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Histoire de Flandre (T. 4/4)

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LIVRE VINGTIÈME
1476-1481.


Marie de Bourgogne.—Troubles en Flandre.
Guerres contre Louis XI.

Quelques fuyards avaient réussi à traverser la Meurthe; il en était d'autres qui avaient échappé à la poursuite des Suisses en se cachant dans les bois. Ils s'accordaient à raconter qu'ils avaient vu le duc Charles de Bourgogne se précipiter au milieu de ses ennemis et disparaître dans la mêlée; mais l'on ne croyait pas à la vérité de ces bruits alarmants, et le 15 janvier, la duchesse Marguerite écrivait aux membres de la cour des comptes de Malines: «Par plusieurs nouvelles que avons de divers costez, nous entendons et espérons que, grâces à Dieu, il est en vie et santé.»

Lorsque d'autres messagers, arrivés de Lorraine, confirmèrent la nouvelle du désastre de Nancy et celle de la mort de Charles le Hardi, les états de tous les pays «de par deça» se réunirent immédiatement à Gand. Devenus tout à coup dépositaires de l'autorité suprême que le duc de Bourgogne laissait, dénuée d'armée, de trésors et de tout moyen de défense, à une jeune princesse de dix-neuf ans, ils présidèrent à toutes les réformes qui furent proclamées en son nom, dans la mémorable charte du 11 février 1476 (v. st.), dernier écho de ces célèbres ordonnances qui avaient disparu au milieu même des discordes civiles du moyen-âge qui leur avaient donné naissance. Les communes étaient désormais appelées à protéger l'héritière de cette maison de Bourgogne qui n'avait cessé de les combattre et de les affaiblir.

Les considérations sur lesquelles s'appuient ces réformes sont les mêmes en 1476 que les siècles antérieurs; elles ont pour but de faire cesser la misère du peuple, qui a vu fuir le commerce et l'industrie, et de rétablir la paix dont le besoin se fait vivement sentir après de longues guerres. Les états de Flandre les ont réclamées; l'évêque de Liége et le sire de Ravestein, que les liens du sang placent au premier rang dans le conseil de Marie de Bourgogne, s'y associent. Rien ne manque pour en légitimer la nécessité, pour en rendre la forme durable et solennelle: il faut, toutefois, quelque chose de plus pour que les institutions s'établissent ou se fortifient: c'est la convenance des temps, assez calmes pour que les périls du dehors ne compromettent pas l'œuvre de la paix intérieure, c'est la disposition des mœurs qui doit tendre à entourer d'ordre et de respect les bases encore chancelantes de l'autorité, c'est le dessein supérieur de la Providence.

Le premier article de la charte du 11 février règle la formation d'un conseil supérieur composé par moitié de clercs et de nobles, qui représente tous les Etats de la duchesse de Bourgogne. Ce conseil renfermera vingt-deux membres, savoir: quatre pour la Flandre, quatre pour le Brabant, quatre pour la Hollande et la Zélande, deux pour l'Artois et la Picardie, deux pour le Hainaut, deux pour le Luxembourg, deux pour le Limbourg et les pays d'outre-Meuse, deux pour la Bourgogne, un pour le comté de Namur.

A l'avenir, les membres des conseils établis dans les divers pays jugeront d'observer les priviléges du pays auquel ils appartiendront.

Toutes les dispositions contraires aux priviléges seront considérées comme non avenues.

Le grand conseil de Malines sera supprimé, et toutes les causes qui y avaient été portées seront rendues à leurs juges naturels.

La duchesse et ses successeurs ne feront la guerre qu'après avoir pris l'avis des états; à défaut de leur consentement, leurs sujets et leurs feudataires ne seront pas tenus de les servir, et les relations commerciales ne seront point suspendues avec les pays étrangers que les états refuseraient de considérer comme ennemis.

Dans le cas où les états résoudraient la guerre, les marchands appartenant aux pays ennemis obtiendront un sauf-conduit de quarante jours pour se retirer avec tous leurs biens.

Le service militaire des vassaux et feudataires cessera aux frontières de leur pays; s'ils les dépassaient, leur solde devrait être payée par le prince.

Les états pourront se réunir sans avoir besoin d'autorisation.

Tout édit du prince sera nul, s'il est contraire aux priviléges.

Les anciens priviléges qui règlent les questions de juridiction seront dorénavant observés.

La vénalité des offices de justice est abolie.

Il ne pourra être apporté d'obstacle ni de restriction à la circulation des marchandises. On n'établira point de nouveaux tonlieux, et tous ceux qui n'auraient point été approuvés par les états seront supprimés.

Cette charte se termine par une formule conçue à peu près dans les mêmes termes que la plupart des documents publics appartenant à la période de la puissance communale de la Flandre. La duchesse de Bourgogne y déclare que dans le cas où les dispositions qu'elle a sanctionnées viendraient à être violées en tout ou en partie, elle permet et consent, tant pour elle que pour ses successeurs, que ses vassaux et ses sujets soient déliés de toute obligation de la servir et de lui obéir, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu le redressement de leurs griefs.

Une autre charte de la même date appliquait les bienfaits de ces réformes aux besoins spéciaux et aux réclamations des communes de Flandre, plus pressantes que toutes les autres. Les députés des Quatre-Membres de Flandre avaient exposé, en protestant de leur zèle pour défendre l'héritage de Marie de Bourgogne, qu'il était urgent de rétablir les bonnes villes dans l'intégrité de leurs franchises, de leurs coutumes et de leurs usages, afin qu'elles restassent «en bon état, en police et en droit, puisqu'il était assez connu, ajoutaient-ils, que la Flandre n'est pas très-fertile, et que sa prospérité repose uniquement sur son commerce et sur son industrie, sur ses libertés et sur ses priviléges.» C'est à ce titre qu'ils obtiennent une nouvelle charte qui se réfère également aux anciens priviléges des bonnes villes. Nous y remarquons, outre quelques-unes des dispositions que nous avons déjà citées, celles qui établissent que toutes les affaires seront traitées en flamand, que l'unanimité du vote des membres de Flandre sera nécessaire pour la perception des impôts, que les monnaies devront être de bon aloi, que la chambre des comptes sera rétablie en Flandre, que les marchands étrangers circuleront librement dans le pays, et qu'il pourra leur être permis d'y résider, lors même qu'ils appartiendraient à une nation ennemie.

D'autres chartes supprimaient les impôts créés par Charles le Hardi, rendaient aux tisserands et aux membres des petits métiers le droit d'élire leurs doyens et rétablissaient toutes les coutumes abolies en 1453.

Enfin, le 15 février, on annula dans la salle de la Collace l'acte par lequel Philippe avait imposé aux Gantois la paix de Gavre et celui par lequel ils avaient accepté des mains de Charles le Hardi le calfvel de 1468.

Ce fut au milieu de l'enthousiasme qui saluait dans ces diverses mesures la résurrection de la puissance des communes flamandes que Marie de Bourgogne fit son entrée solennelle à Gand, le 16 février 1476 (v. st.). Un grand nombre de membres de métiers l'accompagnèrent jusqu'à l'église de Saint-Jean, où la formule du serment qu'elle devait prêter comme comtesse de Flandre lui fut présentée: «Vous jurez d'être bonne dame et comtesse de Flandre, de maintenir et de faire maintenir les droits de l'Eglise et de conserver les priviléges, libertés, coutumes, usages et droits du pays, tels que feu le duc Philippe, votre aïeul, les a jurés et que les bourgeois de Gand en ont joui conformément à la paix de Tournay jusqu'à l'année 1450, ainsi que les priviléges que vous avez vous-même octroyés; vous jurez aussi de révoquer et d'annuler toutes les charges imposées aux bourgeois de Gand depuis l'année 1450, de protéger les veuves et les orphelins, et de faire tout ce qu'une bonne comtesse de Flandre est tenue de faire; ainsi Dieu et tous ses saints vous soient en aide!»—«Je le jure,» répondit la fille de Charles le Hardi; et la cloche de Saint-Jean, que sa main ébranla à peine en s'appuyant sur une longue guirlande de roses qui descendait de la nef, fit entendre à cinq reprises, un faible et douteux tintement, ce qui parut au peuple assemblé autour d'elle le signe certain que son règne ne se prolongerait pas plus de cinq années.

L'inauguration de la comtesse de Flandre ne précéda que de deux jours la réinstallation des échevins de Gand élus conformément au privilége de 1301, qui avait été confisqué par son père. Il faut citer, parmi les bourgeois que désigna l'élection municipale, Adrien de Raveschoot, Guillaume Rym, Roland de Baenst, Philippe Vander Zickele, Jean Vander Gracht, Simon Borluut, Simon Damman, Liévin Zoetamys, Liévin Uutermeere. A côté de ces noms illustres figurent ceux de Liévin Potter et de Thierri de Schoonbrouck. Gand croyait ne pouvoir mieux assurer sa liberté qu'en confiant le soin de la protéger à ceux qui avaient déjà versé leur sang pour la défendre.

Tandis que les Gantois s'élevaient contre le traité de Gavre de 1453, les doyens des métiers se réunissaient à Bruges pour protester avec la même énergie contre le traité d'Arras de 1437. Louis de la Gruuthuse, qui venait d'y être proclamé hooftman avec Anselme Adorne et Jean Breydel, se rendit immédiatement à Gand et obtint de Marie la révocation de la sentence qui avait condamné les anciennes rébellions des Brugeois; grâce à ses paroles conciliantes, les métiers qui occupaient les places publiques consentirent à déposer les armes, et, le 7 mars, il parut au balcon de l'hôtel de ville, où il fit lire, en français et en flamand, la charte de la duchesse de Bourgogne. Aussitôt après, la sentence du duc Philippe fut lacérée en présence des doyens des métiers comme l'avait été à une autre époque le calfvel de Jean sans Peur, et l'on annonça que les jours suivants on lirait publiquement les priviléges de la ville du haut des Halles. De bruyantes acclamations saluaient ces vieux parchemins conquis à Courtray, qui étaient en même temps pour les communes les titres de leur liberté et de leur gloire; elles redoublèrent lorsqu'on donna lecture d'un nouveau privilége octroyé le 13 mars par Marie de Bourgogne, qui rappelait ceux de Philippe de Thiette.

Marie y déclare que les échevins et les doyens de Bruges lui ont remontré que leur ville repose principalement sur son commerce et ses métiers, et que depuis longtemps elle est renommée dans tous les royaumes étrangers comme l'étape de toutes les marchandises portées en Flandre, et elle consent, sur leur demande, à confirmer toutes les anciennes franchises de la cité et à lui en accorder de nouvelles.

Les officiers des princes ne pourront plus siéger parmi les magistrats. La commune choisira elle-même six receveurs qui tous les quatre mois rendront compte de leur gestion. Le prince seul sera désormais exempt des droits d'accises.

Les Brugeois ne seront soumis à aucun tonlieu dans toute l'étendue de la Flandre.

Le Franc cessera de former un membre séparé pour redevenir une châtellenie placée sous l'autorité de Bruges.

Le port de l'Ecluse reconnaîtra la suprématie des Brugeois, qui en occuperont les châteaux. Le bailliage des eaux sera fixé à Bruges.

Les villages qui ne jouissaient pas autrefois du droit de faire des draps n'en fabriqueront plus désormais, et les ouvriers haghe-poorters seront tenus de se faire inscrire dans les métiers de la ville, où il ne sera plus permis d'entrer qu'après l'apprentissage prescrit par les anciennes coutumes.

Les marchands étrangers ne pourront exposer en vente à Bruges que des marchandises étrangères. Bruges formera leur unique étape. La foire sera réduite comme autrefois à une durée de trois jours.

Les magistrats de Bruges pourront prononcer des sentences de bannissement et d'amende.

A l'avenir, quatre commissaires choisiront, au nom du prince, quatre échevins parmi les bourgeois et un dans chacun des neuf membres. Il en sera de même pour l'élection des conseillers. Les échevins et les conseillers nommeront les bourgmestres.

C'est ainsi qu'en peu de jours on avait vu s'effacer au sein des communes flamandes les traces de la domination des duc de Bourgogne pendant près d'un siècle.

Cependant le soin des réformes intérieures ne pouvait faire oublier les périls et les menaces des invasions. Le bruit s'était répandu que Louis XI avait donné l'ordre de s'emparer de la Bourgogne, et qu'il rassemblait en même temps une armée aux bords de l'Oise. Dès le 18 janvier, Marie de Bourgogne et Marguerite d'York avaient adressé au roi de France une lettre où elles le priaient, en termes fort touchants, de ne pas rompre la trêve de neuf ans conclue à Soleuvre, qui durait à peine depuis dix-sept mois. «Très-redoubté et souverain seigneur, lui écrivaient-elles, tant et sy humblement que plus povons, nous nous recommandons à vostre bonne grâce et vous plaise savoir, nostre très-redoubté et souverain seigneur, que après que avons entendu la dure fortune qu'il a plu à Dieu nostre créateur permettre sur monseigneur et son armée à la journée qui a esté entre luy et le duc Renyer de Lorreine, laquelle nous a esté de si très-grand dueil et tristesse et angoisse que plus ne porroit, nous avons en ferme foy et crédence que vostre bonté et clémence est et sera telle envers nos désolées personnes et ceste maison de Bourgogne, laquelle par espécialle et singulière dilection vous avez tant amée et honnourée, et y estes volu venir et vous y tenir en démonstrant la fiance et amour que vous y aviez par-dessus toutes les maisons de la crestienté, que sans avoir regard aux questions et différences que l'ennemy de tous biens a semez de sa malice et mis par aucun temps entre vous et mondit seigneur, vous garderés et deffendrez de toute oppression et nous et la dite maison, et les pays et signouries d'icelles; par quoy jasoit ce que nous ayons entendu que aucuns de vos gens de guerre se soient avancés de sommer la ville de Saint-Quentin, et que autres se tyrent ès pays de Bourgogne, nous tenons fermement que ce ne procède de vostre sceu, ordonnanche et bon plaisir; car nous avons veu et congneu que ches deux précédentes fortunes que mondit seigneur avait eu à Granson et à Morat, vous qui estiez lors prochain de luy et en très-grande puissanche, et qu'il vous estoit chose facile de luy porter grand et irréparable dommage, le avez delaissiet de faire en entretenant la trève estant emprinse entre vous et luy, à vostre très-grant louenge et exaltation de vostre très-noble renommée, ce qui doit à chacun desmontrer que en ceste tierce fortune qui samble la plus grande, vous vouleriés tant moins souffrir par voz gens faire chose qui fust à la diminution de si grand louenge et renommée, meismement sur nous qui sommes désolées femmes, desquelles, comme de voz très-humbles petites parentes vous estes protecteur et ne nous porroit cheoir en pensée que en voulsissiez estre le persécuteur, mesmement de moy Marie à qui vous avez tant fait de bien et honneur que m'avez levée de saintz fontz de baptesme; aussy, nostre très-redoubté seigneur, la trève qu'il vous a plu prendre avecque mondit seigneur pour neuf ans a esté faite non seullement pour la personne de mondit seigneur, mais aussy expressément pour ses hoirs et ses successeurs, en laquelle, je Margarite comme sa veusve et je Marie comme sa seulle fille et héritière, sommes expressément comprinses et devons, comme il nous semble, joïr de l'effect d'icelle en demourant en entier des pays et signouries qu'il tenoit, combien que en ce cas nous ne voulons, ne entendons estre ne demourer en aucune guerre ou inimitié à l'encontre de vous, mais de tout nostre cuer et pouvoir, en toute obéissance, amour et bonne voulenté, sans difficulté, faire envers vous tout le devoir qu'il appartient. Et s'il y a aucunes choses, soient signouries ou villes, dont au dit cas, je Marie, comme vostre très-humble filleule, me dois départir et dont vostre très-noble plaisir soyt me faire par vostre très-grande clémence avertir, je le ferray sans aucun contredit. Et entendons bien en la conduite de tous noz affaires et de ceste maison, vous supplyer que puissions par vostre bonne grâce user de vostre conseil, ayde et confort. Si vous supplions, très-redoubté et souverain seigneur, en la plus grande humilité que possible nous est, que vostre plaisir soyt de faire cesser et depporter voz gens de guerre de aucune chose entreprendre sur les pays, villes et signouries de mondit seigneur, et de nous vouloir aydier et conforter comme celles quy de tout leur cuer vous désirent de obeyr, servyr et aimer.» Marguerite et Marie avaient signé: Vos très-humbles subjectes et povres parentes.

Louis XI ne se laissa pas émouvoir par des supplications qui n'étaient à ses yeux qu'un aveu de faiblesse, et lorsque Jacques de Tinteville et Thibaut Barradot, porteurs du message des deux duchesses de Bourgogne, le rencontrèrent se dirigeant vers Péronne, il se contenta de leur répondre qu'ils trouveraient à Paris les gens de son conseil et qu'ils pourraient s'expliquer avec eux. Mais loin de les entendre, on leur donna des gardes qui ne les quittaient point. Quinze jours ou trois semaines se passèrent: enfin on leur permit d'aller rejoindre le roi dans la ville de Péronne que Guillaume Biche lui avait livrée. Ils y trouvèrent une ambassade solennelle que Marie de Bourgogne, de plus en plus alarmée, venait d'envoyer vers Louis XI pour le conjurer de nouveau de respecter la trêve de Soleuvre.

Cette ambassade était composée des évêques de Tournay et d'Arras, de Guillaume de Cluny, coadjuteur de l'évêque de Térouane, de Louis de la Gruuthuse, qu'Edouard IV avait créé comte de Winchester, de Gui d'Humbercourt, comte de Meghem, de Wolfart de Borssele, comte de Grandpré, et de Guillaume Hugonet, chancelier de Bourgogne, auxquels s'étaient joints les représentants des trois bonnes villes. Elle venait offrir au roi de lui restituer tous les territoires cédés par les traités d'Arras, de Conflans et de Péronne, et de reconnaître la juridiction du parlement de Paris. Louis XI ne se souvenait plus des terreurs qui l'avaient agité dans cette même ville de Péronne à la vue de la vieille tour où avait été enfermé Charles le Simple. Il semblait que rien ne pût plus lui résister. Montdidier avait capitulé; Roye ne s'était pas mieux défendue; Mareuil, Doulens, Corbie, Vervins, Saint-Gobain, Marle, Beaurevoir, Braie, Bapaume, Landrecies, le Crotoy, Saint-Riquier, Montreuil, Ham, Bohain, Abbeville, lui avaient ouvert leurs portes et on avait vu se ranger sous ses bannières, à côté de Guillaume Biche, le bâtard de Rubempré, qu'il avait voulu autrefois exciter à un crime odieux, et le grand bâtard de Bourgogne, qu'il venait de racheter de sa captivité de Nancy. Evidemment il ne pouvait se contenter de la restitution des villes que la fortune de la guerre avait déjà remises entre ses mains, et il répondit sans hésiter aux ambassadeurs de la duchesse de Bourgogne qu'il ne consentirait à aucune trêve, «se ce n'estoit que préalablement la cité lez Arras feust mise en ses mains pour en joyr comme du sien propre et la conté de Boulenoys pour la tenir en ses dites mains au profit de celui qui droit y aura, et aussi que ouverture lui feust faite des villes et places fortes du pays d'Artois.»

