des libertés et des franchises. Une vaste ligue s'organisait depuis les campagnes marécageuses du Fleanderland jusqu'aux collines de la Meuse, prête à s'étendre jusqu'à la Seine, comme aux jours où les troupes des Franks et des Saxons s'élançaient triomphantes dans les provinces livrées au joug romain. Les communes du Brabant s'étaient confédérées pour défendre leurs lois et leurs usages, et déjà les amis du nouveau roi lui représentaient que si les communes de Flandre passaient leurs frontières, elles rallieraient à leur drapeau les communes de France.

Philippe de Valois fut sacré à Reims le 29 mai 1328: le comte de Flandre s'y était rendu suivi de quatre-vingt-six chevaliers, et c'était à lui qu'appartenait le droit de porter l'épée du royaume. Cependant les hérauts d'armes avaient répété par trois fois: «Comte de Flandre, si vous êtes céans, venez faire votre devoir.» Au grand étonnement de toute l'assemblée, il n'obéissait point; enfin, comme le roi lui ordonnait de s'expliquer, il répondit: «Monseigneur, si je ne me suis point avancé, veuillez ne pas en être surpris, car l'on a appelé le comte de Flandre et non Louis de Nevers.»—«Quoi, repartit le roi, n'êtes-vous pas le comte de Flandre?»—«Sire, reprit Louis de Nevers, il est vrai que j'en porte le nom, mais je n'en possède point l'autorité. Les bourgeois de Bruges, d'Ypres, de Poperinghe et de Cassel, m'ont chassé de ma terre et il n'y a guère que la ville de Gand où j'ose me montrer.» Philippe de Valois éleva alors la voix. «Beau cousin, lui dit-il, nous vous jurons par l'huile sainte qui a coulé aujourd'hui sur notre front que nous ne rentrerons point à Paris avant de vous avoir rétabli dans la paisible possession du comté de Flandre.»

En vain quelques barons représentèrent-ils que rien n'était préparé pour cette expédition et que vouloir envahir la Flandre pendant l'automne, c'était s'exposer à rencontrer des obstacles semblables à ceux qui avaient arrêté en 1315 l'armée de Louis le Hutin: Philippe de Valois avait résolu de tenir sa promesse, parce qu'il avait compris combien il était important d'ouvrir lui-même la guerre. Il consulta Gauthier de Châtillon, qui avait servi sept rois dans leurs guerres contre la Flandre. «Qui bon cœur a à batailler, répondit le connétable, toujours trouve-t-il le temps convenable.»—«Eh bien! s'écria le roi plein de joie en l'embrassant, qui m'aimera si me suive!» Il fut aussitôt décidé qu'au lieu de se diriger vers les plaines de la Lys, théâtre de tant de désastres, on chercherait à envahir la Flandre par la route qui avait conduit Robert d'Artois à la victoire de Bulscamp, et tous les feudataires furent convoqués à Arras le 22 juillet.

Le 10 juillet, le comte de Flandre avait scellé dans la maison de l'évêque de Paris, et avec le sceau du roi, un testament sans doute dicté par son influence, où il déclarait appeler l'excommunication sur ceux qui le violeraient et même léguer, en ce cas, la moitié de ses revenus à Philippe de Valois. Aussitôt après, et tandis que le mandement du roi était proclamé dans toutes les provinces, il se chargea du soin de garder avec ses chevaliers les passages de la Lys. Robert de Cassel lui-même avait trahi la cause qu'il avait embrassée avec tant de zèle, et la promesse de quelques nouveaux domaines, qu'il n'obtint jamais, l'avait aisément engagé à accepter, sous les ordres de Philippe de Valois, le commandement de deux cents hommes d'armes chargés de défendre Saint-Omer.

Cependant le roi était allé prendre à Saint-Dénis l'oriflamme «de vermeil samit à guise de gonfanon à trois queues,» ornée de «houppes de soie verte.» De là il partit pour Arras, où se trouvait assemblé «tout le povoir du royaume de France.» On y comptait cent soixante et seize bannières, le ban et l'arrière-ban de la féodalité: les Provençaux et les Languedociens s'y mêlaient aux milices de Hollande et de Hainaut. Des hommes d'armes envoyés par le roi de Bohême s'y confondaient avec les archers génois. Là brillaient les ducs de Bourgogne, d'Autriche, de Bretagne, de Lorraine, de Bourbon, le roi de Navarre, le grand maître des Hospitaliers, le dauphin de Viennois, les comtes d'Alençon, de Bar, de Savoie, de Hainaut. Jamais plus formidable armée n'avait quitté les remparts d'Arras, qui avaient été les témoins des armements de Philippe IV et de Louis X.

Pour mieux cacher ses projets, Philippe de Valois ordonna en s'éloignant d'Arras de marcher droit vers la Lys, afin que les Flamands ne pussent point réunir leurs forces sur un seul point. Dès qu'il eut appris que les milices d'Ypres et de Bruges s'avançaient vers Courtray, il fit exécuter un mouvement rapide vers l'aile gauche, et franchit le Neuf-Fossé, près de Boezeghem, le samedi 20 août 1328: toutes les bannières se portèrent aussitôt en avant vers l'abbaye de la Woestyne.

Nicolas Zannequin occupait Cassel avec dix mille hommes accourus des contrées maritimes du Fleanderland; Sohier Janssone lui avait amené un renfort de six mille hommes, et bien qu'il eût fait prévenir les milices de Bruges de l'invasion des Français, il se croyait assez fort pour ne partager avec personne l'honneur de sauver la patrie. Ces mêmes plaines avaient vu, en 1071, le triomphe des communes flamandes: allaient-elles être de nouveau le théâtre de leur victoire?

Pendant trois jours le roi de France resta devant Cassel, attendant la retraite de ses ennemis. Les chevaliers ne pouvaient gravir avec leurs destriers bardés de fer les pentes escarpées qui s'élevaient devant eux, et se trouvaient réduits à être témoins des escarmouches qui se succédaient sans relâche. Les bidauds (tel était le nom que l'on donnait aux sergents à pied) multiplièrent vainement leurs efforts: ils furent repoussés de toutes parts. Le roi, irrité de cette résistance, changea de projet; il ordonna le 23 août au matin que l'on portât son camp aux bords de la Peene, sur la route de Watten: de là il menaçait Bergues, Wormhout et Bourbourg; et comme s'il eût voulu rompre à jamais les liens qui unissaient les fils de Robert de Béthune à leur peuple, il chargea Robert de Cassel de livrer à l'incendie et au pillage les fertiles vallées qui s'étendaient au nord et à l'ouest. Il espérait que les Flamands, émus par le spectacle de ces dévastations, quitteraient leur position inaccessible pour accourir au secours de leurs frères. Pendant toute la nuit, les tristes lueurs des incendies qui s'allumaient de toutes parts sillonnèrent le ciel. Aux premières clartés du jour, de nouvelles scènes d'horreur vinrent frapper les regards des milices flamandes réunies sur la montagne de Cassel. Les plaintes des femmes, les cris des vieillards, les gémissements des enfants, ne cessaient de retentir à leurs oreilles; mais elles restaient immobiles, et la plupart des Français, fatigués de carnage et de butin, rentrèrent dans leur camp sans que le moindre mouvement eût été remarqué parmi les défenseurs de la Flandre.

Il était trois heures après midi, les chevaliers français s'étaient désarmés. Tandis qu'ils jouaient aux échecs ou aux dés, les chefs flamands délibéraient: les plus sages voulaient laisser aux Brugeois le temps de les rejoindre; d'autres étaient d'avis d'aller pendant la nuit surprendre les Français dans leurs tentes; mais Zannequin rejeta ces conseils comme trop pusillanimes. «Quoi, s'écria-t-il, le roi de France est devant nous et nous ne le combattrions point, ou nous attendrions pour le faire le retour de la nuit? Nous qui ne redoutons personne, craindrions-nous donc ses regards? Grâce à Dieu, voilà enfin ces ennemis que nous étions si impatients de rencontrer: profitons de leur confusion pour les attaquer.» Mille clameurs enthousiastes saluèrent le discours de Zannequin, et les Flamands, divisés en trois corps, se précipitèrent du haut de la montagne; car, hommes courageux et libres, ils n'hésitaient point, dit Villani, à assaillir l'armée la plus redoutable.

La fureur des Flamands était surtout grande contre les hommes d'armes du comte de Hainaut; ils les haïssaient comme les constants auxiliaires de leurs ennemis, et plutôt comme des traîtres que comme des étrangers. Des trois batailles formées par Zannequin, il y en eut deux qui se dirigèrent vers les tentes du comte de Hainaut et celles de son frère Jean de Beaumont, qui avait sous ses ordres les chevaliers envoyés par le roi de Bohême. Cependant, quatre cents sergents de Tournay, vêtus de tuniques rouges ornées de châtelets d'argent, avaient pris les premiers les armes à la voix de leur chef, Gauthier de Calonne, et leurs cris annoncèrent l'approche des ennemis qu'ils se préparaient à repousser.

Déjà la troisième bataille, guidée par Zannequin, n'était plus éloignée de la tente de Philippe de Valois. Tous les Flamands marchaient en silence, et avant qu'on les eût aperçus, ils se trouvèrent au milieu des barons, «qui aloient, dit la chronique de Saint-Denis, d'une tente en l'autre pour eux déduire en leurs belles robes.» En ce moment, un chevalier champenois, nommé Renaud de Loire, s'offrit à eux les prenant pour quelque troupe revenue un peu tard du pillage de la vallée de Bergues, et prêt à leur reprocher de troubler les seigneurs dans leurs joyeux devis: il périt sous leurs coups. Plusieurs chevaliers, qui se hâtaient d'arriver à son secours, partagèrent son sort. Les plus illustres barons de France s'élançaient précipitamment sur leurs armes; mais les Flamands, loin de s'arrêter, continuaient leur marche rapide, couverts de poussière et de sueur. Là furent plus ou moins grièvement blessés les ducs de Bourgogne et de Bretagne, les comtes de Bar, de Boulogne, de Savoie, Bouchard de Montmorency et d'autres nobles chevaliers. Le roi sommeillait, après un long festin, lorsqu'un religieux, qui ne le quittait jamais (c'était son confesseur), aperçut de loin le désordre de la lutte et s'écria que les Flamands attaquaient le camp. «Propos de clerc qui a peur,» répondit Philippe avec un sourire incrédule; mais Miles de Noyers accourait déjà près de lui, agitant l'oriflamme, pour appeler tous les chevaliers à la défense du roi. La plupart fuyaient, et le roi, saisissant un casque et une cotte d'armes, s'avançait presque seul pour combattre les Flamands, quand Miles de Noyers, le suppliant de sauver sa vie, l'entraîna hors de sa tente. Selon un autre récit, Zannequin levait déjà sa massue sur la tête du roi au moment où il parvint, grâce au courage du sire de Noyers, à se dérober au danger qui le menaçait.

Dès ce moment la bataille fut perdue. Le comte de Hainaut poursuivait ceux qui l'avaient assailli, et Robert de Cassel, qui, après avoir partagé les malheurs de la Flandre au Mont-en-Pévèle, devait à la journée de Cassel se signaler parmi les vainqueurs, se hâta de le rejoindre. Leurs efforts permirent à toute l'armée française de se déployer en bon ordre autour du roi, impatient de venger sa honte.

Zannequin avait ordonné à ses frères et à ses amis de se ranger en cercle et d'opposer leurs épieux ferrés au poitrail des chevaux. Ils résistèrent longtemps: entourés d'ennemis innombrables, ils combattaient à l'ombre de leurs traits, comme les trois cents Spartiates des Thermopyles, et le dernier soupir de Zannequin se confondit dans le chant des chapelains du roi, qui entonnaient l'antiphone de saint Denis. «Oncques des seize mille Flamands qui morts y demeurèrent, dit Froissart, n'en recula un seul que tous ne fussent morts et tués en trois monceaux, l'un sur l'autre, sans issir de la place là où chacune bataille commença.» (23 août 1328.)

Le roi rentra le même soir à Cassel où il fit mettre le feu; puis, la nuit étant venue, il regagna son camp, éclairé par l'incendie de la ville et la lueur lugubre des torches que ses serviteurs portaient autour de lui, de peur qu'il ne heurtât des cadavres. Pendant quatre jours, disent les chroniqueurs, il resta enfermé dans sa tente, plein de terreur quoique victorieux, et rempli d'admiration pour ces champions des communes qui en étaient à la fois les héros et les martyrs.

Une profonde consternation s'était répandue dans toute la Flandre. Les milices de Bruges, qui se dirigeaient vers Cassel, s'arrêtèrent près de Dixmude en apprenant la mort de Zannequin. Si les bourgeois d'Ypres, les plus voisins de l'ennemi, eussent fermé leurs portes et imité le courage des laboureurs du Fleanderland, la Flandre eût pu réparer ses revers; mais la crainte d'une extermination complète les engagea à envoyer au camp français des députés qui implorèrent la clémence du roi. A Bruges, l'effroi était si grand que les femmes arborèrent la bannière fleurdelisée et forcèrent leurs maris à livrer les clefs de la ville. Déjà l'armée française traversait Poperinghe; cependant les tisserands d'Ypres se soulevaient contre leurs magistrats et refusaient de s'associer à ce qu'ils considéraient sans doute comme une trahison. Un prêtre, le curé de la paroisse de Saint-Michel, avait appelé, du haut de la chaire, tous ceux qui voulaient sauver la patrie à prendre les armes; mais il était trop tard: Miles de Noyers entra avec de nombreux hommes d'armes dans les remparts d'Ypres. Le curé de Saint-Michel s'était réfugié avec quatorze de ses amis dans une maison fortifiée, on y mit le feu et il périt dans les flammes.

Peu de jours après, Philippe VI ordonna la retraite: il était impatient de retourner en France après sa victoire de Cassel, comme Charles VI le fut depuis après son triomphe de Roosebeke, pour reparaître dans toute sa puissance aux yeux des communes françaises. Il ramenait avec lui quinze cents otages choisis parmi les bourgeois d'Ypres et de Bruges, qui devaient répondre de la soumission des communes flamandes. Prêt à s'éloigner, le roi fit appeler le comte de Flandre et lui adressa, en présence des barons, ces paroles altières: «Comte, j'ai travaillé pour vous, au mien et aux despens de mes barons; je vous rends votre terre acquise et en pais; or, faites tant que justice y soit gardée, et que, par vostre deffaut, il ne faille pas que plus reviègne; car si je y revenoie plus, ce seroit à mon profit et à vostre dommage.» Puis il retourna en France, déposa l'oriflamme à Saint-Denis, et entra à cheval, revêtu des armes qu'il portait à la bataille de Cassel, dans la basilique de Notre-Dame de Paris, «et très-dévotement la mercia, et lui présenta ledit cheval où il estoit monté et toutes ses armeures.»

«Le comte se souvint des paroles du roi, dit le continuateur de Guillaume de Nangis; il rechercha si activement les conspirateurs qu'en moins de trois mois il en fit périr dix mille.» A Bruges, on divisa la ville en six quartiers et l'on soumit successivement tous leurs habitants à une enquête rigoureuse. Dès qu'ils avaient été condamnés, on les conduisait à Damme, où l'on avait élevé de nombreux instruments de supplices et de tortures; à Ypres, tous les corps de métiers furent décimés: Lambert Bouwin, capitaine du Franc, Jean de Dudzeele, qui avait été chargé de la garde du comte pendant sa captivité, Goswin d'Oedeghem, qui avait, comme capitaine de Deynze, arrêté pendant deux années les approvisionnements des Gantois, expirèrent sur la roue. Guillaume Dedeken, ancien bourgmestre de Bruges, s'était retiré en Brabant; mais les communes de ce pays n'osèrent le protéger, et le duc de Brabant le livra au roi de France. Il fut conduit à Paris; là on l'attacha au pilori après lui avoir tranché les deux mains, puis on le fixa sur la roue d'où on le détacha sanglant et mutilé, parce que l'on craignait que sa mort ne fût trop prompte; le lendemain on le fit déchirer par des chevaux, et ses restes furent suspendus à la grande potence de Montfaucon, afin que ce hideux spectacle apprît aux bourgeois de la capitale du royaume que Philippe de Valois ne pardonnait point aux communes rebelles.

«Le comte de Flandre, écrit l'abbé de Saint-Martin de Tournay, multipliait d'autant plus les supplices des coupables que son avidité l'engageait à s'emparer de leurs biens.» Une sentence du roi avait prononcé la confiscation générale des biens de tous ceux qui avaient combattu à Cassel; deux tiers étaient réservés au trésor royal. Le dernier tiers était accordé à Louis de Nevers et à Robert de Cassel, pour les domaines sur lesquels ils avaient droit de haute justice. Bruges, Ypres, Courtray, Dixmude, Furnes, Ostende, Ardenbourg, Ysendyke, Termonde et Grammont furent condamnées à des amendes si considérables, que les trésors amassés par ces villes pendant des années de paix et de prospérité ne purent point y suffire. Toutes ces dépouilles d'un peuple vaincu étaient promises aux courtisans et aux serviteurs du comte, et l'on retrouve, parmi les actes publics de cette époque, des chartes par lesquelles il donne des maisons de Bruges, dont il avait chassé d'honorables bourgeois, à son barbier, à ses palefreniers et à ses valets.

C'était peu que la haine du roi et du comte couvrît toute la Flandre de sang et de deuil: sa liberté ne devait point survivre au dévouement de ses défenseurs. Les priviléges de toutes les villes, celle de Gand seulement exceptée, furent annulés ou modifiés dans leurs garanties les plus essentielles. A Bruges, les bourgeois furent contraints de se rendre au devant du comte jusqu'à mi-chemin du château de Male, et de s'y jeter à genoux en implorant sa miséricorde: à Ypres, la cloche du beffroi fut brisée. Enfin, par des lettres datées du 20 décembre 1328, le roi de France ordonna que l'on détruisît les fortifications de Bruges, d'Ypres et de Courtray, et le soin de présider à leur démolition fut confié à Miles de Noyers et à Thomas de Morfontaine, anciens serviteurs de Philippe le Bel, qui avait formé les mêmes projets, sans qu'il lui eût été donné de les accomplir.

Le silence de l'oppression s'était étendu sur toute la Flandre, quand on apprit tout à coup que Sohier Janssone, le seul peut-être des compagnons de Zannequin qui lui eût survécu, avait abordé près d'Ostende avec deux cents bannis qu'il avait réunis en Zélande. Ostende, Breedene, Oudenbourg répondirent à son appel, et de toutes parts les populations agricoles du Fleanderland s'armaient pour venir le rejoindre. On lui avait annoncé que le bailli de Bruges rassemblait une armée pour le combattre. «Tant mieux, avait-il répondu, plus cette armée sera nombreuse, plus nous y compterons d'amis et d'alliés.» Et, plein de confiance dans sa fortune, il se porta en avant vers Bruges avec sa petite troupe, espérant que la défection des milices communales qu'on lui opposerait entraînerait l'insurrection des Brugeois.

Cependant le bailli de Bruges, plus prudent et plus sage, avait laissé à l'écoutète le soin de contenir pendant quelques heures la commune mécontente et inquiète, et il s'était précipité au galop vers Oudenbourg, suivi d'une nombreuse escorte de chevaliers. Janssone pâlit en n'apercevant aucun de ses amis sous la bannière du comte. Trop faible pour soutenir une lutte en pleine campagne, il se replia vers Oudenbourg et s'y retrancha derrière un pont voisin de l'abbaye fondée par saint Arnould. Il s'y défendit longtemps; enfin, il tomba au pouvoir de ses ennemis avec son fils et vingt des siens. Ce fut un grand triomphe pour les Leliaerts; ils firent construire une potence d'une hauteur extraordinaire, mais Janssone et ses compagnons n'y furent attachés qu'après avoir été promenés nus dans toute la ville de Bruges, brûlés d'un fer rouge à chaque carrefour, brisés sur la roue et décapités. Parmi les compagnons de Janssone se trouvaient Guillaume de Cockelaere et Jacques Breydel.

Louis de Nevers ne fut pas le témoin de ces supplices: il s'était rendu à Paris pour y chercher la comtesse de Flandre, Marguerite de France, qu'il avait épousée huit années auparavant, mais qui, dès les premiers jours de son mariage, avait fui ses mauvais traitements. Le 18 octobre 1327, il avait pris l'engagement solennel de se conduire vis-à-vis d'elle avec respect et avec courtoisie. Il est toutefois douteux qu'il y ait eu une réconciliation dès cette époque: une princesse orgueilleuse et altière comme Marguerite ne pardonna sans doute à Louis de Nevers que lorsque la victoire de Cassel lui eut soumis toute la Flandre. Les chroniqueurs placent au mois de septembre 1329 son arrivée au château de Male, et ce fut là qu'elle donna le jour, le 25 novembre de l'année suivante, à un fils qui reçut le nom de Louis.

