Histoire de Flandre (T. 4/4)
Gentis et invictæ gloria nuper eram.
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Desine sublimes vultus attollere in auras.
Disce meo casu perpetuum esse nihil.
Bien que quelques Gantois et quelques Brugeois, sous les ordres de Pierre Metteneye et de Jean Nieulant, eussent concouru avec les sires de Ghistelles, de Saemslacht et d'Uutkerke, à la journée de Brusthem, les communes flamandes s'étaient généralement montrées peu disposées à s'associer à la guerre contre les bourgeois de Liége. Elles avaient laissé le camp du duc manquer d'approvisionnements, et lorsqu'elles avaient été invitées à faire prendre les armes à tous les feudataires sans distinction, l'influence des Gantois leur avait fait refuser leur assentiment à une mesure qu'ils jugeaient injuste et odieuse. D'autres difficultés s'étaient élevées relativement aux monnaies. Gand persista dans sa résistance, même après que Charles de Bourgogne, à peine rentré dans son camp de Saint-Trond, eut adressé aux quatre membres de Flandre une lettre où il se plaignait en termes sévères de l'inexécution de ses ordonnances, leur prescrivant de s'y conformer dorénavant «tellement, ajoutait-il, qu'il ne nous soit jà besoing de aultrement y pourvoir, car il nous déplairoit, se, par faulte de bonne obéissance, nous estions contraints faire le contraire de ce que nous avons tousjours désiré: ce que en votre défault ferions.»
Cependant la gravité de la situation politique, telle qu'elle résultait des démêlés du duc de Bourgogne et du roi de France, semblait rendre ces menaces moins sérieuses, en les subordonnant aux conditions incertaines d'un avenir éloigné. Charles voulait se venger de Louis XI; il s'était uni au duc de Bretagne et au duc d'Alençon pour le combattre; en même temps, quoiqu'il eût coutume de répéter qu'il était le plus proche héritier de la maison de Lancastre, et malgré l'affection particulière qu'il lui avait toujours portée, il cherchait à former une alliance étroite avec la dynastie d'York, à laquelle la couronne d'Angleterre semblait définitivement assurée. Elle devait être confirmée par son mariage avec une sœur d'Edouard IV. Il eût été imprudent de rompre avec les communes de Flandre, au moment d'aborder la guerre contre le roi de France. Charles avait besoin de leurs hommes d'armes; il avait besoin de leurs trésors. Un mandement fut bientôt publié en Flandre pour que tous les hommes astreints au service militaire s'assemblassent à Saint-Quentin le 16 décembre, et, peu de jours après, les états de Flandre furent convoqués à Termonde. Le chancelier leur exposa que le duc Charles avait droit à des aides: d'abord, pour son récent avénement; ensuite, pour son prochain mariage avec Marguerite d'York; en dernier lieu, à cause de la guerre qu'il avait soutenue contre les Liégeois. Ce fut ainsi qu'il demanda successivement à la Flandre un million de ridders, au Brabant trois cent mille lions.
Les états de Flandre s'étaient ajournés au 24 janvier; après d'assez longues délibérations, ils accordèrent au duc le subside qu'il demandait; les villes du Brabant s'y soumirent à leur exemple. Le Hainaut accorda également une aide considérable. Le duc s'était rendu lui-même à Mons; mais il avait déjà été contraint, par les retards qui contrariaient ses négociations avec ses alliés, d'accepter de nouvelles trêves, et il jugea utile d'en profiter pour faire reconnaître son autorité dans ses divers Etats. Il se dirigea donc de Mons vers Lille, et, le 9 avril, veille du dimanche des Rameaux, il fit solennellement son entrée à Bruges, après avoir pardonné à tous les bannis qui n'avaient point pris part à des séditions. Il semblait qu'il cherchât à se concilier l'affection des Brugeois, qui avaient été toujours plus favorables à ses intérêts que les autres membres de Flandre, et on l'entendit répondre à leurs acclamations, en criant: Noël! comme eux. L'évêque de Tournay et les chanoines de Saint-Donat le conduisirent à la cathédrale, où, selon un ancien usage, il tira l'épée en signe de protection pour la religion; puis il se dirigea vers la grande salle de l'hôtel des échevins, où il reçut, en échange de ses serments, celui des hooftmans et des doyens assemblés sur la place du Bourg. A cette occasion, la commune de Bruges offrit au duc deux images habilement ciselées, qui représentaient saint George et sainte Barbe. Le 19 avril 1468, le duc jura de respecter les priviléges du Franc. Puis, après s'être éloigné quelques jours pour aller prêter les mêmes serments à Damme, à l'Ecluse et en Zélande, il tint, le 8 mai, à l'église de Notre-Dame, son premier chapitre de la Toison d'or, où il reçut, parmi les nouveaux chevaliers, Philippe de Savoie, qui avait été longtemps le prisonnier de Louis XI. Les mêmes motifs politiques avaient fait citer à ce chapitre le comte de Nevers, et les sires de Lannoy et de Croy. Le comte de Nevers refusa de comparaître, et se contenta de renvoyer son collier. Aussi, lorsque le moment d'appeler son nom pour l'offrande arriva, Toison d'or se leva, alla arracher son écusson, et le jeta à ses pieds, en le remplaçant par un tableau noir où il était dit qu'il n'avait pas répondu à la citation qui lui avait été adressée et qu'il avait manqué aux lois de l'honneur et aux devoirs de la foi chrétienne. Les sires de Croy et de Lannoy, plus courageux, se rendirent à Bruges. Mais le duc ne voulut point, malgré toutes leurs justifications, leur permettre d'assister à la réunion de l'ordre, soit en personne, soit par procureur. Ils obtinrent seulement que leur écusson ne serait point enlevé, et qu'à l'appel de leur nom, Toison d'or les représenterait à l'offrande.
Dans ce même chapitre où fut condamné le comte de Nevers, où furent repoussés les sires de Croy et de Lannoy, les chevaliers, tenus, suivant l'usage, de s'avertir mutuellement de ce qui paraissait manquer à leur perfection morale, remontrèrent au duc de Bourgogne:
«Que mondict seigneur, saulf sa bénigne correction et révérence, parle parfois un peu aigrement à ses serviteurs, et se trouble aucunes fois en parlant des princes;
«Qu'il prend trop grande peine, dont fait à doubter qu'il en puist pis valoir en ses anciens jours;
«Que quand il fait ses armées, lui pleust tellement drechier son faict, que ses subjectz ne fuissent plus ainsi travaillez, ne foulez, comme ils ont esté par cy-devant;
«Qu'il veuille estre bénigne et attrempé, et tenir ses pays en bonne justice;
«Que les choses qu'il accorde et dit, lui plaise entretenir et estre véritable en ces paroles;
«Que le plus tard qu'il pourra, il veuille mettre son peuple en guerre, et qu'il ne le veuille faire sans bon et meur conseil.»
Derniers souvenirs des temps de la féodalité, où le prince n'était que le premier parmi ses égaux, primus inter pares.
Quelle que fût la splendeur de la solennité de la Toison d'or, le duc réservait toute sa magnificence pour les fêtes de son prochain mariage avec Marguerite d'York. Il venait d'organiser sa maison avec un luxe si merveilleux, qu'on ne saurait chercher ailleurs un tableau plus fidèle de la puissance de la maison de Bourgogne, peu d'années avant sa chute. Il avait, en même temps, réglé l'administration des affaires publiques. Le lecteur nous permettra d'entrer dans quelques détails à cet égard.
L'administration se divisait en trois branches: la justice, la guerre et les finances.
Le conseil de la justice se composait du chancelier, d'un évêque vice-chancelier, de quatre membres, tous chevaliers, de huit maîtres des requêtes, de quinze secrétaires. Le duc, jaloux de rendre justice à l'homme faible comme à l'homme puissant, tenait des audiences publiques, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. Assis sur un fauteuil tapissé de drap d'or, au milieu de ses écuyers, de ses chambellans et de ses pages, il permettait au dernier de ses sujets de venir lui apporter ses réclamations. Deux maîtres des requêtes, un huissier, un secrétaire, se tenaient à genoux devant lui pour les lire et inscrire la décision qui les terminait.
A l'exemple de Louis XI, il avait créé un prévôt des maréchaux à qui il transmettait ses ordres pour les procès criminels. Ce prévôt des maréchaux, nommé Maillotin du Bac, exerçait avec rigueur une juridiction que les communes de Flandre n'avaient jamais confiée qu'à leurs propres magistrats, jugeant que ce n'était point trop qu'il fussent choisis dans leur sein pour avoir le droit de décider de ce que l'homme a de plus précieux, de son honneur et de sa vie.
Pour «la justice à main forte,» c'est-à-dire pour la guerre, quatre chevaliers étaient chargés de soumettre leurs rapports au duc.
L'administration des finances était surtout digne d'éloges par l'ordre sévère qui y régnait. «Et avoit, dit Chastelain, commission de ce sous le duc Philippe, ce renommé et grand homme en richesse et en sens, Piètre Bladèlin, gouverneur sur toutes les finances des pays du duc, maistre de l'espargne et le plus haut en crédence que l'on vît oncques, combien que celle crédence n'estoit pas au gré de tous, car moult de nobles et non nobles s'en doloient: il recevoit et retailloit sur uns et sur autres, et sur les receveurs des deniers il escrivoit de si près, qu'à peine ne lui pooient riens estordre; il estoit maistre d'ostel du duc, un des quatre trésoriers de l'ordre de la Toison d'or, riche des biens de fortune oultre mesure, et n'estoit que ung bourgeois de Bruges... Ung bien y avoit qui estoit grand, car il dressa le fait du duc merveilleusement bien, et là où il avoit plaie et deschirement par finances, trouva manière de les radouber et de les saner. Et touchant tous vivres que marchands livroient à cour, tous les fit acheter à argent comptant et les marchans contenter sans criée: en quoy il fit honneur à la maison et à son maistre salut. Si le cognut très-bien le duc et pour ceste cause avecques aultres lui donna-t-il celle haute autorité; car certes sages hom estoit et de grand poix, belle personne et de belles mœurs, et le plus diligent et de grand labeur en ce qu'avoit à faire que l'on congneust.» Bladelin avait été chargé par le duc Philippe de la direction de toutes les dépenses relatives à son projet de croisade; il employa ses richesses à bâtir une ville, Middelbourg, où il fit établir, par des ouvriers venus de Dinant, une batterie qui obtint des priviléges du roi d'Angleterre, Edouard IV.
Pierre Bladelin vivait encore en 1468. A cette époque, la chambre des finances comprenait deux protonotaires ecclésiastiques et deux chevaliers. Le duc Charles examinait avec soin leur gestion, et se réservait le soin de compter l'or, car bien qu'il aimât le luxe, il était extrêmement avare.
Le trésorier des guerres payait les hommes d'armes. Les dépenses montaient communément par an à neuf cent soixante mille livres.
L'argentier était chargé des dons extraordinaires, et des frais des habillements du duc. Son budget s'élevait à deux cent mille livres.
Le maître de la chambre aux deniers disposait des appointements des divers serviteurs du duc. Ils dépassaient quatre cent mille livres. C'est là que se réunissaient toutes les dépenses qui répandaient si loin la renommée des richesses de la maison de Bourgogne.
Les grands pensionnaires étaient six ducs et douze princes, comtes ou marquis. Quarante-quatre autres personnages de même rang recevaient des pensions à peu près semblables.
Cent trente chevaliers accompagnent tour à tour le duc comme chambellans. Le grand maître d'hôtel, le premier maître d'hôtel, les clercs d'office, les sommeliers, les suivent. Si le duc est entouré de six médecins et de quatre chirurgiens, il a aussi avec lui seize écuyers, illustres damoiseaux qui escortent le prince à cheval, et lui tiennent compagnie dans sa chambre. «Les uns chantent, les autres lisent romans et nouvelletés, les autres devisent d'armes et d'amours, et font au prince passer le temps en gracieuses nouvelles.»
Le duc confie à son garde de joyaux ses pierreries qui valent un million d'or, et sa vaisselle qui vaut cinquante mille marcs. Il a quarante valets de chambre, cinquante panetiers, cinquante échansons, cinquante écuyers tranchants, et un si grand nombre de serviteurs chargés de fonctions diverses, qu'on ne peut même songer à les énumérer.
Les envoyés du pape, ceux des rois d'Angleterre et d'Aragon, ceux des ducs de Normandie, de Calabre et de Bretagne, avaient accompagné le duc Charles à Bruges. On y vit bientôt arriver l'ambassade du roi de France, chargée de faire un dernier effort pour maintenir la paix. Elle était dirigée par le comte de Saint-Pol, qui avait été autrefois l'ami et le confident du duc Charles, et Louis XI espérait qu'à ce titre, il obtiendrait tout ce qu'il demanderait; mais la mission même dont il était investi et la confiance de Louis XI, qui venait de lui faire épouser une sœur de la reine, ne lui permettaient plus d'invoquer ces souvenirs d'un dévouement éteint et d'une amitié effacée: son orgueil et son faste devaient réveiller plus vivement le ressentiment qu'il allait braver.
Ce fut peu de jours après les fêtes de la Toison d'or que le comte de Saint-Pol fit son entrée à Bruges. Il traversa toute la ville en se rendant à son hôtel: six trompettes le précédaient. Il était suivi d'un nombre semblable de pages et de plusieurs nobles attachés à sa personne. On portait devant lui une épée nue, comme s'il eût été le duc lui-même. La foule se pressait à ce spectacle, étonnée de l'audace du connétable qui, bien que sujet du duc de Bourgogne, osait se présenter ainsi dans la ville même où il résidait. Charles en fut bientôt instruit, et on l'entendit jurer par saint George qu'il saurait punir son insolence.
Le comte de Saint-Pol chercha en vain à s'excuser en alléguant, pour sa justification, que ce qu'il avait fait, ce n'était point comme comte de Saint-Pol, mais comme officier souverain de la couronne, et qu'il en avait le droit, même en présence du roi, et dans toute l'étendue du royaume de France, dont Bruges faisait partie. Le duc continuait à s'en montrer fort mécontent, et les Brugeois eux-mêmes en étaient si irrités, que le connétable crut devoir prendre le prétexte d'un pèlerinage à Notre-Dame d'Ardenbourg pour quitter Bruges, cette fois sans escorte et sans trompettes.
Les fêtes des noces du duc n'étaient plus éloignées, et les Brugeois, témoins de leurs splendides apprêts, s'abandonnaient à la joie et à l'allégresse, quand on vit arriver dans leur ville les députés de Gand qui accouraient, vêtus de deuil, pour saisir une occasion si favorable de fléchir le ressentiment du duc de Bourgogne. Mais ils n'obtinrent la confirmation de leurs lois communales qu'après des modifications qui mutilaient les derniers débris de leurs franchises qu'avait respectés le traité de Gavre. Une nouvelle charte municipale du 13 juillet 1468 leur enleva le droit d'élire leurs échevins, qui devaient désormais, comme dans les autres villes de la Flandre, être choisis par des commissaires du prince, et celui de réunir la collace réduite à une assemblée de deux ou trois cents bourgeois désignés par le bailli, qui pouvait seul les convoquer: elle supprima leur antique organisation en trois membres distincts formés des viri hæreditati, des tisserands et des petits métiers. Ce n'était même qu'en les payant fort cher qu'ils avaient obtenu ces stériles priviléges, qui ne leur offraient que l'ombre de ceux dont ils déploraient la perte.
La main sévère du duc de Bourgogne, si redoutée des bourgeois de Gand, s'appesantissait au même moment sur la noblesse, qui l'aimait peu.
Dans la loge des portiers de l'hôtel du duc, se trouvait enfermé un jeune homme de vingt-quatre ans qui, à la suite d'une querelle de jeu, avait commis un meurtre sans apaiser les parents de la victime. Le duc l'avait fait arrêter; mais l'illustre damoiseau semblait ne rien craindre, et passait gaiement les journées dans sa prison. Son père, Arnould de la Hamaide, seigneur de Condé, appartenait à l'une des plus puissantes maisons des Etats du duc. Il vint, suivi de la plupart des nobles du Hainaut, intercéder en faveur de son fils. Ils rappelèrent sa jeunesse et le courage qu'il avait montré à la bataille de Montlhéry. «Si à point et à l'heure, répondit le duc, vous eussiez contenté les parents de la victime, et empêché ses plaintes de venir jusqu'à moi, vous eussiez peut-être obtenu sans moi ce que je ne puis plus vous accorder sans eux. Je ne puis faire taire le sang de leur frère qui crie vers moi. C'est à eux d'en réclamer la vengeance, à moi de la leur accorder, en observant une justice que je ne puis leur refuser. Cependant, contentez leur famille, je verrai ensuite ce que j'ai à faire.» Ces paroles ranimèrent l'espoir du sire de la Hamaide. Il se hâta d'apaiser la famille de la victime, afin qu'elle vînt elle-même demander la grâce du meurtrier; mais Charles ne répondit que par quelques paroles obscures, et l'on assurait qu'en annonçant que le coupable payerait son crime de sa vie, il s'était lié par un serment à saint George, serment auquel il ne manquait jamais.