Le roi de France se préoccupait toutefois encore bien plus du comté de Flandre, dont il avait jadis admiré les richesses, que du comté d'Artois qui n'avait ni la même industrie, ni le même commerce. Il savait bien d'ailleurs que les états de Flandre exerceraient une influence prépondérante dans toutes les questions relatives au mariage de Marie de Bourgogne avec le Dauphin, mariage qu'en ce moment il désirait à tel point qu'il disait aux envoyés flamands que s'il pouvait se conclure, «non-seulement il leur accorderoit et donneroit ce qu'ils requerroient, mais du sien propre eslargiroit.» Il consentit même, pour leur plaire, à suspendre la guerre jusqu'au 2 mars, afin qu'on eût le loisir d'accepter ses propositions. Selon le récit des chroniqueurs contemporains, le roi de France combla de louanges et de caresses les députés de la Flandre. Tantôt «il buvoit à eulx et à ses bons sujés de Gand;» tantôt il offrait à Louis de la Gruuthuse «une comté de France bien meilleure que celle qu'il possédoit en Angleterre.» En même temps il affectait de traiter avec des sentiments tout opposés le sire d'Humbercourt, le chancelier Hugonet et Guillaume de Culny, qu'il savait être fort impopulaires en Flandre, et il leur disait, comme s'il eût partagé toutes les haines de nos communes, «qu'ils avoient perdu du tout leur gouvernement.» Il prétendait même que le sire d'Humbercourt était le véritable évêque de Liége, puisqu'il avait «levé et rechut tout l'argent du pays.» Louis XI cherchait à flatter les communes flamandes comme il flattait les bonnes villes suisses en se faisant inscrire dans leurs bourgeoisies: il voulait qu'elles le reconnussent pour tuteur de mademoiselle de Bourgogne et la remissent «en sa garde et tutelle;» mais ses tentatives restèrent sans fruit, et les envoyés flamands se bornèrent à déclarer qu'ils rendraient compte de leur mission à l'assemblée des états généraux qui siégeait à Gand.

Au moment même où Louis XI raillait les conseillers de Marie de Bourgogne qui faisaient partie de l'ambassade de Péronne, ils s'acquittaient auprès de lui d'une mission plus secrète, et il semble que le roi de France ne les ait accueillis avec un apparent dédain que parce qu'il n'avait plus rien à leur demander. Philippe de Commines rapporte que Marie leur avait remis, par le conseil de sa belle-mère, la duchesse douairière de Bourgogne, des instructions particulières pour qu'ils soutinssent ses intérêts près du roi de France. Marie de Bourgogne était disposée à épouser le Dauphin, comme l'évêque de Liége, favorable aux vues de Louis XI, ne cessait de le lui conseiller, et c'était à l'insu des états qu'elle avait remis au sire d'Humbercourt et au chancelier Hugonet ces lettres importantes, précieux dépôt que semblait justifier la confiance que le duc Charles avait placée dans leur fidélité. Marie, en suivant l'exemple de son père, se trompait comme lui. Humbercourt et Hugonet s'occupèrent moins, à Péronne, de soutenir ses intérêts que de confirmer le traité particulier qui depuis longtemps les unissait à Louis XI. «Le dit chancelier et le seigneur d'Humbercourt, qui avoient esté nourris, dit Philippe de Commines, en très-grande et longue autorité, et qui désiroient y continuer et avoient leurs biens aux limites du roy, prestoient l'oreille au roy et à ses offres; et donnèrent quelque consentement de le servir et de tous poincts se retirent soubz luy, ledit mariage accompli.»

Cependant les états généraux délibéraient à Gand sur ce qu'il y avait lieu de faire en présence des menaces et des prétentions de Louis XI. Leur premier soin avait été d'écrire aux habitants de Valenciennes, de Bouchain, du Quesnoy et de Saint-Ghislain, afin de les exhorter à résister vaillamment aux Français jusqu'à ce qu'on pût les secourir. Déjà Gui de Rochefort et Gui Perrot, envoyés en Artois, y avaient obtenu des nobles et des communes la promesse d'une adhésion énergique à tous les moyens adoptés pour la protection des frontières. Les états généraux avaient même résolu de réunir une armée de cent mille hommes sous les ordres du sire de Ravestein, et ils avaient ordonné que chaque province se chargeât de la solde de ses hommes d'armes et des frais relatifs aux achats de munitions, de vivres et d'approvisionnements. Mais il était plus que douteux que la Flandre pût terminer ses armements assez tôt pour repousser la redoutable armée du roi de France, et il paraissait sage, tout en s'efforçant de défendre l'Artois, de se prêter aux négociations relatives au mariage du Dauphin, dont l'accomplissement était nécessairement éloigné, afin d'attendre des événements quelque secours inespéré; les instructions données le 28 février 1476 (v. st.) portaient uniquement «que les estas, considérans que, au moyen de ladite aliance de mariaige, tous différens entre le roy et madite damoiselle seroient apaisiez et s'en ensuivroient d'autres grands biens, se sont résoluz et concluz, du sceu et bon plaisir de madite damoiselle, d'entendre et de vacquer au fait de ladite aliance de mariaige;» et elles indiquaient, aussitôt après, une trêve comme conséquence de cette importante déclaration, que terminaient des protestations de fidélité et le désaveu de toute participation aux guerres du duc Charles, et même aux actes de son gouvernement, «comme bien ilz l'ont desjà desmontré en l'abolition du parlement de Malines.»

Les principaux ambassadeurs choisis par les états généraux pour cette nouvelle mission étaient les abbés de Saint-Pierre et de Saint-Bertin, les sires de Ligne, de Maldeghem, de Dudzeele, de Bersele, de Welpen, maître Godefroi Hebbelinc, pensionnaire de Gand, et maître Godefroi Roelants, pensionnaire de Bruxelles. En s'arrêtant à Lille, ils apprirent que le sire de Crèvecœur avait livré au roi de France la cité d'Arras, à peine séparée de la ville par une muraille et un rempart; ils eussent pu, dès ce moment, juger leur mission terminée, car il n'était plus permis d'espérer que Louis XI déposerait les armes pour s'endormir dans une longue trêve. Ils crurent toutefois devoir continuer leur voyage et se dirigèrent le 7 mars vers Lens, où ils attendirent deux jours un sauf-conduit. Enfin, ils arrivèrent dans la cité d'Arras, et furent immédiatement introduits près de Louis XI, qui les reçut dans une salle tendue de velours bleu semé de fleurs de lis d'or. Dès le commencement de l'audience ils furent obligés de s'excuser des termes employés dans leurs lettres de créance, que les gens du roi trouvaient trop peu respectueux, et l'abbé de Saint-Pierre prodigua assez inutilement son éloquence dans un discours où il exprimait le vœu que le roi fît retirer ses hommes d'armes pour que rien ne troublât l'affection que lui portaient ses sujets et leur désir de poursuivre les négociations.

Louis XI parla beaucoup aux ambassadeurs de tout ce qui était étranger à leur mission. Il leur raconta son long exil dans les Etats du bon duc Philippe, ses griefs contre le duc Charles qui s'était fait rendre les villes de la Somme sans en restituer le prix, et n'avait jamais fait hommage des seigneuries tenues en fief de la couronne de France. Il protesta même qu'il n'aurait point réuni d'armée, s'il n'y avait pas été réduit par la résistance qu'il avait rencontrée dans les villes de la Somme et à Arras, où les bourgeois lui fermaient leurs portes; il déclara qu'il préférait pour son fils la main de mademoiselle de Bourgogne à celle de mademoiselle Elisabeth d'Angleterre et de mademoiselle Jeanne d'Aragon, héritière de plusieurs royaumes, et ajouta que s'il parvenait à assurer l'union de la France et de la Flandre, il ne redouterait plus ni les Turcs, ni les Anglais; il disait aussi qu'il aimait tant les Gantois qu'il entrerait volontiers seul dans leur ville, et qu'il serait si joyeux de voir s'accomplir le mariage du Dauphin et de mademoiselle de Bourgogne, «qu'il osteroit la couronne de son chief pour la poser sur le chief de son filz et de ma dite damoiselle, et se retraire en quelque lieu pour vivre en déduit en privé estat.» Mais tous ces beaux discours ne valurent pas aux envoyés des états généraux la moindre concession; on leur refusait fort gracieusement la trêve qu'ils demandaient à genoux.

Louis XI modifia bientôt ses desseins. Depuis qu'il était entré dans la cité d'Arras, il persistait chaque jour davantage à exiger la remise des villes de l'Artois: mais il tenait beaucoup moins au mariage immédiat de son fils avec mademoiselle de Bourgogne, mariage si aisé à conclure, s'il avait consenti à modérer ses prétentions. Il s'était souvenu que le Dauphin était fiancé à une princesse anglaise, et jugeait d'autant plus périlleux de compromettre une de ses alliances les plus importantes, qu'il avait récemment appris qu'Edouard IV recherchait lui-même la main de Marie de Bourgogne, soit pour le duc de Clarence, soit pour lord Scales, gentilhomme d'une naissance obscure, mais frère de la reine Elisabeth. Louis XI bornait en ce moment ses efforts à obtenir du roi d'Angleterre qu'il renonçât à ce projet; dans ce but, il avait envoyé à Londres des ambassadeurs animés de son esprit, «bons clercs et bien experts, qui savoient bien tenir leur charge sans entrer en pratique,» pour lui proposer d'entretenir à ses frais toute une armée anglaise, s'il consentait à déclarer la guerre à sa sœur et à sa nièce; à ce prix, Edouard IV devait réunir à ses domaines la Flandre et le Brabant. Le roi d'Angleterre répliquait que la Flandre et le Brabant étaient des pays difficiles à garder et qu'il préférait la Picardie et le comté de Boulogne; et les négociations se prolongeaient sans amener de résultats. Au même moment, Louis XI offrait les villes du Brabant aux princes des bords du Rhin, et n'était pas plus sincère dans les espérances qu'il leur faisait concevoir: il comptait bien ne se dessaisir en faveur de personne des Etats héréditaires de la maison de Bourgogne, et Philippe de Commines a soin de nous apprendre qu'il ne cherchait, en réclamant Elisabeth d'York pour son fils, qu'à gagner un mois ou deux «en dissimulations.» Si ce mariage s'était accompli, Henri VIII eût eu Louis XI pour aïeul.

Au mois de mars 1476 (v. st.), le roi de France se considérait déjà comme le maître des riches provinces que convoitait son ambition, et il voyait dans les seigneuries et dans les fonctions qu'il voulait y donner à ses serviteurs un moyen de récompenser leur zèle. «Je compte,» disait Jean Daillon, que Louis XI avait surnommé maître Jean des habiletés, «être gouverneur de Flandre et m'y faire tout d'or.» En vain le duc de Bourbon osa-t-il dire à Louis XI qu'il ne pouvait l'aider dans son entreprise, «ne dissimulant point qu'il devoit donner un meilleur titre à ses armes que le simple désir de joindre le Pays-Bas à sa couronne;» en vain Philippe de Commines et plusieurs de ses conseillers, plus timides ou plus prudents, lui représentaient-ils, en gardant le silence sur le but de ses projets, que les moyens de l'atteindre étaient difficiles et douteux; il ne voulait rien entendre. Un homme lui avait dit que la Flandre ne pouvait lui échapper, et Louis XI ajoutait une foi entière à ses paroles, non-seulement parce qu'il prétendait bien connaître la Flandre, où il était né, mais aussi parce qu'il avait su, par certaines affinités de vices et de mœurs, se placer au premier rang dans son intimité.

Cet homme était de Thielt et s'appelait Olivier Necker; mais ce nom, emprunté aux mythologies septentrionales, qui l'emploient pour désigner les génies malfaisants des eaux, avait été traduit par le nom d'Olivier le Diable ou d'Olivier le Mauvais, lorsqu'il devint, soit à Bruges, soit à Genappe, le collègue de Jean Wast, comme valet de chambre de Louis XI. A ces fonctions il joignait celle de barbier et assez souvent celle de collègue du prévôt Tristan l'Ermite dans l'exécution des sentences secrètes. En 1474, il avait reçu des lettres de noblesse et un nom de moins sinistre augure que le sien, celui d'Olivier le Dain, «afin qu'il ne fût plus loisible à aucun de plus le surnommer dudit surnom de Mauvais.» Enfin il avait été créé successivement gentilhomme de la chambre, capitaine de Loches, gouverneur de Saint-Quentin et comte de Meulan: si sa vanité n'avait plus rien à désirer, il manquait à sa gloire de livrer à l'autorité d'un prince absolu et violent ces grandes communes de Flandre, toujours si jalouses de leurs franchises et si hostiles au joug étranger. Ses espions s'étaient répandus de tous côtés, dans les villes, dans les bourgs, dans les campagnes; il s'était réservé à lui-même la mission la plus difficile: le soin d'engager par la persuasion la jeune duchesse de Bourgogne à se retirer en France, ou celui de réveiller les vieilles émeutes populaires qui, à tant de reprises, avaient agité les Gantois, afin que la nécessité la conduisît également à chercher un refuge dans la tour grillée du Plessis-lez-Tours. Cette menaçante alternative, qui devait, en laissant au Dauphin Elisabeth d'York pour fiancée, livrer Marie de Bourgogne comme prisonnière au roi de France, était en ce moment le secret de sa politique. Il avait jugé ce moyen habile, non-seulement pour conserver l'alliance des Anglais, plus utile que jamais, mais aussi pour arriver à l'exercice complet d'un droit de conquête bien préférable, à son avis, à des négociations où les communes flamandes eussent introduit mille réserves pour leur nationalité, leur indépendance et leurs libertés, en refusant sans doute de remettre la princesse Marie en des mains étrangères tant que le Dauphin, qui n'avait encore que six ans, n'aurait point atteint l'âge nubile. Peu de jours avaient suffi pour que Louis XI abandonnât toute pensée «de joindre à sa couronne toutes ces grandes seigneuries, où il ne pouvoit prétendre nul bon droit, par quelque traité de mariage, ou les attraire à soy par vraie bonne amitié; quoi faisant il eust bien enforcié son royaume.»

Olivier le Dain, arrivé à Gand avec une suite de vingt-quatre chevaux, remit solennellement les lettres du roi de France à mademoiselle de Bourgogne, en présence du duc de Clèves, de l'évêque de Liége et de «plusieurs autres grands personnages.» Néanmoins, lorsqu'on l'invita à exposer le but de son ambassade, il répondit qu'il «n'avoit charge sinon de parler à elle à part.» On jugea cette demande peu convenable, puisqu'il était contraire à tous les usages de laisser ainsi une jeune princesse seule avec un homme aussi grossier. Olivier le Dain s'obstinait à ne pas vouloir s'expliquer; mais il ne put rien obtenir: on le menaça même de le contraindre à parler malgré lui. Il ne se voyait pas mieux accueilli près des bourgeois, qui avaient déjà recouvré tous leurs priviléges: il n'avait rien de plus à leur offrir. Après un séjour de peu de durée, pendant lequel toutes ses tentatives échouèrent, le barbier de Louis XI s'effraya du mépris qui s'attachait à sa mission et des huées qui flétrissaient son orgueil et son luxe, si différents de l'état d'abjection et de misère où on l'avait autrefois connu, et il ne tarda pas à s'enfuir à Tournay, de peur qu'on ne le noyât dans l'Escaut.

La Flandre, qui, depuis tant de siècles, avait appris à redouter le joug étranger, était peu disposée à se soumettre à l'autorité de Louis XI. Elle avait assez souffert de la domination absolue des ducs de Bourgogne, pour ne pas rechercher celle d'un roi non moins puissant et habitué à disposer à son gré des impôts et des priviléges, sachant bien que ses mœurs perfides et soupçonneuses n'eussent jamais pu comprendre la fière et tumultueuse indépendance des communes flamandes.

La mission d'Olivier le Dain se prolongeait encore au moment où Louis XI recevait dans la cité d'Arras les envoyés des états généraux. Le roi de France voulut agir sur eux comme il avait chargé son barbier d'agir sur les Gantois, en excitant entre la jeune duchesse et les communes des divisions favorables au but qu'il se proposait. Comme ils déclaraient que la princesse ne faisait rien sans le conseil des états, il s'empressa de les interrompre. «Vous connaissez mal ses intentions, leur dit-il; elle s'inquiète peu de vous, et ce sont d'autres avis qu'elle suit dans ses négociations.» Les ambassadeurs flamands protestaient que cela n'était point; mais Louis XI leur répondit qu'au-dessus des états il existait un conseil secret composé de quatre personnes, savoir: de la duchesse douairière, d'Adolphe de Clèves, sire de Ravestein, du sire d'Humbercourt et du chancelier Hugonet, et qu'il pouvait leur en donner la preuve écrite d'une main qu'ils ne sauraient méconnaître. Pour les en convaincre, il leur lut, à leur grand étonnement, les lettres que Marie de Bourgogne lui avait adressées à Péronne, et les leur remit pour qu'ils pussent les faire voir à leurs concitoyens. Il leur communiqua en même temps les lettres de décharge que le sire d'Humbercourt et le chancelier Hugonet avaient données au sire de Crèvecœur pour hâter la capitulation de la cité d'Arras, et leur montra d'autres lettres émanant probablement de la même source, où on l'avertissait que le seul but de l'ambassade des états était de gagner du temps. Les députés furent de nouveau, comme ils l'avouent eux-mêmes, «fort perplex et esbahis et au vray ne scavoient que dire.» Ils quittèrent Arras le même jour (11 mars).

Si nous avons déjà fait assez connaître le système politique de Louis XI dans les affaires de Flandre, système qui tendait à conduire par l'émeute la jeune princesse à l'exil et les communes à leur affaiblissement et à leur ruine, nous devons aussi chercher à expliquer comment il révélait lui-même aux députés des états de Flandre ce qu'il lui importait le plus, ce semble, de leur cacher avec soin. Il faut remarquer d'abord que la duchesse douairière désirait obtenir la main de Marie de Bourgogne pour un prince de sa maison, et que déjà des ambassadeurs anglais étaient arrivés à Gand pour prier mademoiselle de Bourgogne «qu'elle ne voulsist point prendre d'aliance de mariage avec les François, ses anchiens ennemis.» Adolphe de Clèves pouvait également chercher à favoriser son fils. En livrant leurs noms à l'indignation populaire, il écartait deux compétiteurs dont les prétentions étaient d'autant plus menaçantes qu'elles avaient leur siége plus près de l'héritière de Charles le Hardi. De semblables motifs n'existaient point à l'égard du chancelier de Bourgogne et de son ami; car ils ne cessaient de lui rendre d'importants services, notamment en lui faisant livrer la cité d'Arras. Néanmoins, Louis XI eût préféré qu'ils donnassent publiquement l'exemple de la trahison en quittant la Flandre pour aller rejoindre dans sa tente Guillaume Biche et le bâtard de Rubempré: tout ce qu'il avait dit à deux reprises aux ambassadeurs des états était un moyen de les y contraindre.

Les députés des états généraux étaient rentrés à Gand le 13 mars; mais les chansons et les concerts des ménestrels qui célébraient à l'hôtel de ville la joyeuse solennité de la mi-carême ne purent les empêcher d'entendre gronder autour du palais des magistrats les sombres murmures de la tempête populaire. Toute la ville était émue par la récente ambassade du barbier Olivier le Dain. Les rumeurs de trahison qu'elle avait fait naître s'étaient ranimées à son départ, en s'adressant, comme s'ils eussent été ses complices, aux hommes que l'on accusait d'avoir été les flatteurs de la domination bourguignonne. On voulait savoir, disait-on, quels étaient ceux qui, au mépris des priviléges de la ville, avaient signé le calfvel de 1468, et qui s'étaient rendus coupables de concussions pendant leur administration. Une enquête ouverte dans ce double but amena l'arrestation de plusieurs anciens magistrats: il faut nommer Roland de Wedergrate, Philippe Sersanders, Olivier Degrave, Pierre Baudins et Pierre Huereblock.

Pierre Baudins, infirme et aveugle, avait contribué plus que personne à exciter contre les bourgeois de Gand la longue guerre qu'avait terminée le désastre de Gavre; Pierre Huereblock était le chef des leverheeters de 1467. Philippe Sersanders et Olivier Degrave avaient, en 1468, pris part à l'annulation des anciens priviléges de la ville et à l'humiliante démarche du Caudenberg, que Molinet place parmi les triomphes de Charles le Hardi; Roland de Wedergrate s'était, à cette époque, associé comme échevin aux mêmes actes, et avait été de plus le collègue du chancelier Hugonet et du sire d'Humbercourt dans l'ambassade de Péronne.

