Histoire de Flandre (T. 2/4)
Cependant tout se préparait en France pour une lutte complète et décisive; mais ce n'est point dans quelques séditions et au milieu de quelques tentatives anarchiques qu'il faut en chercher le véritable caractère. Certes, parmi les laboureurs de France et d'Angleterre, chez les fils de Jacques Bonhomme, de même que chez les compagnons de Wat-Tyler et de Jack Straw, il y avait une excitation violente provoquée par les malheurs de tout genre qui s'étaient appesantis sur les pauvres cultivateurs, pillés par les gens de guerre: leurs passions grossières et brutales les portaient à d'horribles excès; mais dans les classes éclairées, parmi tous les bourgeois et même chez un grand nombre de nobles, on retrouvait un sincère enthousiasme pour les traditions des libertés communales. Le vénérable Jean Desmarets était l'un de ces hommes qui avaient appris par une longue expérience, comme Charles V dans ses dernières années, à placer le salut des peuples dans une paix stable que garantiraient le respect de leurs droits et la régularité de leurs institutions. Leurs adversaires étaient au contraire des princes cruels et jaloux qui ne voulaient rendre la royauté absolue que pour être seuls à s'en disputer la tutelle, des barons qu'effrayait le mouvement communal, parce que leurs rigueurs dans leurs domaines avaient contribué à le faire naître, ou des chevaliers de noblesse douteuse dont les ancêtres étaient les courtisans de Philippe le Bel ou de Philippe de Valois. Ce fut ainsi que l'on vit les comtes de Foix et d'Armagnac, si redoutés dans le Midi, oublier leurs querelles et se diriger vers la Flandre en même temps qu'un sire de Revel, qui s'appelait Antoine Flotte. Jusque dans les montagnes de la Savoie et de l'Auvergne, jusque dans les plaines de la Lorraine et de la Gascogne, les feudataires de Charles VI s'empressaient de déployer leur pennon et d'obéir au mandement du roi qui était allé lui-même prendre l'oriflamme à Saint-Denis.
Tandis que Philippe d'Artevelde exhortait les bourgeois d'Ypres et de Courtray à se bien défendre, le roi de France recevait, à l'abbaye de Saint-Nicolas-au-Bois, l'hommage de Louis de Male; mais le dessein d'envahir la Flandre paraissait si périlleux que son frère avait été laissé à Péronne, afin qu'un désastre commun ne détruisît point toute la postérité de Charles V. Lorsque Charles VI arriva le 4 novembre à Arras, rien n'était encore décidé sur la route que suivrait l'armée, et l'on commençait à croire que si les passages de la Lys étaient bien gardés, il serait impossible d'entrer en Flandre. Les uns proposaient de remonter jusqu'aux sources de la Lys; mais la saison était si avancée que l'on devait craindre de trouver des chemins impraticables dans les terres argileuses des pays de Cassel, de Bourbourg et de Furnes. Les autres jugeaient préférable de se diriger vers Tournay et d'y traverser l'Escaut pour aller attaquer les Gantois au pied des murailles d'Audenarde. Le connétable de France, Olivier de Clisson, soutint au contraire qu'il fallait sans hésiter marcher droit aux Flamands, afin de les combattre avant l'arrivée des Anglais. On savait que Philippe d'Artevelde avait annoncé à Ypres la conclusion d'une étroite fédération avec Richard II, et qu'il s'applaudissait de voir régner dans le ciel les vents d'ouest qui devaient favoriser la navigation de ses alliés: on ajoutait qu'une flotte était prête à aborder à Calais. L'avis d'Olivier de Clisson prévalut, et l'on ne songea plus qu'à régler l'ordre de marche de l'armée. Un chevalier flamand, Josse d'Halewyn, qui, de même que Guillaume de Mosschere en 1302, conduisait les étrangers dans le domaine de ses pères avant de concourir à leurs efforts pour ruiner sa patrie, guidait dix-huit cents ouvriers chargés d'élargir les routes, de couper les haies, de combler les ruisseaux. A l'avant-garde paraissaient les maréchaux de l'armée avec six mille quatre cents hommes d'armes, quatorze mille arbalétriers et cinq mille gens de pied recrutés en Artois. Le corps de bataille où se trouvait le roi comptait douze mille hommes d'armes et dix-huit mille arbalétriers. Le comte de Flandre avait prodigué tous ses trésors pour réunir seize mille hommes sous sa bannière dans ce camp où l'on rêvait la dévastation de ses Etats. A son exemple, le duc de Bourgogne avait fait fondre à Malines une partie de la vaisselle et des joyaux de Marguerite de Male, pour entretenir à ses frais un grand nombre de chevaliers, parmi lesquels on remarquait les comtes d'Eu et de la Marche, l'amiral de France, Jean de Vienne, les sires de Châlons, de Vergy, d'Antoing, de Charny, de Montaigu. A ces corps principaux se joignaient un grand nombre de troupes indisciplinées, composées principalement d'aventuriers bretons qui conservaient le nom si redouté de grandes compagnies. Les oncles du roi avaient jugé utile de réclamer leur concours depuis que, dans un conseil tenu à Montargis, ils avaient résolu que l'on n'associerait à cette expédition aucun corps de milices communales. Suivant les données les plus exactes, l'armée de Charles VI ne comptait pas moins de quatre-vingt mille hommes.
D'Arras le roi s'était dirigé vers Lens et de là vers Lille, où l'on avait préparé un hôtel pour le recevoir; mais des espions flamands y mirent le feu, et les Français s'avancèrent de Seclin jusqu'à l'abbaye de Marquette. C'était à Commines qu'ils se proposaient de franchir la Lys; mais lorsque les maréchaux s'approchèrent, ils trouvèrent le pont rompu et remarquèrent sur l'autre rive Pierre Van den Bossche, qui s'était placé, une hache à la main, devant neuf ou dix mille hommes rangés en bon ordre. On ne pouvait plus songer à tenter en cet endroit le passage de la rivière; les valets que l'on avait envoyés pour reconnaître le pays n'avaient point aperçu de gués, et le connétable lui-même se voyait, à son grand regret, réduit à déclarer qu'il ne restait d'autre ressource que de se retirer vers Aire où existait un pont sur la Lys.
La folle témérité de quelques jeunes bannerets devait déjouer toutes les prévisions des conseillers les plus sages de Charles VI et renverser les espérances des Flamands. Trois nacelles avaient été portées de Lille; on les lança secrètement dans la Lys à quelque distance du pont de Commines. Les sires de Saimpy, d'Enghien, de Vertaing et d'autres chevaliers s'y précipitèrent aussitôt, et à mesure qu'ils atteignaient la rive opposée, ils se cachaient dans un petit bois d'aunes pour attendre leurs compagnons. Le maréchal de Sancerre les avait rejoints avec quatre cents hommes d'armes, et un si grand enthousiasme les animait que le sire de Rieux, envoyé vers eux par le connétable, oublia sa mission pour s'associer à leur entreprise. Olivier de Clisson ne s'en alarma que davantage: cependant, voyant qu'il était trop tard pour faire entendre ses conseils et qu'il ne lui restait plus qu'à employer tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour aider ses compagnons d'armes, il donna aux arbalétriers l'ordre de s'avancer vers le pont de Commines. Ils avaient amené avec eux de nombreuses bombardes qu'ils placèrent vis-à-vis des ennemis, et multiplièrent leurs efforts pour s'emparer du passage de la Lys. Quoique toutes leurs attaques eussent été repoussées, ils avaient réussi à attirer sur un seul point, pendant toute la journée, l'attention des milices communales de Flandre.
L'étonnement de Pierre Van den Bossche fut extrême quand il vit vers le soir la petite armée du sire de Saimpy qui venait bravement lui présenter bataille: quelques-uns de ses amis l'engageaient à l'attaquer sans délai; mais il rejeta leur avis, soit qu'il subît cette influence fatale qui désarme le courage à l'approche des revers, soit que, par une prudence mal justifiée, il se crût plus assuré de la vaincre le lendemain. Les Flamands, dociles à sa voix, restaient immobiles dans leur position; autant leur attitude était calme et silencieuse, autant l'agitation était grande parmi les Français, qui, sur l'autre rive de la Lys, se voyaient condamnés à être les témoins d'une lutte inégale dans laquelle ils ne pourraient secourir leurs amis et leurs frères. Olivier de Clisson était surtout en proie à une vive anxiété, et on l'entendait répéter à haute voix: «Pourquoi suis-je connétable de France?»
Déjà le jour finissait et la nuit approchait froide et longue comme elle l'est toujours en Flandre au mois de novembre, surtout dans un pays couvert de prairies et de marais. Tandis que les hommes d'armes du connétable s'efforçaient de rétablir le pont de Commines, en jetant sur les piliers à demi détruits des planches et des débris de boucliers, le sire de Saimpy et ses compagnons campaient au milieu de la boue, n'ayant point de provisions pour réparer leurs forces, et glacés par la pluie qui ne cessait de tomber à torrents; tous se montraient toutefois pleins de courage et d'espoir: ils comprenaient que de leur succès dépendait l'issue de l'expédition de Charles VI, et chacun d'eux faisait entendre tour à tour les cris d'armes de tous les barons français, afin d'exagérer leur nombre aux yeux des défenseurs de Commines.
Lorsqu'au lever de l'aurore les Flamands s'avancèrent en silence pour surprendre les Français, ceux-ci trouvèrent dans la supériorité des armes un avantage propre à balancer celui que les Flamands plaçaient dans la force du nombre. Les chevaliers arrêtaient de loin les hommes des communes avec leurs longues lances, et déchiraient aisément leurs cottes de mailles, grâce à leurs glaives de Bordeaux. Le désordre se mit bientôt dans les rangs des assaillants: une devineresse leur avait annoncé qu'elle ferait la première couler le sang français et que ce serait le signal de la victoire: mais elle fut tuée dès le commencement du combat. Au même moment, Pierre Van den Bossche reçut deux blessures, l'une à l'épaule, l'autre à la tête; son frère, qui était capitaine du château de Gavre, périt en voulant le défendre, et ce fut à grand'peine que ses compagnons parvinrent à le porter hors de la mêlée. Privés de leur chef, les Flamands reculaient, mais ils étaient prêts à se rallier, et le tocsin qui retentissait dans les campagnes appelait tous les laboureurs à leur aide, lorsqu'un cri effroyable retentit des remparts de Commines. Le pont avait été rétabli, et le connétable venait de passer la Lys avec l'avant-garde de l'armée française qu'appuyaient les hommes d'armes du comte de Flandre. Louis de Male introduisait lui-même le successeur de Philippe le Bel dans l'héritage de Gui de Dampierre.