Cependant, on attendait chaque jour l'arrivée de Marguerite d'York à l'Ecluse. La duchesse Isabelle et mademoiselle Marie de Bourgogne s'y étaient rendues pour la recevoir. Le duc, fatigué de son long séjour à Bruges, résolut de les y rejoindre. Avant son départ, il manda près de lui l'écoutète. «Ecoutète, lui dit-il, je vous ordonne d'aller cette nuit chercher, chez mon portier, le bâtard de Condé, et de le conduire à la prison de la ville. Demain, à onze heures, pour autant que vous me craigniez, vous le ferez exécuter selon l'usage qu'on observe pour les criminels condamnés à mourir, car tel est mon plaisir.»—«Monseigneur, répliqua humblement l'écoutète troublé, j'obéirai à votre volonté et à vos ordres, et j'atteste Dieu que vous ne me trouverez point en faute; mais il m'est pénible de voir qu'un gentilhomme si jeune, si beau, et de si illustre origine, n'ait pu toucher votre miséricorde.»—«Vous avez entendu ce que je vous ai dit, interrompit sévèrement le duc, faites ce que je vous ordonne, et ne vous inquiétez point du reste.»
Cette même nuit, l'écoutète alla chercher le bâtard de la Hamaide, et lui annonça la cruelle sentence du duc Charles; mais, en même temps, il en prévint ses amis pour qu'ils tentassent un dernier effort pour le sauver. Le sire de Harchies monta aussitôt à cheval, et se dirigea à bride abattue vers l'Ecluse. Tandis que le sire de Condé, indigné de voir le duc méconnaître ses longs services, faisait enlever de son hôtel l'écu de ses armes, et se retirait dans ses terres, les préparatifs du supplice s'achevaient sur la place du Bourg. Déjà l'heure fatale était arrivée: le sire de Harchies ne revenait point; tout annonçait qu'il avait échoué dans sa tentative. Néanmoins l'écoutète, au péril de sa vie, dépassait l'heure marquée par le duc, espérant encore quelque acte de clémence. Enfin, vers les deux heures de l'après-midi, le prisonnier monta sur un chariot qui parcourut lentement les rues de la ville. Jamais la figure du bâtard de la Hamaide n'avait paru plus gracieuse; à voir l'élégant et riche habillement qu'il avait revêtu, on eût cru qu'il se préparait à des fêtes nuptiales, et ses longs cheveux blonds ne semblaient se reposer sur ses épaules que comme un voile destiné à cacher les pleurs amers qu'il répandait. Tous les bourgeois prenaient pitié de lui; les magistrats eux-mêmes mêlaient leurs larmes aux siennes, et l'on entendait les femmes s'écrier, en le voyant passer: «Sauvez-le et donnez-le-nous pour époux!» Il arriva enfin à la place du Bourg, et là, en simple pourpoint de soie, il adressa au peuple quelques paroles touchantes. Il déclara avoir pleine foi et parfaite espérance en Dieu et en la sainte vierge Marie, et il ajouta que cette mort ignominieuse que Dieu lui envoyait à la fleur de la jeunesse lui faisait espérer qu'il le recevrait en sa miséricorde; puis il se mit à genoux, et se laissa bander les yeux... Quelques instants après, l'on enleva, au milieu des sanglots de la multitude, ses restes sanglants pour les porter au gibet de Saint-Bavon.
Ce fut seulement alors que le sire de Harchies reparut à Bruges. Ses prières avaient touché la vieille duchesse de Bourgogne. Elle avait promis d'intercéder auprès de son fils; mais le duc était allé se promener en mer. Pendant longtemps, on ne put le retrouver; et, lorsqu'on parvint à le rejoindre, il ne consentit à pardonner au bâtard de la Hamaide, que parce qu'il savait que sa clémence ne pouvait être que stérile. Il ne s'était pas trompé.
C'était la justice de la ville, et non celle du prévôt des maréchaux, qui avait dirigé toute cette procédure. Le duc avait voulu donner un terrible exemple de sa justice aux nobles qui l'entouraient, en même temps qu'aux marchands des divers pays du monde résidant à Bruges. Ce qui était un frein pour les uns était une garantie pour les autres. Peut-être y fut-il aussi porté par des motifs secrets qui n'ont point laissé de traces dans l'histoire de ce siècle si fécond en sombres et mystérieuses intrigues.
A ce drame lugubre succèdent les réjouissances les plus éclatantes, et des fleurs cachent le pavé humide de sang de cette place du Bourg, théâtre des supplices et des fêtes, qu'entourent, d'un côté, l'hôtel des échevins, où les comtes de Flandre viennent prendre possession de l'autorité; de l'autre, la basilique de Saint-Donat, où le martyre place une autre couronne sur leur front.
Marguerite d'York, accompagnée d'une suite nombreuse, arriva le 25 juin 1468 à l'Écluse et elle y reçut le lendemain, à l'hôtel de Gui de Baenst, la visite du duc de Bourgogne. «Ils avoient devisé longuement ensemble en plusieurs gracieux devis,» lorsque le sire de Charny s'approcha du duc, en lui disant: «Monseigneur, puisque Dieu vous a amené cette noble dame au port de salut et à votre désir, il me semble que vous ne devez point vous retirer sans montrer la bonne affection que vous avez pour elle, et que vous devez en ce moment la fiancer.» Aussitôt après eut lieu la cérémonie des fiançailles.
Le 2 juillet, Marguerite d'York se rendit en bateau à Damme, où elle épousa, le lendemain, le duc Charles, en présence des archevêques d'York et de Trèves, des évêques de Salisbury, de Liége, de Metz, d'Utrecht, de Tournay, de Cambray, de Sarepte et de Térouane. De là, la jeune duchesse de Bourgogne se dirigea vers Bruges, vêtue d'une longue robe blanche, que fermait, au haut de la gorge, un large collier d'or, et portant une brillante couronne sur le front. Onze cents chevaux suivaient sa litière ornée de marguerites et de lacs d'amour, quand elle entra par la porte de Sainte-Croix dans la vaste enceinte de la ville, ornée d'arcs de triomphe et d'échafauds où l'on avait figuré des allégories empruntées à la Bible. Ici c'était l'histoire d'Adam et d'Eve: plus loin, quelques versets du Cantique des cantiques. Des colombes voltigeaient autour de Marguerite, tandis que de jeunes filles semaient au-dessus de sa tête des feuilles de rose. Le duc et la duchesse assistèrent à une joute sur la place du Marché. Elle était close de tous les côtés. Près des halles, on voyait un arbre doré et un géant que conduisait un nain. La reine de l'île Inconnue annonçait qu'elle promettait ses bonnes grâces à celui qui pourrait la délivrer des mains du bâtard de Bourgogne, qui avait réglé cette fête d'après une vision que lui avait envoyée, disait-il, la déesse Vénus, en se réservant à lui-même le nom de chevalier de l'Arbre d'or.
Lorsque quelques lances eurent été rompues, un splendide banquet fut servi à l'hôtel du duc. Rien ne surpassa les richesses qui y furent étalées, et plusieurs entremets y rappelèrent la joie avec laquelle le peuple accueillait l'hymen du duc et d'une princesse anglaise. Ce fut d'abord une licorne qui portait un léopard. Ce léopard tenait d'une main la bannière d'Angleterre, de l'autre, une marguerite. Un maître d'hôtel la prit, et la remit à genoux au duc, en lui disant: «Très-excellent, très-haut et très-victorieux prince, le fier et redouté léopard d'Angleterre vous fait présent d'une noble marguerite.»
A la licorne succéda un énorme lion aux griffes redoutables, et tout d'or (c'était l'emblème de la Flandre puissante et riche); il portait la naine de mademoiselle de Bourgogne, vêtue en bergère. Sa gueule s'ouvrit par un habile ressort, et il chanta une élégante ballade:
Bien vienne la belle bergère
De qui la beauté et manière
Nous rend soulas et espérance!
Bien vienne l'espoir et la fiance
De cette seigneurie entière!
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C'est la source, c'est la minière
De nostre force grande et fière;
C'est nostre paix et asseurance;
Dieu louons de telle alliance;
Crions, chantons à lie chère:
Bien vienne!
Le lendemain, il y eut une autre joute où brillèrent les sires de Château-Guyon, de Visen et de Fiennes, et un second banquet, aussi splendide que le premier, où furent représentés les douze travaux d'Hercule, source féconde de préceptes moraux.
Hercules se trouva assailli des lyons;
Trois en occit en l'heure ainsi que nous trouvons.
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Plus trouvons ces faits grands, plus avant les lisons.
Les trois lyons terribles par Hercules vaincus,
C'est le monde, la chair et le diable de plus.
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Or soyons bataillans des glaives de vertus.
Le mardi 5 juillet, les sires de Luxembourg, d'Argueil et d'Halewyn descendirent dans la lice. Antoine d'Halewyn obtint le prix, qui était une verge d'or. Mais ce qui vint donner un plus grand intérêt à ces joutes, ce fut la présence d'un chevalier bourguignon, qui avait pris le nom du Chevalier esclave, et qu'une demoiselle errante menait captif à sa suite. Il fit demander aux dames la permission de prendre part au tournoi. Sa lettre était ainsi conçue:
«Très-excellente et très-redoutée dame, et vous, princesses, dames et damoiselles, plaisir vous soit de savoir qu'un chevalier esclave, né du royaume d'Esclavonie, est arrivé en cette noble ville sous la conduite d'une damoiselle errante au pouvoir de laquelle il est placé par la volonté de sa dame. Il est vrai, très-illustres princesses, que le chevalier esclave a toute sa vie servi et honoré une dame d'Esclavonie qui, sans l'accepter pour serviteur, lui accordait néanmoins quelque espérance. Cependant le mal d'amour, si longtemps nourri dans son cœur, lui a fait éprouver plus d'angoisses et de peines qu'il n'en pouvait souffrir; et, par une espérance désespérée, il osa, mais en vain, requérir d'elle miséricorde, grâce et guerdon d'amour. Plein de déplaisir et de rage, il s'était retiré au milieu des bois, des roches et des montagnes où, pendant neuf mois, il ne vécut que de regrets, de soupirs et de larmes, lorsque la dame, reconnaissant son ingratitude, lui envoya une damoiselle errante, chargée de lui dire que les biens d'amour doivent être mérités par de longs travaux et de longues souffrances; que plus ils coûtent, plus on s'y attache, et que de tous les péchés d'amour, le plus grand est le désespoir. Elle lui conseillait de voyager et de chercher à oublier sa tristesse, et lui proposait de l'accompagner pendant un an entier, afin de pouvoir raconter à sa dame ses diverses aventures. Le chevalier l'a crue volontiers, et bien que, né au pays d'Esclavonie, il ignore les usages de ces contrées, il s'est souvenu comment plusieurs païens et le preux Saladin lui-même, étant venus au royaume de France pour acquérir louanges et vertus, y avaient été si honorablement accueillis que leurs successeurs infidèles révèrent encore ce royaume plus que tous les autres Etats chrétiens. Il a entendu surtout célébrer la puissance et les vertus de l'illustre maison de Bourgogne. C'est guidé par cette damoiselle errante qu'il s'est rendu ici, où, pour sa première aventure, il a trouvé la noble emprise du chevalier à l'Arbre d'or, et il vient vous supplier de lui permettre d'y prendre part.»
Cette lettre était signée: «le Chevalier esclave.» La joute confirma peu ce qu'elle annonçait, car le Chevalier esclave, après avoir fait le tour de la lice, suivi de quatre nobles hommes vêtus selon l'usage d'Esclavonie, se retira sans combattre. Jacques de Luxembourg, Philippe de Poitiers, Claude de Vaudrey, le remplacèrent. Philippe de Poitiers se fit conduire sur la place du Marché par une jeune fille qui était vêtue de satin, et qui montait un cheval dont les mouchetures figuraient l'hermine; elle était admirablement belle, et on la nommait la Dame blanche.
Le jeudi joutèrent le comte de Solms, le bâtard Baudouin de Bourgogne et le sire de Renty. On continua à représenter au banquet les travaux d'Hercule.
Le vendredi, Adolphe de Clèves jouta contre le comte de Scales, le comte de Roussy et le sire de Rochefaye.
Le samedi et le dimanche, Philippe de Poitiers garda le pas contre le comte de Woodeville, frère de la reine d'Angleterre, le marquis de Ferrare, et les sires de Ligne, de Harchies, de Crèvecœur, de Ternant, de Carency et de Contay.
Le lundi suivant, le duc de Bourgogne termina les joutes, en rompant quelques lances avec Adolphe de Clèves. Aussitôt après on enleva la loge des juges, et le tournoi commença. Tous ceux qui avaient pris part aux joutes, et le duc lui-même aussi bien que les autres, parurent sur des chevaux harnachés de velours violet sur lequel était brodé un arbre d'or. Le comte de Joigny se présenta avec vingt-cinq chevaliers pour les combattre. On remarquait parmi ceux-ci les sires de Commines, d'Aymeries, d'Humières, les deux bâtards d'Auxy, un Anglais du nom de Talbot, et deux bourgeois de Bruges, Pierre Metteneye et Pierre Stalins.
Là s'arrêtèrent les fêtes. La peste venait de se déclarer avec une grande violence à Bruges. Adrien de Borssele y avait succombé, et l'on prétendait que les gardiens des lazarets, impatients de s'enrichir par le fléau, infectaient, par la communication des dépouilles des pestiférés, les sources, les puits et jusqu'à l'eau bénite des églises.
Le duc de Bourgogne s'était rendu en Hollande où il ne comptait faire qu'un court séjour. Les trêves qu'il avait accordées à Louis XI étaient près d'expirer, et leur terme devait être le signal de l'effroyable conflagration où Charles voulait précipiter la monarchie française pour se venger de ses intrigues et de son hostilité. Il semblait que l'on fût revenu à la triste et fatale époque du traité de Troyes. Une convention relative aux secours mutuels que le roi d'Angleterre et le duc de Bourgogne se promettaient envers et contre tous, super mutuis auxiliis contra et adversus omnes et singulos, avait été conclue le 24 février 1467 (v. st.), et l'évêque de Bath, chancelier d'Angleterre, en réclamant au mois de mai d'importants subsides du parlement, avait annoncé que les ducs de Bourgogne et de Bretagne offraient leur appui pour dompter la rébellion de Louis, usurpateur des droits que la victoire avait attribués à Henri V.
Cependant le roi de France opposait sa prudence et ses ruses à l'ardente impétuosité de ses ennemis, et tandis que l'archevêque de Lyon allait par son ordre porter au duc Charles des félicitations peu sincères sur son mariage avec Marguerite d'York, des forces considérables envahissaient la Bretagne; Charles l'apprit en Hollande, et ordonna aussitôt que ses hommes d'armes s'assemblassent au Quesnoy.
Il était trop tard: les ducs de Normandie et de la Bretagne, surpris et vaincus, avaient été réduits à demander la paix. Charles ne pouvait compter sur eux, mais il avait juré par saint George que, dût le roi de France venir le combattre avec toute sa puissance, il ne reculerait jamais, et il continuait sa marche vers Péronne avec une armée de seize ou dix-huit mille Flamands et Picards réunis à la hâte.
Si le roi de France eût attaqué en ce moment les Bourguignons, leur position eût été précaire. Le comte de Dammartin le pressait de profiter d'une occasion si favorable. «Maugré en ait ma vie, disait chacun au camp français, depuis le plus petit page jusqu'aux capitaines des compagnies, que veulent donc ces ducs de Bourgogne qui menacent toujours le roi leur souverain? Ils ne cessent d'agiter le royaume et d'abaisser le pouvoir royal. Maudite soit leur race, quoiqu'elle ait son origine à l'ombre des fleurs de lis! N'ont-ils pas introduit les Anglais en France, chassé le roi légitime de ses Etats, assiégé ses villes et ravagé ses pays? N'ont-ils pas outragé le roi Charles et arraché par violence les fleurons de sa couronne? Race maudite et exécrable! Pourquoi le duc Charles veut-il attaquer le roi et dévaster ses Etats? N'est-ce pas assez que déjà une fois il ait planté ses bannières devant Paris? Insurrection semblable à celle qui fit précipiter Lucifer dans l'enfer et qui, nous l'espérons, y mènera Charles, ce maudit allié des Anglais, cet orgueilleux et perfide rebelle. Veut-il ceindre la couronne et porter le sceptre en main? N'a-t-il pas assez de seigneuries et de domaines? Les cités de Gand et de Bruges ne lui suffisent-elles point? Veut-il avoir aussi Paris? Puisse la foudre l'écraser! Plût à Dieu que le roi nous permît de nous venger de lui, de brûler et de piller tout ce qui lui appartient, de mettre à mort tous ceux qui lui obéissent!»
Le connétable combattit presque seul l'avis du comte de Dammartin. La situation de ses domaines, placés sur les frontières des Etats des deux princes rivaux, lui faisait comprendre que la victoire de l'un ou de l'autre pouvait être dangereuse pour lui, et il était d'autant plus favorable à la paix qu'il espérait en être l'arbitre.
Cependant le roi hésitait: un jour, il expédiait des émissaires à Liége pour y préparer une révolte; le lendemain, il envoyait au duc soixante mille écus d'or pour l'apaiser. Mécontent du mauvais succès de ses ambassades, peu porté d'ailleurs à une guerre où la moindre défaite eût pu rallier contre lui tous les anciens confédérés de la ligue du Bien public, il arriva à penser qu'il ferait bien de voir lui-même le duc de Bourgogne, car il présumait assez de son habileté pour croire qu'il obtiendrait aisément, sans l'intervention de ses capitaines et de ses négociateurs, les concessions que les circonstances semblaient devoir imposer à son ennemi: la plus importante devait être la restitution des villes de la Somme.