Le même mouvement s'était reproduit à Ypres, à Mons, à Louvain, à Malines, à Bruxelles, et, dès ce moment, le douloureux spectacle des sentences criminelles et des supplices vint attrister les regards. A Gand, Pierre Huereblock fut décapité le 13 mars, c'est-à-dire le jour même du retour des ambassadeurs des états. Pierre Baudins monta le lendemain sur l'échafaud où la hache avait frappé autrefois Pierre Tincke et Louis Dhamere. Le 17 mars, périrent Roland de Wedergrate, Philippe Sersanders et Olivier Degrave. Leurs aveux avaient, selon le récit des chroniques flamandes, accru l'irritation populaire. D'un côté, le gouvernement de Charles le Hardi se révélait tel qu'il avait été dans ses dernières années, lorsque la destruction de ses armées et l'épuisement de ses trésors l'avaient précipité dans les voies de la violence et de l'oppression; d'un autre côté, il était aisé de reconnaître que la faiblesse à laquelle l'autorité avait été réduite tout à coup entre les mains de sa fille n'avait été qu'une source nouvelle d'intrigues et de trahisons.

A cette date, la plus importante de la période si dramatique et si agitée qui suivit la mort de Charles le Hardi, se place une lettre des députés de Bruges qui siégeaient parmi les membres des états généraux. «Veuillez savoir, écrivaient-ils aux échevins qui étaient restés à Bruges, que depuis notre dernière lettre, les ambassadeurs récemment envoyés vers le roi se sont rendus en présence de mademoiselle de Bourgogne, des principaux de son sang et de quelques-uns de ses conseillers, et que l'on a aussitôt après discuté, en l'absence de mademoiselle, les questions suivantes: Mademoiselle de Bourgogne se trouve-t-elle liée par les lettres relatives à son mariage avec le fils de l'Empereur qui ont été montrées aux états, de telle sorte qu'elle ne puisse conclure aucune autre alliance? On a décidé que mademoiselle ne se trouve pas liée, attendu qu'elle s'est contentée de répondre qu'elle se conformerait à la volonté de son père, et qu'il est bien connu que diverses grandes matières devaient être réglées entre l'Empereur et le duc Charles avant que ce mariage s'accomplît. Le second point était celui-ci: Si mademoiselle de Bourgogne est libre de conclure une autre alliance, quelle est celle qui serait la plus utile à ses pays et à ses sujets? On remarqua que les possessions du fils de l'Empereur étaient bien éloignées des siennes, et par là d'un faible secours. On parla de l'alliance de l'Angleterre et du duc de Clarence, mais l'on répliqua que cette alliance serait fort mal prise par le roi de France, à cause des divisions qui existaient entre les Anglais et lui, et qu'il en résulterait pour les Etats de mademoiselle, qui relèvent de la couronne de France, une guerre perpétuelle; enfin l'on observa qu'aucune alliance n'était plus convenable que celle du Dauphin, que mademoiselle la désirait et qu'elle assurerait la paix et le repos de ses pays, vu que le roi était prêt, en cas de refus, à causer de grands dommages à ses pays, qui ne sont point, ce qui est fort lamentable, en état de faire quelque résistance. Quant au troisième point, qui se rapportait à l'ouverture des villes et forteresses d'Artois, il fut résolu que l'on prêterait serment de fidélité au roi jusqu'au moment de l'hommage de mademoiselle de Bourgogne, et que ladite ouverture s'effectuerait verbalement, sans que le roi pût introduire en Artois ses hommes d'armes. Le quatrième point était d'examiner, dans le cas où la question de l'ouverture des villes de l'Artois empêcherait le mariage, quels moyens l'on adopterait pour résister au roi de France. En effet, mademoiselle de Bourgogne a reçu hier, de divers lieux et par plusieurs députés de Béthune, les nouvelles les plus graves sur les entreprises que le roi fait chaque jour en Artois; elle a supplié, les mains jointes et les yeux remplis de larmes, le sire de Rumbeke et maître Jean de la Bouverie de se rendre près des membres des états pour réclamer des secours, offrant d'y employer sa propre personne et ses biens, et se plaignant fort de ce que ses sujets s'abandonnaient à leurs inimitiés mutuelles, au lieu de songer à protéger leurs biens, ce dont il résulterait évidemment qu'elle perdrait tout son héritage et serait elle-même livrée au roi, tandis qu'elle possède tant de beaux pays, couverts d'une nombreuse population qui y pourrait aisément porter remède. Elle ajoutait qu'elle ne voulait pas, pour ce motif, renoncer contre l'avis des états à l'alliance du Dauphin, mais qu'il ne convenait point que l'on eût recours à de semblables moyens pour la contraindre, et qu'il était nécessaire d'envoyer des secours à ceux qui les réclamaient. On délibérera à ce sujet aujourd'hui, et cette matière est si grande et si importante qu'elle ne saurait l'être davantage. Beaucoup de députés sont toutefois d'opinion que jamais l'on n'obtiendra du roi un traité favorable, à moins qu'on ne lève la main et que l'on ne présente le visage...»

La séance des états était attendue avec une anxiété profonde: Marie de Bourgogne s'y était rendue, et l'on y remarquait les échevins de Gand et les doyens des métiers. Les ambassadeurs qui revenaient d'Arras y présentèrent la relation «de leur besoingné.» Ils y indiquaient vaguement ce qu'ils avaient appris sur la reddition de la cité d'Arras, sur certaines alliances et sur quelques lettres écrites par de grands personnages, se référant d'ailleurs «à ce qui est rapporté plus avant aux estats,» ou «à ce que est en la mémoire du reportant.» La discussion nécessita bientôt des explications plus complètes. La jeune duchesse de Bourgogne les écouta quelque temps en silence; mais, lorsqu'ils reproduisirent le récit de l'entretien qu'ils avaient eu avec le roi de France, elle s'écria vivement que tout était faux, et qu'ils ne prouveraient jamais que les lettres dont ils parlaient eussent été écrites. Cependant, l'un des ambassadeurs (c'était un pensionnaire de Gand, Godefroi Hebbelinc) montra les lettres mêmes qui avaient été adressées à Péronne, et les exposa à tous les regards; puis ils poursuivirent en citant les noms de la duchesse douairière de Bourgogne et du sire de Ravestein. Quand ils prononcèrent ceux d'Humbercourt et d'Hugonet, ces chefs du parti français, l'indignation publique, encore toute surexcitée par les supplices de la veille, éclata en sinistres murmures. La Flandre n'avait-elle pas été sans cesse menacée par les intrigues que des étrangers formaient pour sa perte? Humbercourt n'était-il pas Picard? Hugonet n'était-il pas Bourguignon? Quels étaient donc les services qui pouvaient justifier la fortune de la maison de Brimeu, à laquelle appartenait le sire d'Humbercourt? Son aïeul, Atis de Brimeu, avait été gouverneur du duc Philippe, et l'avait élevé dans la haine des franchises communales. On accusait son père, Jean de Brimeu, d'avoir trahi les Flamands au siége de Calais. Gui d'Humbercourt avait marché sur leurs traces; il avait été armé chevalier en luttant contre les Gantois à la sanglante journée d'Overmaire, en 1452; puis il avait présidé à l'exécution rigoureuse de la capitulation de Liége, qu'il avait préparée par ses fallacieux discours; et, afin de rendre plus cruelle aux Liégeois la perte de leurs priviléges, il les avait orgueilleusement contraints à les lui remettre dans une de leurs maisons, dont il s'était emparé par droit de confiscation, dans la maison même de leur héros, Rasse de Lintre. Enfin, il avait gouverné la Flandre au nom du duc Charles à l'époque des exactions les plus violentes, muni, dit-on, d'un blanc seing qui légitimait toutes ces sentences, vendant tantôt la justice aux bourgeois obscurs, l'invoquant tantôt pour perdre, sans égard pour son rang, le connétable Louis de Saint-Pol, aussi humble vis-à-vis du roi de France, qui l'avait gagné à ses intérêts, qu'il était altier à l'égard des communes, lorsqu'il venait réclamer de nouveaux impôts. Hugonet n'avait-il pas eu part à la même autorité, et ne s'était-il pas associé aux-mêmes actes? Sorti pauvre et obscur de la Bourgogne, et devenu tour à tour chancelier, vicomte d'Ypres, seigneur de Saillant, d'Epoisses, de Lys, de Middelbourg, pouvait-il justifier la possession de tant de riches domaines? Guillaume de Cluny, leur confident et leur ami, n'avait-il pas exercé sur l'esprit du duc Charles une si funeste influence que le duc Philippe en avait lui-même compris les dangers, lors de la retraite de son fils en Hollande? C'étaient toutefois ces mêmes hommes, comblés des bienfaits de la maison de Bourgogne, qui avaient livré la ville d'Arras, ce boulevard des frontières flamandes, où le duc Philippe avait jadis imposé ses volontés à Charles VII, et le bruit s'était répandu qu'ils n'étaient rentrés à Gand qu'afin d'enlever la jeune duchesse Marie pour la remettre au roi de France.

Il ne restait aux membres des états généraux qu'à se séparer des traîtres pour combattre Louis XI. La guerre était moins périlleuse que leur influence; elle était devenue une nécessité, et la commune de Gand prit aussitôt l'initiative de la résistance, en se hâtant de réunir du salpêtre, des serpentines, des veuglaires, des arbalètes, des glaives, des maillets, des tentes et des étendards de soie ornés de franges d'or.

Hugonet et Humbercourt n'assistaient point à cette assemblée. Seule au milieu des membres des états qu'elle avait trompés et de la foule tumultueuse des bourgeois qui abhorraient le nom de son père, Marie de Bourgogne invoquait pour sa justification sa jeunesse et son malheur: elle protestait qu'elle n'avait jamais voulu se séparer de la commune; elle offrait aux métiers de leur rendre leurs bannières; elle invoquait le témoignage de ceux à qui elle déclarait, deux jours auparavant, le visage baigné de larmes, que si l'alliance du Dauphin était utile, il ne fallait point l'acheter au prix de la honte de la Flandre. Sa voix faisait tressaillir des cœurs que la vue du sang ne touchait plus. La commune déclara tout d'une voix qu'elle oubliait les torts de la jeune princesse, et celle-ci pardonna également aux trois membres de Gand toutes les offenses dont ils avaient pu se rendre coupables vis-à-vis d'elle. En vertu de cette réconciliation solennelle, les bourgeois quittèrent immédiatement la place publique et les métiers reprirent leurs travaux au son de la cloche, qui avait, depuis longtemps, cessé d'en donner le signal.

Dans la nuit suivante, le premier échevin de la keure, Adrien de Raveschoot, qui avait réclamé, en 1467, pour les trois membres de Gand la restitution de leurs franchises, alla arrêter, au nom des états généraux, ceux qui, dès ce moment peut-être, avaient conseillé à Charles le Hardi de les anéantir. Le chancelier Hugonet fut saisi dans son hôtel: on découvrit dans la chartreuse de Royghem le sire d'Humbercourt et le protonotaire de Cluny, qui avaient réussi à sortir de la ville. Bien que Gui d'Humbercourt revendiquât le privilége des chevaliers de la Toison d'or de n'être jugés que par des membres de l'ordre, et que les deux autres invoquassent le respect que méritaient leur hautes dignités dans l'Eglise et dans la magistrature, ils furent immédiatement conduits au Gravesteen.

L'inquiétude s'était un peu calmée depuis que l'on avait appris que Louis XI avait dirigé son armée vers le comté de Boulogne, dont il voulait faire hommage à Notre-Dame, en la priant de le choisir pour son avoué; mais cette tranquillité ne fut pas longue: des messagers accourus en toute hâte annoncèrent bientôt que l'armée française se préparait à envahir la Flandre. Lens avait été enlevé d'assaut; le sire de Chimay se disposait à livrer Béthune aux ennemis; Raoul de Lannoy parlementait aussi pour leur remettre ce fameux château d'Hesdin, que le duc Philippe avait orné avec un si grand luxe, et l'on avait, disait-on, entendu Louis XI jurer, par la Pasque-Dieu, qu'il mènerait son armée en Flandre aussi loin que le duc Charles avait mené la sienne en France. Une lettre adressée aux états de Flandre par les échevins de Tournay sur les dangers qui menaçaient cette ville ne semblait pas plus rassurante.

A ces tristes nouvelles, toutes les corporations courent aux armes (27 mars); elles se pressent de nouveau sur la place publique et déclarent qu'elles ne se retireront point tant que l'on n'aura pas jugé le chancelier Hugonet et le sire d'Humbercourt, qui ont donné l'exemple et le conseil de la trahison; et avec eux, Guillaume de Cluny, qui a été leur complice, et Jean de Melle, ancien trésorier de la ville, dont le procès n'a pu être instruit avant le 18 mars, parce qu'il s'est caché pendant quelque temps dans le pays d'Alost. Les bruyantes clameurs de la multitude irritée, réunie en wapeninghe selon le vieux droit communal, retentirent pendant toute la nuit; le lendemain, Marie de Bourgogne céda au mouvement populaire qu'elle ne pouvait plus apaiser. Par une charte scellée, à la demande des trois états de tous les pays de par-deçà, assemblés à Gand, elle chargea huit commissaires, choisis parmi les mandataires des diverses provinces, d'instruire le procès des prisonniers du Gravesteen avec le concours des délégués des magistrats de Gand. Les huit commissaires nommés par la duchesse de Bourgogne étaient Everard de la Marck, sire d'Aremberg, Pierre de Roubaix, Philippe de Maldeghem, Henri de Witthem, seigneur de Bersele, Jacques de Mastaing, Jacques Uuterlymmingen, Jean d'Auffay, maître des requêtes, et Arnould Beuckelare.

Déjà les clercs des échevins parcouraient les rues, en invitant, à son de trompe, quiconque aurait quelque grief à produire contre le sire d'Humbercourt, le chancelier Hugonet et Jean de Melle, à se présenter devant les commissaires des états. De nombreux chefs d'accusation furent proposés et discutés: les principaux étaient, outre la trahison qu'on leur reprochait, l'abus des blancs seings que le duc Charles leur avait confiés, les exactions qui leur avaient permis de réunir, en même temps que le trésor s'épuisait, plus de richesses que n'en possédaient la plupart des princes; les conseils par lesquels ils n'avaient cessé, disait-on, d'exciter le duc à de nouvelles guerres, afin que la prolongation de son absence éternisât l'autorité dont il les avait investis à son départ, tandis qu'en retenant à leur profit une partie des taxes extraordinaires levées en Flandre, ils contribuaient à préparer le désastre de Nancy.

Trois jours s'étaient écoulés, lorsque les rumeurs qui s'étaient répandues sur la marche du procès du Gravesteen apprirent à la jeune duchesse de Bourgogne la condamnation prochaine de ces hommes en qui elle ne voyait que les anciens serviteurs de son père. Bien qu'elle n'eût en ce moment autour d'elle que leurs ennemis, parmi lesquels il faut citer le comte de Saint-Pol, dont ils avaient livré le père aux bourreaux de Louis XI, elle résolut de tenter un dernier effort pour les sauver; et, ne prenant conseil que d'elle-même, elle courut d'abord à l'hôtel de ville, près des échevins, puis au Marché du Vendredi, au milieu des métiers réunis sous leurs bannières. Lorsque, après avoir traversé la foule, vêtue de deuil et ne portant sur son front pâle d'angoisse et de douleur qu'un simple voile, d'où se déroulaient ses cheveux épars, elle monta à l'Hooghuys et parut à cette même fenêtre où Hoste Bruneel avait, dix années auparavant, pris place à côté de Charles le Hardi, un mouvement de pitié se manifesta à sa vue; il redoubla quand elle s'adressa à la commune et aux métiers assemblés, les conjurant par les larmes et les plus humbles prières de renoncer au jugement des prisonniers du Gravesteen. «N'oubliez pas, leur disait-elle, que je vous ai pardonné tout ce dont vous aviez pu vous rendre coupables vis-à-vis de moi; pardonnez également à ceux qui peuvent s'être rendus coupables de quelque délit contre vous.» Déjà quelques voix se mêlaient à la sienne; déjà deux partis se formaient sur la place publique. Les uns étaient résolus à punir, les autres espéraient pouvoir pardonner; et l'on voyait les piques se croiser pour maintenir la rigueur des lois ou pour lui faire succéder la clémence, quand une clameur plus forte et plus énergique rappela à Marie de Bourgogne que son premier devoir était de punir le riche comme le pauvre, l'homme puissant comme l'homme faible et obscur. «Et lors s'en retourna, dit Philippe de Commines, ceste pauvre demoiselle bien dolente et desconfortée (lundi 31 mars).»

Le procès du sire d'Humbercourt et du chancelier Hugonet continua: on leur demanda pourquoi ils avaient engagé le sire de Crèvecœur à livrer la cité d'Arras. On les interrogea sur un don considérable d'argent qu'ils avaient reçu dans un procès entre un bourgeois et les anciens magistrats de la ville; on leur reprochait enfin de fréquentes violations des priviléges de Gand, crime irrémissible que la mort pouvait seule expier. Les accusés ne répondirent rien sur le premier chef, alléguèrent sur le second que, s'ils avaient reçu de l'argent, ils ne l'avaient point demandé, et se justifièrent sur le troisième en remontrant que c'était le duc Charles qui avait enlevé aux Gantois un grand nombre de leurs franchises, et que cette accusation ne pouvait les atteindre, puisqu'ils n'étaient point bourgeois de la ville de Gand. Dans ce siècle où régnait Louis XI, où écrivait Philippe de Commines qui plaçait la vertu dans l'habileté et dans le succès d'une haute fortune, Humbercourt et Hugonet avaient cru pouvoir servir à la fois le roi de France et le duc de Bourgogne: ils ne voyaient dans les communes de Flandre que des ennemis, et dans ce procès qu'un acte de violence.

La mission des juges touchait à son terme; le 3 avril 1476 (v. st.), jour de la solennité du jeudi saint, les trois prisonniers du Gravesteen saluèrent, à travers les grilles de leur prison, les pâles rayons d'une aurore qui pour eux devait être la dernière. Gui d'Humbercourt était resté fier et courageux comme s'il eût attendu la mort, non sur un échafaud, mais sur un champ de bataille. Il se souvenait des héros de ces romans de chevalerie que le duc Charles aimait à lui entendre lire à haute voix, et ne songeait qu'à imiter leur noble fermeté dans le malheur. Guillaume Hugonet, plus calme, plus résigné, cherchait des consolations dans les préceptes des théologiens et des philosophes, et dans les souvenirs de sa longue expérience. Si sa conscience lui reprochait quelque faiblesse, il était soutenu par la conviction profonde que la haine aveugle du peuple avait présidé plus que la justice à sa condamnation, et ce fut avec une noble et touchante sérénité qu'il employa ses derniers moments à consoler sa femme et ses enfants, retenus eux-mêmes prisonniers par la commune de Malines. «Ma sœur, ma loyale amie, je vous recommande mon âme de tout mon cœur. Ma fortune est telle que j'attends de aujourd'hui mourir, comme l'on dit, pour satisfaire au peuple. Dieu, par sa bonté et clémence, leur veuille pardonner et à tous ceux qui en sont cause, et de bon cœur je leur pardonne. Mais, ma sœur, ma loyale amie, pour ce que je sens la douleur que vous prendrez pour ma mort, tant à cause de la séparation de notre cordiale compagnie, comme pour la honteuse mort que j'aurai souffert, je vous prie que vous veuilliez conforter sur deux choses: la première, que la mort est commune à toutes gens, et plusieurs l'ont passée en plus jeune âge; la seconde, que la mort que je soutiendrai est sans cause et sans que j'aie fait chose pour laquelle j'ay desservy la mort: par quoi je loue mon Créateur qu'il me donne grâce de mourir en ce glorieux jour qu'il fut livré aux Juifs pour souffrir sa passion tant injuste... Escript ce jeudi sainct, que je croy estre mon dernier jour.»