La résistance avait cessé. La ville de Commines fut saccagée et l'on égorgea tous les habitants, qui s'étaient réfugiés dans les églises, et bientôt les flammes, qui s'élevaient de ces ruines vers le ciel, se reflétèrent dans un autre incendie: c'était celui du bourg de Wervicq, fameux par ses richesses et l'industrie des tisserands: les Bretons du sire de Laval y avaient trouvé tant d'or et tant d'argent qu'ils avaient abandonné les draps les plus précieux aux sergents d'armes.
Charles VI avait quitté l'abbaye de Marquette: il crut avoir sa part dans le triomphe des siens en passant la nuit au milieu des cendres fumantes de Commines; le lendemain, il poursuivit sa marche et campa sur le mont Saint-Eloi; il n'était plus qu'à une lieue d'Ypres.
Ce fut au mont Saint-Eloi que les princes français reçurent d'importantes nouvelles de Paris. Pendant quelque temps, les Parisiens avaient été calmés par les pompeuses promesses du duc de Bourgogne; mais un secret pressentiment leur annonçait que l'armement du roi Charles VI menaçait autant leurs priviléges que ceux des cités flamandes. Ils n'hésitèrent plus et arrêtèrent les chariots destinés à l'expédition. Ils eussent même renversé le château du Louvre et les autres forteresses qui entouraient Paris, si un de leurs chefs n'eût réussi à leur faire entendre le langage de la prudence et de la modération. «Attendez, leur disait-il, que nous ayons appris le triomphe des Gantois.» Le bourgeois, respecté de tous, qui parlait ainsi, était un vieillard qui avait autrefois été l'ami de Marcel. Son nom expliquait peut-être aussi bien son influence que ses sympathies: il s'appelait Nicolas le Flamand.
Ce mouvement des Parisiens inquiétait d'autant plus les oncles du roi que, bien qu'ils eussent obtenu un éclatant succès au pont de Commines, ils n'avaient encore soumis aucune ville importante de la Flandre. Une tentative dirigée la veille contre Ypres avait été repoussée, et le bruit courait que toutes les communes des châtellenies d'Ypres, de Cassel et de Bergues s'armaient pour les attaquer en leur rendant toute retraite impossible; il arriva même, dans la soirée du 19 novembre, que les Français prirent le bruit que faisaient quelques valets en se disputant, pour une agression imprévue. On alluma à la hâte des flambeaux. Les chevaliers s'armèrent et rangèrent leurs gens sous leurs pennons, et la nuit s'était presque entièrement écoulée lorsqu'ils se crurent assez rassurés pour rentrer dans leurs tentes.
Il était trop tard pour reculer: c'était dans les campagnes de la Flandre, théâtre de tant de sanglants combats, que devait se dénouer cette lutte mémorable où derrière les milices flamandes combattaient toutes les communes de France. Du sommet du mont Saint-Eloi Charles VI pouvait apercevoir les hauteurs de Cassel et les prairies de Courtray: devant lui s'ouvrait l'avenir, c'est-à-dire le triomphe ou le revers, sombre mystère caché dans les desseins de la Providence.
Cependant Charles VI se sentait plus faible: il défendit aux hommes d'armes de piller les biens de ceux qui se soumettraient, et offrit des conditions si avantageuses à la ville d'Ypres qu'elle livra son capitaine, Pierre Van den Broucke. Les Français avaient promis aux bourgeois d'Ypres que tous leurs biens seraient respectés et que personne ne pénétrerait dans leurs remparts. En effet, Charles VI avait porté son camp près des étangs de Zillebeke, et un grand nombre de membres des métiers avaient pu se retirer à Courtray, quand le sire de Neuillac et d'autres chevaliers français, se proposant d'aller attaquer la partie occidentale de la Flandre, jugèrent que pour atteindre leur but ils devaient traverser Ypres. Ils y laissèrent même quelques-uns de leurs hommes d'armes qu'on empêcha à grand'peine de piller. Ceux qui accompagnaient le sire de Neuillac se dédommagèrent à Poperinghe où ils égorgèrent les habitants et saccagèrent tout ce qu'ils possédaient. Cassel, Bergues, Bourbourg, Dunkerque, Bailleul, Messines, redoutant une semblable dévastation, se soumirent. Toutes ces villes, imitant l'exemple des habitants d'Ypres, avaient aussi livré leurs capitaines qui furent immédiatement décapités.
Les hommes d'armes français continuaient à recueillir un immense butin. Depuis plusieurs mois, les fermiers du sud de la Lys, prévoyant leur arrivée, avaient conduit tout leur bétail dans les riantes prairies de la West-Flandre. C'était aussi dans ce pays que l'on fabriquait des étoffes précieuses qui étaient recherchées dans toutes les contrées de l'Europe. Un vaste marché s'était établi au camp de Charles VI: on y offrait à vil prix ce qui, peu de jours auparavant, formait le trésor du laboureur ou la laborieuse récompense des efforts de l'ouvrier; enfin, les Bretons trouvèrent que leurs pillages encombraient trop le marché: ils réunirent des chariots et les chargèrent des dépouilles de la Flandre. Plusieurs jours s'écoulèrent dans ces scènes d'épouvante et de désolation. Les chefs de l'armée ne pouvaient retenir leurs hommes d'armes sous les drapeaux: Louis de Male lui-même n'osait se plaindre de ce dont il était chaque jour le témoin. De plus en plus méprisé par ceux-là mêmes qui s'étaient armés à sa prière, il n'était plus appelé au conseil du roi, et les maréchaux avaient ordonné à ses hommes d'armes de crier: «Montjoie Saint-Denis!» et de ne plus porter l'antique massue armée du scharmsax, énergique emblème de leur nationalité, que les historiens du quatorzième siècle appellent le bâton à viroles. Il leur avait été également défendu de parler la langue flamande, désormais condamnée comme le peuple dont elle rappelait l'existence. Antoine Flotte, compagnon d'armes de Charles VI, se souvenait sans doute que ce n'était point en français que Breydel et Coning avaient prononcé à Bruges et à Courtray le væ victis!
Dès que Philippe d'Artevelde avait connu le passage de la Lys, il s'était rendu à Gand où dix mille bourgeois s'éloignèrent aussitôt de leurs foyers pour le suivre à Bruges. Pierre Van den Bossche, à peine guéri de ses blessures, et Pierre de Wintere, que les mêmes revers avaient chassé de Warneton, exhortèrent également les bourgeois à résister vaillamment aux Français, leur disant que si Charles VI s'était avancé jusqu'à Ypres, ils ne pouvaient oublier que l'armée de Philippe le Bel avait aussi pénétré jusqu'aux remparts de Courtray. A Damme, à Ardenbourg, à l'Ecluse et dans le pays des Quatre-Métiers, les communes armèrent de nouvelles milices. Philippe d'Artevelde avait déjà choisi vingt mille combattants parmi ceux qui assiégeaient Audenarde, de sorte que toutes ses forces réunies comprenaient environ cinquante ou soixante mille hommes.
Il a paru à quelques historiens que Philippe d'Artevelde avait fait une grande faute en quittant le siége d'Audenarde, car les pluies et le mauvais temps n'eussent peut-être pas permis d'aller l'y combattre; selon une autre opinion, il eût agi plus habilement s'il était resté à Courtray, placé sur le flanc de l'armée ennemie, prêt à la surprendre au premier moment favorable, et ne pouvant être lui-même attaqué qu'en la forçant de tenter de nouveau le passage de la Lys, qu'aurait défendu cette fois une armée plus nombreuse que celle de Pierre Van den Bossche. N'y avait-il pas d'ailleurs, dans les souvenirs des plaines de Courtray, une source éternelle d'enthousiasme et presque un gage de victoire? Cependant, en étudiant la situation des choses, on reconnaît bientôt qu'il ne dépendit de Philippe d'Artevelde de livrer bataille aux Français ni devant Audenarde, ni à Courtray. C'eût été assurément un immense avantage que de temporiser jusqu'à l'arrivée des Anglais, dont les ambassadeurs étaient venus chercher à Calais la ratification du rewaert et renouveler eux-mêmes leurs promesses d'alliance, et surtout de pouvoir attendre un secours bien plus prochain, bien plus certain que celui des Anglais, l'approche de l'hiver, qui devait inévitablement dissoudre tout l'armement de Charles VI; mais après la perte d'Ypres, il était un devoir auquel le rewaert de Flandre ne pouvait se dérober: il fallait défendre Bruges dont il avait lui-même fait démanteler les murailles, et il était d'autant plus urgent de protéger cette ville qu'il était à craindre que les Leliaerts, qui s'y trouvaient en grand nombre, ne s'empressassent d'imiter ce qui avait eu lieu à Ypres en livrant leurs portes aux Français.
A ce point de vue, la position que Philippe d'Artevelde occupa le 25 novembre à Roosebeke était admirablement choisie: elle commandait la route d'Ypres à Bruges et s'appuyait à la fois sur Dixmude, sur Roulers et sur Thourout. Son camp, placé sur une colline parsemée de broussailles, au pied de laquelle coulait un ruisseau, était à peu près inabordable pour la chevalerie française. En conservant cette position, il pouvait troubler les ennemis dans leur mouvement s'ils se dirigeaient vers la forteresse d'Audenarde, dont le siége n'avait point été levé; il les obligeait, s'ils voulaient l'attaquer, à accepter pour champ de bataille le terrain où il avait élevé ses retranchements.