La domination de Louis de Nevers était rétablie depuis trois années, quand des discussions sérieuses éclatèrent entre le comte de Flandre et le duc de Brabant relativement aux frontières de leurs Etats. Déjà, en 1327, on avait proposé de déférer ces contestations à des arbitres choisis parmi les chevaliers flamands et brabançons, mais ce projet n'avait point été exécuté. Enfin, il fut convenu, le 11 janvier 1331 (v. st.), qu'un envoyé du comte de Flandre se rendrait sur l'Escaut et marquerait les limites des deux pays en jetant aussi loin qu'il le pourrait une pesante hache de fer: il la lança jusqu'au pied des murs d'Anvers.

A peine ces discordes avaient-elles été apaisées qu'elles se renouvelèrent avec plus de gravité. En 1327, l'évêque de Liége avait emprunté vingt mille florins au comte de Flandre, et il avait été entendu que la ville de Malines formerait la garantie du payement de cette dette. Il ne paraît point qu'il ait rempli ses engagements, et nous le voyons, en 1332, ayant de nouveau besoin d'argent, offrir à son créancier la cession définitive de la ville de Malines, moyennant la somme de cent mille livres tournois noirs. Pour faire réussir ces négociations, Louis de Nevers acquit tous les droits héréditaires de la comtesse de Gueldre, fille de Berthout de Malines, et dans les derniers jours de l'année 1333, ayant complété le payement qui représentait le prix de la seigneurie de Malines, il en fut investi par des chartes authentiques.

L'un des principaux conseillers de Louis de Nevers, Guillaume d'Auxonne, qui était à la fois l'un des descendants de la maison d'Avesnes et l'émissaire de Philippe de Valois, l'avait vivement engagé à cette négociation; mais l'ambition du comte de Flandre fut trompée. La commune de Malines, qui n'ignorait point les malheurs des communes de Flandre, repoussa leur oppresseur et se donna au duc de Brabant. C'était en vain que Louis de Nevers, prévoyant peut-être cette résistance, avait formé, dès le 11 mai 1332, une alliance fédérative avec le roi de Bohême, l'archevêque de Cologne, l'évêque de Liége, les comtes de Gueldre, de Namur, de Juliers et de Looz, à laquelle avait adhéré le comte d'Eu, connétable de France: le duc de Brabant fut assez habile pour enlever à ses adversaires l'appui sur lequel ils comptaient le plus, car il conclut le 8 juillet, à Crèvecœur en Brie, un traité avec le roi de France, et s'engagea à faire épouser à l'aîné de ses fils une fille de Philippe de Valois. Dès ce moment, le roi se réserva le rôle de médiateur, et il fut aisé de reconnaître qu'il était devenu plus favorable au duc Jean III qu'à Louis de Nevers; aussi, lorsqu'au mois de janvier 1333 (v. st.), le comte de Flandre, irrité de voir le duc de Brabant planter sa bannière dans la cité de Malines, voulut renouveler contre lui la ligue du 11 mai 1332, il s'y opposa énergiquement, et ses hommes d'armes, commandés par le roi de Navarre et les comtes d'Alençon, d'Etampes et de Bar, expulsèrent du Brabant les chevaliers de Flandre qui s'étaient avancés jusqu'aux portes de Bruxelles. Il ne restait plus au comte de Flandre qu'à se soumettre à la bulle du pape Jean XXII, qui lui fut remise par les évêques de Troyes et de Marseille, et à sacrifier ses prétentions au projet chimérique d'une croisade en Orient. Le roi n'avait pas renoncé à son arbitrage, et le 27 août 1334, il déclara retenir en sa garde la cité de Malines, tant que le litige durerait: c'était le moyen le plus sûr de le terminer, et après de longues négociations, les deux princes résolurent de conserver en commun la possession de la cité de Malines, comme l'évêque de Liége et Berthout de Malines en avaient joui autrefois. Tel n'était point le résultat qu'avait rêvé Louis de Nevers: il avait payé des sommes énormes pour acquérir peu de chose, si ce n'est rien.

Un prince français avait été le témoin de tous les débats soulevés dans le Brabant: c'était Robert d'Artois; irrité de l'ingratitude de Philippe de Valois, qui se hâtait peu de lui restituer le comté d'Artois, il avait, pour l'obtenir plus aisément, fait écrire une fausse charte par une dame de la châtellenie de Béthune, la fille du seigneur de Divion, qui avait hérité de sa mère, Sara Louchard, un esprit fécond en ruses et en intrigues; mais la fraude avait été découverte, et Robert d'Artois, cité devant la cour du roi, s'était vu réduit à fuir en Brabant. Il y avait passé près d'une année, quand le traité de Crèvecœur l'obligea à chercher une autre retraite dans les Etats du comte de Namur. Enfin, lorsque l'intervention armée du roi dans les querelles du duc Jean et de Louis de Nevers sembla le menacer sur les bords de la Meuse, il s'était retiré en Angleterre, où il ne cessait de représenter à Edouard III qu'il était le légitime héritier de Charles le Bel, et que rien n'était plus aisé que de renverser le trône chancelant du roi de France.

Philippe de Valois, près de qui Jean de Marigny occupait la place qu'avait laissée vide le supplice d'Enguerrand de Marigny, continuait à marcher sur les traces de Philippe le Bel. Il dépouillait les marchands italiens comme à une autre époque on avait dépouillé les juifs, et faisait fabriquer de mauvais pavillons, des lions et des agnelets de bas aloi, exigeant de ses officiers qu'ils jurassent sur les saints Evangiles de cacher la falsification des monnaies. Ces mesures odieuses, en accroissant l'agitation populaire, propageaient de plus en plus un vague sentiment de regret et d'enthousiasme pour les institutions protectrices du treizième siècle. Robert d'Artois avait seulement oublié qu'il n'appartenait point à un prince étranger de faire triompher une pensée toute nationale.

La Flandre, également impatiente de recouvrer sa liberté, semblait plus disposée à la recevoir des mains des Anglais. Toutes les relations de son commerce l'attachaient à l'Angleterre: c'est de là qu'elle tirait la matière première de son industrie. Edouard Ier avait porté à Bruges l'étape des laines: après la bataille de Courtray, la commune de Bruges fit de nombreuses démarches pour la conserver. Elle ne tarda point à être transférée à Anvers, et, en 1314, Philippe le Bel voulut l'établir à Saint-Omer. Cependant, vers la même époque, les Brugeois multipliaient leurs efforts pour qu'elle leur fût rendue, et vers 1323, elle était déjà de nouveau fixée à Bruges. En 1332, Edouard III avait fait saisir les marchandises flamandes; mais dès l'année suivante tous les griefs qui existaient entre les communes de Flandre et le roi d'Angleterre avaient été redressés, et il avait été décidé qu'à l'avenir quatre arbitres, dont deux de chaque nation, s'assembleraient à York, pour juger les plaintes des marchands anglais et flamands. Ces immenses expéditions de laine n'enrichissaient pas moins les propriétaires d'Angleterre que les manufacturiers de Flandre, et rien n'explique mieux pourquoi toutes les guerres entre ces deux pays étaient presque immédiatement suspendues par des trêves: Edouard III, plus sage que ses prédécesseurs, comprit le premier que ce commerce mériterait surtout sa protection, s'il devait contribuer à fixer dans ses Etats, dans le pays même qui produisait les laines, l'industrie qui en réglait l'emploi. Il nous reste un privilége octroyé au tisserand flamand Jean Kempe, par le roi Edouard III, qui se termine en ces termes: «Nous permettons à tous les autres tisserands, teinturiers et foulons de Flandre qui voudraient quitter leur pays, de s'établir dans notre royaume et nous leur ferons donner de semblables lettres de protection.» On annonçait aux ouvriers de Flandre qu'ils trouveraient en Angleterre une vie opulente et de riches mariages. Ces promesses séduisirent sans doute plus d'un habitant d'Ypres ou de Warneton; des hommes de métier bannis par Louis de Nevers vinrent aussi se fixer aux bords de la Tamise, et ce fut ainsi qu'Edouard III, qui fut quelques années plus tard le fidèle allié des communes flamandes, prépara à la fois dès ce moment la ruine de la Flandre et la grandeur de l'Angleterre.

Les rigueurs qui avaient suivi la bataille de Cassel n'avaient pas atteint leur terme. Au mois de juillet 1330, Louis de Nevers fait prononcer à Gand de nombreuses sentences de bannissement, et au même moment il mutile l'organisation légale du Franc et réforme ses anciens priviléges. Trois ans plus tard, Jean des Prez et Gauthier de Quevaucamp font exécuter, en vertu d'un ordre royal, les sentences de confiscation qui remontent à près de cinq années. Non-seulement les bourgeois de Gand et de Bruges sont en butte à de vives persécutions, mais l'on voit aussi de nobles chevaliers, comme le châtelain de Bergues, Jean de Morbecque, Jean de Rely et Gauthier d'Hontschoote, inquiétés tour à tour comme suspects d'avoir favorisé Zannequin. Cependant, à mesure que se fermaient les plaies causées par une guerre désastreuse, la Flandre cherchait à se relever de l'état d'abaissement où elle avait langui pendant quelques années. Les trois bonnes villes avaient été choisies par les magistrats de Hambourg et l'abbé de Staveren comme arbitres de leurs contestations. A Gand, l'évêque de Tournay avait interposé sa médiation entre le comte et les magistrats, et par ses soins une convention qui faisait droit à leurs griefs avait été conclue à Courtray le 3 novembre 1335. A Bruges, les Breydel avaient reparu dans la direction des affaires de la cité, et les échevins avaient même osé accorder un secours public à la veuve de Pierre Coning, que ses services n'avaient point enrichi. La réhabilitation des héros de Courtray était la plus énergique des protestations contre les vainqueurs de Cassel.

Telle était la situation des choses, quand, au refroidissement qui existait entre Philippe de Valois et Edouard III, succédèrent tout à coup des hostilités ouvertes sur les frontières de la Guyenne. Louis de Nevers était absent en ce moment: il s'était rendu à Avignon pour se concilier l'appui du pape dans l'affaire de Malines, qui était depuis deux années soumise à l'arbitrage des légats pontificaux. Philippe de Valois, qui craignait que le comte de Flandre ne fût entraîné par ses communes dans l'alliance d'Edouard III, avait engagé lui-même le pape Benoît XII à rejeter ses prétentions; mais Louis de Nevers vit, à son retour, le roi de France à Paris, et réussit à le convaincre de la sincérité de ses serments. En effet, à peine était-il rentré dans ses Etats, qu'il manda à ses officiers de retenir prisonniers tous les Anglais qui se trouveraient en Flandre, mesure imprudente qui devait appeler de terribles représailles. Le 5 octobre 1336, Edouard III ordonna, à son exemple, que tous les marchands flamands fussent arrêtés dans son royaume et que l'on saisît leurs biens; il défendit en même temps l'exportation des laines. La Flandre fut livrée à la désolation: tous ses métiers cessèrent de battre le même jour, et les rues de ses cités, naguère remplies d'ouvriers riches et industrieux, se couvrirent de mendiants qui demandaient en vain du travail pour échapper à la misère et à la faim.

Edouard III, qui écoutait de plus en plus les conseils de Robert d'Artois, cherchait à ne point s'aliéner les sympathies des communes flamandes: dès le 18 octobre, il écrivit au comte de Flandre et aux échevins des bonnes villes, pour leur témoigner son désir de voir la paix rétablie; et l'on vit bientôt les communes, s'élevant unanimement contre le système politique qui les isolait des marchands anglais et des populations voisines de Brabant, de Hainaut et de Hollande, contraindre Louis de Nevers à y renoncer. Le 31 mars 1336 (v. st.), Henri de Flandre, comte de Lodi, dont le père avait quitté la cour avilie de Robert de Béthune pour suivre Philippe de Thiette en Italie, Sohier de Courtray, Gauthier d'Harlebeke, Jean de la Gruuthuse, Jean d'Axel, Jean de Rodes, Roland de Poucke, et d'autres chevaliers et échevins des bonnes villes, signèrent, au nom du comte et des communes de Flandre, un traité d'alliance qui fut également approuvé par les nobles et les échevins des bonnes villes de Brabant. Le lendemain, une convention plus importante fut ratifiée au nom de Jean, duc de Brabant, de Guillaume, comte de Hainaut, de Hollande et de Frise, et de Louis, comte de Flandre, par les députés des bonnes villes de leurs Etats. Il y était dit qu'à l'avenir la Flandre, le Brabant et le Hainaut ne feraient plus la guerre que d'un commun accord, et que tous les différends qui s'élèveraient entre leurs habitants seraient soumis au jugement d'un conseil d'arbitres choisis au sein des bonnes villes des trois pays.

Les communes flamandes avaient également annoncé leur intention de renouer leurs anciennes relations de commerce avec l'Angleterre, et le 15 avril, Edouard III chargea l'évêque de Lincoln, et les comtes de Salisbury et de Huntingdon, de se rendre en Flandre pour y conclure un traité. Les ambassadeurs anglais débarquèrent à Dunkerque et de là ils se dirigèrent vers Gand; les bourgeois de cette ville, si longtemps dévoués au comte de Flandre, avaient ressenti vivement les déplorables résultats des mesures qui les frappaient dans leur industrie; Sohier de Courtray lui-même, qui avait été pendant plusieurs années le défenseur de Louis de Nevers dans ses guerres contre les Brugeois, avait osé déclarer que l'alliance du roi d'Angleterre était le premier besoin du pays, et c'était dans son hôtel que Bernard d'Albret, l'un des ambassadeurs d'Edouard III, avait reçu l'hospitalité. Peu de détails nous ont été conservés sur cette assemblée de Gand, mais nous savons que le roi d'Angleterre proposait le rétablissement de l'étape des laines en Flandre, et il avait récemment ordonné, dans un parlement tenu à Norwich, qu'on protégeât dans ses Etats tous les tisserands flamands. Il paraît aussi que l'une des garanties adoptées pour le maintien de la paix fut un projet de mariage entre le fils du comte de Flandre et la fille du roi d'Angleterre.

L'évêque de Lincoln s'était rendu dans le Hainaut: il avait une mission plus importante à y remplir; il ne s'agissait de rien moins que de consulter le comte Guillaume, qui était le père de la reine d'Angleterre, sur les prétentions qu'avait réveillées l'ambition de Robert d'Artois. Le comte de Hainaut protesta de son zèle, mais sa puissance était peu de chose en comparaison de celle de Philippe de Valois, et il engagea vivement Edouard III à s'assurer l'appui des princes voisins et surtout celui des communes flamandes. En effet, la générosité du roi d'Angleterre attacha successivement à sa cause l'archevêque de Cologne, le sire de Fauquemont, le marquis de Juliers, le comte de Gueldre; le duc de Brabant lui-même avait cédé soit aux volontés de ses communes, soit à ses rancunes contre Philippe de Valois, qui avait préféré à son appui celui du comte de Flandre; depuis que la mort de son fils avait rompu les liens qui l'unissaient à la France, il semblait ne plus se souvenir que de ceux qui existaient entre la maison des rois d'Angleterre et la sienne.

Louis de Nevers restait seul étroitement attaché à l'alliance française. Il oubliait les événements qui avaient précédé la bataille de Cassel, pour recourir aux mesures oppressives que Philippe de Valois n'avait osé lui conseiller en 1328 qu'après avoir vaincu Zannequin et ses seize mille compagnons. Sa vengeance menaçait surtout celui qu'il considérait comme le chef du parti anglais, ce chevalier banneret qui, pour parler le langage de Froissart, «estoit durement amé à Gand et tenu pour le plus preux chevalier de Flandre et le plus vaillant homme, et qui, le plus hardiment, avoit desservi ses seigneurs.» Sohier de Courtray avait été perfidement appelé le 6 juillet à Bruges, pour y assister à une assemblée générale des députés des communes: on l'arrêta aussitôt, et il fut conduit au château de Rupelmonde, comme coupable de trahison vis-à-vis du roi de France, parce qu'il avait accueilli un aïeul de Henri IV: son fils eut à peine le temps de chercher un refuge en Angleterre.

Edouard III résolut de tenter un dernier effort pour le maintien de la paix en chargeant l'évêque de Lincoln de proposer de nouveau le mariage de l'une de ses filles, nommée Jeanne, avec Louis de Male, fils du comte de Flandre; mais les ambassadeurs anglais ne purent rien obtenir, et s'ils intercédèrent en faveur de Sohier de Courtray, leurs prières mêmes ne lui furent que fatales. Ils paraissent du reste n'avoir pas tardé à retourner à la cour du comte de Hainaut, et ce fut là qu'ils apprirent que Louis de Nevers avait envoyé des vaisseaux aux bouches de l'Escaut pour s'emparer d'eux s'ils s'embarquaient à Anvers. La crainte de tomber en son pouvoir les obligea d'aller en Hollande chercher un navire à Dordrecht. Edouard III fut vivement ému par leurs plaintes et promit d'y porter remède. Cinq cents hommes d'armes et deux mille archers quittèrent le port de Gravesand: les comtes de Derby et de Suffolk, Renaud de Cobham et un jeune chevalier du Hainaut, nommé Gauthier de Mauny, déjà célèbre par ses exploits en Ecosse, avaient réclamé l'honneur de prendre part à cette expédition, qui allait ouvrir la plus grande guerre du quatorzième siècle.

Cinq mille hommes d'armes avaient été placés par le comte de Flandre dans l'île de Cadzand. Gui, frère bâtard de Louis de Nevers, y avait conduit avec lui les plus nobles chevaliers du parti leliaert, Pierre d'Ingelmunster, Jean de Moerkerke, Gilles de Watervliet, les sires de Meetkerke, de Brugdam, d'Halewyn. Tandis que les archers anglais les forçaient, en lançant une grêle de flèches, à abandonner les digues où ils avaient planté leurs bannières, Gauthier de Mauny et ses compagnons s'élançaient sur le rivage. Pas une parole n'avait été échangée et la lutte fut terrible. Un moment la fortune parut trahir les assaillants. Le comte de Derby avait été abattu, mais Gauthier de Mauny s'empressa de le relever en poussant son cri d'armes: «Lancastre au comte de Derby!» Enfin les Anglais triomphèrent: ils pillèrent toute l'île de Cadzand, et lorsque leur flotte rentra dans la Tamise, elle ramenait prisonniers les sires de Watervliet, de Rodes, d'Halewyn et de Brugdam, et Gui, frère du comte de Flandre, qui devait, après une captivité de deux années, jurer foi et hommage au roi d'Angleterre (9 novembre 1337).

Cependant le comte de Flandre, de plus en plus dévoué à Philippe de Valois, se rendait de ville en ville pour engager les communes à ne pas rompre la paix que le traité d'Arques avait rétablie et à rester les alliés de la France. Il recourait tour à tour aux mesures les plus rigoureuses, aux moyens les plus humbles de persuasion. Ainsi, ne jugeant point la captivité de Sohier de Courtray un châtiment assez sévère des négociations des Gantois avec Edouard III, il les obligea à lui payer une forte amende et à envoyer leurs députés implorer sa merci à ses pieds. Il semblait ne pas redouter le ressentiment de ses bourgeois qui l'avaient fidèlement soutenu dans ses malheurs, et ne s'éloigner d'eux que pour placer toute sa confiance dans les cités qui l'avaient proscrit autrefois.

Le roi de France, naguère si terrible dans ses vengeances contre les communes de Flandre, ne cherchait plus qu'à seconder les efforts du comte pour se concilier l'affection des bourgeois dans la plupart des villes. Le 15 août 1337 il remit aux communes flamandes quatre-vingt mille livres qu'elles lui devaient pour deux années de leur rente annuelle de quarante mille livres parisis, et réduisit de moitié le payement échu le 1er mai 1337, en leur accordant pour le surplus un nouveau délai. Il leur abandonna aussi une autre prétention de trente mille livres tournois, représentant les arrérages des dix mille livres de rente assignées dans les châtellenies de Lille et de Douay, qui n'avaient point été payées pendant les années 1310, 1311 et 1312; de plus, il leur promit qu'à l'avenir elles auraient le monopole de l'exportation de toutes les laines de France. Ces avantages ne leur étaient accordés toutefois qu'à cette condition que les ambassadeurs du roi les trouveraient «en bonne volenté vers le roy.» En conséquence, l'évêque de Tournay et Gérard de Bellay arrivèrent le 29 août à Ypres, et là, en présence du comte de Flandre, ils renouvelèrent ces concessions. Peu de temps après, le roi de France permit aux bourgeois de Bruges de recreuser leurs fossés entre la porte Sainte-Catherine et celle de Coolkerke, parce qu'ils se plaignaient de la mauvaise qualité de leurs eaux pour la fabrication de la bière. Enfin, lorsque la victoire des Anglais dans l'île de Cadzand l'engagea à se montrer de plus en plus prodigue de grâces et de priviléges, il autorisa les Brugeois, non-seulement à élargir tous leurs fossés, mais aussi à relever leurs remparts, sous le prétexte que ce travail était nécessaire pour résister aux ennemis du royaume. L'évêque de Tournay, Hugues Quiéret, Pierre de Cuignières et Nicolas Béhuchet se rendirent à Bruges, et y déclarèrent que le roi libérait les communes de Flandre du second payement de leur rente annuelle de quarante mille livres parisis, «pour ce que nous avons sceu, dit une charte du mois de janvier 1337 (v. st.), l'estat du pays de Flandres, le bon portement des bones gens et la boine volenté qu'ils ont de servir nostre seigneur.»