Une entrevue eut lieu à Péronne vers le milieu du mois d'octobre 1468. Tandis que le roi cherchait à y suppléer à la lenteur de ses ambassadeurs, ceux qu'il avait envoyés à Liége, loin de mériter ce reproche, agissaient avec plus d'activité que le roi ne l'eût désiré. L'insurrection se levait à leur voix, et à peine Louis XI était-il depuis quatre jours à Péronne qu'on vint annoncer au duc que les Liégeois s'étaient portés à Tongres, et s'étaient emparés de leur évêque et de leur gouverneur, le sire d'Humbercourt: le bruit courait qu'ils les avaient massacrés. Les mêmes messagers racontaient que les ambassadeurs français guidaient les Liégeois: ils les avaient vus, ils les nommaient. La fureur du duc fut extrême: tantôt il voulait faire enfermer le roi dans la tour où Charles le Simple avait été retenu par Herbert de Vermandois; tantôt il songeait à convoquer les princes et à partager avec eux, en reconstituant la féodalité du dixième siècle, les avantages de la captivité du roi. Enfin un de ses chambellans parvint à le calmer. Ce chambellan était Philippe de Commines, et ce fut grâce à sa médiation que Charles consentit à signer le traité qui confirmait les conventions autrefois arrêtées à Arras et à Conflans.
Louis XI, qui eût pu triompher les armes à la main, avait espéré que cette entrevue de Péronne lui tiendrait lieu de victoire: elle ne devait être un trophée que pour le prince qui, bien que seul intéressé à la désirer, n'était pas celui qui l'avait proposée.
Au point de vue politique, le traité de Péronne est une œuvre incomplète et mutilée. Les gages que Charles réclame pour lui-même sont insuffisants; il obtient encore moins pour ses anciens alliés, et ne fait même rien pour l'Angleterre, qui a déjà réuni sur ses rivages une armée placée sous les ordres du comte de Scales; mais nous y rencontrons quelques clauses nouvelles qui ne peuvent être omises dans un travail consacré à l'histoire de la Flandre.
Toutes les conventions commerciales conclues entre la Flandre et l'Angleterre sont ratifiées. De plus, le roi de France rappelle que «les ambassadeurs de monseigneur de Bourgogne ont fait doléances des appellations que l'on reçoit sur les appointements et les jugements faits par les quatre principales lois de Flandre, contre les lois et priviléges dudit pays, en troublant sur ce mon dit sieur de Bourgogne, mêmement au fait de la marchandise sur laquelle icelui pays de Flandre est principalement fondé,» et il déclare que l'appel au parlement ne sera plus reçu.
Le roi renonce également à l'appel des jugements rendus par les autres magistratures, non-seulement en Flandre, mais aussi dans les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, «attendu que les dites châtellenies, de leur première et ancienne condition, on esté de la comté de Flandres et depuis que le roi les a tenues, en faisant et traitant le mariage de feu le grand duc Philippe, bisayeul de mon dit sieur de Bourgogne, elles furent réunies et rejointes au dit comté de Flandres pour tenir par le dit comte en un seul fief avec le dit comté.»
Les conseillers du roi de France essayaient parfois de présenter quelques remontrances; on leur répondait: «Il le faut, monseigneur le veut.»
Ce n'était point assez. Le duc de Bourgogne exigea que le roi de France l'accompagnât dans son expédition contre les Liégeois révoltés à son instigation. On vit Louis XI prendre lui-même la croix de Saint-André, et tandis que les Liégeois criaient: «Vive le roi de France!» le roi de France leur répondait: «Vive Bourgogne!» Ce ne fut qu'après avoir subi toutes ces humiliations, et avoir été le témoin de la condamnation d'une ville si utile et si dévouée à ses intérêts, que Louis XI recouvra la liberté, en prenant l'engagement de rejoindre le duc l'année suivante en Bourgogne, engagement qu'il jurait secrètement de ne pas tenir.
Ces succès si éclatants et si inespérés échauffèrent l'orgueil de Charles. Lorsque dans son triomphe il eût arboré ses bannières sur les ruines de la cité épiscopale des bords de la Meuse, il se souvint qu'il existait aux bords de l'Escaut une autre cité qui avait joui du spectacle de sa faiblesse et de son humiliation, et bien qu'il l'eût récemment amnistiée par l'octroi de nouveaux priviléges, il forma le projet de détruire Gand comme il avait détruit Liége, afin que le même crime reçût le même châtiment: il prit même plaisir à entretenir de ses rêves de vengeance les députés de Gand qui allèrent le féliciter à Bruxelles sur la défaite des Liégeois. A ce bruit, les échevins, les doyens et mille des plus notables bourgeois de Gand se réunirent dans la salle de la Collace. Il se communiquèrent, vivement émus, les tristes nouvelles qu'ils venaient de recevoir, et élurent immédiatement des députés chargés de conjurer, par la soumission la plus complète aux volontés du duc, les malheurs dont ils se voyaient menacés. Ils comprenaient bien que les clefs de leur ville étaient à Liége, et ce fut à des conditions presque semblables qu'ils traitèrent, humbles et suppliants comme il convient à des vaincus, et prêts à abdiquer leur puissance et leur liberté pour racheter leurs vies, leurs foyers et leurs biens.
Si quelque bourgeois excite une sédition, ou s'il s'en rend complice en ne se présentant point sous l'étendard du prince pour la combattre, il sera banni après avoir été attaché au pilori et après avoir eu la langue percée d'un fer rouge.
Si quelque métier prend part à une sédition, il perdra ses franchises et le droit d'exister comme métier.
Les Gantois renonceront au célèbre privilége de Philippe le Bel du mois de novembre 1301, et désormais le duc de Bourgogne pourra faire procéder comme il le jugera convenable au renouvellement de leur magistrature.
Ils remettront toutes leurs bannières; les portes condamnées par le traité de Gavre seront de nouveau fermées, et les assemblées où l'on discutera les intérêts de la ville ne comprendront plus que les échevins, les grands doyens et les anciens magistrats.
Le duc de Bourgogne exigea de plus que les échevins, les doyens et les jurés, se rendissent à pied à Bruxelles pour réitérer cet acte de soumission en sa présence en lui restituant leurs bannières et le privilége de 1301.
Le 8 janvier 1468 (v. st.), les échevins et les cinquante-deux doyens des métiers de la ville de Gand se réunirent à l'hôtel de ville de Bruxelles, d'où ils se dirigèrent, vêtus de deuil et marchant deux à deux, vers le palais de Caudemberghe. Afin que leur humiliation fût complète, on les fit attendre pendant une heure et demie dans la cour au milieu de la neige: l'opposition de la puissance du prince et de l'abaissement de la commune, naguère encore fière et redoutée, n'en fut que plus éclatante lorsqu'ils furent introduits dans une vaste salle où Charles occupait un riche fauteuil, entouré des officiers de sa cour, du duc de Somerset, de Philippe de Savoie, d'Adolphe de Clèves, et des ambassadeurs de France, d'Angleterre, de Hongrie, de Bohême, de Naples, d'Aragon, de Chypre, de Norwége, de Pologne, de Danemark, de Russie, de Prusse, d'Autriche et de Milan. Ils s'avancèrent en s'inclinant jusqu'à terre à trois reprises différentes; et maître Baudouin Goethals, pensionnaire de la keure, prononça ce discours:
«Très-haut et très-excellent prince, mon très-redouté et naturel seigneur, vos très-humbles et très-obéissants serviteurs et sujets, et tous les habitants de votre très-humble et obéissante serve et ancelle la ville de Gand, se recommandent très-humblement à votre très-noble grâce, et vous font exposer, par leurs députés agenouillés devant vous, la profonde douleur qu'ils ressentent de vous avoir offensé et d'avoir justement provoqué votre indignation. Ils resteront livrés aux secrets remords de leurs consciences, à moins que votre miséricorde n'étende sur eux le réseau de sa clémence. Très-cher seigneur, vous qui n'êtes pas seulement un homme, mais qui occupez vis-à-vis de nous la place de Dieu, et qui avez ce double caractère en vertu de votre haute position, vous n'ignorez point que Dieu se laisse apaiser par les larmes et pardonne à la contrition et aux prières de la faiblesse humaine. De quelle bonté n'usa-t-il point vis-à-vis d'Adam, lorsqu'il promit à Seth l'huile de miséricorde qu'il devait envoyer dans cinq mille ans! Ne laissa-t-il pas vivre Caïn dix générations avant de le frapper? Au temps d'Abraham, sa miséricorde n'aurait-elle pas sauvé Sodome et Gomorrhe, s'il y avait trouvé dix justes? tant est immense sa miséricorde! Dieu, à la voix de Moïse, n'épargna-t-il pas son peuple infidèle à sa loi? La pénitence de Ninive n'apaisa-t-elle point sa colère?... Les miséricordes de Dieu sont infinies; elles se répandent sur ses œuvres et sur ses créatures, sur le ciel et sur la terre. Puisque les princes chrétiens doivent, autant qu'ils le peuvent, imiter les vertus de Dieu, et surtout celle de clémence, qui les illustre le plus, il faut qu'ils se règlent sur l'exemple de Dieu pour pardonner à ceux que poursuit leur colère. O mon très-redouté seigneur! si les Gantois vous ont offensé, ils ne vous ont toutefois point attaqué; ils n'ont point attenté à votre noble personne; ils n'ont point cessé de vous reconnaître pour leur maître et naturel seigneur; et c'est devant vous qu'ils viennent encore se prosterner humblement aujourd'hui, espérant qu'une faute expiée par tant de larmes méritera votre pardon. Gand n'est point comme Sodome et Gomorrhe, que Dieu eût épargnées s'il y eût aperçu dix justes. Il s'y trouve des milliers de saintes créatures qui jouissent de communications divines dans la pieuse solitude des cloîtres. Il n'est point, dans tout l'Occident, de ville où reposent les reliques glorieuses d'un plus grand nombre de saints. Gand vous représente Ninive. La voix de votre menace lui a annoncé sa destruction. Son peuple s'est effrayé de votre colère; il a senti son impuissance à vous résister; il s'abandonne à son repentir. Les Ninivites ne jeûnèrent que trois jours. Les bourgeois de Gand se sont couverts de cendre pendant quarante jours. Ils se hâtent de placer leurs espérances dans leur père naturel, le prince le plus noble et le plus vertueux de la terre. Ils vous supplient très-humblement, les mains jointes et à genoux, de daigner apaiser votre colère et de les recevoir dans votre merci et dans votre miséricorde; ils s'écrient vers vous: Domine, non secundum peccata nostra quæ fecimus nos, neque secundum iniquitates nostras retribuas: cito anticipent nos misericordiæ tuæ et propter gloriam nominis tui libera nos.»
Le chancelier, Pierre de Goux, répondit à ce discours par quelques paroles sévères. «Il ne suffisait point d'une seule prière, disait-il, pour effacer tant de crimes; le repentir des Gantois n'avait pas encore été assez éprouvé. Le duc voyait toutefois avec plaisir leurs humbles démarches; il leur laissait l'espérance d'obtenir sa miséricorde, s'ils continuaient à la mériter.» On vit alors les députés s'agenouiller de nouveau, et remettre au duc leurs bannières, ainsi que les chartes originales qu'il leur avait rendues en les affranchissant des stipulations du traité de Gavre, et ils livrèrent en même temps les priviléges de Philippe le Bel et du comte Robert sur le renouvellement de leur échevinage. Le chancelier lacéra publiquement ces titres vénérables de la liberté gantoise, et Charles ordonna que les bannières fussent portées à Notre-Dame de Boulogne, auprès de celles que son père y avait fait déposer. «Le bien que je voulais faire aux Gantois, ajouta le duc lui-même, est devenu aujourd'hui, par leur faute, la cause de leurs malheurs et de leurs désastres. Je les chérissais; je voulais reconnaître les services qu'ils m'avaient rendus; j'en avais pris la résolution; mais ils ont voulu m'arracher par leurs violences et leurs menaces ce que je voulais librement leur accorder. Ils ne se sont pas contentés de m'imposer la forme de leurs nouveaux priviléges, ils ont mis en péril ma vie et celle des personnes de ma maison; et par l'exemple contagieux de leur rébellion, ils m'ont exposé à perdre tous mes Etats. Si j'en ai l'âme irritée, ni Dieu ni les hommes ne peuvent m'en blâmer, car jamais plus grand crime, dans une occasion aussi solennelle, ne fut commis contre un prince. Le repentir, s'il doit l'effacer et le réparer, ne saurait être ni trop profond ni trop amer.» Les chroniques flamandes rapportent que le duc de Bourgogne termina son discours par ces mots: «Sachez bien que, si je vous aime, je ne vous crains pas.»
La ville de Gand était sauvée: mais elle ne s'était rachetée qu'aux conditions les plus dures. Hoste Bruneel et ses principaux amis périrent dans les supplices, et le duc exigea, outre le payement d'une amende de trente-six mille florins, qu'un acte solennel lui fût remis, comme le monument de l'humiliation des Gantois et des sacrifices qu'ils avaient subis. Tous les échevins et tous les doyens de Gand y avaient apposé leurs sceaux; c'étaient, entre autres, Roland de Wedergrate, que l'on croit avoir été le beau-frère du chancelier Pierre de Goux, Philippe Sersanders, Olivier Degrave, Jean de Melle, Henri Baudins, chefs du parti bourguignon, qui ne prévoyaient point la terrible responsabilité que leur docilité aux volontés du duc devait faire peser sur eux vis-à-vis du peuple frappé dans ses franchises les plus chères. Le calfvel de Gand portait la date du 2 janvier 1468 (v. st.). Plus d'un demi-siècle s'était écoulé depuis qu'un autre calfvel avait été imposé aux Brugeois par Jean sans Peur.
Le duc Charles s'abandonnait à l'enivrement de sa gloire. Lorsqu'après avoir tour à tour humilié la puissance royale dans la personne de Louis XI, et dompté la puissance communale dans les deux grandes cités qui illustraient les bords de l'Escaut et de la Meuse, il se dirigea de Bruxelles vers Saint-Omer, il trouva dans cette ville l'archiduc Sigismond d'Autriche qui venait lui proposer de le mettre en possession du landgraviat d'Alsace, du comté de Ferrette et du Brisgau. Il devançait de quelques semaines l'arrivée des ambassadeurs du roi de Bohême, qui offrait au duc de Bourgogne de le faire élire empereur. Charles, qui ne cherchait qu'à étendre sa puissance, accueillit avec empressement l'archiduc d'Autriche. Thomas Portinari, riche marchand de Bruges, issu de cette célèbre famille florentine à laquelle appartenait la muse de la Vita nuova, la Béatrice du Dante, fut invité par le duc, qui l'avait élevé au rang de son conseiller, à avancer sur le comté de Ferrette 72,000 florins. Sigismond d'Autriche ne s'était rendu en Flandre qu'après avoir pris l'avis de Louis XI, intéressé plus que personne à diriger vers l'Allemagne une ambition trop menaçante pour ses propres Etats, et cet or que son rival se montrait si impatient de prodiguer ne devait servir qu'à préparer sa honte, sa ruine et sa mort.
Cette négociation était à peine terminée lorsque le duc de Bourgogne se rendit à Gand, non plus suivi d'un petit nombre de chevaliers et entouré de bannis rappelés de l'exil, mais accompagné des épais bataillons de ses hommes d'armes qui s'avançaient lentement à la clarté de neuf mille torches. C'était au milieu de cet appareil belliqueux qu'il venait prendre possession de la première cité de ses Etats, conquise sans combat et un instant menacée par son propre seigneur des rigueurs qu'autorise seul le droit de la victoire.
Charles, donnant un libre cours aux rêves de son ambition, était allé en Hollande préparer la soumission des peuples encore à demi barbares de la Frise: il ne revint en Flandre que pour recevoir les ambassades d'Autriche, de Venise et de Milan, chargées de lui offrir de respectueuses protestations de dévouement, et celle du roi d'Angleterre, qui venait lui remettre l'ordre de la Jarretière. Le duc de Bourgogne cherchait de nouveau à fonder sur l'alliance anglaise une vaste ligue contre Louis XI. Déjà, réunissant ses hommes d'armes aux frontières de France, il s'était emparé de Saint-Valery et d'autres domaines du comte d'Eu qui relevaient du comté de Ponthieu, sous le prétexte que des marins flamands avaient été arrêtés par un navire sorti du port d'Eu, et il avait déclaré qu'il ne les restituerait que lorsque le comte d'Eu lui aurait fait acte de foi et d'hommage envers et contre tous. Le comte d'Eu se plaignit au roi, et un huissier du parlement se rendit à Gand pour y citer le duc Charles, comme d'autres huissiers du parlement avaient cité le duc Philippe. C'était un acte de témérité qu'il faillit payer de sa vie, et ce fut à grand'peine qu'il parvint à rentrer en France: aucune réponse n'avait été faite à son message.