Dès que l'on eut appris à Zillebeke la marche des Flamands de Courtray vers Boulers, l'armée française, que le duc de Berri venait de rejoindre avec des renforts considérables, se porta en avant; mais les maréchaux ne tardèrent point à annoncer que Philippe d'Artevelde s'était avancé jusqu'à Roosebeke pour couvrir la route de Bruges, et les Français s'arrêtèrent sur les hauteurs de Passchendale. Les conseillers de Charles VI avaient jugé utile de prendre des précautions extraordinaires pour mettre le jeune prince à l'abri de tout péril: on voulut même enlever le commandement de l'armée au sire de Clisson pour le charger de ce soin; mais le connétable maintint sa prérogative, et l'on se contenta de placer près du roi huit braves chevaliers qui ne devaient point le quitter un instant. Lorsque toutes ces dispositions eurent été approuvées, un dernier message fut adressé à Philippe d'Artevelde: on lui offrait la paix si ses compagnons voulaient demander merci au comte et s'engager à payer six mois de solde aux hommes d'armes français; mais les capitaines des communes flamandes répondirent unanimement qu'ils ne déposeraient point les armes tant que le comte ne leur aurait pas rendu les priviléges qu'ils avaient reçus de Robert de Béthune après la bataille de Courtray.
Cependant Philippe d'Artevelde ne comprenait point le péril qui le menaçait, et la prudence eût pu donner de meilleurs conseils à son audace. Il se souvenait de son triomphe du Beverhoutsveld, où, avec cinq mille Gantois résolus à mourir, il avait vaincu une multitude confuse et tumultueuse, et, par un vain désir de gloire, il se persuadait qu'il pourrait, avec ses milices réunies à la hâte, disperser aussi aisément la grande ligue de la royauté absolue et de la noblesse féodale. En vain plusieurs des chefs gantois l'avaient-ils conjuré de ne pas compromettre dans une lutte douteuse les destinées de la Flandre et peut-être celle de l'Europe. En vain lui représentait-on que déjà des chevaliers anglais avaient abordé à Calais pour le rejoindre. Le 26 novembre au soir, il réunit tous les capitaines dans un pompeux banquet et leur annonça la bataille pour le lendemain, en les exhortant à montrer pour la légitime défense de leurs franchises tout le courage qu'attendaient d'eux les communes de France.
Philippe d'Artevelde cherchait à propager chez ses compagnons une confiance qui n'était peut-être point exempte de quelque inquiétude secrète: lorsqu'il s'était éloigné d'Audenarde, de nombreuses troupes de corbeaux avaient, disait-on, fait entendre leurs lugubres croassements au-dessus de sa tête. La veille même de la bataille, de sombres pressentiments vinrent l'agiter de nouveau; sa femme, Yolande Van den Broucke, l'avait accompagné et veillait dans sa tente. Peu de jours s'étaient écoulés depuis que son frère avait péri à Ypres, victime de son dévouement à la cause des communes: peu d'heures encore, et un semblable sacrifice devait la rendre veuve. Pendant quelque temps, elle avait suivi en silence le pétillement de la flamme qui dévorait lentement le charbon à demi éteint dans le foyer du rewaert; le sommeil se dérobait à ses yeux, et chaque souffle du vent qui frémissait entre les troncs des arbres couverts de givre lui semblait quelque voix de menaçant augure. Enfin, vers minuit elle sortit de sa tente et dirigea ses regards vers le camp de Charles VI où brûlaient un grand nombre de feux, lorsque tout à coup elle crut entendre les cris des Français qui profitaient des ténèbres pour surprendre les Flamands. Elle réveilla précipitamment Philippe d'Artevelde, et celui-ci reconnut les mêmes cris. On sonna aussitôt la trompette, et toutes les milices communales s'armèrent: cependant on apprit bientôt, par les hommes qui faisaient le guet, que les Français n'avaient point quitté leur position, et Froissart ne peut expliquer cette étrange aventure qu'en rapportant «qu'aucuns disoient que c'estoient les diables d'enfer qui là jouoient et tournoient où la bataille devoit estre pour la grand'proie qu'ils en attendoient.»
La nuit était déjà avancée: l'armée flamande ne songea plus qu'à se préparer au combat. Les communes de Gand, d'Alost et de Grammont se placèrent au premier rang; au second, se trouvaient les milices de Bruges, de Damme et de l'Ecluse; au troisième, celles du Franc, toutes différentes de costumes, toutes groupées autour de leurs bannières et composées de bourgeois qui n'avaient le plus souvent point de casques et de cuirasses, mais des maillets, des épieux ferrés et de grands couteaux suspendus à leurs ceintures. Au milieu d'elles, quelques archers anglais aiguisaient leurs flèches. Les uns avaient été recrutés par Philippe d'Artevelde à l'époque où il avait commencé le siége d'Audenarde; les autres étaient accourus de Calais au bruit de l'invasion du roi de France.
Cette même nuit, le comte de Flandre avait été désigné par le connétable pour faire le guet avec ses hommes d'armes, parmi lesquels on remarquait le bourreau, nommé le grand Coppin, et ses seize valets; mais c'était assez que les chevaliers français lui eussent confié le soin de veiller tandis qu'ils se reposaient: ils ne combattaient pas pour lui et avaient résolu de combattre sans lui. En effet, dès le lever de l'aurore, les capitaines chargés de régler les préparatifs de la journée, firent ordonner que dès que la lutte s'engagerait, sa bataille se retirât à part de toutes les autres. Ils prétendaient qu'il ne leur était point permis d'admettre parmi leurs compagnons de périls et de gloire le comte et ses chevaliers, qui appartenaient à la communion du pape de Rome. Louis de Male souffrit sans murmurer ce nouvel outrage; mais parmi les nobles leliaerts qui l'entouraient, il y en eut quelques-uns dont le cœur s'émut aux tristes images de la honte de leur prince et de la désolation de leur pays: ceux-là envoyèrent secrètement un message à Philippe d'Artevelde pour lui annoncer que les Français étaient bien décidés à l'attaquer.
Cependant les Flamands s'étonnaient de plus en plus de ce que les Français ne paraissaient point: ils avaient vu seulement le bâtard de Langres et quelques autres chevaliers qui comprenaient la langue flamande s'approcher de leur position pour la reconnaître et s'éloigner. Leur patience se lassait: il était huit heures du matin et un épais brouillard leur rappelait la fameuse journée de Courtray, sans qu'ils songeassent à imiter la prudence de leurs aïeux, qui avaient attendu sans s'ébranler le choc de la chevalerie française. Philippe d'Artevelde ne se croyait que trop assuré du succès, parce qu'à l'exemple de Guillaume de Juliers, de funeste mémoire, il avait recommandé à tous les siens d'entrelacer leurs bras et de porter leurs lourds épieux de fer droit devant eux: au moment de la mêlée, les balles des canons et les traits des arbalétriers devaient leur ouvrir les rangs des chevaliers et des sergents d'armes. Dans cette disposition, tout était prévu pour la victoire, rien pour le revers.
Les Flamands avaient reçu l'ordre de se porter en avant, et, renonçant aussitôt à la protection de leurs retranchements, ils cherchèrent un étroit défilé au milieu des fondrières qui se prolongeaient devant eux pour gravir une vaste colline qu'on nommait le mont d'Or. Ce fut là qu'ils rencontrèrent l'armée française. Le sire de Villiers y avait déployé l'oriflamme autour de laquelle on avait vu voltiger une colombe et presqu'au même moment les rayons du soleil, dispersant la brume, vinrent frapper les milices communales au visage.
Déjà les bombardes flamandes ont donné le signal de la lutte et dès leur première détonation deux chevaliers de Flandre, qui combattent sous les étendards de Charles VI, ont succombé, comme si le ciel ne leur permettait pas d'être les témoins d'un triomphe que leur trahison a préparé: l'un est le sire d'Halewyn; l'autre, le sire de Wavrin; Antoine Flotte a été renversé à leurs côtés. Un cri de victoire retentit parmi les Flamands: leur immense bataillon, poursuivant sa marche, heurte avec une force irrésistible l'armée française qui recule d'un pas et demi; la bannière royale est tombée en leur pouvoir, mais c'est à tort qu'ils se vantent d'avoir conquis l'oriflamme, ignorant que Pierre de Villiers, de même qu'Anselme de Chevreuse, ne livre aux chances de la guerre qu'une bannière «par droite semblance pareille» à celle qui est restée déposée dans le trésor de l'abbaye de Saint-Denis.