Le chancelier de Bourgogne avait à peine terminé cette lettre d'adieux à sa femme, qu'au moment de quitter la terre il n'appelait plus que sa sœur, lorsqu'on vint le réclamer pour le conduire avec Gui d'Humbercourt et Jean de Melle dans la salle où l'on soumettait à la torture les accusés qui refusaient de reconnaître leur crime, usage qui reposait sur ce principe du droit criminel du moyen-âge, que l'aveu du coupable était nécessaire pour qu'il pût être condamné. L'acte des aveux des trois accusés fut dressé: quelle qu'en eût été la valeur pour ceux qui les obtinrent, ils furent aussitôt après conduits à la vierschaere, où leur sentence fut proclamée. En vain déclarèrent-ils interjeter appel au parlement de Paris; en vain le sire d'Humbercourt invoqua-t-il de nouveau les immunités particulières des chevaliers de la Toison d'or: on ne leur accorda que quelques moments pour régler les derniers soins de cette vie et se préparer à une vie nouvelle; et, peu après, le chancelier et son ami quittèrent successivement le Gravesteen pour se rendre au Marché du Vendredi. Là s'élevait l'échafaud où il n'y avait aucune tenture de deuil, mais rien qu'un peu de paille, comme si les condamnés eussent été les coupables les plus obscurs. Un fauteuil y avait été toutefois placé pour Gui d'Humbercourt, qui ne pouvait plus se tenir debout, tant son corps avait été brisé par les rigueurs de la torture qu'il avait fallu épuiser avant d'affaiblir son courage. Le bourreau, maître Guillaume Hurtecam, n'avait jamais touché de sa hache des têtes aussi illustres; la vengeance populaire croyait, en les frappant, condamner toute la domination bourguignonne.

Jean de Melle avait péri sur le même échafaud: Guillaume de Cluny fut plus heureux; son jugement avait été remis aux fêtes de Pâques; il réclama les priviléges de ses fonctions ecclésiastiques, et ne fut condamné qu'à un emprisonnement, dont il s'affranchit quatre mois plus tard en payant une amende.

Il faut ajouter que, par une déclaration du 4 avril, semblable à celle qu'elle avait signée le 18 mars, après le supplice d'Huereblock et de Baudins, Marie pardonna aux Gantois toutes les offenses commises contre sa hauteur et seigneurie dans le procès dont elle avait elle-même, disait-elle, abandonné aux échevins le soin et la direction.

Le lendemain, la jeune princesse s'éloigna des murs de Gand, encore pleine des tristes images des tortures et des supplices, pour se rendre à Bruges, où elle était attendue impatiemment: on l'avait toutefois entendu répondre aux députés de cette ville: «Si vous voulez me conduire de wapeninghe en wapeninghe, j'aime mieux rester à Gand;» et il avait fallu, pour la rassurer, de vaines protestations, que rien ne devait confirmer. A Bruges comme à Gand, mille rumeurs de trahison troublaient tous les esprits, et elles venaient de se réveiller au bruit que Marie de Bourgogne avait confirmé par de nouveaux priviléges ceux que les habitants du Franc possédaient déjà comme quatrième membre du pays. C'étaient de tristes auspices pour son arrivée dans ce palais de Bruges qui conservait encore les traces de la puissance de ses ancêtres. Lorsqu'elle se rendit à l'église de Saint-Donat pour recevoir les serments des bourgeois en échange des siens, de bruyantes clameurs interrompirent les hymnes sacrées. «Il faut que nous sachions d'abord, s'écriait-on de toutes parts, si l'on a supprimé le quatrième membre et si l'on a replacé les populations du Franc sous l'autorité de Bruges.» Le tumulte était si grand que la cérémonie ne put s'achever; mais Marie de Bourgogne fit publier le même jour une ordonnance où elle déclarait que, prenant en considération la nécessité de rétablir l'ancienne organisation communale de la Flandre et de détruire les funestes résultats des modifications qui y avaient été apportées, elle abolissait, pour satisfaire aux griefs des Brugeois et sur l'instante prière des habitants du Franc eux-mêmes, le quatrième membre créé par son aïeul le duc Philippe.

Les métiers s'étaient déjà réunis en armes sur la place du Marché, malgré les sages exhortations de messire Louis de la Gruuthuse. On avait répandu le bruit que dans plusieurs districts du Franc on refusait d'accepter le rétablissement de la suprématie de Bruges. Les sires de Moerkerke et de Ghistelles étaient les chefs de cette résistance. Le bailli reçut l'ordre d'arrêter le premier, mais il eut le temps de fuir: le second fut livré par les habitants d'Oudenbourg. Le 13 avril 1477, les communes du Franc vinrent renouveler à Bruges leur acte d'adhésion de 1436, et, deux jours après, les échevins se rendirent à Gand pour recevoir des mains du grand bailli Jean de Dadizeele les chartes qui avaient réglé la constitution du quatrième membre de Flandre. L'agitation n'avait pas cessé, lorsqu'une ambassade, envoyée par l'empereur Frédéric III, entra à Bruges le 16 avril, vers le soir. Elle était composée de l'archevêque de Trèves, de l'évêque de Metz, du duc de Bavière et du chancelier de l'Empire. Louis de la Gruuthuse et Philippe de Hornes la reçurent solennellement à la clarté des torches et la conduisirent au palais. Là les envoyés allemands demandèrent, au nom de l'empereur Frédéric, qu'on donnât suite aux projets de mariage entre son fils Maximilien et la duchesse Marie, que le duc Charles avait lui-même approuvés.

L'ambassade de Péronne avait, par son sanglant dénoûment, renversé l'influence de Marguerite d'York, qui avait fait espérer à des princes anglais la main de «la plus grande héritière qui fust en son temps.» Elle avait surtout à jamais ruiné les prétentions des partisans de l'alliance française. Tous les Bourguignons qui avaient été attachés au service de Charles le Hardi avaient reçu l'ordre de quitter la Flandre, et l'on avait retenu comme otage l'évêque de Liége, Louis de Bourbon, qui, avant de ceindre, à dix-huit ans, la mitre que porta Henri de Gueldre, avait été, à peine âgé de quatorze ans, doyen de Saint-Donat de Bruges. Louis de Bourbon avait été autrefois le prisonnier des Liégeois excités par Louis XI: c'était au contraire un zèle aveugle pour les intérêts du roi de France que lui reprochaient les communes flamandes.

Les intrigues des partisans de Louis XI semblaient si complètement étouffées que madame d'Halewyn, bien que parente du sire de Commines, disait tout haut que le Dauphin était trop jeune pour que l'on pût songer à lui. Marie elle-même ne cachait point qu'elle était bien résolue à ne pas devenir la fille d'un prince indigne de la confiance qu'elle avait placée, infortunée orpheline, dans le lien spirituel qui le lui désignait pour protecteur: «J'entends, avait-elle dit, que monsieur mon père régla mon mariage avec le fils de l'Empereur; je n'en veux point d'autre.» Les ambassadeurs allemands reçurent une réponse favorable. Leur présence, l'importance de leur mission, la gravité des intérêts qui devaient dépendre de son succès, calmèrent le peuple. Marie se montra sur la place du Marché au milieu des métiers en armes, entourée des députés de la ville de Gand, qui étaient venu jurer l'alliance des deux grandes cités flamandes. A sa voix, les bourgeois rentrèrent paisiblement dans leurs foyers, et l'on sonna toutes les cloches pour célébrer le rétablissement de la paix.

Marie en profita pour se rendre, le 18 avril, à l'hôtel des échevins, où elle promit de respecter les priviléges de la ville tels qu'elle venait de les renouveler. Aussitôt après, eut lieu l'élection des magistrats, conformément aux anciennes coutumes de la Flandre, pendant si longtemps abolies. Les quatre commissaires de la duchesse choisirent les treize échevins, cinq parmi les bourgeois et les huit autres parmi les membres des métiers et des corporations. Les échevins élurent ensuite entre eux le bourgmestre. Il se nommait Jean de Keyt. Ces usages remontaient, selon la tradition populaire, à l'époque de Baudouin le Barbu. Après avoir fécondé le berceau des communes de Flandre, ils reparaissaient pour jeter un dernier rayon sur leur déclin et leur décadence.

Trois jours après, le duc de Bavière fiança la duchesse Marie au nom du duc Maximilien d'Autriche. Selon la coutume suivie dans ces cérémonies, il se reposa un instant sur un lit d'apparat à côté de la princesse, qui n'avait pas quitté sa robe de fiancée: une épée nue l'en séparait, et quatre archers veillaient à ce qu'elle ne fût point déplacée.

Le même jour (21 avril 1477) on publia, à l'occasion de ces fiançailles, une nouvelle charte où les franchises des Brugeois étaient confirmées et augmentées. Leurs libertés devaient désormais être confiées à la garde des hooftmannen et des doyens; une milice municipale de chaperons rouges était établie pour veiller à la paix intérieure; le siége de la châtellenie du Franc était fixé à Bruges, et aucun privilége ne pouvait lui être accordé sans le consentement des échevins de cette ville. On y lisait aussi que les mandements du comte, de ses conseillers ou du parlement de Paris, seraient dorénavant communiqués aux corps de métiers par les échevins le lendemain du jour où ils les auraient reçus, et que les possesseurs du tonlieu de Bruges seraient tenus, ainsi que l'amiral de Flandre, d'équiper des navires pour protéger le commerce maritime, en chargeant des échevins qui résideraient dans les ports de réprimer sévèrement tous les délits qui en troubleraient la sécurité.

La Flandre, attaquée par la France, menacée par l'Angleterre, croyait ses franchises assurées parce qu'une jeune orpheline, faible héritière de tant de princes redoutés, lui avait rendu quelques chartes qui remontaient à la journée de Courtray. Elle avait foi dans son courage, parce qu'elle combattait sous ses vieilles bannières, qu'elle s'était hâtée de faire chercher à Notre-Dame de Boulogne et à Notre-Dame de Halle. De toutes parts un vif enthousiasme se manifestait sans entraves. Les milices communales se mettaient en marche au son des cloches. A Gand, six échevins se placèrent à la tête des connétablies appelées à prendre part à la guerre: elles avaient pour chef le bâtard d'Herzeele, héritier d'un nom illustre dans les fastes militaires des communes flamandes.

Le même zèle s'était répandu de l'atelier des corps de métiers à l'opulente demeure du bourgeois, du château crénelé du noble à l'humble chaumière du laboureur. Ici l'on chantait:

Galans de Picardie,

De Flandres et d'Artois,

De Haynau la jolie,

Et vous de Boulenois,

Cueilliez trestous corage

A léaument servir

La dame et l'iretage

Qui lui doit partenir.

Chelle jone princhesse,

Que Dieu vueille garder!

Tous cœurs de gentillesse

Se doivent préparer

A servir la pucelle,

Princhesse du pays,

Et tenir sa querelle

Contre ses ennemys.

Ne soiez en doutance,

Car Dieu qui est là sus

Nous baillera vengange...

Che seroit vitupère

Et grant mal à porter,

Qui n'a père, ne mère

Volloir deshireter.

Notre querelle est bonne

Se le roy a Péronne

Et ses gens sur les champs.

Il n'y a rien pris par force,

Pour quoy doïons douter...

Se le roy a des lanches

Bien quatre mil ou plus,

Nous avons des balanses

Pour les peser tous sus;

Mailles et piquenaires

Si ne nous fauront point

Pour les ferre retraire.

Ailleurs on répétait en chœur cette prière:

Saint Donat, saint Boniface, saint Eloy,

Impétrez-nous victoire contre le roy

Qui riens ne tient, ne sçel, ne foy.

Il semblait que personne ne désespérât du salut de la patrie, parce que chacun était prêt à y concourir de ses efforts et de son sang.

En vain la plupart des capitaines des châteaux et des forteresses se vendaient-ils successivement à Louis XI; en vain l'araignée venimeuse cachée dans les fleurs de lis multipliait-elle ses invisibles réseaux: les vers que Chastelain avait écrits sous le duc Philippe étaient devenus une prophétie:

Lyon rampant en croppe de montaigne

A combattu l'universal araigne.

Les populations se signalaient dans les plus petits bourgs et jusque dans les villages par une résistance énergique. Les paysans interceptaient les convois ou s'assemblaient dans les bois; on vit même des femmes, tombées au pouvoir des Français, déclarer qu'elles mourraient plutôt que de crier: «Vive le roi!» La moitié de la ville d'Arras se défendit deux mois après que l'autre moitié eût été livrée par le sire de Crèvecœur: les bourgeois avaient repoussé toutes les propositions qui leur avaient été adressées, en déclarant qu'ils ne se soumettraient que sur l'ordre exprès de la duchesse de Bourgogne. Un sauf-conduit leur avait même été accordé pour qu'ils envoyassent des députés vers elle; mais Louis XI les fit arrêter à Lens et conduire à Hesdin, où Tristan l'Ermite fut chargé de surveiller leur supplice. Parmi ceux-ci se trouvait un notable bourgeois d'Arras, nommé Oudart de Bussy, auquel le roi avait inutilement offert, peu de temps avant, afin de le gagner, une charge de conseiller au parlement de Paris: sa mort réjouit fort le roi de France. «Ceux dudit Arras, écrit-il à l'un de ses conseillers, s'étaient assemblés bien vingt-deux ou vingt-trois, pour aller en ambassade devers mademoiselle de Bourgogne; ils ont été pris et les instructions qu'ils portoient, et ont eu les testes tranchées, car ils m'avoient faict une fois le serment. Il y en avoit un entre les autres, maistre Oudart de Bussy, à qui j'avois donné une seigneurie en parlement. Et afin qu'on cogneut bien sa teste, je l'ay faict atourner d'un beau chaperon fourré et est sur le marché d'Hesdin, là où il préside.» Le supplice d'Oudart de Bussy n'empêcha point le sire d'Arcy et Salazar de s'enfermer à Arras; et la ville se défendit si vaillamment contre l'armée française qui vint l'assiéger et la garnison qui occupait la cité, que Louis XI se hâta, dès qu'il s'en fut rendu maître, d'en chasser tous les habitants, sans en excepter les moines de l'abbaye de Saint-Vaast. Leurs maisons et leurs biens furent confisqués au profit d'une population nouvelle appelée de la Normandie, et le nom de la ville d'Arras fit place à celui de Franchise, que Marie de Bourgogne eût eu le droit de lui donner comme le prix de son courage, mais qui n'était qu'une dérision amère imposée par Louis XI pour compléter une œuvre de spoliation et de ruine.

Le roi de France avait espéré qu'il s'emparerait aisément des importantes châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, que gardaient des hommes d'armes peu nombreux, débris mutilés de la malheureuse armée de Nancy; mais le triomphe même des Suisses, qui avaient vaincu le duc de Bourgogne aussi bien que les ducs d'Autriche, était une leçon dont avaient profité les populations flamandes: la défense d'Arras éclaira Louis XI sur la résistance qu'il allait rencontrer comme tant d'autres rois de France qui, longtemps avant lui, avaient attaqué la Flandre, et aussitôt après, à leur exemple, il ordonna la convocation de l'arrière-ban dans tout le royaume.

Cependant Louis XI ne cessait de joindre aux avantages que lui promettait la supériorité de ses forces ceux que son habileté lui assurait tantôt par la corruption secrète, tantôt par la persuasion et les perfides ambages d'un langage insinuant. «Mes amis, disait-il aux habitants du Quesnoy, si je viens en ce pays, ce n'est que pour votre plus grand profit et dans l'intérêt de mademoiselle de Bourgogne, ma bien-aimée cousine et filleule. Personne ne lui veut plus de bien que moi, et elle s'abuse grandement en ne mettant point en moi sa confiance. De ses méchants conseillers, les uns veulent lui faire épouser le fils du duc de Clèves: c'est un prince trop faible et trop peu illustre pour une si glorieuse princesse. Je sais d'ailleurs qu'il a à la jambe un mauvais ulcère: il est de plus ivrogne comme tous les Allemands, et, après avoir bu, il lui brisera son verre sur la tête et la battra. D'autres veulent l'allier aux Anglais, ces anciens ennemis du royaume qui sont tous de mauvaise vie. Enfin il en est qui veulent lui donner pour mari le fils de l'Empereur. Ces princes de la maison impériale sont les plus avares du monde. Ils emmèneront mademoiselle de Bourgogne en Allemagne, terre étrangère et grossière où elle ne connaîtra aucune consolation, tandis que votre terre de Hainaut demeurera sans seigneur pour la gouverner et la défendre. Si ma cousine était bien conseillée, ajoutait-il, elle épouserait le Dauphin; ce serait un grand bien pour votre pays; vous autres Wallons, vous parlez la langue française; il vous faut un prince de France et non pas un Allemand. Pour moi, j'estime les gens du Hainaut plus que toutes les nations du monde. Il n'y en a pas de plus nobles, et, selon moi, un berger du Hainaut vaut mieux qu'un grand gentilhomme d'un autre pays.» Il les entretenait aussi de ses bonnes intentions à leur égard, et leur rappelait le sage gouvernement du duc Philippe, leur vantant son affection et sa reconnaissance pour lui, et se découvrant même chaque fois qu'il prononçait son nom.

Toutes ces belles paroles semblaient peu dignes de foi: lorsque, peu après la mort de Charles le Hardi, le sire de Commines s'était entremis pour exciter une rébellion en Hainaut, Louis XI avait obstinément refusé de confirmer les priviléges de ce pays. Un événement récent témoignait également du peu de respect que le roi de France portait aux franchises les plus anciennes et les moins contestables. Tournay avait, en payant un impôt annuel, obtenu des rois de France un droit de neutralité qui lui permettait en temps de guerre de faire librement le commerce et de fermer ses portes à toute garnison. Olivier le Diable, honteux du mauvais succès de sa mission à Gand, avait profité de sa présence à Tournay pour corrompre quelques bourgeois. Le 23 mai, une porte fut livrée au sire de Mouy, capitaine de Saint-Quentin; la ville perdit ses libertés, et ses magistrats furent conduits à Paris, où ils restèrent captifs tant que le roi vécut.

Louis XI, réduit à recourir à ces intrigues, parce que les succès qu'il devait à la force des armes lui semblaient trop lents, regrettait déjà, comme nous l'avons vu par son discours aux habitants du Quesnoy, d'avoir négligé le mariage du Dauphin et de Marie, ce moyen qu'il eût dû préférer à tous les autres pour réunir à ses Etats ceux de la duchesse de Bourgogne, parce qu'en politique les plus aisés et les plus simples sont toujours les meilleurs. Ce fut pour apaiser le ressentiment de Marie, si indignement trompée dans la confiance qu'elle avait placée en lui, qu'il exprima le 16 mai, dans des lettres patentes de réhabilitation, toute l'indignation qu'il éprouvait du supplice d'Hugonet et d'Humbercourt dont il était la première cause: il engageait en même temps le sire de Lannoy, oncle du capitaine d'Hesdin, à tenter un dernier effort dans le conseil de la duchesse pour faire rompre son mariage avec le duc d'Autriche.

Les partisans de l'alliance française étaient devenus de plus en plus rares dans les Etats de Marie de Bourgogne. La Flandre la repoussait en vertu de toutes les traditions de son histoire; le Hainaut et les autres provinces où l'on parlait français ne lui étaient pas plus favorables, parce que leur situation plus voisine des frontières du royaume leur permettait de mieux connaître l'oppression et la misère qui y régnaient. Ce qui éloignait surtout les esprits d'un traité avec la France, qu'aurait sanctionné l'union de Marie et d'un prince français, c'était la triste expérience des malheurs qui avaient été la suite du mariage de Marguerite de Male et de Philippe le Hardi. Le faste, l'orgueil, l'ambition du duc Charles étaient encore des souvenirs trop récents pour que la Flandre pût songer à se choisir pour maître le Dauphin de France, ou même à reconstituer une autre dynastie des ducs de Bourgogne.

On se méfiait d'ailleurs si profondément de la sincérité du roi de France que plus ses promesses étaient magnifiques, plus elles semblaient illusoires et perfides. Quelle que fût la solennité des serments par lesquels il s'engageât, on savait bien avec quelle facilité il était porté à les violer, et tout traité conclu avec lui ne pouvait être considéré que comme un piége destiné à perdre ceux qui s'y laisseraient imprudemment entraîner.

Les émissaires de Louis XI purent aisément se convaincre que des partis rivaux qui tendaient à empêcher le mariage de Marie de Bourgogne avec Maximilien, il n'en était que deux qui possédassent quelques chances de succès; l'un soutenait les titres de Philippe de Ravestein, de la maison de Clèves; l'autre favorisait le duc de Gueldre, Adolphe d'Egmont, que les communes avaient délivré de sa prison au château de Courtray.