Louis XI n'élevait la voix que parce qu'il se sentait redoutable et fort. Il avait profité des premiers moments de son retour de l'expédition de Liége pour faire accepter la Guyenne en apanage à son frère au lieu de la Champagne, pays trop voisin des Etats du duc. Il avait vaincu le comte d'Armagnac et s'était formé un parti en Bretagne. Il ne lui restait plus qu'à séparer l'Angleterre du duc de Bourgogne, quand il trouva un instrument docile dans le comte de Warwick, qui avait remis le sceptre à Edouard IV et qui espérait le lui enlever aussi aisément. Le comte de Warwick n'était plus satisfait des immenses richesses qu'il avait obtenues: c'était peu que le duc de Clarence, frère du roi, fût devenu son gendre; il ne cessait de regretter de n'avoir pas fait épouser sa fille à Edouard IV lui-même, et voyait avec une vive jalousie la faveur dont jouissaient à la cour les amis et les parents d'Elisabeth Woodeville, cette veuve de John Grey qu'Edouard IV avait relevée au château de Grafton, humblement prosternée à ses pieds, pour la placer à côté de lui sur le trône d'Angleterre. Le mariage du duc de Bourgogne, qu'il haïssait, avec Marguerite d'York, avait accru son mécontentement, et il prêta bientôt l'oreille aux propositions du roi de France. Des émeutes, des insurrections partielles, des mouvements isolés annoncèrent, pendant quelque temps, l'existence d'une vaste conspiration; un moment, vers le mois de juillet 1469, le comte de Warwick se vit le maître d'Edouard IV, arrêté à la suite d'une fête par l'archevêque d'York; mais le duc de Bourgogne se hâta d'écrire au maire et à la commune de Londres pour les presser de s'opposer aux complots du comte de Warwick.
Les bourgeois de Londres aimaient beaucoup le duc de Bourgogne; ils avaient salué de leurs acclamations son union avec une princesse anglaise comme un nouveau gage de l'activité de leurs relations commerciales avec la Flandre, et sa lettre exerça une si grande influence sur leurs esprits qu'ils forcèrent le comte de Warwick à leur rendre Edouard IV. Une nouvelle tentative dirigée contre la dynastie d'York ne fut pas plus heureuse, et cette fois le comte de Warwick et le duc de Clarence, qui avait été entraîné dans le même complot, se virent réduits à fuir avec trente vaisseaux vers le port de Calais qui leur fut fermé; mais ils trouvèrent un refuge dans la rade de Honfleur, où ils se croyaient d'autant plus assurés de la protection du roi de France qu'ils amenaient avec eux quelques navires flamands enlevés dans les eaux de Calais.
La colère de Charles fut violente: il était en ce moment peu préparé à résister à des attaques maritimes qu'il n'avait pas prévues, et il en accusait surtout le roi de France, qui secourait le comte de Warwick d'argent, de munitions et de vivres. Le 5 mai 1470, il adressa de l'Ecluse, où il s'était rendu pour presser les armements de ses vaisseaux, ses plaintes et ses menaces au roi Louis XI. «Mon très-redoubté et souverain seigneur, il est vray que après que les duc de Clarence et comte de Warwick ont esté pour leurs séditions et maléfices expulsez hors du royaume d'Angleterre, ils se sont mis à tenir la mer, et se sont déclairez mes ennemis en détroussant plusieurs de mes subjets de mes pays de Hollande, Zeelande, Brabant, Flandres et autres, avec leurs biens, marchandises et navires en grant nombre, et en usant de grandes et oultrageuses menaces de encore pis faire à l'encontre de mes dits pays et subjets, sans toutefois m'en advertir par défiance, laquelle chose ne m'a semblé tollérable... Mon très-redoubté et souverain seigneur, je suis adverti que néanmoins en vostre dit royaume les dits duc de Clarence et comte de Warwick et leurs dits complices sont receuz, recueilliz et favorisez, et aussi les dits biens et marchandises de mes dits subjets butinez, venduz et dissipez, la quelle chose je ne pourroys croire procéder de votre sceu, commandement, ne ordonnance, attendu la notoriété des dites hostilités et les traitiez de paix faits entre vous et moi, lesquels j'espère que vous voulez entretenir et observer. Je vous advertis de rechief, mon souverain seigneur, des choses devant dites, vous suppliant qu'il vous plaise ne soutenir ne assister les dits duc de Clarence et comte de Warwick et leurs dits complices, et pour plus en ce déclairer votre bon vouloir et plaisir, le faire publier et signifier par tous les lieux d'icelui royaume, et spécialement de votre dit duché de Normandie.» La réponse de Louis XI fut faible et vague; il ordonna au parlement d'accorder les provisions nécessaires pour qu'il fût fait droit aux griefs du duc de Bourgogne, et se contenta de faire publier, par les gouverneurs de Normandie, qui eussent pu les réparer, une déclaration dont les termes étaient fort pacifiques: il avait toutefois adressé des instructions secrètes à l'archevêque de Narbonne et à l'amiral de France pour qu'ils pressassent le comte de Warwick de se retirer à l'île de Jersey, à Granville ou à Cherbourg, d'où il pourrait poursuivre plus librement ses complots contre le roi Edouard d'York.
Cependant le comte de Warwick, trop violent et trop impétueux pour écouter les conseils dictés par une prudence qu'il ne pouvait partager, continue ses excursions et ses pirateries dans la Manche. C'est en vain que l'escadre de lord Scales et celles des marchands osterlings, commandée par Hans Voetkin, cherchent à s'y opposer; il envoie sa caravelle la Brunette bloquer le port de l'Ecluse, surprend lui-même la flotte flamande qui revenait chargée de vin des côtes de la Saintonge, et obtient un succès non moins important sur des vaisseaux sortis des ports de Hollande et de Zélande. «Allez, dit-il à un pilote de Ter-Vere qu'il a fait prisonnier, allez annoncer au duc de Bourgogne que le comte de Warwick s'étonne de ce qu'il n'ose point venir le combattre.» Pour ajouter à cette insulte, il rentre au port de Honfleur suivi de trois grands navires qui portent à leurs mâts la bannière de Bourgogne.
A mesure que ces nouvelles parvenaient au duc Charles, ses plaintes devenaient plus vives; il écrivit de nouveau au roi de France, aux conseillers du parlement et aux gouverneurs de la Normandie. Ces lettres retraçaient longuement tous ses griefs et ce que présentait d'odieux l'appui accordé en pleine paix, par un prince qui lui était allié, à ses ennemis déclarés. Charles avait ajouté au bas de celle qui était adressée à l'archevêque de Narbonne et à l'amiral de France quelques lignes où il laissait éclater toute son indignation. «Archevesque et vous amiral, les navires que vous dictes avoir été mis de par le roi encontre les Anglais, ont ja exploité sur la flotte de mes sujets retournant en mes pays; mais par saint Georges, si l'on n'y pourvoit à l'aide de Dieu, j'y pourvoiray sans vos congiez, ni vos raisons attendre, car elles sont trop volontaires et longues.»
Une grande lutte devenait imminente, et bien qu'elle dût être pour le commerce une cause de pertes inappréciables, ce fut le moment que la chambre des finances se hâta de saisir pour se montrer plus exigeante et plus avide. Les députés des quatre membres de Flandre avaient été convoqués à Lille le 21 mai, et le chancelier de Bourgogne leur avait exposé que le duc avait besoin d'une aide de 120,000 couronnes pendant trois années consécutives pour suffire aux frais des armements, que l'apparence d'une guerre prochaine avait rendus nécessaires. Néanmoins, il ne leur avait point fait connaître quelle serait la part de la Flandre dans cette subvention, et quels fruits elle pourrait retirer de ses sacrifices. Une vive résistance se manifesta; les sommes accordées au duc de Bourgogne depuis son avénement étaient si considérables que toute aide nouvelle était devenue impopulaire. Des députés des états de Flandre furent chargés d'aller présenter des remontrances au duc, qui se trouvait à cette époque à Middelbourg; mais leurs observations furent mal accueillies, et Charles répondit à Jean Sersanders, qui avait parlé au nom des états de Flandre, avec toute la violence que le duc Philippe avait autrefois montrée en accusant un bourgeois de Gand qui portait le même nom. «J'ai bien entendu, lui dit-il après un moment de réflexion, ce que vous m'avez déclaré et remontré sur trois points; quant au premier, qui se rapporte à la différence qui existerait d'après vous entre mes lettres et le discours de mon chancelier, je ne la vois point. Mon chancelier et moi, nous comprenons également que mes pays de par deçà sont la Hollande, la Zélande, la Flandre, le Brabant, le Luxembourg, le Limbourg, le Hainaut, la Picardie, la châtellenie de Lille, le comté de Boulogne et le comté de Guines. Ce sont ces pays qui sont accoutumés à me secourir d'aides et de subventions, et non pas mon pays de Bourgogne, qui n'a point d'argent; il sent la France; mais il s'y trouve beaucoup de braves hommes d'armes, les meilleurs que j'aie en tous mes pays, ils m'ont bien servi, et je puis m'en aider, car ils forment le tiers de mon armée. Quant à ce que vous me demandez que l'on détermine dès à présent votre cote et portion, sachez que je le ferai plus tard par l'avis de mes conseillers quand vous m'aurez accordé ma requête: je ne dois pas le faire plus tôt, car si vous la repoussiez, cette cote serait inutile, et il me semble que vous faites cette demande par subtilité et malice, et que ni vous, ni ceux qui vous ont envoyés, n'avez la volonté ni l'intention de me complaire et d'accorder ma requête; en ceci vous agissez comme vous agissez toujours entre vous Flamands, car jamais vous n'avez accordé quelque chose libéralement ni à moi ni à mon père. Si vous le fîtes quelquefois, si vous accordâtes même plus qu'on ne vous demandait, c'était à si grand regret, et de telle sorte, que vous n'en méritez ni gré ni grâce. Vous agirez de nouveau ainsi; avec vos têtes flamandes si grosses et si dures, vous persévérez toujours dans vos duretés et mauvaises opinions, et cependant vous pouvez bien penser que les autres sont aussi sages que vous, et ont aussi leurs têtes. Pour moi, je suis à moitié Français et à moitié Portugais. Je veux bien que vous le sachiez. Je saurai corriger vos têtes, et je le ferai. C'est bien peu de chose que 120,000 écus, répartis annuellement pendant trois ans, sur tous mes pays, pour entretenir mille lances qui ne forment que cinq mille combattants; ce n'est pas le tiers de ce que me coûtera mon armée: je devrai payer le reste de mon domaine, ou il faudra qu'elle jeûne huit mois. Je ne le fais point pour moi seulement, mais aussi pour la sûreté, la protection et la défense de mes pays, et pour les tenir en paix et tranquillité. Il vaut mieux pourvoir à temps aux entreprises soudaines et imprévues que mes ennemis pourraient tenter contre moi et mes pays que de nous laisser fouler, chasser et poursuivre: pour porter remède et pourvoir à de semblables dangers et nécessités, je suis d'avis de réunir à temps lesdites mille lances qui, je vous l'ai déjà dit, maître Jean Sersanders, ne forment que le tiers de mon armée, et il est bien nécessaire que je le fasse, vu qu'il y a grande apparence que nous aurons guerre avec un de nos voisins, que je puis bien nommer: c'est le roi de France, qui est si muable et si inconstant que personne ne sait quels sont ses desseins et comment l'on doit se garder de lui, car il a toujours ses gens d'armes prêts: c'est pourquoi je désire aussi avoir mes mille lances prêtes. Je vous le dis bien, j'ai peu de motifs d'être satisfait, et je veux que vous sachiez que pour rien je ne renoncerai à mes projets. Et de tous mes pays lequel s'y oppose, si ce n'est vous, têtes flamandes? Est-ce la Hollande ou la Zélande, provinces acquises par mon père, qui jamais ne furent soumises à de pareils mandements, et ne sont pas aussi riches que mon pays de Flandre? Est-ce le Brabant, le Hainaut, la Picardie et mes autres pays qui aussi bien que vous possèdent des priviléges? Et ce qui est plus, de grands seigneurs, tels que mon cousin de Saint-Pol et mon cousin de Marle, mettent leurs sujets à ma disposition; et vous, vous me voulez ôter les miens, lorsque j'en ai besoin, en alléguant des priviléges que vous ne possédez pas, et en agissant ainsi, vous pourriez les forfaire. Vous dites et soutenez que j'ai juré de les respecter; c'est vrai, mais vous avez aussi juré de me servir et de m'être de bons et obéissants sujets: et toutefois, je sais bien qu'il y en a quelques-uns qui me haïssent. Car, vous Flamands avec vos têtes dures, vous avez toujours méprisé ou haï vos princes: quand ils étaient faibles, vous les méprisiez; et quand ils étaient puissants et que vous ne pouviez rien contre eux, vous les haïssiez. Pour moi, je préfère être haï qu'être méprisé; car ni pour vos priviléges, ni d'aucune manière, je ne me laisserai fouler, ni ne permettrai qu'on empiète en rien sur ma hauteur et seigneurie. Je suis assez puissant pour vous résister, quoique quelques-uns d'entre vous souhaitent que je puisse me trouver dans une bataille avec cinq ou six mille combattants, et que j'y sois vaincu, tué, voire écartelé. C'est pourquoi avant de souffrir que vous m'ôtiez mes sujets, et que vous empiétiez sur ma hauteur et seigneurie, je veux y pourvoir et y porter tel remède que vous comprendrez que vous ne le pouvez ni devez faire: il en sera alors comme du pot et du verre: dès que le verre heurte le pot, il se brise.
«Mettez-vous donc à bien faire, continua-t-il en s'apaisant et d'un ton moins irrité; conduisez-vous sagement, de manière à ne point perdre ma grâce, car vous ne savez point ce que vous perdriez. Soyez bons sujets, je vous serai bon prince; et, à moins que d'autres événements ne l'exigent, je ne vous imposerai point d'autres charges, si vous m'accordez ma requête. Envoyez-moi vos députés, dès que je serai arrivé à Lille ou à Saint-Omer. Là, je vous ferai bailler cote et portion, et nous y parlerons des autres matières touchant mon pays de Flandre.»
Peu de jours s'étaient écoulés, lorsqu'on arrêta à Middelbourg un espion français. Il déclara qu'il était chargé de remettre au sire de la Gruuthuse une lettre où l'amiral de France l'invitait à se rendre le 15 juin près de lui, à Abbeville, pour exécuter ce qui avait été décidé entre eux. L'honneur du sire de la Gruuthuse était au-dessus de tout soupçon, et l'on obtint bientôt du prisonnier des aveux plus sincères; il avait reçu l'ordre de parcourir les divers ports où le duc réunissait ses vaisseaux, et devait, aussitôt que le duc et ses plus illustres conseillers se seraient rendus à bord de ceux qui se trouvaient à l'Ecluse, chercher à en couper les câbles, pour que la flotte du comte de Warwick s'en emparât aussitôt. Louis de la Gruuthuse avait répondu par un défi public à une accusation qui blessait son honneur. Le duc de Bourgogne, qui connaissait sa loyauté, se contenta d'écrire au comte de Saint-Pol: «Mon cousin, puisque l'on ne me tient foy, serment scellez, ne vérité, il m'est bien force en mon bon droit de le tenir à l'aide de Dieu.» En même temps, il pressa les préparatifs de ses armements, et ordonna à ses officiers de saisir dans toutes les villes, et notamment à la foire de la Pentecôte à Anvers, tous les biens et toutes les marchandises appartenant aux sujets du roi de France, comme garantie contre les déprédations du comte de Warwick.
Le 8 juin, la flotte bourguignonne quitta le port de l'Ecluse; elle se composait de vingt-quatre gros vaisseaux et était commandée par le seigneur de Ter-Vere, Henri de Borssele. Le 2 juillet, elle rencontra les vaisseaux du comte de Warwick, et les ayant mis en fuite après un combat acharné, elle les poursuivit jusqu'au port de Honfleur, où le comte de Warwick réclama de nouveau un asile. L'honneur des armes du duc de Bourgogne était vengé, et les marchands étrangers allaient retrouver sur les côtes de la Flandre quelques jours de paix et de sécurité.
Cependant l'importance de cette guerre maritime, les menaçantes tentatives de la flotte du comte de Warwick, l'attentat même dont on accusait l'amiral de France, se réunissaient pour appeler l'attention du duc sur le péril auquel pouvaient se trouver exposés dans le Zwyn les navires à chaque instant échoués sur le sable. Déjà, sous le règne du duc Philippe, des plaintes nombreuses s'étaient élevées au sujet des atterrissements qui se formaient dans le port de l'Ecluse, et empêchaient les caraques, les galères et les autres grands navires d'y aborder sans danger. «Par quoy la marchandise qui ou temps passé avoit grandement esté exercée et eu cours au pays et comté de Flandres, estoit depuis aucun temps en ça fort diminuée et amendrie, et de jour en jour taillée de encores plus diminuer et amendrir, voire qui plus est, en brief temps du tout cesser, se pourveu n'y estoit, à la totale destruction et perdition d'iceluy pays de Flandre, qui estoit fondé principalement sur le commun cours de la marchandise.» Charles le Hardi avait cru devoir, aussitôt après son avénement, signaler cet état de choses aux délibérations des trois états de Flandre. Des commissaires furent nommés: c'étaient, pour le clergé, les abbés des Dunes et de Ter-Doest; pour la noblesse, Jean et Josse d'Halewyn et messire Vander Gracht; pour les Quatre-Membres, Josse de Mol, Sohier de Baenst, Paul de Dixmude et Corneille de Bonem. Leur premier soin fut de s'enquérir des moyens les plus utiles pour rendre au havre du Zwyn son ancienne profondeur. Quatre moyens furent proposés: le premier était d'y introduire les eaux de la mer par un canal qui eût traversé Coxide; le second ajoutait au premier le prolongement du Zwyn jusqu'au havre d'Oostbourg; le troisième eût, par une tranchée faite près de Gaternesse, réuni les eaux de l'Escaut occidental, connu sous le nom de Hont, à celles du Zwyn; le quatrième se bornait à rétablir l'ancienne communication du port de l'Ecluse avec la mer par le polder de Zwartegat. C'était le plus simple et le plus facile; et, bien que son efficacité parût douteuse à quelques-uns, il prévalut sur les autres. Les difficultés les plus sérieuses commencèrent quand il fallut en régler l'exécution. Les Gantois refusaient de prendre part aux dépenses, alléguant «qu'ils estoient fondés sur mestiers,» et que tout l'avantage de ces travaux serait pour les Brugeois, qui possédaient l'étape des marchandises étrangères. Les Yprois manifestaient la même résistance, et les habitants du Franc justifiaient une semblable opposition, en exposant «que leurs terrains estoient fondés sur labourage et sur nourrissement de bétail.»
