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Histoire de Flandre (T. 4/4)

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LIVRE VINGT-UNIÈME.
1481-1500.

Discussions relatives à la mainbournie.
Intervention de Charles VIII.
Décadence et fin des communes flamandes.

Dès que l'on avait pu prévoir la mort de la duchesse de Bourgogne, le sire de Gaesbeke, voyant que la protection sur laquelle il se reposait allait lui manquer, s'était hâté de fuir de Bruges.

Les Gantois avaient confirmé le 18 mars la sentence qu'ils avaient prononcée le 11 décembre contre lui. Les sires de Beveren et de la Gruuthuse se rendirent au milieu d'eux pour les calmer, et revinrent avec leurs députés, qui furent reçus avec honneur: deux jours après, Jean de Nieuwenhove et les bourgeois qui avaient été emprisonnés avec lui furent solennellement absous de toutes les accusations portées contre eux.

Selon les clauses de l'acte du 18 août 1477, l'autorité du duc d'Autriche devait se terminer par la dissolution du mariage qui en était la base, et le 8 avril, les états de Flandre s'assemblèrent à Bruges pour s'occuper des affaires publiques et renouveler l'ancienne alliance des trois bonnes villes. Maximilien promit d'éloigner désormais de lui Philippe de Hornes, Roland d'Halewyn, Jacques de Ghistelles et leurs amis: il offrit de plus de prêter un nouveau serment de respecter les franchises et les priviléges du pays. Il espérait ainsi obtenir la tutelle de son fils et le maintien de son autorité; mais les états demandèrent quelque délai pour délibérer; et s'ils consentirent, dans une nouvelle réunion, tenue à Gand le 3 mai 1482, à lui reconnaître le titre de bail et de mainbourg, ce fut avec cette réserve importante que la Flandre «seroit gouvernée soubz le nom de monseigneur Phelippe par l'advis de ceulx de son sang et de son conseil estans et ordonnez lez luy.»

Maximilien ne négligeait aucun moyen pour se rendre les états favorables. Il consentit à nommer à leur demande des ambassadeurs chargés de traiter de la paix avec Louis XI, et choisit pour cette importante mission les sires de Rasseghem et de la Gruuthuse, qui jouissaient à Gand et à Bruges d'une grande popularité. Les abbés des Dunes et de Saint-Pierre, le prévôt de Saint-Donat, et trois échevins de Gand, de Bruges et d'Ypres, devaient les accompagner en France.

Un traité qui rétablît les relations commerciales, suspendues depuis cinq années, paraissait depuis longtemps utile et désirable aux esprits les plus sages: il semblait qu'il fût devenu urgent d'en hâter la conclusion au moment où la Flandre, encore inquiète sur les desseins secrets de Maximilien, n'était plus assurée de pouvoir opposer aux forces supérieures de la France celles qu'elle puisait dans la concorde intérieure et dans son union.

On souhaitait également la paix au château du Plesis-lez-Tours. Par une étrange préoccupation, remords politique qui se mêlait à bien d'autres remords, le roi de France ne songeait qu'à réparer la faute qu'il avait commise en dédaignant l'alliance de Marie de Bourgogne; il espérait y parvenir en recherchant pour le Dauphin la main de Marguerite, qui ne possédait pas le vaste héritage de sa mère et que la même inégalité d'âge eût séparée de son époux. Depuis longtemps, il présentait ce mariage comme le meilleur moyen de faire cesser la guerre. Il saisit avec empressement, après la mort de Marie de Bourgogne, cette occasion si favorable pour faire réussir ses projets, et dès qu'il apprit que les communes de Flandre se proposaient de lui envoyer des députés, il se hâta de leur exprimer la joie qu'il en éprouvait.

Les députés des communes flamandes trouvèrent Louis XI à Cléry, où il était venu passer les fêtes de l'Assomption: ils lui exposèrent leur mission et obtinrent une réponse favorable. Le sire de Saint-Pierre les reconduisit jusqu'à Paris, où le prévôt des marchands et les échevins leur firent également grand honneur. Le roi avait même voulu qu'à leur retour ils vissent l'armée du sire de Crèvecœur qui venait de s'emparer de la ville d'Aire (28 juillet 1482). Elle était en effet fort belle: on y comptait quatorze cents lances, six mille Suisses et huit mille hommes armés de piques.

Le récit des ambassadeurs flamands fit désirer de plus en plus la paix. Les états se réunirent d'abord à Ypres, puis à Alost, et ils ne se montrèrent point éloignés de consentir au mariage de mademoiselle Marguerite avec le Dauphin.

Les négociations se continuaient à Arras. Le roi de France y avait envoyé deux hommes qui, à des titres bien différents, n'étaient étrangers ni l'un ni l'autre à ceux avec lesquels ils étaient appelés à traiter. Le premier était ce sire de Crèvecœur qui, inquiété par Louis XI au sujet de l'emploi des trésors remis entre ses mains, répondait qu'il les rendrait volontiers si le roi lui rendait aussi Aire, Arras, Saint-Omer, Béthune, Bergues, Dunkerque, Gravelines, que ces trésors avaient mis en son pouvoir. Le second était Jean de la Vacquerie, bourgeois d'Arras, devenu premier président du parlement de Paris, qui ne craignit jamais de résister à des ordres injustes, et de placer le soin de son honneur au-dessus de celui de sa vie, plus digne de louanges dans sa pauvreté, remarque Michel de l'Hospital, que ne l'avait été Nicolas Rolin au milieu de ses richesses. Parmi les députés nommés par le duc d'Autriche et les états de Flandre, on remarquait Jean de Lannoy, chancelier de la Toison d'or et abbé de Saint-Bertin, les abbés de Saint-Pierre de Gand et d'Afflighem, le sire de Gouy, haut bailli de Gand, Jean d'Auffay, maître des requêtes, Jacques de Savoie, comte de Romont, les sires de Lannoy, de Berghes et de Boussut. La ville de Gand avait choisi pour ses mandataires Guillaume Rym et Jacques Steenwerper; celle de Bruges était représentée par le bourgmestre Jean de Witte, le conseiller George Ghyselin et Jean de Nieuwenhove; celle d'Ypres, par son pensionnaire Jacques Craye; Louvain, Anvers, Bruxelles, Mons, Lille, Douay, Valenciennes, Saint-Omer, y avaient aussi leurs députés.

Le traité de paix fut signé le 23 décembre 1482: il portait que le Dauphin épouserait mademoiselle Marguerite de Flandre et qu'elle recevrait pour dot les comtés d'Artois et de Bourgogne et les seigneuries de Mâcon, d'Auxerre, de Salins, de Bar-sur-Seine et de Noyers, que Louis XI occupait déjà. La ville de Saint-Omer devait y être jointe; mais elle ne devait être remise aux Français qu'à l'époque de la consommation du mariage. Un article spécial reconnaissait au roi la souveraineté du comté de Flandre, dont le jeune duc Philippe était tenu de rendre hommage. D'un autre côté, le roi de France abandonnait ses prétentions sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, confirmait tous les priviléges de la Flandre, tels que Marie de Bourgogne les avait renouvelés, et rétablissait la liberté du commerce comme elle existait avant l'avénement du duc Charles. Les envoyés des villes flamandes avaient également obtenu que ces conventions fussent ratifiées par les états de toutes les provinces et par toutes les bonnes villes de France: c'est ainsi que, vers les premiers temps du moyen-âge, les rois, chefs de la féodalité, réclamaient dans les traités l'adhésion des barons, représentants du même ordre politique et non moins intéressés à le soutenir.

L'allégresse la plus vive régnait en Flandre: à Gand, les réjouissances se prolongèrent plusieurs jours; à Bruges, on célébra dans l'église de Saint-Donat les jeux quelquefois trop libres de la fête du Pape des ânes. En France, la joie n'était pas moins générale; et l'on chantait en chœur les vers élégants d'une ballade composée tout exprès par Guillaume Coquillart, official du diocèse de Reims:

Bons esperitz et vertueulx courages

... regardez les œuvres déifiques

Dont Dieu nous a si grandement douez...

Vouloir divin a produit ces ouvrages...

Du ciel sont cheues ces plaisantes images...

... Ces trois dames lesquelles cy voyez:

C'est France et Flandre et la paix entre deux.

Une ambassade solennelle composée des abbés de Saint-Bertin et de Saint-Pierre, de Jean de Berghes et de Baudouin de Lannoy, était allée en France recevoir la ratification du roi. Un pompeux accueil fut fait à Paris aux députés des communes flamandes; il y eut en leur honneur Te Deum, processions, feux de joie et fêtes à l'hôtel de ville. Maître Scourale, l'un des plus célèbres docteurs de l'université, leur adressa un discours, après quoi ils assistèrent à la représentation d'une moralité, avec sotie et farce, qui eut lieu dans l'hôtel du cardinal de Bourbon. De là ils se rendirent au château du Plessis: c'était la résidence ordinaire de Louis XI, qui l'avait fortifiée à grands frais. Une forte grille l'entourait et les murs en étaient hérissés de piques, afin que l'on ne pût essayer de traverser les fossés. Aux quatre angles du château s'élevaient quatre guérites de fer, où veillaient quarante arbalétriers sans cesse prêts à repousser toute attaque; quatre cents archers occupaient l'intérieur; mais les regards se détournaient avec joie de ce sombre donjon pour se reposer sur les riants ombrages du parc, où l'on avait construit des cellules pour saint François de Paule et d'autres ermites; l'on y apercevait aussi de nombreuses troupes de bergers du Poitou, qui cherchaient à distraire l'esprit du roi au son de leurs musettes, lorsque la parole sévère des pieux anachorètes avait effrayé sa conscience troublée.

Ce fut le soir qu'on introduisit les ambassadeurs flamands au château du Plessis; ils trouvèrent le roi assis dans le coin obscur d'une chambre mal éclairée où l'on ne pouvait distinguer ses traits décomposés. Ils s'excusa d'une voix faible, mais qui avait conservé un accent faux et railleur, de ce qu'il ne se levait point pour les recevoir. Après avoir causé peu d'instants avec «messeigneurs de Flandre» (c'était le nom qu'il donnait aux ambassadeurs), il ordonna qu'on apportât le livre des saints Evangiles. Sa main droite était complètement paralysée; il souleva avec peine son bras enveloppé dans une écharpe et toucha le livre du coude en jurant d'observer la paix; c'est ainsi que les derniers jours d'un prince si longtemps redouté s'achevaient dans une prison aussi triste que celle où il avait retenu ses ennemis.

Maître Guillaume Picard, bailli de Rouen, accompagna les ambassadeurs à Paris, où ils furent de nouveau accueillis avec de grandes démonstrations de respect et d'affection. Bien que les bruits les plus alarmants se répandissent sur l'état de la santé du roi, et qu'il y eût eu une procession solennelle à Saint-Denis pour que le ciel fît cesser le vent de bise, toujours funeste aux malades, Louis XI encourageait lui-même les réjouissances populaires, qui détournaient l'attention de sa lente agonie. Pour rendre plus d'honneur aux députés flamands, le parlement les invita à assister à ses séances, où ils s'assirent les uns sur le banc des prélats et les autres à coté du greffier. Ils ignoraient que pendant leur absence, au moment même où Louis XI jurait d'observer les conditions de la paix, il avait fait remettre par son procureur général au parlement une protestation qui tendait à attribuer à la couronne de France tous les pays constitués en dot à madame Marguerite, lors même qu'elle n'épouserait pas le Dauphin: rien ne put leur faire soupçonner ces réserves secrètes, lorsqu'on les invita à assister à l'enregistrement public du traité d'Arras dans cette même cour du parlement.

Tandis que l'ambassade flamande s'éloignait de Paris, des événements importants s'accomplissaient en Flandre. Le 10 janvier 1482 (v. st.), Philippe, fils de Maximilien, avait été inauguré à Gand et avait prêté le même serment que les comtes de Flandre ses prédécesseurs, et, aussitôt après, les députés des états avaient constitué le gouvernement par le choix de quatre conseillers qui devaient le diriger au nom du jeune prince, tant que durerait sa minorité. C'étaient Adolphe de Clèves, seigneur de Ravestein; Philippe de Bourgogne, seigneur de Beveren; Louis de Bruges, sire de la Gruuthuse, et Adrien Vilain, sire de Rasseghem.

Maximilien n'avait point osé s'y opposer. Il reçut à Gand l'archevêque de Rouen et l'évêque de Caen, chargés par le roi de France de réclamer l'adhésion solennelle de la Flandre au traité d'Arras, et se rendit avec eux à l'église de Saint-Jean, où il jura de l'observer. Il n'osa pas davantage se plaindre des Gantois qui, ayant obtenu des ambassadeurs français la confirmation de leur célèbre privilége de 1301, leur en témoignaient leur reconnaissance en les invitant à assister à la revue de leurs connétablies et de leurs corporations. Enfin, quand les progrès de la faction des Hoeks en Hollande l'appelèrent au siége d'Utrecht, il ne prit congé des députés de la Flandre à Hoogstraeten qu'après avoir conclu avec les sires de Beveren et de la Gruuthuse et Jean de Witte, bourgmestre de Bruges, un accord par lequel il confirmait, moyennant une pension annuelle de vingt-quatre mille écus, l'autorité déférée par les états aux conseillers qu'ils avaient donnés au jeune duc Philippe (5 juin 1483).

Madame de Beaujeu, fille du roi de France, s'était rendue à Hesdin pour recevoir mademoiselle Marguerite de Flandre alors âgée de trois ans, et d'une santé si délicate, que les médecins avaient ordonné d'attendre le printemps pour son voyage: elle la conduisit à Paris, où elle fit son entrée le 2 juin. On avait dressé trois vastes échafauds à la porte Saint-Denis: sur le premier, on avait représenté le roi; sur le second, le Dauphin et mademoiselle de Flandre; sur le troisième paraissaient le seigneur et la dame de Beaujeu. Quatre personnages qui figuraient la noblesse, le clergé, l'agriculture et le commerce, souhaitèrent la bienvenue à la jeune princesse. Partout où elle passa, les rues étaient richement ornées de tentures, et tous les prisonniers furent délivrés en son honneur. Le Dauphin attendait Marguerite à Amboise. La cérémonie des fiançailles y fut célébrée avec pompe en présence d'un grand nombre de députés des bonnes villes de France et de Flandre.

Les ambassadeurs flamands ne virent plus le roi; il s'affaiblissait de plus en plus. Néanmoins, se trouvant dans la galerie qui dominait la cour du château du Plessis lorsque le sire de Beaujeu, et le comte de Dunois y rentrèrent d'Amboise avec une suite assez nombreuse, il sentit sa méfiance se ranimer, et, appelant un des capitaines de ses gardes, «il lui commanda, dit Philippe de Commines, aller taster aux gens des seigneurs dessus dits, voir s'ils n'avoient point des brigandines sous leurs robbes, et qu'il le fist comme en devisant à eux, sans trop en faire de semblant.» Louis XI redoutait jusqu'à son fils: il se souvenait de la triste fin de Charles VII!

Enfin le jour arriva où les médecins reconnurent que tous les remèdes étaient désormais inutiles. Le roi de France avait défendu que l'on prononçât jamais devant lui «le cruel mot de la mort.» On devait se contenter, pour lui annoncer sa fin, de lui dire: «Parlez peu:» mais Olivier le Dain, ce grossier barbier de Thielt, choisi pour signifier au prince qui tant de fois l'avait chargé de ses arrêts, son propre arrêt, non moins terrible et non moins inévitable, lui jeta rudement ces paroles comme au dernier des condamnés: «C'est fait de vous; pensez à votre conscience!» Quelques heures plus tard, Louis XI expirait, après avoir recommandé Olivier le Dain à son fils. Fondateur d'un ordre politique nouveau, qu'il n'avait établi qu'en rompant violemment avec toutes les traditions du passé, il s'était lui-même exilé des royales sépultures de Saint-Denis où reposaient ses ancêtres, pour se faire ensevelir à Cléry, près d'un de ses favoris tué au siége de Bouchain; et déjà son système, si péniblement inauguré par les trahisons, les empoisonnements et les supplices, voyait s'évanouir la force et l'unité, qui en étaient le prétexte, en tombant aux mains d'un enfant pour flotter entre la régence d'Anne de Beaujeu et les états généraux de Tours.

La mort de Louis XI fut annoncée à Maximilien au moment où il venait de trouver, dans une guerre facile contre la faction des Hoeks, des succès qui avaient relevé son orgueil et ses espérances. Utrecht avait capitulé, et Amersfort avait, peu après, été enlevé d'assaut. Il consentit à croire, peut-être par le conseil du comte de Chimay, de la maison de Croy, que la fortune elle-même déchirait les engagements qu'il avait pris à Hoogstraeten, et s'empressa de déclarer qu'il révoquait tous les pouvoirs précédemment accordés relativement au gouvernement de la Flandre: c'était le signal d'une guerre qui devait remplir toute la fin du quinzième siècle de sang et de deuil.

La protestation des conseillers du duc Philippe ne se fit pas longtemps attendre. Le 15 octobre, les sires de Ravestein, de Beveren, de Rasseghem et de la Gruuthuse adressèrent à Maximilien un long mémoire, où ils lui déniaient, en vertu des stipulations matrimoniales de 1477, tout droit de mainbournie, et l'accusaient d'avoir pris illégalement le titre et les armes de comte de Flandre, d'avoir chargé la Flandre de taxes énormes, d'avoir engagé le domaine, d'avoir vendu les joyaux de Marie de Bourgogne, et d'écouter les conseils perfides que lui donnaient des étrangers. Ils terminaient en l'invitant, au nom de la Flandre, à se soumettre à l'arbitrage du roi de France.

Maximilien réplique par un manifeste daté de Bois-le-Duc le 23 octobre 1483. L'archiduc d'Autriche (tel est le titre qu'il s'attribue comme fils de l'Empereur) ne reconnaît pas aux mandataires des états de Flandre le droit de parler au nom du pays; «car sçavons certainement, dit-il, que ce procéde de aulcuns de petite autorité, gens légiers et arrogans, nos malveillans en bien petit nombre, qui plus désirent leur profit particulier que le bien de nostre fils et du pays, si comme vous Adrien Villain, chevalier, Guillaume Rym, Jehan de Coppenolle, Daniel Onredene, Jehan de Nieuwenhove, Jehan de Keyt, qui mettez ces choses en avant, usant de plusieurs malvaises et deshonnêtes parolles.» C'est vous, ajoute-t-il, qui m'accusez d'avoir touché à des joyaux qui ne m'appartenaient point: «en ce ne estes pas mes juges;» car vous levâtes vous-mêmes, après la mort de la duchesse Marie, huit cent mille écus dont vous n'avez rendu compte, «et ont été les exécuteurs les blans capprons de Gand.» Vous qui blâmez mes serviteurs, vous valez moins qu'eux, «puisqu'il ne faict à doubter que se pouviez parvenir à vos fins et intentions, vous tenriez nostre fils en perpétuele servitude et sujétion.» Puis Maximilien demande, avec quelque éloquence, pourquoi on ne lui contestait pas «la baillie» du comté de Flandre quand il soutenait «le dangier et fortune des anemis et de la bataille, tandis que ses adversaires estoient en sûreté en leurs maisons.»

La réponse qui fut adressée à Maximilien ne fut ni moins vive ni moins violente. «Adrien Villain, Guillaume Rym, Jean de Coppenolle, Daniel Onredene, Jean de Nieuwenhove et Jean de Keyt sont de aussi grande auctorité que la plupart de ceulx estans à l'entour de vous, aulcuns des quels on a depuis ne a gaires d'années congneus bien petis... Regardez bien toute la compaignie, et vous faictes informer quels biens la plus grande partie de eulx avoient quand ils vinrent par decha, aussi bien Allemans que Bourguignons. Nos gens ne sont point telz.... Nous tenons que nous ne avons point usurpé le dit gouvernement aultrement que de droit debvons faire; car prince ne fut oncques reçeu ou dit pays, sinon par le consentement des trois membres, les quelz en son absence ou par sa minorité poeent pourveoir le dit pays à son profit, et l'imposition a esté faicte, ainssi qu'il appartient, par le consentement général du peuple.... Sachez aussi que la justice a esté ichi mieulx administrée que par delà, veu que vous avez tenu à l'entour de vous ceulx qui ont murdri l'évesque de Liége, oncle de nostre prince, et messire Jehan de Dadizeele.... Mais, hélas! ceulx qui voullentiers euissent entretenu la concorde des pays de Braibant et de Flandres en ont injustement, sans raison et contre les priviléges des pays, eubt à souffrir, que Dieu vengera une fois!...»

A cette réplique succède une déclaration de Maximilien, où, sans reconnaître à des hommes «qui ne sont à comparer qu'à bourgeois, marchands et moindres,» le droit de se mettre en parallèle avec les princes, comtes et écuyers qui l'entourent, il persiste à nier la validité des conventions matrimoniales du mois d'août 1477. Marie de Bourgogne, affirme-t-il, les avait elle-même signées sans en prendre connaissance. En même temps, Maximilien faisait sommer les sires de Ravestein, de la Gruuthuse, de Borssele et de Beveren de se rendre, en leur qualité de membres de l'ordre de la Toison d'or, aux fêtes de la Saint-André à Bruxelles; mais ils répondirent que, bien que la présence de tous les chevaliers fût indispensable pour régler les questions importantes qui se présentaient, ils s'empresseraient d'obéir, pourvu qu'on leur accordât des lettres de sauf-conduit. Ils justifiaient ce sentiment de défiance en rappelant que Maximilien avait, au mépris même des statuts de l'ordre, diffamé leur honneur en faisant publier à son de trompe, au milieu de la foire d'Anvers, la révocation de l'autorité qu'il leur avait reconnue.

Un nouvel incident vint aggraver la situation des choses. Les députés des états de Flandre qui étaient allés féliciter sur son avénement le jeune roi Charles VIII (c'étaient Philippe Wielant, Jacques Heyman et Jacques Steenwerper) furent, à leur retour, arrêtés par les hommes d'armes de Lancelot de Berlaimont, et on leur enleva toutes les lettres qui concernaient leur mission. Si Maximilien ne prit pas de part à cet attentat contraire à tous les préceptes du droit des gens, il en profita du moins, car il déclara à Pierre Bogaert, doyen de Saint-Donat de Bruges, que, bien que le sire de Berlaimont eût agi sans ses ordres, il était juste qu'il lui permît «d'ester en droit par devers luy pour soutenir la dite prinse avoir été bien faite.» Guyot de Lonzière et Eustache Luillier, chargés en ce moment d'une mission de Charles VIII près de l'archiduc d'Autriche, n'obtinrent pas une réponse plus favorable.

Le comte de Romont, le sire de Beveren et l'abbé de Saint-Pierre allèrent porter les plaintes des états de Flandre au roi de France, en lui représentant qu'elles le touchaient à double titre, comme souverain seigneur de la Flandre et comme époux de l'héritière apparente de ce comté. Ils ne comprenaient point, disaient-ils, que les ambassadeurs français n'eussent pas insisté davantage en ce qui touchait une mission donnée également par le roi, et qu'ils n'eussent pas au moins exigé que l'affaire fût soumise aux officiers d'Artois. Il importait d'autant plus au roi de France d'intervenir dans les différends des trois états avec Maximilien, que celui-ci était l'allié des Anglais, «anciens ennemis de la France;» les états de Flandre l'acceptaient d'ailleurs pour juge; ils étaient prêts à se défendre devant les pairs et devant le parlement, et leur unique désir était de voir la voie de justice succéder à la voie de fait, tandis que des mesures prises dans le même but affranchiraient des entraves fiscales «le bien et entrecours de la marchandise tant au royaume que ès pays de monseigneur le duc Phelippe.»

Des instructions secrètes portaient que les ambassadeurs flamands s'adresseraient particulièrement au duc de Bourbon. Ils devaient lui présenter l'exposé des griefs de la Flandre contre Maximilien, en l'accusant d'avoir juré le traité d'Arras et de l'avoir violé presque aussitôt par haine contre le roi Charles VIII, qu'il nommait «le plus grand adversaire qu'il eult,» de s'être montré constamment hostile à la paix, d'être guidé par des conseillers allemands qui voulaient priver le duc Philippe de son héritage, d'avoir choisi pour confident le sire d'Aremberg, coupable du meurtre de l'évêque de Liége. Ils devaient rappeler au duc de Bourbon «comment il estoit obligié à aydier le droit et l'heritage de monseigneur le duc Phelippe, car il estoit le plus prouchain du sang en tel façon que se mondit seigneur et la royne sa sœur alloient de vie à trespas, leurs pays et seigneuries succéderoient, après monseigneur de Ravestein, à l'aisné de la maison de Bourbon.» Ils étaient aussi chargés de communiquer aux princes du sang la copie des lettres échangées entre Maximilien et les conseillers du duc Philippe, et, de plus, une consultation signée par douze docteurs de l'université de Paris, qui portait que Maximilien n'avait aucun droit au gouvernement des Etats de son fils, et que lors même que les conventions matrimoniales ne l'en eussent point formellement exclu, il s'était rendu indigne de toute tutelle et de toute mainbournie.