Si Louis de Nevers se réconciliait avec les bourgeois de Bruges, ceux de Gand lui devenaient de plus en plus hostiles. Qu'on se représente l'antique cité de saint Amand et de saint Bavon, devenue la plus vaste et la plus populeuse de l'Europe. Ses remparts offrent un développement de sept lieues, et à côté de sept ponts de marbre construits sur l'Escaut, on remarque sept églises fondées, selon de fabuleuses légendes, par sept rois qui l'ont vainement assiégée pendant sept ans. Moins d'un demi-siècle s'est écoulé depuis que ses bourgeois ont chassé toute une armée commandée par Edouard Ier, et Froissart, complétant le tableau qu'en a tracé Villani, l'appelle «la souveraine ville de Flandre de puissance, de conseil, de seigneurie, et de toutes choses appartenans à une bonne ville et noble que on pourrait recorder, assise et située en la croix du ciel.» Aussi dédaignée que sa rivale était comblée de bienfaits, elle était réduite à supplier le roi de France, le comte de Hainaut et le duc de Brabant, d'intercéder en faveur de Sohier de Courtray. C'était en vain que d'autres députés suivaient le comte, de Courtray à l'abbaye de Saint-Bernard, d'Audenarde à Ardenbourg, pour obtenir sa liberté: toutes les prières des bourgeois de Gand étaient repoussées, et leur humiliation égalait la misère à laquelle les condamnait l'interruption de leurs relations industrielles avec l'Angleterre.

«En ce temps, raconte Froissart, avoit ung bourgeois à Gand, lequel parloit bien sagement au gré de plusieurs. Si reprirent aucuns hommes ses paroles aux aultres, et dirent qu'il estoit un très sage homme, et dirent qu'il avoit dit que s'il estoit oys et creus, il cuideroit en brief temps avoir remis Flandres en bon estat et r'aroient tout leur gaignage, sans estre mal du roy de France, ne du roy d'Engleterre. Ces paroles multiplièrent tant que li quars ou la moitié de la ville en fu infourmés. Lors commencèrent à s'assembler et tant que, un jour de feste après disner, ils se mirent ensamble plus de mille, et appeloient l'un l'autre à leurs maisons, en disant: Alons, alons oyr le bon conseil du saige homme.—Et vinrent à la maison du dit bourgeois qu'ils trouvèrent appoiant à son huis. De si long qu'ils le percheurent, ils lui firent grant révérence et honneur, et dirent: Chier seigneur, veuilliés nous oyr. Nous venons à vous à conseil; car, on nous dist que les grans biens et sens de vous remettra le pays de Flandre en bon point: si, nous dites comment, et vous ferez ausmosne.—Lors s'avancha le dit bourgeois et dist: Seigneurs compaignons, je suis natif et bourgeois de cette ville; si y ai le mien. Sachiés que de tout mon pooir je vous vodroie aidier et tout le pays; et s'il estoit homme qui voulust en prendre le fais, je vodroie exposer mon corps et biens à estre dalez lui, ou si vous aultres, vous me voliés estre frères, amys et compaignons en toutes choses pour demourer dalez moy, je l'emprendrois volentiers.—Alors, dirent-ils tous d'un assens et d'une voix: Nous vous promettons léalment à demourer dalez vous en toutes choses et d'y aventurer corps et biens, car nous savons bien que en toute la conté de Flandres, n'y a homme, se non vous, qui soit digne de ce faire.—Adonc quand il se vit ainsy accueilli en l'amour du peuple, il fit grans consaux et grandes assemblées de gens et tant les mena de paroles, que toute la communalté et grant plenté de la bourgeoisie se tirèrent vers lui et le compaignoient à grant puissance.» Ce bourgeois de Gand, que ses concitoyens appelaient «le sage homme» se nommait Jacques d'Artevelde.

L'alliance des Artevelde et de l'illustre maison de Courtray est attestée par des preuves irrécusables. D'autres documents démontrent la position élevée qu'ils occupaient.

Selon quelques historiens, les Artevelde étaient issus de la famille des châtelains de Gand, qui remontaient aux comtes de Guines. Ils possédaient le fief d'Artevelde, et rien ne s'oppose à ce qu'à l'exemple de deux branches de cette illustre maison, qui prirent le nom des fiefs de Damme et de Mendonck, une autre se soit attribué dans les premières années du treizième siècle celui du fief d'Artevelde. Si cette origine était formellement démontrée, Jacques d'Artevelde compterait des aïeux parmi les princes et les rois. Lors même qu'elle ne le serait point, il lui resterait toujours «son écusson de sable à trois couronnes ou chapelets d'argent, ce qui fut, dit l'Espinoy, à la façon des vieux Romains, lesquels donnoyent semblables couronnes aux plus preux et valeureux de leurs soldats ou bourgeois.»

Quoi qu'il en soit, la famille de Jacques d'Artevelde, comme celle de Jean de Mendonck, était inscrite dans le registre des corporations industrielles à côté des noms les plus illustres de la cité. Jean d'Artevelde, échevin de Gand en 1319, en 1321, en 1325 et en 1328, appartenait au commerce des draps, cette grande industrie de la Flandre, aussi bien que le vaillant Guillaume Wenemare, qui périt en 1325, sous les murs de Deynze, à la tête des Gantois. Jacques d'Artevelde, inscrit dans le métier des tisserands, imita l'exemple que lui avait donné son père, et en 1344, c'est-à-dire à cette brillante époque où le plus noble prince de l'Europe le nommait son compère, il continuait, au milieu des projets les plus vastes qui aient jamais été conçus, à prendre une part active au mouvement de l'industrie nationale; les salles où se trouvaient déposés les merveilleux ouvrages des tisserands de Flandre touchaient à la chancellerie, où il scellait les chartes qui protégeaient leur travail et leur liberté, tant était respectée à Gand cette loi de la comtesse Mathilde: «si l'on découvre quelque bourgeois inutile à la ville et à la commune, qu'il soit banni par les échevins.»

Les Artevelde avaient donné plus d'une preuve de leur dévouement à la patrie. Philippe le Bel avait confisqué, en 1298, les biens de Guillaume d'Artevelde. Jean d'Artevelde, parent de Philippe d'Axel, a partagé un instant son autorité à Gand; mais tous ses fils se séparent de Louis de Nevers, quand ils le voient, par zèle pour les intérêts du roi de France, compromettre les progrès et l'essor que trois siècles d'efforts pénibles avaient imprimés à l'industrie flamande. En 1335, Guillaume d'Artevelde, qui paraît avoir été le fils du proscrit de 1298, est insulté par les sergents du comte; mais l'exaspération populaire éclate avec tant de force, qu'il doit intervenir lui-même pour leur sauver la vie. Cependant le bailli lui ordonne de le suivre à la prison de la ville: à peine a-t-il obéi, que la commune, courant aux armes, s'empresse de le délivrer. La lettre dans laquelle Gauthier de Bederwane, bailli de Gand, raconte cette émeute, ajoute que le peuple rendit à la liberté, en même temps que Guillaume d'Artevelde, deux de ses cousins inscrits au métier des tisserands. L'un de ceux-ci n'était-il point Jacques d'Artevelde qui, dès cette époque, aurait été le principal objet des sympathies populaires? Car les Gantois, comme le disait plus tard le comte de Hainaut, ne faisaient rien, «sans la faveur et la grâce de Jacques d'Artevelde.»

Tout annonce que lorsque Gui de Dampierre alla en 1300 avec ses fils et l'élite de la noblesse flamande se confier à la générosité de Philippe le Bel, Jacques d'Artevelde accompagna à Paris son oncle, Gauthier d'Artevelde, dizenier attaché au service de Robert de Béthune. Sa jeunesse dut être frappée du triste spectacle des malheurs de ce vieillard, dont le généreux dévouement devait être si cruellement puni. Charles de Valois, qui lui-même avait été trompé par son frère dans les conseils qu'il avait donnés au comte de Flandre, protestait contre cette trahison et suppliait le roi de rendre du moins la liberté à l'aîné de ses fils, dont il connaissait le courage et qu'il voulait associer à ses projets aventureux. Charles de Valois venait d'épouser une des nièces de Robert de Béthune, Catherine de Courtenay, qui lui avait apporté en dot ses prétentions à l'empire de Constantinople, usurpé par les Paléologues: il espérait que le vainqueur de Bénévent l'aiderait à le reconquérir, et repousserait les Turcs de Bithynie, aussi aisément qu'en Italie il avait dispersé les Sarrasins de Nocera. Cependant Philippe le Bel se montra inflexible, et le comte de Valois, privé de l'appui de l'héritier du comté de Flandre, fut réduit à n'amener avec lui dans sa croisade qu'un petit nombre des amis du prince captif. L'un de ceux-ci fut le neveu du dizenier Gauthier.

Le jeune bourgeois de Gand traversa la France et s'arrêta à Rome avec Charles de Valois, qui y obtint du pape la confirmation de ses droits au sceptre impérial d'Orient, en même temps que le titre de pacificateur de la Toscane et de capitaine du patrimoine de saint Pierre. Jacques d'Artevelde y salua la grande figure de Boniface VIII qui dominait les querelles des Guelfes et des Gibelins; peut-être accompagna-t-il les ambassadeurs que le comte de Valois envoyait à Florence aux chefs de la faction des Blancs, et y vit-il Dante Alighieri, qui bientôt, chassé par l'exil de sa patrie, allait chercher au delà des Alpes la route que Jacques d'Artevelde avait suivie, depuis les rives du Rhône jusqu'aux digues sablonneuses que les Flamands opposent à la mer entre Cadzand et Bruges:

Quale i Fiamminghi tra Cazzante e Bruggia

Temendo 'l fiotto che inver lor s'avventa,

Fanno lo schermo perchè 'l mar si fuggia.

Charles de Valois ne tarda point à conduire une expédition en Sicile, et ce fut de là, raconte-t-on, qu'il mit à la voile pour la Grèce. Sur ces rivages qui avaient vu passer, avant les hommes d'armes de Charles de Valois, l'armée de Robert de Jérusalem et la flotte de Baudouin de Constantinople, le fils de Jean d'Artevelde put retrouver les traces de la gloire de la Flandre. Plusieurs chevaliers y conservaient les domaines que leurs pères avaient conquis un siècle plus tôt. Engelbert de Liedekerke était grand connétable de la principauté d'Achaïe, et son frère capitaine du château de Corinthe; enfin, au milieu des Thermopyles, au bord du lac Copaïs, «le bail de Thessalie, monseigneur Antoine le Flamenc, qui estoit tenus un des plus sages hommes de Roumanie,» élevait une église en l'honneur de saint Georges, ce noble patron des chevaliers, que Robert II invoquait à Antioche et à Ascalon. Ce fut dans ces lointains climats, pleins des souvenirs des héros de Marathon et de Salamine, que Jacques d'Artevelde apprit la destruction, sous les murs de Courtray, de la plus puissante armée de l'Europe, vaincue par quelques bourgeois et quelques laboureurs.

On ignore ce que devint Jacques d'Artevelde pendant plus de vingt ans. Il s'occupait des affaires publiques et de l'éducation de ses enfants, d'industrie au milieu des foulons et des tisserands, et d'agriculture dans ses polders de Basserode, lorsque, cédant aux prières des bourgeois qui s'étaient rendus sur la place de la Calandre, il les engagea à se réunir dans le préau du monastère de la Biloke.

Le monastère de la Biloke avait reçu de nombreux bienfaits des aïeux de Sohier de Courtray, et son gendre y était sans doute accueilli avec reconnaissance et avec respect. Peut-être Jacques d'Artevelde se souvenait-il aussi qu'il avait été fondé par Foulques Uutenhove, ce pieux chanoine qui avait excité, dans les premières années du treizième siècle, les Flamands à s'opposer au joug de Philippe-Auguste. Sa parole y réveilla les mêmes échos de patriotisme et d'honneur, lorsqu'il exhorta les bourgeois à maintenir la puissance et la gloire de la Flandre. N'avaient-ils pas avec eux toutes les communes de Brabant, de Hainaut, de Hollande et de Zélande? en traitant avec l'Angleterre, sans rompre avec la France, ne verraient-ils point leur alliance également recherchée par les deux rois? L'éloquence d'Artevelde répandait dans toute la Flandre l'enthousiasme qui l'agitait.

La commune de Gand s'assembla aussitôt, et le 3 janvier elle rétablit les charges des capitaines de paroisse, qui avaient existé dans tous les temps où la ville était exposée à quelque péril imminent. Il fut, de plus, déclaré que l'un de ces capitaines aurait le gouvernement supérieur de la ville: ce que les actes publics des échevins nomment 't beleet van der stede. Cette prééminence, on pouvait le prévoir, fut attribuée à Jacques d'Artevelde, élu capitaine de la paroisse de Saint-Jean. Ses collègues étaient Guillaume de Vaernewyck, Gelnot de Lens, Guillaume Van Huse et Pierre Van den Hove.

Le 5 janvier, Thomas de Vaernewyck, premier échevin de la ville de Gand, fit publier diverses ordonnances pour assurer la paix et la tranquillité de la ville. On fixa les quantités de blé que chacun pouvait acheter, afin d'éviter la famine si le comte de Flandre revenait assiéger Gand: il n'était permis à personne de sortir après le couvre-feu; et tous ceux qui avaient été bannis par les échevins des bonnes villes reçurent l'ordre de quitter le pays dans le délai de trois jours. Toutes les anciennes connétablies avaient été reconstituées, et l'on avait proclamé une trêve légale de cinquante jours, qui devait suspendre le cours de toutes les haines engendrées par la rivalité des factions.

Cependant Philippe de Valois avait été immédiatement instruit de ce qui s'était passé à Gand, et n'y voyant qu'un mouvement séditieux qu'il fallait arrêter par la force, il adressa dès le 12 janvier des lettres où il fixait à la mi-carême la convocation de ses hommes d'armes à Amiens. En même temps il ordonnait à Guillaume d'Auxonne, devenu évêque de Cambray, de partir sans retard pour Eecloo, où une assemblée générale des députés des communes de Flandre devait se réunir le 15 janvier, afin de gagner à ses intérêts ceux qui exerçaient le plus d'influence. Le comte de Flandre secondait de tout son pouvoir ces démarches; mais la misère faisait chaque jour de nouveaux progrès, et l'on répétait de toutes parts que si les relations industrielles avec l'Angleterre n'étaient point rétablies, la ruine du pays était imminente.

Tous les efforts de Louis de Nevers furent inutiles. Le 1er février, les échevins de Gand se rendirent à Louvain près du comte de Gueldre, plénipotentiaire d'Edouard III, pour y signer une convention qui devait assurer la réconciliation du roi d'Angleterre et des communes de Flandre; il leur fut permis d'aller chercher à Dordrecht des laines anglaises que l'on porta à Gand au milieu des acclamations de la multitude.

Louis de Nevers avait mandé auprès de lui Jacques d'Artevelde: il chercha à le gagner par ses bienfaits ou à l'effrayer par ses menaces. Ces tentatives ayant été inutiles, il se laissa persuader par ses conseillers qu'il était permis de le faire assassiner; mais l'affection que la commune portait à Jacques d'Artevelde déjoua ses projets, et ces attentats odieux, dirigés contre un homme que l'on considérait déjà unanimement comme le sauveur de la patrie, n'eurent d'autre résultat que d'exciter une vive indignation: tous les bourgeois prirent des chaperons blancs, c'est-à-dire l'insigne propre aux membres de la commune quand ils se rassemblaient sous leurs bannières; le comte lui-même se vit réduit à en accepter un, et il craignait qu'on ne le retînt captif à Gand comme il l'avait été autrefois à Bruges, quand, prétextant une partie de chasse au milieu d'une fête, il gagna en grande hâte le château de Male.

Dès que Louis de Nevers eut quitté Gand, il chercha à tenter un dernier effort pour s'assurer invariablement la fidélité des bourgeois de Bruges, en leur reconnaissant le droit de faire des remontrances en cas de violation de leurs priviléges, remontrances dont la sanction et la garantie se trouveront dans la suspension de l'autorité du comte dans la ville, «en tant comme il appartenra au prouffit du seigneur,» aussi longtemps qu'il n'y aura pas été fait droit.

En ce moment, le comte continuait à dissimuler vis-à-vis des Gantois: il parut même approuver, dans une assemblée qui eut lieu à Bruges, les négociations entamées avec le comte de Gueldre. En agissant ainsi, il ne suivait, on ne saurait en douter, que les conseils du roi de France. Philippe de Valois, dont les feudataires n'étaient point encore prêts à combattre, jugeait utile aux intérêts de sa politique de temporiser. Quelques paroles imprudentes du roi Jean de Bohême qu'il avait envoyé à Eecloo à une assemblée des communes, parurent toutefois assez menaçantes pour que les bourgeois de Gand chargeassent deux de leurs échevins, Jean Uutenhove et Simon Parys, d'aller les disculper près du roi de France de toutes les accusations que l'on dirigeait contre eux; mais rien ne vint justifier leurs craintes, car Philippe de Valois répondit à leurs députés «qu'il tenait la ville pour excusée et était disposé à la protéger toujours dans son industrie et dans ses libertés.»

Cependant l'époque à laquelle Philippe de Valois a fixé la réunion de ses hommes d'armes n'est plus éloignée. La Flandre, trompée par ses protestations mensongères, attend dans un profond repos le rétablissement prochain de sa prospérité. Les bourgeois de Gand eux-mêmes ont cessé d'être inquiets et agités. La grande foire, qui se tient dans leur ville le dimanche de Lætare, y a réuni un grand nombre de marchands étrangers, et la joie publique se manifeste de toutes parts, quand tout à coup de tristes nouvelles y répandent la consternation: le comte de Flandre, exécutant l'ordre du roi de France, a envoyé des bourreaux au château de Rupelmonde, où Sohier de Courtray est captif, et le vieux compagnon de Gui de Dampierre a été décapité dans le lit où le retenaient ses infirmités; le même jour, l'évêque de Senlis et l'abbé de Saint-Denis sont arrivés à Tournay, et dès le lendemain ils y ont fait lire, sur la place du Marché, une sentence d'excommunication contre les Gantois.

Evidemment le roi de France a voulu que les bourgeois de toutes les villes de Flandre, appelés par la foire de la mi-carême aux bords de l'Escaut, fussent les témoins de la désolation et de la stupeur des Gantois; mais Jacques d'Artevelde oppose sa fermeté à l'effervescence publique et rassure tous ceux qui réclament l'appui de ses conseils. «L'appel au pape, leur dit-il, est un droit qui ne peut nous être enlevé;» et il ajoute que déjà il a chargé Jean Van den Bossche d'aller consulter les clercs de Liége sur les moyens à prendre pour suspendre immédiatement les effets de l'interdit.

Philippe de Valois avait espéré que la sentence de l'évêque de Senlis aurait suffi pour semer en Flandre une terreur si profonde, que tous les bourgeois se seraient empressés d'accourir à Tournay pour se mettre à sa merci. Toutes ses prévisions furent déçues: il fallait toutefois quelques jours de plus pour que ses hommes d'armes se rendissent d'Amiens aux frontières de Flandre. Il feignit de nouveau de ne désirer que le maintien de la paix, et les négociations recommencèrent. Simon Parys et Jean Uutenhove, retenus un instant à Tournay à leur retour de Paris, avaient recouvré leur liberté. Des conférences eurent lieu à Deynze et à Lille; mais elles ne produisirent aucun résultat: Thomas de Vaernewyck et Liévin de Béveland avaient inutilement demandé la proclamation d'une trêve.

Le 7 avril, le connétable était entré à Tournay, accompagné d'un grand nombre d'hommes d'armes, et, deux jours après, le roi de France l'y avait suivi, pensant que l'interruption de toutes les cérémonies religieuses pendant la semaine sainte disposerait davantage l'esprit des Gantois à la crainte et à la soumission. Un corps de chevaliers leliaerts, qui s'était retiré après la défaite de Cadzand dans le château de Biervliet, devait s'associer au mouvement qu'il projetait. Le 11 avril, veille de la fête de Pâques, on aperçut, du haut de la tour de Saint-Nicolas, quelques chevaucheurs ennemis devant les portes de la ville, et la cloche du beffroi donna aussitôt le signal de l'alarme. Les Gantois, soutenus par la voix du capitaine de la paroisse de Saint-Jean, se préparaient à résister, et dix jours se passèrent sans que Philippe de Valois, trop lent à prendre une résolution, ordonnât de marcher en avant. Enfin, le 22 avril, les bourgeois de Gand s'assemblent au Cauter. Jacques d'Artevelde leur annonce qu'il a fait rompre le pont de Deynze que devaient traverser les Français, et qu'ils n'ont plus rien à craindre de leurs préparatifs ni de leurs menaces: il leur propose de se diriger vers le camp des Leliaerts de Biervliet. Par son ordre, les trompettes ne cessent de résonner sur la place du Cauter pendant tout le jour. Le lendemain, les échevins de la ville, les capitaines des paroisses, les doyens des métiers montent à cheval, suivis des chaperons blancs, guidés par Baudouin Wenemare, de la gilde de Saint-Georges, commandée par Jean Uutenhove, et de machines de guerre qui doivent servir à l'assaut de Biervliet. «Ils allaient, disent les comptes manuscrits de la ville de Gand, rétablir la paix du pays et assurer la défense de ses lois, de ses libertés et de son industrie.»