Les députés de Bruges répliquaient toutefois qu'il était si vrai que la prospérité de leur ville n'était pas uniquement engagée dans cette question, que la ruine de toute la Flandre y était attachée. Ils ajoutaient qu'il était impossible de séparer le développement de l'industrie nationale, de celui du commerce extérieur qui lui fournissait ses matières premières et exportait ensuite ses produits; qu'en diverses circonstances le même principe de solidarité avait été observé quand il touchait aux intérêts généraux du pays. La décision du duc de Bourgogne, publiée à Saint-Omer le 27 juillet 1470, donna gain de cause aux Brugeois; mais il ne paraît point que la destruction des digues du polder de Zwartegat ait produit quelques résultats; car, au mois de mai 1487, les échevins de Bruges les firent rétablir, attendu que le havre du Zwyn se fermait de plus en plus. Le port de l'Ecluse, témoin de la puissance commerciale des communes flamandes, devait disparaître dans les sables aussi bien que le port d'Aigues-Mortes, asile des gloires de la féodalité et de la chevalerie, quand, le moyen-âge s'achevant, leurs brillantes destinées se retirèrent avec le flot inconstant de leurs grèves à jamais abandonnées.
A ces questions d'un si haut intérêt pour la Flandre succédèrent les discussions sans cesse renaissantes d'une politique toujours fallacieuse et stérile. Louis XI, moins convaincu qu'il fallait soutenir le comte de Warwick depuis qu'il avait appris sa défaite, avait chargé une ambassade composée de maître Jacques Fournier, conseiller au parlement, et de Gui Pot, bailli de Vermandois, d'aller apaiser le duc de Bourgogne. Mais elle n'avait point réussi à obtenir une réponse à Bruges et s'était vue réduite à suivre le duc Charles à Saint-Omer, où il réunissait ses hommes d'armes: déjà il avait autour de lui quatre ou cinq mille lances et un grand nombre d'archers, et il voulait aller lui-même en Normandie demander raison au comte de Warwick des griefs que Louis XI mettait trop de lenteur à réparer. Il reçut les envoyés du roi de France dans une salle où l'on avait placé, sous un dais de drap d'or, au haut d'une estrade à laquelle on arrivait par cinq degrés couverts de velours, un trône magnifique tel que ni roi ni empereur n'en avait jamais eu d'aussi élevé. Les ambassadeurs français le saluèrent humblement et se mirent à genoux devant lui, mais Charles, sans porter la main à son chaperon, se contenta de leur indiquer par un signe de tête, qu'ils pouvaient se lever, et leur fit donner lecture, par son conseiller Guillaume Hugonet, d'un long mémoire qui reproduisait toutes ses plaintes. Il ajouta lui-même quelques paroles. «Nous autres Portugais, dit-il, faisant allusion à la patrie de sa mère et s'échauffant de plus en plus à mesure qu'il parlait; nous autres Portugais, nous avons coutume, lorsque ceux que nous considérions comme nos amis se font les amis de nos ennemis, de les envoyer aux cent mille diables d'enfer.»
Un coup de vent dans le ciel dérangea toutes les prévisions du duc de Bourgogne; ses vaisseaux s'étaient dispersés pour se dérober à l'agitation des flots, et le comte de Warwick avait profité des désastres mêmes de la tempête pour aborder avec les débris de son expédition au havre de Darmouth: onze jours après, il avait renversé la dynastie d'York, et le duc de Bretagne renonçait à l'alliance du duc de Bourgogne pour accepter celle du roi de France.
Louis de la Gruuthuse avait reçu, à Alkmaar, Edouard IV qui avait réussi à s'embarquer dans le comté de Norfolk; il le conduisit en Flandre. Le monarque fugitif s'arrêta d'abord à Notre-Dame d'Ardenbourg, non pas comme Edouard III pour remercier le ciel d'une victoire, mais pour lui rendre des actions de grâce de ce qu'il lui avait conservé la liberté et la vie. Louis de la Gruuthuse lui donna successivement l'hospitalité dans son hôtel de Bruges et dans son château d'Oostcamp. Le fondateur de la dynastie d'York avait été contraint, par une fuite rapide, de laisser tous ses trésors entre les mains de ses ennemis. On a conservé une quittance de 150 livres sterling donnée par Edouard IV hors de son royaume dans sa grande pauvreté à Bruges, «Oute of oure reame in oure grete necessitee at Bruges.» La plupart de ses compagnons d'exil l'avaient abandonné et s'étaient rendus à Calais pour saluer la fortune triomphante de ses ennemis: on avait même menacé les magistrats de Bruges de quelques tentatives hostiles qui auraient pu être dirigées contre la Flandre pour enlever Edouard IV, mais ils ne répondirent qu'en faisant fortifier leurs murailles. La généreuse hospitalité des communes flamandes était une gloire que n'avait pu leur ravir la perte de leurs libertés: il appartenait à une cité, témoin de tant de révolutions subites et imprévues, d'accueillir les débris que lui confiaient celles des rives étrangères.
Le duc de Bourgogne n'avait rien osé faire en faveur d'Edouard IV; il craignait de voir se conclure contre lui une confédération menaçante entre le roi de France et le comte de Warwick, dont l'autorité se cachait à peine derrière le nom de l'infortuné roi Henri VI qu'il avait tiré de la tour de Londres après l'y avoir lui-même enfermé dix années auparavant: le premier soin de Charles avait été de reconnaître la restauration de la Rose rouge, et il attendait patiemment à Hesdin que le roi de France osât se résoudre à envahir ses Etats. La guerre qu'il prévoyait n'éclata point: il était plus conforme au génie de Louis XI d'attaquer ses ennemis par les intrigues et les complots, ces armes secrètes dont le succès coûte peu, et qu'il est toujours aisé de désavouer quand elles ne réussissent point.
Parmi les nombreux enfants illégitimes du duc Philippe, le bâtard Baudouin s'était depuis longtemps fait remarquer par sa jalousie et son ambition: la perte d'un procès qu'il soutenait contre la famille de Baudouin de Vos, au sujet des seigneuries de Somerghem et de Lovendeghem, vint accroître son mécontentement. Il regrettait le règne précédent, et se plaignait de la sévérité du duc Charles. Le sire de Crussol avait profité d'un message qu'il avait eu à remplir à la cour du duc de Bourgogne pour le gagner aux intérêts de Louis XI, lorsqu'il arriva par hasard qu'un écuyer du Bourbonnais, nommé Jean d'Arson, qui était le principal confident du bâtard Baudouin, fut envoyé par le duc de Bourgogne vers le duc de Bourbon. Jean d'Arson saisit cette occasion pour voir le roi de France, auquel il dépeignit vivement le zèle et le dévouement de son ami. Louis XI l'écouta volontiers, et protesta de son désir d'employer ses services et de l'accueillir près de lui. «Si s'en descouvry, dit Chastelain, assez avant audit d'Arson, et lui donna assez à cognoistre comment il désiroit bien d'en pouvoir estre quitte par ung bout ou par ung autre, ne lui challoit comment, mès désiroit bien à trouver personne et moyen comment on le peust expédier et de ce qu'il en peust faire la recompense aux facteurs, à la grandesse de la cause et là où il peut cheoir ung grand inestimable butin et le plus grand du monde, parce que le duc Charles n'avoit nuls enfans fors une seule fille, parquoy quand il seroit failli par mort, ses pays iroient tous estrangement et se dessevreroient par pièces et par morceaux en diverses mains, desquels il voloit satisfaire et retribuer en condigne porcion ceux qui en ce l'auroient servi.»
Jean d'Arson se hâta d'aller rapporter les paroles de Louis XI au bâtard de Baudouin; celui-ci ne recula point devant la pensée d'un fratricide, mais il fallait trouver le moyen de fuir aisément après avoir accompli le crime. Le séjour du duc à Hesdin, où il s'était retiré pour éviter la peste qui régnait à Saint-Omer, paraissait favorable à l'accomplissement de ces affreux projets; le parc d'Hesdin était vaste, le duc Charles y chassait souvent seul avec le bâtard Baudouin dont il ne se méfiait point. Il était facile de l'y tuer par trahison, il ne l'était pas moins de se dérober aux recherches de ses officiers, et de gagner les frontières voisines du royaume. Cependant le bâtard Baudouin voulut, avant de s'engager plus avant, connaître d'une manière précise la récompense que le roi lui destinait et en recevoir des garanties; il chercha quelqu'un qu'il pût à cet effet envoyer vers Louis XI, et son choix se fixa sur Jean de Chassa, gentilhomme bourguignon et l'un des chambellans du duc. Il savait qu'il était fort disposé à prendre part à de semblables complots, car il se trouvait chargé de dettes énormes qui lui fournirent un prétexte pour fuir en France. Jean de Chassa s'adressa immédiatement au sire de Crussol, qui le présenta à Louis XI dans une partie de chasse près d'Amboise.
Si le bâtard Baudouin se voyait ainsi entraîné à préparer par un crime la ruine de toute la maison de Bourgogne, l'aîné des fils illégitimes de Philippe, le bâtard Antoine, qu'on appelait, depuis la mort du bâtard Corneille tué dans la guerre de Gand, le grand bâtard de Bourgogne, conservait au duc Charles une fidélité moins douteuse. Vers les premiers jours du mois de novembre 1470, un paysan lui remit à Hesdin une lettre mystérieuse dont le sens caché semblait se rapporter à quelque attentat contre la vie du duc; ce ne fut qu'après l'avoir ouverte qu'il reconnut qu'elle était destinée à son frère le bâtard Baudouin. Il alla aussitôt tout révéler au duc de Bourgogne; on parvint à retrouver le paysan qu'il avait vu, et il indiqua un tailleur, nommé Colinet, qui avait apporté la lettre de France et n'avait osé la remettre lui-même, parce qu'il soupçonnait la gravité du message. Colinet avoua tout; on assure même que l'on découvrit dans la poulaine de ses souliers la désignation des récompenses que le roi faisait espérer au meurtrier. Au premier bruit de ce qui se passait, le bâtard Baudouin et le sire d'Arson s'étaient réfugiés en France. Il n'était plus temps de dissimuler. Louis XI lève le voile; il convoque le 3 décembre les grands du royaume de France (le prévôt des maréchaux, Tristan l'Ermite, et maître Jean Van den Driessche en font partie; les autres ne sont guère plus illustres), et leur fait déclarer que le traité de Péronne est nul comme obtenu par violence. Déjà il a conclu une alliance avec les Suisses; il a même écrit aux magistrats de Gand pour réclamer leur appui; mais apprenant qu'ils ont refusé d'ouvrir ses lettres, il fait défendre à ses sujets de se rendre aux foires de Flandre, et forme le projet de les ruiner en instituant d'autres foires semblables en Normandie. Peu de jours après, Roye et Montidier ouvrent leurs portes, et Saint-Quentin se livre au connétable; les Bourguignons surpris ne réussissent pas mieux à défendre Amiens.
Le connétable Louis de Saint-Pol, qui s'était prononcé en faveur de la guerre dans le conseil du roi, afin d'affranchir ses domaines du dangereux voisinage des garnisons bourguignonnes, ne cherchait, après y être parvenu, qu'à rétablir la paix pour devenir de nouveau l'arbitre des deux plus grandes puissances de l'Occident. Louis XI était d'ailleurs peu disposé à prolonger un système d'hostilités dont il avait déjà atteint le but sans périls et sans combats, et ce fut sans doute de concert avec lui que le comte de Saint-Pol s'efforça de faire conclure, sous ses auspices, comme le gage d'une réconciliation, le mariage du Dauphin avec Marie, unique héritière du duc. Dans cette pensée, il essaya de persuader à Charles que la paix était devenue pour lui une impérieuse nécessité: tantôt il lui peignait, en termes pompeux, les ressources dont disposait le roi de France; tantôt il soulevait des doutes sur la fidélité des seigneurs qui l'environnaient. Le duc de Bretagne envoya même, à son instigation, un messager au duc de Bourgogne, pour le prévenir que le roi avait des intelligences dans plusieurs villes importantes de ses Etats, notamment à Bruges et à Bruxelles, et était résolu à l'assiéger partout où il le trouverait, fût-ce même à Gand. Charles reçut fort mal ces avis; il répondit à l'envoyé breton que ceux de qui ils venaient ne les avaient transmis à son maître que pour l'effrayer et l'empêcher d'exécuter ses engagements, et qu'il ignorait sans doute que Gand et les autres villes de Flandre étaient des cités trop vastes pour que l'on pût songer à en former le siége. «Les choses n'iront d'ailleurs pas ainsi, ajouta-t-il; mon armée est prête, je vais passer la Somme et combattre le roi; allez prier le duc de Bretagne de se déclarer en ma faveur et de faire pour moi ce que je fis autrefois pour lui à Péronne.»
Le duc de Bretagne hésitait à prendre un parti; le duc de Guyenne était plus disposé à intervenir, mais il était trop éloigné. Dans cette grave situation, le duc Charles chercha surtout à s'appuyer sur les communes flamandes, et, le 19 décembre 1470, il leur adressa un manifeste où il réclama vivement leur concours pour assurer le maintien de ses droits en même temps que la défense de leurs frontières. Abordant successivement les diverses remontrances que les états lui avaient adressées, il s'efforçait de justifier tout ce qui avait eu lieu par l'importance des démêlés politiques qui s'étaient rapidement succédés, et déclarait qu'il n'avait pas retenu à son profit un seul denier provenant de la levée des aides, qui, bien que plus fortes que du temps de son père, n'avaient pas été une charge trop accablante pour ses pays de par deçà, «veu la grande richesse et opulence des dits pays.» Il protestait d'ailleurs de son désir de diminuer les impôts, de modérer le service militaire des fiefs et des arrière-fiefs, et de réprimer les vexations des baillis et des prévôts; mais il insistait surtout vivement sur le droit du prince de réunir tout son peuple autour de lui à l'heure du péril, et sur le devoir qui existait pour ses sujets de répondre à son appel. «Quel est le prince, disait-il, qui n'ait le pouvoir de contraindre ses sujets à l'accompagner à la guerre, surtout s'il s'agit de la défense du pays? Nous ne pensons pas que nos sujets, pour lesquels nous avons souffert tant de travaux et tant de labeurs, veuillent nous ôter l'autorité que Dieu nous a donnée pour leur propre salut, et qu'alors même que nous allons exposer notre personne pour le salut du pays, ils puissent s'opposer à ce que nous les menions avec nous pour le protéger et à ce que nous les forcions à nous suivre pour de si justes motifs... Il n'est pas nécessaire de nous menacer du mécontentement du peuple; car bien que Dieu nous ait donné assez de puissance pour guérir sa folie, de telle manière que cela pourrait à vous, peuple, servir d'exemple, et bien que nous sachions que nous n'avons point mérité une semblable conduite de la part de nos sujets, nous sommes prêts, si Dieu, pour punir nos péchés, leur inspire tant d'ingratitude, à nous soumettre sans résistance à sa volonté: nos sujets n'ont donc pas besoin de s'émouvoir contre nous, et de se déshonorer ainsi par la rébellion, la désobéissance et la trahison; car toutes les fois qu'ils voudront nous faire prier d'un commun accord de renoncer au gouvernement de nos seigneuries, en déclarant que nous ne leur sommes plus agréable, nous y renoncerons volontiers et avec plus de joie qu'ils n'en éprouveront eux-mêmes; car les honneurs nous donnent plus de charge et d'ennui qu'ils n'en ont de nous. Que nos bons et loyaux sujets sachent toutefois que nous ne voulons rien faire pour molester ni pour grever nos pays: nous voulons seulement les garder, les défendre et les protéger contre la puissance et la mauvaise volonté de nos ennemis qui sont aussi les leurs, sans épargner pour le salut de nos pays notre propre personne, ni les biens que nous avons en ce monde.»
Quelque longue que fût cette lettre dont nous n'avons reproduit que les passages les plus importants, Charles crut devoir y ajouter ces mots adressés aux échevins des bonnes villes: «Très-chers et bien amés, puisque vous tenez de nous l'autorité que vous avez dans les villes, jugez si à plus forte raison nous ne devons pas l'exercer sur tous nos sujets. Avec qui défendrons-nous nos pays, et vous qui désirez être préservés des invasions ennemies, sinon avec nos sujets? Avez-vous obtenu d'entourer les villes de portes et de murailles pour nous empêcher d'être obéi de nos sujets? A qui voulez-vous donc obéir, si vous ne voulez pas que nos propres sujets nous obéissent? Quel honneur serait-ce pour notre pays de Flandre, si par la faute de ses habitants nous étions honteusement vaincus? Y trouveraient-ils grand profit? Nul autre à coup sûr que de voir leurs maisons brûlées, leurs habitations détruites, leurs biens pillés, leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs outragées, et leur commerce anéanti. Faites donc que ces malheurs ne frappent pas nos bons sujets; dites-leur de se préparer à nous suivre en cette guerre, et faites vous-mêmes comme eux s'il en est besoin.»