Tandis que le comte de Romont s'acquittait de sa mission, l'archiduc d'Autriche se rendait dans le Hainaut pour se faire remettre les députés des états de Flandre, qui avaient été conduits au château de Berlaimont. Il était arrivé à Cambray et logeait à l'abbaye de Saint-Aubert, quand une vive querelle s'éleva entre Lancelot de Berlaimont et Philippe de Clèves, fils du sire de Ravestein; peut-être se rapportait-elle à l'arrestation des ambassadeurs flamands, peut-être n'avait-elle d'autre source que la faveur accordée à Guillaume d'Aremberg, dont le sire de Berlaimont avait épousé la fille. Quoi qu'il en soit, des reproches l'on passa aux défis: aux défis succéda un combat à mort, et quelques archers, accourant au secours de Philippe de Clèves, tuèrent Lancelot de Berlaimont à coups de piques et de hallebardes.

Il ne paraît point que Maximilien ait cherché à punir les auteurs de ce meurtre: bien qu'il aimât beaucoup le sire de Berlaimont, il craignait de réveiller de nouvelles divisions parmi ses partisans au moment où il se préparait à commencer la guerre afin de prévenir par des victoires la médiation de Charles VIII. Dans les premiers jours de février 1483 (v. st.), il quitta le Hainaut avec l'armée qu'il avait ramenée de la Hollande, passa devant Lille, qui lui ferma ses portes, et s'avança jusqu'à Bruges: son premier soin fut de ranger immédiatement ses hommes d'armes en ordre de bataille devant la porte de la Bouverie et devant celle des Maréchaux, en faisant sonner toutes ses trompettes. Déjà il avait envoyé un héraut vers les magistrats; mais l'échevin François de Bassevelde ne lui permit pas de pénétrer dans la ville. «Allez dire à votre maître, lui avait-il répondu, que s'il a quelque chose à demander aux magistrats, ils lui donneront audience dans la salle des délibérations, où ils sont réunis, pourvu qu'il n'amène pas plus de dix ou de douze personnes avec lui.» Maximilien avait compté inutilement sur un complot qui s'était formé à Bruges en sa faveur. On le soupçonnait aussi de nourrir des projets contre le port de l'Ecluse; mais il était bien gardé, et l'archiduc d'Autriche se vit réduit à se retirer vers Oudenbourg.

Les amis de Maximilien n'avaient rien fait pour le soutenir lorsqu'il était devant Bruges. En s'éloignant, il les abandonnait à son tour au ressentiment de ses ennemis. On se livra à d'actives recherches sur le complot qui devait ouvrir la ville aux Allemands, et l'on découvrit qu'il était dirigé par les sires de Ghistelles et de Praet, et qu'il comptait parmi les bourgeois de nombreux adhérents. Le 28 février, l'échafaud s'éleva sur la place publique. Les premiers suppliciés sont des hommes obscurs: c'est un serviteur de l'ancien écoutète, Jean Vander Vicht; c'est un clerc nommé maître Urbain; mais bientôt la hache du bourreau n'épargne plus les têtes les plus illustres. Le 5 mars, messire Jean Breydel, ancien bourgmestre de Bruges, et le sire d'Aveluys, ancien maître d'hôtel de la duchesse Marie partagent le sort de plusieurs membres des métiers atteints par les mêmes accusations. Roland Lefebvre, receveur général de Flandre, est traîné au Steen: une sentence d'exil frappe Pierre Lanchals, Georges Ghyselin, Jacques de Heere, Jacques de Vooght, le bâtard de Baenst; Corneille Metteneye est condamné à six mois de captivité dans une prison où la lumière ne pénètre point.

A Gand, de semblables rumeurs de trahison avaient troublé la paix publique. On y alla même, si l'on peut ajouter foi au récit très-douteux de Pontus Heuterus, jusqu'à retenir un moment prisonnier le comte de Romont.

Il est plus certain que le 17 avril 1483 (v. st.), les trois membres de Flandre, réunis à Gand, présentèrent au jeune duc Philippe un long mémoire par lequel ils déclaraient contester à Maximilien le droit de présider les assemblées de l'ordre de la Toison d'or, aussi bien que celui de porter les titres et les insignes des nombreux Etats de la maison de Bourgogne. L'irritation qui régnait parmi les communes devenait de plus en plus vive, lorsque le grand bâtard de Bourgogne arriva à Bruges, où on le reçut avec de grands honneurs (19 mai 1484). Il venait, au nom du roi Charles VIII, tenter un dernier effort pour le rétablissement de la paix.

Dès le 5 décembre 1483, Charles VIII, en promettant aux villes de Flandre qu'il serait sursis pendant dix ans aux droits de ressort et d'appel revendiqués en matière criminelle par le parlement de Paris, avait annoncé l'intention de respecter les priviléges du pays de Flandre, «hanté et fréquenté de marchands étrangers plus que nul pays qui soit deçà la mer Océane.» Cette déclaration importante n'était que le préliminaire d'une alliance plus étroite entre la France et la Flandre. Les états généraux devaient se réunir à Tours, et, quel que fût le peu de durée de leur session, ils allaient former une véritable assemblée nationale, investie d'une puissance incontestée. Les états de Flandre et de Brabant s'adressèrent aux états généraux de Tours pour réclamer leur appui et le maintien du traité d'Arras. D'états à états, les négociations étaient aisées à mener à bonne fin: leur premier résultat était l'intervention du roi de France. Il était douteux toutefois que Maximilien consentît à l'accepter, même après avoir échoué dans son expédition en Flandre. Le grand bâtard de Bourgogne, qui s'était rendu à Bruxelles pour la lui offrir, obtint à grand'peine que les chevaliers de la Toison d'or transféreraient le siége de leurs délibérations à Termonde.

Le 12 juin 1484, douze chevaliers de la Toison d'or, investis d'un droit souverain d'arbitrage par les statuts de l'ordre, en tout ce qui touchait à l'honneur et aux devoirs de ses membres, se réunirent aux bords de l'Escaut, dans cette même ville qui fut, en 1566, le berceau de la confédération des nobles contre Philippe II: c'étaient Jean de Lannoy, Adolphe de Ravestein, Louis de la Gruuthuse, Engelbert de Nassau, Wolfart de Borssele, Jacques de Romont, Jean de Ligne, Pierre de Boussut, Baudouin de Molembais, Martin de Polheim, Claude de Toulongeon et Philippe de Beveren. Ils déclarèrent que toutes les discordes qui avaient séparé les chevaliers devaient être oubliées, que Maximilien avait cessé d'être chef de l'ordre, mais qu'il continuerait à le présider pendant la minorité de son fils; qu'ils étaient d'ailleurs d'avis qu'il devait renoncer, tant dans l'ordre qu'autrement, aux titres et aux armoiries qu'il portait sans y avoir droit. Là s'arrêtait la juridiction des chevaliers: les difficultés commencèrent quand ils voulurent aborder, en présence des députés de Maximilien et de ceux des états de Flandre, la discussion des autres questions litigieuses: d'un côté le contrat de mariage de Marie de Bourgogne était sans cesse allégué comme un titre imprescriptible; de l'autre, on invoquait le droit naturel, le droit civil, le droit politique, la volonté même de Marie manifestée, disait-on, dans l'acte qui en avait été la dernière expression. Il fut impossible de s'entendre, et les conférences se terminèrent sans qu'on pût espérer de les voir reprises; car Guillaume Rym, l'un des députés des Gantois, «qui estoit, dit Olivier de la Marche, leur idole et leur dieu,» avait déclaré «qu'ils n'avoient point d'ordre d'accepter une aultre fourme.» Maximilien répétait aussi qu'il saurait bien, malgré les rebelles de Gand, recouvrer la tutelle de son fils, et il ne resta aux communes flamandes qu'à s'assurer l'alliance du roi de France par un traité qui fut signé le 25 octobre 1484.

Maximilien ne se croyait plus lié par la paix d'Arras. Il lui semblait que la mort de Louis XI et ses propres victoires en Hollande l'avaient affranchi des serments qu'il n'avait prêté que par contrainte, aussi bien à Gand qu'à Hoogstraeten. La minorité de Charles VIII favorisait ses desseins, et ce fut afin de susciter de nouveaux obstacles à la régence d'Anne de Beaujeu qu'il adressa ses réclamations aux princes du sang, déjà prêts à former une autre ligue du Bien public. Il cherchait aussi à conclure d'étroites alliances avec le roi de Castille, les ducs de Bretagne et de Lorraine, excitait les habitants de la Bourgogne à le soutenir et traitait avec le sire de Neufchâtel pour qu'il se déclarât en sa faveur.

En même temps, Maximilien réunissait à Malines une armée destinée à porter la guerre en Flandre. Sa première entreprise fut dirigée contre Termonde: Jacques de Fouquesolles et d'autres hommes d'armes, déguisés les uns en marchands, les autres en moines, se présentèrent devant cette ville le 26 novembre, au point du jour; mais dès qu'on les eut laissés entrer, ils tirèrent leurs armes et s'emparèrent de la porte. Maximilien, qui s'était placé en embuscade avec huit cents hommes à cheval, se hâta d'accourir. Ce fut en vain que les bourgeois tentèrent les chances défavorables d'un combat, où l'un des fils du comte de Zollern fut tué; on les poursuivit jusqu'à la place du Marché. Maximilien, qui connaissait toute l'importance de la ville de Termonde, s'efforça toutefois de se les attacher en défendant de piller leurs biens, et leur laissa pour gouverneur le sire de Melun.

Le même jour, Jean de Coppenolle avait été chargé d'aller conduire des renforts à la garnison de Termonde. Il apprit bientôt qu'il était trop tard, et retourna à Gand annoncer que l'archiduc commençait la guerre.

Les communes de Flandre répondent à ce défi: celle de Gand court la première aux armes. Elle se souvient de ces longues luttes dans lesquelles elle a représenté la résistance du principe communal contre les usurpations des ducs de Bourgogne, et si elle choisit, en 1484, un vieillard pour partager avec Jacques de Savoie, investi des fonctions de lieutenant général, le commandement de son armée, il ne faut point s'en étonner, puisque ce vieillard est Thierri de Schoonbrouck, qui, trente et une années auparavant, était le chef des Gantois à la bataille de Gavre.

Seize mille Flamands avaient envahi le Brabant et parcouraient librement tout le pays situé entre Alost et Halle. Les échevins de Bruxelles avaient reçu l'ordre d'armer les bourgeois pour les repousser. Ils déclarèrent que rien ne pourrait rompre l'amitié qui existait entre leur ville et celle de Gand. Maximilien, mécontent des magistrats, crut mieux réussir en s'adressant à l'assemblée du peuple; mais il n'en obtint qu'avec peine quelques acclamations douteuses, achetées par la corruption.

Cependant Maximilien se préparait à se rendre en Hainaut pour y ranimer quelque zèle en sa faveur, lorsque, arrivé à Ath, il vit se présenter à lui une occasion d'augmenter sa puissance, non moins favorable que celle qu'il avait trouvée le 26 novembre dans la négligence des habitants de Termonde. La ville d'Audenarde avait été à toutes les époques de notre histoire le point le plus important de notre topographie stratégique. Si Termonde dominait l'Escaut au nord de Gand et défendait la frontière du Brabant, Audenarde commandait le fleuve du côté où il était le plus facile d'attaquer les Gantois: c'était d'ailleurs une position à laquelle les communes flamandes ajoutaient un grand prix, parce qu'elle leur était nécessaire pour assurer leurs communications avec la France.

Audenarde possède deux citadelles: la plus redoutable, celle de Bourgogne, a pour capitaine Pierre Metteneye; l'autre, qu'on nomme le château de Pamele, obéit à Gauthier de Rechem. Celui-ci a fait offrir à Maximilien de lui livrer la ville. Dans les premiers jours de janvier, l'archiduc quitte Ath avec quatre cents chevaux et seize cents fantassins. Laissant à quelque distance son arrière-garde avec Philippe de Clèves, il met pied à terre et attend patiemment l'heure où il doit se montrer. Elle arrive bientôt: le château de Pamele lui est ouvert; au même moment, Philippe de Clèves, qui s'égare dans les ténèbres, se présente devant la porte de Tournay. Ses trompettes répondent à celles de Maximilien, et le château de Bourgogne, enlevé par une surprise que Pierre Metteneye n'a point prévue, partage le sort du château de Pamele.

Maximilien s'applaudissait de ses succès, lorsqu'il reçut des lettres où Charles VIII lui reprochait vivement de ne pas avoir voulu soumettre ses différends avec les communes de Flandre au jugement des pairs ou à celui du parlement, et d'avoir préféré «la voye de fait à la voye de justice.» Le roi de France ajoutait qu'il n'ignorait pas que son intention était de s'allier aux Anglais pour recouvrer les pays cédés par le traité d'Arras comme dot de sa fille Marguerite, et qu'il était bien résolu à prendre la défense des communes de Flandre si les attentats dirigés contre elles ne recevaient une réparation immédiate.

La réponse de Maximilien fut un refus; ce n'était pas à Audenarde qu'il pouvait signer la restitution de Termonde.

Charles VIII avait renouvelé, le 5 février 1484 (v. st.), sa promesse d'aider les Flamands contre tous. Le 26 du même mois, un nouveau traité d'alliance la confirma, et peu après Jean de la Gruuthuse se rendit à Paris pour y obtenir l'appui d'une armée dont le commandement devait être confié au sire de Crèvecœur.

Pendant ces négociations, le comte de Romont s'était retranché avec les milices flamandes entre Eenhaem et Audenarde, afin de protéger la ville de Gand contre Maximilien, qui avait employé l'hiver à mander de toutes parts des hommes d'armes. Il était aisé de prévoir qu'il se hâterait d'ouvrir la campagne avant que l'intervention de Charles VIII vînt neutraliser ses forces et ses ressources. Le 5 avril 1485, troisième jour de Pâques, Jean de Ligny saccagea Grammont. Deux jours après, le comte de Nassau s'empara du bourg de Ninove, qui fut également dévasté. Ce fut sous ces auspices favorables que Maximilien se dirigea vers l'armée du comte de Romont; mais elle occupait une forte position, et il jugea peu prudent de l'attaquer dans son camp. Après quelques escarmouches sans résultats, il se retira vers Alost en incendiant le pays. La retraite de Maximilien enhardit les Gantois. L'un de leurs chefs, Adrien Vilain, sire de Rasseghem, quitte le camp d'Eenhaem avec trois mille Gantois et s'approche d'Audenarde, espérant attirer la garnison dans les embûches qu'il lui a préparées. Cependant le sire de Maingoval, que Maximilien a laissé dans cette forteresse, a deviné sa ruse: il en profite, sort des murailles comme s'il l'ignorait, et par une fuite simulée amène lui-même les Gantois jusqu'aux portes d'Audenarde. Ils se croyaient vainqueurs quand une décharge générale de l'artillerie de la forteresse foudroya leurs rangs épais: toute la garnison saisit ce moment de désordre pour les assaillir. Il ne se rallièrent qu'avec peine en abandonnant trois cents morts et deux cent vingt prisonniers. Adrien Vilain avait reçu un trait qui lui traversa le visage; mais ce qui semait parmi les Gantois le plus de honte et de désespoir, c'était la perte de leur grande bannière tombée au pouvoir des ennemis. Ils quittèrent précipitamment leur camp d'Eenhaem et rentrèrent à Gand.

Dès que Maximilien apprit ce succès, il envahit le pays de Waes avec son armée. Le château de Tamise fut emporté d'assaut et toute la garnison flamande mise à mort. Enfin, il poursuivit sa marche vers Gand et arriva devant la porte de Saint-Bavon, tandis que Daniel de Praet accourait d'Audenarde pour le seconder avec deux cents chevaux et huit cents hommes d'armes.

Le péril des Gantois devenait imminent. Le sire de Crèvecœur avait perdu un temps précieux à parlementer avec les magistrats de Tournay, qui refusaient de le recevoir afin de conserver leur neutralité: il n'hésita plus à s'avançer vers Deinze, en ordonnant aux autres capitaines français de se hâter de l'y rejoindre. Néanmoins, l'archiduc espérait devancer l'armée de Charles VIII et remporter un avantage décisif avant son arrivée. Il ne s'était pas trompé. Les Gantois préféraient à la honte de voir insulter leurs murailles un combat que la prudence leur commandait d'éviter, puisqu'ils gagnaient tout à attendre; et aussitôt que de leurs remparts ils aperçurent les bannières allemandes qui flottaient dans la plaine, ils prirent les armes et se firent ouvrir les portes.

La première sortie des Gantois est repoussée; la seconde ne sera pas plus heureuse. Le sire de Hornes, remarquant leur audace et leur témérité, ne réussit que trop aisément à les entraîner de nouveau dans une embuscade. Les Gantois, surpris de tous côtés, perdent quatre cents des leurs et se replient en désordre, tandis que le comte de Nassau et les sires de Berghes et de Ligny se précipitent avec leurs hommes d'armes à leur poursuite. En vain Jean de Coppenolle cherche-t-il, en renouvelant la lutte par un effort désespéré, à favoriser la retraite de ses concitoyens. L'armée de Maximilien arrive auprès des remparts de Gand avec les fuyards, et elle y aurait pénétré avec eux, si le grand doyen Eustache Schietcatte n'eût fait fermer les portes et baisser les herses.

Un grand nombre de Gantois avaient péri sous les yeux de leurs frères sans qu'on pût les secourir; mais la ville de Gand était sauvée. Maximilien s'éloigna: à peine avait-il atteint Termonde, qu'il apprit que Philippe de Crèvecœur était entré à Gand avec huit mille fantassins, six cent cinquante lances et trente-six canons. Au même moment, le duc de Lorraine et Guillaume de La Marck se préparaient à soutenir la rébellion de plus en plus prochaine des communes de la Meuse. Maximilien ne conservait, entre le Rhin et la mer, que le Brabant et le Hainaut, et déjà Charles VIII annonçait, dans des lettres adressées aux états de ces pays, son intention de l'y poursuivre. «Nous vous prions et requérons, leur écrivait-il le 27 mai 1485, que veuilliez départir de favoriser nostre père et cousin l'archiduc d'Autriche au préjudice de nostre frère et de nos subjects du pays de Flandre; autrement nous y pourvoyerons comme il appartiendra.»

Nous ne connaissons point la réponse des états de Brabant et de Hainaut. Celle de Maximilien fut fière. «Je ne me sçay, mandait-il au roi de France, trop esmerveiller de semblables lettres et crois qu'elles procèdent de mauvais conseil. Chacun sçait bien le tort que ceux de Flandres m'ont faict jusqu'à cette heure, d'avoir détenu mon fils par force; toutefois, j'espère briefment le mettre hors de la captivité en laquelle il a esté détenu. Au regard des requestes que faites à mes sujets, elles vous peuvent plus tourner à honte que à moy à dommage; elles ne me donneront crainte pour me abstenir de faire ce que je dois.» (25 juin 1485.)

Un court espace de temps, celui qui s'est écoulé entre ces deux lettres, a changé la situation des choses. L'armée de Charles VIII occupe les murs de Gand; mais les Français, que la Flandre a appelés comme des alliés, maltraitent les bourgeois comme s'ils eussent été non leurs hôtes, mais leurs ennemis. Des haines séculaires se réveillent, et le sire de Crèvecœur cherche enfin à les apaiser. On oublie qu'il est l'un des plus grands capitaines du quinzième siècle, celui qui contribua plus que personne à rétablir la discipline dans les armées, et qui régla le premier les manœuvres stratégiques de l'infanterie, cet élément de la puissance militaire trop longtemps méconnu; on se souvient uniquement avec quelle déloyauté, ami et complice d'Hugonet et d'Humbercourt, il a trahi Marie de Bourgogne pour embrasser le parti de Louis XI et diriger contre la Flandre l'armée qui fut vaincue à Guinegate. Le hasard met le comble à l'agitation des esprits. Le sire de Crèvecœur ayant engagé le duc Philippe à monter à cheval et se montrer au peuple, le bruit se répand aussitôt que les Français se préparent à enlever le jeune prince et à l'emmener en France. Le peuple y ajoute foi. Telle est l'irritation qui l'anime, que le sire de Crèvecœur juge prudent de quitter la Flandre et de se retirer sous les remparts de Tournay, abandonnant toute son artillerie entre les mains des bourgeois de Gand (11 juin 1485).

Les partisans de Maximilien se hâtèrent de mettre à profit ces querelles et ces divisions. Le 1er juin 1485, tout le peuple de Bruges était réuni sur la place du Bourg, pour suivre pieusement une procession destinée à appeler la protection du ciel sur la Flandre, lorsqu'on apprit que les portes de la ville avaient été livrées aux mercenaires de Maximilien. Au même moment on vit arriver, au grand trot de leurs chevaux, le comte de Nassau, les sires de Montfort, de Tinteville et d'autres chevaliers accompagnés d'une troupe nombreuse de reîtres allemands, et, au milieu d'eux, messire Jean de Houthem, chancelier de Brabant. Un héraut les précédait. «Ecoutez, écoutez!» cria-t-il à la multitude, surprise et saisie de terreur. Le chancelier de Brabant prit aussitôt la parole, et expliqua à haute voix, en rappelant les longues guerres et les discordes qui avaient attristé la Flandre depuis la mort de Charles le Hardi, combien il était juste que Maximilien possédât plutôt que tout autre la tutelle complète et entière de son fils. «Que voulez-vous? dit-il en terminant, la paix ou la guerre?» Il ne fallait pas songer à délibérer librement. Tous répondirent: «La paix.»—«Reconnaissez-vous Maximilien pour mainbourg?» ajouta le chancelier.—«Oui! oui!» répliqua le peuple. Messire Jean de Houthem exposa ensuite les conditions auxquelles l'archiduc consentait à confirmer les priviléges de la ville: les unes se rapportaient à des amendes pécuniaires, d'autres à une amnistie dont étaient exclus dix bourgeois, qui furent immédiatement conduits au Steen, comme prévenus d'avoir favorisé la rébellion. Il faut nommer parmi eux Louis de la Gruuthuse, qui avait servi fidèlement le duc Philippe, en protestant contre les cruautés du sire de Blamont, et qui, après avoir sauvé la liberté ou la vie à Charles le Hardi, avait contribué plus que personne à affermir l'autorité chancelante de Marie de Bourgogne.

Dès que Maximilien apprit ce qui s'était passé, il aborda dans le Zwyn. L'Ecluse lui ouvrit ses portes, et il se rendit sans délai à Bruges, où son entrée eut lieu avec une grande pompe le 21 juin.

Le même complot s'ourdissait à Gand. Il y était dirigé par un signataire du calfvel de 1468, le grand doyen Matthieu Peyaert, qui comptait de nombreux amis parmi les bouchers et les poissonniers. Sept jours après la surprise de Bruges, le mouvement qu'il avait préparé éclata à Gand aux cris de: «Paix! paix! Autriche et notre jeune prince!» On arrêta aussitôt Guillaume Rym, Daniel Onredene, Adrien Vilain et Jean de Coppenolle. Les deux premiers furent conduits au supplice le 13 juin. «Or pouvez à ce connoître, observe Olivier de la Marche, quelle seureté on a à servir le peuple; car Guillaume Rym avoit plus grande voix à Gand et plus grand crédit que n'avoit le prince du païs, ne les plus grands de Flandres; et soudainement changèrent de propos et tous en généralité consentirent à sa mort: et sur le hourt on luy laissa faire ses remontrances; mais oncques personne ne répondit, et dict ledict Guillaume sur ses derniers mots: Ou vous ne me répondez point, ou je suis devenu sourd.»

Quoi qu'en ait écrit Olivier de la Marche, le peuple répondit aux dernières paroles de Guillaume Rym, mais ce ne fut que lorsque le bourreau eut achevé son office. La vue du sang l'émut plus puissamment que l'appel du vieillard, qui aimait mieux se croire sourd que de reconnaître l'ingratitude populaire: il fallut, pour calmer les bourgeois, qu'on ouvrît les portes des prisons. Adrien Vilain se retira à Tournay et Jean de Coppenolle en France, où Charles VIII le créa son maître d'hôtel avec six cents francs de pension.

Ce fut dans ces circonstances que les états de Flandre chargèrent l'abbé de Saint-Pierre, Philippe de Beveren, Paul de Baenst, Richard Uutenhove et Adrien de Raveschoot, de se rendre à Bruges pour arrêter avec Maximilien les conditions de la paix. Elle fut conclue le 28 juin 1485.

L'archiduc y était reconnu pour mainbourg de la personne de son fils et du comté de Flandre. Il s'engageait à confirmer tous les priviléges généraux et particuliers.