Cependant le sire de Clisson avait prévu la tactique des Flamands, et, par une manœuvre habile, il avait étendu rapidement les deux ailes placées sous les ordres des ducs de Berri et de Bourbon, ordonnant aux chevaliers de renvoyer leurs chevaux et de frapper de loin avec leurs longues lances les bourgeois de Flandre, tandis que leurs valets, se glissant sur le gazon, pénétraient sous les épieux des milices communales et poignardaient leurs adversaires. Ce fut dans cette attaque, d'un caractère tout nouveau dans les fastes de la chevalerie, que se signalèrent les sires de Saint-Didier, de Vergy, de la Roche-Guyon, de Châlons, de Charny, de Villersexel, de Ray, de Châtillon, de Chambly. Ce fat là que Boucicault fit ses premières armes. Il était à peine âgé de vingt ans et comme un Flamand, à la stature gigantesque, se riant de sa jeunesse et de sa petite taille, lui criait de retourner dans les bras de sa mère, il lui enfonça sa dague dans le flanc en lui disant: «Sont-ce là les jeux des enfants de ton pays?» L'armée flamande reculait à son tour. Les premiers rangs, blessés sans pouvoir se défendre, se rejetaient sur ceux qui les suivaient: si quelques-uns étaient frappés par le fer ennemi, d'autres, plus nombreux, sentaient leurs poitrines se briser dans cet affreux reflux de cinquante mille hommes qui roulaient les uns sur les autres. Sur dix combattants, neuf mouraient étouffés. Parfois cette masse énorme s'arrêtait dans sa lente et tumultueuse retraite, et telle que le sanglier aux abois elle semait l'effroi parmi les chasseurs. Le duc de Bourbon, s'étant trop avancé, fut blessé et jeté à terre et le sire de Cuzant tomba près de lui: mais cette escarmouche fut sans résultat. Les communes flamandes étaient arrivées près du ruisseau au delà duquel elles avaient campé la veille. A mesure qu'elles descendaient dans un terrain humide et marécageux le désordre s'accroissait; chacun s'efforçait d'atteindre le premier la colline opposée. En vain Philippe d'Artevelde cherchait-il à les rallier: il fut entraîné dans leur fuite jusque près d'une montagne qui doit à un sol aride et chargé de gravier, le nom de Keyaerts-berg. Pour la tourner et gagner Staden et Thourout et de là Thielt ou Bruges, il n'existait qu'une seule route, tracée dans un profond ravin, au milieu d'un bois dont les rameaux entrelacés formaient tantôt un dôme épais et tantôt une barrière. Ce fut là que Philippe d'Artevelde périt foulé aux pieds des siens, sourds à sa voix et impatients de s'ouvrir un passage pour se dérober à la poursuite des Français. Etrange destinée du père et du fils! Tous les deux, après avoir consacré leur vie à l'affranchissement et à la gloire de leurs concitoyens, leur durent la mort; l'un assassiné par des traîtres dans sa ville natale, près du foyer domestique; l'autre, finissant ses jours au milieu d'une bataille, sans que du moins il lui eût été donné d'être frappé par une main étrangère.
Trois mille Gantois, témoins du désastre du corps principal de l'armée, s'étaient retirés à gauche de la route de Roosebeke vers des prairies à demi couvertes de saules et de broussailles, qu'arrosent les sources de la Mandel: ils y élevèrent à la hâte quelques retranchements et cherchèrent à se défendre, mais, entourés de toutes parts par les Français, ils se virent bientôt chassés de leur position et la plupart furent tués. Toute lutte avait cessé, mais le massacre continua jusqu'au soir sur le champ de bataille. Jamais la Flandre n'eut plus de sujet de deuil; car la plupart des chroniqueurs évaluent le nombre des morts à vingt-cinq mille et il en est qui le portent à quarante et à soixante mille. «La terre, dit le moine de Saint-Denis, était inondée d'un déluge de sang.»
Le jeune roi de France n'avait entendu que de loin les acclamations des vainqueurs et les gémissements des mourants. Lorsque tout danger eut disparu, ses oncles allèrent le féliciter de sa victoire et lui montrèrent la plaine couverte des cadavres de ses ennemis. Le royal enfant n'était point satisfait toutefois: il voulait qu'on lui fît voir ce fameux Philippe d'Artevelde dont il avait si souvent entendu répéter le nom. On savait déjà qu'il n'était pas parmi ceux qui avaient quitté le champ de bataille, mais on ignorait ce qu'il était devenu. Les valets de l'armée, espérant une riche récompense, poursuivirent leurs recherches pendant toute la nuit à la lueur des feux qu'on avait allumés avec les débris des épieux flamands; cependant le lendemain vers l'aurore, ils aperçurent, au milieu des victimes sanglantes du combat de la veille, un bourgeois de Gand ou de Bruges qui respirait encore. Ils le relevèrent et ce fut lui qui leur indiqua le corps du rewaert. «Je devais hier, dit-il, recevoir de ses mains l'ordre de chevalerie.» Charles VI put considérer à loisir cet homme, plus puissant peut-être par son nom que par son génie, puis il ordonna qu'on le pendît à un arbre, qui longtemps après resta célèbre dans toute la contrée. Plus généreux à l'égard du soldat blessé qui survivait à son capitaine, il lui offrit de faire panser ses plaies s'il consentait à devenir Français. «C'est en vain que vous cherchez à me séduire, répliqua le héros expirant, déjà je sens que mes forces et la vie m'abandonnent. Je fus, je suis et serai toujours Flamand.» Charles VI, loin d'honorer un si noble courage chez ceux qu'il avait vaincus, ne s'éloigna qu'après avoir fait défendre qu'on les ensevelît, afin qu'ils servissent de pâture aux chiens et aux oiseaux: Philippe le Bel lui en avait donné l'exemple après la journée de Mont-en-Pévèle.
Une profonde terreur régnait à Bruges. Bien que les bourgeois eussent porté tout ce qu'ils possédaient de plus précieux sur des bateaux prêts à appareiller pour les îles de la Zélande, ils avaient résolu de recourir aux prières les plus humbles pour conjurer la colère du roi et l'avidité des Bretons. Charles VI s'était avancé dès le lendemain de la bataille de Roosebeke jusqu'à Thourout. Douze députés de la commune de Bruges, qu'accompagnaient deux frères mineurs, se rendirent près de lui pour implorer sa miséricorde et lui annoncer qu'ils avaient rétabli sur leurs murailles la bannière du comte. Le duc de Bourgogne appuya leurs efforts pour sauver une cité qui, par ses richesses et son commerce avec les nations étrangères, était l'un des plus brillants joyaux de l'héritage de Marguerite de Flandre, et ils trouvèrent également des protecteurs dans le connétable, dans le maréchal de Sancerre, dans le sire de Beaumanoir et dans d'autres chevaliers auxquels ils avaient offert de nombreux présents. Mais Charles VI ne consentit à leur pardonner qu'à cette condition qu'ils indemniseraient les grandes compagnies recrutées en Bretagne. Cela n'était point aisé: les députés brugeois eurent à ce sujet de longues conférences avec le sire de Ray, et dès que le chiffre de l'amende eut été fixé, ils firent acte d'hommage, de foi et d'obéissance comme hommes liges du roi de France. Ils renoncèrent à toutes les alliances faites avec les Anglais par Jacques ou Philippe d'Artevelde, et jurèrent de reconnaître dorénavant le pape Clément VII.
Les Bretons, irrités d'avoir vu s'évanouir les espérances qu'ils fondaient sur le sac de Bruges, ravageaient les champs et pillaient les villages. «Les Français, raconte le religieux de Saint-Denis, égorgeaient tous ceux qu'ils rencontraient, n'épargnant ni le rang, ni l'âge, ni le sexe, de telle sorte qu'on pouvait dire d'eux: Ils ont tué la veuve avec l'orphelin, le jeune homme avec la jeune fille, l'enfant à la mamelle avec le vieillard.» Le comte de Flandre approuvait ce qu'il ne pouvait empêcher. «Il est quelques personnes, disait-il à Charles VI, qui demandent, très-redouté seigneur, comment l'on pourra comprimer l'esprit de révolte inné chez ce peuple turbulent, soit en épargnant le pays, soit en le réduisant à n'être plus qu'une vaste solitude; pour moi, je me contenterai de dire que le comté de Flandre est à vous, si vous le voulez, et j'aurai pour très-agréable tout ce qu'il plaira à votre royale majesté d'ordonner de sa conquête.»
Le jeune roi de France semblait prendre plaisir à toutes ces scènes de dévastation. Sa raison, déjà chancelante, avait éprouvé, à la vue du massacre de Roosebeke, une émotion profonde qui s'était bientôt transformée en un délire frénétique. Il faisait trembler par ses fureurs ceux qui plus tard devaient en profiter dans l'intérêt de leur ambition. En vain ses conseillers l'engagèrent-ils à marcher vers les remparts de Gand pour y terminer la guerre de Flandre, ou bien à se diriger rapidement vers Calais, afin de reconquérir sur les Anglais surpris cette porte toujours ouverte aux invasions ennemies: leurs efforts furent inutiles. On lui avait raconté que l'on conservait à Courtray, dans l'église de Notre-Dame, cinq cents paires d'éperons, glorieux trophée de la journée de Groeninghe; on lui avait dit aussi que c'était au milieu des dépouilles des serviteurs de Philippe le Bel que l'on avait déposé les lettres secrètes d'alliance des communes de Flandre et de France. C'était assez pour qu'il crût devoir détruire cette ville dont les hommes d'armes du duc de Bourbon s'étaient emparés immédiatement après la bataille de Roosebeke. Depuis sa victoire, il se croyait l'Alexandre d'un autre combat d'Arbelles: il lui fallait l'incendie de Persépolis.
Cependant le comte de Flandre s'était jeté aux pieds du roi et l'avait supplié de renoncer à ses desseins. Charles VI ne voulut point l'écouter: il avait résolu de ne se rendre à Courtray que pour y prononcer une sentence d'extermination. A peine le duc de Bourgogne eut-il le temps de faire enlever de la tour des Halles une horloge qui passait pour l'une des merveilles de la chrétienté: toute la ville fut livrée aux flammes, et les habitants, femmes, enfants et jeunes filles, furent emmenés pour être vendus «par manière de servage.»
Les Bretons avaient renversé dans le château de Courtray les statues des aïeux de ce comte de Flandre dont les malheurs avaient été le prétexte de leur expédition; mais les dépouilles qu'ils avaient conquises ne les satisfaisaient point, et ils se préparèrent à quitter les campagnes désolées de la Flandre pour piller le Hainaut, afin de châtier, disaient-ils, la neutralité douteuse qu'Albert de Bavière avait observée pendant cette guerre. D'autres s'enrôlaient pour soutenir les querelles particulières du sire de Dixmude contre la ville de Valenciennes. Ce fut à grand'peine que le comte de Blois réussit à les détourner de leurs projets. On leur promettait cette fois qu'on leur abandonnerait le pillage de Gand. Les Français se tenaient chaque jour prêts à aller investir cette ville; il était trop tard. Les habitants de Gand n'avaient rien négligé pour assurer leur défense; après avoir recueilli au milieu d'eux le corps qui avait continué le siége d'Audenarde et les débris de l'armée qui avait combattu à Roosebeke, ils avaient ouvert leurs portes à tous les fugitifs et à tous les bannis, déclarant qu'ils considéraient comme jouissant du droit de cité dans leurs murs tous ceux à qui l'invasion étrangère enlèverait une patrie; c'était y appeler toute la Flandre.