Charles ne s'était pas vainement adressé à la fidélité des communes flamandes; loin de contester une autorité qu'il offrait d'abdiquer au milieu de leurs assemblées, comme Philippe-Auguste voulut déposer, dit-on, sa couronne au milieu de ses barons, à Bouvines, elles se hâtèrent de le soutenir contre l'invasion étrangère; et, dès les premiers jours de février, leurs milices, au nombre de cent vingt mille hommes, se dirigèrent vers Arras, pour rejoindre le duc de Bourgogne; Charles les conduisit aussitôt devant Amiens; mais il trouva dans cette ville une résistance qui déjoua tous ses projets. Vingt-cinq mille hommes défendaient la vaste enceinte de la cité d'Amiens, placés sous les ordres de ses ennemis les plus acharnés, parmi lesquels figuraient au premier rang le bâtard Baudouin et Jean d'Arson. Plusieurs assauts échouèrent; la neige, la grêle et les pluies, qui se succédaient sans interruption, s'opposaient à tous les travaux des assiégeants, et le duc de Bourgogne, ayant inutilement attendu pendant six semaines l'armée du roi de France pour la combattre, jugea que les règles de la chevalerie lui permettaient de conclure une suspension d'armes de trois mois, qui fut signée dans les premiers jours d'avril 1470 (v. st.).
Au début de cette guerre, au moment même où les milices flamandes se mettaient en marche, la duchesse de Bourgogne avait obtenu par ses prières quelques secours en faveur de son frère, le roi Edouard d'York. Charles les avait refusés pendant longtemps; aux liens qui l'attachaient à la dynastie de Henri VI se joignait le souvenir de ceux qui l'avaient uni autrefois à Marguerite d'Anjou, proscrite et fugitive: il avait même adressé aux habitants de Calais une lettre où il prenait saint Georges à témoin de son affection pour la maison de Lancastre. Ce ne fut que lorsqu'il eut appris l'arrivée de quatre mille Anglais dans cette même ville de Calais, et la conclusion d'une alliance dirigée contre lui entre Louis XI et le prince de Galles, qu'il se décida à prêter secrètement 50,000 florins à Edouard IV en lui permettant, comme Baudouin le Pieux à Guillaume le Conquérant, de recruter des hommes d'armes dans les villes de Flandre. Edouard IV se rendit à pied de Bruges à Damme, entouré d'une multitude de peuple qui le saluait de ses acclamations; de là il continua sa route vers le port de Ter-Vere, où quelques marchands lui frétèrent dix-huit navires. Peu de jours après, il abordait aux bouches de l'Humber, dans la baie de Ravenspur, aux mêmes lieux où avait débarqué Henri IV prêt à renverser Richard II. Des succès non moins éclatants l'attendaient en Angleterre; le 11 avril, il entra à Londres; trois jours après, Warwick vaincu périssait à la bataille de Barnet, que suivit de près la victoire de Tewksbury.
Au milieu des flots de sang qui coulaient de toutes parts, et tandis que le vieux roi Henri VI rentrait à la Tour de Londres, Edouard IV se hâtait d'envoyer des messagers pour remercier les magistrats de Bruges de leur généreuse hospitalité: ils étaient chargés de leur remettre une lettre conçue en ces termes: «Edouard, par la grâce de Dieu, roy d'Angleterre et de France, seigneur d'Irlande, à nos très-chiers et espéciaux amis les nobles hommes, escoutette, burgmaistres, eschevins et conseil de la ville de Bruges, salut et dilection: Très-chiers et bien espéciaulx amis, nous vous mercyons tant et si cordialement que faire povons, de la bonne chière et grande courtoisie que vostre très benivolente affection vous a pleu de nous faire et desmontrer gracieusement et largement au bien et consollation de nous et de nos gens pendant le temps que nous estions en vostre ville. Nous nous en tenons grandement tenus à vous, ce que nous recongnoisserons par effet se chose est que jamais puissions faire bonnement pour le bien de vous et de ladite ville...» (29 mai 1471).
Lorsque le duc de Bourgogne, aussitôt après avoir conclu la trêve, apprit le rétablissement de la dynastie d'York, il ne dissimula pas sa fureur de s'être ainsi réduit à ne pouvoir profiter des circonstances les plus favorables. N'ayant plus rien à craindre de l'Angleterre, il renoua ses alliances avec les ducs de Guyenne et de Bretagne; il offrait au premier la main de sa fille, et déjà l'évêque de Montauban était arrivé à Rome pour obtenir des dispenses du pape Paul II.
Louis XI ne cherche qu'à temporiser, il envoie le sire du Bouchage représenter au duc de Guyenne, d'une part l'affection et la générosité qu'il lui a montrées; d'autre part «la grant haine que la maison de Bourgogne a eue au feu roy Charles son père, les grands outrages qu'elle lui a faits jusques à le faire déshériter et priver si elle eust pu de la couronne de France.» Il doit ajouter «que le roy ne le peut bonnement croire, veu les grands sermens et promesses que mon dit seigneur a fait au roy touchant ceste matière et sur la vraye croix de Saint-Lo, dont le danger de l'enfraindre est si grand, comme de mourir mauvaisement au dedans l'an, et toujours est infailliblement arrivé à ceux qui sont venus contre les sermens faits sur ladite vraye croix.» Louis XI revient à trois reprises sur ces dangers dans sa note au sire du Bouchage; c'est à la fois une menace et une prophétie.
Cependant le roi avait envoyé d'autres ambassadeurs au duc de Bourgogne, pour lui remontrer combien il devait lui être plus avantageux que sa fille épousât le Dauphin: ils étaient aussi chargés de lui offrir la paix, quelles qu'en fussent les conditions. En effet, Louis XI consentait à rendre au duc de Bourgogne toutes ses conquêtes au bord de la Somme, et même à lui abandonner le comte de Nevers et le connétable, contre lesquels sa haine devenait de plus en plus vive. Charles accepta ces propositions, et conclut le 3 octobre 1471 le traité du Crotoy qui confirma ceux d'Arras, de Conflans et de Péronne.
Henri VI venait de mourir, et le duc de Bourgogne semblait n'avoir consenti à cesser de diriger ses armes contre la France, qu'afin de les porter en Angleterre pour renverser la royauté d'Edouard IV, qu'il avait lui-même pris plaisir à relever: en effet, par un acte secret passé le 3 novembre 1471 à l'abbaye de Saint-Bertin, il avait déclaré se réserver tous les droits à la couronne d'Angleterre qu'il prétendait avoir recueillis, comme issu de la maison de Lancastre; mais il reconnut bientôt que les promesses du roi de France étaient peu sincères. Louis XI ne restituait pas les villes de la Somme, et cherchait sans cesse de nouveaux délais pour jurer le traité du Crotoy: le duc de Bourgogne ne croyait plus à la paix, il s'alliait au duc de Calabre, au moment même où il venait de recevoir à Bruges le sire de Craon, chargé par le roi de France de lui renouveler des protestations pacifiques, et déjà il avait renoué ses relations secrètes avec le duc de Guyenne, qui réunissait une armée et lui offrait comme prix de son alliance la cession du Poitou, de l'Angoumois, du Limousin et du Rouergue. Louis XI était instruit de tout ce qui se passait, un espion du sire de Lescun lui était arrivé de Flandre, il connaissait également les préparatifs du duc de Guyenne; mais il ne les craignait point, car il écrivait au comte de Dammartin que son frère ne vivrait plus longtemps, et qu'il le savait par le moine qui disait ses heures avec lui, ce dont il était si ébahi, qu'il se signait depuis la tête jusqu'aux pieds. En effet, le 24 mai 1472, le duc de Guyenne expirait, empoisonné, disait-on, par l'abbé de Saint-Jean d'Angely et ce sire de Lescun qui entretenait des espions à Bruges.
A cette nouvelle, Charles cessa toute négociation et rompit la trêve: assemblant à la hâte une armée, il entra dans le Vermandois en mettant tout à feu et sang. A Nesle, il fit pendre le capitaine et couper le poing à tous ses compagnons. Un grand nombre d'habitants qui s'étaient réfugiés dans les églises y furent égorgés sans pitié, puis on mit le feu à la ville: tels sont les fruits que porte l'arbre de la guerre, avait dit Charles, et il ne cachait point que c'était ainsi qu'il voulait venger la mort du duc de Guyenne. Le manifeste qu'il publia le 16 juillet pour rendre compte des motifs de son invasion en France renfermait les accusations les plus violentes contre Louis XI. Après avoir rappelé que le roi avait naguère corrompu le bâtard Baudouin, Jean d'Arson et le sire de Chassa, pour le mettre à mort, il ajoutait que c'était par la même trahison et la même perfidie qu'il avait fait mourir le duc de Guyenne, et le déclarait deux fois complice du crime de fratricide, hérétique, idolâtre et convaincu, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de l'Etat, du crime de lèse-majesté qui faisait à tous les princes un devoir de se réunir pour le combattre.
Cependant la vaillante défense de la garnison de Beauvais et de ses habitants opposait au duc de Bourgogne un obstacle non moins invincible que celui qu'il avait trouvé l'année précédente dans la résistance d'Amiens. Il semblait que le ciel, pour châtier son orgueil, eût doué d'un courage merveilleux quelques femmes placées au premier rang sur tous les remparts: la dame de Nesle, dans son propre château; à Roye, Paule de Penthièvre; à Beauvais, Jeanne Fourquet, que l'histoire ne connaît que sous le nom de Jeanne Hachette. Charles, réduit à lever le siége de Beauvais, envahit le pays de Caux, s'empara d'Eu et de Saint-Valery, menaça Dieppe et Rouen, et ravagea complètement les riches contrées qu'il traversa, jusqu'à ce qu'épuisé par ses vengeances mêmes, privé de toutes communications avec ses Etats, séparé de tous les convois qui lui apportaient des munitions et des vivres, il mît fin à une expédition si pompeusement annoncée, en acceptant une trève qui commença le 3 novembre 1472.
Charles, à qui ses dévastations avaient laissé, à défaut du surnom de Charles le Victorieux, celui de Charles le Terrible, profita de cette suspension d'armes pour aller conquérir le duché de Gueldre; mais c'était peu qu'il se vît le souverain de tant de puissants Etats entre le Rhin et la mer; son ambition, que les obstacles ne pouvaient arrêter pas plus que les succès ne pouvaient la satisfaire, se développait également par les triomphes et par les revers; une loi fatale, qui est celle de tous les hommes de guerre et de tous les conquérants, le poussait incessamment vers un but plus brillant ou plus élevé qui ne cachait qu'un abîme: tel est aussi le sort du voyageur égaré sur des mers inconnues par les phénomènes du mirage qui lui présentent dans le ciel des temples et des palais qu'il n'atteindra jamais. Charles se croyait appelé à revendiquer les droits qu'il tenait des comtes de Flandre, issus de Judith, arrière-petite-fille de Charlemagne, c'est-à-dire au moins une couronne, et il voulait reconstituer le royaume de Bourgogne. Olivier de la Marche en avait, sans doute à sa prière, étudié l'histoire dans Diodore de Sicile, dans Lucain, dans Salluste, dans Orose, dans Grégoire de Tours, depuis Alise, femme d'Hercule, jusqu'à Clotilde, la pieuse épouse du roi Clovis qui conquit les Gaules, sans oublier «le prince françois Vercingentorix» qui lutta contre César. Tous ces souvenirs plaisaient au duc de Bourgogne: il lui suffisait, pour rétablir l'ancienne monarchie des Bourguignons, de réunir à ses Etats, par les armes ou par les négociations, la Lorraine, l'Alsace, le nord de la Suisse et la Provence, que le roi René était prêt à lui céder. Il ne lui semblait pas plus difficile de se faire attribuer le titre de roi qu'avait dédaigné son père, le seul qui lui manquât pour qu'il n'eût plus rien à envier à Louis XI. L'empereur Frédéric III le lui avait fait espérer depuis longtemps, et c'était à Trèves qu'il devait accomplir ses engagements en plaçant le sceptre dans la main formidable qui ne se contentait plus de porter l'épée de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur.
Déjà la couronne était prête; les ornements destinés au sacre s'offraient déjà à tous les regards dans la cathédrale de Trèves, et l'évêque de Metz était choisi pour présider à cette auguste cérémonie. Le duc Charles, impatient de montrer que sa puissance le rendait digne de la pourpre royale, avait fait étaler dans l'abbaye de Saint-Maximin les trésors les plus précieux de sa maison; des images de saints habilement ciselées, en or et en argent, des coupes entourées de saphirs et de rubis, des hanaps garnis de perles, des drageoirs émaillés; on eût dit, remarque Meyer, la cour d'Alexandre ou d'Assuérus. Quand Charles eut fait admirer toutes ces merveilles dans le banquet qu'il donna à l'empereur Frédéric, il le conduisit dans une salle magnifique, où une vaste tapisserie représentait le couronnement du roi Saül, allusion manifeste à ses desseins et à ses espérances. «Cher cousin Charles, dit alors l'Empereur, que pourrai-je faire pour reconnaître la sincère affection que vous nous montrez, le grand honneur que vous nous témoignez, et les dons précieux que nous avons reçus de vous?—Je ne désire rien de plus de Votre Haute Majesté, répliqua en s'inclinant le duc de Bourgogne, que de la voir exécuter les promesses qu'elle m'a faites.» Aussitôt après avoir prononcé ces mots, il sortit de la salle avec toute sa cour. Frédéric III, resté seul avec les princes de l'Empire et ses conseillers, leur fit part de son intention de créer le duc Charles roi de Bourgogne, en recevant son serment de vassalité de telle sorte qu'il fût tenu de servir fidèlement le saint-empire romain «à feu et à flamme.» Ce discours souleva toutefois une longue opposition; on remontrait à Frédéric III quel péril il y aurait à relever la vaste monarchie des rois de Bourgogne. «Il est vrai, lui disaient quelques-uns de ses conseillers, que cette couronne lui a été promise il y a longtemps, mais depuis que nous avons vu à Trèves la grande générosité de son caractère ainsi que la puissance et la richesse de son pays, nous pensons, nous osons même l'affirmer à Votre Majesté, que dès que le duc Charles sera roi, il lui sera toujours facile de s'insurger contre le conseil de l'Empire. Le duc Charles n'est-il pas supérieur, par l'importance de ses domaines, à tous les rois de la chrétienté? Ne s'est-il pas fait redouter par ses exploits et ses victoires, et le respect dont il est l'objet ne peut-il pas devenir la source d'exigences que l'on ne saurait modérer après en avoir favorisé le développement? Si le duc Charles reçoit le titre de roi, il voudra de nouveau agrandir ses domaines, et ce pourrait être, s'il en trouve quelque prétexte, en envahissant les seigneuries qui relèvent de l'Empire. Nous ne pouvons oublier qu'étant encore duc de Bourgogne, il a pris les armes contre la couronne de France, et s'est emparé violemment de terres qui ne lui appartenaient point; une fois investi de l'autorité royale n'agirait-il pas de même à plus forte raison? et n'aurions-nous pas à regretter éternellement d'avoir placé nous-mêmes dans ses mains le glaive qu'il dirigerait contre nous? Il faut aussi remarquer qu'il a conclu récemment de nombreuses alliances avec l'Angleterre, l'Ecosse, le Danemark, la Suède, la Lombardie et plusieurs princes de l'Empire, qui se sont obligés à l'aider de leurs hommes d'armes, et nous pouvons craindre qu'il ne veuille étendre sur nous sa domination, car il est si puissant et si vaillant que le monde semble trop petit pour lui. Le couronner roi, ce serait abdiquer votre autorité, ce serait descendre du trône impérial.»
Frédéric III, que Jean de Champdenier nomme dans une de ses lettres «un homme endormi, pesant, merencolieux, avaricieux, chiche, craintif, variable, hypocrite, dissimulant, et à qui tout mauvais adjectif appartient,» se laissa aisément ébranler par des raisons qu'il approuvait sans doute; mais il se trouvait dans un grand embarras, et ne savait quelle réponse donner au duc de Bourgogne, qu'il avait lui-même appelé à Trèves pour l'y déclarer roi. On chercha par d'autres discours à le rassurer à cet égard. «Ne pouvait-on pas alléguer qu'il était nécessaire de consulter préalablement les princes chrétiens, puisqu'il fallait, selon l'ancien usage, l'intervention de l'Empereur et de trois rois pour créer un nouveau roi? Ne pouvait-on pas aussi lui faire oublier ses prétentions en confirmant ses droits de conquête sur le duché de Gueldre et le comté de Zutphen? Il n'y aurait aucun inconvénient à l'autoriser à fonder dans ses Etats un parlement semblable à celui de Paris, dont l'autorité s'étendrait en dernier ressort sur tous les appels. Enfin, l'Empereur pourrait lui promettre son appui et son alliance, pourvu qu'il s'engageât à respecter les possessions de l'Empire.» Cet avis prévalut, et il ne fut plus question du rétablissement du royaume de Bourgogne.
Le duc Charles attendait avec impatience la réponse de l'Empereur et le moment où il pourrait ceindre la couronne royale, lorsqu'on l'invita à se rendre au sein de l'assemblée des électeurs et des autres princes de l'Empire. Frédéric III réclama aussitôt le silence pour exposer ce qu'il avait résolu de faire en faveur du duc Charles; mais celui-ci était si étonné et si mécontent de se voir trompé par les promesses qu'on lui avait si fréquemment réitérées, qu'il répondit à peine quelques paroles. On lui annonça bientôt après que l'Empereur avait quitté la ville de Trèves pour se rendre à Cologne.