Il était convenu que lorsqu'il se rendrait à Gand il n'y pourrait pas amener plus d'hommes d'armes avec lui qu'il n'en avait à Bruges pour la garde de sa personne.

On devait lui remettre son fils; mais il promettait de ne point le conduire hors de Flandre.

Toutes les sentences de bannissement prononcées contre les partisans de l'archiduc étaient annulées.

On lui accordait, comme indemnité pour les frais de la guerre, une somme payable en trois années, dont le chiffre n'était pas déterminé.

La pension de la duchesse douairière de Bourgogne était rétablie.

A ces conditions, l'archiduc octroyait une amnistie dont il exceptait ses principaux adversaires et tous ceux qui avaient fui hors de Flandre.

Le produit de la confiscation de leurs biens devait être employé à effacer les tristes résultats des désastres de la guerre.

Sur un tableau joint au traité se trouvaient désignés ceux que l'archiduc ne voulait point comprendre dans la paix. Les principaux étaient Jacques de Savoie, Wolfart de Borssele, Louis de la Gruuthuse, Léon de Masmines, Jean de Coppenolle, le grand doyen Eustache Schietcatte, Guillaume Moreel, Jean de Keyt, Jean de Riebeke et François de Bassevelde, tous les quatre anciens magistrats de Bruges.

Les temps étaient bien changés depuis que Baudouin le Bon parcourait la Flandre en rendant la justice une baguette blanche à la main: c'est d'une verge rouge, symbole de rigueurs et de vengeances, que Maximilien arme le bras du bâtard de Baenst, créé prévôt de Bruges, en lui donnant l'ordre de mettre à mort les prisonniers du Steen. Ainsi périrent successivement Jean de Keyt, qui avait été à diverses reprises bourgmestre de la ville, François de Bassevelde, fameux par la réponse énergique qu'il avait opposée en 1483 aux menaces de l'archiduc, et d'autres bourgeois accusés des mêmes délits de rébellion: leurs têtes sanglantes furent placées sur la pointe des tourelles inférieures des Halles.

Ce fut au milieu des tristes préoccupations de ces supplices que l'on demanda au sire de la Gruuthuse s'il désirait être interrogé par ses collègues de l'ordre de la Toison d'or; mais il répondit qu'il était bourgeois de la ville de Bruges, et qu'il ne voulait d'autres juges que ses magistrats. Louis de la Gruuthuse n'avait cessé d'exercer à Bruges, par ses vertus, son courage et la généreuse protection qu'il accordait aux lettres, la légitime influence à laquelle le duc Philippe lui-même avait rendu hommage pendant la guerre de Gavre: tel était le respect, telle était l'affection dont il était entouré, que Maximilien n'osa pas instruire publiquement son procès; il se contenta d'exiger une amende de trois cent mille écus, dont le comte de Nassau reçut le tiers, et chargea Olivier de la Marche de conduire le sire de la Gruuthuse au château de Vilvorde.

Cependant Maximilien avait quitté Bruges le 6 juillet 1485 pour se rendre à Gand. Le sire de Ravestein vint au devant de lui et lui amena son fils à Mariakerke. L'entrevue remplit les spectateurs d'émotion: l'enfant, qui depuis longtemps n'avait pas vu son père, ne le reconnut pas et fondit en larmes en recevant les baisers paternels.

L'archiduc d'Autriche avait fait annoncer aux Gantois par Matthieu Peyaert qu'il ne prendrait avec lui que six cents hommes, conformément au traité du 28 juin; mais loin de rester fidèle à sa promesse, il traversa la ville en se dirigeant vers le château de Ten Walle, déjà plus connu sous le nom de Princen-Hof, suivi d'une armée de cinq mille hommes d'armes commandés par Martin Dezwarte, fameux capitaine de Maestricht. Matthieu Peyaert, dont les discours avaient trompé les Gantois, fut récompensé de cette trahison comme d'une victoire; car l'archiduc l'arma chevalier. Les bourgeois n'en poursuivaient pas moins de leurs murmures et de leurs risées ce rude et grossier personnage qui s'en allait dans les rues sans oser toucher à la riche chaîne d'or qu'il avait reçue du prince, et ils prétendaient même que Maximilien, à défaut d'épée, lui avait donné l'ordre de chevalerie en le frappant de sa botte.

Les Gantois voyaient d'ailleurs avec anxiété les hommes d'armes étrangers que l'archiduc avait conduits avec lui, la plupart insolents, orgueilleux et avides. Trois d'entre eux avaient été arrêtés pour avoir outragé une femme: leurs compagnons les délivrèrent, et à ce bruit le mécontentement du peuple ne connut plus de bornes. Il courut aux armes et alla planter ses bannières sur le marché du Vendredi.

C'est en vain que Maximilien envoie ses conseillers pour essayer de calmer les bourgeois. Philippe de Clèves, malgré sa popularité, et l'évêque de Cambray, quoique protégé par la dignité de ses fonctions ecclésiastiques, ne peuvent plus se faire écouter. Le comte de Chimay soulève une opposition plus violente et ses jours sont en péril; Matthieu Peyaert, qui s'est joint à ses efforts, fuit avec lui. La colère des bourgeois a redoublé à la vue de la chaîne d'or qui leur rappelle sa trahison. «Délivrez-nous, criaient les Gantois, de ces Allemands que vous nous avez amenés, ou nous nous en délivrerons nous-mêmes.» Bien que la nuit fût venue, ils ne se séparaient point. Une vive inquiétude régnait à l'hôtel de Ten Walle. Maximilien chargea le comte de Nassau de veiller à la garde «du pont, là où on coupe les testes, qui estoit la droite venue des Gantois pour venir contre l'hostel du prince» (l'Hooftbrugge), et il se rendit dans l'appartement du sire de la Marche, son premier maître d'hôtel, afin d'être plus près des hommes d'armes allemands qu'il s'était hâté de réunir autour de lui.

Ainsi se passa la nuit: le lendemain, Maximilien se dirigea à la tête des Allemands vers l'hôtel de ville. Il était au marché de la Poissonnerie, lorsque les magistrats vinrent le prier de ne pas employer la violence, moyen qui eût entraîné l'effusion du sang et qui n'eût pas été sans danger pour l'archiduc lui-même. Deux notables bourgeois se rendirent à l'hôtel de ville et engagèrent le peuple à se retirer, mais il exigeait avant tout que Maximilien s'éloignât avec les siens. L'archiduc y consentit: les Gantois n'en restaient pas moins assemblés en grand nombre. «Il leur faut courir sus et les défaire, s'écria le comte de Nassau; par ce moyen, le prince sera perpétuellement seigneur et maître de toute la Flandre.» Philippe de Clèves combattait cet avis. «Lorsque vous aurez détruit Gand, disait-il à l'archiduc, vous aurez détruit la fleur et la perle de tous vos pays.» Et le soir arriva sans qu'aucune résolution eût été prise.

Cependant les Gantois s'approchaient et occupaient la place du Petit-Marché, située entre le Gravesteen et l'église Sainte-Pharaïlde. Ce mouvement agressif devait mettre un terme à l'indécision des conseillers de Maximilien; l'avis du comte de Nassau prévalut, et il fut décidé, à la grande joie des Allemands, que le lendemain, dès les premières heures du jour, l'on chercherait à tourner, par la Coupure, la position des Gantois, afin de pouvoir les attaquer plus avantageusement.

La lutte eût été terrible: elle fut prévenue par la retraite des corps de métiers, las d'avoir passé quarante-huit heures sous leurs bannières. Les échevins se hâtèrent de l'annoncer à l'archiduc en implorant sa clémence; ils devaient toutefois payer cette émeute plus cher qu'une longue insurrection. Une amende de cent vingt-sept mille écus d'or les frappa. Cent bourgeois furent exilés, trente-trois ne sortirent du Châtelet que pour être conduits au supplice. Maximilien avait de plus exigé une réparation solennelle: placé sur un trône et entouré des ambassadeurs des princes étrangers, il reçut, le 22 juillet 1485, les protestations d'obéissance et de fidélité des échevins «tous habillés de noires robes deschaintes,» puis il chargea le chancelier de Brabant de prendre la parole en son nom. Sa harangue fut une longue énumération des griefs du prince contre les Gantois, et il termina en déclarant que l'archiduc d'Autriche «avoit bien pensé mettre la ville à totale ruine par feu et espée, ne fust la pitié qu'il avoit des églises et des bonnes personnes qui sont illecq habitans.»

Le pensionnaire de Gand, qui répondit à ce discours, n'eut point d'éloges assez pompeux pour célébrer une si admirable clémence. Il avoua «qu'il n'avoit tenu qu'à rien que de la bonne ville de Gand l'on disist présentement: Cy fut Gand!» Ensuite les Gantois «crièrent merci et remirent à l'archiduc neuf chartes de priviléges qu'ils avaient reçues de Marie de Bourgogne, de Maximilien, de Philippe, de Louis XI et de Charles VIII.» Lesquels priviléges «furent brisés et coppés par maistre Nicolas de Rutre, audiencier.» Molinet ajoute: «Monseigneur demanda quelque chose du traité de Gavre,» triste souvenir qui, à Gand, s'associait toujours à la mutilation des libertés publiques.

Maximilien avait rétabli son autorité en Flandre: son titre de mainbourg avait été reconnu dans toutes les provinces de la domination bourguignonne. Ne craignant plus ni les communes de Flandre, ni celles de la Meuse, il n'hésitait pas à violer ouvertement le traité du 28 juin en envoyant son fils à Malines, et chargeait en même temps Frédéric de Montigny, l'un des meurtriers du sire de Dadizeele, d'aller enlever à Mézières le sire de La Marck et de lui faire trancher la tête. Son double succès de Bruges et de Gand avait étrangement développé son orgueil. Il s'était fait élire roi des Romains à Francfort, le 16 février 1485 (v. st.), et c'était du centre de l'Allemagne qu'il avait signé une charte pour reconstituer le Franc comme quatrième membre de Flandre.

Maximilien, ébloui du titre pompeux qui l'associait à l'autorité impériale et lui en assurait la transmission, s'abandonnait de plus en plus, avec une confiance sans limites, aux rêves de son ambition. Les flatteries de ses courtisans, les prophéties de ses astrologues et de ses devins lui présentaient sans cesse l'image éclatante des triomphes qui lui étaient réservés; il n'était point de projet qui ne le séduisît par quelque illusion, point d'illusion qui ne dominât sa faible raison, en y gravant d'altières espérances. Tantôt il voyait le roi de Hongrie, Mathias Corvin, l'illustre fils de Jean Huniade, réduit à lui céder son royaume, en fuyant chez les Turcs. Tantôt il songeait à se placer à la tête des Suisses pour chasser du duché de Milan la dynastie fondée par le bâtard d'un paysan de Cottignole, dont il devait plus tard épouser la petite-fille: de Milan il eût marché à la conquête du royaume de Naples; mais son premier dessein, le plus considérable de tous, était d'envahir la France, pour aller réclamer les armes à la main sa fille, appelée malgré lui à devenir reine de France. Ce n'était point, du reste, son unique grief contre Charles VIII, car il l'accusait d'avoir excité des troubles à Liége et d'avoir équipé quatorze grands navires pour soutenir la faction des Hoeks en Hollande. Pour réussir dans cette difficile entreprise, Maximilien comptait sur trente-deux mille chevaux qui devaient lui être envoyés par les princes allemands, indépendamment des hallebardiers, arquebusiers et autres combattants à pied, accourus de l'Empire, de la Lorraine et des ligues suisses. C'était dans les Pays-Bas qu'il devait commencer la guerre, et il espérait bien s'emparer en passant du temporel de l'évêché de Liége et du fief de l'abbé de Stavelot, sauf à continuer son œuvre en confisquant plus tard les priviléges de toutes les communes de Flandre qui lui avaient été hostiles.

Le roi de France avait retiré ses hommes d'armes des frontières: sa confiance dans la paix en abrégea la durée. Le sire de Montigny surprit Mortagne. Honnecourt et l'Ecluse partagèrent le même sort. Térouane fut escaladée par Salazar, et ce fait d'armes fut suivi de près d'une tentative dirigée contre Saint-Quentin. Maximilien avait attendu ces succès pour sommer le roi de France de l'aider et de le soutenir, conformément au traité d'Arras, si fréquemment invoqué dans des tendances tout opposées, en déclarant que le seul moyen de maintenir la paix était l'éloignement immédiat d'Anne de Beaujeu et de Philippe de Crèvecœur, qui avaient profité de sa minorité pour exciter par des lettres séditieuses les communes de Flandre, de Brabant et de Hainaut à s'associer à leurs «conspirations et machinations.»

Charles VIII justifia dans une réponse non moins altière la conduite de ceux que Maximilien accusait: «Ne avez cause de les chargier du faict de Flandres, car ce qui faict y a esté ce a esté par bon conseil... Le comté de Flandre est une des anchiennes pairies de France, et se avons voullu le tenir en paix comme prince et seigneur souverain, nous avons faict ce que debvions faire, et vous le contraire. Et quand ladite conté vous appartiendroit, ce que non, vous l'auriez confisquée par les desraisonnables termes que avez tenus.» Puis il rappelait que Maximilien avait chargé son échanson Philippe d'Allers de se rendre à Melun pour promettre en son nom de ne pas enfreindre la paix, et qu'il avait profité de la bonne foi du roi de France, qui avait retiré ses garnisons des frontières, pour surprendre Térouane et Mortagne et attaquer Saint-Quentin. Il lui demandait comment, après avoir violé le premier traité, il osait proposer d'en conclure un second, et repoussait énergiquement toutes les allusions qui s'adressaient à sa minorité et à sa jeunesse. «Sachez bien, disait-il, que ne sommes pas en si bas eage et ne avons pas si petite expérience que ne congnoissons véritablement ceulx qui nous font bien ou mal et que ne soyons bien délibérez de leur rénumérer et rendre quand le oportunité s'i pourra tourner, ainsi que bon prince poet et doibt faire en sa juste querelle.» Le roi de France annonçait de plus l'intention de ne pas rompre son alliance avec les Flamands, alors même qu'il se trouverait obligé de pénétrer sur leur territoire pour combattre les hommes d'armes de Maximilien.

Le roi des Romains répondit en ces termes au roi de France: «Très-cher et très-amé frère, nous avons reçeu certaines lettres de par vous, faites et forgées, comme croyons, par ceux qui à tort et sans cause nous ont en haine et malveillance. Ainsi n'avons point trouvé estre convenable d'y respondre, et sommes délibérés de non plus vous escrire ou faire nommer comme il appartient à vostre royale dignité, au cas que perséveriez en telles dérisions et insolences envers nous...» A cette lettre était joint un long mémoire des conseillers de Maximilien, qui attribuaient à leur maître le titre fort douteux de chef des rois chrétiens et qui reprochaient vivement aux conseillers de Charles VIII «la deshonneste forme et manière d'escrire à un tel roy qu'est le roy des Romains.» Ils reproduisaient, du reste, tous les griefs élevés contre Anne de Beaujeu, en l'accusant «d'avoir prins argent» de «ceulx de Gand,» menaçaient le roi de France de le déclarer déchu de tout droit de suzeraineté sur la Flandre, et justifiaient l'escalade de Térouane et de Mortagne, par l'appui que les Français donnaient aux Liégeois.

Maximilien, fidèle à sa politique, avait adressé aux princes du sang et à la ville de Paris son manifeste contre la régence d'Anne de Beaujeu. Il les y pressait de renverser son autorité et de former un conseil supérieur des princes du sang et des députés des états qui pourraient aviser au rétablissement de la paix, de concert avec les députés de l'Empereur: étrange hallucination, qui le portait à proposer à la France ce qu'en ce moment même il combattait en Flandre.

La réponse des échevins de Paris est du 2 septembre 1486. Ils y repoussent hautement les plaintes du roi des Romains, et le rendent seul responsable de la violation du traité d'Arras. En effet, il avait commencé la guerre «contre droit et raison en entrant par surprise en armes au royaume,» et il ne pouvait la continuer, ajoutaient-ils, «sans faire le grand dommage du pays de Flandre.» Il y a une connexion évidente entre cette déclaration et la réponse des ministres de Charles VIII, qui en avaient pris connaissance avant qu'elle fût remise au héraut d'armes Toison d'or. La commune de Paris ne pouvait être hostile à un système de gouvernement qui soutenait les communes flamandes.

Au conseil du roi, d'autres considérations rendaient les inimitiés plus vives. On ne pouvait souffrir qu'un prince étranger se prétendît supérieur à Charles VIII et lui refusât même le titre de roi; et à ce sujet le sire de Graville disait tout haut que si l'histoire se taisait sur les exploits des Allemands en France, elle avait conservé le souvenir de ceux de Charlemagne, qui avait conquis et soumis toute l'Allemagne.

Ce n'était que dans la faction des princes du sang que Maximilien pouvait espérer un appui. Le duc d'Orléans lui était favorable, et le duc de Bourbon, bien que frère du sire de Beaujeu, déclarait, en présence de Charles VIII, que le sire de Graville et ses amis «estoient cause de la guerre que faisoit le duc d'Austriche et du mescontentement qu'avoient les autres seigneurs du sang, et alléguoit qu'il estoit connestable et qu'à luy appartenoit l'exécution de la guerre, et qu'il s'en vouloit aller en Picardie pour résister à l'entreprise du duc d'Austriche et y trouver quelque bon appointement.» En effet, malgré tous les efforts que l'on tenta pour l'en dissuader, malgré ceux du roi lui-même, il se rendit en Picardie. Le duc de Bourbon était guidé par les conseils de quelques-uns de ses serviteurs, «fort grands mutins.» Le principal, le plus capable, le plus influent, était l'ancien ami de Charles le Hardi, devenu, en 1472, l'un des conseillers de Louis XI, Philippe de Commines, qui avait épousé en France la fille d'un maître d'hôtel du roi, beau-frère de la dame de Montsoreau, si fréquemment nommée dans les enquêtes relatives à l'empoisonnement du duc de Guyenne. Soit qu'il eût été inquiété au sujet de la révision des donations faites aux dépens du domaine royal, soit qu'il subît avec peine la haine et le mépris qui poursuivaient les anciens ministres de Louis XI, il conspirait, et la jeune royauté de Charles VIII allait rouvrir pour lui une de ces cages de fer, sombres monuments d'un règne dont il avait été à la fois le Séjan et le Tacite.

Enfin le moment arriva où Maximilien espérait envahir la France avec le secours des Français eux-mêmes, et se placer, par de mémorables succès, parmi les héros et les vainqueurs les plus glorieux. Dans son orgueil, il datait ses mandements de Lens, «première ville de nostre conqueste;» il avait, disait-on, été le premier qui eût songé à former la milice, depuis si célèbre, des lansquenets ou landsknechten, ce qui l'égalait à Jules César; et l'on ajoutait qu'il était au monde le seul prince qui connût à la fois toutes les ressources de l'art si difficile de la guerre. L'empereur Frédéric III s'était rendu lui-même en Flandre, afin que l'éclat du sceptre impérial ajoutât quelque chose à celui de cette grande expédition. Mais jamais projets plus audacieux n'aboutirent à un résultat plus déplorable. La faction des princes du sang rougit de s'armer pour livrer la France à ses ennemis, et l'on vit bientôt les Allemands et les Suisses que Maximilien avait recrutés abandonner ses drapeaux à défaut de solde. Les uns allèrent rejoindre les Français; d'autres cherchèrent à s'indemniser de leurs pertes en pillant le pays. Il ne resta à l'Empereur qu'à regagner l'Allemagne, et Maximilien, qui espérait, comme les confédérés de Bouvines, aller arborer l'aigle germanique sur le pont de la Calandre, non moins humilié quoiqu'il n'eût point combattu, fut réduit à implorer l'appui de ses propres sujets de Flandre et d'Artois qu'il méprisait naguère encore; mais les bourgeois de Saint-Omer lui répondirent qu'ils étaient résolus à conserver une stricte neutralité, et leur exemple fut suivi par les habitants de Lille et de Douay. Cette neutralité fut toutefois de peu de durée pour la ville de Saint-Omer, puisque les Français y entrèrent dès le 27 mai 1487. Deux mois après, le sire de Crèvecœur reconquit l'importante forteresse de Térouane (26 juillet), et ce premier revers fut suivi d'un second échec plus important et plus grave.

Les hommes d'armes allemands et bourguignons qui se trouvaient sous les ordres du comte de Nassau avaient voulu réparer la perte de Térouane en enlevant la ville de Béthune; mais ils se laissèrent surprendre et furent mis en déroute; près de neuf cents d'entre eux restèrent sur le champ du combat. Le comte de Nassau fut fait prisonnier, et avec lui Charles de Gueldre, Pierre de Hennin, Gérard de Boussut, Georges Vander Gracht, Charles et Philippe de Moerkerke, Jean de Commines, Jean de Praet, Jean d'Overschelde, bailli d'Ypres, Jacques de Heere, bourgmestre du Franc, et tous les principaux chevaliers du parti de l'archiduc.

Au moment où la défaite de Béthune couronnait la malheureuse tentative de Maximilien contre la France, on recevait en Flandre la nouvelle des désastres qui avaient terminé en Angleterre une autre expédition à laquelle le roi des Romains n'était point étranger.

L'Angleterre avait appris avec une extrême jalousie la conclusion du traité d'Arras, et l'on racontait même qu'Edouard IV était mort de douleur en voyant le Dauphin renoncer à sa fille pour épouser mademoiselle Marguerite de Flandre; mais les affreuses discordes du règne de Richard III ne s'effacèrent que pour élever sur une trône ensanglanté Henri de Richemont, qui devait tout à l'appui du roi de France.

Cependant la duchesse Marguerite de Bourgogne ne pouvait se consoler de la chute de la dynastie d'York; et elle se proposait de servir à la fois les intérêts de Maximilien et ceux de sa propre maison, en renversant la dynastie de Lancastre élevée par l'appui de Charles VIII. Une expédition considérable avait été réunie pour envahir l'Angleterre: elle devait comprendre deux mille hommes d'armes allemands, flamands et hennuyers, sous le commandement de Martin Dezwarte. Le comte de Lincoln et lord Lovel s'étaient rendus en Flandre pour arrêter avec la duchesse douairière de Bourgogne le plan de cet armement; et il avait été décidé que l'on profiterait d'une rumeur populaire relative à l'évasion de l'unique fils du duc de Clarence pour présenter d'abord aux Irlandais, puis aux Anglais, un imposteur qui n'emprunterait son nom que pour remettre la couronne, après la victoire, au comte de Lincoln, neveu par sa mère du roi Edouard IV et de la duchesse de Bourgogne, et déjà désigné par Richard III comme l'héritier présomptif du trône d'Angleterre. Le boulanger Lambert Simnel, proclamé roi à Dublin par une multitude égarée qui croyait retrouver dans ses traits ceux de l'infortuné duc de Clarence, aborda à Foudrey avec les hommes d'armes venus de Flandre, occupa le comté d'York, et rencontra les troupes de Henri VII à Stoke, aux bords de la Trent, où Martin Dezwarte périt avec le comte de Lincoln, après avoir vaillamment lutté pendant trois heures contre des forces de beaucoup supérieures aux siennes. Des armements non moins considérables avaient eu lieu en Angleterre pour repousser toute agression que Marguerite eût pu diriger vers les côtes de Kent ou de Suffolk; et il ne resta aux Allemands, réunis sur les rivages de la Flandre, qu'à s'embarquer pour la Bretagne, afin de prendre part à d'autres combats.

Maximilien, qui avait épuisé son trésor pour faire triompher Simnel, s'était retiré en Brabant. Non content d'altérer les monnaies, il écrivit aux états de Flandre pour réclamer des subsides, afin de faire face aux frais de la guerre; mais les états de Flandre, réunis à Termonde, et délibérant sans la participation des députés du Franc qu'ils refusaient de considérer comme quatrième membre, déclarèrent qu'ils désapprouvaient la guerre contre la France et désiraient maintenir le traité d'Arras de 1482. Les députés de Gand avaient même annoncé qu'ils voulaient que le soin de remettre le produit des subsides aux hommes d'armes fût désormais confié aux états, afin que Maximilien n'en fît point usage contre les intérêts mêmes de la Flandre. Ces représentations irritèrent de plus en plus le roi des Romains. Il répondit que si les états ne lui accordaient pas un nouvel impôt, il le ferait lever par ses commissaires; mais ses menaces n'émurent personne: la Flandre ne croyait plus rien avoir à redouter des hommes d'armes allemands depuis la défaite du comte de Nassau. Jean de Coppenolle se hâta de revenir à Gand. Adrien Vilain, qui avait été arrêté par les archers allemands à Lille, où il résidait de l'aveu de Maximilien, et qui se trouvait depuis lors prisonnier à Vilvorde, fut délivré par le sire de Liedekerke et rejoignit bientôt après Jean de Coppenolle, en protestant que, si l'on avait quelque chose à lui reprocher, il était prêt à répondre à toutes les accusations. Les magistrats, indécis sur ce qu'il y avait lieu de faire, envoyèrent au roi des Romains une députation composée de l'abbé de Saint-Pierre, de Josse de Ghistelles, de Paul de Baenst et d'Adrien de Raveschoot. Maximilien, bien moins puissant en ce moment qu'il ne voulait le paraître, confia le soin d'évoquer cette affaire au grand bâtard de Bourgogne et aux sires de Clèves et de Beveren; ils invitèrent les sires de Rasseghem et de Liedekerke à comparaître à Termonde, et trois gentilhommes vinrent à Gand se remettre comme otages, afin de répondre de la sûreté des accusés. Mais les doyens des métiers décidèrent unanimement que les sires de Rasseghem et de Liedekerke ne devaient pas se rendre à Termonde, puisqu'ils n'étaient justiciables que des magistrats de Gand, et ils saisirent cette occasion pour énumérer les griefs de la commune contre le roi des Romains.