Philippe de Ravestein était arrière-petit-fils de Jean sans Peur par son aïeule, et du roi Jean de Portugal par sa mère. Il avait été élevé avec sa cousine à la cour de Bourgogne; on ajoutait qu'elle l'aimait; mais il était sans puissance, et l'on était loin des temps où l'on avait vu un de ses ancêtres arriver seul, dans une barque traînée par un cygne, pour délivrer une jeune orpheline menacée par ses ennemis.

Adolphe d'Egmont était beau et plein de courage; quelques voix lui reprochaient ses longs démêlés avec son père; d'autres cherchaient à le justifier en blâmant le vieux duc de Gueldre qui, après l'avoir dépouillé, malgré les pleurs de sa mère, de son légitime héritage, l'avait livré captif au prince qui l'usurpait. Adolphe d'Egmont était veuf de Catherine de Bourbon, sœur d'Isabelle de Bourbon, mère de Marie de Bourgogne.

Dans les premiers jours de mai 1477, le sire de Ravestein résolut de mettre à profit l'influence qu'il exerçait à la cour et le temps qui devait s'écouler avant l'arrivée de Maximilien. Son premier soin fut d'écarter le duc de Gueldre, rival plus dangereux, parce qu'il n'avait pas quitté la Flandre, et il réussit à obtenir l'ordre de le faire reconduire dans sa prison de Courtray; mais le duc de Gueldre se fit inscrire au nombre des bourgeois de Gand, et les communes, à qui il devait la liberté, la lui conservèrent en invoquant leurs priviléges.

Tandis qu'Adolphe de Clèves, déçu dans ses espérances, se voyait réduit à se retirer en Allemagne, le duc de Gueldre devenait de plus en plus populaire. Loin de profiter de l'affection des communes pour vendre plus cher sa trahison à Louis XI, il ne songeait qu'à la mériter, en se plaçant à leur tête pour combattre les Français.

Lorsque, dans les premiers jours de juin, les milices communales se réunirent à Menin, le duc de Gueldre se plaça à leur tête. Les Gantois obéissaient à Jean de Dadizeele; les capitaines des Brugeois étaient Louis de la Gruuthuse, Jacques de Ghistelles et Pierre Metteneye. Déjà le château de Chin avait été enlevé, lorsqu'un désastre imprévu vint ruiner toutes les espérances qui reposaient sur cette expédition. Les Flamands, après avoir brûlé le village de Maire et le faubourg de Sept-Fontaines se préparaient à former le siége de Tournay, grande entreprise dans laquelle Jacques d'Artevelde lui-même avait échoué. Le duc de Gueldre ayant appris que les capitaines français Colard de Mouy, François de la Sauvagière et Jean de Beauvoisis étaient sortis de Tournay pour l'attaquer, se porta au devant des hommes d'armes ennemis et se plaça presque seul au delà du pont de Chin, avant que les siens eussent pu le suivre. Jean Van der Gracht l'engageait à se retirer, mais il ne voulut point l'écouter: «A Dieu ne plaise, disait-il, que jamais l'on me voie fuir ou rendre mon épée; je combattrai jusqu'à ce que je triomphe, ou je mourrai.» François de la Sauvagière remarqua l'imprudence du duc de Gueldre; il s'élança vers lui avec quarante lances, et, l'arrachant tout couvert de sang des bras de Jean Van der Gracht, frappé mortellement à ses côtés, il l'emporta sur son cheval, en présence des hommes d'armes flamands, trop éloignés pour s'y opposer. Le duc de Gueldre rendit bientôt le dernier soupir, et on l'inhuma dans l'église de Notre-Dame, où son cercueil fut déposé dans un caveau construit au treizième siècle pour Jean de Vassoigne, évêque de Tournay sous Philippe le Bel.

On avait appris le même jour à Tournay les triomphes de Louis XI dans le duché de Bourgogne, et maître Simon de Pressy, qui devait prononcer à ce sujet un discours dans la cathédrale, ne manqua point de parler aussi «de ce que le roy avoit eu victoire du chief de l'armée des plus rebelles et désobéissans de tous les pays, c'est à sçavoir du chief des Flamands.»

Les habitants de Courtray avaient salué par des murmures dictés par la préoccupation de leur propre péril les milices de Bruges qui étaient venues leur demander un asile; ils leur reprochaient tantôt leur indiscipline qui avait, disait-on, été la première cause de la mort du duc de Gueldre, tantôt leur pusillanimité, qui abandonnait l'entrée de la Flandre à la garnison de Tournay. Ces reproches émurent les chaperons rouges de Bruges, et, bien qu'ils se vissent abandonnés des Gantois, qu'une éternelle rivalité avait éloignés d'eux, aussi bien que des hommes d'armes de Gueldre indignés de la triste fin d'Adolphe d'Egmont, ils retournèrent, quatre jours après le combat de Chin, occuper les retranchements qu'ils avaient élevés près d'Espierres. De nouveaux revers les y attendaient; dès le lendemain, le sire de Mouy vint les attaquer avec François de la Sauvagière et Jean de Beauvoisis. Les Brugeois se défendirent un moment vigoureusement, mais ils cédèrent bientôt à un sentiment subit de terreur, déplorable souvenir de celui qu'ils avaient éprouvé au pont de Chin. Dans leur fuite rapide, ils abandonnèrent aux Français leur camp rempli de vins et d'épices précieuses. Ils laissaient aussi en leur pouvoir leur grand étendard, quarante bannières et quatorze cents prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Jacques d'Halewyn, bailli de Bruges, et Gérard de la Hovarderie, qui commandait les bourgeois d'Audenarde. La plupart des prisonniers furent mis aux enchères comme faisant partie du butin, et le sire de la Hovarderie fut vendu, dit-on, deux mille écus d'or sur l'une des places publiques de cette ville où sa femme Anne de Mortagne comptait pour aïeux une longue suite de châtelains.

Ainsi avaient reparu, avec les menaces des invasions étrangères, les malheurs des discordes intestines. Si la guerre dévastait les campagnes, les troubles civils effrayaient, dans les villes, le commerce et l'industrie. Les dissensions de 1452 avaient déjà engagé quelques marchands à quitter la Flandre pour s'établir à Anvers. En 1477, la même émigration se renouvelle, et c'est en vain qu'on publie à Bruges, le 25 mai, une ordonnance qui menace d'une amende de six cents livres parisis les marchands étrangers qui ne rentreront pas dans la ville dans le délai de trois jours: ils ne trouvaient plus, au sein des populations dont ils étaient les hôtes depuis six siècles, ni les vertus qui garantissent la paix, ni le courage qui éloigne la guerre, et l'un d'eux, le Vénitien Antoine Gratia-Dei, s'exprimait en ces termes dans un éloquent discours qui nous a été conservé: «Personne ne doit s'étonner, disait-il, si, habitant la contrée la plus illustre et la plus riche du monde, je forme des vœux pour la durée de sa prospérité, et si je considère comme un devoir de vous exposer ce que je juge le plus utile dans ce but. Les progrès des infidèles n'exigent-ils pas qu'on se hâte de réunir contre eux toutes les nations chrétiennes? Ne voyez-vous pas de quels malheurs ils menacent les pays les plus riches et les plus puissants, et quelles en seraient les funestes conséquences pour la Flandre, le Hainaut, la Zélande, mais surtout pour la Flandre, où les marchands des pays étrangers se pressent de toutes parts, et qui mérite d'être appelée la source la plus féconde de secours et de biens de toute sorte pour les hommes. Ceci est assez connu pour que nous arrivions au fond même de la question. Vous avez à soutenir contre les Français une guerre d'autant plus dangereuse que vous la faites mal. La lenteur avec laquelle on la poursuit ne peut être qu'une cause de honte et de dépenses considérables. Combattez donc, ô Flamands! puisque vous avez vos ennemis devant vous. Suivez l'exemple des Bourguignons, qui ont su se protéger eux-mêmes. C'est ainsi que vous préserverez vos campagnes du fer et de la flamme, et que vous éloignerez la fureur des Français de vos frontières. Je ne dois vous rappeler ni la prise d'Arras, ni la trahison qui livra Péronne, ni les complots qui vous ont fait trouver dans vos amis vos ennemis les plus cruels. Vous ne pouvez espérer la paix qu'en l'obtenant le fer à la main. Si Dieu est avec vous, qu'avez-vous à craindre? N'avez-vous pas pour vous la justice et le bon droit? Hâtez-vous d'étouffer ces discordes et ces haines, qui ont pénétré dans les plus belles villes et dans les cœurs les plus généreux. Il ne faut pas que vous laissiez arriver des jours semblables à ceux où Scipion, à la vue de la ruine de Carthage, se souvenait de la ruine d'Ilion. Imitez Silurus, qui remettait à ses fils, comme un symbole d'union, le faisceau qu'ils ne pouvaient rompre. Les discordes civiles ne causèrent-elles pas la perte de toutes les grandes cités qui existèrent jamais, d'Athènes comme de Lacédémone, de Carthage comme de Rome? Veillez à ce que le succès ne vous aveugle point, et que le revers, par un sentiment contraire, ne vous livre point au désespoir et à la colère. Souvenez-vous que si vous avez perdu la Picardie et le Hainaut, vous le devez à vos divisions. Que la puissance de la multitude est dangereuse, puisqu'elle écoute bien moins les froids conseils de la prudence que les impressions inconstantes qui la passionnent! Vos métiers, en s'agitant dans les villes, n'empêchaient-ils pas la noblesse d'aller aux frontières combattre pour vous? Vous demandiez des priviléges pour modérer la puissance de vos princes, au moment même où leur puissance était près de disparaître; vous occupiez en armes vos places publiques et vous faisiez couler le sang de vos concitoyens, pendant que celui de vos frères, répandu par les ennemis, restait sans vengeance, et, en même temps, les nobles augmentaient les divisions, en se montrant pleins de doute et d'incertitude depuis la mort du grand duc Charles. Oubliez réciproquement toutes vos discordes. Unissez-vous, si vous voulez conserver la liberté que vous avez reçue de vos ancêtres. Prodiguez, pour assurer la défaite de vos ennemis, vos trésors, vos biens, vos pierres précieuses, que vous conserveriez inutilement si l'invasion étrangère doit en faire sa proie. N'attendez pas que les Français soient au pied de vos murailles. Nobles et grands, et vous puissantes communes, hâtez-vous de pourvoir au salut de la Flandre, auquel est lié celui de tous les peuples chrétiens.» La Flandre, livrée sans défense, par ses discordes intérieures, aux tentatives de ses ennemis, se trouvait exposée à un péril si imminent qu'Adrien d'Haveskerke et Daniel de Praet se fortifièrent à Wardamme pour couvrir les remparts de Bruges. Gand partageait les mêmes périls; mais Louis XI, dont la prudence descendait quelquefois jusqu'à une hésitation funeste à ses intérêts, ne sut pas profiter de ce moment. Les garnisons de Saint-Omer, d'Aire, de Lille, de Douay et de Valenciennes continrent les Français, et bientôt une armée flamande, forte de vingt mille hommes, fut prête à défendre le passage du Neuf-Fossé.

Il est triste de raconter à quels projets s'arrêta le roi de France: si la gloire des armes ne devait pas illustrer son règne, ses vengeances et ses haines le rendaient plus redoutable que d'éclatantes victoires. Louis XI, dit Molinet, «pensa d'avoir par horreur ce qu'il ne povoit avoir par honneur.» Dix mille faucheurs appelés du Soissonnais et du Vermandois furent placés sous les ordres du comte de Dammartin, grand maître de France, afin de détruire ce qu'on désespérait de conquérir, et d'enlever à des familles déjà poursuivies par la flamme et le fer les dons que la clémence de Dieu avait destinés à les nourrir. «Monsieur le grand maître, écrivait le roi au comte de Dammartin, je vous envoie des faucheurs pour faire le gât que vous sçavez; je vous prie, mettez-les en besogne et n'épargnez pas quelques pièces de vin à les faire bien boire et à les enivrer... Monsieur le grand maître, mon ami, je vous prie qu'il n'y faille retourner une autre fois faire le gât, car vous êtes aussi bien officier de la couronne comme je suis, et si je suis roi, vous êtes grand maître.» Louis XI comme roi, Dammartin comme grand maître, comptaient comme prédécesseurs l'un Louis IX et Charles V, l'autre Robert de Dreux et Jean de Châtillon, qui comprenaient autrement l'honneur de porter ou de défendre le sceptre des monarques très-chrétiens.

En 1477, l'œuvre de la dévastation, poursuivie régulièrement et systématiquement, s'étendit dans toutes les campagnes au milieu des joies de la saison où les épis semblaient, en se dorant au soleil, promettre une moisson abondante. Il n'y resta rien pour l'homme, rien pour l'oiseau qui glane là où l'homme a passé. «O vous, petits oiselets du ciel, s'écrie le chroniqueur, vous qui avez coutume de visiter nos champs en vos saisons et nous réjouir les cœurs de vos amoureuses voix, cherchez aultres contrées maintenant, départez-vous de nos labouraiges, car le roi des faulcheurs de France nous a faict pis que les oraiges.» La main qui semait ainsi la désolation dans d'obscurs et paisibles foyers allait faire couler le sang d'un père sur les jeunes enfants du duc de Nemours agenouillés au pied de l'échafaud.

En même temps les envoyés de Louis XI parcouraient l'Europe afin que la Flandre n'y trouvât point de secours et disparût sous les ruines mêmes de la maison de Bourgogne. L'archevêque de Vienne avait renouvelé les trêves avec les Anglais; un traité avait été conclu avec le duc de Bretagne et avec les Vénitiens, ces constants alliés de Charles le Hardi. D'autres ambassadeurs avaient été chargés de se rendre en Allemagne pour rompre l'alliance que sa fille saluait comme son unique et dernier espoir.

Il était trop tard: les princes allemands avaient adhéré aux projets de l'empereur Frédéric III, et Maximilien avait quitté Cologne où l'abbé du Parc, mandataire des trois membres de Brabant, l'avait exhorté à maintenir les priviléges des provinces dont il allait partager le gouvernement. Les électeurs de Mayence et de Trèves, les margraves de Brandebourg et de Bade, les ducs de Saxe et de Bavière l'accompagnaient, et il amenait de plus avec lui quelques cavaliers allemands sous les ordres du landgrave de Hesse. Maximilien avait toutefois si peu d'argent que la Flandre dut pourvoir aux frais de son voyage. A défaut de trésors, il portait à ses communes menacées par le roi de France l'auguste appui du sang impérial et les traditions contestées de la suzeraineté des Césars germaniques.

Le 18 août 1477, vers onze heures du soir, le jeune duc d'Autriche arriva à Gand, et il se rendit aussitôt à l'hôtel de Ten Walle, où un pompeux banquet avait été préparé. Lorsqu'il aperçut sa fiancée, disent les chroniques flamandes, «ils s'inclinèrent tous les deux jusqu'à terre et devinrent aussi pâles que s'ils eussent été morts.» Les chroniqueurs y trouvèrent un signe de leur cordial amour, d'autres peut-être y virent un présage de malheur: sur la place publique comme à la cour de la duchesse de Bourgogne, tous les esprits s'abandonnaient à de sinistres préoccupations: si Marie gémissait sur les désastres qui l'avaient rendue orpheline, la Flandre isolée au milieu de ses ennemis partageait ses périls, et ce fut en présence des serviteurs et des officiers de la maison de Bourgogne, qui portaient encore le deuil de Charles le Hardi, que l'on donna lecture d'une déclaration où Marie annonçait, sans doute à la prière des états de Flandre, qu'il était bien entendu que ce mariage ne pourrait, dans l'hypothèse de son prédécès, conférer aucun droit, quel qu'il fût, sur ses seigneuries et ses domaines, ou même sur les joyaux formant son héritage, déclaration importante qui reposait tout entière sur la crainte de voir un prince étranger chercher à semer des divisions dans le pays qu'il était appelé à protéger et à défendre.

Le lendemain, le mariage fut célébré fort simplement, à six heures du matin, dans la chapelle de l'hôtel de Ten Walle. Louis de la Gruuthuse y assistait, et les deux enfants du duc de Gueldre y portaient des cierges. Maximilien jura à Gand de respecter les priviléges. Il prêta peu de jours après le même serment à Bruges, où les bourgeois avaient cherché à reproduire, en son honneur, quelques-uns des ornements et des intermèdes qu'avait admirés le duc Philippe: ce n'étaient toutefois plus les mêmes devises si vaines et si fastueuses; on y lisait seulement: Gloriosissime princeps, defende nos ne pereamus.

Le duc d'Autriche n'avait que dix-huit ans: il avait été élevé dans une complète ignorance, et ses facultés s'étaient révélées si lentement qu'à douze ans l'on ignorait encore si elles étaient susceptibles de quelque développement. Fils d'un prince avare, il était généreux jusqu'à la prodigalité; d'autre part, il était aussi sobre et aussi frugal que son père l'était peu. On le disait bon, doux, et si clément qu'il avait coutume de dire que pardonner à des ingrats c'était s'assurer le plaisir de pardonner deux fois. Mais sa bonté même n'était souvent que de la faiblesse, et on le voyait tantôt hésiter lorsqu'il fallait agir avec persévérance et avec énergie, tantôt subir aveuglément les conseils les plus violents et les plus odieux. De là cette tendance funeste à la dissimulation qui éloigna bientôt de lui toutes les sympathies, lorsqu'on reconnut qu'on ne pouvait compter ni sur ses promesses, ni sur ses serments.

Maximilien avait déjà adressé au roi de France un manifeste où il se plaignait de la violation des trêves et où il l'accusait d'avoir envahi, contre tout droit et toute justice, les Etats de Marie de Bourgogne. Louis XI se trouvait en ce moment devant Saint-Omer: il avait fait menacer le sire de Beveren, qui défendait vaillamment cette importante forteresse, de mettre à mort son père le grand bâtard de Bourgogne s'il ne lui en ouvrait les portes. «Certes, j'ai grand amour pour monsieur mon père, avait répondu le sire de Beveren, mais j'aime encore mieux mon honneur.» Louis XI eut alors recours à un traître, qui lui promit de mettre le feu dans trois quartiers de la ville, sans parvenir à exécuter son projet. Les succès de ses armes semblaient toucher à leur terme: sa flotte avait été dispersée par les navires de Ter Vere et de l'Ecluse, qui avaient précipité dans les flots tous les transfuges qu'ils y avaient découverts. Un autre traître, le sire de Chimay, Philippe de Croy, qui avait précédemment livré Béthune aux Français, avait été fait prisonnier près de Douay et conduit à Bruges, quoiqu'il offrît une rançon de trente mille couronnes. Au même moment, le landgrave de Hesse rejoignait, avec ses reîtres allemands, l'armée réunie au Neuf-Fossé, qui avait vu toutes les populations voisines se rallier sous ses bannières. Les Flamands, irrités des dévastations commises par les chevaucheurs français, dont les excursions s'étendaient jusqu'aux portes d'Ypres, se préparaient à aller chercher les ennemis pour les forcer à livrer bataille dans ces plaines où reposaient sous le gazon tant de vaillants compagnons d'armes de Robert le Frison, de Guillaume de Juliers et de Nicolas Zannequin. Louis XI l'apprit: il n'avait jamais été disposé, depuis la journée de Montlhéry, à compromettre dans un combat de quelques heures le résultat des intrigues de plusieurs années, et après avoir vainement cherché à incendier quelques moissons échappées au zèle de ses faucheurs, il donna l'ordre à tous les siens de rétrograder jusqu'à Térouane, et se retira lui-même dans cette abbaye de Notre-Dame de la Victoire, que l'un de ses ancêtres avait fondée en mémoire de la bataille de Cassel. Il paraît que Louis XI avait songé un moment à imiter l'exemple de Philippe-Auguste, sinon dans ses victoires, du moins en frappant, comme lui, la Flandre d'une sentence d'excommunication; car on lit dans une lettre de Guillaume Cousinot, du 12 août 1477: «Quant il plaira au roy, ceulx de Flandres ne lui peuvent eschapper que leurs corps et leurs biens ne soient quonfisquez envers luy et leurs âmes en danger par les censures de l'Eglise.» En 1473, Louis XI avait inutilement fait excommunier Charles le Hardi par l'évêque de Viterbe.