Un autre projet fut ajourné avec le couronnement du duc de Bourgogne: c'était celui du mariage déjà convenu de sa fille unique Marie avec Maximilien, fils de l'Empereur, qui devait, à cette occasion, recevoir lui-même le titre de roi des Romains. «C'est une grande chose que de faire épouser la fille du duc de Bourgogne au fils de l'Empereur, écrivait le cardinal François de Gonzague au cardinal Piccolomini; c'est une grande chose que de créer l'un roi de ses propres Etats, l'autre roi des Romains: mais, à mon avis, de ces deux projets, autant le premier est aisé à accomplir, autant le second présente de graves difficultés.» Malgré ces prévisions, la couronne de roi de Bourgogne venait d'échapper au duc Charles, et l'avenir promettait à Maximilien celle de roi des Romains.
Frédéric III n'avait oublié ses promesses, pour rompre un mariage si favorable à ses intérêts politiques, que parce qu'il craignait d'être entraîné dans les querelles de deux princes également redoutables, l'un par l'habileté de ses ruses, l'autre par l'impétuosité de ses résolutions. Il laissa le duc de Bourgogne intervenir dans les troubles de l'archevêché de Cologne, opprimer le comté de Ferette, et se quereller avec les ligues suisses, et, par le même esprit de neutralité, lorsque Louis XI lui fit proposer par ses ambassadeurs de saisir toutes les terres du duc tenues en fief de l'Empire, tandis qu'il confisquerait lui-même celles qui relevaient du royaume, il se borna à leur raconter, pour toute réponse, l'apologue, depuis si populaire, de ces trois écoliers allemands qui voulaient payer leur hôte du produit de leur chasse de la soirée, et qui reçurent de la bête sauvage ce sage conseil: qu'il ne faut jamais marchander la peau de l'ours tant qu'il n'est pas mort.
Quelles que fussent les intrigues rivales qui s'agitaient en Allemagne, c'était surtout vers l'Angleterre que se portaient tous les regards. Edouard d'York ne pouvait pas plus oublier les secours que lui avait donnés le duc de Bourgogne, que ceux que le comte de Warwick avait reçus de Louis XI. Charles le dominait et l'avait choisi pour concourir efficacement avec lui à la destruction de la monarchie française, qui semblait n'avoir constitué un magnifique apanage à des princes sortis de son sein que pour en faire le gage d'une éternelle hostilité. Jean sans Peur avait ouvert la France à Henri V: Charles le Hardi y appela Edouard IV.
Un traité signé le 25 juillet 1474 porte que le duc de Bourgogne s'engage à aider le roi d'Angleterre à reconquérir son royaume de France, et lui promet un secours de six milles hommes d'armes. Le lendemain, par un second traité, le roi d'Angleterre, rappelant l'alliance conclue la veille, et prenant en considération les anciens services du duc Charles et l'importance de son concours, «qui rendra facile de soumettre le royaume de France, et de le conserver après l'avoir soumis,» lui donne, cède et transporte à toujours, pour lui, ses héritiers et successeurs, et sans se réserver aucun droit de suzeraineté, le duché de Bar, le comté de Champagne, le comté de Nevers, le comté de Rethel, le comté d'Eu, le comté de Guise, la baronnie de Donzy, la ville de Tournay avec son territoire, son bailliage et ses dépendances, la forteresse et la ville de Pecquigny, les villes et les domaines situés sur les deux rives de la Somme, et de plus, toutes les terres formant le domaine propre du comte de Saint-Pol; «de telle sorte que non-seulement pour ces domaines, mais également pour le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre, d'Artois, de Charolais, de Mâcon, d'Auxerre, et de tous les autres lieux et domaines, possédés par le duc, il ne sera plus tenu à aucun acte de foi, de service et d'hommage.» Il s'engage à confirmer cette donation, dès qu'il aura recouvré sa couronne, et à la faire ratifier par les trois états du royaume de France. Peu de jours après, le 27 juillet, le duc de Bourgogne promit d'élever son contingent à dix ou même à vingt mille hommes d'armes; et d'autre part, le roi d'Angleterre déclara que, bien qu'il eût disposé du comté de Champagne, il se réservait le droit de se faire sacrer à Reims. Qu'y eût-il eu d'étonnant à ce qu'Edouard IV réclamât l'onction royale dans une province cédée au duc Charles, puisque Louis XI, lui-même, l'avait reçue au milieu d'une armée bourguignonne?
Le roi d'Angleterre s'était engagé à aborder en France avant le 1er juin 1475. Charles le pressait de descendre au promontoire de la Hogue, célèbre par le débarquement d'Edouard III, d'où il aurait pu s'appuyer à la fois sur son alliance et sur celle du duc de Bretagne; mais, au lieu de réunir son armée en Picardie, il perdit lui-même un temps précieux à assiéger aux bords du Rhin la petite ville de Neuss, qui résista vaillamment à tous ses efforts. Ce fut au siége de Neuss que le duc de Lorraine, René de Vaudemont, le fit défier «au feu et à sang.» Le duc de Bourgogne parut si joyeux de ce défi qu'il donna au héraut la robe qu'il portait en ce moment, en y ajoutant une coupe d'argent et cinq cents lions d'or. René de Vaudemont était le petit-fils de ce comte de Vaudemont, qui avait réclamé à Gand en 1431 l'appui du duc Philippe contre René d'Anjou, «en lui remonstrant que ses prédécesseurs avoient toujours esté amis et alliés de la maison de Bourgogne.»
Pendant que ces démêlés avec le duc de Lorraine retenaient le duc Charles loin de ses Etats, Louis XI, profitant de l'expiration des trêves, s'emparait de Montidier, de Roye et de Corbie, et lorsque Edouard IV arriva à Calais, le 4 juillet, il se plaignit vivement de ne pas voir paraître les nombreux hommes d'armes que son allié lui avait annoncés. Autour de lui, les milices anglaises se montraient peu favorables à une guerre qui semblait avoir été moins entreprise dans l'intérêt de leur nation que dans celui d'un prince étranger.
Le duc de Bourgogne, laissant derrière lui les hommes d'armes qu'il avait conduits en Allemagne, n'arriva à Bruges que le 11 juillet. On l'y reçut avec respect; de nombreux échafauds avaient été construits dans toutes les rues; mais, quelle que fût l'intention qui eût présidé au choix de ces emblèmes, plusieurs renfermaient plutôt une prophétie menaçante qu'une humble adulation. L'histoire de Judas, représentée aux portes de son hôtel, pouvait lui rappeler qu'à diverses reprises il avait eu des traîtres autour de lui, et cette phrase de l'Ecriture: Béni soit celui qui a brisé les efforts de l'homme jouissant par la main de son serviteur, s'appliquait aussi bien aux populations des bords du Rhin, contre lesquelles luttait Charles, qu'à Charles lui-même, se préparant à combattre Louis XI. Le duc de Bourgogne reparaissait d'ailleurs en Flandre, mécontent du mauvais succès de ses efforts en Allemagne, et disposé à en rendre responsables ceux-là mêmes qui le blâmaient le plus de les avoir tentés.
L'histoire des luttes de la Flandre contre ses princes avait jusqu'alors embrassé exclusivement les questions relatives à ses priviléges et à ses franchises. Il semble que sous Charles le Hardi elle ne soit plus que le tableau des fautes politiques du duc de Bourgogne, persistant à préparer sa ruine malgré les sages conseils de son peuple, qu'un secret pressentiment associe d'avance aux mêmes malheurs. Le 27 mars 1472 (v. st.), les états de Flandre lui avaient adressé de vives représentations; le 24 avril 1474, ils lui avaient exposé de nouveau qu'il serait impossible de suffire à des taxes si considérables tant que la situation du commerce ne s'améliorerait point. Déjà on avait accru tous les impôts existants ou rétabli d'anciens impôts presque oubliés, tels que celui du vingtième denier sur les produits de la pêche; on n'avait pas cessé de recevoir le produit des amendes imposées par le traité de Gavre. On n'en créa pas moins des gabelles de plus en plus accablantes; et, la même année, le duc de Bourgogne, réduit aux derniers expédients pour trouver de l'argent, alla jusqu'à déclarer que son intention était d'amortir à son profit toutes les donations que le clergé avait reçues depuis soixante ans, et de l'obliger, de plus, à en payer le bail pour les trois années précédentes. Les religieuses de la chartreuse de Sainte-Anne, près de Bruges, vendirent leurs biens pour payer une taxe de dix-huit cents florins, tandis que l'on traînait en prison les chanoines de Saint-Donat pour les contraindre à payer leur part dans les impôts déjà votés par les états. Cependant ces exactions ne suffisaient point; les états généraux des provinces de Flandre, de Brabant, de Hollande, de Zélande, de Hainaut, de Gueldre, d'Artois et de Picardie, furent convoqués à Gand dans les derniers jours du mois d'avril 1475, et on les menaça d'un nouvel impôt, qui devait être du sixième denier sur tous les biens sans exception. En ce moment, Charles se trouvait en Allemagne; après une longue délibération, les états osèrent rejeter sa demande. Au mois de juillet 1475, les états de Flandre réitèrent leurs remontrances; mais Charles, irrité, ne veut rien écouter: l'ambition seule le guide, et il ne s'arrête ni devant la décadence de l'industrie, ni devant les souffrances des populations, qu'il appauvrit par l'impôt et qu'il décime par la guerre. Il répond par des plaintes aux acclamations qui l'accueillent à son retour en Flandre, et ne se rend au sein de l'assemblée des représentants des communes que pour leur reprocher rudement d'avoir, en ne lui envoyant ni chariots, ni piquenaires, ni pionniers, ni ouvriers, été la cause de la levée du siége de Neuss. A l'entendre, ils lui ont refusé ce qu'ils eussent accordé au plus pauvre habitant de l'Auvergne; ce n'est pas la Flandre qui s'appauvrit; c'est son propre trésor qui s'épuise pour défendre et protéger le pays même de Flandre qu'il a toujours particulièrement aimé, et dont il assure le repos par la continuelle sollicitude de ses labeurs, veillant pendant que ses sujets dorment, bravant le froid quand ils ont chaud, jeûnant et s'exposant au vent et à la pluie, tandis qu'ils mangent et boivent à l'aise dans leurs maisons. A qui profitaient donc les taxes et les armements? A eux-mêmes, plus riches que leur seigneur, puisque le revenu d'une seule ville de Flandre s'élevait plus haut que celui de son domaine dans tous ses Etats. «Je me souviens, leur dit-il, des belles paroles que mes sujets de Flandre m'adressèrent à mon avénement, et ils répètent tous les jours, aux joyeuses entrées dans les bonnes villes, qu'ils seront bons, loyaux et obéissants sujets pour moi, je trouve clairement le contraire, et toutes ces paroles passent en fumée d'alchimie. Vous parlez d'obéissance, et vous n'exécutez point mes ordres; vous parlez de loyauté, et vous abandonnez votre prince, sans défendre ni ses pays, ni ses sujets. Vous montrez-vous bons fils? Mais tout ce que vous faites est une conspiration occulte et secrète pour perdre votre prince. N'est-ce pas là un crime de lèse-majesté? Et quelle est la peine qui y est attachée? Chacun le sait: c'est la confiscation non-seulement de vos biens, mais aussi de ceux de vos héritiers; c'est plus que la peine capitale, c'est l'écartèlement. Puisque vous ne voulez pas être gouvernés comme des enfants par leur père, vous vivrez désormais comme des sujets sous leur seigneur, avec le plaisir de Dieu, de qui seul je tiens cette seigneurie. Je demeurerai aussi prince tant qu'il plaira à Dieu, à la barbe de tous ceux qui en seraient mécontents et que je crains peu, car j'ai reçu de Dieu la puissance et l'autorité qu'ils ne braveraient pas en vain.» Puis se radoucissant peu à peu, il déclara que si ses sujets faisaient dorénavant leur devoir, «il avait encore bien le cœur et la volonté de les remettre en tel degré comme ils avaient été par ci-devant, car qui bien aime, tôt oublie,» et qu'il ne voulait pas pour cette fois «procéder aux punitions encourues.» Alors s'adressant aux prélats et aux nobles, il leur ordonna d'obéir sous peine, pour les uns, de perdre leur temporel, pour les autres, de forfaire leur vie et leurs biens. «Et vous, mangeurs des bonnes villes, ajouta-t-il en s'adressant aux députés du tiers état (troisième estat), faites de même, sur vos têtes et sous peine de confiscation de tous vos biens, ainsi que de tous vos priviléges, droits, franchises, libertés, coutumes et usages.» Il suffit de faire connaître que l'une des demandes présentées par le duc de Bourgogne était une prise d'armes générale dans toute la Flandre: déjà il avait choisi comme point de réunion la ville d'Ath, «pour de là tirer et faire ce que de par lui serait ordonné.» Il était bien résolu, disait-il, à ne pas y renoncer, et jurait par saint George, en plaçant la main sur son cœur, que si l'on y faisait faute, «de son côté il n'y aurait faute d'exécuter ce qu'il avait dit.» A ces mots, il se leva en disant: «Sur ce, je vous salue,» et s'éloigna.
Le même jour le duc de Bourgogne partit pour Calais, afin de se rendre près d'Edouard IV, qui lui témoigna son étonnement de le voir ainsi arriver «en petite compagnie;» mais il chercha à s'excuser, en disant qu'il avait laissé son armée à Namur, pour la conduire de là en Champagne et dans le duché de Lorraine, d'où il voulait chasser René de Vaudemont; il lui annonçait en même temps que le connétable avait embrassé ses intérêts et n'attendait qu'un moment favorable pour lui livrer Saint-Quentin, dans l'espoir d'obtenir le comté de Brie dans le démembrement de la France.
Immédiatement après cette entrevue, Charles retourna à Bruges, où les membres des états lui présentèrent un long mémoire. Ils y rappelaient que sous le règne du duc Philippe on avait toujours considéré comme indispensable l'adhésion préalable des états pour percevoir des taxes; qu'il était impossible de songer à une levée en masse; que les marchands, les ouvriers, les laboureurs étaient peu propres à porter les armes. Ils ajoutaient que ces mesures provoqueraient l'émigration des marchands étrangers, et déclaraient que la guerre était inconciliable «avec le fait de marchandise, ès laquelle marchandise ses très-nobles progéniteurs, passé quatre cents ans, à si grant soing et labeur de tous moyens possibles, se sont parforchiez d'entretenir ledit pays.» Mais le duc de Bourgogne refusa avec colère de prendre connaissance de leur réponse. «Si les docteurs de l'Eglise ne voient qu'un mensonge dans la conduite de ceux qui prétendent aimer Dieu en violant ses commandements, quel nom faut-il donner à celle des sujets qui désobéissent au prince en protestant de leur respect? Les Flamands traitent-ils donc le duc comme un enfant que l'on contente avec quelques pommes et de belles paroles? Pensent-ils être ses égaux ou se croient-ils eux-mêmes seigneurs et princes de leur pays? Si telle est leur opinion, ils ne tarderont point à se convaincre qu'ils se trompent. Chaque fois que le duc demande quelque service à la Flandre, il semble qu'il lui ôte les veines du corps. La Flandre n'est-elle pas le plus riche de tous ses pays? Toutes les taxes que l'on perçoit ne lui appartiennent-elles pas? La misère serait d'ailleurs une mauvaise excuse, puisque les Français, qui sont pauvres, aident bien leur roi.» En disant ces mots, il rendit aux députés des membres de Flandre leur mémoire justificatif. «Il ne m'en chault de vostre escript, répéta-t-il en les congédiant, faites-en ce que bon vous semble en respondez-y vous-mesmes, mais faictes vostre devoir.» Enfin il les avertit que s'il était réduit à recourir à des moyens de rigueur, sa vengeance serait si terrible et si prompte, qu'elle ne leur laisserait pas même le temps du repentir. Ces paroles violentes, qui pouvaient être fécondes en malheurs, purent seules engager les états à accorder un subside de cent mille ridders et la solde de quatre mille sergents, payables d'avance par tiers chaque année.
Charles était impatient de retourner à Namur, pour aborder, de concert avec les Anglais, cette formidable invasion, qui semblait devoir ramener en peu de jours la puissante monarchie de Louis XI aux calamités des premières années de Charles VII. Cependant les Anglais étaient arrivés aux bords de la Somme sans que le connétable se fût déclaré en leur faveur, et les forteresses françaises étaient gardées par de nombreuses garnisons. Bien qu'Edouard IV eût campé pendant deux jours sur le champ de bataille d'Azincourt, rien ne lui présageait les rapides et éclatants succès dont ces lieux lui retraçaient la mémoire. Les députés des communes d'Angleterre qui l'accompagnaient, «hommes gros et gras,» dit Philippe de Commines, regrettaient déjà leur vie facile et oisive de Londres, et faisaient entendre des murmures. Une entrevue eut lieu entre les deux rois à Pecquigny. Si Louis XI à Péronne tremblait à l'image de Charles le Simple, retenu captif par Herbert de Vermandois, il eût pu se rappeler qu'à Pecquigny le comte de Flandre, Arnulf le Grand, avait fait assassiner Guillaume de Normandie. Louis XI avait cette fois fait établir une forte et solide barrière afin qu'elle protégeât sa liberté et sa vie. Loin de se souvenir de cette mémorable parole de Pierre de Brezé: «D'autant que vous querrez amour aux Anglois, vous serez hay des Franchois,» il ne songeait qu'à profiter de l'hésitation de ses ennemis pour répandre l'or à pleines mains; seize mille écus de pension furent répartis entre les principaux conseillers d'Edouard IV; et bientôt il parvint à détacher les Anglais de l'alliance du duc de Bourgogne, grâce à un traité, où, ne conservant pas même le titre de roi de France, il remettait soixante et douze mille écus aux Anglais et s'engageait à leur faire payer par la banque italienne des Médicis un tribut annuel de cinquante mille écus ou à leur abandonner la Guyenne pour la pension de la fille aînée du roi d'Angleterre, à laquelle le Dauphin Charles était promis: paix honteuse s'il en fut jamais, et de laquelle dépendaient, toutefois, le maintien de la puissance du roi de France et la ruine de celle du duc de Bourgogne.