«Nous voulons, disaient-ils dans leur déclaration, le maintien du traité conclu à Arras, le 23 décembre 1482, et nous ne consentirons point à la continuation de la guerre contre la France, source constante d'impôts toujours détournés de leur but.

«Nous voulons aussi le maintien du traité de Tournay du 13 décembre 1385, et il faut que les magistrats des villes conservent le droit de sonner les cloches, afin de chasser et de mettre à mort, s'il y a lieu, les ennemis du pays.

«Nous réclamons les priviléges que Maximilien nous a enlevés.

«Nous voulons soumettre à un sérieux examen les dépenses faites par la ville de Gand depuis la mort de Guillaume Rym.

«Nous voulons que l'on démolisse le pont qui se trouve à côté de l'hôtel de Ten Walle.»

C'était par ce pont que le comte de Nassau avait songé à s'avancer avec ses Allemands, lorsqu'il conseillait de détruire Gand en 1485.

Le peuple accueillit cette déclaration avec de vifs transports d'enthousiasme. Les partisans du roi des Romains sortirent de la ville, et tout l'argent qu'on trouva dans leurs maisons fut employé à réorganiser ces confréries des chaperons blancs et des compagnons de la Verte Tente, si célèbres autrefois, afin de chasser les Allemands qui erraient aux environs de Gand, en semant partout l'effroi et la désolation.

Les métiers, réunis en armes sous leurs bannières, envoyèrent des députés à Maximilien pour qu'il fît choisir, par ses commissaires, de nouveaux magistrats qui jurassent au duc Philippe et à la ville de Gand d'observer les traités de 1385 et de 1482, déclarant que s'il ne le faisait point, ils procéderaient eux-mêmes au renouvellement de l'échevinage, conformément au privilége de 1301; en effet ils désignèrent, peu de jours après, des commissaires qui élurent Adrien de Rasseghem, premier échevin de la keure.

Dans des circonstances à peu près semblables à celles de 1485, le roi des Romains ouvrit la guerre en essayant de nouveau de surprendre la ville de Termonde. Mais cette fois Philippe de Hornes, moins heureux que Jacques de Foucquesolles, fut repoussé par les bourgeois. Le sire de Liedekerke fut aussitôt créé capitaine de Gand, et toutes les villes de Flandre furent instruites de la rupture de la paix par de longues lettres où on les consultait sur ce qu'il y avait lieu de faire, en réclamant leur secours. Les Gantois n'avaient pris les armes, disaient-ils, que pour défendre leurs priviléges et maintenir la paix publique compromise par des mercenaires étrangers.

Maximilien s'était hâté de retourner en Flandre dès qu'il avait appris que les Gantois s'étaient avancés jusqu'aux portes d'Anvers, de Bruxelles et de Courtray; il était important qu'il maintînt dans l'obéissance les villes qui reconnaissaient encore son autorité. Ce fut dans ce but qu'il se rendit à Courtray et de là à Bruges, où il arriva le 16 décembre 1487.

Dans toute la Flandre, on regrettait vivement d'avoir vu s'évanouir les espérances qui reposaient sur la paix d'Arras. On se plaignait de ce que les charges publiques étaient devenues plus accablantes qu'elles ne l'avaient jamais été, et de ce que le cours de la justice était en quelque sorte suspendu par les soins de la guerre; mais ce qui excitait le plus de murmures, c'étaient les désordres commis par les hommes d'armes allemands qui ne recevaient pas de paye et qui, non contents de piller les bourgeois et les laboureurs, se plaisaient à répéter «que le temps estoit venu qu'ils baigneroient leurs bras au sang des Flamands.» Aussi l'alarme fut-elle grande à Bruges lorsqu'on y vit arriver la garde de Maximilien. On prétendait que le roi des Romains ne l'avait amenée avec lui que pour contraindre les habitants les plus opulents à lui livrer leurs richesses, et aussitôt après, assurait-on, la ville, privée de ses franchises, devait être abandonnée au pillage. Ces rumeurs semblaient d'autant plus menaçantes qu'il y avait à Bruges un grand nombre de vieillards qui se souvenaient du 22 mai 1437, et l'on vit la plupart des marchands étrangers se hâter d'émigrer et se retirer à Anvers. Un secret pressentiment annonçait aux bourgeois, raconte Nicolas Despars, que s'ils quittaient les foyers qui, après une résidence de quatre siècles, étaient devenus pour leurs familles une seconde patrie, c'était pour s'en éloigner à jamais.

Maximilien lui-même s'effrayait parfois de la résistance dont il voyait éclater de toutes parts les symptômes autour de lui. Un jour, il consentit à convoquer les états des diverses provinces, «de par decha,» et il entretint de son désir de rétablir la paix les députés d'Ypres, de Valenciennes, de Lille, de Douay, d'Orchies, de Bois-le-Duc, de Middelbourg, les seuls qui eussent répondu à son appel; un autre jour, il assura les doyens des métiers de Bruges qu'il partageait leur vœu de voir cesser la guerre et qu'il avait déjà obtenu un sauf-conduit, «afin d'aller vers le roi de France pour pratiquer la paix.» Telle est la situation des choses, lorsque, le 9 janvier 1487 (v. st.), le sire de Liedekerke, à la tête de six mille Gantois, parvient à s'emparer de Courtray. Trois jours après, Maximilien assemble de nouveau à l'hôtel de ville les doyens et les hooftmans de la commune de Bruges. Il leur fait connaître qu'il a envoyé à Gand quelques-uns de ses conseillers, mais que les Gantois ne veulent traiter qu'avec des mandataires appartenant par leur naissance à la Flandre. Il les prie de désigner les députés afin de chercher à rétablir la paix. Les hooftmans et les doyens y consentent; leur opposition ne se manifeste que lorsque le roi des Romains réclame un contingent de deux mille hommes et, de plus, un subside considérable pour défendre les frontières contre les attaques menaçantes des Français. Les représentants de la commune, craignant que ces préparatifs ne soient dirigés contre les Gantois, n'hésitent pas à rejeter ces demandes; ils répondent qu'ils n'ont aucun pouvoir à ce sujet, et que d'ailleurs ils veulent se tenir au traité d'Arras, protestant que si Maximilien s'y conforme lui-même, il trouvera toujours en eux de fidèles sujets. Ils insistent surtout pour qu'il congédie tous ses reîtres allemands, qui traitent une cité commerciale comme une ville prise d'assaut, et annoncent qu'afin de ne plus leur permettre de circuler librement avec leur butin, ils garderont eux-mêmes dorénavant les portes de la ville, se croyant assez puissants pour les défendre.

Le roi des Romains se préoccupait assez peu des plaintes des bourgeois, insultés par ses hommes d'armes; mais le moment n'était pas encore venu où l'arrivée des renforts, que le sire de Gaesbeke était chargé de réunir, devait lui permettre d'y renverser par la violence et la force toute autorité autre que la sienne. Il comprit aisément que la prétention de lui enlever la garde de la ville était destinée à mettre obstacle à ses projets, et il n'y eut rien qu'il ne fît pour obtenir qu'elle fût abandonnée. Les remontrances du président de Flandre, Paul de Baenst, et de l'écoutète Pierre Lanchals, ayant été inutiles, il se rendit lui-même à l'hôtel des échevins, accompagné d'une suite de cinquante chevaux; mais son insistance même accrut les soupçons; les doyens et les hooftmans persistaient dans leur résolution et exigeaient de plus en plus qu'à l'avenir chaque porte fût gardée par trois bourgeois et douze hommes des métiers.

Au milieu de ces discussions, les échevins de Gand recevaient en audience solennelle les députés de Bruges et d'Ypres; mais ceux du Franc, investis aux yeux des Gantois d'une autorité illégale, n'avaient pu obtenir de sauf-conduit. Le pensionnaire de Bruges, Jean Roegiers, porta la parole et rappela comment, dans les troubles de la Flandre, les différentes villes s'étaient mutuellement prêté le secours de leur médiation. Mais les magistrats de Gand répliquèrent qu'ils avaient déjà interjeté appel devant le roi de France, leur souverain seigneur, et que Maximilien, loin d'y répondre, avait violé le traité d'Arras, en faisant la guerre à Charles VIII. Ils ajoutaient que l'intervention des Brugeois et des Yprois était trop tardive puisque déjà plusieurs de leurs chaperons blancs avaient été mis à mort, et qu'ils ne leur reconnaissaient pas le droit d'intervenir comme médiateurs puisqu'ils avaient eux-mêmes violé le traité d'Arras. Ils leur remirent toutefois, en les priant de le communiquer aux communes de Bruges et d'Ypres, un long mémoire où ils exposaient énergiquement leurs griefs: la levée de taxes énormes dont on n'avait jamais rendu compte, l'appauvrissement de toutes les villes, l'appel d'une armée de mercenaires étrangers, le voyage du duc Philippe en Brabant au mépris d'une promesse formelle, la reconstitution du quatrième membre contre le vœu général du pays.

Ce fut le 24 janvier que les députés qui avaient été envoyés à Gand rentrèrent à Bruges. Ils se réunirent immédiatement à l'hôtel du roi des Romains et lui rapportèrent la réponse des Gantois. Maximilien s'en montra fort mécontent. Il les supplia de ne rendre public que le premier point des griefs allégués par les Gantois, qui renfermait une protestation assez vague en faveur des traités de 1385 et de 1482, et il fit même si bien que les magistrats consentirent à ajourner l'assemblée qu'ils avaient convoquée afin de délibérer sur la réponse qu'il convenait d'adresser aux bourgeois de Gand.

Il était toutefois impossible que le mémoire des Gantois restât longtemps inconnu, et Maximilien ne vit lui-même dans cette courte trêve, qu'il devait à la condescendance de quelques échevins de Bruges, qu'un motif de profiter du temps qui lui restait pour hâter l'exécution de ses desseins. Il se souvenait des conseils du comte de Nassau, et regrettait peut-être de ne pas avoir, selon l'expression du pensionnaire de Gand, détruit cette ville par le fer ou par le feu, de telle sorte que le voyageur eût inutilement cherché ses ruines au niveau de l'herbe. Les mêmes rêves de conquête, de domination par la force, par l'extermination et l'incendie, s'il était nécessaire, le tentaient à Bruges, et il avait écrit au sire de Gaesbeke qu'il se plaçât à la tête de ses cavaliers hennuyers et accélérât sa marche. Tous ses efforts tendaient depuis longtemps à rendre inutiles les mesures prises par les Brugeois pour leur défense, et on le voyait multiplier les prétextes de se faire ouvrir les portes de la ville, afin qu'il lui fût plus aisé de s'en emparer lorsque le moment serait venu. Le 10 janvier, le sire d'Ysselstein était passé par la porte de la Bouverie, avec six chariots et quatre cents piquenaires, et les Brugeois avaient conçu ce jour-là des soupçons de trahison que rien ne vint justifier. Maximilien semble toutefois renoncer à ces tentatives si inquiétantes, lorsqu'il invoque la médiation des Brugeois et en espère d'heureux résultats; mais aussitôt que leurs députés sont revenus de Gand, le soir même où ils lui ont rendu compte d'un message inutile, il reprend ses anciens projets et quitte inopinément le banquet qui lui est offert à l'hôtel de Richebourg, chez la veuve de Martin Lem, pour faire à cheval, à sept heures du soir, le tour des remparts, examinant avec soin le nombre des gardes qui veillent aux portes, s'arrêtant même parfois pour leur distribuer de l'argent. Le 27 janvier, il sort de Bruges avec ses fauconniers; le 28, autre chasse au vol. Enfin le 31 janvier, il reçoit en même temps la nouvelle que le sire de Gaesbeke est arrivé près de Bruges et l'avis que d'autres députés de Bruges, envoyés à Gand, ont échoué une seconde fois dans leurs démarches. Il n'y avait plus à hésiter. Maximilien rangea immédiatement ses Allemands en ordre de bataille avec leur artillerie dans la cour de son hôtel, et envoya des messagers, avec une escorte de trente fantassins, remettre au sire de Gaesbeke ses dernières instructions. Elles portaient qu'il devait se présenter immédiatement à la porte des Maréchaux.

Le même soir, le roi des Romains, accompagné du bourgmestre Jean de Nieuwenhove et d'un petit nombre de serviteurs, se rend à la porte qu'il a désignée au sire de Gaesbeke, et demande qu'on la lui ouvre: mais le bourgmestre donne en vain l'ordre qu'on lui obéisse. Les gardiens de la porte redoutent quelque trahison et s'y opposent sans qu'on puisse ébranler leur résolution. Les moments étaient précieux; il fallait agir avant que les bourgeois fussent instruits de ce qui se passait. Maximilien se hâta de se diriger vers la porte de Sainte-Croix, où l'attendaient Jacques de Ghistelles, Jacques de Heere et Corneille Metteneye, et de là vers la porte de Gand: il y éprouve le même refus. Il est plus heureux à la porte de Sainte-Catherine; elle lui est ouverte, et dès qu'il est sorti de la ville, il fait avertir le sire de Gaesbeke que c'est de ce côté qu'il doit se porter. Puis lorsqu'il juge qu'il a reçu l'avis qu'il lui a adressé, il rentre à Bruges et s'empare aussitôt du guichet; mais le cri des gardiens: «Trahison! trahison!» a été entendu; leurs concitoyens des rues les plus voisines accourent à leur secours et les aident à abaisser la herse avant l'arrivée du sire de Gaesbeke. Maximilien tente inutilement un dernier effort à la porte de la Bouverie: les barrières qui s'étaient fermées en 1437 devant le duc Philippe de Bourgogne ne devaient pas s'ouvrir devant le roi des Romains. Il ne lui reste qu'à fuir dans son hôtel; il y mande aussitôt Pierre Lanchals et les principaux bourgeois de son parti, et les presse de trouver le moyen de se rendre maîtres des portes de la ville.

Cependant le bruit de ce qui s'était passé à la porte de Sainte-Catherine s'était répandu de toutes parts, et les métiers courant aux armes occupaient déjà toutes les portes sous les ordres de leurs doyens. Le roi des Romains résolut alors, selon un récit contemporain, de faire mettre le feu aux quatre coins de la ville, espérant que le sire de Gaesbeke pourrait s'y introduire à la faveur de ce désordre; mais on arrêta facilement l'incendie et cette dernière tentative n'eut d'autre résultat que de rendre plus vive la haine du peuple.

Dès ce moment, la question devenait de plus en plus grave pour le roi des Romains; en cherchant une victoire qui devait le rendre l'arbitre de la vie et des biens des bourgeois de Bruges, il s'était exposé à une défaite qui devait nécessairement faire de lui leur prisonnier. Le sentiment de ce péril ne le quittait point, et la nuit durait encore quand il résolut de faire un dernier effort. Il avait appris que la porte de Gand était confiée à Matthieu Denys, doyen des charpentiers, qu'il croyait lui être plus favorable que tous les autres doyens, et se dirigea sans tarder de ce côté avec quelques-uns de ses partisans et quelques cavaliers allemands. Cependant toutes ses espérances furent déçues: Matthieu Denys rejeta avec de rudes et violentes paroles toutes les prières qui lui furent adressées. «Livrez-moi votre doyen,» s'écria alors le roi des Romains furieux, en s'adressant aux hommes des métiers qui entouraient Matthieu Denys, «livrez-moi votre doyen, et je vous comblerai de mes bienfaits.»—«Et nous, tant qu'il y aura une goutte de sang dans nos veines,» lui répondit énergiquement le porte étendard Adrien Demuer, «nous jurons de ne point l'abandonner.» Le roi des Romains insistait pour qu'on le laissât au moins sortir de la ville avec ses cavaliers allemands. On ne le lui permit point davantage; on craignait que son intention ne fût de rallier les garnisons de Damme et de l'Ecluse pour aller rejoindre la petite armée de ce sire de Gaesbeke en qui les Brugeois n'avaient pas cessé de redouter le vainqueur de Montenac et l'ennemi de Jean de Dadizeele, impatient de venger sur eux la mort de son père Jean de Hornes.

Maximilien espérait encore en ce moment que le peuple s'apaiserait; mais lorsqu'il apprit que l'irritation s'accroissait sans relâche, il tint conseil sur ce qu'il y avait lieu de faire. «Il faut, dit Salazar, que nous nous armions les premiers avant que ces vilains aient eu le temps de se réunir sur la place du Marché.» Cet avis fut adopté, et tandis que Pierre Lanchals faisait prévenir les bourgeois de son parti qu'ils se préparassent à le seconder, le roi des Romains se rendait à la place du Bourg, où il rangea tous les siens en ordre de bataille. Quelques heures s'écoulèrent; les bourgeois favorables à Maximilien ne se dirigeaient qu'en petit nombre vers la place du Bourg, où leur présence devait devenir un titre de proscription; ils n'amenaient point avec eux, comme ils l'avaient promis, le métier des brasseurs. La foule qui les suivait, inquiète et curieuse, observait avec anxiété les mouvements des Allemands, qui cherchaient à l'empêcher de se mêler à leurs rangs en simulant des évolutions de combat. Cependant elle augmentait de moment en moment, et les Allemands, se voyant serrés de plus près, baissèrent leurs lances pour la tenir éloignée, en criant: «Staet! staet! Arrêtez! arrêtez!» Le peuple comprit: «Slaet! slaet! Frappez! frappez!» Et se précipitant en désordre par toutes les issues du Bourg, il alla répandre dans tous les quartiers la nouvelle des projets menaçants des Allemands, tandis que les chanoines de Saint-Donat, partageant sa terreur, se hâtaient de cacher leurs joyaux dans le sanctuaire et d'appeler les clercs à préserver l'église du pillage. Les doyens des métiers et les hooftmans s'assemblent aussitôt aux sons du tocsin: ils chargent des messagers d'aller réclamer l'appui des habitants de Gand et d'Ypres, et pourvoyant en même temps eux-mêmes à la défense de la ville, ils se portent aux Halles avec quarante-neuf canons et cinquante-deux bannières. Une agitation extrême régnait sur la place publique, et rien ne contribua plus à l'accroître que l'arrestation de deux Mores attachés au service du comte de Zollern, que l'on accusait d'avoir été les instruments de la tentative d'incendie ordonnée par Maximilien. Mille voix répétaient qu'il ne fallait plus déposer les armes. Le roi des Romains, effrayé par ces démonstrations, s'était retiré dans son hôtel, en ayant soin de ne pas traverser la place du Marché. Mais il n'était personne qui ne crût que s'il avait reçu les secours que Lanchals et ses amis lui avaient promis, il n'eût tiré une vengeance terrible de son échec de la veille.

Le peuple cherchait Pierre Lanchals pour assouvir sa fureur; les armes que l'on découvrit dans sa maison parurent une nouvelle preuve des projets qu'on lui attribuait, mais Lanchals avait disparu, et son absence évita l'horreur d'un crime à la fin de cette journée si agitée. Le peuple s'était dirigé vers les Halles, pour y enlever les têtes sanglantes de Jean de Keyt et de François de Bassevelde des tourelles où elles se trouvaient, depuis près de trois années, exposées sur des piques, lorsque des conseillers du roi des Romains se présentèrent pour lui annoncer que Maximilien l'invitait à s'apaiser et lui pardonnait ses séditions. «Il est mille fois plus coupable que nous,» répliquaient les bourgeois en montrant les restes mutilés des défenseurs de leurs franchises.

Cependant on vit paraître sur la place du Marché le président de Flandre, Paul de Baenst. Il interrogea sur leurs intentions les bourgeois qui venaient de découvrir une nouvelle tentative du roi des Romains pour introduire à Bruges le sire de Gaesbeke: «Nous voulons, répondirent-ils tout d'une voix, que vous nous montriez le mémoire des Gantois sur les griefs du pays, mémoire qui vous avait été confié pour qu'il nous fût soumis, ce que vous n'avez point fait. Nous voulons qu'on nous donne un nouveau bourgmestre et un autre écoutète, au lieu de Jean de Nieuwenhove et de Pierre Lanchals, qui ont mérité d'être livrés à la justice.» Le roi des Romains accorda Josse de Decker pour bourgmestre et Pierre Metteneye pour écoutète, mais il ne consentit à leur remettre le mémoire des Gantois qu'après avoir essayé de les tromper en leur montrant le fragment qui avait été communiqué aux magistrats.

Le même jour, on annonça du balcon des Halles qu'une récompense de 50 livres de gros serait donnée à quiconque livrerait Pierre Lanchals et Jean de Nieuwenhove. Plus heureux que ceux ci, Salazar, que les communes accusaient d'avoir rompu la paix avec la France par l'escalade de Térouane et d'avoir conseillé l'armement de la place du Bourg, avait réussi à sortir des remparts de Bruges.

Le 4 février, Maximilien se décide à se rendre lui-même au milieu de l'assemblée du peuple. Il traverse la place du Marché en saluant courtoisement les bourgeois qui l'entourent, et monte avec Pierre Metteneye au balcon des Halles pour tenter quelque nouveau moyen de conciliation; mais il n'obtint que cette réponse: «Nous attendons les députés d'Ypres et de Gand.» Dès ce moment, le roi des Romains ne fut plus que le témoin muet, obscur, presque inaperçu de l'irritation profonde qui se manifestait contre ses conseillers. Il entendit lire une lettre des échevins de Gand, qui, en promettant leur appui aux Brugeois, leur annonçaient un succès important: la défaite et la mort du sire de Gaesbeke, qui s'était éloigné de Bruges pour surprendre Courtray et qui s'était lui-même laissé surprendre par le sire de Liedekerke. Ce ne fut qu'après avoir assisté à un long récit où les Gantois félicitaient les Brugeois de ce qu'ils pouvaient désormais se juger à l'abri de tout péril, ce ne fut qu'après avoir vu renouveler l'ordre de poursuivre des recherches actives pour découvrir ses partisans cachés à Bruges, que Maximilien descendit du balcon des Halles et passa au milieu des rangs serrés des bourgeois dont les acclamations n'avaient pas cessé de retentir.

Le lendemain, de nouvelles lettres arrivèrent de Gand, où Adrien de Rasseghem venait de déchirer, dans une assemblée générale de la commune, le calfvel du 22 juillet 1485. On y engageait les bourgeois de Bruges à ne pas se séparer et à ne pas se laisser tromper par les belles paroles du roi des Romains, mais à le bien garder jusqu'à ce que les députés des trois membres fussent réunis. On les invitait aussi à s'assurer de la personne des principaux conseillers de Maximilien et de ses partisans les plus connus, parmi lesquels se trouvaient cités les abbés de Saint-Bertin et de Saint-Benigne de Dijon, Jacques de Ghistelles, Jean de Nieuwenhove, Pierre Lanchals, George Ghyselin, Roland Lefebvre, Jacques de Heere, Thibaut Barradot, Paul de Baenst. A ces noms était joint celui de Matthieu Peyaert, qui s'était enfui de Gand.

Ces lettres furent reçues avec enthousiasme: l'on dressa aussitôt sur la place du Marché des tentes et des pavillons pour préserver du froid les bourgeois qui ne devaient plus la quitter, et comme le bruit s'était répandu que Maximilien s'était enfui de Bruges, on l'invita à se rendre aux Halles pour mettre fin à ces rumeurs. Il fit le tour de la place du Marché à cheval et vêtu de drap d'or, et chacun des métiers tira un coup de canon pour lui rendre honneur. Cependant lorsqu'il déclara qu'il ne songeait pas à s'éloigner, et que si l'on en doutait on pouvait placer dans son hôtel autant de gardes qu'on le jugerait utile, on lui répondit qu'on allait examiner sa proposition; cette délibération dura une demi-heure, pendant laquelle on ne vit pas un seul bourgeois s'approcher du roi des Romains. Enfin on vint lui annoncer la décision qui avait été prise: on le priait de vouloir bien résider au Craenenburg aussi longtemps que se prolongerait l'assemblée des bourgeois (5 février 1487, v. st.).