Cependant le comte de Flandre crut qu'il fallait profiter du moment où les Gantois prenaient la route d'Assenede, pour soumettre complètement les bourgeois de Bruges à son autorité; il espérait que la plupart se montreraient bien disposés en sa faveur, car ils n'avaient pu oublier sa déclaration du 19 janvier, et il venait de rétablir par une charte du 24 avril leurs anciens priviléges, tels qu'ils les avaient reçus après la bataille de Courtray. Le 25 avril, il quitta le château de Male avec Morel de Fiennes et d'autres chevaliers, et alla planter sa bannière sur la place du marché. Les foulons accoururent les premiers pour défendre les libertés de la ville, et cinq ou six d'entre eux avaient péri, lorsque toute la commune prit les armes et força le comte à se retirer à Male. Au premier bruit de cette tentative, Jacques d'Artevelde, victorieux à Biervliet, hâta sa marche vers Bruges. L'alliance des deux communes rivales y fut proclamée, et, dans une réunion solennelle tenue au monastère d'Eeckhout, à laquelle assistaient les députés d'Ypres et ceux du Franc, il fut décidé que les trois bonnes villes de Flandre, tant en leur nom que pour les châtellenies voisines, gouverneraient d'un commun accord et éliraient chacune trois députés, qui formeraient une assemblée permanente d'états chargée de veiller à l'administration du pays, ce qu'on nomma plus tard les trois membres de Flandre.

Le 29 avril 1338, les représentants de toutes les communes de Flandre (la ville de Bruges comptait parmi eux cent huit députés, dont l'un était Jean Breydel) se rendirent au château de Male, et là Jacques d'Artevelde exposa au comte ce qui avait été arrêté au monastère d'Eeckhout. Louis de Nevers jura que désormais il maintiendrait les libertés de la Flandre, telles qu'elles existaient avant le traité d'Athies. Peu de jours après, il répéta le même serment à l'assemblée générale d'Oostcamp.

Ainsi, grâce aux efforts de Jacques d'Artevelde, la paix du pays avait été rétablie en moins de quatre mois; toutes les rivalités, toutes les haines s'étaient calmées, et l'on vit, au mois de mai 1338, une députation, composée de Jacques d'Artevelde, de Guillaume de Vaernewyck, de Hugues de Lembeke, de Henri Goethals, de Jean Breydel, de Jacques de Schotelaere et d'autres bourgeois désignés par les villes de Gand, de Bruges et d'Ypres, parcourir toute la Flandre depuis Bailleul jusqu'à Termonde, depuis Ninove jusqu'à Dunkerque, «pour réconcilier les bonnes gens des communes avec le comte de Flandre, tant pour l'honneur du comte que pour la paix du pays.»

Depuis cette époque, les réunions des députés des communes deviennent très-fréquentes: elles ont lieu successivement à Courtray, à Bruges, à Ypres, à Roulers, à Gand. Jacques d'Artevelde leur a confié une mission aussi difficile qu'elle est noble et élevée, le soin de faire prospérer la Flandre par la neutralité de son industrie au milieu des guerres les plus sanglantes, et de s'assurer à la fois l'alliance commerciale du roi de France, qui hait profondément la Flandre, et celle du roi d'Angleterre, qui ne la flatte peut-être que pour l'asservir plus aisément.

Edouard III se montrait de plus en plus favorable aux communes flamandes. Dès le 8 mai, il écrivait aux Gantois: «Le roi, à très sages personnes, les conseillers, échevins, bourgmestre et membres de la commune de Gand, ses très chers amis, salut et sincère affection. Nous avons appris avec bonheur, et toute notre âme en est pénétrée de joie, que vous avez conclu un traité avec nous, et que malgré les périls qui vous menacent, vous exposez si généreusement pour nous vos vies et vos biens: nous espérons qu'avec l'aide de Dieu, nous pourrons vous en témoigner notre reconnaissance.» Le même jour, il adressait aux magistrats de Bruges et d'Ypres des lettres conçues en ces termes: «Le souvenir de l'amitié qui a existé autrefois entre votre commune et notre maison royale, nous fait désirer vivement qu'une alliance stable ait lieu entre vous et nous, pour notre avantage mutuel.» Il finissait en leur annonçant le départ de ses ambassadeurs, l'évêque de Lincoln et les comtes de Northampton et de Suffolk, pour le Brabant.

Les communes de Flandre ne tardèrent point à répondre à ces lettres, en envoyant leurs députés à Anvers pour y déterminer les conditions d'un traité commercial, quoique Edouard III désirât surtout la conclusion d'une alliance politique. Toutes les communes de Flandre délibérèrent au sujet des négociations dont leurs députés leur rendaient compte. Lorsqu'elles les eurent unanimement approuvées, Jacques Masch et leurs autres députés retournèrent à Anvers, où se trouvaient le comte de Gueldre et les ambassadeurs anglais, et on y conclut, le 10 juin 1338, un traité dans lequel la neutralité de la Flandre était proclamée. L'Angleterre restait ouverte au commerce des bourgeois flamands, tandis qu'il leur était permis de repousser de leurs villes et de leurs ports les hommes d'armes anglais et français, sauf le service dû à Philippe de Valois par le comte à raison de son fief.

Edouard III ordonna aussitôt après que toutes les étoffes marquées du sceau des villes de Flandre pourraient circuler librement en Angleterre.

Cependant Jean Uutenhove et Thomas de Vaernewyck avaient quitté Gand le 3 juin, pour aller annoncer à Philippe de Valois la réconciliation cordiale du comte et du pays de Flandre, et lui faire part de la convention que l'on avait le projet de conclure avec le comte de Gueldre pour prévenir la ruine des corps de métiers. Philippe de Valois, trop prudent pour s'aliéner l'esprit des Flamands au moment où le roi d'Angleterre eût voulu les engager à prendre les armes, se montra fort conciliant. Il suspendit l'effet de toutes les créances qui existaient à charge des communes et des bourgeois de Flandre, et le 21 juin, Thomas de Vaernewyck, revenu à Gand, y donna lecture, aux députés des communes, des lettres par lesquelles le roi de France avait voulu balancer les priviléges accordés par Edouard III dans le traité d'Anvers. Il s'y engageait à faire lever l'excommunication, autorisait les relations commerciales de la Flandre avec l'Angleterre, promettait de respecter sa neutralité par tous les moyens, même en ordonnant à ceux de ses sujets qui y aborderaient de déposer leurs armes, «si que les marchands et marchandises ne soient troublés ne empechiés en la bonne pais du pays de Flandre.» Le 23 juillet l'évêque de Senlis arriva à Gand pour y lever la sentence d'interdit, et Louis de Nevers se rendit solennellement à Tournay avec les députés des communes de Flandre pour y assister aux cérémonies religieuses des fêtes de l'Assomption.

Cette double négociation, qui se termine à trois jours d'intervalle, à Anvers par le traité du 10 juin, par la déclaration du 13 à Paris, suffirait à la gloire de Jacques d'Artevelde; elle marque l'apogée de la grandeur des communes flamandes: époque vraiment mémorable et digne d'admiration, où les rois de France et d'Angleterre, de crainte de voir la Flandre se ranger sous une bannière hostile, lui accordaient à l'envi les plus vastes priviléges commerciaux, et semblaient, en réservant à leurs propres peuples tous les maux de la guerre, assurer à nos cités le monopole de l'industrie et l'asile de la paix du monde.

Edouard III poursuivait le cours de ses ambitieuses espérances. Il avait obtenu du parlement un subside de vingt mille sacs de laine, et le 12 juillet une flotte nombreuse, réunie dans les eaux de la Tamise, recevait le roi d'Angleterre, Philippine de Hainaut, Robert d'Artois, les comtes de Derby, de Warwick, de Pembroke, de Kent, de Suffolk, d'Arundel, Renaud de Cobham, Gauthier de Mauny et un grand nombre d'autres illustres chevaliers. Sept jours après, ils s'arrêtaient au port de l'Ecluse, où Jacques d'Artevelde s'était rendu, avec les autres députés des communes flamandes, pour les saluer. Il est peu probable qu'Edouard III, oubliant les clauses du traité qu'il avait ratifié le 26 juin, ait voulu descendre en Flandre: cependant un chroniqueur contemporain lui prête ce dessein et raconte que Jacques d'Artevelde ne lui permit point de l'exécuter, afin que la neutralité des communes flamandes fût respectée.

Edouard III continua sa route vers Anvers, mais il s'étonna de ne point y trouver les laines qui devaient être employées à la solde de ses hommes d'armes et au payement des pensions qu'il avait promises à la plupart de ses alliés. Leur zèle se refroidissait déjà, et ils s'excusaient de ne point être prêts à combattre. Le duc de Brabant, quoique une nouvelle du 12 août eût confirmé son alliance, ne voulait point commencer seul une si grande guerre; les barons allemands alléguaient aussi qu'ils ne pouvaient prendre les armes sans le consentement de l'empereur. Enfin les bourgeois de Flandre persistaient dans leur résolution de maintenir le traité qu'ils avaient conclu, et quels que fussent les présents et les honneurs que leur offrit Edouard, leurs députés déclaraient qu'ils ne voulaient point s'associer à la ligue dirigée contre Philippe de Valois.

Cependant Edouard III opposait aux obstacles qui l'arrêtaient son activité et son énergie. Il se rendit lui-même en Allemagne auprès de l'empereur Louis de Bavière, et, vers les premiers jours de septembre, l'empereur, cédant à ses prières, le proclama vicaire de l'empire dans une assemblée solennelle tenue à Coblentz, à laquelle assistaient les évêques de Mayence et de Trèves, le duc de Saxe et le comte palatin du Rhin. Dans une autre assemblée qui eut lieu à Herck, dans le Limbourg, Edouard III, assis sur un trône et la couronne sur le front, reçut l'hommage des feudataires impériaux et les invita à se réunir l'année suivante dans les premiers jours du mois de juillet, pour former le siége de la ville de Cambray, que le roi de France avait enlevée à l'empire. Peu de jours après, il défendit à tous ceux qui auraient désormais à traiter en son nom avec Philippe de Valois, de lui donner le titre de roi, afin que l'on ne trouvât point dans leurs paroles un obstacle aux droits qu'il voulait faire valoir en réclamant le royaume de France, in petitione dicti regni.

Tandis que le roi d'Angleterre multipliait ses démarches en Allemagne et ordonnait de nouveaux préparatifs en Angleterre, il ne cessait point ses négociations avec les communes de Flandre. Ce n'était pas seulement parce qu'il espérait obtenir un jour l'appui de leurs nombreuses milices, mais, pressé le plus souvent par le besoin des sommes énormes qu'il fallait prodiguer pour armer tout le nord de l'Europe, il se voyait réduit à recourir à leurs richesses. Il fit de grands emprunts aux bourgeois de Gand, et remit même les riches joyaux de la couronne d'Angleterre en gage chez les Bardi, changeurs florentins fixés à Bruges, qui, après avoir, dès le règne de Henri III, affermé tous les péages de l'Angleterre, étaient devenus au quatorzième siècle, selon l'expression d'un historien italien, l'une des colonnes du commerce de la chrétienté.

Edouard III cherchait en même temps à s'attacher les communes et à éloigner Louis de Nevers de l'alliance française. Au mois de novembre 1338, il charge le comte de Gueldre de négocier le mariage de sa fille Isabelle avec Louis de Male, fils du comte de Flandre; puis il propose de rétablir en Flandre l'étape des laines anglaises: c'est le vœu constant des communes et le plus grand bienfait que leur industrie puisse recevoir d'un prince étranger; mais rien n'ébranle leur résolution de conserver une stricte neutralité dans les guerres qui se préparent.

Plus on approfondit l'histoire de cette époque, plus on reste convaincu que les communes flamandes étaient sincères dans leur détermination, et que si les événements ne s'y fussent opposés, Jacques d'Artevelde, aussi bien que leurs autres chefs, y eût persévéré. Si les liens qui les unissaient au comte de Flandre et à Philippe de Valois furent si peu durables, ce ne sont point les communes flamandes qu'il faut accuser d'avoir cherché à les rompre.

Le comte de Flandre, sachant qu'Edouard III s'était retiré en Brabant sans armée, avait formé le projet de soumettre les communes pendant l'hiver et avant qu'elles pussent être secourues par les Anglais. Ses partisans occupaient les cités de Lille, de Douay, de Saint-Omer. C'était au milieu d'eux que s'organisait l'armement des Leliaerts, qui devait renverser le gouvernement des communes pour rétablir l'autorité absolue du comte. Louis de Nevers espérait être secondé par les populations du Franc, toujours quelque peu jalouses des bourgeois des villes; pour se les rendre plus favorables, il leur avait restitué tous les priviléges dont elles jouissaient sous le règne de Philippe d'Alsace. La première entreprise de ses amis fut dirigée contre Bergues, où ils mirent vingt-cinq bourgeois à mort. Encouragés par ce succès, ils se portèrent rapidement vers Dixmude, et le comte de Flandre quitta aussitôt Tournay pour venir les rejoindre. Là se réunirent tous ses partisans qui depuis longtemps réservaient leurs forces pour cette importante tentative: ils comptaient pouvoir s'emparer aisément de la ville de Bruges, parce que la milice de la commune était retenue en ce moment sur les frontières du Brabant, au siége du château de Liedekerke, que défendaient quelques Leliaerts. Cependant, au premier bruit de l'arrivée du comte de Dixmude, les bourgeois de Bruges s'étaient hâtés de rentrer dans leurs foyers, et le 12 février, vers le soir, ils se trouvaient à Beerst sous les ordres du bourgmestre Gilles de Coudebrouck et de leur capitaine Jean de Cockelaere; ils voulaient profiter de la nuit pour pénétrer à Dixmude et surprendre, pendant leur sommeil, le comte et ses chevaliers. Louis de Nevers reposait déjà, lorsqu'on l'éveilla précipitamment pour lui annoncer l'approche des Brugeois. A peine eut-il le temps de saisir son armure et de sauter à demi-nu sur un cheval. La plupart des nobles accouraient vers son hôtel, et ce fut grâce à leur secours qu'il parvint à faire briser les portes de la ville que les bourgeois de Dixmude avaient déjà fermées; il s'élança aussitôt à toute bride hors des remparts, et ne s'arrêta qu'au pied des tours de Saint-Omer.

Les communes de Flandre adressèrent à Philippe de Valois les plaintes les plus vives contre la trahison qui les avait menacées: elles protestèrent contre cet asile accordé à leurs ennemis, et réclamèrent la restitution des châtellenies de Lille et de Douay, dont elles n'avaient été dépossédées que par la fraude et la violence. Philippe de Valois fit bon accueil à leurs députés. Si le mouvement des Leliaerts n'avait pas été immédiatement comprimé, Philippe de Valois l'eût soutenu avec les hommes d'armes qu'il avait chargé le roi de Navarre de conduire à Tournay. Leur défaite l'engageait à dissimuler de nouveau; il voulait à tout prix s'assurer, sinon l'obéissance des communes flamandes, du moins leur neutralité, au moment où il assemblait toutes les forces de son royaume pour les opposer aux Anglais.

L'été touchait à sa fin, lorsque les barons allemands rejoignirent Edouard III qui les attendait depuis quatre mois dans les prairies de Vilvorde. Il se mit immédiatement en marche et se rendit devant Cambray, que défendait une nombreuse garnison; mais ayant appris que Philippe de Valois réunissait son armée à Péronne, il résolut de lever le siége et d'aller lui livrer bataille, et le 16 octobre il passa l'Escaut près du mont Saint-Martin. Au moment où il quittait le Cambrésis pour entrer dans le Laonnais, le comte de Hainaut s'éloigna de ses bannières pour aller se ranger sous celles du roi de France, afin de remplir successivement ses devoirs de feudataire vis-à-vis de l'empire et vis-à-vis du royaume.

Des espions français avaient annoncé à Edouard III qu'on lui livrerait bataille le 23 octobre. Les deux armées se trouvaient en présence dans une vaste plaine entre les villages de Buironfosse et de la Flamengerie. Edouard III avait terminé tous ses préparatifs pendant la nuit. Ses bagages et ses chariots avaient été placés un peu en arrière, afin de former autour de ses troupes une enceinte fortifiée. Son armée était divisée en trois corps. L'un était composé d'Allemands et comptait environ huit mille hommes et vingt-deux bannières; l'autre, plus considérable, comprenait six mille hommes d'armes et six mille archers venus d'Angleterre; mais le plus important était celui que conduisait le duc de Brabant: on y voyait flotter vingt-quatre bannières et quatre-vingts pennons. Là paraissaient Henri de Flandre, qui, fidèle aux souvenirs de Philippe de Thiette et de Jean de Namur, combattait sous la bannière des communes flamandes et avait été le premier chevalier qu'Edouard III eût armé en France, et à côté de lui plusieurs nobles qui avaient quitté le parti de Louis de Nevers, messire Hector Vilain, l'un de ses plus illustres défenseurs à une autre époque, Jean de Rodes, Wulfart de Ghistelles, Guillaume de Straten, Goswin Van der Muelene, les sires de la Gruuthuse et d'Halewyn.

L'armée anglaise était toutefois bien loin d'égaler en nombre celle de Philippe de Valois. On remarquait dans le camp français deux cent vingt-sept bannières, cinq cent soixante pennons, quatre rois, six ducs, trente-six comtes, quatre mille chevaliers et soixante mille hommes de milices communales; mais rien n'effrayait plus Philippe de Valois que le nombre même de ses défenseurs. Le roi Robert de Naples, que l'on citait comme un célèbre astrologue, lui avait écrit d'éviter à tout prix le combat, et l'on craignait que les bourgeois des communes opprimées par Philippe de Valois ne saisissent avec empressement l'occasion de le trahir et de l'abandonner.

Toute la journée du 23 octobre s'écoula sans combat: le lendemain, l'armée anglaise prit de nouveau les armes; mais elle ne tarda point à apprendre que Philippe de Valois s'était retiré à Saint-Quentin, et Edouard III, jugeant la saison trop avancée pour continuer son expédition, retourna en Brabant, où il licencia son armée.

Les milices des communes flamandes étaient assemblées entre Menin et Deynze, prêtes à reconquérir les châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, si Philippe de Valois repoussait leurs réclamations. De Douay à la plaine de la Flamengerie, la distance était courte, et elles pouvaient fixer la fortune du combat. Elles n'attendaient plus qu'un ordre des échevins pour se porter en avant, quand Louis de Nevers arriva à Courtray et invita les députés des communes de Flandre à se trouver près de lui le 21 octobre, afin qu'il leur annonçât l'adhésion du roi de France à toutes leurs réclamations. Les députés de Gand et ceux de Bruges, parmi lesquels figurent Jacques d'Artevelde et Jean Breydel, s'empressent de se rendre à Courtray; mais ils n'y obtiennent que des engagements douteux et des promesses évasives. Quelques jours se passent en conférences; enfin le comte cesse de dissimuler, et s'éloigne aussitôt qu'il a appris que le roi d'Angleterre est rentré dans le Hainaut. Dès ce jour, les garnisons françaises des villes les plus voisines de la Flandre, celles que commandaient Godemar du Fay à Tournay, les sires de Mirepoix et de Beaujeu à Cambray et à Mortagne, dirigèrent vers ses frontières de fréquentes excursions, dans lesquelles elles pillaient et saccageaient les habitations des laboureurs comme en terre ennemie.

Jacques d'Artevelde avait vu déchirer les traités de neutralité qu'il avait fait conclure. La convention du 10 juin 1338 portait que si le roi d'Angleterre manquait à ses engagements, les communes flamandes aideraient le roi de France. Il semblait qu'un devoir réciproque existât vis-à-vis du roi d'Angleterre, puisque le roi de France troublait la paix. D'autre part, Philippe de Valois s'était toujours montré hostile à la Flandre depuis sa victoire de Cassel, tandis qu'Edouard III était aussi favorable au maintien de leurs franchises qu'au développement de leur industrie. Telles furent sans doute les raisons puissantes qui engagèrent Jacques d'Artevelde à se rendre à Bruxelles, avec les députés des communes, pour reconnaître Edouard III comme successeur de saint Louis, s'il consentait à se montrer digne d'un aïeul si vénéré et d'un si glorieux héritage. Edouard III répondit, assure Froissart, que c'était chose grave de prendre le titre de roi de France, lorsqu'il n'avait point enlevé une seule ville à Philippe de Valois. Cependant il se rendit à Gand dans les premiers jours de novembre, et, dès ce moment, cédant aux conseils de Jacques d'Artevelde, il ajourna son retour en Angleterre.