Cependant le roi de France n'avait pas tardé à reconnaître que le moment de recourir à ces mesures violentes était déjà passé. Abandonné par les Suisses, menacé par le roi d'Aragon d'une invasion en Languedoc, inquiété par les intrigues du duc de Clarence, qui accusait Edouard IV d'avoir trahi Charles le Hardi et recrutait en Angleterre des hommes d'armes pour soutenir les intérêts de sa fille, peu rassuré sur les dispositions mêmes de la noblesse de son royaume, qui lui reprochait la mort du duc de Nemours, décapité, comme le comte de Saint-Pol, en place de Grève, il s'effrayait de rencontrer sur les frontières du nord une guerre de plus en plus redoutable. La crainte de donner un prétexte à l'Empereur d'intervenir dans des querelles qui n'étaient plus étrangères à sa maison l'engagea successivement à faire parvenir une réponse conçue en termes pacifiques à Maximilien, et à évacuer toutes les villes du Hainaut et du Cambrésis qui relevaient de l'Empire. Des conférences s'ouvrirent à Lens. Une trêve y fut conclue (18 septembre 1477), et quoique les capitaines français renouvelassent parfois hors de leurs châteaux des excursions qui semaient l'effroi dans les campagnes, elle permit au duc d'Autriche de consacrer quelques courts loisirs à l'administration de ses nombreux Etats. Il visita tour à tour l'Ecluse, Damme, Lille, Courtray, Audenarde, Alost, Ath, Mons, Bruxelles et les principales villes de la Hollande, de la Gueldre et du Luxembourg. Partout il jurait les priviléges, comprimait les complots excités par Louis XI et s'efforçait de calmer l'inquiétude qu'ils semaient chez les populations.

Louis XI employa l'hiver à recouvrer par de nouvelles intrigues le terrain qu'un instant il avait semblé perdre. Il conclut des traités avec le duc de Lorraine, et gagna à son parti les comtes de Wurtemberg et de Montbéliard, afin qu'ils suscitassent dans l'Empire des divisions dont il devait profiter. Enfin, en Angleterre, lord Hastings, longtemps favorable à la maison de Bourgogne, accepta une pension du roi de France, et son influence s'était si complètement rétablie à Londres qu'il avait obtenu que l'on conduisît à la Tour et que l'on y mît secrètement à mort le duc de Clarence lui-même; Louis XI, complice de l'empoisonnement du duc de Guyenne, n'hésitait pas à conseiller un fratricide à Edouard IV.

Tolle moras: semper nocuit differre paratum.

Si nous portons nos regards sur ce qui se passait en France, nous y retrouvons d'autres traces de cette merveilleuse habileté qui tint lieu de toute vertu au successeur de Charles VII. Les préparatifs de la guerre avaient été conduits avec une grande activité. D'énormes impôts avaient été établis; on avait réuni des armes et fondu un grand nombre de bombardes et de canons; et, en même temps, les milices des provinces les plus éloignées avaient été mandées. A mesure qu'elles s'avançaient vers les frontières, la guerre d'escarmouches, que la trêve avait faiblement interrompue, devenait plus vive.

L'histoire rétrograde d'un quart de siècle. Les incendiaires et les pillards de 1478 sont les Picards de 1452, et nous voyons reparaître pour les combattre les compagnons de la Verte Tente. Jean de Gheest a succédé au bâtard de Blanc-Estrain. Il ne parvint point à empêcher les Français d'obtenir un important succès sur le sire de Fiennes près d'Audenarde; mais, peu de jours après, il les attaqua lorsqu'ils revenaient chargés de butin du sac de Renaix, les défit et les mit en déroute. Maurice de Neufchâtel, capitaine de Tournay, jugea aussitôt qu'il fallait détruire les compagnons de la Verte Tente, et on l'entendit jurer que si leur chef tombait entre ses mains, il le ferait rôtir vif au milieu de son camp; mais il ne parvint ni à le surprendre, ni à l'atteindre.

Une lettre écrite par les trois états de Flandre pour réclamer la présence de Maximilien lui avait été remise à Dordrecht; il rentra le 24 avril à Bruges. Bien que les taxes qui avaient été levées pour les dépenses de cette guerre fussent aussi considérables que celles que le duc Charles le Hardi avait obtenues par ses menaces, on avait fondu à Bruges un grand nombre de joyaux précieux, afin d'égaler l'énergie de la défense à la puissance de l'agression. On avait recruté des hommes d'armes en Brabant et en Hainaut; le bourgmestre de Bruges, Martin Lem, avait déclaré qu'il entretiendrait à ses frais un corps de mercenaires espagnols et l'on avait même songé à faire venir de la Suisse, pour servir la cause de Marie de Bourgogne, quelques-uns de ces redoutables montagnards d'Uri et d'Unterwald, dont le courage avait été si funeste à celle de son père.

Mais ce qui semblait aux bourgeois de Flandre l'élément indispensable de leur résistance et de leur succès, c'était la présence d'un corps d'archers anglais, intrépides combattants, qui soutinrent peut-être Pierre Coning à Courtray, et qui manquèrent à Roosebeke à la fortune de Philippe d'Artevelde. En 1384, Ackerman avait réclamé leur appui, et en 1452, les échevins de Gand y avaient également eu recours. La duchesse douairière de Bourgogne s'adressa à son frère dans les termes les plus pressants pour qu'il fût de nouveau permis à la Flandre de recruter quelques archers en Angleterre. «Sire, lui écrivait-elle, je me recommande, en la plus humble manière qu'il m'est possible, à vostre bonne grace, à laquelle plaise savoir que maintenant, en ma plus grande nécessité, j'envoye devers vostre bonne grace pour avoir secours et ayde, comme à celuy en qui est tout mon confort, et qu'il vous plaise avoir pitié de moy, vostre pouvre sœur et servante, qui toujours ay esté preste de accomplir vos commandemens à mon possible, et là où vous m'avez faicte une des grandes dames du monde, je suis maintenant une pouvre vesfve esloignée de tout lignage et amys, espécialement de vous, qui estes mon seul seigneur, père, mary et frère, confiant que ne me voudrez pas laisser ainsy misérablement détruire, comme je suis journellement, par le roy Louis de France, le quel fait son possible de me totalement détruire et d'estre mendiante le demourant de mes jours. Hélas! sire, je vous requiers que de vostre grace ayez pitié de moy en vous remontrant que par vostre commandement je suis icy pouvre et désolée, et que du moins je puisse incontinent avoir à mes despens quinze cens ou mil archers anglois, et se j'avoye la puissance plus grande, Dieu scet que je vous requeroye de plus largement en avoir.» En effet, quelques archers anglais, dont Thomas d'Euvringham était le chef, traversèrent la mer pour se rendre en Flandre.

Cependant Maximilien avait résolu de profiter du court séjour que les préparatifs mêmes de la guerre le contraignaient de faire à Bruges, pour relever le célèbre ordre de la Toison d'or, de peur que Louis XI ne le considérât comme dévolu à sa couronne au même titre que le duché de Bourgogne. La cérémonie eut lieu dans l'église de Saint-Sauveur, où de riches tapisseries représentaient non plus la fabuleuse toison que Médée déroba au roi Éétès, mais la toison de Gédéon baignée par la rosée du ciel en signe du choix que Dieu avait fait de lui pour conduire son peuple. Le cortége qui s'y rendit était précédé de quatre officiers de la Toison d'or et des autres rois d'armes. Ils conduisaient une haquenée blanche caparaçonnée de noir, qui portait sur un coussin de velours le collier de la Toison d'or. Les chevaliers de l'ordre s'avançaient deux à deux; dès qu'ils eurent pris place aux siéges qui leur étaient destinés, l'évêque de Tournay prit la parole pour prononcer une docte harangue, où, après avoir raconté l'origine et le but de l'ordre de la Toison, il engagea le duc d'Autriche à ne pas le laisser s'éteindre. Jean de la Bouverie répondit en son nom qu'il était prêt à poursuivre l'œuvre de ses prédécesseurs pour l'honneur de Dieu, la protection de la foi catholique et la gloire de la noblesse. Aussitôt après, Maximilien présenta son épée au sire de Ravestein et en reçut l'ordre de chevalerie; puis il revêtit le manteau de velours écarlate et les autres insignes de la grande maîtrise de l'ordre. Le sire de Lannoy lui mit le collier en disant: «Très-hault et très-puissant prince, pour le sens, preud'hommie, vaillance, vertus et bonnes mœurs, que nous espérons estre en votre personne, l'ordre vous reçoit en son amyable compagnie; en signe de ce, je vous donne le collier d'or. Dieu doint que vous le puissiez porter à la louange et augmentation de vos mérites!» Maximilien baisa ensuite fraternellement les chevaliers, et, lorsque la messe eut été célébrée, ils se réunirent de nouveau. Plusieurs chevaliers étaient morts depuis le dernier chapitre; c'étaient Antoine et Jean de Croy, Baudouin de Lannoy, Simon de Lalaing, Regnier de Brederode, Henri de Borssele, Jean d'Auxy, Adolphe de Gueldre, Jean de Rubempré, Jean de Luxembourg, Louis de Château-Guyon et Gui d'Humbercourt; les uns avaient péri les armes à la main, d'autres avaient couronné une vie pleine de faste et d'éclat par une fin paisible; un seul avait été frappé par le glaive du bourreau. Les chevaliers élus pour les remplacer furent: le roi de Hongrie, le duc de Bavière, le margrave de Brandebourg, Pierre de Luxembourg, fils de l'infortuné comte de Saint-Pol, Jacques de Savoie, comte de Romont, Wolfart de Borssele, Philippe de Beveren, Jacques de Luxembourg, Pierre de Hennin, Guillaume d'Egmont, Josse de Lalaing et Barthélemy de Lichtenstein.

Les fêtes dont le rétablissement de l'ordre de la Toison d'or avait été l'occasion duraient depuis deux jours, lorsqu'on vint annoncer que l'armée française venait de former le siége de Condé: on prétendait même, à Bruges, avoir entendu, à certains intervalles, le bruit des décharges de l'artillerie. Louis XI s'était placé lui-même à la tête de ses forces, qui s'élevaient à vingt mille hommes. Il avait amené avec lui un grand nombre de serpentines et de gros canons, parmi lesquels il en était un fort célèbre que l'on appelait le chien d'Orléans; mais les assiégés, bien qu'ils fussent à peine trois cents, résistaient avec courage à toutes les attaques. Ils espéraient du secours de la garnison de Valenciennes, qui les abandonna, et ne se rendirent que lorsqu'ils eurent vu leurs murailles s'écrouler dans les fossés. Une femme, la dame de Condé, avait donné l'exemple de la fermeté et du courage: il est des noms que la gloire ne désavoue jamais.

Maximilien avait quitté précipitamment Bruges dans la soirée du 2 mai 1478 pour se rendre à Mons. La plupart des nouveaux chevaliers de la Toison d'or l'accompagnaient. La guerre allait leur permettre de s'acquitter des serments qu'ils avaient prêtés dans l'église de Saint-Sauveur de Bruges.

S'il n'est plus temps de sauver les assiégés de Condé, Maximilien doit du moins protéger les frontières du Hainaut qu'attaquent de toutes parts les hommes d'armes français déjà maîtres de Trélon et de Boussut.

Louis XI s'est éloigné avec son armée, moins toutefois pour interrompre la guerre que pour la porter sur un terrain plus favorable. Le 11 mai, il ordonne au parlement de Paris de commencer, sur les crimes de lèse-majesté attribués au duc Charles de Bourgogne, une enquête qui fasse remonter à l'époque où ils s'accomplirent la confiscation de ses domaines. En même temps il s'avance vers Merville et vers Steenvoorde, et s'empare, le 19 mai, de Bailleul, qu'il fait livrer aux flammes. Poperinghe et les autres bourgs environnants subissent les mêmes dévastations. Un héraut a déjà sommé les bourgeois d'Ypres d'ouvrir leurs portes au roi de France.

La route que suivait Louis XI était celle que Philippe-Auguste lui avait tracée à la fin du douzième siècle. En 1478, la résistance ne fut pas moins intrépide. Les bourgeois d'Ypres répondirent par un laconique refus aux sommations du héraut français; ils avaient vu accourir, pour défendre leurs murailles, le comte Romont, Jean de la Gruuthuse, Jean de Nieuwenhove et Jean Breydel, dont le nom ne pouvait manquer à la défense de la Flandre lorsqu'elle se voyait menacée par l'invasion étrangère.

C'était en vain que Louis XI, sachant que Maximilien réunissait ses hommes d'armes dans le Hainaut, espérait diviser les milices communales qui protégeaient les frontières de Flandre. Au premier bruit de l'entrée de Louis XI à Bailleul, les Gantois, guidés par le sire de Dadizeele et les compagnons de la Verte Tente, se joignirent à trois cents archers anglais, commandés par Thomas d'Euvringham, pour attaquer, entre Berchem et Anseghem, la garnison de Tournay, qui avait été chargée d'observer les mouvements. Le combat fut sanglant, mais l'avantage resta aux communes flamandes. Quatre cents Français demeurèrent sur le terrain. Leur capitaine, Maurice de Neufchâtel, fuyait, poursuivi par l'un de ses plus intrépides adversaires, dans lequel il reconnut bientôt Jean de Gheest. «Sauvez-moi, s'écria-t-il lorsqu'il se vit près d'être atteint, ma rançon sera de dix mille couronnes d'or.—Je sais trop le supplice que vous me réserviez,» répondit le chef de la Verte Tente et il le tua de sa main (18 mai 1478).

Peu de jours après, Jean de Dadizeele et Jean de Gheest se réunissaient aux milices communales qui occupaient Ypres, pour aller combattre les Français. Ils obtinrent de nouveaux succès. Tandis que tous les hommes, depuis le premier âge jusqu'à la vieillesse la plus avancée, quittaient les villages, les fermes et les chaumières pour prendre les armes, les femmes détruisaient le pont construit par les ennemis sur la Lys. Si Louis XI n'eût point ordonné la retraite vers Arras, quelques jours de plus eussent suffi pour lui enlever tout moyen de l'exécuter dans un pays où les routes, naturellement mauvaises, allaient devenir impraticables par le travail des habitants qui y coupaient les arbres, y creusaient des fossés ou y élevaient des barrières. C'eût été un mémorable spectacle que Louis XI, fondateur de la royauté absolue, réduit, comme Philippe-Auguste à Bailleul, à s'incliner devant la puissance des communes flamandes.

Sur ces entrefaites, Maximilien se hâtait de reconquérir toutes les places dont les Français s'étaient emparés vers les frontières du Hainaut. En quittant Mons, il alla placer son camp sous les chênes de Hornu, où les plaids pacifiques des comtes de Hainaut avaient depuis longtemps effacé les traces du passage des légions conquérantes de Jules César. De là, il s'avança vers Crépy. Louis XI avait remis huit mille francs à Olivier le Diable pour ravitailler la forteresse de Condé; néanmoins, lorsqu'il apprit quelles étaient les forces dont disposait Maximilien, il changea d'avis et résolut de l'évacuer après y avoir fait mettre le feu. Conformément à ses ordres, le sire de Mouy, qui commandait la garnison de Condé, fit sonner toutes les cloches le 2 juin, et annonça à tous les habitants qu'ils eussent à se réunir de suite à l'église pour rendre grâces au ciel d'une grande victoire obtenue par le roi. «Et lors, dit Molinet, les bonnes gens innocents comme brebisettes, au commandement de ces loups, se mirent en dévotion.» On ferma aussitôt les portes de l'église, et les hommes d'armes français chargèrent sur leurs chariots le butin qu'ils avaient enlevé «à ce dévot peuple qui prioit pour le roi de France;» puis ils s'éloignèrent après avoir mis le feu «aux six coins de la ville.» La flamme consuma plus de quatorze cents maisons.

Les Français incendièrent Mortagne à leur départ comme ils avaient brûlé Condé. Le Quesnoy eût subi le même sort si Louis XI n'eût proposé une trêve toute favorable à la Flandre. Selon les uns, la crainte de la guerre l'y avait engagé; selon d'autres, il était effrayé d'un miracle arrivé, disait-on, le jour anniversaire de son sacre dans la ville de Cambray, dont il s'était emparé par trahison. Non-seulement il remit le Quesnoy, mais il retira aussi sa garnison de Cambray, après avoir fait un don de douze cents écus d'or à l'église de Notre-Dame, où avait eu lieu le miracle qui lui avait été rapporté. Il permit lui-même aux bourgeois d'ôter de leurs portes les fleurs de lis pour les remplacer par l'aigle impériale. «Nous voulons, leur dit-il, que vous soyez neutres... Au regard de nos armes, vous les osterez quelque soir, et y logerez vostre oiseau, et direz qu'il sera allé jouer une espace de temps et sera retourné en son lieu ainsi que font les arondelles qui reviennent sur le printemps.»

Immédiatement après l'expiration de la trêve, les milices communales qui avaient repoussé les Français près de Bailleul rejoignirent les hommes d'armes de Maximilien à quelques lieues de Douay. La bannière de Flandre flottait dans toutes les campagnes environnantes, depuis la tour de Vitry, qui vit en 1302 la fuite honteuse de Philippe le Bel, jusqu'à la plaine de Mons-en-Pevèle, qu'ensanglanta deux ans après sa douteuse victoire. C'est la plus belle époque de cette courte résurrection de la nationalité flamande, qui allait retomber bientôt dans les luttes de l'ambition et de l'anarchie. L'enthousiasme était spontané et universel. La Flandre, qui avait résisté à Philippe le Bel, triomphait de Louis XI: succès à jamais dignes de mémoire, puisqu'ils coïncidaient avec les plus vastes accroissements de puissance territoriale qu'eût reçus pendant une suite de dix siècles la monarchie française. En 1478, on vit s'y joindre un autre triomphe que la Flandre avait vainement appelé de ses vœux, lors de la grande alliance de Jacques d'Artevelde et d'Edouard III. Tournay, la cité royale des rois merowigs, la cité privilégiée de Philippe-Auguste, la cité restée fidèle à la royauté de Charles VII à cent lieues de ses frontières rejetées au delà de la Loire, chassa la garnison française pour échapper au joug de Louis XI, qui avait méconnu ses franchises et emprisonné ses magistrats. Selon quelques historiens, elle chargea des députés d'offrir les clefs de ses portes à Maximilien: il est plus certain qu'elle restitua aux communes flamandes les bannières que François de la Sauvagière avait déposées dans l'église de Notre-Dame.

L'armée flamande était déjà arrivée aux portes d'Arras, où Louis XI campait avec ses hommes d'armes, à l'ombre de ces murailles dont tous les échos semblaient le maudire. Maximilien d'Autriche ne sut point profiter d'un moment si favorable pour obtenir un triomphe complet. Son esprit faible et irrésolu se révéla, alors que sa fermeté et sa persévérance dans ses desseins eussent dû être pour lui un rempart contre les ruses d'un monarque plus prudent et plus habile; il accueillit les envoyés du roi de France, qui venaient lui proposer une trêve d'un an et quarante jours, en s'engageant à restituer toutes les villes et forteresses que les Français occupaient encore, tant en Hainaut que dans le comté de Bourgogne. Cette trêve fut conclue le 11 juillet: le comte de Romont, Jean de Luxembourg, Philippe de Beveren et le sire de Chantraine l'avaient vainement repoussée de leurs conseils et de leurs protestations: il ne leur resta plus qu'à déclarer qu'ils ne voulaient point y être compris. Dès ce moment, la popularité de Maximilien s'effaça aux yeux de tous ceux qui avaient espéré de trouver en lui un chef et un protecteur.

L'armée flamande s'était séparée; mais à peine Maximilien était-il arrivé à Lille qu'il apprit que le roi de France, délivré des périls qui l'avaient menacé, semblait peu disposé à abandonner les villes dont il avait offert lui-même la restitution. On remarquait les traces d'une profonde tristesse sur le front du duc d'Autriche. Elle ne s'effaça que, lorsqu'à son retour à Bruges, il assista aux réjouissances et aux fêtes du baptême de son fils, né le 22 juin 1478, que l'on avait nommé Philippe, afin que ce nom, en rappelant son bisaïeul, annonçât la même puissance et la même grandeur.