Le Craenenburg formait la plus belle habitation qui s'élevât sur la place du Marché: c'était là que les princes avaient coutume de se placer pour assister aux fêtes et aux tournois. En 1488, le Craenenburg appartenait à un riche marchand nommé Henri Nieulant, l'un de ceux qui, à une autre époque, s'étaient constitués les cautions du roi des Romains pour des sommes considérables. Les Brugeois se souvenaient-ils de ces lois primitives d'Athènes et de Rome qui livraient au créancier le débiteur infidèle à ses engagements.

Maximilien, enfant, avait été réduit, par une insurrection des habitants de Vienne, à s'enfermer dans une citadelle. Une autre insurrection réalisait pour lui les terreurs et les périls que lui avait laissé entrevoir sa mauvaise fortune. Ses regards se portèrent-ils vers la prison où avait langui Louis de Nevers? Plus près du Craenenburg se trouvait la chapelle de Saint-Amand qui vit les aventures de Louis de Male, autre victime du courroux populaire.

Les députés de Gand ne tardèrent point à arriver à Bruges; les principaux étaient Philippe Vander Zickele, Jean de la Kéthulle, Josse Vander Brughe, Jean Uutenhove, Gerolf Van der Haghe. Ils amenaient avec eux un corps de deux mille hommes, mais ils consentirent à le laisser hors de la ville, sur les instances des marchands étrangers restés à Bruges, qui redoutaient une autre journée du 3 mai 1382. Tous les métiers s'étaient réunis sur la place du Marché pour les recevoir, et dès qu'ils y parurent, on les salua par une décharge générale de l'artillerie. Les mêmes honneurs furent rendus aux députés d'Ypres, et les délibérations des trois membres du pays commencèrent aussitôt. Quelques-uns espéraient qu'elles ramèneraient promptement la concorde et l'union. Pendant trois jours la châsse de Saint-Donat fut solennellement exposée au milieu du chœur de la cathédrale, et le peuple fut invité à venir se joindre aux prières du clergé pour que la paix fût rétablie entre Maximilien et les états; mais rien n'était plus difficile que d'y parvenir, tant les griefs étaient nombreux.

Le mandat des représentants de la commune de Gand renfermait quatre demandes principales: la première, que le duc Philippe fût conduit en Flandre; la seconde, que le Franc cessât de former le quatrième membre; la troisième, que le renouvellement des échevinages eût lieu au nom du duc Philippe et des trois membres de Flandre; la quatrième, que les bourgs fussent de rechef soumis à l'autorité des trois bonnes villes. Le lendemain ils ajoutèrent qu'on pouvait, en renouvelant les échevinages, joindre au nom du duc Philippe celui du roi de France, souverain seigneur de Flandre, et insistèrent pour que l'on déclarât que le roi des Romains n'avait aucun droit à la tutelle de son fils et qu'il s'en était montré indigne, ce qu'ils établissaient par une énumération de quarante griefs; quelques bourgeois de Bruges craignaient de se montrer trop hostiles à un prince illustre, qui de plus était le père du légitime héritier des comtes de Flandre; mais leur hésitation céda à des remontrances plus pressantes.

Les députés des communes, qui accusaient le roi des Romains et le retenaient prisonnier, invoquaient en leur faveur le droit féodal. En effet, si Charles VII était intervenu en 1452 aux conférences de Lille, comme seigneur souverain et comme légitime arbitre des discordes du prince et de ses sujets, Charles VIII ne s'appuyait pas sur d'autres bases pour faire reconnaître sa médiation; mais il l'avait manifestée sous une forme plus active et plus énergique. Charles VII, en abandonnant les communes flamandes, avait élevé si haut la puissance des ducs de Bourgogne qu'il avait fallu, pour les empêcher d'absorber la monarchie française, d'un côté l'habileté perfide de Louis XI, de l'autre la folle témérité de Charles le Hardi. Charles VIII protégeait la Flandre en présence d'un autre péril dont la réalisation n'était pas éloignée: la réunion des Pays-Bas à l'Allemagne. Pour fortifier son autorité, il soutenait parmi nous les libertés communales; ce n'était qu'à ce titre que les états de Flandre acceptaient une intervention qui les constituait les juges légitimes de leur seigneur, seul coupable du délit de rébellion, puisqu'il résistait à son suzerain.

Le 17 janvier 1487 (v. st.), Charles VIII, rappelant l'influence que Gand exerçait sur toute la Flandre, avait autorisé les échevins de cette ville à battre de la monnaie d'or et d'argent, et à désigner les magistrats et les officiers qui devaient rendre la justice au nom de Philippe, mineur et prisonnier des ennemis du roi, et ce fut en vertu de cette déclaration que les députés de Gand créèrent à Bruges de nouveaux échevins, parmi lesquels il faut citer Jean de Riebeke et Jacques Despars.

Le 18 janvier, Charles VIII écrivit aux autres membres pour les engager à suivre l'exemple de Gand.

Par une autre charte, il confirma tous les priviléges des Gantois.

Enfin le 27 janvier, il ordonna à ses baillis de citer tous les officiers qui continueraient à gérer leurs offices au nom de Maximilien, qui avait usurpé la mainbournie, violé les traités qu'il avait jurés et fait frapper de la mauvaise monnaie en son propre nom.

Toutes ces chartes furent publiées le 13 février, à Bruges, en même temps que le texte du traité d'Arras, et le même jour, après la lecture d'une enquête sur les tentatives d'incendie dont on accusait Maximilien, le peuple, mandataire trop zélé de la justice royale, brisa les portes du Princen-hof. On y trouva, dit-on, quatre cents barils de poudre, des tonneaux remplis de cordes, des échelles de cuir, et de là naquirent de nouvelles rumeurs qui, en rappelant celles qu'avaient excitées les Mores du comte de Zollern, attribuèrent avec plus de force au roi des Romains les desseins les plus affreux, ceux-là mêmes que Jacques de Châtillon avait formés avant les matines de Bruges.

Il ne faut pas s'étonner si le lendemain le grand bailli Charles d'Halewyn et l'écoutète Pierre Metteneye se présentèrent au Craenenburg, pour y arrêter, au nom des trois membres de Flandre, les amis de Maximilien, qui se croyaient protégés par le rang du prince dont ils partageaient la résidence; les uns ses conseillers, les autres chevaliers et capitaines de son armée, ceux-ci Flamands, ceux-là Allemands ou Bourguignons: c'étaient le comte Wolfgang de Zollern, l'abbé de Saint-Bertin, le sire de Ghistelles, le sire de Maingoval, Martin et Wolfart de Polheim, Jean Carondelet, chancelier de Bourgogne, George et Wolfart de Falckenstein, Jean de Jaucourt, sire de Villarnoul, Régnier de May, capitaine de Gavre, le bâtard de Nassau et Philippe Louvette, maître d'hôtel du roi des Romains. Quatre d'entre eux, Wolfart de Polheim, le sire de Maingoval, le sire de Villarnoul et le comte de Zollern, avaient été saisis dans la chambre même de Maximilien, qui ne pouvait rien pour les défendre; mais les députés de Gand et les bourgeois les plus notables de Bruges cherchèrent à atténuer l'effet de ces violences en se rendant le même soir près du roi des Romains, pour le consoler et lui porter des paroles affectueuses.

Ces protestations ne pouvaient rassurer complètement Maximilien. On allait aborder, sous les plus tristes auspices, le procès de Jean de Nieuwenhove, de George Ghyselin et de quelques autres bourgeois qui avaient été arrêtés et conduits au Steen: Jean de Nieuwenhove et George Ghyselin comparurent les premiers. Leur interrogatoire dura deux jours entiers; les juges, en le prolongeant, cherchaient peut-être à les sauver. Cependant la multitude, qui se pressait autour du Bourg, se lassa d'attendre un arrêt que sa colère avait dicté d'avance. On la vit se précipiter au tribunal des échevins, qu'elle accusait de sommeiller trop longtemps, s'emparer du chevalet et entraîner les accusés vers la place du Marché. Le droit de rendre la justice et de disposer souverainement de la vie et de la liberté de l'homme est trop sérieux et trop grave pour qu'on puisse impunément le faire fléchir devant les passions: le livrer aux impressions flottantes et à l'irritation fébrile de la place publique, c'était le violer et l'anéantir.

Un seul moment, la cité parut oublier son agitation et son inquiétude. Les joyeusetés du carnaval, les folies du papenvastenavond traversèrent les lieux mêmes que le sang devait bientôt rougir. De bruyantes chansons s'élevaient dans les airs autour du chevalet; le vin coulait à longs flots dans cette arène vouée à la mort et au deuil, et l'orgie fut si complète que les fruitiers, les ceinturiers et les aiguilletiers mirent le feu à leurs tentes (17 février).

Le lendemain, sur cette même place du Marché, l'on publiait une proclamation où l'on promettait une récompense de plus en plus considérable à quiconque livrerait Pierre Lanchals, en menaçant de la destruction le toit qui l'avait reçu, lors même que ce refuge aurait été quelque monastère, ou l'un de ces pieux autels investis du droit d'asile, qui, en protégeant la faiblesse du malheur, semblaient, selon un touchant usage, abriter encore l'innocence.

Dès ce moment, les condamnations se succèdent: elles atteignent tour à tour Jean de Nieuwenhove, Victor Huyghens, bailli de Male, Gilbert du Homme, ancien bourgmestre du Franc, quoique Normand de naissance, George Ghyselin et deux serviteurs de Pierre Lanchals.

Avant que l'on eût vu s'accomplir ces actes de vengeance, qui n'empruntèrent pas même aux formes consacrées par les lois et les usages l'apparence d'un acte de justice, on avait décidé qu'on donnerait au roi des Romains une autre résidence que la maison de Henri Nieulant. Les Gantois avaient fortement insisté pour que Maximilien fût éloigné avant leur arrivée, afin qu'il n'assistât pas aux délibérations auxquelles ils prendraient part. Ils craignaient que la violence de leurs discours et de leurs conseils ne devînt tôt ou tard un légitime prétexte de représailles. Bien qu'on eût eu soin de fermer les volets du Craenenburg, Maximilien pouvait reconnaître les voix les plus hostiles. D'autres bourgeois, guidés par une pensée plus généreuse, demandaient qu'on lui épargnât le triste spectacle du supplice de ses amis. Il faut ajouter que cette maison était une prison peu sûre; Maximilien avait essayé de s'évader sous divers déguisements. On lui choisit donc dans un autre quartier de la ville une habitation plus vaste et plus convenable à son rang: ce fut l'hôtel de maître Jean Gros, chancelier de l'ordre de la Toison d'or, situé entre l'église Saint-Jacques et le pont aux Anes. Le roi des Romains, en ayant été instruit par le sire d'Halewyn et l'écoutète Pierre Metteneye, se borna à exprimer aux hooftmans le désir qu'avant de s'y rendre il lui fût permis de haranguer le peuple assemblé sur la place du Marché. Vêtu de noir et le front incliné, il parcourut avec eux les rangs des bourgeois et des hommes de métier en les suppliant dans les termes les plus pressants de lui octroyer trois demandes: la première était qu'on lui accordât dix ou douze personnes de sa maison qu'il désignait; la seconde, qu'on ne le livrât ni aux Français ni au Gantois, car il préférait, disait-il, de vivre et de mourir avec les Brugeois; la troisième, qu'on ne se portât à aucun attentat contre lui. On lui promit tout ce qu'il demandait. Le roi des Romains remercia les bourgeois des honneurs qu'on lui avait rendus et des bons soins qu'on avait eus de sa personne, puis il quitta la place du Marché: en passant devant la chapelle de Saint-Christophe pour entrer dans la rue des Tonneliers, il put entendre les acclamations du peuple auquel les magistrats faisaient faire, en signe d'allégresse, une distribution de la nouvelle monnaie d'argent qui portait les mots: Æqua libertas. Jean de Coppenolle venait d'annoncer que trente ambassadeurs français étaient arrivés à Gand avec une escorte de deux cent quatre-vingts chevaux pour faire maintenir la paix d'Arras, et il était monté aux Halles pour donner lecture d'une nouvelle déclaration de Charles VIII, qui portait que dès ce moment tous les marchands flamands pouvaient librement circuler en France, et que des conférences s'ouvriraient le 12 mars pour régler les bases du rétablissement de l'ordre et de la paix.

On a rendu au roi des Romains, comme il l'a demandé, ses panetiers, ses échansons, ses écuyers tranchants; on veille à ce que sa table soit somptueusement servie, et on lui a restitué sa vaisselle d'argent qu'il avait mise en gage. Quelquefois les métiers défilent en armes sous ses fenêtres, «afin d'occuper ses loisirs et de calmer sa mélancolie;» tantôt ils établissent un tir à l'oiseau dans la cour de sa prison et engagent le roi des Romains, qui y consent volontiers, à y prendre part, mêlé aux archers chargés de l'égayer par leurs jeux et leur adresse. L'écoutète Pierre Metteneye se tient humblement à ses côtés, car sa charge lui fait un devoir de l'accompagner constamment. Mais si Pierre Metteneye ne le quitte point, afin qu'il ne recouvre pas la liberté: les serviteurs de l'écoutète sont cette fois trente-six geôliers dont seize ont été désignés par les métiers de Gand. De riches tentures couvrent les murailles; aux fenêtres flottent d'épais rideaux de soie et de velours, vaines apparences d'une pompe passée, qui ne pouvaient consoler le prisonnier. Pourquoi ne pas laisser arriver jusqu'à lui, comme une vision d'espérance, les atomes capricieux qui se jouent dans un rayon du soleil au printemps? Il faut bien le dire, c'est parce que ce rayon n'aurait pu se reposer sur son front qu'en glissant sur des barreaux de fer.

Maximilien avait, en s'éloignant du Craenenburg, levé le dernier obstacle qui pouvait suspendre ou retarder la perte de ses amis prisonniers comme lui. Dès le lendemain du jour où il avait quitté la place du Marché, le bourreau y parut sur l'échafaud tendu de deuil. Gilbert du Homme périt le premier; Jean de Nieuwenhove le suivit. Affaibli par les tortures et les infirmités, il attendit sur un fauteuil la mort qui ne calma sa longue agonie qu'au troisième coup de hache; après lui périrent George Ghyselin, le bailli de Male et un serviteur de Pierre Lanchals.

Un prisonnier plus illustre attendait au Steen un arrêt dicté d'avance par d'implacables ennemis: c'était Jacques de Dudzeele, seigneur de Ghistelles, ancien bourgmestre de Bruges, qui avait été arraché du Craenenburg sous les yeux de Maximilien. Le sire de Ghistelles protestait avec courage et avec noblesse contre les accusations dont il était l'objet. «Je n'ai jamais été un traître, disait-il, et jamais ce reproche ne s'adressa à mes ancêtres; il y a cinquante-cinq ans que je sers les princes qui se sont succédé dans ce pays, et s'il est quelqu'un qui m'accuse de trahison, je suis prêt à le combattre, quelque grand qu'il soit, en présence du duc Philippe, et de faire tout ce qu'est tenu de faire un bon et loyal chevalier, noble homme et bourgeois de cette ville, puisqu'il s'agit d'une accusation telle que tout homme noble doit exposer sa vie pour la repousser.» Personne ne répondit au défi du sire de Ghistelles. L'assemblée de la place du Marché ne ressemblait guère à ces tournois où le chevalier entrait la lance haute; l'influence des députés de Gand y faisait sans cesse prévaloir les résolutions les plus violentes, et un libre cours y semblait ouvert aux mauvaises passions d'une multitude furieuse. En vain la dame de Ghistelles accourut-elle avec ses enfants supplier les corps de métiers de prendre pitié de l'ancien bourgmestre de Bruges; en vain le doyen de Saint-Donat, le prévôt de Notre-Dame et les principaux marchands osterlings et espagnols joignirent-ils leurs prières aux siennes: tout fut inutile, et la tête du sire de Ghistelles roula sur l'échafaud.

Le lendemain, le cercueil de Jacques de Ghistelles, orné des pennonceaux et des écus qui rappelaient la puissance de l'une des plus nobles maisons de Flandre, fut déposé dans les caveaux de l'église de Dudzeele; mais ses enfants, en qui les Brugeois voyaient des otages, ne purent l'accompagner que jusqu'aux portes de la ville; et, par une de ces rigueurs dont l'opprobre n'appartient qu'aux discordes civiles, on souleva à leurs yeux le linceul de leur père, afin de s'assurer que quelque fugitif n'avait pas cherché la vie dans le sein même de la mort.

Les supplices ne devaient plus s'interrompre: ils recommencèrent le 14 mars. Jacques de Heere, arrêté la veille au point du jour, fut livré le premier au bourreau. Il avait, comme capitaine de Hulst, soutenu courageusement contre les Gantois le parti de Maximilien, et s'était rendu près de lui le 1er février; son plus grand crime était toutefois d'avoir été le représentant des prétentions rivales des magistrats du Franc. Nicolas Van Delft parut le second; mais lorsqu'il se trouva devant le billot, il tomba à genoux et s'adressa au peuple en termes si touchants qu'un cri de grâce se fit entendre, et Nicolas Van Delft, étonné de conserver la vie autant qu'il avait craint de la perdre, descendit de l'échafaud pour remercier ceux qui s'étaient laissé toucher par ses larmes.

Pierre Lanchals était parvenu à se dérober jusqu'à, ce moment aux recherches les plus actives. La récompense promise à celui qui le livrerait avait été élevée à 100 livres de gros, et l'on venait de renouveler l'ordonnance qui portait que tout bourgeois qui le recevrait serait puni de mort et que l'asile, quel qu'il fût, où il se serait réfugié serait démoli, lorsque le 15 mars un de ses amis le trahit et révéla sa retraite. Le bourgmestre, Jean d'Hamere, alla aussitôt l'arrêter et l'amena au Steen (15 mars). La joie du peuple était extrême; on dansait dans les rues; aux détonations des canons et des veuglaires se mêlaient les fanfares des clairons et des trompettes, la mélodie argentine des fifres, les bruyants roulements des tambours. On entendait de toutes parts s'élever le cri: «Pierre Lanchals, l'ancien écoutète, est notre prisonnier!» et les clameurs insultantes qui l'avaient accueilli à son passage ne cessèrent point de retentir pendant toute la nuit.

Pendant que Pierre Lanchals était écoutète, il avait fait construire un instrument de torture plus terrible et plus cruel que tous ceux que l'on connaissait en Flandre; il n'avait jamais été employé. On le porta sur la place du Marché, et Pierre Lanchals en éprouva le premier la puissance, jusqu'à ce qu'il avouât, pour éviter une nouvelle épreuve, qu'il était vrai qu'il avait voulu introduire dans la ville les Allemands qui devaient la piller, et qu'il avait pris la plus grande part au célèbre complot du Bourg.

Pierre Lanchals essaya inutilement les mêmes prières que Nicolas Van Delft, en demandant humblement qu'on l'enfermât dans quelque cachot ténébreux jusqu'à sa mort. Voyant que le peuple ne voulait point prendre pitié de lui, il se laissa déshabiller par le bourreau; l'un des doyens touchait à sa chaîne d'or. «Sire doyen, lui dit-il, vous savez bien qu'un bourgeois de Bruges ne peut à la fois forfaire corps et biens.» Et il la donna à son confesseur afin qu'il la portât à sa femme. Puis il adressa quelques dernières paroles au peuple pour que son corps ne fût pas écartelé et qu'il reçut une honorable sépulture. «Aussitôt après, dit Nicolas Despars, il remit son âme aux mains de Dieu.»

A Gand, le sang coulait également sur les places publiques. Les capitaines de la ville avaient été changés, et d'honorables bourgeois, dont le seul crime était leur dévouement au roi des Romains, tels que messire Jean Uutenhove et messire Jean Van der Gracht, avaient partagé le supplice de l'hôtelier Matthieu Peyaert.

Des trois grandes communes de Flandre, une seule, celles d'Ypres, était restée fidèle aux traditions généreuses du passé, en maintenant ses franchises aussi bien contre les complots de l'anarchie que contre les menaces de Louis XI. Ses députés, poursuivant avec un admirable dévouement leur rôle de médiateurs, tel qu'il était tracé par l'histoire de trois siècles, s'étaient vus à Gand menacés et entourés de gardiens qui ne les quittaient ni la nuit ni le jour. A Bruges, ils avaient retrouvé les mêmes dangers et ils avaient été réduits à chercher un refuge dans l'église de Saint-Gilles. Da pacem Domine, écrivaient-ils au bas de leurs lettres, et lorsque les députés de Gand les invitèrent à se montrer autour de l'échafaud, ils se contentèrent de répondre: «Qu'on nous y porte donc, car nous n'y irons jamais;» et en effet, lors du supplice de Lanchals, des hommes armés les portèrent sur la place du Marché. Spectacle digne de cette triste et sanglante période! Les députés d'une des grandes communes de Flandre se voyaient contraints au péril de leurs vies à assister à l'exécution d'un magistrat condamné sans jugement. Les principes du droit communal étaient méconnus et rejetés avec mépris: un mot nouveau justifiait, disait-on, ces violences sans exemple: c'était la justice du peuple.

Cependant le récit des supplices faisait trembler le roi des Romains dans le silence de sa captivité. Le jeune duc Philippe demandait instamment qu'on lui rendît la liberté, et il avait réuni, pour réclamer leur appui et leurs conseils, les députés des états de Brabant et de Hainaut, qui avaient quitté Bruges dès les premiers temps de la captivité de Maximilien. Guillaume de Houthem et Jean Marinier leur exposèrent tour à tour, en langue thioise et en langue wallonne, que les Brugeois retenaient le roi des Romains prisonnier et l'accusaient à tort d'être contraire à la paix, puisque les trêves avaient été bien moins enfreintes par ses hommes d'armes que par les Gantois qui avaient appelé dans leur ville l'armée du sire de Crèvecœur. Les états consentirent à inviter les communes de Gand et de Bruges à envoyer des députés à Malines pour conférer sur les moyens propres à rétablir la paix. Le sire de la Gruuthuse, rendu à la liberté, s'était joint à eux; mais les Gantois ne se montraient pas disposés à prendre part à d'autres conférences qu'à celles que Charles VIII avait fixées dans leur ville, et leur résolution semblait si invariablement arrêtée qu'il fallut bien s'y soumettre en convoquant à Gand, le mercredi de Pâques 1488 (9 avril), l'assemblée générale des états des diverses provinces.

A mesure que l'on se rapprochait du moment où l'ordre légal devait être rétabli par les mandataires du pays légitimement investis d'une autorité médiatrice, on voyait se multiplier les efforts pour ramener l'union et la paix. C'est ainsi que les magistrats de Bruges se rendent sur la place publique et engagent tour à tour les bourgeois et les hommes de métiers à déposer les armes. Ils cherchent à les calmer en leur remettant les lettres qui ont reconstitué le Franc comme quatrième membre du pays, et en leur promettant qu'on s'efforcera de rappeler les marchands étrangers en leur rendant leurs anciens priviléges, que personne ne sera jamais inquiété au sujet des sanglantes wapeninghen de 1487 et que par précaution l'on gardera Damme avec soin, en sommant le sire de Chantraine de livrer l'Ecluse. A ces discours se joignaient les pieuses exhortations des prêtres. Le 4 avril 1487 (v. st.), jour du vendredi saint, une chaire fut construite sur la place du Marché, à l'endroit même où s'était élevé l'échafaud, et un frère carme, nommé Laurent Christians, y prêcha la Passion. A midi, on y récita les hymnes que l'Eglise consacre aux douleurs de la Vierge-Mère, tandis que le peuple s'agenouillait, ici sous ses pavillons, là à l'ombre de ses bannières. Toutes ces prières, qui montaient vers le ciel, semblaient une expiation du sang qui avait été versé. Enfin la veille de Pâques, les hooftmans, les doyens et les bourgeois déposèrent les armes; ils jurèrent, toutefois, avant de se séparer, de s'entr'aider jusqu'à la mort, et quittèrent la place du Marché en chantant l'Ave regina cœlorum et le Salve regina, après avoir livré aux flammes l'échafaud et le chevalet de Pierre Lanchals, tristes monuments de la cruauté des discordes civiles.

Le lendemain, la solennité de Pâques, qu'un cycle de onze années ramenait au 6 avril, comme en 1477, fut célébrée avec une grande pompe.

Il semblait que toutes les passions dussent se calmer devant la convocation de l'assemblée des états généraux qui allait se réunir à Gand le 9 avril 1488. Elle était attendue avec une anxiété qui s'accroissait de jour en jour.