La saison devenait d'ailleurs de plus en plus mauvaise. On était arrivé au mois de décembre. Les pluies se succédaient sans relâche et toutes les rivières débordaient. Après de longues délibérations, on jugea prudent que le roi allât se reposer à Tournay pour y célébrer les fêtes de Noël. On congédia en même temps les hommes d'armes des provinces les plus éloignées, tels que ceux de l'Auvergne, du Dauphiné ou de la Bourgogne. Les Bretons restèrent, et les désordres qui avaient signalé leur marche ne cessèrent point d'accabler les populations. Les oncles du roi, tour à tour prodigues et avares, les encourageaient peut-être dans leurs excès. On en vit un triste exemple à Tournay. Cette ville, qui avait été à plusieurs reprises le boulevard de la France, fut rançonnée comme les villes de Flandre et contrainte à payer la somme énorme de douze cent mille francs. On n'avait point de rébellion à lui reprocher, mais on l'accusait d'avoir refusé de reconnaître le pape d'Avignon.
Charles VI prolongea son séjour à Tournay, se flattant de recevoir la soumission des Gantois, auxquels il avait écrit de Thourout, trois jours après la bataille de Roosebeke, pour les engager à se soumettre, leur promettant «raison, justice et grâce.» Des conférences s'ouvrirent, mais ès parlements qui là furent ordonnés, dit Froissart, on les trouva aussi durs et aussi orgueilleux que si ils eussent tout conquêté et eu à Rosebecque la journée pour eux.» Pierre Van den Bossche exhortait constamment ses concitoyens à ne point perdre courage. Ackerman, revenu à Gand par la Zélande, leur faisait aussi espérer l'arrivée prochaine d'une armée anglaise. On ne put jamais obtenir de leurs députés qu'ils renonçassent à leurs franchises ou à l'obédience du pape de Rome, et les oncles du roi reconnurent bientôt qu'il fallait ajourner la guerre au printemps. Ils laissèrent Jean de Ghistelles avec deux cent cinquante lances à Bruges, le sire de Saimpy à Ypres, Jean de Jumont à Courtray, Gilbert de Leeuwerghem à Audenarde. Deux cents lances bretonnes occupèrent Ardenbourg pour interrompre toutes les communications des Gantois avec le port de l'Ecluse.
Peut-être les oncles du roi étaient-ils impatients de recueillir les résultats de leur victoire de Roosebeke en châtiant les communes de France. Charles VI traversa, entouré de toute son armée comme s'il se trouvait encore sur une terre étrangère, Arras, que pillèrent les Bretons, Péronne, où le quitta le comte de Flandre, Noyon, Compiègne, Senlis et Meaux: la terreur régnait dans toutes ces villes depuis longtemps favorables à la cause des libertés communales; elle se répandit bientôt jusque dans la capitale du royaume; car l'on assurait que les oncles du roi avaient promis aux Bretons de leur y payer la solde méritée par leurs services dans la guerre de Flandre. La commune de Paris s'arma tout entière par un vague sentiment d'inquiétude, et se rangea en ordre de bataille devant la colline de Montmartre, protestant qu'elle voulait seulement montrer de quel secours ses nombreuses milices pouvaient être au roi. Elle croyait qu'en étalant toutes ses forces elle se rendrait redoutable et obtiendrait de meilleures conditions; c'était une grave erreur; les vainqueurs s'intimident rarement, et plus la commune de Paris était puissante, plus il fallait l'affaiblir. Ne connaissait-on pas d'ailleurs son alliance avec les communes flamandes? Le roi de France avait résolu de la traiter en ennemie, afin de pouvoir user contre elle dans toute leur rigueur des droits de la victoire. Le connétable envoya ses hérauts demander un sauf-conduit aux Parisiens, puis il les somma de déposer les armes. Pour compléter ce menaçant simulacre d'hostilité, les barrières furent brisées, et le jeune prince passa à cheval, suivi de ses hommes d'armes, sur les portes de la première cité de son royaume arrachées de leurs gonds, sans vouloir écouter le prévôt des marchands qui venait avec les principaux bourgeois lui adresser une courte et humble harangue.
Les Bretons commencèrent aussitôt à piller les maisons, mais on les arrêta: les oncles du roi avaient d'autres desseins. Ils avaient d'abord fait enlever les chaînes des rues et fait porter à Vincennes toutes les armes des bourgeois, qui eussent suffi, selon le témoignage évidemment exagéré d'un historien contemporain, pour équiper huit cent mille hommes; on défendit en même temps toutes les confréries établies à l'instar des gildes flamandes. Enfin, aussitôt qu'on n'eut plus rien à craindre de Paris, on arrêta trois cents des plus riches bourgeois: parmi ceux-ci se trouvaient l'honneur de la magistrature française, le prudent ami de Charles V, Jean Desmarets, qui avait plus d'une fois, par l'autorité d'une haute vertu, réconcilié le roi et le peuple, et Nicolas le Flamand, coupable d'avoir exhorté la commune à s'abstenir de toute agitation pour espérer dans l'avenir. Ils montèrent sur le même échafaud, et avec eux des chevaliers, des notables bourgeois, des avocats au parlement. Le même jour, une ordonnance royale abolit tous les priviléges de la ville de Paris, et lui retira le droit d'élire le prévôt des marchands. Enfin, lorsque la hache du bourreau se fut émoussée, lorsque les eaux de la Seine eurent charrié assez de cadavres, une solennelle assemblée fut convoquée au palais, et là le chancelier, se plaçant au pied de la statue de Philippe le Bel, raconta la défaite des Flamands et les rébellions des Parisiens. Des femmes échevelées demandèrent grâce pour leurs pères et leurs époux, et quand les oncles du roi eurent pris part à cette scène réglée d'avance, Charles VI déclara pardonner à ses sujets de Paris et commuer la peine criminelle en peine civile, c'est-à-dire que, satisfait du sang des bourgeois qui avaient péri dans les supplices, il n'exigeait plus que l'or de ceux qui leur survivaient. Tous les habitants, quel que fût leur rang, se virent réduits à une affreuse misère, et leurs trésors ne servirent qu'à leur préparer de nouveaux malheurs. Deux tiers des amendes devaient couvrir les frais de l'expédition de Roosebeke; le dernier tiers était destiné à rétablir l'ordre dans les finances du royaume; mais les oncles du roi s'en emparèrent pour alimenter leurs complots et les intrigues que multipliait leur ambition jalouse et envieuse; le surplus de la somme resta aux mains des maréchaux et des capitaines, et les hommes d'armes, n'ayant rien reçu de ce qu'on leur avait promis, se répandirent dans les campagnes pour arrêter les marchands et piller les laboureurs.
A Rouen, à Reims, à Châlons, à Troyes, à Sens, à Orléans, les mêmes châtiments firent place à de semblables exactions.
Louis de Male imitait en Flandre les rigueurs de Charles VI. Il y ordonna de nombreux supplices, de plus nombreuses confiscations; une foule de malheureux, qui n'avaient pas réussi à se réfugier à Gand, cherchèrent un asile à bord des navires qui mettaient à la voile pour la Rochelle ou les rivages de l'Angleterre; ils ne s'éloignèrent toutefois du port de l'Ecluse qu'après avoir vu de loin suspendre à un gibet Barthélemi Coolman, que Philippe d'Artevelde avait créé amiral de la flotte flamande. L'aspect de ces tortures accrut leur terreur, et lorsque le comte de Flandre leur offrit une amnistie complète s'ils consentaient à rentrer dans ses Etats, il n'y en eut point qui osèrent se confier dans ses promesses.
Par une mesure générale, Louis de Male avait exigé que toutes les villes de Flandre lui livrassent leurs chartes de priviléges. C'était le premier usage qu'il eût fait de son autorité depuis qu'elle avait été rétablie par les armes françaises, car il avait donné cet ordre sur le champ même de Roosebeke; cependant la remise des chartes des communes n'eut lieu que quelques mois plus tard, au château de Lille; les échevins de Warneton, de Bailleul, d'Ypres, de Nieuport, de Poperinghe, de Cassel, puis ceux de Bruges et de vingt autres villes ou bourgs, jouissant d'une juridiction particulière, vinrent tour à tour déposer entre ses mains leurs archives municipales; mais on soupçonna les Yprois de posséder «autres choses qu'ils n'avoient point apportées.» Les Brugeois s'étaient montrés plus obéissants. Louis de Male leur enleva la plupart des documents authentiques qui retraçaient la concession ou le développement de leurs priviléges: ce fut ainsi qu'il fit détruire successivement les chartes octroyées par Philippe de Thiette après la journée de Courtray, les lettres d'alliance scellées en 1321 par les communes de Gand et de Bruges, et les fameux traités conclus quarante années auparavant par Jacques d'Artevelde et Edouard III.
La liberté flamande avait perdu ses titres, mais elle respirait encore.
Le 27 janvier, c'est-à-dire le jour même de la confiscation des franchises de Paris et de la mort de Jean Desmarets et de Nicolas le Flamand, François Ackerman chassa les Bretons d'Ardenbourg et y arbora la bannière du pape Urbain VI. Il savait combien toutes les populations flamandes étaient attachées à l'Eglise de Rome, et que rien ne leur avait paru plus avilissant, dans les volontés de Charles VI, que l'obéissance au siége d'Avignon qu'il avait imposée à toutes les villes soumises.