Cependant il avait été convenu, par un article de la trêve, que des conférences auraient lieu pour la conclusion d'une paix définitive entre la Flandre et la France. Le roi avait demandé qu'elles s'ouvrissent à Saint-Omer, espérant profiter de cette occasion pour y former quelques complots; mais Maximilien s'y opposa, et elles eurent lieu à Boulogne. Les commissaires du roi (l'un d'eux était Jean de Saint-Romain) avaient, avant de quitter Paris, déposé entre les mains du greffier du parlement une protestation contre toutes les conventions par lesquelles ils auraient dérogé au droit de confiscation qui appartenait au roi: précaution assez inutile, car des deux côtés il fut impossible de s'entendre, et les conférences s'écoulèrent en stériles discussions sur la loi salique, que le roi voulait appliquer à tous les Etats dépendant du royaume.

On espérait du moins que cette trêve permettrait aux laboureurs de se livrer aux travaux des semailles, et empêcherait le fléau de la famine de se joindre au fléau de la guerre; mais il en fut autrement. «Quand le roi de France, dit Olivier de la Marche, vit que les laboureurs et séyeurs de blé estoient au plus grand nombre, nonobstant la trêve, il envoya ses gens d'armes et fit prendre iceux laboureurs et séyeurs, et en tirèrent les gens d'armes françois grans deniers et avoir, et oncques depuis, le roi de France ne voulut ouïr parler de cette trêve.» En moins de deux années, ces dévastations s'étaient reproduites trois fois; il ne faut plus s'étonner de voir les campagnes devenir désertes, et le déclin de l'agriculture amener à sa suite la détresse et la misère.

La guerre était près de se renouveler. Depuis le mois de février 1478 (v. st.), les états de Flandre, assemblés à Termonde, avaient voté des subsides pour la reprendre avec vigueur. Ils se réunirent bientôt après à Anvers, pour adopter d'autres mesures dans le même but, et pourvoir à la défense des frontières maritimes, où l'on redoutait quelque tentative hostile. Le sire de Dadizeele cherchait au même moment, avec l'aide d'Adrien de Rasseghem et celle de Jean de Coppenolle, député des échevins de Gand, à organiser les milices communales des campagnes, comme d'autres présidaient à l'armement des milices communales des villes. Voici comment il s'exprime lui-même dans ses Mémoires: «Le sire de Dadizeele, considérant la triste situation dans laquelle se trouvaient la plupart des habitants de la Flandre, surtout un grand nombre de laboureurs, à cause de la crainte des Français, et encore plus à cause des excès auxquels se livraient les hommes d'armes, amis funestes qui tuaient, blessaient et dépouillaient de leurs biens ceux qu'ils auraient dû défendre, s'occupa d'y trouver un remède. Il commença par armer ses vassaux de Dadizeele, puis les habitants de Menin, de Gheluwe, de Becelaere, de Moorslede, de Ledeghem, de Moorseele et de vingt-neuf autres villages. Le 28 mars 1478 (v. st.), une revue, qui comprenait cinq mille six cents hommes, eut lieu en présence de plusieurs chevaliers et des échevins de Gand, et tous y jurèrent et promirent de s'aider mutuellement, tant contre les ennemis que contre les excès des hommes d'armes. Cette réunion et ce serment firent tant de bruit et produisirent un résultat si utile, que cet exemple fut suivi de toutes parts dans toute la Flandre; et, depuis ce moment, les Français et les hommes d'armes ne firent guère plus de dégâts... Le duc Maximilien évaluait à cent cinquante mille hommes le nombre de ceux à qui le sire de Dadizeele avait fait prendre les armes dans les quartiers d'Ypres et de Gand.» Les désordres des hommes d'armes allemands et bourguignons avaient pris un tel développement que les états de Flandre avaient permis de sonner le tocsin pour s'opposer à leurs déprédations.

L'accroissement des impôts donnait lieu à d'autres sujets de plainte dans la plupart des villes. A Gand, quelques membres des métiers se soulevèrent; ils mirent à mort des magistrats qui voulaient s'opposer à leur mouvement, et se retranchèrent dans une chapelle. Il fallut amener des coulevrines pour les contraindre à se rendre. Le doyen des maréchaux fut décapité; d'autres furent bannis. On prêtait à quelques-uns des insurgés les plus coupables desseins, des rêves de meurtre et des pensées de pillage; ils se proposaient même, disait-on, de saccager les églises. Ces hommes appartenaient à la lie des passions populaires, qui ne s'élève que lorsque le niveau de l'ordre et de la justice s'abaisse; d'eux sortiront les iconoclastes de 1566.

Des processions solennelles succédèrent à ces émeutes; elles demandaient au ciel non-seulement la paix intérieure, mais aussi des victoires sur les étrangers. La guerre contre les Français recommençait avec une nouvelle vigueur. Par une résolution qui respirait à la fois le blâme de la conduite passée de Maximilien et un sentiment de méfiance vis-à-vis de lui dans l'avenir, les états de Flandre avaient désigné comme capitaine général de l'armée flamande le comte de Romont, qui n'avait jamais adhéré à la suspension d'armes. Il avait reconquis les châteaux de Bouchain et de Crèvecœur. Cambray avait abdiqué comme Tournay les priviléges d'une douteuse neutralité pour se prononcer en faveur de la Flandre. Arras aurait suivi cet exemple, si les officiers de Louis XI n'en eussent chassé tous les bourgeois qui y possédaient encore un foyer, en retenant comme otages leurs femmes et leurs enfants. Le roi de France se contentait d'ourdir quelques intrigues qui ne réussissaient point. Un chanoine les dirigeait à Lille; à Douay, des soldats déguisés en paysannes cherchèrent à s'emparer des portes, en s'introduisant dans la ville avec des épées cachées dans des corbeilles qu'ils avaient remplies de fromages. D'autres bandes françaises avaient songé à traverser la Lys pour conquérir du butin.

Maximilien attendait à Saint-Omer le moment où il pourrait prendre part à la guerre. Le terme de la trêve étant arrivé, il alla, le 26 juillet 1479, à la tête de l'armée flamande, forte de vingt-deux mille hommes, mettre le siége devant Térouane, que le sire de Saint-André défendait avec quatre cents lances et quinze cents arbalétriers. Toutes les milices communales se montraient pleines d'ardeur, et parmi les chevaliers qui entouraient le duc d'Autriche, il en était plusieurs qui, à l'exemple du comte de Nassau, portaient le bras nu, afin de répondre à une bravade des Français, qui les avaient fait menacer de leur couper le poing s'ils tombaient en leur pouvoir. On tarda peu à apprendre qu'une armée ennemie s'avançait pour secourir Térouane. Elle était commandée par ce sire de Crèvecœur qui, comblé autrefois des bienfaits du duc Charles, s'était empressé de trahir sa fille, et n'avait cessé d'exciter Louis XI à la dépouiller de son héritage, en lui remontrant que la grandeur et le repos de la France dépendaient de la conquête de la Flandre. On en évaluait la force à vingt-huit mille hommes, la plupart francs archers, et bien que l'on y remarquât quelques pusillanimes courtisans, tels que Jean Daillon, seigneur du Lude, et le valet de chambre Jean Wast, devenu le sire de Montespedon, elle comptait plusieurs chefs fameux par leur courage, «vrais routiers de guerre, dit Molinet, disciples de Mars, ennemis de paix, flagelleurs de peuples, durs comme métal, légiers comme daims, et usités de respandre le sang humain.»

A cette nouvelle, l'armée flamande leva le siége de Térouane pour occuper une forte position d'où la vue s'étendait jusqu'aux tourelles du château de Bomy. L'un des plus braves capitaines des armées de Charles le Hardi, Salazar, reçut la mission d'aller reconnaître l'avant-garde de l'ennemi. Il fut assez heureux pour la surprendre près de Blangy, lui tua trois cents hommes et ramena cinquante ou soixante prisonniers.

Cette escarmouche décida une action générale. Les milices flamandes, bien qu'elles fussent réunies à la hâte et presque dépourvues de cavalerie, réclamaient à grands cris le combat, comme elles l'avaient demandé l'année précédente devant Arras. Le sire de Crèvecœur ne le jugeait pas moins nécessaire pour rétablir l'honneur des armes françaises. Impatient de profiter de la supériorité du nombre qui semblait lui assurer le succès, il envoya un héraut défier le duc d'Autriche.

Une vaste plaine s'étendait entre les deux armées, depuis les hauteurs de Dohem jusqu'aux ravins où l'on montre, au bord d'une fontaine, les ruines de l'ermitage de sainte Fredeswide. Au centre s'élevait une colline, dont le nom, que les habitants du pays prononcent Enquingate, est devenu celui de Guinegate dans tous les récits historiques. Ce fut là que la bataille s'engagea, le 7 août 1479, vers huit heures du matin, entre l'avant-garde de Maximilien, commandée par le sire de Baudricourt, et les Français, qui se portaient en avant divisés en trois corps principaux.

Les milices flamandes, armées de longues piques, présentaient une masse étroitement serrée sur une seule ligne. Un peu en avant se trouvaient cinq cents archers anglais que soutenaient trois mille arquebusiers allemands. Quelques hommes d'armes, en petit nombre, se tenaient sur les flancs. Le duc d'Autriche harangua les siens. «Réjouissez-vous, leur disait-il, voici la journée que nous avons longtemps désirée. Nous avons enfin devant nous ces ennemis, qui tant de fois ont dévasté nos champs, pillé nos biens, brûlé nos maisons. L'heure est arrivée de vous conduire vaillamment. Notre querelle est bonne et juste. Implorez le secours de Dieu, de qui dépend toute victoire.» A ces mots, il descendit de cheval pour s'agenouiller, et tous les défenseurs de la Flandre se prosternèrent avec lui pour réclamer la protection du Dieu que leurs pères avaient invoqué sur le champ de bataille de Groeninghe.

L'armée française s'approchait. Elle avait culbuté l'avant-garde du sire de Baudricourt et sa redoutable cavalerie, se déployant vers la droite pour éviter les traits des archers anglais, se précipitait avec une force irrésistible au milieu des bataillons allemands et flamands qui s'entr'ouvraient en désordre. La mêlée devint sanglante, et bientôt à une vive résistance succéda le désastre d'une déroute complète. Jacques et Antoine d'Halewyn tombèrent parmi les morts. Les sires de Condé, de la Gruuthuse, d'Elverdinghe, de Polheim furent faits prisonniers. Une partie des fuyards, entraînant Philippe de Clèves, cherchait à gagner Aire; les autres se dirigeaient vers Saint-Omer, abandonnant aux Français leurs armes et leur artillerie. Le sire de Crèvecœur, se plaçant à la tête de toute sa cavalerie, s'élança aussitôt à leur poursuite, tandis qu'un long cri de victoire retentissait sous les bannières fleurdelisées.

Au même moment, le sire de Saint-André, sortant de Térouane, envahit le camp flamand, où ses hommes d'armes égorgèrent les prêtres, les vieillards, les femmes et les enfants, afin que rien ne les empêchât de piller librement les tentes du duc d'Autriche et de ses chevaliers, les bagages, les joyaux et les approvisionnements qui abondaient, «aussi estoffément comme en Bruges ou en Gand.»

Cependant les gémissements et les clameurs lamentables qui s'élevaient vers le ciel inspirèrent à quelques corps de milices flamandes qui n'avaient point été ébranlés un de ces efforts énergiques qui modifient parfois les coups de la fortune. Par une résolution qui semble imitée de celle du comte de Thiette dans des circonstances semblables, à la journée de Mons-en-Pevèle, le comte de Romont et Jean de Dadizeele descendirent de cheval avec les chevaliers qui les entouraient et le duc d'Autriche lui-même, pour les conduire au combat. Les hommes d'armes et les francs archers de Louis XI reculèrent, surpris par cette attaque imprévue; l'artillerie fut reconquise, et les milices de Flandre poursuivirent leurs succès en repoussant les ennemis jusqu'à leur propre camp, qui fut aussitôt assailli et forcé. Lorsque le sire de Crèvecœur reparut dans la plaine, il était trop tard pour qu'il pût espérer de réparer les résultats de son imprudence; il ne réussit qu'à couvrir la retraite des débris de son armée vers Hesdin et vers Blangy.

Les pertes qu'avaient éprouvées les Français à la fin de la journée vengèrent celles qu'ils avaient fait subir aux milices flamandes au commencement de l'action. Non-seulement elles avaient recouvré toute leur artillerie, mais elles s'étaient emparées aussi de trente-cinq serpentines; enfin, si elles comptaient quelques nobles chevaliers, quelques intrépides bourgeois parmi les morts, les Français qui avaient succombé étaient bien plus nombreux, et l'on remarquait parmi ceux-ci l'amiral de France, le sénéchal de Normandie, le comte du Maine, les sires de Clermont, de Créquy, de Vaudemont, de Torcy, et un célèbre capitaine dont nous avons déjà cité souvent le nom, Jean de Beauvoisis. Antoine de Crèvecœur, frappé à côté d'eux, avait expié la trahison du sire d'Esquerdes, et le valet de chambre Jean Wast, autre transfuge, y avait terminé, au milieu des gens de guerre, une vie que n'avaient pu illustrer ni les intrigues du château de Genappe ni celles du Plessis-lez-Tours.

Maximilien passa la nuit dans le camp français «au lit d'honneur, tendu de glorieuse renommée.» Il avait montré du courage dans cette journée; mais la faiblesse et l'incertitude qui formaient l'un des traits principaux de son caractère se reproduisirent presque aussitôt, trop promptes à étouffer les inspirations d'une énergie momentanée. Si, au lieu de licencier son armée, il se fût présenté immédiatement devant Térouane ou même devant Arras, la terreur panique qu'avait répandue le bruit de la bataille de Guinegate lui en eût sans doute fait ouvrir les portes.

Le mécontentement de Louis XI fut extrême quand il sut qu'on avait combattu contrairement à ses volontés; il disgracia le sire d'Esquerdes et le sire de Saint-André, et résolut de remplacer les francs archers par des gentilshommes, parce qu'il avait plus de confiance dans le courage de la noblesse, toujours fidèle à cette tradition de l'honneur qui lui avait appris à mourir plutôt que de reculer; mais loin de les chercher dans ses Etats, il alla les recruter vers les marches de l'Allemagne et de la Suisse, sans se préoccuper des conséquences d'une politique méticuleuse qui allait compromettre pendant un demi-siècle la fortune militaire de la France, en plaçant en des mains étrangères le soin de la défendre.

Lorsque la guerre se ralluma, au mois de septembre 1479, les Français envahirent le pays de Bourbourg, sans rencontrer d'armée qui mît obstacle à leurs progrès, et la Flandre eût été perdue, si Jean de Dadizeele, faisant en toute hâte sonner le tocsin dans les campagnes, n'eût réussi à les arrêter près de Cassel, en leur opposant les milices communales, illustrées par la victoire de Guinegate.

Cependant, les revers ne lassaient point les ambitieuses espérances d'un prince habitué à trouver dans sa persévérance le gage de ses succès. Louis XI, cherchant dans les négociations des triomphes moins incertains que ceux des armes, traitait avec la Castille, forçait le roi René à lui céder une partie de ses Etats, s'emparait de la tutelle du jeune duc de Savoie, concluait de nouvelles alliances avec les Suisses et les Génois, et menaçait le duc de Bretagne de lui opposer, s'il ne soutenait pas ses intérêts, des prétentions rivales qui remontaient à Jeanne de Blois. Il envoyait en même temps le sire de Blancfossé et Pierre Framberg s'aboucher à Metz avec les députés des villes de Gueldre, pour qu'elles prissent les armes contre le duc d'Autriche.

En présence de ces immenses préparatifs, la Flandre se demandait si elle pouvait compter sur la protection d'un prince qui n'avait été victorieux que malgré lui et qui, même après sa victoire, avait abandonné aux Français le pays de Bourbourg. Les communes s'agitaient et le sire de Lalaing écrivait lui-même au sire de Dadizeele: «Je meurs de ce que je voy que les Franchois gastent ainsy nostre pays et que nous n'y pourvéons autrement.» Maximilien s'était rendu à Gand au mois de novembre pour y réclamer de nouveaux impôts, quand le doyen des métiers lui déclara, au nom des bourgeois, qu'il était nécessaire que d'abord il rendît compte de tous les deniers employés. «Voulez-vous donc la perte de la Flandre? s'écria Maximilien.—Nous l'aimons trop, répliquèrent les bourgeois, pour laisser à d'autres le soin de sa défense.» En effet, une assemblée générale fut convoquée à Termonde, et toutes les mesures y furent prises pour organiser la résistance sur la base la plus large et la plus nationale; les milices communales prêtes à s'armer au printemps s'élevaient à cent cinquante mille hommes.

Dans ces graves circonstances, où Maximilien se voyait condamné au mépris et à l'isolement aussi bien vis-à-vis de ses sujets que vis-à-vis des princes étrangers, une femme conçut le projet de rétablir l'influence qui lui échappait. Cette femme était la duchesse douairière de Bourgogne, Marguerite d'York. Veuve de Charles le Hardi, elle aspirait à se venger des communes flamandes, qui l'avaient bannie en 1477. Elle se souvenait aussi de l'asile offert à Edouard IV et de cette glorieuse intervention dans les troubles de l'Angleterre qui avait jadis resserré l'alliance des maisons d'York et de Bourgogne. Sur ces deux bases reposaient les desseins ambitieux qu'elle fit aisément accepter à un prince qu'elle dominait autant par la fermeté que par la supériorité de son esprit.

Depuis longtemps les agents de Marguerite d'York multipliaient leurs démarches pour combattre l'influence des conseillers anglais que pensionnait secrètement Louis XI, lorsqu'au mois de juin 1479, quelques semaines avant la bataille de Guinegate, des navires flamands conduisirent au port de l'Ecluse trois vaisseaux français où l'on saisit des présents adressés à lord Howard et des lettres de Louis XI qui l'exhortaient à faire en sorte que dix mille Anglais se joignissent à son armée pour envahir la Flandre. Lord Howard fut arrêté avec onze de ses amis, et des plénipotentiaires se rendirent à Saint-Omer, où ils conclurent, le 18 juillet, une convention relative au mariage de Philippe, fils de Maximilien, avec Anne d'Angleterre, troisième fille d'Edouard IV.

Marguerite d'York, encouragée par ce succès, allait aborder la lutte contre les communes flamandes, lutte périlleuse et difficile, dans laquelle elle espérait être plus heureuse ou plus habile que les rois les plus redoutables. En 1453, Gand avait représenté les communes flamandes dans sa longue guerre contre le duc Philippe de Bourgogne. En 1479, la question est posée sur le même terrain, sur le terrain où elle a été décidée vingt-six ans auparavant par la bataille de Gavre. Des nobles de la cour répétaient tout haut que la ville de Gand était mal gouvernée. Les officiers du prince tenaient le même langage.

Voici en quels termes mystérieux le comte de Saint-Pol avertissait le sire de Dadizeele de la situation des choses au mois de décembre 1479: «Pour vous bien advertir, tant de secrets entendements courent aujourd'huy que l'en ne s'y scet cognoistre: ce scet le Tout-Puissant!»

Quels étaient ces secrets entendements? Le document suivant les fera connaître: «A messire Jean de Dadizeele, haut bailli de Gand, notre très-cher seigneur. Noble et digne seigneur, les échevins des deux bancs de Gand et les deux doyens de la ville de Gand, salut et amitié: qu'il vous plaise savoir que nous avons appris aujourd'hui par Jean de Coppenolle, notre secrétaire, qu'il se fait quelque machination par le moyen et à la poursuite de certaines personnes qui nous sont hostiles, comme on peut le supposer, pour que l'on vous enlève votre dignité de haut bailli de Gand, ce qui nous paraît fort étrange, et nous ne pouvons soupçonner quels sont les griefs que l'on produit contre vous et nous avec une intention coupable, ce qui serait triste à voir et à entendre. Hâtez-vous donc de vous rendre à Gand afin de savoir si vous n'avez plus d'autorité et d'examiner ce qu'il nous reste à faire pour vous la conserver.»