L'empereur Frédéric III avait écrit aux magistrats de Bruges pour les rendre responsables de toutes les conséquences de la captivité du roi des Romains, à son petit-fils pour lui promettre l'appui de tous les électeurs de l'Empire, aux états de Hainaut pour les assurer également «qu'il ne cesseroit, tant qu'il vivroit, de venger l'innocence de son sang, quand tout l'Empire se debvroit mouvoir, jusqu'à condigne correction des Brughelins qui espèrent, par une impétuosité, livrer et mettre tous leurs princes avec tous leurs gens à perpétuelle servitude.» On racontait déjà que les princes allemands avaient reçu l'ordre de prendre les armes: on ajoutait que l'évêque de Worms s'était rendu à Malines afin de veiller à ce que le jeune duc Philippe ne fût point conduit en Flandre, et que les préparatifs de la guerre se multipliaient en Brabant et en Hainaut. Des ambassadeurs espagnols avaient été chargés par Ferdinand et par Isabelle de seconder les efforts de l'empereur d'Allemagne avec une flotte armée dans les ports de la Biscaye: ils espéraient que leur zèle préparerait l'union de la jeune héritière des royaumes de Castille et d'Aragon avec le petit-fils de Charles le Hardi.

Le pape Innocent VIII intervenait lui-même: il avait investi l'archevêque de Cologne des fonctions de légat et, dans les lettres monitores qu'il lui avait adressées, il menaçait les communes de Flandre d'une sentence générale d'interdit, en leur montrant le glaive de la céleste colère suspendu sur leurs têtes et prêt à rouvrir sous leurs pas l'abîme où disparut Abiron.

Tandis que l'on cherchait en Flandre à retarder pendant quelques jours la publication des lettres pontificales, Charles VIII, héritier de ces rois de France qui tant de fois avaient appelé sur les communes de Flandre l'excommunication et l'interdit, se hâtait de prendre leur défense, et ce fut dans une assemblée solennelle tenue dans l'église de Saint-Martin de Tours, que le procureur-général, maître Pierre Coutard interjeta en leur nom appel au pape.

De nombreux obstacles avaient retardé l'assemblée des états généraux. Les députés du Brabant et du Hainaut s'étaient vus réduits, pour ne pas traverser un pays parcouru par des bandes allemandes, à s'embarquer à Anvers pour l'Ecluse; mais à peine y étaient-ils arrivés que d'autres préoccupations les engagèrent à suspendre leur voyage. Le parti de la guerre, il serait plus exact de dire le parti de l'anarchie, dominait complètement à Gand: il était vraisemblable qu'il s'opposerait à toute tentative de rapprochement, et l'on pouvait redouter ses menaces et même ses violences. Toutes ces craintes se découvrent dans un mémoire où les députés du Brabant demandent, de concert avec les sires de Ravestein et de Beveren, que l'assemblée des états soit transférée à Bruges, attendu que le bruit court que les Allemands se préparent à assiéger Gand. Maximilien lui-même écrit aux Gantois dans le même but une lettre très-douce et très-affectueuse qu'il date non plus de sa ville de Bruges, mais tout simplement de la ville de Bruges. Les Gantois repoussent ces représentations: ils défendent même aux députés du Brabant de traverser Bruges pour y voir le roi des Romains, et c'est sous l'empire de cet esprit de domination et de terreur que s'ouvre à Gand l'assemblée solennelle des députés de toutes les provinces.

Un député zélandais, le pensionnaire de Rommerswale, prit le premier la parole pour réclamer la délivrance de Maximilien; mais un pensionnaire de Gand nommé Guillaume Zoete lui répondit par une longue apologie du droit d'insurrection, qui n'était qu'une servile imitation de l'apologie du tyrannicide rédigée par Jean Petit pour justifier le crime de Jean sans Peur. Guillaume Zoete ne néglige aucune autorité, pas même Aristote: il n'omet aucun exemple depuis Jéroboam, depuis Néron, ni Childéric en France, ni Frédéric II en Allemagne, ni Guillaume de Normandie en Flandre: il oublie seulement que si les communes flamandes ont fondé leur liberté en luttant loyalement contre les usurpations de Guillaume de Normandie, elles en ont marqué la fin le jour où l'arène est devenue un échafaud sur lequel, à défaut de juges, règne seul le bourreau.

Cependant ces déclamations violentes réveillaient moins d'échos. D'une part, les lettres du pape qu'il avait été difficile de cacher longtemps excitaient une vive émotion; d'autre part, l'on annonçait que la grande armée réunie par l'empereur Frédéric III s'approchait; elle se composait de trente mille hommes, et l'on comptait parmi ses chefs les ducs de Brunswick, de Juliers, de Saxe, de Bavière, l'archevêque de Cologne, le landgrave de Hesse, les margraves de Bade et de Brandebourg. On vit le parti de la paix s'élever et dominer tout à coup à Gand comme il dominait dans les autres villes de Flandre. Ce parti, formé par les bourgeois les plus honorables, s'était proposé une double tâche, car il voulait, en rétablissant la concorde et l'union, défendre la Flandre à la fois contre l'invasion étrangère qui menaçait ses frontières et contre l'anarchie qui se déchaînait dans ses cités: c'était le seul qui fût resté fidèle aux souvenirs du passé, et les dernières pages de notre histoire, où l'on voit revivre avec quelque éclat et quelque force nos traditions nationales, sont celles qui ont conservé la trace de ses efforts.

Deux grandes mesures résument cette situation: la première, c'est la confédération de toutes les provinces pour défendre leurs priviléges et repousser les étrangers; la seconde, c'est la réconciliation avec Maximilien et l'abandon de ce système honteux de supplices et de représailles, de menaces et d'outrages, source de divisions mille fois plus funestes que la guerre.

Le traité qui fut conclu à Gand par les députés de la Flandre, du Brabant, du Hainaut, de la Zélande, du Limbourg, du Luxembourg, de la Frise, de Namur, de Valenciennes, d'Anvers, de Malines, était conçu en ces termes: «Pour ce que, pour la garde et conservation de toute police, gouvernement et bien public, n'est rien plus utile, ne chose plus nécessaire que paix, amitié et bonne union qui sont mères de tous biens et vertus et cause que le service divin est augmenté, l'estat des nobles honoré, marchandises haulte et le pays cultivé en grant repos et seureté, et pour ce qu'au contraire n'y a rien plus dommageable, ne préjudiciable au bien public, que dissension et confusion des règles, qui sont nourrice et mère de tous maulx, commenchement et occasion de toutes divisions, guerres et différends: au moyen de quoi les pays, villes, provinces et royaumes eschéent en grandes confusions, désolations et ruynes, et souventefois sont transférés de gens en aultre, et qu'il soit ainsi que lesdicts pays de par-deçà, ont pris naguaires chemin de grandes charges et dissensions; en telle sorte que justice, paix, amitié, union et marchandise en ont été deschassez et estrangez au grand desplaisir, destriment et dommaige du povre commun peuple... nous avons pour mettre et réduire en paix et bonne police lesdicts pays, lesquels sont contigus les uns aux aultres et appartenant à ung seigneur, fait, conclu et juré paix, union, amitié, alliance et bonne et constante intelligence entre nous à l'honneur de Dieu et prouffit de nostre très-redouté seigneur et de ses pays: ladite union, en tant qu'il touche la police, durera à perpétuité et demoureront chascun desdits pays et villes en leurs loix, priviléges, usaiges et coustumes, libertés et franchises.»

Divers articles du traité concernent l'oubli complet des anciennes discordes, le départ des garnisons allemandes, l'engagement réciproque de ne pas livrer passage aux hommes d'armes qui menaceraient l'une des provinces confédérées, et de se protéger contre tous ceux qui seraient hostiles à cette alliance, l'incapacité des étrangers à remplir des fonctions publiques, l'abolition des droits de tonlieu contraires au développement des relations commerciales, l'unité d'une monnaie qui ne pourra être modifiée «sans le consentement de tous les pays.» A l'avenir aucune guerre ne pourra être entreprise sans l'avis «de tous les estats,» et leur assentiment sera également nécessaire pour la faire cesser. Chaque année, les états généraux se réuniront le 1er octobre à Bruxelles, à Gand, à Mons, ou dans toute autre ville de Brabant, de Flandre ou de Hainaut.

Ce traité devait être ratifié par le roi de France, l'évêque d'Utrecht, les ducs de Bourbon et de Clèves, les sires de Beveren et de la Gruuthuse, «comme parents et amis de nostre très-redoubté seigneur, promettant de se joindre en ceste bonne paix qui est grande et utile.»

On ne peut oublier qu'une autre confédération presque semblable avait été fondée par Jacques d'Artevelde. Le traité de 1339 porte les noms de Jean de la Gruuthuse, de Gérard de Rasseghem, d'Arnould de Gavre, d'Arnould de Baronaige, de Jean d'Herzeele. Le traité de 1488 fut signé par Louis de la Gruuthuse, par Adrien de Rasseghem, par Jean de Gavre, par Jean de Baronaige, par Daniel d'Herzeele. Nommons aussi Jean de la Vacquerie, Jean de Claerhout, Pierre d'Herbaix, Gauthier Vander Gracht, Jean de Stavele, Nicolas d'Halewyn, André de la Woestyne, Louis de Praet, Arnould d'Escornay, les abbés d'Afflighem, de Saint-Bernard, de Grimberghe, de Saint-Bavon, de Saint-Pierre, d'Eenhaem, de Hautmont, de Bonne-Espérance, de Tronchiennes, de Baudeloo.

Presque au même moment un traité était conclu avec Maximilien. Les communes y promettent de rendre immédiatement la liberté au roi des Romains. Celui-ci s'engage de son côté à congédier, dans le délai de quatre jours, toutes les garnisons étrangères, sans qu'elles emmènent de prisonniers, et «s'il advient, ajoute Maximilien, qu'elles fassent au contraire, l'on recouvrera l'intérest de ce et le dommage sur la pension que ceux de Flandre nous ont consenty ou nous consentiront.» Afin de faciliter le départ de ces garnisons, les trois membre de Flandre payeront dans le délai d'un mois, «la somme de vingt-cinq mille livres de quarante gros, monnoye de Flandre, la livre, à condition que si iceux gens de guerre et garnisons ne sont partis dehors de tous les pays dedans ledict temps, que en ce cas lesdicts vingt-cinq mille livres seront employez au payement d'autres gens de guerre pour par la force les expulser et déchasser.» Maximilien déclare «quitter, abolir et pardonner à tousjours la prise et détention de sa personne, ensemble tout ce qui est advenu devant ou aprez, par qui, quand, comment, ne en quelque manière que ce soit.» Et les trois états comprennent dans une semblable amnistie tous ceux qu'ils ont accusés d'actes illégaux ou de participation aux hostilités dirigées contre la Flandre.

Maximilien renonce à être mainbourg de Flandre et consent «à ce que celui pays et comté de Flandre, durant la minorité de son fils, soit régi et gouverné sous son nom par l'advis et consentement des trois états du pays, ensuyvant le contenu de l'union faicte par tout le pays.» Il renonce également à porter les armes et le titre de comte de Flandre, et, en considération de cet abandon, reçoit une pension de mille livres de gros. Il adhère au traité d'Arras, promet de ramener son fils en Flandre et de protéger les marchands flamands en quelque pays qu'ils se trouvent.

Quelques difficultés s'étaient élevées lorsqu'on avait appris que le duc de Bavière et le marquis de Bade, que Maximilien avait désignés comme otages, hésitaient à garantir sa fidélité à remplir ses engagements, parce qu'elle leur semblait trop douteuse, et qu'ils cherchaient à se faire remplacer par le comte de Hanau et le sire de Falckenstein. Mais Philippe de Clèves, qui avait, par la popularité dont il jouissait, contribué plus que personne à faire rendre la liberté au roi des Romains, s'était hâté de lui écrire «que, par le grand désir qu'il avoit à sa délivrance, si plus il povoit employer que corps et biens, il le feroit de très-bon cœur.» Et c'était ainsi que son nom figurait au premier rang parmi ceux des otages dans le traité du 16 mai 1488. «Pour plus grande sûreté, y disait le roi des Romains, nous avons prié et requis ledict messire Philippe que en cas que nous fussions aucunement en faute de non accomplir iceux poincts, il ne nous veuille aider, et en ce cas, iceluy messire Philippe avons deschargé et deschargeons de tous sermens de fidélité et autres qu'il nous peut avoir faict, et assistera ceux de Flandres à l'encontre de nous de tout son pouvoir et de toute sa puissance, et de ce fera ledict messire Philippe serment.»

Les états de Flandre demandaient de plus que Maximilien fît ratifier ce traité par le pape, l'Empereur et les électeurs de l'Empire, et que les évêques de Liége et d'Utrecht et les ducs de Clèves et de Juliers s'engageassent à refuser passage à ses troupes s'il cherchait à le violer.

Le même jour, une procession solennelle parcourut les rues de Bruges: on y portait la châsse de saint Donat et la relique du bois de la vraie croix de l'église Notre-Dame. Les corps de métiers l'accompagnaient à la clarté des torches, et elle se dirigeait lentement vers l'hôtel de Jean Gros, où le roi des Romains était prisonnier depuis onze semaines: elle venait l'y chercher pour le conduire à la place du Marché.

Maximilien se montrait plein de joie: il levait les mains vers le ciel pour la manifester plus vivement. Cependant, c'était au Craenenburg qu'il devait monter pour adhérer à la paix et pardonner à ceux qui l'avaient retenu prisonnier: c'était au milieu du marché, au lieu même où la hache du bourreau avait frappé ses serviteurs et ses amis, qu'on avait construit pour lui un trône surmonté d'un dais magnifique. Devant le trône s'élevait un autel, et le roi des Romains, «agenouillé en grande révérence et crainte comme il sembloit,» y prêta le serment suivant:

«Nous promettons de nostre franche volonté et jurons en bonne foi sur le saint-sacrement cy-présent, sur la sainte vraie croix, sur les Evangiles de Nostre Seigneur, sur le précieux corps de saint Donat, patron de paix, et sur le canon de la messe, de tenir, entretenir et accomplir par effect la paix et l'alliance conclues entre nous et nos bien-amés les estats et trois membres de Flandre et leurs adhérents, ensemble la concordance, union et alliance de tous les estats et pays, conclue par nostre consentement, et promettons en parole de prince et comme roy, sur nostre foy et honneur, que jamais ne viendrons au contraire en quelque manière que ce soit, deschargeant lesdits de Flandre du serment qu'ils nous ont faict comme mainbourg de nostre chier et amé fils.»

Pour rendre cet engagement plus solennel, l'évêque de Tournay bénit tous ceux qui l'observeraient et maudit quiconque oserait l'enfreindre.

Dès ce moment, Maximilien était libre. Après un pompeux banquet dans la maison de Jean Canneel, il se rendit à l'église de Saint-Donat pour y assister au chant des actions de grâces. Philippe de Clèves, qui venait d'entrer à Bruges, l'accompagnait et y prêta serment comme otage «de aider et de faire assistance à ceux de Flandre contre les infracteurs de ladite paix, union et alliance.»

Maximilien sortit de Bruges par la porte de Sainte-Croix. Les députés des états le reconduisirent à quelque distance de la ville et reçurent de nouveau la promesse qu'il serait fidèle à la paix. «Monseigneur, disait Philippe de Clèves au roi des Romains, vous estes maintenant vostre francq homme et hors de tout emprisonnement. Veuillez me dire franchement vostre intention. Est-ce vostre volonté de tenir la paix que nous avons jurée?» Maximilien le rassura en lui disant: «Beau cousin de Clèves, le traité de la paix, tel que je l'ay promis et juré, je le vueil entretenir sans infraction.»

L'enthousiasme qui accueillait le terme de ces longues discordes était sincère. On chantait et on dansait dans toutes les rues, quand les musiciens placés au haut de la tour des Halles s'interrompirent tout à coup. Ils voyaient s'élever des tourbillons de flamme et de fumée autour de Male. C'étaient les Allemands du duc de Saxe, accourus au devant du roi des Romains, qui saluaient son arrivée en incendiant les chaumières des laboureurs.

Le sire de Beveren se dirigea vers Male pour aller reconnaître ce qui s'y passait. Il revint avec une lettre fort douce où le roi des Romains déclarait qu'il était étranger aux fureurs des Allemands, et ajoutait que si l'on envoyait cinquante mille florins au duc de Saxe, il s'éloignerait immédiatement. On accéda à cette prière, et dès le lendemain on reçut une nouvelle lettre de Maximilien qui demandait qu'on délivrât deux de ses otages. On y consentit; mais ces concessions ne devaient qu'encourager de plus en plus la mauvaise foi du roi des Romains. Des Allemands enlevèrent le sire de la Gruuthuse et le conduisirent au château de Rupelmonde, au moment même où les Brugeois rendaient la liberté au comte de Hanau et au sire de Falckenstein.

L'armée de l'Empereur approchait de Gand, et le duc de Saxe avait déjà été rejoint au camp de Male par quelques capitaines allemands qui se vantaient d'effacer dans le sang des Brugeois les traces encore toutes récentes de la captivité du roi des Romains; Maximilien s'était lui-même retiré dans la forteresse de Hulst, centre des excursions de toutes les bandes armées qui pillaient le pays depuis la Lys jusqu'à la mer. Il n'avait jamais eu l'intention de se montrer fidèle à son serment, jugeant qu'il suffisait qu'il lui eût été imposé par la nécessité pour qu'il eût le droit de le violer. Au moment même où il chargeait son chancelier de négocier les conditions de la paix, le sire d'Ysselstein pressait en son nom les princes allemands d'assembler leurs hommes d'armes, et dès qu'il se vit hors de tout péril, il se hâta de publier un manifeste où il déclarait que s'il avait eu le projet de s'emparer de Bruges, rien n'eût pu l'en empêcher, mais que les communes flamandes ne l'en avaient accusé, en oubliant tous les services qu'il leur avait rendus, qu'afin de pouvoir remettre son fils au roi de France aussi aisément qu'ils lui avaient livré sa fille.

Trois jours seulement s'étaient écoulés depuis que la paix du 16 mai avait été publiée dans toutes les villes, lorsque Maximilien adressa à leurs habitants un message pour leur annoncer qu'il était résolu à ne point l'observer, et en même temps il les invitait à envoyer des vivres au camp des Allemands à Ninove. «La main qui naguère encore portait des chaînes, dit un poète apologiste du roi des Romains, avait ressaisi l'épée.»

Le repos de la Flandre avait à peine duré quelques heures. Le tocsin résonnait de nouveau dans les cités, dans les bourgs, dans les villages. Les bourgeois, témoins du parjure du roi des Romains, soupçonnaient partout des trahisons.

Cependant Philippe de Clèves, otage de Maximilien, protesta par sa loyauté contre la mauvaise foi qui était devenue le vice de ce temps. «Monseigneur, écrit-il le 9 juin au roi des Romains, en l'acquit de mon serment par doubte d'offenser Dieu, nostre créateur, j'ay promis aux trois membres de Flandre de les aider et assister: ce que je vous signifie à très-grand regret de cœur et très-dolent: car en tant qu'il touche vostre noble personne, comme vostre très-humble parent, je vouldroye vous faire tout service et honneur; mais en tant qu'il touche l'observation de mon serment, je me suis obligé à Dieu, souverain roy des roys.» Le sire de Clèves devint capitaine général de l'armée flamande. Philippe de Bourgogne, sire de Beveren, qui avait comme lui juré le traité du 16 mai, et le sire de Chantraine lui-même, qui, des remparts de l'Ecluse, avait menacé les Brugeois de représailles s'ils retenaient Maximilien, se hâtèrent de suivre son exemple. Sous Philippe de Clèves, le parti des communes se réveille et se reconstitue. D'une part, il dompte la faction anarchique qui voulait relever l'échafaud d'Hugonet et d'Humbercourt pour y faire monter le chancelier de Maximilien et les nobles allemands prisonniers au Gravesteen; d'autre part, on le voit entouré des sires de la Gruuthuse, d'Halewyn, de Stavele, de Lichtervelde, réprimer les fureurs des Allemands qui se répandent dans tout le pays, ravageant tout ce qui est abandonné, reculant devant tout ce qui résiste. Le 8 juin, ils ont surpris Deynze pendant la nuit et y ont tout mis à feu et à sang; Roulers a éprouvé le même sort. Les habitants, réfugiés dans l'église avec leurs femmes et leurs enfants, ont péri dans les flammes qui consument les autels. Mais ils se voient arrêtés devant les remparts d'Ypres, où les bourgeois se tiennent en armes près de leurs canons, et bientôt ils se trouvent réduits à demander une trêve. «Nous ne voulons pas de trêve avec les Allemands!» répondent les magistrats de Bruges; et en même temps, les doyens des métiers de Gand écrivent au marquis de Bade: «Vous nous parlez de paix et de traités: quel est le Dieu que le roi des Romains peut désormais prendre à témoin de ses serments?»

Si les Brugeois sont arrêtés devant quelques châteaux, si leur capitaine, Antoine de Fletre, est fait prisonnier dans un combat près de Coxide, Jean de la Gruuthuse répare ces revers en enlevant près de Termonde un convoi qu'attendait Maximilien. Un avantage plus important est le mouvement des bourgeois de l'Ecluse, qui, à la voix de Philippe de Clèves, s'associent à la cause des trois membres de Flandre. Les Allemands s'efforcent inutilement de reconquérir cette forteresse, vraie citadelle de Bruges, malgré la distance qui l'en sépare; Maximilien n'est pas plus heureux au siége du bourg de Damme, encore dépositaire, à cette époque, d'immenses richesses qui allaient se retirer de ses entrepôts comme le commerce se retirait de Bruges. Il a promis le pillage à ses hommes d'armes, à défaut d'argent pour payer leur solde; mais ils sont repoussés après un sanglant assaut, et le roi des Romains se voit réduit à s'éloigner précipitamment, abandonnant son camp et ses approvisionnements. Le frère du marquis de Bade est resté parmi les morts, et la garnison flamande conserve comme de glorieux trophées les étendards des archevêques de Cologne et de Mayence.

C'est en vain que Maximilien s'est allié au duc de Bretagne et cherche à ce prix à obtenir la main de la jeune héritière de ce duché, comme jadis il obtint celle de la jeune héritière du duché de Bourgogne; c'est en vain que le duc de Bretagne attend sur le rivage qu'illustra Jeanne de Montfort des hommes d'armes venus de Flandre pour soutenir la rébellion du duc d'Orléans; Maximilien est trop faible pour lui faire parvenir les secours qu'il lui a promis, et tandis qu'il échoue devant Damme, Charles VIII, fortifié par la victoire de Saint-Aubin du Cormier, se prépare à protéger les communes flamandes contre les efforts de l'armée impériale en envoyant douze cents chevaux aux Gantois et à peu près le même nombre aux bourgeois de Bruges. Le sire de Crèvecœur, qui les a suivis à Ypres avec de nouvelles forces, met en déroute, avec le secours des habitants de Courtray, les Allemands et la garnison de Lille, qui cherche à s'opposer à son passage. Dixmude et Nieuport appelent Philippe de Clèves; les Allemands ont évacué Bergues; ceux qui occupent la forteresse d'Audenarde sont enfermés dans ses murailles. On apprend enfin, le 31 juillet, que l'Empereur a quitté la Flandre. Il se retire à Anvers, où il fait publier deux déclarations: l'une, «pour dégrader monseigneur Philippe de Clèves de son honneur par ban impérial;» l'autre, pour justifier son expédition; cependant les états généraux assemblés à Anvers élèvent la voix au milieu même des bannerets allemands de Frédéric III, pour exprimer de nouvelles plaintes sur l'inexécution du traité d'Arras.

Maximilien s'était retiré en Zélande, où il réunissait de nombreux vaisseaux, frétés dans les ports de la Baltique. Il eût voulu y joindre des navires zélandais, mais les bourgeois de Middelbourg lui avaient répondu: «Nous nous inquiétons peu du roi des Romains; c'est avec ceux de Gand, d'Ypres et de Bruges que nous voulons vivre et mourir.» La flotte allemande, repoussée à Biervliet, réussit à surprendre Nieuport. De là, les Allemands allèrent reconquérir Dunkerque et Saint-Omer, et incendier une foule de bourgs et de villages jusqu'aux portes d'Ypres et de Thourout. Pendant que ceci se passait en Flandre, Maximilien cherchait à envahir le Brabant; mais Philippe de Clèves le défit complètement, et ce fut à grand'peine qu'il parvint à regagner Anvers avec cinquante hommes. Bruxelles, Louvain, Nivelles, Vilvorde ouvraient leurs portes aux milices flamandes; Liége les appuyait; Lille, Douay et Orchies se liaient de nouveau par un traité de neutralité qui ne leur était pas moins favorable. Enfin le sire de Brederode entrait en Hollande, suivi de deux mille Brugeois, et y faisait reconnaître, de concert avec l'ancienne faction des Hoeks, le conseil des princes du sang mainbourgs pendant la minorité du duc Philippe, tel que le traité du 16 mai l'avait constitué.