Edouard III n'avait point tardé à revenir à Anvers, où il présida, le 12 novembre, une assemblée à laquelle assistèrent ses principaux alliés. Nous en connaissons le résultat par des lettres portant la date du lendemain; Edouard III y autorise Guillaume de Montaigu, Henri Ferrers, Geoffroi Scrop et Maurice de Berkley, à poursuivre les négociations relatives aux fiançailles de sa fille Isabelle et de Louis de Male, et, de plus, «à traiter avec le comte et les communes de Flandre, conjointement et séparément, d'une alliance perpétuelle, à confirmer, en son nom, les libertés, les franchises et les priviléges dont ils jouirent sous le règne des rois de France, ses aïeux, et même à leur accorder de nouvelles libertés.» Les ambassadeurs anglais avaient également reçu le pouvoir «de restituer au comté de Flandre les châteaux, villes et terres qui en avaient dépendu autrefois, et d'annuler toutes les sentences qui avaient été prononcées par le siége apostolique, à la requête des rois de France.»

Au moment où ces négociations allaient se terminer, le duc de Brabant demanda à accompagner les ambassadeurs pour interposer sa médiation auprès du comte de Flandre: Edouard III lui avait même permis d'offrir une indemnité pécuniaire pour tous les dégâts causés par les Anglais dans l'île de Cadzand; mais Louis de Nevers persistait à se montrer fidèle à Philippe de Valois, et s'il ne put rien pour s'opposer au traité des communes avec le roi d'Angleterre, il y resta du moins complètement étranger.

Edouard III venait d'accorder à ses ambassadeurs de nouveaux pouvoirs pour recevoir sinon l'hommage des villes de Flandre, du moins leur déclaration en faveur de la légitimité de ses droits (de recognitione nostræ superioritatis, in dicto regno Franciæ, per cos nobis, ut regi Franciæ, facienda). Il crut devoir se rendre lui-même à Gand, et ce fut là que le 23 janvier 1339 (v. st.), abjurant toute hésitation, «il enchargea les armes de France et les équartela d'Angleterre, et en prit en avant le nom de roi de France.»—«Ceci eut lieu, ajoute l'historien anglais Knyghton, par le conseil de Jacques d'Artevelde.»

Dès le 26 janvier, le roi d'Angleterre avait ordonné que l'on mît en liberté tous les prisonniers flamands qui avaient été conduits dans ses Etats après le combat de Cadzand, notamment Gui de Flandre, frère de Louis de Nevers. Deux jours après, il chargea le comte de Gueldre de jurer en son nom, sur le salut de son âme, et la main sur les saints Evangiles, les conventions qui avaient été approuvées par ses ambassadeurs. Plaçant désormais sa royauté sous l'égide des communes flamandes, il reconnut leur zèle et l'appui qu'elles lui offraient par trois traités également importants.

Le premier porte que le roi d'Angleterre protégera les navires des marchands flamands; que leurs draps pourront librement circuler en Angleterre; que les conventions commerciales faites en Flandre sous le scel des bonnes villes seront obligatoires en Angleterre contre les marchands anglais, et que l'étape des laines sera perpétuellement établie en Flandre ou en Brabant. Edouard III promet de plus de faire part aux communes flamandes de toutes les négociations qui auraient lieu et de ne conclure aucun traité avec Philippe de Valois, si ce n'est d'un commun accord et en y comprenant le comte de Flandre, s'il adhère aux résolutions prises par les bonnes villes. Il s'engage de plus à secourir et à aider les communes flamandes dans le cas où leurs lois et leurs franchises se trouveraient exposées à quelque péril, et s'il meurt avant que la guerre soit achevée, son successeur se rendra en Flandre, «avec ses sujets, alliés, aidans et amis,» pour la poursuivre comme il convient «à tiel prinche.»

Par un second traité, le roi d'Angleterre annonce que des forces navales seront immédiatement réunies afin que les marchands, de quelque pays qu'ils soient, n'aient rien à craindre. Les deux tiers des hommes d'armes qu'elles porteront seront choisis en Flandre et en Brabant, mais tous les frais de ces armements seront payés par le roi d'Angleterre.

Le second traité porte de plus que le roi Edouard payera aux communes de Flandre, en quatre termes, une somme de cent quarante mille livres sterling, et fixe pour quinze années l'étape des laines anglaises à Bruges.

Au point de vue politique, le troisième traité est le plus remarquable. Edouard III, comme roi de France, y fait droit à toutes les réclamations que les communes de Flandre ont élevées depuis plus d'un siècle.

Toutes les clauses insérées dans les anciens traités qui frappent la Flandre d'interdit et d'excommunication sont annulées et révoquées; de telle sorte que le comte et les habitants du pays seront désormais «aussi franc comme leurs prédécesseurs de Flandres avant que les dites peines et servitudes furent faites.»

Les villes et les châtellenies de Lille, de Douay, de Béthune et d'Orchies sont rendues à la Flandre et ne pourront plus en être séparées, et il en sera de même du comté d'Artois et de la ville de Tournay, qui ne formeront plus qu'un même fief avec le comté de Flandre.

Tous les priviléges que les bonnes villes obtinrent de Robert de Béthune après la bataille de Courtray sont confirmés.

Aucune taille ne pourra être levée en Flandre, et l'on ne pourra soumettre à aucune taxe les marchandises que l'on porte de France en Flandre ou en Brabant.

Les habitants de la Flandre ne pourront point être distraits de leurs juges, ni assignés devant quelque cour que ce soit au royaume de France.

Une loyale, bonne et commune monnaie d'or et d'argent, de même poids et de même aloi, sera faite en France, en Flandre et en Brabant. Elle aura aussi cours en Angleterre, et on ne pourra ni la changer, ni l'affaiblir.

Ce langage est de nouveau dans l'histoire du moyen-âge. Après toutes les divisions féodales, après un si grand nombre de rivalités et de haines étroites et jalouses, quel homme, si ce n'est Artevelde, avait osé songer à proclamer la liberté du commerce, l'abolition des tailles, l'uniformité des monnaies? Il voulait, après tant de guerres désastreuses qui avaient décimé et ruiné les peuples, les rapprocher et les réunir par les liens du travail, en fondant sur leur réconciliation une ère de prospérité.

Jacques d'Artevelde avait déjà réussi à établir, entre les communes de Brabant et de Flandre, cette paix profonde qu'il avait rêvée entre la France et l'Angleterre. Un traité qui confirmait en le complétant celui du 1er avril 1336 (v. st.), avait été conclu, le 3 décembre 1339, entre les députés des communes de Brabant et de Flandre. «Cherchant à rendre de plus en plus étroite l'amitié et la concorde qui unissent les deux pays, considérant que leurs nombreuses populations ne peuvent subsister que par leurs métiers et leur industrie, dont la première condition est le maintien de la liberté et de la paix, et voulant désormais établir entre les deux pays une paix et une union perpétuelles, qui soient pour tous la garantie de leurs biens, de leurs vies, de leurs libertés et de leur industrie, en rendant désormais impossible toute discorde et toute effusion de sang, nous avons conclu et approuvé les conventions suivantes: La première, que nous nous soutiendrons mutuellement contre nos ennemis; la seconde, que le duc de Brabant et le comte de Flandre n'entreprendront plus dorénavant aucune guerre sans l'assentiment des deux pays; la troisième, que les marchands des deux pays pourront librement y circuler, vendre et acheter toute espèce de marchandises; la quatrième, que l'on frappera une monnaie commune pour les deux pays, qui ne pourra jamais être modifiée: la Flandre fera vérifier la monnaie frappée en Brabant et le Brabant réciproquement celle qui aura été frappée en Flandre; la cinquième, que si quelqu'un a des motifs de se plaindre d'un fait injuste, il s'adressera aux magistrats de la ville à laquelle appartient le coupable, et ils seront tenus de lui faire droit dans le délai de huit jours; s'ils ne le faisaient point, il s'adressera à un conseil formé de dix personnes, dont quatre désignées par le comte de Flandre et le duc de Brabant, et les six autres par les six bonnes villes de Brabant et de Flandre. Ce conseil s'assemblera dans le pays du plaignant dans la ville la plus voisine de celle à laquelle appartient l'inculpé et prononcera dans le délai de huit jours. Tous ceux qui le composeront jureront sur les saints Evangiles de juger impartialement toutes les discussions et de faire droit à toutes les plaintes qui seraient fondées. Ils seront même tenus de prononcer leur sentence sans pouvoir quitter la ville dans laquelle ils se sont assemblés et si l'un d'eux meurt, il sera remplacé dans le délai de trois jours par le prince ou la ville qui l'avait choisi. Nous promettons aussi qu'à l'avenir on suspendra toute guerre, toute vengeance et tout défi, afin que le commerce n'en souffre point. S'il arrivait que l'un des princes ou l'une des bonnes villes violât les conventions contenues dans ce présent traité, il n'en conservera pas moins toute sa force, mais toutes les autres parties qui y ont adhéré se réuniront pour le faire respecter sans délai et par tous les moyens qui seront en leur pouvoir. De plus, comme il est de l'intérêt des deux pays de ne point cesser de s'occuper attentivement de tous les événements qui pourraient se présenter à l'avenir, nous avons résolu que désormais les deux princes et les députés des six bonnes villes de Flandre et de Brabant se réuniront en parlement trois fois chaque année, savoir: le quatorzième jour après la Chandeleur, dans la ville de Gand; le quatorzième jour après la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste, dans la ville de Bruxelles; et le quatorzième jour après la Toussaint, dans la ville d'Alost. On s'occupera dans ces assemblées de toutes les questions qui s'accordent avec le présent traité et qui peuvent développer les richesses et l'industrie des deux pays.»

Les communes de Hainaut, d'accord avec le comte dont les hommes d'armes français ne respectaient plus les frontières, ne tardèrent point à adhérer à cette confédération. Et quels étaient ceux qui soutenaient Artevelde dans ces nobles entreprises? Etaient-ce, pour emprunter le langage de Froissart, «toute manière de gens huiseux, de bannis et de toute malvaise vie qu'il requelloit?» Leurs noms se trouvent dans le traité d'alliance des communes de Flandre et de Brabant; et sans nous arrêter aux députés des bonnes villes, nous nous contenterons de citer, parmi les chevaliers, Sohier de Courtray, beau-frère de Jacques d'Artevelde, Rasse d'Erpe, dont le neveu épousa plus tard la fille du capitaine de Saint-Jean, Philippe d'Axel, ancien rewaert de Flandre, Simon de Mirabel, qui devait bientôt après être appelé à la même dignité, Gérard de Rasseghem, Arnould de Gavre, Jean de la Gruuthuse, Olivier de Poucke, Wulfart de Ghistelles, Guillaume de Straten, Jean de Poelvoorde, Gérard d'Oultre, Roger de Vaernewyck, Gérard de Moerkerke, Jean de Masmines, Roger de Lichtervelde, Gilbert de Leeuwerghem, Arnould Baronaige, Jean d'Herzeele, Jean d'Uytkerke, Simon de Malstede, Hugues de Steelant, Jean de Bailleul; tous avaient juré de l'observer «par leur chevalerie, loyalté, foy pleine et serment sollennellement et publiquement fait, touchiez par eux, pour faire che, les saintes Evangélies.»

Ce fut au milieu de ce mouvement qui, en peu de mois, avait élevé la Flandre au faîte de la puissance et de la prospérité, qu'on y reçut les lettres du pape Benoît XII, qui retraçaient ce que la position des communes avait eu de plus déplorable en ne leur proposant d'autre remède qu'une résignation complète aux volontés de Philippe de Valois. «C'est une opinion générale, leur écrivait le pape, que la Flandre qui possède tant de cités, une noblesse si illustre et des peuples si nombreux, ne peut se passer de la faveur et de la protection du roi de France: de là dépendent l'approvisionnement de ses habitants et l'activité de son commerce, principal élément de sa puissance. Quelle quantité innombrable d'hommes n'a-t-elle point vus périr dans ses guerres contre les rois de France? Combien ses richesses n'ont-elles point souffert de ses fréquentes rébellions? Le passé peut vous instruire pour l'avenir et vous apprendre tout ce que vous auriez à redouter pour vos personnes et vos biens, si, ce qu'à Dieu ne plaise, le roi de France se trouvait réduit à vous combattre.» Lorsque ces lettres arrivèrent en Flandre, les communes avaient déjà reconnu Edouard III pour roi de France, et leur réponse fut le départ de Baudouin de Lisseweghe, qu'elles envoyèrent à Avignon afin qu'il y réclamât l'annulation de toutes les clauses relatives à l'interdit insérées dans les traités; pour l'obtenir, il portait avec lui l'acte du roi d'Angleterre qui y avait renoncé comme roi de France; mais cet acte devait être de peu de valeur aux yeux du pape, qui s'empressa de consulter Philippe de Valois sur l'accueil qu'il convenait de faire aux députés des communes de Flandre. «Nous avons, disait-il, appris par des lettres venues d'Allemagne que les Flamands ont prêté serment de fidélité au roi d'Angleterre en le nommant expressément roi de France, et comme ils nous annoncent que leurs députés nous expliqueront plus complètement leurs intentions, nous ne savons point si, dans ce cas, nous devons leur accorder un sauf-conduit.»

Il ne paraît point que le pape ait reçu Baudouin de Lisseweghe et ses collègues. Dans une lettre qu'il adressa au roi d'Angleterre, il lui disait que, s'il s'appuyait sur l'allégation de ses droits, l'incapacité politique des femmes dans l'ordre héréditaire de la monarchie le condamnait; que s'il comptait sur la force des armes, la France n'était point un pays tel que l'on pût en prendre possession par conquête; puis il ajoutait: «Si ceux qui t'ont donné ces conseils se vantent d'avoir déjà soumis à ta domination la Flandre qui forme l'un des fiefs du royaume de France, considère quels sont les peuples sur lesquels reposent leurs espérances. La fidélité est une vertu qu'on n'a jamais louée chez eux. On sait combien de fois, violant leur serment, ils ont chassé leurs seigneurs naturels, et si ceux-là mêmes ont été victimes de leur inconstance et de leurs trahisons, que peux-tu, mon fils, attendre de leur part?... Il ne faut point se confier beaucoup aux Allemands ni aux Flamands; leur zèle s'éteindra dès qu'ils ne pourront plus s'enrichir de tes trésors. Si tu rappelles à ta mémoire l'histoire de tes prédécesseurs, tu y verras comment les Allemands et les Flamands se sont conduits à leur égard, et tu y apprendras quelle foi tu dois ajouter à leurs promesses.»

Edouard III avait, dès le 30 janvier, chargé Nicolas de Fiesque de porter sa justification à Benoît XII; mais elle avait été interceptée par les Français à quelques lieues d'Avignon. La réponse publique et solennelle du roi d'Angleterre aux accusations dirigées contre lui fut le manifeste publié à Gand le 8 février, où il déclara que, loin de songer à renouveler les exactions, maltôtes et changements de monnaie dont se plaignait le peuple, il voulait rétablir sa prospérité et ses franchises en faisant droit à tous et en revenant aux bonnes lois et aux coutumes qui avaient existé au temps de son aïeul saint Louis, roi de France.

On ne peut douter que Jacques d'Artevelde ne soit l'auteur de ce manifeste: il ne voyait dans Edouard III que le protecteur d'une confédération européenne des communes. Appelé à traiter avec l'un des princes les plus puissants du monde, il ne s'était pas contenté des engagements formels des ambassadeurs, et avait réclamé l'adhésion des communes anglaises, comme il avait obtenu celle des communes de Brabant et de Hainaut. Lorsque le roi d'Angleterre quitta la Flandre pour aller réunir ses hommes d'armes dans ses Etats, Guillaume de Steelant, Nicolas de Schotelaere et d'autres députés des communes flamandes s'embarquèrent avec lui. Un parlement fut convoqué à Westminster le mercredi après la mi-carême (29 mars 1339, v. st.), et ce fut là que le roi Edouard, après «boine deliberation, avis et meur quonseil avecques les archevesques, évesques, prélats, ducs, contes, barons, nobles, et tous autres procureurs des viscontées, villes et chastellenies de son royalme,» prêta solennellement serment sur les saints Evangiles d'observer les traités qu'il avait approuvés à Gand; et quand le même serment eut été prononcé par les évêques de Canterbury, de Durham, de Lincoln et de Londres, les comtes de Derby, de Northampton, de Warwick, de Glocester, de Huntingdon, d'Oxford et d'autres chevaliers, il fut répété par «les mayors et communités des cinq boines villes d'Engleterre, Londres, Warwick, Lincoln, Bristol et Norwich, les baillius, mayors et communités des cinq ports, Sandwich, Douvres, Winchelsea, Hastings et Rye, en signe de plus grande sûreté, et par le commun conseil, octroy, assent, quonsent et accord de tout le parlement.» La commune de Londres avait seule fait entendre quelques plaintes au sujet des priviléges accordés aux communes flamandes; mais Edouard III avait calmé son opposition en déclarant au maire et aux aldermen, réunis à Westminster, qu'il renoncerait à sa couronne et à sa famille plutôt que de manquer à ses engagements.

Edouard III avait promis de retourner en Flandre avant les fêtes de la Saint-Jean, et avait laissé pour otages les comtes de Derby et de Salisbury, que devaient rejoindre plus tard les comtes de Northampton et de Suffolk. La reine Philippine de Hainaut était aussi restée à Gand, à l'abbaye de Saint-Pierre, où elle était souvent «visitée et confortée d'Artevelde, des seigneurs, des dames et des damoiselles de Gand.» Ce fut là qu'au milieu des témoignages du respect et de l'affection des bourgeois naquit Jean, depuis duc de Lancastre. Peu de temps après, Catherine de Courtray devint également mère d'un fils, que la reine d'Angleterre tint sur les fonts du baptême et auquel elle donna, en souvenir d'elle, le nom de Philippe. Un petit-fils du duc de Lancastre devait venger à Azincourt la défaite de Philippe d'Artevelde à Roosebeke.

Les légats du pape étaient arrivés à Tournay au mois de janvier pour y publier les censures ecclésiastiques dont le roi d'Angleterre avait été menacé, à cause de son alliance avec l'empereur Louis de Bavière, alors frappé d'excommunication; mais le roi de France intervint pour obtenir un sursis, car il cherchait dès cette époque à réconcilier l'empereur avec le pape, pourvu qu'il révoquât le vicariat accordé à Edouard III. L'évêque de Carthagène et son collègue quittèrent Tournay: ils y furent remplacés par l'évêque de Senlis et l'abbé de Saint-Denis, chargés par le roi de prononcer contre la Flandre, «un excommuniement si grand qu'il n'estoit prestre qui y osât célébrer le divin service.»

L'excommunication avait été fulminée le 4 avril; le même soir, Matthieu de Trie et Godemar du Fay rassemblèrent à Tournay environ mille hommes d'armes et trois cents arbalétriers, et ils se dirigèrent pendant la nuit vers les frontières de Flandre. Au point du jour, ils parurent devant les faubourgs de Courtray, puis, après y avoir escarmouché quelque temps, ils continuèrent à suivre la Lys jusque près de Warneton, pillant tout ce qu'ils rencontraient et faisant conduire à Tournay les troupeaux qui paissaient dans les prairies: encouragés par ce succès, ils avaient tenté à leur retour la même expédition sur les rives de l'Escaut, entre Tournay et Audenarde, lorsque, arrivés près de Berchem, ils se virent surpris par une nombreuse troupe de Gantois, commandée par Jacques d'Artevelde et leurs autres capitaines. A peine eurent-ils le temps de s'éloigner précipitamment, et le vendredi avant le dimanche des Rameaux, l'on aperçut, du haut des remparts de Tournay, les tentes des milices communales de Flandre, qui occupaient les villages de Chin et de Ramegnies.

Jacques d'Artevelde croyait que si les communes flamandes se réunissaient aux hommes d'armes anglais qui n'avaient point accompagné Edouard III, il ne serait point impossible de s'emparer de Tournay, refuge constant des garnisons françaises dont on redoutait les excursions dévastatrices, et, dans ce but, il avait envoyé un message à la commune d'Ypres et aux comtes de Salisbury et de Suffolk, qui se trouvaient dans cette ville, afin qu'ils le rejoignissent sans délai. Les bourgeois d'Ypres avaient montré le plus grand zèle pour cet armement: le châtelain Gérard d'Oultre, les échevins Jacques de Vroede et Nicolas de Dickebie, s'étaient placés à leur tête, et déjà ils s'étaient mis en marche quand ils supplièrent les chefs anglais de s'arrêter pour chasser d'Armentières quelques Génois qui ne cessaient de piller toutes les campagnes environnantes. Bien que les Génois fissent bonne défense, Armentières fut prise d'assaut et livrée aux flammes. Ce succès fut fatal aux vainqueurs, car il leur donna une confiance exagérée dans leurs propres forces. Au lieu de se diriger vers Courtray, en se tenant sur la rive gauche de la Lys, où ils n'avaient rien à craindre, ils se persuadèrent qu'ils pourraient prendre Lille comme ils avaient enlevé Armentières; ils étaient arrivés assez près de l'abbaye de Marquette et s'avançaient entre des haies épaisses qui dominaient la route, quand ils furent tout à coup attaqués de front par cinq cents hommes d'armes et assaillis de toutes parts par des arbalétriers. La retraite était impossible: des deux échevins d'Ypres, l'un périt, l'autre fut fait prisonnier. Le comte de Salisbury partagea le même sort et fut conduit au Châtelet de Paris.