La guerre contre les Français devint une croisade religieuse: elle l'était en Flandre par une forte conviction; elle le fut en Angleterre par intérêt politique. On avait publié à Londres une bulle du pape de Rome qui ordonnait de prendre les armes pour combattre les clémentins. Urbain VI y rappelait que des bandes de Bretons et de Gascons avaient envahi les domaines pontificaux, et ajoutait qu'après avoir vainement essayé de ramener ses adversaires par la persuasion, il se trouvait réduit à opposer la force à la force. Tels étaient les motifs qui l'engageaient à charger l'évêque de Norwich de diriger une expédition qui devait jouir de tous les priviléges accordés aux guerres de la terre sainte; en conséquence de cette délégation, l'évêque de Norwich, Henri Spencer, avait adressé, le 9 février 1382, à tous les recteurs, vicaires et chapelains d'Angleterre, des lettres par lesquelles il les exhortait à enrôler leurs paroissiens: dès ce moment, il déposa lui-même la mitre pour ceindre l'épée. Petit-fils de Hugues Spencer, décapité sous le règne d'Edouard II, il était devenu, encore fort jeune, évêque de Norwich en 1369; mais c'était pendant les mouvements insurrectionnels de 1381 qu'il avait révélé toute l'énergie de ses mœurs belliqueuses. Portant un casque, une cuirasse et une épée à deux tranchants, il avait pénétré le premier dans le camp des laboureurs à Northwalsham, et un éclatant succès lui avait livré Jean Littestere, qu'ils nommaient leur roi. Henri Spencer se souvenait qu'un autre évêque de Norwich avait été envoyé en Flandre par Jean sans Terre pour arrêter les succès de Philippe-Auguste: si le premier n'avait point réussi à prévenir la déroute de Bouvines, le second se vantait de pouvoir réparer la défaite de Roosebeke.
L'évêque de Norwich s'était embarqué précipitamment à Northbourne, à bord des vaisseaux qu'avait réunis son ami Jean Philippot, qui s'était aussi illustré dans les troubles de 1381 en tuant Walter Tyler. Il devait attendre à Calais le maréchal de Beauchamp retenu aux frontières d'Ecosse; mais son impatience l'entraîna bientôt à commencer la guerre. Il consulta ses compagnons d'armes, et ils décidèrent, d'un commun accord, qu'il fallait la porter en Flandre. Le lendemain, trois mille Anglais se dirigèrent vers Gravelines, dont les retranchements tombèrent en leur pouvoir. Louis de Male se trouvait en ce moment à Lille: il se hâta d'envoyer à l'évêque de Norwich deux chevaliers, Jean Vilain et Jean Vander Meulen, pour lui représenter qu'il s'étonnait d'autant plus de cette agression qu'il reconnaissait le pape de Rome: dès qu'ils nommèrent monseigneur de Flandre, les Anglais leur demandèrent de quel seigneur ils voulaient parler; car à leurs yeux les véritables seigneurs du pays, par l'exercice de l'autorité et le droit de la conquête, étaient le roi de France et le duc de Bourgogne, tous les deux clémentins.
Les Anglais continuaient leur marche en suivant le rivage de la mer; ils avaient reçu des renforts de Calais et de Guines, et leur armée comptait, selon quelques chroniqueurs, quinze cents archers et plus de six cents lances; selon d'autres, huit cents chevaux et dix mille fantassins. Henri Spencer, qui faisait déployer devant lui la bannière de saint Pierre sur laquelle brillaient les clefs pontificales, avait déjà dépassé le village de Mardyck lorsqu'on vint l'avertir que toutes les garnisons des châtellenies voisines, sous les ordres du Haze de Flandre et de Jacques Metteneye, s'étaient rangées en ordre de bataille devant Dunkerque pour l'arrêter: elles formaient environ quatorze mille hommes, en y comprenant dix-neuf cents Français ou Bretons. Un héraut alla sommer les Leliaerts de déclarer s'ils étaient urbanistes ou clémentins; ils le tuèrent: ce fut le signal du combat. Un capitaine gantois, qui avait été l'un des députés des communes en Angleterre, Rasse Vande Voorde, s'élance le premier pour les attaquer. L'enthousiasme des croisés est extrême: il leur semble que Dieu même les conduit au triomphe; car ils entendent retentir au-dessus de leurs têtes les roulements menaçants du tonnerre, et la foudre frappe leurs ennemis, mêlée aux traits de leurs archers: bientôt toute l'armée du comte fuit vers Dunkerque, où les Anglais entrent avec les vaincus. Cette glorieuse journée entraîne la soumission de Bergues, de Cassel et de Bourbourg (25 mai 1383).
De Dunkerque l'évêque de Norwich se dirigea vers Aire; mais comme cette ville était bien gardée, il passa outre et s'empara de Saint-Venant, puis il marcha vers Bailleul. Poperinghe et Messines lui ouvrirent leurs portes; à sa voix, toutes les populations des bords de la mer s'insurgeaient depuis Furnes jusqu'à Blankenberghe, et, dans les premiers jours de juin, Ackerman, qui avait pendant quelques jours campé devant Bruges, vint avec vingt mille Gantois se joindre aux Anglais.
Le siége d'Ypres fut résolu: il était important de reconquérir cette ville qui ouvrait aux ennemis l'entrée de la Flandre. Si la garnison qu'elle avait reçue de Charles VI était peu nombreuse, elle possédait d'intrépides défenseurs: c'étaient les chevaliers qui avaient naguère sauvé Audenarde. Ils détruisirent les faubourgs dont l'industrieuse population avait émigré l'année précédente, et employèrent les débris des habitations à former de nouvelles palissades. Ces travaux duraient encore lorsque la cloche du beffroi annonça l'approche des croisés; tous les chevaliers accoururent aussitôt sur les remparts, et ils ordonnèrent qu'on tirât les canons. Par un hasard qui parut aux assiégés un favorable augure, cette première décharge renversa un noble anglais, nommé Guillaume de Felton, qui chevauchait sur un cheval blanc au premier rang des siens.
Cependant l'évêque de Norwich espérait un triomphe facile; il ne doutait même pas que la prise d'Ypres n'obligeât Louis de Male à abandonner Charles VI pour chercher un protecteur dans Richard II, et l'on nous a conservé des lettres royales, portant la date du 20 juin 1383, où il se faisait autoriser «à prendre et recevoir du comte et des gens de Flandre, homage lige et tous autres sermentz de foialté et de loyalté au roy Richard comme vray roy de France et leur soverain seigneur.» Les Gantois avaient, dit-on, promis à l'évêque de Norwich qu'ils prendraient Ypres en trois jours. Ils se confiaient dans les sympathies des bourgeois dont la plupart comptaient un frère ou un ami parmi les assiégeants, et leur criaient de loin: «Pensez pour le temps passé, nous vous aiderons et serons ensemble;» mais cet appel ne fut point entendu. Ceux qui n'avaient pas eu le courage de s'exiler à l'invasion de Charles VI n'osèrent pas briser le joug qui pesait sur eux. Deux assauts échouèrent, et les assiégeants se virent réduits, au moment où ils se croyaient maîtres de la ville, à se résigner à toutes les lenteurs d'un siége régulier.
Les Anglais se divisèrent en trois quartiers. Le premier corps était sous les ordres de l'évêque de Norwich; les deux autres campaient à l'est et au sud-ouest de la ville. Les Gantois s'étalent placés vers le nord, près de l'église de Saint-Jean, et rivalisaient de zèle et de valeur. Près de la porte de Boesinghe on avait détourné les eaux qui alimentaient les fossés; ailleurs, près de la porte de Menin, on avait établi des batteries de pierriers qui ne cessaient de tirer aussi bien la nuit que le jour: elles enfoncèrent deux fois la porte et vingt-sept fois les barrières; mais chaque fois les assiégés réussirent à les réparer.
Le 27 juin, les Anglais avait tenté un nouvel assaut près de la porte du Temple: ils avaient été repoussés quand une seconde armée de Gantois, commandée par Pierre Van den Bossche et Pierre de Wintere, rejoignit celle d'Ackerman. Des renforts non moins considérables arrivèrent d'Angleterre: c'était une multitude d'ouvriers et de serfs confondus avec des prêtres et des moines, qui, au premier bruit de la victoire de Dunkerque, avaient pris les chaperons blancs, ornés de la croix rouge et les glaives enveloppés d'un fourreau rouge, qui formaient le signe distinctif des urbanistes. N'ayant ni haubert ni cuirasse, et moins guidés par leur zèle religieux que par le désir de parcourir le monde en s'enrichissant de dépouilles, ils avaient traversé la mer, sur la flotte de Jean Philippot, sans argent et sans vivres, mais pleins de confiance dans l'avenir. Quel que fût leur nombre, ils semblèrent aux chefs de la croisade peu dignes de prendre part à la guerre sainte, et, aux yeux des hommes les plus sages, leur présence fut l'une des causes des malheurs des Anglais, qui, jusqu'à cette époque, se croyaient protégés par le ciel. Un instant les assiégés, intimidés par ce vaste déploiement de forces, entamèrent des négociations pour livrer la ville; mais ils les rompirent dès qu'ils eurent appris que Louis de Male avait réclamé l'appui du duc de Bourgogne, et que bientôt l'on verrait entrer en Flandre une armée française aussi nombreuse que celle qui avait combattu à Roosebeke: les mêmes bruits s'étaient répandus dans le camp anglais, et l'évêque de Norwich ne négligeait rien pour presser les attaques. Afin que les fossés de la ville fussent complètement mis à sec, il fit écouler toutes les eaux des étangs de Diekebusch et de Zillebeke. Les laboureurs apportaient à l'envi des claies et des fascines qui formaient des ponts jusqu'au pied des remparts; des tours roulantes avaient également été construites, et les bombarbes lançaient sans relâche sur la ville des projectiles enflammés qui la menaçaient d'une complète destruction.
Déjà quelques Bretons, hâtant leur marche pour délivrer Ypres, étaient arrivés à Commines, guidés par le sire de Saint-Léger et Yvonnet de Tainteniac; mais ils se laissèrent surprendre sur les bords de la Lys par deux cents lances anglaises qui les attendaient. Ce fut une affreuse déroute: la poursuite ne cessa qu'aux portes de Lille. Le sire de Saint-Léger avait péri: parmi ceux de ses compagnons qui rendirent leur épée se trouvaient Jean sans Terre, bâtard du comte, et plusieurs chevaliers leliaerts. Ce fut en vain que les capitaines d'Ypres voulurent payer leur rançon, l'évêque de Norwich leur répondit orgueilleusement que tout ce qu'ils possédaient «estoit de son trésor.»