Des conférences pour la paix s'étaient ouvertes à Bruxelles. Bien qu'un ambassadeur portugais, Edouard de Qualéon, eût interposé sa médiation en invoquant les anciennes relations de la Flandre et du Portugal, elles n'eurent d'autre résultat qu'une courte trêve. Les états de Flandre et de Brabant avaient déclaré «que jusques au derrenier homme de leur pays ne souffriroient le roy (Maximilien) avoir gouvernement; mais se retirast en la ville de Coulongne et qu'ils lui feroient don de cent mille florins du Rhin.»

Les dernières traces des moyens d'intimidation religieuse auxquels Maximilien avait eu recours s'effaçaient au même moment. Le 22 octobre, le roi de France avait adressé au pape Innocent VIII une lettre où, après avoir dépeint les dévastations des Allemands, il le suppliait, dans les termes les plus pressants, de révoquer les lettres monitoires publiées par l'archevêque de Cologne. Il y rappelait aussi les griefs de la Flandre contre le roi des Romains, et l'appel qu'elle avait interjeté devant le parlement de Paris. Lorsque cette lettre du roi de France parvint à Rome, le pape avait déjà accueilli l'acte d'appel des communes flamandes en déclarant, par une bulle du 3 novembre, que l'archevêque de Cologne avait dépassé ses pouvoirs en faisant fulminer l'excommunication alors que le roi des Romains avait déjà été rendu à la liberté. La question n'était toutefois pas complètement résolue au point de vue de la suprématie royale. Le 10 décembre 1488, un huissier du parlement de Paris lut aux halles de Bruges un mandement de Charles VIII qui citait, sur la plainte des états de Flandre, le duc d'Autriche, l'archevêque de Cologne et leurs adhérents, à comparaître à Paris le 4 février, sous peine d'une amende de cent marcs d'or.

Maximilien ne répondit pas à cette sommation; il trouvait dans d'autres événements les forces et les espérances que ses revers semblaient devoir abattre. L'expédition de Charles VIII en Bretagne avait réveillé la jalousie de l'Angleterre. Henri VII se souvint qu'il avait visité lui-même la Bretagne. Il avait vu Tréguier, où Charles VI réunit la flotte qui fit trembler Richard II, et les ports, moins célèbres à cette époque, de Brest, de Lorient, de Saint-Malo, et avait compris qu'il importait à la tranquillité de l'Angleterre que la Bretagne ne devînt pas française.

Au commencement de l'année 1488, Jean d'Egremont, chef des insurgés de l'Yorkshire, avait cherché à la cour de la duchesse douairière de Bourgogne le refuge qu'y avaient trouvé naguère le comte de Lincoln et lord Lovel; quelques mois plus tard, la défaite du duc d'Orléans change complètement la situation des choses. Des rapports s'établissent entre Henri VII et Maximilien. Jean Ryseley et Jean Balteswell traversent la mer pour conférer avec le roi des Romains super ligis, amicitiis, intelligentiis, alligantiis et confœderationibus quibuscumque, et le 14 février 1488 (v. st.), un traité de fédération est signé à Dordrecht. Désormais l'Angleterre fera tous ses efforts pour que Maximilien épouse la fille du duc François II; elle pressent que Charles VIII pourrait répudier la fille de Maximilien, pour épouser lui-même l'héritière du duché de Bretagne.

Le roi des Romains ne tarda pas à suivre l'empereur Frédéric III en Allemagne, afin d'y réunir des renforts qui lui permissent de prendre une part active à la lutte qui se préparait. Il laissait en Flandre pour ses lieutenants le duc de Saxe et le comte de Nassau.

Les états de Flandre n'ignoraient point le péril qui les menaçait. Ils envoyèrent Philippe de Clèves en France réclamer de nouveau l'appui de Charles VIII; une réponse favorable leur fut adressée, et le sire de Ravestein annonça, dans une assemblée des états qui se tint à Gand au mois de mars, que la Flandre pouvait espérer d'importants secours en hommes d'armes et en artillerie. Déjà le sire de Crèvecœur avait proposé de chasser les garnisons allemandes, pourvu qu'on lui payât 12,000 couronnes et qu'on lui remît quelques nobles allemands captifs à Gand; mais il attendait pour commencer la guerre les Bretons de la garde du roi de France. Les communes de Flandre se plaignaient de ces retards, et dans leur imprudent enthousiasme elles résolurent bientôt de se charger elles-mêmes du soin d'expulser les Allemands. Ce furent les Brugeois qui sortirent les premiers de leur ville au nombre de quatre mille, sous les ordres d'Antoine de Nieuwenhove et de Georges Picavet, bourgeois de Lille, dont ils avaient fait leur écoutète. Ils campaient avec les Yprois près du pont de Beerst, en attendant l'arrivée des Gantois, et croyaient n'avoir rien à craindre, lorsqu'en vertu des traités de Henri VII et de Maximilien, deux ou trois mille Anglais de Calais et de Guines, sous les ordres de lord Daubeny et de lord Morley, les attaquèrent inopinément avec l'appui de Daniel de Praet et de la garnison allemande de Nieuport; après un combat acharné, où périt lord Morley, le camp flamand fut conquis. Plus de mille hommes restèrent sur le champ de bataille, entre autres Antoine de Nieuwenhove. L'écoutète Georges Picavet avait été pris et ne fut relâché qu'en payant une rançon de 800 livres de gros.

Lorsqu'on annonça au sire de Crèvecœur la défaite des Brugeois, sa colère fut extrême et on l'entendit s'écrier que si jamais il pouvait venger cet échec en chassant lord Daubeny de Calais, il passerait volontiers sept ans dans les flammes de l'enfer. Sans hésiter plus longtemps, il quitta Ypres avec vingt mille hommes et une nombreuse artillerie pour réparer la défaite des Brugeois. Ostende lui ouvrit ses portes le 19 juin, et aussitôt après le siége de Nieuport commença. L'artillerie battit les remparts en brèche: de nombreux assauts furent tentés; mais le sire de Praet les repoussa vaillamment. La mer lui portait chaque jour quelques renforts, et le sire de Crèvecœur se retira après avoir vainement essayé de combler le havre par le sable des digues voisines qu'il avait fait rompre: déplorable tentative qui n'eut pour résultat que de submerger une grande partie du pays.

Pendant quelques jours, le sire de Crèvecœur feignit de vouloir recommencer le siége de Nieuport. On travaillait nuit et jour à Bruges à préparer les ustensiles nécessaires aux pionniers et aux mineurs; mais le zèle des Brugeois se refroidit lorsqu'on exigea que tous ceux qui prendraient part aux travaux du siége portassent la croix blanche. Les Français ne devaient plus combattre le sire de Praet. Arrivés près de Couckelaere, ils renoncèrent à leur projet et se dirigèrent vers la France, emmenant avec eux les chevaux que les laboureurs leur avaient prêtés pour traîner leurs canons. En vain le sire de la Gruuthuse, Jean de Nieuwenhove, Guillaume Moreel, Jean de Riebeke et d'autres députés de Bruges se rendirent-ils à Ypres; toutes leurs remontrances furent inutiles, et l'expédition du sire de Crèvecœur s'acheva aussi honteusement que celle qu'il avait conduite jusqu'à Gand en 1485.

La misère du pays avait atteint ses dernières limites. L'industrie avait émigré vers des rivages plus tranquilles et plus heureux, et la mer se retirait chaque jour davantage du havre de l'Ecluse, comme si elle ne permettait point que le commerce vînt jamais ranimer son port jadis si fameux: le doigt de Dieu avait, disaient les amis de Maximilien, vengé sa captivité, en éloignant de Bruges le flot qui lui portait ses richesses. L'agriculture n'était pas plus florissante. Les campagnes, abandonnées par leurs habitants, restaient désertes, et les loups s'étaient multipliés à un tel point que pendant longtemps le laboureur n'osa point ramener dans les prairies les débris de son troupeau. Les champs les plus fertiles se couvraient de broussailles et d'épines où se cachaient les sangliers et les cerfs: il semblait que la Flandre, autrefois si riche et si peuplée, rentrât dans les ténèbres des siècles voisins de l'invasion des barbares, où les seuls monuments de l'état de l'agriculture étaient quelques chartes de monastères auxquels on accordait de vastes terrains à prendre sur le désert, ex eremo; le seul bruit que l'on entendît dans la solitude était celui des vents et des tempêtes, qui ouvraient aux irruptions de l'Océan les digues qu'une main active et habile avait cessé de réparer et d'entretenir avec soin. Bientôt aux malheurs de la famine vinrent se joindre ceux de la peste, qui, à Bruxelles, enleva, dit-on, trente-trois mille personnes. Tout contribuait à rendre plus accablante et plus terrible une guerre dont rien ne faisait prévoir le terme, lorsqu'on annonça que la Flandre avait été comprise dans les négociations entamées entre Charles VIII et le roi des Romains, qui se préparait à envahir la Champagne. Le roi de France, évidemment las d'entretenir si longtemps aux frontières de Flandre une armée qui n'est utile ni à son influence, ni à sa puissance, renonce à une intervention active pour se contenter d'une médiation pacifique, médiation presque hostile à la Flandre, car il déclare dans le traité de Francfort du 19 juillet 1489 «qu'il entend, en cette matière et en toutes autres, garder l'honneur et le profit du roi des Romains, son beau-père, et n'y avoir point d'autre regard comme par expérience il le montrera; car il sait bien qu'en gardant l'amitié de son dit beau-père, il la doit préférer à toutes autres amitiés; ce qu'il promet en bonne foi et parole de roi de France.» Il se contente de stipuler que Philippe de Clèves ne sera point inquiété dans sa personne ni dans ses biens.

A la nouvelle du traité de Francfort, toutes les villes du Brabant s'étaient soumises à Maximilien, et Philippe de Clèves, réduit à quitter Bruxelles, s'était retiré à Gand. Il voulait, disait-il, rester fidèle aux communes flamandes et n'accepter aucun traité où elles ne fussent comprises. On ne tarda point à voir s'ouvrir les conférences où les conditions d'une paix définitive entre la Flandre et le roi des Romains devaient être discutées avec la médiation de Charles VIII par des arbitres choisis dans les deux partis. Ceux que Maximilien désigna furent le comte de Nassau, Philippe de Borssele, Paul de Baenst et Philippe de Contay. Les communes flamandes avaient choisi l'abbé de Saint-Bavon, Louis de la Gruuthuse, Adrien Vilain, Jean de Nieuwenhove, Jean de Coppenolle, Gauthier Vander Gracht, Corneille d'Halewyn, Jean de Stavele, Jean de Baenst, Jean de Beer, Jean de Keyt. Ces conférences eurent lieu au château de Montils, près de Tours.

Les désastres d'une longue guerre, les nécessités de la famine, l'espérance de voir le commerce se relever, le péril même qui résultait de l'abandon de la France, peuvent seuls expliquer la conclusion du traité du 30 octobre 1489.

Maximilien sera réintégré comme mainbourg de Flandre; les magistrats des trois bonnes villes de Gand, de Bruges et d'Ypres iront au devant de lui sans ceinture, nu pieds et vêtus de noir, pour lui demander à genoux pardon des offenses commises contre lui.

Moyennant une somme de cinq cent mille livres tournois, dont les deux tiers devront être payés aux fêtes de Noël, le roi des Romains s'engage à congédier immédiatement les garnisons allemandes. Il accorde une amnistie sans réserves, confirme tous les actes de l'administration de Philippe de Clèves et de son conseil, et jure d'observer tous les anciens priviléges du pays.

Quant aux priviléges qui sont postérieurs à la mort de Charles le Hardi, toute décision est ajournée jusqu'à l'entrevue qui doit avoir lieu entre Maximilien et Charles VIII; il en est de même de la demande formée par le roi des Romains, que le Craenenburg soit converti en chapelle expiatoire.

Dans les premiers moments, la Flandre vit avec joie la conclusion de la paix, si nécessaire à ses cités épuisées par la disette. Les difficultés les plus graves commencèrent lorsqu'il fallut payer les deux tiers de l'amende imposée aux grandes villes plus qu'au reste du pays, puisque, selon un article du traité, elle n'atteignait que les communes qui avaient donné l'exemple de l'insurrection. Dès ce jour, la résistance devint aussi vive à Bruges, qu'elle l'était déjà à Gand. Les bourgeois, mécontents, chassèrent successivement deux écoutètes; enfin ils envoyèrent des députés réclamer l'appui de Philippe de Clèves, et déclarèrent qu'ils n'obéiraient qu'aux décisions qui seraient prises dans l'assemblée générale des mandataires des pays de Flandre, de Brabant, de Hainaut, de Hollande et de Zélande.

Philippe de Clèves avait jugé prudemment que l'opposition du pays à l'autorité de Maximilien ne touchait pas à son terme. Il s'était retiré dans le château de l'Ecluse pour y attendre les résultats qu'amènerait la marche des événements. Cependant, quelles que fussent les réserves faites en sa faveur par le traité de Francfort, il cachait peu l'hostilité de ses sentiments, sachant bien que les Allemands n'étaient assez forts ni pour l'assiéger, ni pour l'empêcher d'arrêter les navires qui se rendaient à Bruges. Les états de Flandre eux-mêmes conservaient leurs hommes d'armes et alléguaient pour prétexte que le duc de Saxe, loin de congédier les siens, augmentait les garnisons de Courtray, de Damme et de Biervliet.

Cependant le duc de Saxe avait obtenu l'adhésion de la ville d'Ypres à l'amende imposée par le traité de Tours, et les bourgeois de Gand furent bientôt entraînés à imiter la soumission des Yprois. L'un des plus illustres défenseurs de Gand, Adrien de Rasseghem, qui avait été successivement l'ami de Jean de Dadizeele et celui de Philippe de Clèves, se laissa corrompre et livra les portes aux Allemands. Au bruit de cette trahison, le sire de Ravestein le fit défier en lui rappelant ses serments et en le menaçant de son ressentiment; en effet, quelques jours s'étaient à peine écoulés lorsque le sire de Rasseghem fut attaqué, un soir qu'il se rendait à son château, près du moulin de Merlebeke, par des hommes d'armes qui le frappèrent en criant: «A mort! à mort!» Le lendemain, Philippe de Clèves adressa aux échevins de Gand une lettre où il se déclarait seul responsable de la mort d'Adrien Vilain; les mœurs du moyen-âge semblaient excuser ces vengeances, et l'on en avait vu au quatorzième siècle un mémorable exemple, lorsque Geoffroi de Charny fit périr le capitaine de Calais, Aimery de Pavie.

Le duc Philippe répondit à l'attentat du sire de Ravestein en défendant toute alliance avec lui. A ce manifeste succédèrent des lettres du comte de Nassau, qui menaçaient la commune de Bruges de l'extermination, du pillage et de l'incendie, si elle ne se soumettait sans retard; bien qu'un grand nombre d'habitants eussent pris la fuite, les vivres y devenaient de plus en plus rares, et l'on jugea bientôt utile de reprendre les négociations en envoyant à Alost, vers le comte de Nassau, Jacques Despars et d'autres députés. Le comte de Nassau promit une réponse dans le délai de dix jours; avant qu'il se fût écoulé, il était entré à Damme avec de nombreux renforts arrivés de Brabant, et ce fut de là qu'il fit connaître qu'aucune modification ne pouvait être apportée au traité de Tours. Les Brugeois s'indignèrent, et, dans leur premier mouvement, ils jurèrent de mourir plutôt que de céder: vain serment prononcé en présence de la famine.

C'était peu que les dépenses qu'occasionnait aux bourgeois de Bruges la continuation de la guerre se fussent élevées, du 1er août au 27 octobre, à dix mille six cents livres de gros; la détresse qui résultait des mesures prises par le comte de Nassau pour intercepter toutes les communications des Brugeois et tous les convois de vivres qu'ils attendaient s'accroissait avec une rapidité effrayante. Les garnisons de Damme et d'Oudenbourg, composées d'aventuriers allemands, anglais et espagnols, dévastaient tout le pays. Dans leur ardeur de pillage, ils avaient même mis le feu au célèbre château de Male, et chaque jour les sinistres lueurs de quelque incendie s'élevaient vers le ciel. Toutes les rues de Bruges étaient remplies d'enfants à qui la faim arrachait des cris poignants, et parmi les pauvres qui assiégeaient les portes des boulangeries, il en était plusieurs qui étaient tombés sur le pavé pour ne plus se relever. Il fallut bien se résoudre à envoyer d'autres députés au comte de Nassau; mais celui-ci exigeait avant tout que les Brugeois renonçassent à l'alliance de Philippe de Clèves, que les Allemands haïssaient d'autant plus qu'il avait constamment refusé d'abandonner le parti de la Flandre. Cependant, quelles que fussent les souffrances des Brugeois, ils jugèrent ces conditions inacceptables. Ils ne pouvaient oublier combien Philippe de Clèves avait montré à leur égard de générosité et de dévouement.

Philippe de Clèves était digne de ce témoignage de zèle et de gratitude. Dès qu'il apprit qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix, il écrivit aux Brugeois qu'il les dégageait de son alliance et les autorisait à traiter sans lui. Le 16 novembre 1490, les Brugeois élisent de nouveaux députés, notamment le sire de Lembeke et les prieurs des carmes et des frères prêcheurs. Ils se rendent près du comte de Nassau et déclarent se soumettre au traité de Tours, sauf à déférer au parlement de Paris toutes les difficultés auxquelles il donnerait lieu; mais le comte de Nassau repousse cette réserve et ajoute: «Il faut de plus que vous payiez trois cent mille couronnes d'or et que vous me remettiez trois cents personnes pour que j'en puisse disposer à ma volonté.»

Cette réponse paraît si dure aux Brugeois que toutes les négociations sont rompues. Le 21 octobre, le comte de Nassau, suivi de deux mille fantassins et de douze cents reîtres, incendie Shipsdale et menace Bruges d'un assaut; mais la résistance des Brugeois le force à s'éloigner.

Au bruit de ce succès, Philippe de Clèves fait percer les digues d'Houcke afin de rétablir les communications de l'Ecluse et de Bruges par l'ancien canal. Georges Picavet, qui s'est rendu aussitôt près de lui, se prépare à ramener à Bruges des approvisionnements considérables, lorsque arrivé près du pont d'Oostkerke, il se voit entouré des Allemands du comte de Nassau et tombe en leur pouvoir. Ce désastre sème la désolation à Bruges; les capitaines qui y ont été élus se préparent à tenter de nouvelles négociations. Un complot les rend inutiles; Lambert Taye et quelques autres bourgeois en sont les chefs. Ils parcourent la ville en criant: «Que tous ceux qui veulent la paix et le bien de la ville de Bruges nous suivent!» Le peuple, fatigué de guerres civiles, se range sous leurs bannières et envoie des députés à Damme, afin d'accepter tout ce que le comte de Nassau exigera.

En effet, un traité fut signé à Damme le 29 novembre. Il portait: que ceux de Bruges payeraient, dans l'amende fixée par le traité de Tours, une part de quatre-vingt mille couronnes d'or; qu'ils feraient amende honorable au comte de Nassau; qu'ils lui remettraient soixante personnes dont il pourrait disposer à son bon plaisir. Mais cette convention ne suffit pas pour préserver les Brugeois des horreurs de la guerre. Tandis que le bâtard de Baenst, le fameux prévôt à la verge rouge, présidait au supplice de Georges Picavet et de ses amis, les Allemands se répandaient de rue en rue, de maison en maison, pour arracher des mains des bourgeois consternés leur or, leur argent et tout ce qu'ils possédaient d'objets précieux. Toute la ville fut livrée au pillage sous les yeux du comte de Nassau qui s'en réserva une part importante, et ce fut dans ces scènes de désordres et de dévastations que disparurent, selon une rumeur répétée dans la plupart des pays de l'Europe, les derniers débris de ces richesses et de cette opulence qui avaient rendu la ville de Bruges si célèbre pendant plusieurs siècles.

Les bourgeois de Gand, que d'éternelles rivalités rendaient insensibles à des malheurs dont la cause leur était commune, apprirent à regretter leur coupable inertie quand le comte de Nassau conduisit son armée à Ardenbourg. On était arrivé aux fêtes de la Saint-Liévin; des enfants parcouraient la ville en chantant: «Saint-Liévin a dormi trop longtemps! Saint-Liévin s'éveille!» Les bourgeois s'assemblaient sur les places et dans les rues, et malgré le grand doyen Liévin Gooris, qui périt en cherchant à arrêter ce mouvement, ils portèrent la châsse du martyr au marché du Vendredi, en déclarant qu'elle y resterait déposée tant que Gand serait en péril; ils se souvenaient qu'elle avait reçu, vingt-quatre années auparavant, lors de l'entrée de Charles le Hardi à Gand, leur serment de se montrer fidèles jusqu'à la mort à leurs priviléges et à leurs franchises.

Cependant les succès du comte de Nassau contre les Brugeois avaient donné lieu à de nouvelles tentatives pour renouer à Londres cette vaste confédération que les mouvements des communes flamandes avaient déjà si fréquemment fait abandonner. Au mois de septembre 1490, un nouveau traité d'alliance, expressément dirigé contre Charles VIII, est conclu, et Maximilien imite Charles le Hardi en acceptant l'ordre de la Jarretière, afin de rendre, comme lui, un témoignage public de son dévouement aux Anglais.

Charles VIII tente un dernier effort pour maintenir la paix. «L'intervention du roi en Flandre n'était, disent les ambassadeurs qu'il envoie à Londres, qu'un effet de sa justice. Le peuple était resté fidèle à Maximilien tant que celui-ci le traita équitablement; il n'avait eu recours à la justice du roi que lorsqu'il s'était vu opprimé.» Bacon, chancelier d'Angleterre sous Jacques Ier, nous a conservé la réponse du chancelier de Henri VII: «Si les Flamands s'étaient adressés à votre roi comme à leur souverain seigneur, par voie de remontrance, il y eût eu en ceci quelque forme de justice; mais c'est quelque chose d'étrange et de nouveau de voir des sujets accuser leur prince, après l'avoir retenu prisonnier et avoir mis à mort ses officiers. En d'autres temps, à propos de l'insurrection de l'Ecosse, notre roi et le roi de France lui-même avaient proclamé hautement l'horreur que leur inspiraient les attentats populaires dirigés contre la personne et l'autorité des rois.» Cent soixante années s'écouleront avant que l'Angleterre, qui s'indigne de la captivité de Maximilien à Bruges, donne à Charles Ier pour prison le sombre cercueil que Cromwell entr'ouvrit, dit-on, afin d'y contempler son crime.

Le 17 février 1490 (v. st.), l'évêque d'Oxford et le comte d'Ormond reçurent l'ordre d'aller porter à Charles VIII la réponse de Henri VII. Ils ne passèrent que peu de jours en France; car d'après tout ce qu'ils avaient entendu, ils ne doutaient point que Charles VIII n'eût résolu de répudier Marguerite, qui lui était fiancée depuis huit ans, et d'épouser lui-même Anne de Bretagne. A cette nouvelle, Martin de Polheim accourut à Rennes comme plénipotentiaire de Maximilien. Le mariage du roi des Romains avec la duchesse de Bretagne fut immédiatement célébré, et le sire de Polheim, s'acquittant jusqu'au bout du mandat qui lui était confié, toucha du pied le lit nuptial. La même cérémonie avait eu lieu à Bruges lors du mariage de Marie de Bourgogne; elle devait, en représentant la consommation du mariage, le rendre indissoluble.

Charles VIII avait protesté: une vaine cérémonie ne pouvait valider une union à laquelle manquait l'approbation du prince suzerain. Des hommes d'armes français s'assemblaient de toutes parts, les uns vers les marches de la Bretagne, les autres vers les frontières de l'Artois; et en même temps, afin de relever en Flandre la barrière qui avait pendant neuf ans arrêté l'ambition de Maximilien, une flotte française cinglait vers les eaux du Zwyn, sous les ordres du sire de Maraffin, avec cent cinquante mousquetaires gascons et des sommes d'argent considérables. Philippe de Clèves, que le roi des Romains venait de déclarer déchu, ainsi que le comte de Romont, du droit de siéger parmi les chevaliers de la Toison d'or, se préparait à recommencer la guerre contre les Allemands. Il essaya d'abord de les chasser de Bruges, puis il se rendit à Gand au mois d'août pour présider au renouvellement de l'échevinage. Jean et François de Coppenolle continuaient à occuper le premier rang parmi les capitaines de la ville, mais le sire de Poucke, de la maison de Baronaige, avait succédé comme grand bailli au sire de Morbeke, qui était allé rejoindre le comte de Nassau.

Biervliet avait déjà appelé les Gantois; le sire de Lichtervelde leur avait remis son château; Hulst était tombé en leur pouvoir; Terneuse, fortifiée, assurait leurs communications avec le port de l'Ecluse, et un avantage important obtenu sur les Allemands avait contraint le comte de Nassau à se réfugier dans les remparts de Courtray.

Cependant les chances de la guerre changent tout à coup; le comte de Nassau s'empare du château de Lichtervelde. Hugues de Melun repousse les Gantois près de Termonde et les met peu de jours après en déroute dans un combat où le sire de Poucke est fait prisonnier; enfin une surprise livre aux Allemands la forteresse si importante de Hulst.