Jacques d'Artevelde apprit avec consternation la déroute de Marquette: avant de s'éloigner il établit toutefois une garnison dans le château d'Helchin, afin de prévenir désormais les excursions de Matthieu de Trie et de Godemar du Fay, et il ne revint à Gand que pour faire rédiger, de concert avec les autres communes, l'acte d'appel de la sentence d'interdit prononcée par l'évêque de Senlis et l'abbé de Saint-Denis.

Cependant, de même que Jacques d'Artevelde avait voulu enlever Tournay avant l'assemblée des hommes d'armes français, Philippe de Valois avait résolu de conquérir les Etats du comte de Hainaut tandis qu'Edouard III se trouvait encore en Angleterre. Il voulait punir sévèrement sa rébellion, afin que cet exemple effrayât le duc de Brabant et les autres princes qui avaient abandonné son alliance. Une armée considérable avait été réunie à Cambray: on y comptait six mille hommes d'armes et huit mille sergents à pied, brigands ou badauds, comme les nomme Froissart. Le duc de Bourgogne et le comte d'Alençon y conduisirent de nombreux renforts, et bientôt après elle reçut pour chef le duc de Normandie, fils aîné du roi de France.

Le 1er juin 1340, les Français investirent le château de Thun-l'Evêque, situé à la jonction de la Scarpe et de l'Escaut, et défendu par les deux frères de Gauthier de Mauny. Le duc de Normandie avait fait venir de Cambray et de Douay six grandes machines de guerre. Mais Jean et Thierri de Mauny espéraient qu'ils ne tarderaient point à être secourus. Ils ne s'étaient point trompés: le comte de Hainaut avait convoqué dans les prairies de Nave les communes et la noblesse de ses Etats, dans laquelle on remarquait les sires de Lalaing, d'Enghien, de Ligne, d'Antoing, de la Hamaide, de Roisin, de Trazegnies. Le duc de Brabant le suivait avec ses chevaliers et ses milices communales. Le comte de Gueldre lui avait également amené un grand nombre de chevaliers de Saxe et de Westphalie; le jeune comte de Namur était accouru lui-même avec deux cents lances; enfin, Jacques d'Artevelde, fidèle au traité qui unissait les communes de Flandre à celles du Hainaut, venait d'arriver à Condé avec une armée que Froissart évalue à plus de soixante mille hommes.

A cette nouvelle, le duc de Normandie ordonna aux échevins de Tournay d'armer précipitamment cinq cents sergents pour renforcer la garnison de Saint-Amand, de peur que Jacques d'Artevelde ne cherchât à s'emparer de cette ville pour surprendre l'armée française, campée sur la rive droite de la Scarpe. Il avait déjà envoyé des messagers au roi de France qui réunissait à Péronne et à Arras une nombreuse armée pour combattre Edouard III. Philippe de Valois se porta aussitôt en avant avec toutes ses forces, «et assez tost après, ajoute Froissart, il y vint comme soudoyer du duc son fils, car il ne pouvoit nullement venir à main armée sur l'empire: pourquoi le duc son fils fut toudis chef et souverain de cette entreprise, mais il s'ordonnoit par le conseil du roi son père.»

Le comte de Hainaut avait chargé ses hérauts de défier le duc de Normandie, mais il n'obtenait aucune réponse. Irrité de ces retards, il proposa d'établir un pont sur l'Escaut et d'attaquer l'armée française; les communes de Brabant, qui se plaignaient de leur inaction, appuyèrent son avis, et les mêmes motifs y engagèrent sans doute les communes de Flandre. Rien n'était plus aisé que de franchir l'Escaut près de Maulde et d'assaillir le front de l'armée du duc de Normandie, tandis que Jacques d'Artevelde intercepterait sa retraite en se dirigeant de Condé vers Saint-Amand, par la forêt de Vicogne. Le duc de Brabant était le seul qui rejetât avec dédain ce projet audacieux: peut-être n'avait-il vu qu'à regret la confédération des communes de son duché avec celles de Flandre et désirait-il secrètement le triomphe du roi de France. Son rang lui assurait une grande influence dans toutes les délibérations, et l'on n'osa point adopter une résolution qu'il avait vivement désapprouvée. Tout ce qu'on obtint de lui fut un simulacre de mouvement offensif qui permit à Jean et à Thierri de Mauny d'évacuer le château de Thun-l'Evêque et de se retirer sur la rive droite de l'Escaut. En vain le comte de Hainaut charge-t-il une dernière fois le sire de Maubuisson de défier le duc de Normandie; celui-ci se contente de répondre qu'il n'a pas coutume de combattre à la volonté de ses ennemis. L'armée française s'éloigne en bon ordre, afin de profiter d'événements plus favorables pour tenter une nouvelle invasion.

Le mouvement rétrograde de Philippe de Valois après le siége de Thun-l'Evêque rappelle la retraite de Philippe le Bel, attendant, pour attaquer les Flamands au Mont-en-Pévèle, la nouvelle du désastre de Zierikzee. Comme Philippe le Bel, Philippe de Valois avait recruté à grands frais une multitude de marins génois qui pillaient les côtes de Flandre et d'Angleterre et s'emparaient des navires qu'ils pouvaient atteindre. Sachant qu'on n'était plus éloigné de l'époque qu'Edouard III avait fixée pour son retour en Flandre, il avait ordonné à toute sa flotte de se réunir et de livrer combat aux vaisseaux qui ramèneraient le roi d'Angleterre. Cette flotte portait trente-cinq mille hommes placés sous les ordres d'un chevalier d'Artois, nommé Hugues Quiéret, et le commandement supérieur de cette expédition avait été donné au trésorier du roi Nicolas Béhuchet, qui était aussi curieux de voir une bataille que Pierre Flotte lui-même le matin de la journée de Courtray. Trente galères génoises obéissaient à un chef de corsaires de Porto-Venere, nommé Barbavara: on y remarquait aussi cent quarante gros navires équipés à Calais et dans les ports de Normandie; enfin, en y comprenant sans distinction les diverses espèces de vaisseaux hokebos, dromons, galiots et coquets, elle comptait plus de huit cents voiles.

Le 8 juin, cet armement formidable parut à l'entrée du Zwyn. Nicolas Béhuchet débarqua aussitôt un grand nombre de ses hommes d'armes dans l'île de Cadzand, où il fit brûler toutes les habitations et égorger tous les laboureurs. Mais les bourgeois de Bruges, conduits par Jean Breydel et Jean Schynckele, accourent assez tôt pour secourir la ville de l'Ecluse; ils purent voir toute la flotte française se serrer autour des ruines fumantes de Cadzand, en se maintenant avec des chaînes de fer pour éviter le mouvement de la marée: c'était là, que, cachée entre les dunes et fermant le passage du port de l'Ecluse, elle espérait s'emparer aisément du roi d'Angleterre, au moment où il entrerait dans le Zwyn, sans soupçonner le danger qui le menaçait.

Cependant deux jours s'étaient à peine écoulés, lorsque l'arrivée de la flotte française fut connue à Orwell, où Edouard III devait s'embarquer le 12 juin. L'archevêque de Canterbury s'empressa de l'en instruire, mais le roi refusa de le croire: «Vous voulez m'obliger, lui disait-il, à renoncer à mon expédition, mais je l'exécuterai malgré vous; si vous avez peur, vous pouvez rester en Angleterre.» Ce fut en vain que son amiral, Robert de Morley, jura sur sa tête que ce récit n'était que la vérité, et lui amena même un pilote qui avait été le témoin de la manœuvre de Nicolas Béhuchet; Edouard III ne consentit à retarder de quelques jours son départ que lorsque des lettres du comte de Gueldre lui transmirent le même avis. Ses messagers se rendirent aussitôt dans tous les ports des comtés voisins, ordonnant à tous les vaisseaux de s'assembler immédiatement à Orwell. Enfin, le 22 juin, le roi, voyant que deux ou trois cents navires l'avaient déjà rejoint, n'hésita plus à quitter l'Angleterre. Il avait promis de revenir en Flandre avant les fêtes de la Saint-Jean, et à ses yeux il n'était point de péril qui pût justifier la violation de son serment.

Le lendemain, 23 juin, vers trois heures, Edouard III découvrit les côtes de Flandre. Il fit aussitôt ralentir la marche de sa flotte, et trois de ses chevaliers, Renaud de Cobham, Jean Chandos et Etienne de Labourkin, descendirent à terre près de Blankenberghe, et s'avancèrent le long des dunes. A peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils aperçurent, au delà des prairies de Sainte-Anne, toute la flotte française rangée en ordre de bataille dans les deux bras que forme le Zwyn. Ils se hâtèrent d'aller raconter ce qu'ils avaient vu, et le roi d'Angleterre fit jeter l'ancre sur le rivage.

Edouard III attendait impatiemment le lever du soleil (24 juin 1340); mais le vent avait changé pendant la nuit: la marée était basse, et il était devenu impossible d'entrer dans le Zwyn. Tandis que les Anglais multipliaient leurs efforts, ils remarquèrent quelques galères génoises qui sortaient du golfe pour gagner la mer. C'était Barbavara. Il avait inutilement supplié Béhuchet de quitter une position où il perdait tout l'avantage de la supériorité du nombre. Le trésorier du roi, dont le courage faiblissait, n'avait pas voulu s'éloigner du havre de l'Ecluse. «Seigneur, lui avait répondu l'amiral italien, puisque vous ne voulez me croire, je ne veux point me perdre avec vous,» et il s'était placé avec ses gros vaisseaux devant les coquets anglais.

Il était en ce moment près de midi. Edouard III, impatient de venger les pertes que lui avaient fait éprouver les galères génoises, ordonna de les attaquer. Barbavara se signala par sa valeur; il s'empara du premier navire qui l'aborda. Edouard III rétablit le combat en s'élançant au milieu des traits des ennemis: la cuisse percée d'une flèche, il continuait à exhorter ses amis par sa parole et son exemple à bien garder son honneur. Robert d'Artois, Henri de Flandre, Gauthier de Mauny, Chandos, Percy, Cobham et cent autres rivalisaient de courage autour de lui. Enfin Barbavara, réduit à céder, se retira, après avoir acquis autant de gloire que s'il eût été vainqueur.

La marée qui montait portait la flotte anglaise dans le Zwyn. Béhuchet était peut-être celui qui s'applaudissait le plus de la défaite de Barbavara: il allait obtenir seul tout l'honneur du succès; ses hommes d'armes étaient quatre contre un, ses vaisseaux plus nombreux et plus forts; aussi s'empressa-t-il de faire briser les chaînes qui les retenaient en ordre de bataille, et permit-il à chacun de s'assurer une part de butin et de prisonniers. Là s'engagea une nouvelle mêlée, non moins sanglante et non moins terrible; les Français manœuvraient en désordre: deux de leurs plus grands navires, le Christophe et l'Edouard, qu'ils avaient autrefois enlevés, chargés de laines anglaises destinées aux Flamands, avaient été reconquis par Edouard III, et les hommes d'armes qui avaient cherché à se réfugier sur le rivage avaient été impitoyablement massacrés par les communes flamandes qui se dirigeaient de toutes parts vers l'Ecluse.

La Flandre avait promis au roi d'Angleterre des secours plus importants. Lorsque Renaud de Cobham avait débarqué la veille à Blankenberghe, on lui avait annoncé qu'un jour suffirait pour réunir deux cents navires: en effet, les députés de Bruges avaient employé toute la nuit à préparer cet armement, et les Français entendirent bientôt résonner autour d'eux les trompes des marins flamands. Les uns étaient venus de Bruges par les eaux intérieures, d'autres sortaient du port de l'Ecluse et des baies voisines. Ils décidèrent la victoire: le trésorier du roi, Nicolas Béhuchet, tomba en leur pouvoir, et n'écoutant que leur désir de venger la dévastation de l'île de Cadzand, ils le pendirent au haut d'un mât. Hugues Quiéret avait péri également, après avoir vu toute la flotte française détruite ou conquise, et avec lui un si grand nombre d'hommes d'armes, «que la mer en estoit toute ensanglantée en ce lez et estimoit-on bien les morts à trente mille hommes.»

Dès le lendemain, la reine d'Angleterre arrivait de Gand, avec Thomas de Vaernewyck et Jean Uutenhove, pour féliciter Edouard III, que sa blessure retenait sur son navire. Le bruit de la victoire de l'Ecluse s'était promptement répandu dans tout le pays. Dès qu'elle fut connue à Valenciennes, où se trouvaient le duc de Brabant et le comte de Hainaut, Jacques d'Artevelde monta dans une tribune érigée sur la place du marché, «et montra, dit Froissart, de quel droit le roi d'Angleterre avait en la chalenge de France, et aussi quelle puissance les trois pays avoient, c'est à savoir Flandre, Hainaut et Brabant, quand ils estoient d'un accord et d'une alliance ensemble; et fit adonc par ses paroles et son grand sens, que toutes manières de gens qui l'ouïrent dirent qu'il avoit grandement bien parlé et par grande expérience; et en fut de tous moult loué et prisé, et dirent qu'il estoit bien digne de gouverner la comté de Flandre. Après ces choses faites et devisées, les seigneurs se partirent là l'un de l'autre, et prirent un bref jour d'être ensemble à Gand.»

Jacques d'Artevelde les y précéda, et les comptes de la ville de Gand nous apprennent que le 30 juin il était déjà à Ardenbourg, où le roi d'Angleterre, à peine guéri de sa blessure, avait fait un pèlerinage: il l'accompagna à Bruges, où s'étaient réunis les comtes de Gueldre et de Hainaut, le marquis de Juliers et les autres alliés du roi, et ce fut là que les députés des communes flamandes demandèrent à Edouard III de les aider à repousser les Français, afin qu'ils pussent se mettre en possession de la ville de Tournay et du comté d'Artois qu'il leur avait accordés. Ils offraient un corps de cent mille hommes pour l'expédition de Tournay, que le roi Edouard lui-même devait commander, et cinquante mille hommes pour la seconde, qui devait être confiée à Robert d'Artois. Edouard III annonça la conclusion de cette convention au parlement d'Angleterre par des lettres écrites à Bruges le 9 juillet, et il se rendit à Gand pour y jurer solennellement de l'observer.

Si quelque chose peut peindre la puissance à laquelle étaient arrivées les communes flamandes, c'est la rapidité de leurs armements. En cinq jours, elles mirent cent quarante mille hommes sur pied. Tous ces bourgeois, que leurs ennemis accusaient d'être excités par l'or des Anglais, avaient déclaré qu'afin de venir en aide à la cause du pays, ils voulaient servir sans solde, «tant avoient pris la guerre en cœur.» Le 15 juillet, les bourgeois de Bruges et de Gand quittèrent leurs foyers pour obéir à l'appel de leurs capitaines: les uns se dirigeaient vers Audenarde, les autres vers la West-Flandre, où devaient les rejoindre les milices d'Ypres, de Furnes, de Poperinghe, de Cassel et de Bergues; ils avaient choisi pour rewaert l'un des barons les plus puissants du pays, Simon de Mirabel, seigneur de Beveren, de Halle et de Perwez, qui était l'époux d'Elisabeth de Flandre, fille de Louis de Nevers.

Philippe de Valois s'était hâté d'envoyer à Tournay le connétable, les comtes de Foix, de Guines, de Poitiers, de Narbonne, les maréchaux de Trie et de Briquebec, Geoffroi de Charny, Jean de Landas et d'autres braves chevaliers, avec trois mille hommes d'armes et dix mille sergents. En même temps, il chargeait le duc de Bourgogne, le comte d'Armagnac, les sires de Créquy, de Wavrin, de Vergy et de Saint-Venant d'aller conduire des renforts non moins considérables à la garnison de Saint-Omer. Il avait lui-même réuni une armée de soixante et dix mille hommes entre Lens et Arras, afin de se porter partout où un secours important deviendrait nécessaire, défendant aux chevaliers qui occupaient les villes d'accepter aucune lutte en pleine campagne; il avait habilement compris qu'il fallait contenir les communes d'Artois, déjà prêtes à se joindre aux communes flamandes, et éviter les chances d'une défaite qui eût pu être le signal d'une insurrection, s'il est vrai, comme le racontent plusieurs historiens, que les bourgeois de Saint-Omer voulaient profiter de la première occasion favorable pour livrer leurs remparts à Robert d'Artois.

«Seigneurs, que me conseillez-vous? disait le duc de Bourgogne à ses amis en voyant l'armée de Robert d'Artois rangée en ordre de bataille entre Arques et Saint-Omer; il faut qu'aujourd'hui je me voie déshonoré ou que je désobéisse au roi.»—«Sire, répondirent les autres chevaliers, à l'aide de Dieu et de vos bons amis, à la paix du roi viendrez-vous bien.» Et sans attendre l'arrivée de Philippe de Valois qui se dirigeait vers Saint-Omer, ils s'armèrent précipitamment. Le duc de Bourgogne s'avança vers l'aile droite de l'armée flamande, placée près de l'enceinte d'une maladrerie, où Robert d'Artois se tenait avec quelques archers anglais et les milices de Bruges et du Franc; le comte d'Armagnac attaquait au même moment l'aile gauche formée des Yprois qui s'appuyaient sur le centre, composé des milices de Furnes et de Bergues. Les Flamands avaient fortifié leur position en creusant un large fossé garni de pieux ferrés, et il fut impossible de la forcer. Les Français se replièrent en désordre vers Saint-Omer, et toute l'aile droite, qu'animait la présence de Robert d'Artois et de Henri de Flandre, quitta aussitôt ses retranchements pour inquiéter leur retraite (26 juillet 1340).

Les milices de Bruges et du Franc suivaient de si près le duc de Bourgogne qu'elles parvinrent aux portes de Saint-Omer en même temps que les hommes d'armes français; mais il s'y pressait une telle foule de fuyards que Robert d'Artois ne put s'y ouvrir un passage, et les traits qu'on lançait des remparts l'empêchèrent de profiter de ses succès. La nuit était venue, et Robert d'Artois avait ordonné aux milices flamandes de se retirer; mais, en se dirigeant vers leur camp, elles rencontrèrent les hommes d'armes du comte d'Armagnac, qui avaient repoussé les Yprois. Déjà les archers anglais criaient «Saint-George!» et une nouvelle mêlée s'engagea: ce fut là qu'un noble chevalier de Bourgogne, nommé Gauthier de Juilly, rendit son épée à la commune de Bruges. Lorsque le comte d'Armagnac et le duc de Bourgogne reparurent successivement à Saint-Omer à la lueur des torches, y portant avec eux les corps des plus illustres de leurs compagnons qui avaient succombé, les cris et les gémissements des chevaliers qui leur survivaient retentirent de toutes parts.

Cependant Robert d'Artois approchait du camp d'Arques. Quelques feux y étaient allumés, mais un profond silence y régnait. Toutes les tentes étaient désertes, et la milice victorieuse de Bruges, qui avait différé jusqu'aux premières heures du jour l'assaut de Saint-Omer, apprit avec stupeur que la terreur des Yprois s'était communiquée aux milices de Poperinghe, de Cassel et de Bailleul, chargées de la garde du camp, et qu'elles fuyaient vers la Flandre, comme si, depuis l'époque de Guillaume de Juliers, de tristes souvenirs devaient à jamais les éloigner des bords de l'Aa. Robert d'Artois donna en pleurant l'ordre de les suivre; et, vers l'aurore, les milices de Bruges placèrent leurs machines de guerre et leurs bagages sur leurs chariots, et se replièrent vers Ypres avec leurs capitaines Jean de Cockelaere, Jean Hooft et Jean Schynckele.

Robert d'Artois se rendit aussitôt au siége de Tournay: c'était là qu'allait désormais se concentrer toute la lutte entre les communes de Flandre et les hommes d'armes de Philippe de Valois. Edouard III se trouvait avec Jacques d'Artevelde à Helchin, où il attendait depuis le 21 juillet l'arrivée de ses alliés. Déjà il avait adressé à Philippe de Valois ses lettres de défi, pour lui annoncer qu'il était «entré en la terre de Flandre comme seigneur souverain d'icelle.» Mais le roi de France lui avait répondu avec dédain: «De ce que vous cuidiez avoir les Flamens en aide, nous cuidons estre certains que les bonnes gens et les communes du pays se porteront en telle manière envers nostre cousin, le conte de Flandres, leur seigneur, qu'ils garderont leur honneur et leur loyauté; et pour ce qu'ils ont mespris jusques à ore, ce a esté par mal conseil de gens qui ne gardoient pas au profit commun, mais au profit de eux seulement.»

Ces lettres de Philippe de Valois furent remises au roi d'Angleterre le 31 juillet. En ce moment, tous ses alliés l'avaient rejoint, et il ordonna l'investissement immédiat de la ville de Tournay. Les comtes de Hainaut et de Gueldre portèrent leurs tentes près de l'abbaye du Saulchoy. Le duc de Brabant, qui paraît dès cette époque avoir été l'objet de quelque méfiance, se trouvait placé un peu plus vers le sud à côté du camp du roi d'Angleterre, qui s'était établi dans la léproserie de Vaulx. De l'autre côté de l'Escaut, Robert d'Artois occupait avec d'autres troupes anglaises tout l'espace compris entre Orcq et Pontariez. Enfin, Jacques d'Artevelde s'était réservé la position la plus périlleuse, c'est-à-dire la chaîne de collines qui s'étend depuis la route de Lille jusqu'au hameau de Sept-Fontaines. Cette armée qui fermait toute issue à la garnison de Tournay, ne comptait pas moins de cent vingt mille hommes.