Marguerite d'York croyait désarmer les communes flamandes en les privant des sages conseils du sire de Dadizeele, mais elle comprit bientôt que c'était une trop vaste tâche que de vouloir régner à Londres par les négociations et à Gand par la force et la violence. Au mois de mai 1480, Maximilien charge l'abbé de Saint-Pierre de déclarer aux échevins et aux doyens de Gand que jamais il ne songea à leur enlever leurs priviléges, et qu'il espère qu'ils le soutiendront avec les bonnes villes dans ses démarches, «pour acquérir l'ayde des Anglois contre le roy de France, qui contendoit destruire la comté de Flandre pour distraire d'icy la marchandise et la attraire en France.» Les Gantois répondent fièrement qu'ils sont résolus à maintenir les priviléges que leurs ancêtres payèrent de leur sang, et que, d'après ces priviléges, tant que toutes les infractions qu'ils ont subies n'auront point été réparées, ils doivent s'abstenir de toute relation avec les autres membres de Flandre. Ils ajoutent qu'ils désirent être instruits des négociations commencées avec l'Angleterre.

Les nouvelles arrivées de Londres étaient peu favorables. Lord Howard était parvenu à se disculper, et il venait d'être chargé d'aller conclure un nouveau traité avec le roi de France (12 mai 1480). Marguerite n'hésita pas toutefois à tenter un dernier effort, et elle se rendit elle-même en Angleterre. Edouard IV aimait peu les Français, mais il écoutait son avarice en acceptant leurs dons. Il raconta, le 27 juillet, à sa sœur, que lord Howard, arrivé la veille de France avec le dernier semestre du tribut établi par le traité d'Amiens, lui avait appris que Louis XI consentirait volontiers à lui payer, chaque année, cinquante mille écus s'il pouvait conclure le mariage du Dauphin et de madame Elisabeth, ainsi qu'une trêve dont seraient formellement exclus le duc d'Autriche et le duc de Bretagne, et que pour parvenir à ce but «son intention estoit de non espagner la moitié de la revenue de son royaume d'un an en dons et autrement.» Lord Howard avait aussi déclaré que le roi de France, s'il ne réussissait point à Londres, s'adresserait à Maximilien lui-même, «afin de pratiquer par tous moyens possibles, et mesmement par force d'argent et plusieurs autres fainctes et dissimulées offres, aucun traité au moyen duquel il le pust séparer des maisons d'Angleterre et de Bretagne.» L'un de ces moyens, le plus opposé à la politique habituelle de Louis XI, puisqu'il se fondait sur l'intimidation, était la réunion d'une armée destinée à former le siége d'Aire et de Saint-Omer.

La duchesse de Bourgogne avait aussi été avertie que des envoyés français ne tarderaient point à traverser la mer: elle prévint leurs efforts. Par des traités successifs du 1er, du 5 et du 14 août 1480, le roi d'Angleterre s'allia à Maximilien et lui accorda pour son fils la main de sa fille Anne. Six mille archers anglais devaient secourir la Flandre contre le roi de France, et Maximilien promettait à Edouard IV une rente annuelle semblable à celle que lui payait Louis XI. Marguerite s'était même efforcée d'engager Edouard IV à envahir l'Aquitaine et la Normandie, et à réunir à sa couronne les conquêtes qui avaient illustré le règne d'Edouard III, ancêtre commun des deux grandes dynasties d'York et de Lancastre. Peut-être même Maximilien proposa-t-il de rendre hommage du comté de Flandre à Edouard IV, roi de France et d'Angleterre, dès qu'il aurait traversé la mer avec ses armées. Michel de Berghes avait déjà reçu des instructions relatives à la part que le duc d'Autriche prendrait à cet armement, et il avait été convenu que quinze cents archers anglais iraient immédiatement rejoindre ceux qui se trouvaient en Flandre sous les ordres de Thomas d'Euvringham. Pour que cette confédération fût complète, on attendait à Londres les envoyés de la Bretagne chargés d'offrir au prince de Galles la main de l'unique héritière de leur duché.

L'imprudence et l'incapacité de Maximilien devaient renverser tous ces projets si habilement préparés en dépit de mille obstacles. Il ne s'était laissé ébranler ni par l'invasion des Français dans le Luxembourg, ni par les préparatifs des garnisons françaises de l'Artois aisément contenues par Jean de Dadizeele: il avait cédé à quelques lignes d'une lettre où l'un de ses espions en France lui annonçait que Louis XI avait comblé d'honneurs et de présents le cardinal de la Rovère, légat du pape Sixte IV, non-seulement pour qu'il excommuniât les Flamands, mais aussi pour qu'il persuadât à la duchesse douairière de Bourgogne de soutenir ses intérêts, «en lui faisant offres de par le roy de la marier grandement.» Quelque invraisemblable que fût cette allégation, Maximilien y ajouta une foi aveugle: il refusa de recevoir dans ses Etats le cardinal de la Rovère et traita avec Louis XI, non-seulement sans le conseil, mais même à l'insu de la duchesse Marguerite.

Quelques-uns des ministres anglais se montrèrent fort irrités de la conduite de Maximilien: Edouard IV toutefois partageait peu leurs sentiments. Il approuva aisément ce qu'avait fait le duc d'Autriche, et se hâta d'envoyer en France des ambassadeurs continuer les négociations relatives au mariage de madame Elisabeth avec le Dauphin pour conserver le tribut de cinquante mille écus. Peu de jours après, Marguerite s'embarqua à Douvres, et les envoyés du duc de Bretagne ne trouvèrent à leur arrivée en Angleterre que le souvenir de la vaste confédération à laquelle ils se croyaient appelés à prendre part.

Cependant Marguerite n'abandonna point ses desseins: son retour en Flandre lui avait rendu son influence, et elle présida sans doute aux instructions qui furent données le 29 janvier 1480 (v. st.) au prince d'Orange, au comte de Chimay, à l'abbé de Saint-Bertin et au doyen de Saint-Donat, chargés d'aller remontrer à Edouard IV que le moment n'avait jamais été plus favorable pour porter la guerre en France, et que Maximilien était prêt à lui céder ses droits sur Boulogne, Montreuil, le Ponthieu et les villes de la Somme, et à l'aider à reconquérir la Normandie et la Champagne, où il pourrait se faire couronner à Reims. L'appui de Maximilien n'est-il pas important? La Flandre n'est-elle pas la patrie de Jacques d'Artevelde? Le prince d'Orange et le comte de Chimay auront soin de le rappeler au roi d'Angleterre, en exposant «comme l'ayde et assistance des dits pays est moult à estimer; car pour l'avoir le roy Edouard d'Angleterre, qui premier mist avant la querelle des roys d'Angleterre en France, vint par deçà en sa personne, pratiqua l'ayde des dits pays et tint à bien grande chose l'avoir d'aucuns d'iceux, et aussi il luy servit et prouffita moult à sa conqueste, comme chacun sçait.» Edouard IV ressemblait peu à l'illustre monarque dont il portait le nom: on le pressa vainement de prendre les armes; il répondait toujours: «Attendez la mort du roi de France.»

Louis XI était déjà vieux, et sa santé s'affaiblissait; selon une rumeur populaire qui arriva jusqu'en Flandre, il avait été atteint de la lèpre vers la fin de l'année 1479. Enfin, au mois de mars 1480 (v. st.), pendant qu'il se trouvait à table, aux Forges près de Chinon, il avait été frappé d'une attaque d'apoplexie qui lui fit perdre un moment la parole, et qui lui sembla, aussi bien qu'à ses ennemis, le signe de sa fin prochaine. Agité par ses remords, il s'attachait de plus en plus à cette vie de la terre où le crime, assis au faîte des grandeurs, se promet vainement une éternelle impunité. Il faisait chercher aux Cordeliers de Troyes les reliques de Jean de Gand, pauvre ermite de Saint-Claude, qui avait partagé avec Jeanne d'Arc la gloire de faire accepter à Charles VII des prophéties libératrices. Il appelait saint François de Paule du fond de l'Italie, pour lui demander à genoux quelques jours de plus, et, en même temps, craignant de voir ses terreurs se révéler et affaiblir sa puissance, il présidait son conseil, passait ses Suisses en revue, et faisait acheter à grands frais dans toute l'Europe les instruments de ces plaisirs qui ne conviennent qu'à la santé et à la jeunesse: des rennes de Suède, des chevaux de Naples, des mules de Sicile, des épagneuls de Valence, des levrettes de Bretagne, bientôt oubliées pour celles qu'il choisit dans la meute du sire de Boussut, de préférence aux barbets de Flandre à jambes droites et aux chiens noirs de Saint-Hubert, comme la seule rançon qu'il voulût accepter de Wolfgang de Polheim: frivoles délassements qui formaient un contraste étrange avec les sombres préoccupations de sa politique.

Le 25 octobre 1480, Louis XI avait écrit au cardinal de la Rovère que si l'entrée des Etats de Maximilien lui était définitivement refusée, il ferait bien d'annoncer que sa mission était d'assurer aux peuples le rétablissement de la paix, si nécessaire à leur prospérité, et d'adresser cette déclaration aux Gantois, afin d'exciter chez eux quelque sédition violente. Le légat du pape avait déjà fait publier dans toutes les villes de Flandre la bulle pontificale du 16 septembre, qui avait inutilement engagé Maximilien à le recevoir; il répondit à Louis XI qu'il allait remontrer, par une nouvelle lettre, aux bonnes villes de Flandre tous les maux que leur désobéissance au saint-siége devait entraîner, et combien Maximilien était coupable en rejetant la médiation du pape pour n'écouter que les conseils de l'évêque de Tournay. Or, l'évêque de Tournay était Ferri de Cluny, frère de l'ancien protonotaire de Térouane, qui, après avoir été le complice d'Hugonet et d'Humbercourt et l'instrument de l'usurpation de la Bourgogne par le roi de France, était resté haï des Flamands en quittant Louis XI pour s'attacher exclusivement au duc d'Autriche.

L'impopularité de Maximilien s'accroissait de jour en jour; sa prodigalité, qui ne cessait d'enrichir les Allemands et les Bourguignons, multipliait les sacrifices que s'imposait un pays réduit à la détresse et à la misère: sa faiblesse concourait à les rendre stériles. Au moment même où Louis XI l'accusait publiquement de falsifier le sceau royal, Maximilien ne songeait qu'à remplir ses trésors pour les épuiser aussitôt. Dès le mois de septembre 1477, on le voit écrire au sire de Ravestein pour qu'il remette à son valet de chambre, Gauthier de Heusden, cent mille florins de joyaux, et, de plus, «une bague garnie de pierres, de la valeur de trois quarats ou chinc mille florins, pour les engager ou faire fondre.» En 1479, il laisse vendre par la maison des Médicis, qui apprit à aimer les arts en acceptant des chefs-d'œuvre comme gage de ses prêts usuraires, une partie des images ciselées et de la riche vaisselle des ducs de Bourgogne. De précieux joyaux se trouvaient entre les mains de Foulques Portinari, qui menaçait de les faire fondre si on ne lui remboursait pas ses avances; d'autres étaient entrés dans les coffres de quelques marchands espagnols qui prêtaient à trente et quarante pour cent d'intérêt; d'autres encore avaient été remis à Jacques de Witte, à Jean de Boodt, à Henri Nieulant, à Jacques Despars, à Jacques Metteneye et à trente-cinq de leurs amis, qui s'étaient constitués cautions pour une somme de quatre mille livres de gros. Faut-il ajouter que la bibliothèque des ducs de Bourgogne, «la plus riche et noble librairie du monde,» avait été en grande partie aliénée et dispersée; les monuments de la protection que les ducs de Bourgogne avaient accordée aux lettres disparaissaient dans le même gouffre que ceux qui retraçaient leur puissance.

Il ne faut plus s'étonner de voir le mécontentement éclater de toutes parts. Les députés des communes s'assemblèrent pour délibérer sur la situation des affaires publiques: Gand avait pris l'initiative de ce mouvement. Comme aux plus mauvais jours du quatorzième siècle, la lutte se dessinait énergique et vive entre les courtisans qui entouraient le prince à ses joutes et à ses fêtes, et les bourgeois des villes qui lui avaient fait un rempart de leurs corps sur le champ de bataille.

Le chef du parti des communes était Jean de Dadizeele. Issu d'une antique maison, il avait fréquenté pendant sa jeunesse les écoles de Lille et d'Arras, puis il s'était attaché comme servant d'armes à Simon de Lalaing dès l'époque où celui-ci défendit si vaillamment Audenarde contre les Gantois, et il était resté près de lui jusqu'à sa mort. En 1465 il avait épousé Catherine Breydel et était retourné dans le château de ses ancêtres, où il reçut tour à tour les nombreux pèlerins qui allaient prier à l'autel de Notre Dame de Dadizeele, notamment les duc Philippe et Charles de Bourgogne, Marie et Maximilien, Adolphe de Clèves, le comte de Scales et d'autres hôtes non moins illustres. Dès ce moment, ses années furent partagées entre l'administration paternelle de ses domaines et les guerres où il était tenu, à raison de son fief, de servir le prince. Tantôt il établissait une foire et faisait bâtir de nombreuses maisons à Dadizeele, de telle sorte qu'on parle dans les documents contemporains de la ville de Dadizeele, comme Bladelin parlait quelques années plus tôt de sa ville de Middelbourg. Tantôt il passait la revue annuelle de ses braves vassaux qui le suivirent à Guinegate, les fermiers étant montés sur leurs chevaux de trait, les ouvriers tous armés d'une fourche; d'autres fois il courait défendre la Bourgogne, au premier bruit des résultats douteux de la bataille de Montlhéry. En 1467, il accompagnait le sire de la Gruuthuse, lorsqu'il parvint à calmer à Gand l'émeute de la Saint-Liévin. A la mort de Charles le Hardi, il était devenu le conseiller et le défenseur de Marie de Bourgogne. Allant recevoir Maximilien aux frontières de Flandre, puis présidant à son mariage, également prompt à réprimer les séditions des métiers de Gand et à faire respecter la suprématie de la ville par les habitants de la châtellenie qui lui était soumise, appelé bientôt par ses victoires au commandement de l'armée flamande, avec laquelle il déjoua tous les projets de Louis XI, créé tour à tour grand bailli de Gand, bailli souverain de Flandre, capitaine général et ambassadeur en Angleterre, il était le seul homme capable de sauver la Flandre menacée à la fois par la trahison et l'anarchie, par l'intrigue et la conquête.

Le 7 octobre 1481, Jean de Dadizeele se trouvait à Anvers, lorsqu'il fut assailli le soir par quatre ou cinq meurtriers inconnus. Peu de jours après, il rendit le dernier soupir. Sa vie, jusque-là destinée à accomplir à travers mille périls une œuvre de conciliation, eût pu modérer les passions inquiètes de ses amis, et protéger ceux-là mêmes qui le haïssaient: sa mort allait briser le dernier obstacle qui s'opposât aux discordes civiles, car elle devait être également funeste aux hommes qui l'avaient préparée et aux bourgeois, qui lui firent des funérailles aussi pompeuses que celles d'un prince: c'était le deuil de la Flandre entière, condamnée à voir s'éteindre avec la paix intérieure les dernières illusions de la puissance et de la liberté.

Maximilien se trouvait à Anvers lors de l'attentat dirigé contre le sire de Dadizeele. Il était même allé le voir et avait fait fermer les portes de la ville, afin que les auteurs du crime ne pussent s'échapper. On ne les découvrit point: cependant la rumeur publique accusait le sire de Montigny et le bâtard de Gaesbeke. Le premier était le beau-père, et le second le fils illégitime de messire Philippe de Hornes, seigneur de Gaesbeke et de Baucignies, connu lui-même comme l'un des principaux ennemis de la victime. Maximilien feignit de l'ignorer et ne se souvint plus de l'assassinat de Jean de Dadizeele que pour en profiter. On arrêta à Bruges par son ordre les magistrats et les bourgeois les plus respectés, Jean de Riebeke, Jean de Keyt, Jean de Boodt, Martin Lem, si fameux par le zèle qu'il avait montré à prodiguer ses biens pour résister à l'invasion française, Jean de Nieuwenhove, l'un des héros de Guinegate. Il fallut quatre jours aux officiers de Maximilien pour étayer sur les griefs les plus vagues leur acte d'accusation. Il nous suffira de rappeler que l'un de ceux que l'on reprochait à Jean de Nieuwenhove était de s'être approprié à Guinegate le trésor de l'armée, trésor qui avait été pillé, on le savait bien, par les hommes d'armes du sire de Saint-André. La conclusion était du reste telle que l'avarice de Maximilien permettait de le prévoir: le payement d'une amende qui pour chacun des accusés se serait élevée à quarante mille lions d'or. Tous les conseillers de Maximilien s'étaient empressés d'offrir leur témoignage hostile: c'étaient, entre autres, Roland d'Halewyn, allié à la maison de Hornes, Jacques de Ghistelles, Charles d'Uutkerke, et en même temps le duc d'Autriche décidait que cette affaire serait portée devant la juridiction de son conseil, juridiction évidemment dénuée de toute garantie d'impartialité; mais les accusés réclamèrent si vivement les priviléges attachés au droit de bourgeoisie qu'il fallut ajourner leur jugement.

Peu de jours après, les états se réunirent à Bruges. Les échevins de cette ville et ceux du Franc, effrayés par l'arrestation de leurs anciens collègues, accordèrent les subsides qui furent demandés; mais les échevins de Gand refusèrent d'envoyer des députés à cette assemblée. Ils avaient protesté contre l'arrestation de Jean de Nieuwenhove et de ses amis en prononçant immédiatement une sentence de cinquante années d'exil contre le sire de Hornes. Celui-ci ne répondit à leurs menaces qu'en les traitant de chiens et en portant par moquerie un collier de fer garni de clous pour se défendre contre eux. Le sire de Hornes ne quittait plus Bruges, où il s'abritait sous le manteau de Marie de Bourgogne, non pas parce que c'était un manteau de pourpre, mais parce que la princesse qui le portait était bonne, douce, aimable, pieuse, respectée de tous. La transmission de la souveraineté par les femmes annonça toujours pour la Flandre un avenir prochain de désastres et de malheurs, aussi bien depuis Jeanne de Constantinople jusqu'à Marie de Bourgogne que depuis Marguerite d'Autriche jusqu'à Marie-Thérèse, et toutefois la Flandre, indocile à l'autorité des monarques les plus redoutables et des capitaines les plus illustres, se prit toujours à aimer celle qui résidait en de plus faibles mains: elle chérissait l'héritière orpheline de Charles le Hardi autant qu'elle avait chéri autrefois les héritières orphelines de Baudouin de Constantinople, comme si les traditions de la gloire des dynasties qui s'éteignent empruntaient un nouveau prestige et un dernier éclat en se reposant au sein de l'innocence et de la chasteté de la vierge et de la femme.

Voyez Marie de Bourgogne au milieu des bourgeois de Bruges qui osèrent lutter contre la puissance de son aïeul: ils l'admirent et la vénèrent tandis qu'elle se mêle, pieds nus et un cierge à la main, aux processions qui demandent à Dieu la victoire de Guinegate. Ils applaudissent également à sa grâce et à son adresse lorsque, entourée de dames, elle effleure de ses patins légers la glace qui conserve à peine sa trace, prophétique image d'une existence fugitive et trop tôt éclipsée; ils la saluent de leurs acclamations quand elle se prépare, le faucon au poing, à parcourir les bois et les marais: un jour, toutefois, au lieu de reparaître aux portes de Bruges au son des fanfares et du joyeux hallali, on la rapporta pâle, sans mouvement, le corps à demi brisé, à la suite d'un bond de son coursier, qui s'était renversé sur elle. L'affection dont elle était l'objet ne se manifesta jamais plus vivement; elle fit bientôt place à un sentiment profond d'inquiétude. Une procession solennelle parcourut toute la ville: elle rentrait à Saint-Donat lorsque le dernier soupir de la jeune duchesse de Bourgogne monta vers le ciel avec les derniers chants du clergé, au milieu des prières et des larmes du peuple (27 mars 1481, v. st.).

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