Le découragement s'accroissait parce qu'on ne voyait pas arriver les secours qu'on attendait de France. Charles VIII venait de porter de nouveau ses armes en Bretagne, où des Allemands et des Anglais avaient débarqué pour défendre Rennes. Anne de Bretagne protestait «qu'elle estoit mariée au roy des Romains, qu'elle le tenoit à mary et jamais n'auroit aultre;» elle songeait même à fuir loin de son duché, vers les côtes de Flandre et de Zélande. Cependant la guerre s'interrompit: le roi de France fit un pèlerinage près de Rennes; trois jours après, Charles VIII était fiancé à Anne de Bretagne en présence de Martin de Polheim, qui ne la quittait point et qui ne pouvait cacher son étonnement. Cette fois c'était le prince suzerain lui-même qui disposait de la main de la duchesse de Bretagne, et rien ne manquait pour la validité du mariage qui fut célébré à Langey le 6 décembre 1491.

Des conférences avaient lieu en ce moment à Malines pour examiner les moyens de rétablir la paix en obtenant du sire de Ravestein qu'il n'entravât plus la liberté de la navigation à l'Ecluse, et du duc de Saxe qu'il modérât ses prétentions pécuniaires. Au premier bruit du mariage de Charles VIII et d'Anne de Bretagne, les conseillers de Maximilien proposèrent de réunir contre le roi de France toutes les milices des Pays-Bas pour punir l'injure faite à sa fille; les capitaines allemands déclaraient que c'était les armes à la main qu'ils iraient réclamer Marguerite, et ils annonçaient que tous les princes de l'Europe se confédéreraient pour les soutenir. On publia même une lettre du roi de Castille conçue en ces termes: «Grâce à l'appui du Seigneur, nous sommes entrés victorieux à Grenade le 20 janvier 1491; nous nous préparions déjà à reprendre le glaive pour conquérir le royaume de Tunis, mais le rapt inouï et exécrable (excessivus et nephandissimus) de l'épouse du roi des Romains et la captivité de son illustre fille nous forcent à renoncer à nos desseins pour venger cet outrage, en nous alliant à nos frères les rois d'Angleterre et de Portugal.» Les vents qui soulèvent les vagues de l'Océan emportèrent ces altières menaces, descendues des jardins de l'Alhambra: il était réservé à un petit-fils de Maximilien, qui devait être aussi le petit-fils du roi de Castille, de porter tour à tour la guerre dans les provinces françaises et sur les rivages de l'Afrique.

Ce n'était qu'en Flandre que des succès importants devaient consoler le roi des Romains.

A mesure que l'on voyait à la fois s'éloigner l'espoir de l'appui des Français et se rapprocher les désastres menaçants des discordes intérieures, le parti de la paix se ranimait à Gand. De vives discussions s'élevèrent dans les assemblées publiques. «Mieux vaut payer de nos richesses une paix défavorable, avait dit le doyen des tisserands, Hubert Luerbrouek, que de les consacrer à l'entretien perpétuel de la guerre.» La discussion s'échauffa; un parent des Coppenolle tue le doyen des tisserands d'un coup de poignard et tout projet de négociation est écarté. Jean de Schoonhove remplace le sire de Poucke, qui avait saisi l'occasion d'une procession extraordinaire en l'honneur de saint Bertulf pour s'écrier: «Que ceux qui veulent la paix me suivent!» Les Gantois, conduits par le sire de Schoonhove, parviennent à reconquérir Hulst et à s'emparer de Dixmude et de Grammont.

Cependant les amis d'Hubert Luerbrouck se préparent à venger sa mort: ils conspirent silencieusement en faveur du comte de Nassau. Une porte lui a été livrée, et quinze cents reîtres ont déjà pénétré dans la ville lorsque les bourgeois se réveillent au son du tocsin et repoussent les Allemands.

Un des capitaines de Gand avait pris part à ce complot. Il s'appelait Arnould Declercq, mais on le nommait habituellement capiteyn Ploughenare, c'est-à-dire le capitaine Laboureur, parce qu'il appartenait à une famille de paysans. Un jour qu'il avait reçu l'ordre d'aller attaquer les Allemands qui se tenaient à Deynze, il remontra à ses compagnons que l'on cherchait sans doute leur destruction, puisqu'on les chargeait de combattre des ennemis supérieurs en nombre. «Retournons plutôt à Gand, ajoutait-il, et mettons à mort ceux qui voulaient nous envoyer à Deynze.» A peine étaient-ils rentrés à Gand que Jean de Coppenolle accourut pour leur reprocher leur pusillanimité. Arnould Declercq et les siens lui répondent par des injures; on en vient aux mains, «Clèves et Gand!» répètent les amis des Coppenolle, en appelant les bourgeois à leur secours. Ceux de Declercq crient seulement: «Gand Gand!» Ils profitent de l'impuissance de leurs adversaires surpris et la trahison triomphe. L'un des capitaines de la ville, nommé Remy Hubert, tombe percé de coups; les autres, Jean et François de Coppenolle, Gilles Van den Broucke et leurs principaux partisans sont chargés de chaînes et périssent par le glaive du bourreau après d'horribles tortures. Jean et François de Coppenolle étaient nés le même jour; ils mouraient ensemble à la même heure: ils avaient concouru tous les deux à la puissance de Gand, ni l'un ni l'autre ne devait survivre à sa décadence (16 juin 1492).

A Courtray, Jacques Rym fut victime d'un semblable complot.

La désorganisation suivit de près ces désordres; quatre semaines ne s'étaient point écoulées lorsque les bourgeois de Gand se virent réduits à envoyer au duc de Saxe Adrien de Raveschoot et Jean de la Kethulle, pour obtenir la paix. Les conditions qu'ils reçurent étaient moins sévères que celles que l'on avait naguère dictées aux Brugeois. On imposait, il est vrai, aux anciens magistrats l'humiliation d'une amende honorable; on modifiait le droit d'élection des métiers, mais l'amnistie y était du moins complète (traité de Cadzand, 29 juillet 1492).

Philippe de Clèves seul ne se soumettait point. «Je n'ai rien à me reprocher, répondait-il aux envoyés du duc de Saxe; j'ai loyalement observé le serment que j'avais fait au roi des Romains, jusqu'à ce qu'il m'appelât à Bruges pour lui servir d'otage et pour l'arracher aux périls auxquels je me livrai moi-même. Il me dégagea de mes serments et m'obligea à jurer que, s'il violait la paix, je soutiendrais contre lui les communes de Flandre: serment que je crois avoir rempli à mon honneur vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes.» Toutes les négociations furent inutiles, et le duc de Saxe résolut de profiter de la pacification de la Flandre pour réunir toutes ses forces contre le sire de Ravestein. «Comme jadis, dit Molinet, les Grégeois se mirent sus à grande puissance pour avironner la noble cité de Troye, gendarmerie se adoubba de tous costés pour subjuguer l'Escluse.» En même temps une flotte anglaise, commandée par sir Edward Poynings, bloquait le port; mais les fortifications de l'Ecluse, exécutées à grands frais par les princes de la maison de Bourgogne pour dominer les communes flamandes, offraient à leurs derniers défenseurs un inexpugnable asile. La garnison, que venaient de renforcer quelques mercenaires danois, repoussait les assiégeants dans toutes les sorties; plusieurs vaisseaux anglais, échoués sur le sable, avaient été livrés aux flammes; dix canons avaient été enlevés dans une attaque dirigée contre le camp de Lapscheure, et les Allemands allaient être réduits à se retirer, quand un accident, semblable à celui qui amena le désastre de Gavre, déjoua toutes les prévisions. Le feu prit aux poudres des assiégés et leur artillerie cessa de répondre au feu des bombardes ennemies. Cependant telle était la haute renommée du sire de Clèves que, privé de tout moyen de défendre les murailles démantelées par l'explosion, il obtint la paix la plus honorable. S'il promettait désormais fidélité à Maximilien et s'il lui remettait la ville de l'Ecluse avec le petit château, il conservait du moins le grand château jusqu'à l'époque où le roi des Romains lui payerait une somme de 40,000 florins qui lui était due. On lui assurait, de plus, une pension de 6,000 florins, et tous ses biens précédemment confisqués lui étaient restitués.

Ainsi s'acheva cette longue guerre civile qui, pendant douze ans, avait rempli la Flandre de deuil, et où l'on ne retrouve plus qu'affaiblie et chancelante l'ancienne énergie des communes flamandes. Maximilien témoigna au duc de Saxe, qui avait contribué plus que personne à y mettre un terme, combien il appréciait l'étendue de ce service, en lui accordant la souveraineté héréditaire de la Frise.

Que devint, après la pacification de la Flandre, la ligue de Maximilien et de Henri VII contre Charles VIII? Quelques lignes suffiront pour en retracer la décadence et la fin.

Le roi d'Angleterre avait envoyé son aumônier Christophe Urswick, doyen de la cathédrale d'York, presser Maximilien de prendre part à la guerre. En même temps, il traversait lui-même la mer pour former le siége de Boulogne, où sir Edward Poynings vint le rejoindre de l'Ecluse. Son armée était nombreuse, et il ne cessait de rappeler dans ses discours les souvenirs de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt, lorsqu'il signa tout à coup à Etaples un traité qui laissait, en échange de quelques marcs d'argent, la possession du duché de Bretagne à Charles VIII.

Maximilien, qui venait de reconquérir Arras, avait refusé d'adhérer à ce traité; mais il était bien évident que ni le nombre de ses hommes d'armes, ni la situation de son trésor, depuis longtemps épuisé, ne pouvaient lui permettre de poursuivre seul la guerre, et le 23 mai 1493, ses plénipotentiaires conclurent le traité de Senlis, où Charles VIII renonça à la main de Marguerite et restitua à son père les comtés de Bourgogne, d'Artois, de Charolais, de Noyon, en ne retenant Hesdin, Aire et Béthune que jusqu'à l'époque où Philippe, devenu majeur, lui rendrait hommage. Peu de jours après, la fille de Maximilien fut remise, près de Cambray, au marquis de Bade et au comte de Nassau, après avoir donné au roi de France des lettres de décharge «d'elle et de sa personne.»

Marguerite d'York subissait seule avec indignation des revers si complets et une humiliation si profonde. Fidèle aux desseins qu'elle avait conçus à une autre époque, elle n'avait cessé de croire que le seul moyen de lutter contre la France, c'était de triompher en Angleterre. Les historiens contemporains la comparent à l'implacable Junon de l'Enéide, et Bacon, pour peindre la haine qu'elle portait à Henri VII, lui a appliqué le célèbre vers de Virgile:

Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo;

mais il semble que rien ne justifie un portrait aussi sombre. Marguerite d'York n'eut jamais recours au crime pour triompher, et ses ruses ne retracent que celles de Cythérée appelant le faux Ascagne:

Pueri puer indue vultus.

Ses intrigues avaient guidé Lambert Simnel; elles produisirent un nouveau prétendant plus redoutable, Peterkin Werbecque.

A Tournay vivait un batelier, Jean Werbecque, fils de Thierri Werbecque, juif converti, selon quelques récits. Il avait épousé Catherine Faron, fille du guichetier de la porte Saint-Jean, et, dans un registre de condamnations de l'année 1475, il est fait mention d'une rixe de bateliers dans laquelle figurent Jean Werbecque et Piérard Flan, son aïeul maternel. Des inimitiés personnelles réduisirent-elles Jean Werbecque à quitter Tournay pour aller habiter pendant quelque temps l'Angleterre? Rien ne rend cette supposition invraisemblable, et la tradition ajoute qu'Edouard IV, ayant vu la jeune batelière de Tournay, en devint épris. Peterkin Werbecque eut pour parrain son bisaïeul Piérard Flan, doyen des navieurs. Un lien plus étroit existait-il entre cet enfant ignoré et le roi d'Angleterre?

Peterkin Werbecque, venu à Tournay, y fut élevé avec quelque soin. On lui enseigna la grammaire; un chantre de Notre-Dame lui apprit même à jouer du manicordium. Enfin, il alla habiter à Audenarde chez un de ses parents nommé Jean Steenberg. Ce fut là que, vers l'époque de l'alliance de Maximilien, de Henri VII, du roi d'Aragon et du duc de Bretagne contre Charles VIII, les espions de la duchesse Marguerite, qui cherchaient de toutes parts un nouveau Lambert Simnel, réussirent à le découvrir. Sa grâce, son air de noblesse, la ressemblance merveilleuse qu'il présentait avec Edouard IV, tout le désignait à leur choix, et ils s'empressèrent de le mener à Anvers, où on le logea chez un pelletier qui demeurait «auprès de la maison des Englois.» Anvers n'est pas loin de Malines. Peterkin, secrètement conduit chez Marguerite, put recevoir d'elle-même ses instructions secrètes sur le rôle qu'il était appelé à remplir, et quand il les eut bien gravées dans sa mémoire, elle l'envoya, sous la conduite de la femme de sir Edward Brixton, à Lisbonne, chez messire Petro Vas de Rona, afin que l'on ne pût pas dévoiler son origine en remontant d'Anvers à Audenarde, d'Audenarde à Tournay. Un serviteur du duc de Bretagne reçut bientôt la mission de l'accompagner en Irlande, et sa carrière royale commença à Dublin. Les nobles et les bourgeois s'accordaient à reconnaître en lui le jeune duc d'York, échappé miraculeusement au poignard de James Tyrrell. Des ambassadeurs français ne tardèrent pas à venir le féliciter et à l'engager à se rendre en France, et le jeune Peterkin Werbecque fut reçu avec les honneurs de la royauté au château d'Amboise, aussi bien que dans les murs de Dublin. Tantôt on l'appelait la Rose blanche d'York; tantôt on le saluait du nom de Plantagenet. Rien ne manquait à l'éclat de sa vanité et de ses espérances, quand le traité d'Etaples fut conclu. Charles VIII faillit livrer Peterkin à Henri VII, et le jeune représentant des droits de la maison d'York eut à peine le temps de se retirer près de la duchesse douairière de Bourgogne; mais il parut tout à coup que ce revers même allait favoriser sa fortune. Marguerite ajouta une nouvelle force a ses prétentions en reconnaissant publiquement la légitimité, et le traité même d'Etaples, qui excitait en Angleterre un vif mécontentement contre la politique de Henri VII, donna de nombreux partisans à son compétiteur. Robert Clifford et Guillaume Barley se rendirent en Flandre et écrivirent à leurs amis qu'ils avaient reconnu les traits de Richard d'York, de facie novisse hominem. Ce merveilleux bruit se répandit dans toute l'Angleterre, et Henri VII, craignant pour la stabilité de son trône, envoya en ambassade vers l'archiduc Philippe sir Edward Poynings, qui avait concouru naguère à la prise de l'Ecluse. Maître Guillaume Warham, qui l'accompagnait, insista dans un éloquent discours pour que les conseillers de Philippe imitassent l'exemple de Charles VIII en chassant de ses Etats un audacieux imposteur. Il attaquait vivement l'influence de Marguerite d'York et se moquait de sa merveilleuse fécondité qui, malgré le déclin de ses années, avait mis tout à coup au jour deux princes âgés de cent quatre-vingts mois; mais les conseillers de Philippe représentaient que Marguerite était souveraine dans les villes qui formaient son douaire, et il ne resta à Henri VII, de plus en plus irrité, qu'à recourir aux mesures les plus énergiques pour dissiper la faction croissante de ses ennemis. La hache du bourreau frappa les plus illustres, entre lesquels il faut nommer Simon de Montfort et le grand chambellan Guillaume Stanley, qui avait placé à Bosworth la couronne de Richard III sur le front de Henri VII. En même temps, toutes les communications étaient interceptées entre l'Angleterre et les Pays-Bas. L'étape de Bruges fut transférée à Calais; il fut défendu de porter en Flandre des laines anglaises, et tous les marchands flamands qui résidaient en Angleterre reçurent l'ordre de s'éloigner, tandis que les marchands anglais qui se trouvaient en Flandre, subissaient le même exil comme une loi de représailles.

Le commerce et l'industrie commençaient à peine à renaître en Flandre quand ces malheureux démêlés éloignèrent de nouveau l'espoir de les voir se ranimer. Cette situation se prolongea pendant deux années; enfin, au mois de décembre 1495, Paul de Baenst, Jean de Courtewille, Thomas Portinari, Florent Hauweel et d'autres ambassadeurs se rendirent à Londres et y conclurent, le 24 février, une alliance commerciale, «attendu que la paix est le don le plus précieux que les hommes puissent recevoir du ciel.» (Cum potiora mortalibus dona a superis tradi nequeant quam bona pacis.) Grotius a étudié ce traité au point de vue si important de la liberté des mers: sous le rapport politique, la clause fondamentale est celle où les plénipotentiaires flamands promettent de ne recevoir, dans aucune de leurs villes, pas même dans celles qui forment le douaire de Marguerite, les ennemis du roi d'Angleterre.

Peterkin Werbecque avait quitté la Flandre pour aborder en Ecosse, où le roi Jacques lui avait accordé la main d'une de ses parentes, fille du comte de Huntley, en l'accueillant comme un autre Joas échappé au fer des bourreaux; mais les illusions de la fortune ne devaient plus éblouir longtemps le fils de la batelière de Tournay. Débarqué dans le Cornwall, il menaça Exeter et s'avançait vers Taunton, quand, saisi d'une terreur subite, il alla réclamer le droit d'asile au monastère de Beaulieu; puis il se livra, avoua tout, et écrivit à sa mère pour qu'elle rendît témoignage de l'obscurité de son origine: quelque temps après, nous le voyons chercher à s'évader de la Tour de Londres avec le comte de Warwick, fils du duc de Clarence, et terminer sa vie, obscur imposteur, sur le même échafaud que le dernier héritier de la dynastie des Plantagenets.

Marguerite d'York avait passé de longues nuits dans les veilles et dans l'inquiétude: lorsqu'elle apprit les revers de Peterkin Werbecque, elle pleura plus amèrement le malheur du jeune homme, dont son ambition s'était fait un instrument docile, que s'il eût été son neveu, le dernier des fils d'Edouard IV. Que lui restait-il à espérer du jugement de la postérité? Les titres qu'elle y possédait étaient sans doute ceux qu'elle estimait le moins: elle avait donné à l'Angleterre Guillaume Caxton: la Flandre dut aussi à son amour des lettres la fondation de la riche bibliothèque des Frères prêcheurs à Gand.

Un dernier mot sur un personnage non moins célèbre par l'influence qu'il exerça dans les troubles de la fin du quinzième siècle. Philippe de Clèves s'était rendu, en 1496, avec le duc Philippe, à l'assemblée de Ratisbonne, où une croisade fut proposée par Maximilien, afin de chasser les Turcs de l'Europe; mais l'Empereur oublia promptement son vaste dessein pour s'occuper de ses nombreux démêlés dans les Pays-Bas, et même, assure-t-on, pour s'allier aux Turcs contre les Vénitiens. Lorsque Louis XII annonça qu'il avait résolu de poursuivre les projets de Charles VIII, qui voulait marcher par la conquête de l'Italie à la délivrance de l'Orient, Philippe de Clèves fut l'un des premiers qui répondirent à son appel. Il obtint bientôt le gouvernement de Gênes, que Charles VI avait autrefois confié à Boucicault, et ne le quitta que pour recevoir la capitulation de Naples. Cependant Bajazet II réunissait dans le vaste empire qui formait l'héritage de son père une immense armée prête à envahir la Hongrie, et il n'attendait pour lui en donner le signal qu'un premier succès qui lui eût livré les dernières possessions des chrétiens dans les mers de la Grèce. Venise, alarmée, équipa une flotte; mais cette flotte fut vaincue près des îles Sporades, et bientôt Bajazet parut avec cent cinquante navires devant Modon, qui était à cette époque la capitale du Péloponèse. La fortune des infidèles triomphait. Les horreurs du sac de Modon rappelèrent celles de la prise de Constantinople. Crissa, autrefois si fière de ses oracles, Coronée, fondée par Epaminondas, Pylos, où régna Nestor, partagèrent le sort de l'antique Méthone. Dans ce péril imminent, deux héros se dévouèrent pour la chrétienté. L'un était Gonzalve de Cordoue, déjà fameux par ses exploits contre les Mores d'Espagne; l'autre, le sire de Ravestein. Gonzalve reconquit Céphalonie et s'empara de Leucade, malgré toute une armée assemblée sur les promontoires de l'Etolie. Philippe de Clèves, pénétrant plus avant dans l'Archipel, s'était dirigé, avec Antoine de Lalaing et un grand nombre de jeunes nobles de Flandre, vers l'île de Mételin. Il espérait rétablir sur les rivages de Lesbos la dynastie de ces barons franks qui accueillirent Jean sans Peur après la croisade de Nicopoli; mais les Vénitiens, saisis d'une terreur inopinée, l'abandonnèrent, et une épouvantable tempête dispersa ses vaisseaux. A peine parvint-il à regagner Tarente. Son courage n'avait toutefois pas été stérile: Bajazet II avait senti s'affaiblir son présomptueux orgueil, et lorsque le sire de Ravestein entra à Rome, le pape Alexandre VI égala sa gloire à celle de Gonzalve, puisque, malgré ses revers, il avait partagé avec lui l'honneur de repousser loin de l'Italie les fureurs sacriléges des infidèles. Philippe de Clèves, revenu dans les Pays-Bas, acheva sa vie sous les solitaires ombrages d'Enghien et de Winendale. Soit qu'il éprouvât de secrets remords du meurtre de Lancelot de Berlaimont et d'Adrien de Rasseghem, soit qu'il cherchât, comme les légionnaires de la Rome païenne devenus chrétiens, à oublier dans la pénitence les agitations et les passions brûlantes de sa vie, il s'y revêtit du cilice et de la haire.

Que resta-t-il à Maximilien lui-même de ces rêves d'ambition qui lui montraient le monde soumis à sa couronne d'empereur ou à la tiare de pontife qu'il songea un instant à y réunir? Rien qu'un cercueil qu'il avait soin de prendre avec lui dans tous ses voyages, afin qu'à défaut des pompes de la vie, il pût compter du moins sur celles de la mort.

Le 26 décembre 1494, Philippe, alors âgé de seize ans, avait été inauguré comme comte de Flandre. Il épousa Jeanne d'Aragon, le 18 octobre 1496.

De cette union naît à Gand, le 24 février 1500 (n. st.), ce jeune prince, depuis si célèbre sous le nom de Charles-Quint, qui doit faire revivre, en combattant François Ier, l'ancienne querelle des ducs de Bourgogne et des ducs d'Orléans: dernier terme de ces rivalités qui, en se développant de plus en plus, sont devenues une lutte européenne.

Les communes flamandes entraînées par leur isolement et leur décadence, restent étrangères à ces vastes démêlés, mais elles conservent fidèlement les orageuses traditions de leur passé. Elles oublient que Charles-Quint est né au milieu d'elles, pour placer plus haut que la part qu'elles peuvent revendiquer dans sa gloire, le zèle qu'elles portent à leurs antiques franchises. Si elles s'inclinent un jour sous la main victorieuse d'un prince qui, même en combattant sa patrie, n'a jamais cessé de l'aimer, un siècle entier pendant lequel s'appesantit sur elles le joug espagnol ne peut les asservir, et Jean d'Hembyze, au milieu des passions anarchiques qui l'assiégent, devra à Jacques d'Artevelde tout ce qu'il y a de grand et de digne de mémoire dans sa vie et dans sa mort. Telle est la puissance des souvenirs d'une ère héroïque et prospère qu'à la fin du dix-huitième siècle, dans les assemblées populaires convoquées par les commissaires de la république française, on voit encore les bourgeois de Gand et de Bruges repousser les innovations qu'on leur propose pour réclamer les priviléges de leurs ancêtres.

La vie communale, en devenant étrangère à l'autorité politique, s'était maintenue dans les lois et dans les usages. Une longue expérience en avait fait apprécier les bienfaits, et le respect dont elle était entourée était d'autant plus profond que son origine était plus éloignée; mais rien ne retraçait l'éclat dont ces institutions avaient joui autrefois, la puissance qui y avait été attachée, l'influence qu'elles avaient exercée. En vain s'était-on efforcé à plusieurs reprises de rappeler le commerce dans ces villes mornes et désertes qui lui avaient dû leurs richesses et leur célébrité; en vain avaient-elles demandé aux arts et aux lettres quelques-uns de ces pâles rayons qui se mêlent si bien aux ombres des ruines: la Flandre n'offrait plus que le tombeau de sa grandeur passée, famosum antiquitatis sepulcrum, dit un historiographe du dix-septième siècle, et l'avenir ne lui réservait d'autre couronne que celle que le laboureur tresse encore aujourd'hui des riches épis de ses moissons.

FIN DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER.

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