Dès les premiers jours du siége, les Flamands donnèrent le signal de l'attaque. Ils avaient placé sur leurs navires des machines de guerre d'invention récente, «jetant feu et grands carreaux pour tout rompre.» C'étaient des ribaudequins formés de la réunion de plusieurs petits canons: au siècle le plus fameux dans les fastes chevaleresques appartient cette arme nouvelle qui doit détruire la chevalerie.

Cependant tous les assauts furent repoussés, et l'on se vit réduit à serrer de plus en plus étroitement le blocus. Les Flamands et les Anglais se consolaient de leur inaction et multipliaient leurs chevauchées: c'est ainsi qu'ils brûlèrent tour à tour Orchies, Saint-Amand, Landas, Marchiennes, Seclin, et insultèrent les faubourgs de Lille et de Lens. Ces expéditions avaient duré pendant tout le mois d'août, lorsque les défenseurs de Tournay, exténués de fatigues et de privations, réussirent à faire parvenir au roi de France un message qui lui apprit leur triste situation.

Philippe de Valois n'avait pas quitté Aire; il avait chargé le duc d'Athènes et le vicomte de Thouars d'aller piller toute la vallée de Cassel; il avait même, disait-on, mis en délibération dans son conseil s'il ne devait point profiter de la fuite des Yprois pour les assiéger dans leur ville et envahir la West-Flandre. Il semble probable toutefois que ces rumeurs, répandues à dessein, ne furent qu'une ruse pour engager les Flamands à lever le siége de Tournay. Cependant la garnison flamande, qui protégeait la montagne de Cassel, inspirée par la mémoire héroïque de Zannequin, repoussa toutes les attaques, et bientôt après le roi de France, se rendant aux prières des chevaliers enfermés à Tournay, se dirigea vers Saint-Venant avec toute son armée, où l'on remarquait les rois de Bohême et de Navarre, les ducs de Normandie, de Bourbon, de Bretagne, de Bourgogne, de Lorraine et d'Athènes, les comtes de Flandre, de Savoie, d'Alençon, d'Armagnac, de Boulogne, de Dreux, d'Aumale, de Blois, de Sancerre, de Roussy, et un grand nombre d'autres barons. Il ne s'arrêta point à Lille, et alla aussitôt placer son camp au pont de Bouvines, afin de rappeler à Edouard III qu'un de ses aïeux avait expié par une sanglante défaite les mêmes projets et la même ambition (7 septembre).

Dès que l'arrivée de Philippe de Valois fut connue au siége de Tournay, Edouard III abandonna la léproserie de Vaulx pour passer l'Escaut, et, à son exemple, le comte de Hainaut et le duc de Brabant vinrent s'établir entre Chercq et les ruines de l'ancienne abbaye de Saint-Martin. Toute l'armée des assiégeants s'y était rangée en ordre de bataille, et avait fortifié sa position de telle sorte que le roi de France ne pouvait faire parvenir le moindre secours à Tournay sans combattre ses ennemis sur les retranchements mêmes qu'ils avaient élevés.

Les maréchaux français rapportèrent à Philippe de Valois que la position qu'occupait Edouard III était à peu près inaccessible: jamais il ne s'était d'ailleurs mieux souvenu des sages conseils du roi Robert de Naples, et, bien plus que l'année précédente, il redoutait non-seulement la trahison des communes auxquelles s'adressait le manifeste du roi d'Angleterre, mais aussi celle de plusieurs de ses barons, comme le prouva depuis le supplice du sire de Clisson, qui était en ce moment près de lui à Bouvines. Loin de songer à une attaque, il craignait lui-même d'être assailli et avait résolu de ne point quitter sa position, qui n'était pas moins forte que celle de ses adversaires. La Marque, après avoir décrit une courbe autour de son aile droite, depuis Ennevelin jusqu'à Louril, s'étendait tout à coup devant le front de son armée, puis elle se repliait autour de son aile gauche en méandres sinueux qui se prolongeaient jusqu'auprès d'Annapes. D'un côté il était protégé par les marais de Hem, et de l'autre par les prairies de Péronne que séparait le Pont-à-Tressin, passage étroit que deux sergents n'auraient pu traverser à la fois.

Il faut toutefois le remarquer, ce choix d'une position militaire convenait bien mieux au roi d'Angleterre, qui continuait à bloquer la garnison de Tournay, qu'au roi de France, qui, de son camp de Bouvines, ne pouvait rien faire pour la secourir. Cette barrière de ruisseaux et de marais qui entouraient les Français avait aussi d'autres inconvénients. Les chevaucheurs anglais allaient intercepter les convois de vivres jusqu'aux portes de Lens et de Douay; et l'armée du roi de France se voyait punie de l'abandon dans lequel elle laissait l'intrépide Godemar du Fay et ses amis, par la même famine et les mêmes contagions.

Alors vivait à l'abbaye de Fontenelle une pieuse princesse, petite-fille de Philippe le Hardi, et à la fois mère du comte de Hainaut et sœur du roi de France. Joignant ses efforts à ceux des cardinaux envoyés par le pape, elle cherchait à faire accepter son noble rôle de médiatrice. «Et par plusieurs fois, dit Froissart, la bonne dame estoit chue aux pieds du roi de France son frère, en lui priant que répit ou traité d'accord fust pris entre lui et le roi anglois. Et quand la bonne dame avoit travaillé à ceux de France, elle s'en venoit à ceux de l'empire, especialement au duc de Brabant et au marquis de Juliers, qui avoit eu sa fille, et à messire Jean de Hainaut, et leur prioit que pour Dieu et pour pitié, ils voulsissent entendre à aucun traité d'accord et avoier le roi d'Angleterre à ce qu'il y voulsist descendre.»

Philippe de Valois se prêtait volontiers à ces démarches: Edouard III les eût peut-être rejetées plus vivement, si, après un siége infructueux de soixante et quatorze jours, il n'avait vu s'approcher la fin de l'automne; il avait d'ailleurs épuisé tous ses trésors, et sa présence était devenue nécessaire dans ses Etats. Les communes de Flandre, fatiguées de leur oisiveté plutôt que découragées par la stérilité de leurs efforts, étaient également disposées à une trêve; mais elles exigeaient qu'elle ne fût faite qu'à des conditions telles qu'on eût pu les imposer à Philippe de Valois après une défaite, et les comptes des trois bonnes villes de Flandre, en 1340, rappellent l'envoi de leurs députés «pour régler les conditions de la trêve entre les deux rois.»

Les conférences eurent lieu dans l'église d'Esplechin. Le roi de France avait désigné comme ses plénipotentiaires le roi de Bohême, le duc de Lorraine, l'évêque de Liége, les comtes de Savoie et d'Armagnac; mais ils trouvèrent les députés des communes flamandes inébranlables dans leurs prétentions, et, quelle que fût leur habileté, ils se virent réduits à les subir.

La trêve qui fut signée le 25 septembre dans l'église d'Esplechin devait durer jusqu'au 24 juin 1341; elle suspendait aussi les hostilités des Ecossais contre l'Angleterre, et il y était convenu que, s'ils repoussaient une négociation à laquelle ils étaient restés étrangers, le roi de France les abandonnerait sans pouvoir désormais les secourir de quelque manière que ce fût. Enfin, Philippe de Valois y prenait l'engagement de ne point augmenter les fortifications ni les approvisionnements des forteresses que les Anglais assiégeaient en Guyenne.

Ce que la trêve d'Esplechin nous offre de plus intéressant, c'est la grande place qu'y occupe la Flandre. Les Crespinois et les autres usuriers d'Arras ne pourront plus se prévaloir de leurs créances, et aucun des chevaliers flamands qui ont suivi le comte au camp de Bouvines ne pourra rentrer dans ses foyers, sous peine d'y être jugé et de perdre tous ses biens avec l'assentiment du roi de France. De plus, Philippe de Valois y renonçait au pouvoir de faire excommunier les Flamands, que ses prédécesseurs tenaient de plusieurs papes, et cet article de la trêve fut reproduit dans une déclaration solennelle qui fut adressée aux communes de Flandre.

Jacques d'Artevelde, rentré à Gand, parut sur la place du Marché pour y rendre compte à tous les bourgeois assemblés de sa conduite au siége de Tournay; et peu de jours après, le 7 octobre, les échevins déchirèrent publiquement à l'hôtel de ville les bulles et les sentences d'excommunication que le roi de France avait remises à leurs députés. Le même jour, Louis de Nevers, qui avait quitté le camp français pour accompagner Jacques d'Artevelde en Flandre, fit publier une déclaration par laquelle il abjurait tous ses griefs, approuvait tout ce qui avait eu lieu, et promettait de gouverner dorénavant en écoutant les conseils des trois bonnes villes.

Tandis que Louis de Nevers se voyait réduit à dissimuler vis-à-vis des communes victorieuses, Philippe de Valois se hâtait d'étouffer dans ses Etats les sympathies qu'y trouvaient les communes de Flandre et les tendances qui s'y manifestaient pour parvenir au but qu'elles avaient déjà atteint. «Beaucoup de personnes s'étonnaient, dit Gilles li Muisis, de ce que le roi de France eût consenti à tout ce qui était exprimé dans la trêve; mais elles ne pouvaient prévoir ce qui suivit, parce qu'il n'y en avait point d'exemple: le roi de France fit saisir dans tout son royaume les biens et les revenus des barons, des chevaliers et de tous ceux qui lui étaient contraires.»

D'autres soins préoccupaient le roi d'Angleterre. Mécontent d'avoir dû renoncer à la conquête de Tournay, et surtout d'avoir été si près de l'armée de son adversaire sans pouvoir la combattre, il était revenu en Flandre, chargé de dettes énormes. En vain adressait-il les lettres les plus pressantes à l'archevêque de Canterbury et à ses autres ministres: ils ne lui envoyaient point d'argent, et se contentaient de chercher à se justifier par de pompeuses protestations ou de frivoles excuses. Enfin Edouard III appela près de lui Jacques d'Artevelde et les autres échevins et capitaines des villes de Flandre, qu'il nomme, dans une de ses lettres «ses fidèles amis, les compagnons de son expédition et de ses tribulations.» Il leur exposa la coupable négligence de ses conseillers, et peut-être ne leur cacha-t-il point les rumeurs qui les montraient associés à un complot. Leur avis unanime fut que le retour du roi en Angleterre était devenu indispensable. Il se rendit aussitôt secrètement à l'Ecluse, où il s'embarqua pour Londres. Il y arriva lorsqu'on ne l'y attendait point et au milieu de la nuit. Ses ministres furent aussitôt conduits à la tour de Londres, et un long manifeste apprit à la nation les méfaits de l'archevêque de Canterbury et la volonté du roi de n'employer sa puissance qu'à gouverner ses sujets avec justice et douceur. Tout ce document, où les pensées les plus généreuses sont exprimées dans un noble langage, semble un écho de la déclaration adressée le 8 février 1339 aux bonnes villes de France par le conseil de Jacques d'Artevelde.

Edouard III avait consenti à proroger jusqu'au 29 août le terme de la trêve qui devait expirer le 24 juin. En priant les communes de Flandre d'y donner leur adhésion, il leur avait annoncé que des conférences allaient s'ouvrir à Antoing et qu'il espérait qu'on pourrait y atteindre le but pacifique qu'elles se proposaient. En effet l'archevêque de Reims, le comte d'Eu, le duc de Brabant et plusieurs chevaliers d'Angleterre et de Flandre, se réunirent à Antoing le 1er août; mais comme il leur paraissait impossible de s'accorder sur les prétentions d'Edouard III, ils se séparèrent presque aussitôt; cependant, ils s'assemblèrent de nouveau dix jours après pour prolonger les trêves, et il fut bientôt convenu qu'elles dureraient jusqu'aux fêtes de la Saint-Jean 1342.

Le roi d'Angleterre, en subissant ces retards, ne pouvait ignorer combien ils lui étaient funestes. Il voyait se perdre tous les fruits de la merveilleuse activité qu'il avait déployée en 1338; car l'empereur, cédant aux démarches du roi de France, venait de révoquer, par une déclaration solennelle du 13 juin, les pouvoirs du vicariat qu'il avait accordé à Edouard III. Le roi d'Angleterre cherchait du moins à s'assurer de plus en plus l'appui de la Flandre, et par une charte du 18 août, il promulgua le règlement de l'étape de laines de Bruges qui devait être gouvernée par un maire et des connétables librement élus par les marchands anglais, et être moins soumise à l'autorité du droit strict qu'aux principes équitables de la juridiction commerciale.

Il n'était point douteux toutefois que les hostilités ne tarderaient pas à recommencer. Les députés de tous les alliés se trouvèrent dans les derniers jours du mois de mai à Malines; il s'agissait d'y décider de quel côté on porterait la guerre, et il paraît qu'à la prière des Flamands il y fut résolu que la première expédition aurait pour objet la conquête de l'Artois. Au mois de juillet, tout annonçait de plus en plus la reprise prochaine des hostilités. Edouard III terminait ses armements, et venait de nommer le comte de Northampton son lieutenant en France. Le 2 août, les milices des communes de Flandre se mirent en marche: elles s'avancèrent vers Cassel et de là jusqu'auprès de Gravelines, où elles campèrent vis-à-vis de l'armée française que commandaient le comte d'Eu et le comte de Valois. Cependant les Anglais ne paraissaient point. Une femme reçut la mission d'aller en Angleterre se plaindre de ces retards près d'Edouard III. La commune de Gand l'avait investie du mandat le plus étendu, et c'était à elle que les députés des autres communes flamandes devaient adresser leurs messages: fille de Sohier de Courtray, épouse de Jacques d'Artevelde, elle était à ce double titre digne de représenter la Flandre dans ces négociations importantes; et l'on ne peut douter qu'on ne lui ait fait l'accueil le plus honorable en Angleterre, car le roi venait d'ordonner que des sergents royaux se rendissent au devant des ambassadeurs flamands et que chaque jour à leur lever, ses ménestrels jouassent de leurs instruments «en l'honneur de la terre de Flandre.»

Si Edouard III remet à Catherine de Courtray cinq cents livres pour payer les sergents des milices communales, il lui est devenu impossible d'exécuter son projet d'aborder en Artois. D'autres motifs exigent impérieusement sa présence au nord de la Loire. Le duc de Bretagne est mort, laissant son héritage contesté par son frère Jean de Montfort et son neveu Charles de Blois. Le premier soutient les Anglais; le second, le parti de Philippe de Valois; mais l'héroïne de la Bretagne est une sœur du comte de Flandre, Jeanne de Montfort. Héritière de la valeur et de l'énergie de ses aïeux, elle lutte contre tous les obstacles, et sa fermeté domine tous les revers. C'est dans les récits de Froissart qu'il faut suivre les exploits de cette princesse «qui bien avoit courage d'homme et cœur de lion.» C'est là qu'il faut la voir chevauchant dans les rues d'Hennebon, pour ranimer le zèle de ses amis, s'élançant bientôt dans le camp français qu'elle livre aux flammes, puis, lorsqu'on la croit perdue, reparaissant tout à coup, «à grand son de trompettes et de nacaires,» pour saluer au loin sur les flots les renforts que lui amènent Gauthier de Mauny et ses compagnons. Plus d'un chevalier de Flandre passa sans doute la mer pour tirer l'épée en faveur de la petite-fille de Gui de Dampierre et s'associer à ces luttes au milieu desquelles grandissait Duguesclin. Peu d'années après le siége du château d'Hennebon, plusieurs hommes d'armes flamands prirent part, sur la lande de Mivoie, à ce célèbre duel des Trente, où les combattants montrèrent autant de courage que «si tous fussent Rolands ou Oliviers.»

Cependant la comtesse de Montfort s'était rendue elle-même en Angleterre, pour y réclamer un secours immédiat. Robert d'Artois fut chargé du commandement des hommes d'armes qui devaient la seconder; mais à peine avait-il abordé en Bretagne, qu'il y fut mortellement blessé à la défense de Vannes. Edouard III n'hésita plus, et dans les premiers jours d'octobre, il fit voile avec tous les vaisseaux réunis au port de Sandwich, pour aller venger la mort du comte d'Artois; mais aussitôt arrêté dans son expédition par les forces supérieures du roi de France et du duc de Normandie, il se vit réduit à se soumettre à la médiation des légats du pape, et une trêve, qui devait durer jusqu'à la Saint-Michel 1346, fut conclue à Malestroit, le 19 janvier 1342 (v. st.). Les dispositions qui y sont relatives à la Flandre reproduisent les stipulations de la trêve d'Esplechin du 25 septembre 1340, sur les fugitifs et les bannis, et à l'égard des créances des Crespinois; mais il y est dit de plus que le comte de Flandre pourra, «comme seigneur sans moyen quoique non souverain,» résider dans ses Etats en gouvernant de concert avec les communes de Flandre. Les cardinaux délégués par le pape s'y engagent aussi à travailler diligemment à ce que les Flamands puissent obtenir une bonne et valable sentence d'absolution, qui efface tous les interdits prononcés contre eux.

Dans les derniers jours de juillet 1342, c'est-à-dire au moment même où les milices des communes flamandes s'assemblaient pour combattre, le comte de Flandre était arrivé inopinément près de Menin: les députés des magistratures communales, qui n'avaient jamais cessé de l'honorer comme leur prince, s'étaient rendus au devant de lui, et le 4 août il était venu habiter son château de Male. Il voulait profiter du moment où les communes, voyant s'évanouir le projet de la conquête de l'Artois, semblaient devoir être plus accessibles à ses brigues et à ses démarches. L'appui que lui prêtait le roi de France n'était point douteux, et il avait récemment conclu une alliance avec le duc de Bourgogne. Enfin, le pape Clément VI, près de qui Philippe de Valois, malgré les promesses les plus formelles, n'avait rien fait pour la suppression des bulles pontificales, menaçait de nouveau la Flandre. Invoquant une déclaration de Benoît XII, qui avait refusé d'approuver la renonciation du roi de France, il annonçait, par une bulle du 21 octobre 1342, que si les Flamands n'obéissaient point immédiatement aux ordres de Philippe de Valois, il les ferait excommunier par l'évêque de Bologne.

Il ne paraît point que ces tentatives pour séparer la Flandre de l'Angleterre soient restées inconnues d'Edouard III. Le 4 octobre, prêt à s'embarquer pour la Bretagne, il avait chargé Guillaume Trussell d'aller en Flandre pour y réveiller le zèle des communes. C'était précisément vers cette époque que Louis de Nevers, rassuré par l'absence du roi d'Angleterre retenu au siége de Vannes, avait résolu de tenter les plus grands efforts pour rompre l'alliance de son peuple avec les Anglais. Tous les députés des bonnes villes de Flandre se réunirent en parlement le 9 novembre à Damme, et le comte de Flandre crut pouvoir s'y expliquer plus ouvertement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors; mais ses propositions furent mal accueillies, et Guillaume Trussell, qui assistait à cette assemblée, put lui-même s'assurer que la Flandre ne songeait point à trahir ses engagements. Dans une lettre adressée peu après au roi d'Angleterre, les députés des trois bonnes villes, réunis à Gand, réitérèrent les mêmes protestations de fidélité et de dévouement.

Selon un récit dont l'exactitude est fort douteuse, le comte de Flandre avait fait préparer un certain nombre de bannières, sous lesquelles devaient se rallier tous ses partisans. L'un des chefs de cette conjuration était un noble d'Ardenbourg, nommé Pierre Lammens; mais Jacques d'Artevelde, instruit de ce qui se passait, se hâta de se diriger vers Ardenbourg, où il frappa le chevalier leliaert sur le seuil même de sa maison: peu d'instants après, on retrouvait cachée dans sa demeure la bannière qui était le signe d'une trahison déjà sévèrement punie. Si ce fait semble peu digne de foi, il n'en est pas moins certain que les complots du comte devaient éclater au mois de décembre 1342, et que l'énergique activité de Jacques d'Artevelde les fit échouer dans toutes les parties de la Flandre. Nous savons d'ailleurs que Louis de Nevers, mécontent de cet échec et de plus en plus méprisé des communes, quitta la Flandre le 2 janvier pour se retirer en France.

A peine Jacques d'Artevelde est-il rentré à Gand, qu'un riche bourgeois, nommé Jean de Steenbeke, ose l'accuser de vouloir soumettre toute la Flandre aux lois de sa dictature militaire. Artevelde se défend et se justifie; mais Steenbeke appelle ses amis aux armes et le sang est prêt à couler, quand les bannières de seize métiers viennent se ranger autour du capitaine de Saint-Jean. Au premier bruit de ce qui avait eu lieu, les bourgeois de Bruges, d'Ypres et de Courtray accoururent aussi à Gand pour soutenir le héros des communes: la paix était déjà rétablie, et les magistrats avaient ordonné aux deux adversaires d'habiter, l'un le château du comte, l'autre l'hôtel de Gérard le Diable, jusqu'à ce qu'une sentence légale eût été prononcée sur leur différend.