Lorsqu'on apprit en Flandre la retraite des Anglais, l'inquiétude propagée par les rumeurs publiques y fut si vive, qu'on jugea nécessaire de faire publier à Bruges, du haut des halles, un mandement qui défendait, sous peine de correction rigoureuse, de causer du départ des Anglais.
Cependant le duc de Bourgogne accourut lui-même au camp d'Edouard IV, et lui reprocha d'avoir déshonoré la patrie des vainqueurs de Crécy et d'Azincourt en signant la paix avant d'avoir rompu une seule lance; mais le roi d'Angleterre lui rappelait l'absence du secours qu'il lui avait promis, et l'accusait de ne lui avoir fait traverser la mer que pour garder ses Etats de Flandre et d'Artois, tandis qu'il combattrait lui-même en Allemagne.
Toute la colère du duc resta stérile: il était trop tard; il se vit réduit à signer, à Soleuvre, le 13 septembre 1475, une trêve de neuf ans. Louis XI, pour l'y engager, lui avait proposé de concourir à la ruine du comte de Saint-Pol qui avait tour à tour manqué vis-à-vis du roi au serment de lui rester fidèle, et à celui de le trahir vis-à-vis du duc de Bourgogne. Bien que Louis XI se trouvât lié à son égard par de nombreux traités, il ne les avait jamais confirmés par le serment sur la croix de Saint-Lô, le seul qu'il jugeât sérieux. Il avait même tenté récemment de le faire assassiner.
Le duc Charles avait beaucoup aimé autrefois le comte de Saint-Pol; mais depuis longtemps il avait à se plaindre de sa conduite toujours incertaine et vacillante. L'espoir de recevoir, pour sa part dans ses dépouilles, tous ses meubles et ses châteaux de Saint-Quentin, de Ham, de Bohain et de Beaurevoir, l'engagea à consentir à sa perte: ce fut ainsi qu'en écoutant les conseils de son avarice plutôt que ceux de la prudence, il brisa pour soixante et dix ou quatre-vingt mille écus le seul obstacle qui pût arrêter au sud de ses frontières l'ambition de Louis XI, «occasion bien petite, dit Philippe de Commines, pour faire une si grande faute.»
Nous trouvons peu de jours après un nouveau traité entre Charles et Louis XI; le premier déclare se contenter des villes de Ham, de Bohain et de Beaurevoir, et des meubles du connétable, sans rien réclamer de ses autres biens, à condition que le roi de France lui permettra de punir les habitants de Nancy, alliés de ceux du comté de Ferette, et de conserver toutes les conquêtes qu'il fera en Lorraine. Ce document, qui reproduisait la grande faute politique du duc de Bourgogne, en avait placé le châtiment dans le prix même qu'il s'était proposé en la confirmant par cette nouvelle convention.
Le comte de Saint-Pol, ayant à opter entre la vengeance du roi de France et celle du duc de Bourgogne, se souvint de ses anciennes relations avec un prince dont il avait été longtemps l'ami et le compagnon d'armes, alors que, jeune encore, il formait avec lui le projet de chercher un asile à la cour de Charles VII: réduit à fuir pour se dérober à des périls non moins menaçants, il crut qu'il lui était permis d'espérer une généreuse hospitalité et n'hésita pas à se réfugier dans le Hainaut. En ce moment, le duc était absent, il s'était rapproché de l'Allemagne pour traiter avec l'Empereur; le chancelier Hugonet et le sire d'Humbercourt, à qui il avait laissé les soins du gouvernement, firent immédiatement arrêter le connétable, et chargèrent le comte de Chimay d'aller avec les sires d'Aymeries et de Maingoval le remettre au roi de France. L'influence des sires de Croy ne reparaissait que pour perdre la maison de Bourgogne.
Les Croy avaient-ils reçu un ordre formel du duc Charles? Se hâtèrent-ils de livrer le connétable en vertu des liens secrets qui depuis longtemps les unissaient à Louis XI? En 1451, les communes flamandes accusaient déjà les sires de Croy: le jour n'est pas éloigné où elles reprocheront les mêmes trahisons au chancelier Hugonet et au sire d'Humbercourt, leurs amis et leurs complices dans l'immolation, froidement réglée et calculée d'avance, de l'infortuné comte de Saint-Pol.
Quoi qu'il en soit, dix jours s'étaient à peine écoulés lorsqu'on vint tirer le connétable de la Bastille pour le conduire à la place de Grève, où deux cent mille spectateurs, accoutumés à applaudir à sa grâce et à son courage dans les tournois, n'avaient plus d'acclamations que pour saluer l'adresse du bourreau qui lui trancha la tête. Ainsi mourut ce fameux comte de Saint-Pol, issu de la maison impériale de Luxembourg, et lui-même beau-frère du roi de France et oncle du roi d'Angleterre. Jean de Popincourt, qui lui signifia la dure sentence du parlement, était ce même avocat qui avait servi de conseil sous le duc Philippe aux communes flamandes insurgées. Les passions populaires, représentées à la cour de Louis XI par la plupart de ses courtisans, deviennent entre ses mains la massue qui doit écraser les derniers débris de la féodalité.
A peine Charles avait-il pris possession de la Lorraine que d'autres démêlés l'entraînèrent, les armes à la main, au milieu de la Suisse. Louis XI, qui ne cessait de travailler secrètement à former autour de la puissance bourguignonne une vaste ligue où venaient d'entrer les électeurs de Mayence et de Trèves, le duc de Saxe, le marquis de Brandebourg et l'Empereur lui-même, s'était rendu à Lyon, impatient de connaître le résultat de cette guerre. Il tarda peu à apprendre que l'on avait vu le duc de Bourgogne se retirer précipitamment vers les défilés du Jura, laissant sur le champ de bataille de Granson son armée, ses joyaux si précieux, sa nombreuse artillerie, ses immenses approvisionnements (2 mars 1475, avant Pâques).
Charles n'était point habitué au malheur, il ne put le supporter; sa raison s'égara, et lorsque les soins de son médecin Angelo Catto eurent quelque peu rétabli ses forces épuisées par la honte et la douleur, il ne songea qu'à recommencer la guerre. Il enrôla trois mille mercenaires anglais, et appela cinq mille hommes d'armes de la Flandre, six mille des bords de la Meuse, quatre mille de l'Italie. Il fallut en même temps pourvoir à de nouvelles ressources, à de nouvelles gabelles. Le mécontentement populaire se manifesta dans toute la Flandre par une secrète agitation; à Bruges, des placards séditieux furent affichés sur les maisons, et il y eut même quelques troubles. Enfin, au mois de mai 1476, les états de Flandre assemblés à Gand déclarèrent qu'ils ne pouvaient accorder la levée de dix mille hommes qu'on leur demandait comme destinée à combattre les Suisses.
Déjà le duc de Bourgogne, se plaçant à la tête d'une armée réunie à la hâte, accourait vers le lac de Morat, pour livrer d'autres combats aux ligues helvétiques. Plus nombreuses qu'à Granson et encouragées par leur récente victoire, elles le défirent de nouveau le 22 juin 1476, et forcèrent son camp. Ce fut une horrible déroute: le duc de Somerset, capitaine des Anglais, le comte de Marle, les sires de Grimberghe, de Rosimbos, de Montaigu, de Bournonville, et d'autres vaillants chevaliers, y trouvèrent une mort glorieuse. Jacques Masch, écuyer flamand, qui portait la bannière du duc, se défendit longtemps sans qu'on pût la lui arracher, et tomba en la tenant serrée dans ses bras.
Louis XI n'avait pas quitté Lyon, où il passait gaiement les loisirs que lui laissaient ses intrigues politiques avec deux femmes obscures, la Gigonue et la Passe-Fillon, dont il se montrait fort épris. Dès que la nouvelle de la bataille de Morat lui parvint, il ordonna, dans la joie qu'elle lui causa, que l'on répartît en son nom des dons considérables entre plusieurs églises; il envoya notamment douze cents écus à la chapelle de Notre-Dame d'Ardenbourg, et la Flandre vit déposer les offrandes d'un roi de France triomphant des malheurs de son propre prince sur ces mêmes autels qui avaient reçu d'autres offrandes le lendemain de la destruction de la flotte de Philippe de Valois.
Charles s'était réfugié à Salins; il y convoqua les états du duché de Bourgogne, et les entretint avec une aveugle obstination de ses projets de vengeance, rappelant la constance des anciens Romains, dont la puissance s'était relevée après les désastres de Cannes et de Trasimène, jusqu'à les rendre les arbitres du monde: il ajoutait qu'il saurait se montrer, par son courage, digne d'appartenir à la race de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur, et d'être lui-même le fils du duc Philippe, que l'on citait comme le plus vaillant prince de son temps. Il protestait d'ailleurs qu'il était faux qu'il eût épuisé ses ressources, et dépeignait en termes pompeux les richesses de ses provinces de Flandre et les immenses secours qu'elles pourraient lui fournir en or et en argent.
La Bourgogne montra peu d'empressement à l'aider; si Charles se voyait abandonné de ses Etats héréditaires, il ne faut point s'étonner de l'opposition que les demandes réitérées du chancelier Hugonet rencontraient dans les cités flamandes. Les états de Flandre remontraient que le pays était accablé d'impôts, et qu'ils étaient bien résolus à ne plus secourir le duc ni d'hommes ni d'argent dans aucune de ses guerres; mais toutefois que s'il se trouvait menacé de quelque péril par les Allemands ou les Suisses, ils exposeraient leurs corps et leurs biens pour les ramener dans ses domaines de Flandre. Charles entra dans une fureur extrême en apprenant cette résistance; ses menaces (c'étaient les dernières qu'il dût faire entendre) s'adressaient aux députés des communes flamandes, qu'il appelait des traîtres et des rebelles qui apprendraient bientôt combien sa vengeance était terrible. Il ignorait qu'en ce moment les états de Flandre, prévoyant de plus en plus le sort réservé à sa témérité, envoyaient vers lui des hommes d'armes avec des convois d'argent et de vivres, non pas pour lui inspirer d'autres rêves de conquête, mais pour protéger sa retraite vers le Brabant ou le Hainaut: malheureusement, les neiges et les glaces les arrêtèrent au milieu des Ardennes.
On était arrivé au cœur de l'hiver; tandis que le duc de Lorraine s'enorgueillissait d'avoir reconquis Nancy, le duc de Bourgogne avait à peine réussi par de longs efforts à réunir quatre mille hommes, dont douze cents seulement étaient en état de combattre, et un grand nombre se débandèrent presque aussitôt, car il semblait que s'associer à la fortune de Charles le Hardi, ce fût désormais se condamner à la honte et aux revers. C'est avec ces débris de deux armées déjà détruites que, cédant au vertige qui s'est emparé de lui, il se prépare à livrer à une dernière épreuve sa puissance, sa liberté ou sa vie. Mille sentiments divers partagent ceux qui l'entourent: les uns, qu'a blessés son orgueil, voient avec joie le terme de l'autorité sous laquelle ils ont ployé; les autres, qui l'ont connu loyal et généreux au temps de sa prospérité, gémissent sur ses malheurs: ceux-ci s'efforcent en vain de guérir son obstination; ceux-là, moins dévoués à la cause de leur maître qu'aux intérêts de Louis XI, ne cherchent qu'à en profiter. L'un de ces derniers est le comte de Campo-Basso, gentilhomme banni du royaume de Naples. A l'époque du siége de Neuss, il a déjà offert au roi de tuer le duc ou de le livrer vivant entre ses mains; ces négociations ont été reprises peu de jours avant la bataille de Morat; mais ce n'est que quelques mois plus tard que le prix de la trahison du comte de Campo-Basso est fixé par Louis XI à soixante mille écus.
Un accident imprévu faillit tout découvrir; on avait arrêté un gentilhomme, nommé Suffren de Baschi, qui servait d'intermédiaire entre le comte de Campo-Basso et le roi de France. Le duc avait ordonné de le faire pendre, mais le sire de Baschi se disposait à révéler tout ce qu'il savait pour sauver ses jours. «Allez supplier le duc en ma faveur, répétait-il, je lui dirai une chose telle qu'il donnerait un duché pour la savoir.» Par malheur le comte de Campo-Basso, qui redoutait ses aveux, s'opposa à ce que l'on allât rapporter sa prière au duc et eut soin de faire hâter son supplice. Il n'en jugea pas moins prudent de quitter bientôt le camp du duc de Bourgogne pour passer dans celui du duc de Lorraine, qui accourait de Bâle avec douze mille Suisses à la défense de Nancy. Il regrettait fort de ne pas avoir trouvé jusqu'à ce moment une occasion favorable pour exécuter la promesse qu'il avait faite au roi de France; mais il laissait dans l'armée bourguignonne des espions chargés de donner le signal de la fuite dès que le combat s'engagerait et prêts à profiter du désordre pour tuer le duc. Lorsque le comte de Campo-Basso se présenta au milieu des compagnons de René de Vaudemont, ils le regardèrent avec mépris et lui firent dire qu'il se retirât, parce qu'ils ne voulaient point avoir de traîtres au milieu d'eux.
La matinée du 5 janvier 1476 (v. st.) fut froide et sombre; la neige blanchissait la plaine et voilait la glace des ruisseaux; cependant Charles exhortait ses archers à bien combattre et prenait les dernières dispositions pour la bataille qui se préparait. Bien qu'il affectât de se montrer plein d'espoir dans le succès de la journée, un secret pressentiment semblait l'agiter: au moment où il avait saisi son casque pour le placer sur son front, le lion doré qui en formait le cimier s'était détaché, et on l'avait entendu s'écrier tristement: Hoc est signum Dei. L'histoire attribue le même mot à Manfred avant la bataille de Bénévent. On le vit bientôt pâlir, lorsque le son redoutable des fameuses trompes d'Uri et d'Unterwald lui annonça l'approche des vainqueurs de Grançon et de Morat. Le combat s'engageait déjà, et le grand bailli de Flandre, Josse de Lalaing, se voyait repoussé de la maladrerie de la Madeleine jusqu'au pont de Bouxières, tandis que Jacque Galeotti tombait au milieu des Italiens. Toute l'armée bourguignonne avait été culbutée dès le premier choc et rejetée en désordre entre la route de Luxembourg et les bords de la Meurthe. Charles avait disparu. Les uns rapportaient qu'on l'avait vu, déjà blessé d'un coup de hallebarde, se défendre avec courage; d'autres ajoutaient qu'au moment de la déroute il avait fait tourner bride à son cheval pour s'éloigner du champ de bataille.
Ce ne fut que deux jours après, le mardi 7 janvier, vers le matin, qu'on retrouva le corps du duc de Bourgogne dans l'étang de Saint-Jean; il portait les traces de deux blessures et était déjà à moitié pris dans la glace; les loups et les chiens avaient même commencé à le dévorer, de sorte que ses serviteurs eurent quelque peine à reconnaître leur malheureux prince: triste et mémorable exemple de la vanité de la puissance et de l'orgueil!
Il ne paraît point, du reste, que les circonstances de la mort de Charles le Hardi aient jamais été exactement connues. On sait seulement que le comte de Campo-Basso, qui avait fait garder avec soin le pont de Bouxières et tous les passages par lesquels il aurait pu fuir, indiqua le page qui retrouva ses restes sanglants et mutilés, et que ce même page alla offrir au roi Louis XI, «en manière de présent,» le casque du duc de Bourgogne, d'où le lion de Flandre était tombé à l'heure qui précéda sa mort, comme le symbole de la force qui l'abandonnait.
Le désastre de Nancy avait été terrible; il était irréparable; si la victoire de René de Vaudemont était la victoire de Louis XI, la fin de Charles le Hardi semblait devoir être celle de toute sa dynastie. Cependant, depuis le duché de Bourgogne jusqu'au sein des cités flamandes, une rumeur généralement accréditée rapportait que Charles le Hardi, loin d'avoir péri, s'était caché dans une retraite inconnue, comme Harold ou Baudouin de Constantinople, et qu'il ne tarderait point à reparaître dans tout l'éclat de son ancienne autorité. Les peuples qui naguère encore admiraient sa pompe et ses richesses, et s'inclinaient sous sa main sévère, ne pouvaient comprendre que ce prince altier, souverain de tant d'Etats, et redouté de tout l'Occident, se fût ainsi englouti avec toute sa puissance dans l'abîme que son imprudence lui avait préparé, au siége d'une faible ville de Lorraine, devant une armée de grossiers paysans des bords du Rhin, soutenus par quelques pauvres pasteurs des Alpes.