Ces revers mirent le comble à la désolation des assiégés. L'eau manquait dans les puits, et la ville étroitement bloquée ne recevait plus de vivres. Louis de Male était lui-même tellement inquiet qu'il avait chargé l'évêque de Liége, Arnould de Hornes, d'annoncer à l'évêque de Norwich qu'il joindrait à sa croisade contre les clémentins un secours de cinq cents lances, s'il consentait à la conduire dans un autre pays. Mais les capitaines gantois ne virent dans ces propositions de Louis de Male qu'une ruse pour faire lever le siége d'Ypres, et ce fut par leur conseil que l'évêque de Norwich déclara qu'il fallait d'abord que les assiégés se remissent en son pouvoir.
Dans ces tristes circonstances, les défenseurs d'Ypres égalent, par leur résistance à la croisade de Henri Spencer, le noble dévouement qu'avait montré l'année précédente Daniel d'Halewyn à Audenarde. Ils repoussent tous les assauts, et l'évêque de Norwich ne parvient ni à les séduire par ses flatteries, ni à les effrayer par ses menaces. Le 30 juillet, il mande près de lui, sous la garantie d'une trêve, quatre prêtres, quatre chevaliers et quatre bourgeois de la ville assiégée: revêtu de son costume pontifical, la mitre sur le front et le bâton pastoral à côté de l'épée sanglante, il leur fait lire la bulle d'Urbain VI qui l'a placé à la tête de la croisade, puis, en vertu de cette bulle, il les excommunie solennellement; mais le prévôt de Saint-Martin calme immédiatement la terreur religieuse des chevaliers leliaerts en appelant de l'excommunication de l'évêque de Norwich au pape Urbain lui-même.
Enfin, le 8 août, on apprit au camp anglais que l'armée française approchait, et Henri Spencer ordonna un dernier assaut. Pour les chevaliers d'Ypres, résister encore quelques heures, c'était se sauver; pour les Anglais, un succès immédiat était le seul moyen d'éviter une honteuse retraite: cette tentative devait être soutenue et repoussée des deux parts avec le courage du désespoir. A l'aube du jour, l'évêque de Norwich donna l'absolution à tous les croisés, et les Anglais se précipitèrent vers la porte de Messines. Décimés par l'artillerie de leurs ennemis, ils se rallièrent presque aussitôt près du couvent des Frères prêcheurs. Pendant qu'ils multipliaient leurs efforts, les Gantois se portaient vers la porte de Dixmude et l'attaque devint générale. Autant les uns montraient d'impétuosité et d'ardeur en assaillant les remparts, autant les autres se distinguaient par leur constance et leur héroïsme à les défendre. Pourquoi la Flandre comptait-elle deux bannières, l'une protégée par les Anglais, l'autre arborée par les Français? Le spectacle même des ambitions rivales de Charles VI et de Richard II ne devait-il pas lui apprendre combien lui étaient funestes toutes ses divisions.
L'assaut du 10 août s'était inutilement prolongé jusqu'au soir et rien ne pouvait plus retarder la délivrance de la ville: pendant plusieurs siècles, des processions et des fêtes devaient rappeler le souvenir de cette journée.
Deux jours après, Ackerman et les autres capitaines flamands se retirèrent à Gand. L'évêque de Norwich avait mis le feu à ses logements, abandonnant quelques gros canons et quelques machines, et cherchant à excuser sa honte en faisant planer des soupçons de trahison sur plusieurs de ses capitaines, entre autres sur Guillaume Helmham et Nicolas de Triveth.
Cependant Hugues de Calverley, qui avait été l'un des héros du célèbre combat des Trente et qui depuis lors avait pris part aux plus aventureuses chevauchées, se signala par son audace pendant la retraite des Anglais. L'évêque de Norwich était déjà entré à Gravelines et les Français s'étaient emparés de Cassel sans qu'il eût voulu quitter Bergues, où il avait résolu de se défendre avec quatre mille croisés. Il refusait d'ajouter foi aux récits des hérauts qui racontaient que les Français étaient au nombre de vingt-six mille hommes d'armes, ce qui, en y comprenant les valets, eût porté leur armée à plus de cent mille hommes. Tandis qu'il accusait leurs récits d'exagération, il entendit retentir la trompette du guet: elle annonçait l'arrivée de l'armée française qui se préparait à investir la ville. «Or allons, dit Hugues de Calverley à ceux qui l'entouraient, allons voir ces vingt-six mille hommes d'armes passer; nostre gaite les corne.» L'avant-garde défilait déjà. Hugues de Calverley vit s'avancer successivement le connétable, les maréchaux, le grand maître des arbalétriers, le sire de Coucy avec quinze cents lances; puis venaient le duc de Bretagne avec la noblesse de son duché, et le comte de Flandre, près duquel les sires d'Escornay, d'Halewyn, d'Enghien et de Ghistelles représentaient le parti des Leliaerts, illustré par sa double défense d'Audenarde et d'Ypres. Hugues de Calverley croyait avoir vu toute l'expédition du roi de France: il retourna tranquillement dans son hôtel, mais à peine s'était-il mis à table qu'il entendit de nouveau la trompette du guet. Hugues de Calverley se hâta de regagner les remparts. Cette fois, il vit passer le roi, les ducs de Berri et de Bourgogne, les ducs de Bar et de Lorraine, le duc Frédéric de Bavière, les comtes de la Marche, de Savoie et d'Auxerre, le dauphin d'Auvergne, le vidame de Chartres, le vicomte de Narbonne et une foule d'autres barons que suivaient seize mille lances: plus loin, aux limites de l'horizon, il apercevait déjà l'arrière-garde qui comptait aussi deux mille lances. Le sire de Calverley comprit qu'il ne devait point chercher à lutter contre des forces aussi considérables: il monta sans délai à cheval avec ses compagnons et parvint à atteindre Bourbourg. Là, protégé par des fortifications plus importantes, il résolut de venger la honte des Anglais qui n'avaient pu, durant un siége de deux mois, conquérir une ville fortifiée à la hâte, en arrêtant à son tour cent mille Français devant les portes de Bourbourg. Déjà tout était prêt pour l'assaut et le sire de la Trémouille se vantait qu'avant le soir il compterait parmi ses prisonniers deux chevaliers gascons qui étaient venus le saluer dans sa tente, lorsqu'on apprit tout à coup que l'on avait accordé aux Anglais la permission de se retirer librement avec leurs bagages et leur butin à Gravelines (21 septembre 1383).
Des nouvelles importantes étaient arrivées de Flandre. Le 17 septembre, François Ackerman, instruit que le sire de Leeuwerghem, capitaine d'Audenarde, se trouvait auprès de Louis de Male, devant Bergues, réunissait quatre cents hommes munis d'échelles et profitait d'une nuit obscure pour traverser les prairies de l'Escaut. Par un hasard favorable, on avait tiré l'eau des fossés de la ville pour prendre le poisson et ils n'étaient plus éloignés des murailles quand une pauvre femme, qui coupait de l'herbe pour ses vaches, les aperçut et alla donner l'éveil aux gardiens des portes qui jouaient aux dés et qui refusèrent de l'écouter. Les Gantois remarquèrent le bruit de ces voix sans pouvoir les comprendre. Ackerman pensa un moment qu'il était trahi. Cependant quatre de ses compagnons qu'il a envoyés en avant ne tardent pas à lui rapporter que tout est ténèbres et silence. Les Gantois sont déjà descendus dans les fossés. Ils ont brisé la première palissade, et, grâce à leurs échelles, ils escaladent les remparts, puis ils s'avancent en bon ordre jusqu'à, la place du marché, qui retentit bientôt de leur cri d'armes: Gand! Gand!... Les bourgeois d'Audenarde accourent de toutes parts pour les rejoindre. En vain quelques chevaliers cherchent-ils à les combattre; ils sont en petit nombre et la résistance ne se prolonge point. De vastes approvisionnements, réunis par les ordres du comte, tombent au pouvoir des vainqueurs; mais ils respectent tout ce qui appartient, soit à des marchands étrangers, soit aux communes du Hainaut dont ils connaissent les sympathies pour leur cause. Si Ypres reste au comte, Audenarde verra du moins flotter sur ses murs la bannière de Gand.