Cette fameuse querelle de Jacques d'Artevelde et de Jean de Steenbeke atteignit-elle les dimensions d'une lutte politique? ne faut-il point y reconnaître plutôt les tristes conséquences d'une inimitié toute personnelle? On ne peut guère en douter, car dès la fin du douzième siècle, selon le témoignage de Gilbert de Mons, on ne cessait de voir à Gand les hommes les plus puissants, secondés par de nombreux amis et protégés par les tours crénelées qui couronnaient leurs habitations, se livrer des combats où le nombre des morts était souvent considérable.

En 1306, c'est-à-dire quatre années après la bataille de Courtray, Jean Borluut, vainqueur des armées de Philippe le Bel, avait été menacé dans ses foyers par des querelles domestiques, et l'intervention des magistrats avait été nécessaire pour que les bourgeois de Gand ne vissent pas une héroïque famille répandre sur leurs places publiques les dernières gouttes du sang qu'avaient respecté les ennemis de la Flandre.

En 1342, la situation semble la même. Jean de Steenbeke était favorable à l'alliance d'Edouard III, car tour à tour échevin et doyen des métiers, il avait été l'un de ceux qui allèrent les premiers chercher les laines anglaises à l'étape de Dordrecht: des haines privées étaient l'unique cause de ses complots.

Plusieurs jours s'étaient écoulés, lorsque les magistrats de Gand ordonnèrent que Jacques d'Artevelde recouvrât la liberté, tandis qu'ils condamnaient Jean de Steenbeke et ses principaux amis à un exil de cinquante années.

Jacques d'Artevelde, triomphant des accusations de ses ennemis, n'en était que plus grand. La Flandre prospérait grâce à ses efforts. On recreusait le canal de la Lieve pour rendre plus faciles les communications de la ville de Gand et de la mer, une monnaie de bon aloi était frappée, et en même temps, afin que l'abondance ne cessât point de régner, un règlement obligea tous les marchands dont les navires arrivaient en Flandre avec du sel, des vins ou d'autres produits des pays étrangers, à prendre l'engagement d'y porter aussi des blés. Ces progrès ne sont pas les résultats d'une dictature, quelque glorieuse qu'elle puisse être, exercée par Jacques d'Artevelde; il n'y a pris part que par l'influence que lui assurent sa sagesse et son génie. Ils n'émanent point de réformes politiques que rêvent tous les ambitieux et tous les novateurs, mais de l'exécution complète et régulière des lois qu'ont depuis longtemps sanctionnées le respect du peuple et l'expérience des siècles. Nous n'apercevons aucune modification dans les institutions, aucune mention d'une autorité illégale en quelque lieu que ce soit. Les seuls faits qui frappent notre attention sont le rétablissement de ce qui existait à une époque antérieure: la reconstitution de tout ce que les comtes avaient aboli ou ébranlé. Ainsi à Gand, le métier des tisserands, dans lequel étaient inscrits les plus nobles bourgeois, tels que les Artevelde, les Wenemare, les Vaernewyck, les Borluut, les Goethals, les Uutenhove, avait toujours été placé au-dessus des foulons et des petits métiers; mais à l'époque où Louis de Nevers combattait la commune de Bruges, il avait redouté l'inimitié des bourgeois de Gand et avait relégué au dernier rang les membres du métier des tisserands, en les privant de leur doyen. En 1340, ils ont repris la position que leur assignent leurs richesses et leurs lumières, et les foulons qui, dans les rapports de l'industrie, ne sont en quelque sorte que leurs ouvriers privilégiés, redeviennent le troisième membre, c'est-à-dire la troisième classe de la cité. Les réformes de Louis de Nevers devaient engendrer l'anarchie: c'est à Jacques d'Artevelde, chargé du gouvernement supérieur de la ville, qu'appartient l'honneur de faire triompher le parti des hommes sages.

C'était aussi une loi ancienne que celle qui, laissant aux habitants des campagnes les soins de l'agriculture, réservait à quelques cités le monopole de la fabrication des draps. A Gand, le comte Gui de Dampierre l'avait formellement reconnue en 1296, et, depuis la fin du treizième siècle, les échevins de Gand avaient fait de fréquentes chevauchées pour la faire respecter. A Ypres, les mêmes règlements avaient été établis peu après la mort de Robert de Béthune. En 1337, une expédition avait eu lieu pour obliger les habitants de Poperinghe à s'y soumettre, et le comte de Flandre lui-même les avait confirmés au mois de mai 1342. Cependant, dès que Louis de Nevers se fut convaincu que toutes ses démarches auprès des bourgeois des bonnes villes n'atteindraient point leur but, il adopta une politique toute différente, et tandis que le récit partial de quelques historiens accuse Jacques d'Artevelde d'avoir cherché un appui dans les mauvaises passions, nous voyons le comte exciter les habitants des campagnes à contester le privilége légal des villes, et les foulons à renverser l'autorité des tisserands. Au mois de mai 1344 selon les uns, au mois de septembre selon les autres, les habitants de Poperinghe déclarèrent ne plus reconnaître les priviléges des Yprois et se donnèrent un chef nommé Jacques Beyts. Les bourgeois d'Ypres prirent aussitôt les armes et sortirent de leurs remparts sous les ordres de messire Jean de Hautekerke. Une longue et terrible mêlée s'engagea: Jacques Beyts y périt avec le plus grand nombre de ses amis, et les Yprois, poursuivant leur triomphe, allèrent détruire tous les métiers à tisser les draps qu'ils trouvèrent à Bailleul, à Langemarck et à Reninghelst.

A Gand, l'émeute fut plus terrible: la lutte y éclata entre les tisserands et les foulons. Ceux-ci réclamaient une augmentation de salaire: ce fut le prétexte de la sédition. En vain les prêtres apportèrent-ils sur la place publique l'ostensoir et les hosties consacrées: rien ne put modérer la fureur des combattants. Jean Bake, doyen des foulons, succomba avec cinq cents des siens; mais leur mort devait engendrer de tristes souvenirs: c'était non-seulement un symptôme de désorganisation publique, mais aussi une source de haines et de vengeances. Le lundi 2 mai 1345 fut un jour néfaste: il annonçait d'autres malheurs, et nos chroniqueurs ne se sont point trompés en le nommant den quaden maendag, c'est-à-dire le mauvais lundi.

Le comte ne dissimulait plus: il abordait sans hésiter cette affreuse ressource des guerres civiles qui présentent dans leurs péripéties tant d'éléments d'intrigues et de trahisons. Dès les derniers jours d'octobre 1344, il avait essayé de surprendre la forteresse d'Audenarde, si importante dans les guerres du quatorzième siècle, mais il n'y avait point réussi. Quelques mois plus tard, il conclut un traité avec le duc de Brabant; nous avons déjà raconté comment ce prince, mécontent de la confédération des communes de son duché avec celles de Flandre, avait arrêté en 1340 les succès des alliés sur les bords de l'Escaut; au siége de Tournay, la sincérité de ses engagements avait de nouveau paru douteuse. Il osait enfin lever le voile et se prononcer ouvertement en faveur de Louis de Nevers, qui lui faisait espérer le mariage de son fils Louis de Male avec l'une de ses filles. Grâce à l'appui du duc Jean, le comte de Flandre parvint à s'emparer de Termonde, et ce fut là qu'il invita tous ses partisans à le rejoindre.

Il semble que Louis de Nevers, en recourant inopinément à la force des armes, ait agi à l'instigation de Philippe de Valois: la trêve de Malestroit avait été rompue par la trahison dont le sire de Clisson et ses amis avaient été les victimes, et Edouard III venait d'adresser aux communes de France un nouveau manifeste pour leur annoncer que son unique but était de rétablir les institutions et les libertés du règne de saint Louis. Un grand armement avait été réuni au port de Sandwich et le roi d'Angleterre était prêt à passer la mer, quand des messagers envoyés de Flandre réclamèrent sa présence, comme le seul moyen d'y maintenir son autorité et de protéger ses alliés.

Edouard III quitta, le 3 juillet, le port de Sandwich, suivi de cent trente navires, et le surlendemain il entrait dans le Zwyn. Le 7 juillet, Jacques d'Artevelde arriva à l'Ecluse pour le féliciter sur sa venue et le conduire à Gand. Cependant les partisans du comte enfermés à Termonde ne faisaient point de progrès, et Jacques d'Artevelde apaisa si complètement les craintes du roi d'Angleterre, que celui-ci jugea inutile de poursuivre son voyage jusqu'à Grand. Il demanda seulement que les députés des bonnes villes se rendissent près de lui à l'Ecluse, et dès le 11 juillet ils obtempérèrent à son désir. Nous remarquons Thomas de Vaernewyck, Jean Uutenhove, Liévin de Waes, parmi les députés de Gand; Jean de Cockelaere, Jean d'Harlebeke, Gilles Hooft, parmi ceux de Bruges.

Si nous acceptions le récit de Froissart et de Villani, nous placerions à l'Ecluse cette célèbre conférence où Jacques d'Artevelde, en voulant élever le prince de Galles au comté de Flandre, se sépara de ses amis et prépara la révolution qui devait le perdre. Mais tous les documents officiels s'accordent à le démentir: il n'est fait mention de ces négociations ni dans la lettre qu'Edouard III adressa vers cette époque à tous les vicomtes d'Angleterre, ni dans les comptes des bonnes villes de Flandre. On s'occupa, il est vrai, de Louis de Nevers, de ses intrigues, de ses complots: c'était la grande question du moment, celle qui agitait toutes les communes et qui avait amené Edouard III à l'Ecluse. Peut-être quelques bourgeois, instruits que le comte se proposait de marier son fils à une princesse de Brabant, insistèrent-ils aussi dès ce moment pour que l'on reprît l'ancien projet de lui faire épouser plutôt une fille d'Edouard III. Hors de ces données positives, de ces conjectures probables, il n'y a de place que pour les calomnies des Leliaerts qui, prêts à tenter un dernier effort contre Jacques d'Artevelde, cherchaient à lui aliéner les sympathies du peuple en ne cessant d'accuser son ambition. Ils redoutaient son influence plus que son autorité et voulaient le désarmer avant de le combattre. Cinq siècles se sont écoulés: il est temps que, dégagée des rumeurs des factions et des mensonges de l'envie, l'histoire redevienne impartiale et juste.

Les communes de Flandre, loin de songer à reconnaître pour comte le prince de Galles, avaient seulement déclaré que l'absence et l'hostilité de Louis de Nevers rendaient nécessaire de créer de nouveau un rewaert, c'est-à-dire un dictateur investi de la puissance suprême; après plusieurs entrevues avec Edouard à l'Ecluse, et une assemblée tenue à Bruges, le 16 juillet, leur élection unanime désigna Sohier de Courtray, héritier d'un nom illustre et uni étroitement par les liens du sang à Jacques d'Artevelde. Son premier soin fut de se rendre à Alost pour s'opposer aux entreprises des Leliaerts, commandés par Florent de Brugdam, tandis que les milices communales des bonnes villes de Flandre, soutenues par Jean de Mautravers et une troupe d'archers anglais qui avaient débarqué à l'Ecluse, se préparaient à former le siége de Termonde.

Grâce à ces mesures, Edouard III put se féliciter de s'être assuré l'alliance de la Flandre plus fermement que jamais. Ne jugeant pas nécessaire de s'arrêter plus longtemps à l'Ecluse, il donna à sa flotte l'ordre d'appareiller le 24 juillet, soit vers les côtes de Bretagne, où le comte de Montfort et ses partisans, harcelés de toutes parts par les garnisons françaises, réclamaient instamment son appui; soit vers celles de la Gascogne, où le comte de Lancastre venait d'aborder. Mais ce projet ne devait point s'exécuter: à peine était-il sorti du havre de l'Ecluse, qu'une horrible tempête s'éleva, et, après deux jours de périls, le roi d'Angleterre fut jeté, le 26 juillet, sur les rivages de son royaume. Les nouvelles qu'il ne tarda point à y recevoir de Flandre l'obligèrent à modifier complètement ses projets.

Le 22 juillet, une dernière conférence avait eu lieu entre Edouard III et les députés des communes. Il n'est point douteux que Jacques d'Artevelde y ait assisté, et le même jour il s'arrêta à Bruges pour annoncer au peuple les mesures qui avaient été prises pour maintenir la paix; le lendemain, il arrive à Ypres pour y remplir la même mission, et l'enthousiasme avec lequel sont accueillies ses paroles est une nouvelle preuve de l'affection que lui conservent les bourgeois. Cependant lorsqu'il rentre à Gand, le dimanche 24 juillet, il aperçoit sur son passage quelques hommes aux traits sinistres qui semblent le menacer, et vers le soir il entend tout à coup résonner des clameurs furieuses autour de sa demeure: c'est en vain que ses valets se hâtent de fermer les portes; les cris redoublent: Artevelde a reconnu la voix de ses ennemis, car les uns l'accusent de vouloir faire piller Gand par les Anglais, les autres répètent qu'il a profité de son autorité pour rassembler d'immenses richesses et que déjà il a envoyé son trésor à Londres. Cependant il n'hésite pas et paraît à une fenêtre: «Seigneurs, leur dit-il, tel que je suis vous m'avez fait, et me jurâtes jadis que contre tous hommes vous me défendriez et garderiez: et maintenant vous me voulez occire et sans raison. Faire le pouvez, si vous voulez, car je ne suis qu'un seul homme contre vous tous, à point de défense. Avisez, pour Dieu, et retournez au temps passé. Si considérez les grâces et les grands courtoisies que jadis vous ai faites. Vous me voulez rendre petit guerdon des grands biens que au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment toute marchandise estoit périe en ce pays? Je la vous recouvrai. En après, je vous ai gouvernés en si grand'paix que tous avez eu, du temps de mon gouvernement, toutes choses à volonté, blés, laines, avoir et toutes marchandises dont vous êtes recouvrés et en bon point.» L'éloquence de Jacques d'Artevelde, la justice de sa défense, le souvenir de ses services, ne purent le sauver. Les hommes qui le menaçaient étaient bien résolus à ne point l'écouter. Les querelles politiques n'étaient pour eux qu'un prétexte, et leurs haines personnelles étaient impatientes de frapper le capitaine de Saint-Jean. On remarquait parmi eux un bourgeois, nommé Jean Panneberch, qui était excité par des rancunes semblables à celles qui avaient naguère fait naître le complot de Jean de Steenbeke, et avec lui ses parents Gauthier de Mey, Jean van Meerlaer, Jean Pauwels, Paul et Simon de Westhuc. De ceux qui les suivaient, les uns étaient les débris du parti des foulons, qui aspiraient à venger Jean Bake; les autres, les membres des petits métiers, des tuiliers, des corroyeurs, factieux vulgaires qui avaient été soudoyés par le duc de Brabant et le comte de Flandre.

Jacques d'Artevelde comprit qu'il était inutile de chercher plus longtemps à se justifier; cédant aux prières de ses serviteurs, qui lui exposaient que toutes les portes allaient être brisées, il se retirait dans la cour de sa maison pour gagner une église voisine et y trouver un asile au pied des autels, quand ses ennemis, triomphant dans leurs efforts, se précipitèrent vers lui en poussant des cris de mort. Un savetier les précédait, et tel fut l'instrument du complot détestable qui termina prématurément une vie à laquelle étaient attachées la grandeur et la gloire de la Flandre.

Les ennemis de Jacques d'Artevelde (les principaux étaient Gérard Denys et Simon Parys) dominèrent pendant quelques jours; mais bientôt l'indignation publique s'éleva contre les auteurs du crime, et les députés des communes flamandes traversèrent la mer pour se rendre à Westminster, près d'Edouard III. «Là s'excusèrent-ils de la mort d'Artevelde, dit Froissart, et jurèrent solennellement que nulle chose n'en savoient, et s'ils l'eussent sçu, défendu et gardé l'eussent à leur pouvoir, mais estoient de la mort de lui durement courroucés et désolés, et le plaignoient et regrettoient grandement; car ils reconnaissoient bien qu'il leur avoit esté moult propice et nécessaire à tous leurs besoins, et avoit régi et gouverné le pays de Flandre bellement et sagement.....» La mort de Jacques d'Artevelde avait été toutefois un événement d'une si haute importance, qu'Edouard III remit à l'année suivante l'expédition qu'il était prêt à conduire en France.

Déjà les magistrats de Grand avaient ordonné une enquête sur ce qui avait eu lieu. Les coupables, fidèles à l'usage du wehrgeld, qui s'était maintenu dans les lois et dans les mœurs, offrirent aussitôt le prix de l'homicide, mais ils furent de plus condamnés à une expiation solennelle. En 1375, malgré trente années d'émeutes, malgré la restauration de Louis de Male, la sentence des magistrats continuait à être exécutée et une lampe expiatoire brûlait encore dans le cloître de Notre-Dame de la Biloke, où les bourgeois de Gand s'étaient réunis la première fois autour de Jacques d'Artevelde.

La puissance de Jacques d'Artevelde a duré moins de dix années, et cependant elle semble remplir dans nos souvenirs toute l'histoire du moyen-âge: c'est que son génie a remué plus d'idées, excité plus d'espérances, conçu plus de profonds desseins, que les hommes qui l'ont précédé pendant plusieurs siècles. Après avoir osé rêver la réconciliation de l'Europe par la paix et l'industrie, après avoir réussi à unir dans une même fédération toutes les provinces voisines de la Flandre, il meurt frappé par les armes qu'il voulait briser, par les haines envieuses et jalouses qu'il avait voulu étouffer. Si Jacques d'Artevelde avait vécu quelques années de plus, s'il avait pu, par ses conseils, rétablir sur une base nationale l'autorité du jeune prince qui était né à Male, quelle n'eût pas été son influence dans le vaste mouvement qui éclata sous le roi Jean? N'y avait-il point déjà un remarquable symptôme d'une union pacifique et industrielle dans la manifestation de ces communes sympathies pour les traditions du règne de Louis IX?

L'Angleterre du moins conserva quelques vestiges des liens qui existèrent entre l'un de ses princes et «le sage bourgeois de Gand.» Edouard III, en devenant son allié, avait soumis sa grandeur et sa renommée à l'autorité de sa prudence; c'est à l'époque de Jacques d'Artevelde qu'appartient la fondation du régime constitutionnel tel qu'il existe encore aujourd'hui en Angleterre, avec la triple direction du gouvernement par le roi, les pairs et les communes.

A peine les Gantois avaient-ils appris que Louis de Nevers, s'applaudissant du succès de la plus odieuse trahison, envoyait ses chevaliers occuper Hulst et Axel, qu'ils coururent aux armes pour les repousser. Axel, où s'étaient enfermés le sire de Brugdam et François Vilain, fut aussitôt enlevé d'assaut, et Hulst partagea le même sort. Les milices de Gand, soutenues par celles de Bruges et d'Ypres, résolurent de poursuivre leur expédition vers Termonde. Leur nombre et leur courage, l'enthousiasme qui les animait, leur ardeur à venger la mort de Jacques d'Artevelde sur les hommes qu'elles accusaient de l'avoir préparée, rendaient leur puissance irrésistible. Le comte de Flandre se hâta de fuir en France, tandis que le duc de Brabant accourait au camp des communes flamandes pour renouveler ses serments d'alliance et interposer sa médiation en faveur des chevaliers qui n'avaient pu s'éloigner. Termonde entra dans l'alliance des communes et ne conserva ses remparts qu'en s'engageant à laisser ouvertes du côté de Gand trois brèches de quarante pieds.

Louis de Nevers, plus irrité que jamais, s'efforçait d'exciter de sa retraite quelque autre complot. Les haines publiques et les haines privées qui avaient frappé Jacques d'Artevelde armèrent des meurtriers contre Simon de Mirabel, qui avait été élu rewaert en 1340, et, le 9 mai 1346, il tomba victime d'une nouvelle trahison. Cependant l'indignation populaire n'en devint que plus vive, et, le 24 juin, les députés de toutes les villes de Flandre réunis à Gand déclarèrent qu'ils seraient toujours fidèles au roi Edouard III. Une année ne s'était pas écoulée depuis la mort de Jacques d'Artevelde.

Tandis que la paix renaissait en Flandre, Edouard III pressait en Angleterre les préparatifs d'un vaste armement, afin d'atteindre le but qu'il se proposait depuis plusieurs années; et, dans les premiers jours du mois de juillet 1346, seize cents navires, que montaient trente mille hommes, quittèrent l'île de Wight: cette flotte portait Edouard III en France. Le prince de Galles, les comtes d'Arundel, de Suffolk, de Warwick, d'Herefort, de Northampton, d'Oxford, d'Huntingdon l'accompagnaient, ainsi qu'un grand nombre de braves chevaliers, parmi lesquels on remarquait Wulfart de Ghistelles. Godefroi d'Harcourt avait pris au conseil du roi d'Angleterre la place de Robert d'Artois, et ce fut par son avis que le pilote reçut du roi lui-même l'ordre de cingler vers la Normandie.

Chargement de la publicité...