L'heureuse tentative d'Ackerman avait arrêté les projets des Français. Les uns disaient que l'on ne pouvait songer à conduire un si grand nombre d'hommes d'armes dans les plaines de la Flandre, saccagées l'année précédente; d'autres observaient que la prise d'Audenarde, où les Gantois étaient maîtres de l'Escaut, rendait impossible le transport des approvisionnements nécessaires au siége de Gand. Le trésor royal ne suffisait plus à la solde des gens de guerre, et les discordes qui avaient éclaté parmi les princes exerçaient si rapidement leur influence désorganisatrice sur toute l'armée, que deux jours après la retraite de Hugues de Calverley on vit se dissoudre comme par prodige l'immense expédition de Charles VI. Le duc de Bourgogne resta seul à Saint-Omer avec quelques chevaliers de Picardie, de Ponthieu et de Vimeu pour traiter avec les Anglais de la reddition de Gravelines; mais l'évêque de Norwich sentit son courage se ranimer en apprenant le départ de Charles VI: il chargea des messagers d'aller annoncer en Angleterre que jamais les Français ne s'approcheraient davantage de Calais et que jamais occasion plus favorable ne se présenterait pour combattre les débris de leur armée. Richard II, âgé de dix-sept ans et devenu depuis peu l'époux d'Anne de Luxembourg, parcourait alors avec elle les provinces de son royaume, se faisant remettre dans toutes les villes et dans toutes les abbayes des dons considérables qu'il distribuait le plus souvent à des baladins, notamment aux bohémiens de la suite de la reine. Il se trouvait à Daventrée, dans le comté de Northampton, lorsqu'il reçut les lettres de l'évêque de Norwich au milieu d'un banquet. Les convives le virent frémir de fureur, et, renversant la table placée devant lui, il demanda des chevaux et galopa toute la nuit comme s'il devait avant l'aurore immoler de sa propre main le roi de France. Parvenu au monastère de Saint-Albans, il y prit le palefroi de l'abbé et continua sa course avec une si grande rapidité qu'il arriva exténué de fatigue au palais de Westminster. Il ne voulait s'y reposer que pendant quelques heures, mais lorsqu'il se réveilla de son pénible sommeil, il regretta ses loisirs et ses plaisirs faciles, et reconnut qu'il valait mieux que d'autres chefs allassent en son nom repousser les Français. Le duc de Lancastre, chargé de ce soin, rassembla aussitôt une armée et il se préparait à passer la mer quand Henri Spencer, n'osant attendre plus longtemps les secours qu'on lui avait promis, abandonna Gravelines et se retira en Angleterre. Le duc de Lancastre le vit aborder sur le rivage, mais il s'éloigna de lui avec mépris pour saluer Hugues de Calverley, qui s'était distingué par un si noble courage à la défense de Bourbourg. Le roi prit aussi prétexte de ce que l'évêque de Norwich avait désobéi à ses ordres pour saisir les revenus temporels de son église; en même temps l'on arrêta Nicolas de Triveth et Guillaume Helmham, comme ayant contribué par leur trahison à sa honte et à ses revers. Telle fut la fin de la croisade des urbanistes.
Les stériles résultats que la France et l'Angleterre avaient recueillis faisaient sentir plus vivement aux deux pays le besoin de voir cesser la guerre: des négociations s'ouvrirent dès que l'évêque de Norwich eut licencié ses hommes d'armes. Louis de Male avait aisément fait comprendre aux princes français combien leur issue devait être importante, puisque la réconciliation de Charles VI et de Richard II isolerait les communes flamandes et les priverait de tout secours et de tout appui: il se porta médiateur entre les deux rois et réunit leurs plénipotentiaires à Lelinghen, près de Wissant, «sous la grand'tente de Bruges.» C'étaient, pour la France, les ducs de Berri et de Bretagne; pour l'Angleterre, le duc de Lancastre et le comte de Derby. Ils s'assemblèrent chaque jour pendant plus de trois semaines, mais leurs prétentions étaient si opposées qu'ils abandonnèrent bientôt tout espoir d'une paix définitive pour ne traiter que de la conclusion d'une trêve pendant laquelle chacun se conserverait les positions qu'il occupait. Cependant, même dans ce système qui paraissait si simple et si peu sujet à litige, de nouvelles difficultés se présentèrent. Les ambassadeurs anglais déclaraient que, d'après leurs conventions avec les communes de Flandre, ils ne pouvaient accepter aucune trêve sans qu'elles y fussent comprises: peut-être avaient-ils deviné les intentions secrètes des oncles de Charles VI en maintenant avec énergie une condition qui devait en rendre l'accomplissement impossible.
Pendant ces conférences, le parti des communes se relevait en Flandre. Vers le mois de décembre 1383, une armée gantoise passa la Lys et menaça Lille, tandis que d'autres milices flamandes s'avançaient vers Calais. Leur mouvement trouvait de nouveau un écho dans les villes de France si sévèrement opprimées l'année précédente par Charles VI, et l'agitation populaire se répandait déjà dans les campagnes jusqu'aux plaines de l'Auvergne et du Poitou. Le duc de Berri s'effraya: jugeant qu'il fallait à tout prix s'assurer par une trêve que les Anglais ne profiteraient point, comme ils ne le firent que trop souvent avant et depuis cette époque, de la faiblesse de la royauté et des murmures du peuple, il se hâta d'accéder à leurs demandes, et «le pays de Flandre» fut nommé dans la charte de la trêve de Lelinghen.
Louis de Male avait vainement cherché à s'y opposer. Tombé du faîte de la splendeur et de la puissance dans une misère où les princes français daignaient à peine le secourir de leurs aumônes, il vit s'évanouir toutes ses espérances dans des négociations que son ambition avait favorisées. «Cousin, lui avait dit le duc de Berri, si votre imprudence vous a couvert de maux et de honte, il est temps de renoncer à vos fureurs et de suivre de meilleurs conseils.» Cette dernière insulte l'accabla: avant que les négociations fussent terminées, il se retira à Saint-Omer, et ce fut dans cette ville qu'il apprit qu'une trêve, où tous ses intérêts étaient sacrifiés, avait été conclue le 26 janvier.
Trois jours après, Louis de Male réunissait dans cette abbaye de Saint-Bertin, où reposaient Baudouin Bras de Fer et Guillaume de Normandie, les fidèles compagnons de ses malheurs, les sires de la Gruuthuse et de Stavele, le doyen de Saint-Donat, Guillaume Vernachten, Jean de Heusden, prévôt de Notre-Dame de Bruges, qui était en même temps son médecin, Robert Maerschalk, qui l'avait aidé de son courage et de ses conseils après la déroute de Beverhoutsveld, Nicolas Bonin et quelques autres: ce fut au milieu d'eux, et en présence du duc de Bretagne, qu'il dicta tristement ce qu'un siècle plus tôt Gui de Dampierre eût appelé sa dernière devise: «Je fay savoir à tous que je, considérans les grans honneurs, biens et possessions que nostre sauveur Jhésu-Crist, de sa pure grâce, sans ma desserte, m'a donnez en ce siècle, desquelz je n'ay mie usé, ne ycheaux convertis au service et honneur de lui, si comme je deusse, mais en vaine gloire... recommande ma povre âme pécheresse, le plus humblement que je puis, à Nostre Seigneur Jhésu-Crist, à la beneoite vierge Marie, fontaine de miséricorde, et à tous les saints et saintes de paradis, auxquelz je supplie humblement que de mes péchiés, plusieurs et très-grans plus que raconter ne pourrois, ils me veulent impétrer pardon et rémission.» Puis il traça quelques mots par lesquels il conjurait le duc de Bourgogne de réparer ses torts vis-à-vis de son peuple. Le lendemain (30 janvier) le comte de Flandre rendit le dernier soupir, et les historiens du quatorzième siècle rapportent avec effroi que, pendant la nuit où il expira, on vit éclater dans le ciel une effroyable tempête qui, sans renverser un seul clocher, sans courber un seul arbre, passa sur toute la Flandre en secouant aux gibets les cadavres des suppliciés: on disait que c'étaient les démons qui avaient emporté le comte de Flandre.
Il y eut même des chroniqueurs, trompés par les bruits populaires, qui racontèrent que si le duc de Berri avait hâté la mort de Louis de Male, ce n'était point par l'injure et l'outrage qu'il l'avait immolé, mais par un coup de dague et de poignard. Ils pensaient que toute cette dynastie, issue d'une maison de braves chevaliers de Champagne, devait expier à chaque degré l'hymen adultère de Marguerite de Constantinople. Après Gui de Dampierre, mort dans une prison, ils plaçaient Robert de Béthune et son fils, tous deux empoisonnés; après Louis de Nevers, frappé par le duc d'Alençon dans la mêlée de Crécy, Louis de Male, assassiné par le duc de Berri au cloître de Saint-Bertin: tant de sang avait coulé sous leurs yeux qu'ils croyaient partout retrouver le crime ou la trahison.
Les restes de Louis de Male furent transférés à l'abbaye de Looz, et l'on célébra avec pompe ses funérailles à l'église de Saint-Pierre de Lille. Tous les chevaliers leliaerts s'étaient empressés de venir saluer une dernière fois leur ancien comte qui, à défaut de trésors, léguait leur dévouement et leur fidélité à une dynastie étrangère.
Les sires d'Halewyn, de Masmines, de Noyelles s'avançaient les premiers dans le cortége des obsèques solennelles. Pierre de Bailleul, Lampsin de Loo, les sires de Béthencourt, de Quinghien et d'Iseghem les suivaient. François d'Haveskerke, Matthieu d'Humières, Goswin de Wilde soutenaient les bannières; les sires de Ghistelles et d'Escornay précédaient le cercueil. Là se pressaient, portant les écus, les glaives et le heaume, les sires de la Gruuthuse, d'Antoing, de Rasseghem, de Lalaing, de la Hamaide, d'Hollebeke, d'Annequin, de Lambres, d'Auxy, de Lendelede, les châtelains de Furnes, d'Ypres, de Dixmude et de Saint-Omer: on eût cru, à les voir vêtus de deuil, défilant lentement sous les nefs, que la Flandre des croisades et des temps chevaleresques s'était levée, non plus pour accompagner le premier des Dampierre dans les prisons de Philippe le Bel, mais pour conduire le dernier prince de sa race au seuil du tombeau.
La mort de Louis de Male ne fut un événement que parce qu'il laissa pour héritiers les ducs de Bourgogne: c'est en remontant jusqu'au 27 novembre 1382 qu'il faut chercher la fin de l'ère communale de la Flandre.
FIN DU TOME SECOND.
TABLE DES MATIÈRES.
| Pages | |
| Livre dixième.—Luttes héroïques des communes flamandes.—Batailles de Courtray, de Zierikzee et de Mont-en-Pévèle | 1 |
| Livre onzième.—Robert de Béthune.—Traités d'Athies, de Paris, de Pontoise, d'Arras.—Confédération des alliés.—Complots de Louis de Nevers et de Robert de Cassel | 47 |
| Livre douzième.—Louis de Nevers.—Troubles en Flandre.—Invasion de Philippe de Valois.—Jacques d'Artevelde | 98 |
| Livre treizième.—Louis de Male.—Continuation des guerres.—Mouvement des communes en France et en Flandre.—Bataille de Roosebeke | 188 |
FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.
Brux., A. Vromant, imp.-édit., r. de la Chapelle, 3.