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Histoire de France 1364-1415 (Volume 5/19)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de France 1364-1415 (Volume 5/19)

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Title: Histoire de France 1364-1415 (Volume 5/19)

Author: Jules Michelet

Release date: February 2, 2013 [eBook #41967]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1364-1415 (VOLUME 5/19) ***

Note: Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

HISTOIRE DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

TOME CINQUIÈME

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Co, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

PRÉFACE DE 1840

Ce volume et le suivant ont pour sujet commun la grande crise du xve siècle, les deux phases de cette crise où la France sembla s'abîmer. Celui-ci racontera la mort, le suivant la résurrection.

La première des deux périodes dure près d'un demi-siècle; elle part du schisme pontifical, et traverse le schisme politique d'Orléans et de Bourgogne, de Valois et de Lancastre.

Notre faible unité nationale du xive siècle était toute dans la royauté; au xve, la royauté même se divisant, il faut bien que le peuple essaye d'y suppléer. Le peuple des villes y échoue en 1413, et de cette tentative il ne reste qu'un code, le premier code administratif qu'ait eu la France. Le peuple des campagnes fera par inspiration ce que la sagesse des villes n'a pu faire; il relèvera la royauté, rétablira l'unité, et de cette épreuve où le pays faillit périr, sortira, confuse encore mais vivace et forte, l'idée même de la patrie.

Avant d'en venir là, il faut que ce pays descende dans la ruine, dans la mort, à une profondeur dont rien peut-être, ni avant ni après, n'a donné l'idée. Celui qui par l'étude a traversé les siècles pour se replacer dans les misères de cette époque funèbre, qui, pour mieux les comprendre, a voulu y vivre et en prendre sa part, ne pourra encore qu'à grand'peine en faire entrevoir l'horreur.

L'histoire est grave ici par le sujet; elle ne l'est pas moins par le caractère tout nouveau d'autorité qu'elle tire des monuments de l'époque. Pour la première fois peut-être elle marche sur un terrain ferme. La chronique, jusque-là enfantine et conteuse, commence à déposer avec le sérieux d'un témoin. Mais à côté de ce témoignage nous en trouvons un autre plus sûr. Les grandes collections d'actes publics, imprimés ou manuscrits, deviennent plus complètes et plus instructives. Elles forment dans leur suite, désormais peu interrompue, d'authentiques annales, au moyen desquelles nous pouvons dater, suppléer, souvent démentir, les on dit des chroniqueurs. Sans accorder aux actes une confiance illimitée, sans oublier que les actes les plus graves, les lois même, restent souvent sur le papier et sans application, on ne peut nier que ces témoignages officiels et nationaux n'aient généralement une autorité supérieure aux témoignages individuels.

Les ordonnances de nos rois, le Trésor des Chartes, les Registres du Parlement, les actes des Conciles; telles ont été nos sources pour les faits les plus importants. Joignez-y, quant à l'Angleterre, le Recueil de Rymer et celui des Statuts du royaume. Ces collections nous ont donné, particulièrement vers la fin du volume, l'histoire toute entière d'importantes périodes sur lesquelles la chronique se taisait.

L'étude de ces documents de plus en plus nombreux, l'interprétation, le contrôle des chroniques par les actes, des actes par les chroniques, tout cela exige des travaux préalables, des tâtonnements, des discussions critiques dont nous épargnons à nos lecteurs le laborieux spectacle. Une histoire étant une œuvre d'art autant que de science, elle doit paraître dégagée des machines et des échafaudages qui en ont préparé la construction. Nous n'en parlerions même pas, si nous ne croyions devoir expliquer et la lenteur avec laquelle se succèdent les volumes de cet ouvrage et le développement qu'il a pris. Il ne pouvait rester dans les formes d'un abrégé, sans laisser dans l'obscurité beaucoup de choses essentielles, et sans exclure les éléments nouveaux auxquels l'histoire des temps modernes doit ce qu'elle a de fécondité et de certitude.

8 février 1840.

LIVRE VI

CHAPITRE IV

CHARLES V—EXPULSION DES ANGLAIS
1364-1380

Le jeune roi était né vieux. Il avait de bonne heure beaucoup vu, beaucoup souffert. De sa personne, il était faible et malade. Tel royaume, tel roi. On disait que Charles le Mauvais l'avait empoisonné; il en était resté pâle et avait une main enflée, ce qui l'empêchait de tenir la lance. Il ne chevauchait guère, mais plus se tenait à Vincennes, à son hôtel de Saint-Paul, à sa royale librairie du Louvre. Il lisait, il oyait les habiles, il avisait froidement. On l'appela le sage, c'est-à-dire le lettré, le clerc, ou bien encore l'avisé, l'astucieux. Voilà le premier roi moderne, un roi assis, comme l'effigie royale est sur les sceaux. Jusque-là on se figurait qu'un roi devait monter à cheval. Philippe le Bel lui-même, avec son chancelier Pierre Flotte, était allé se battre à Courtrai. Charles V combattait mieux de sa chaise. Conquérant dans sa chambre, entre ses procureurs, ses juifs et ses astrologues, il défit les fameux chevaliers et les Compagnies encore plus redoutables. De la même plume, il signa les traités qui ruinaient l'Anglais et minuta les pamphlets qui devaient ruiner le pape, livrer au roi les biens de l'Église.

Ce médecin malade du royaume avait à le guérir de trois maux, dont le moindre semblait mortel: l'Anglais, le Navarrais, les Compagnies. Il se débarrassa du premier, comme on l'a vu, en le soûlant d'or, en patientant jusqu'à ce qu'il fût assez fort. Le Navarrais fut battu, puis payé, éloigné; on lui fit espérer Montpellier. Les Compagnies s'écoulèrent vers l'Espagne.

Charles V s'aida d'abord de ses frères; il leur confia les provinces les plus excentriques, le Languedoc au duc d'Anjou, la Bourgogne à Philippe le Hardi[1]. Il ne s'occupa que du centre. Mais il lui fallait un bras, une épée. Il n'y avait guère alors d'esprit militaire que parmi les Bretons et les Gascons. On célébrait le combat des Trente, où les Bretons avaient vaincu les Anglais[2]. Le roi s'attacha un brave Breton de Dinan, le sire Bertrand Duguesclin[3], qu'il avait vu lui-même au siége de Melun, et qui combattait pour la France depuis 1357.

La vie de ce fameux chef de compagnies, qui délivra la France des Compagnies et des Anglais, a été chantée, c'est-à-dire gâtée et obscurcie, dans une sorte d'épopée chevaleresque que l'on composa probablement pour ranimer l'esprit militaire de la noblesse. Nos histoires de Duguesclin ne sont guère que des traductions en prose de cette épopée. Il n'est pas facile de dégager de cette poésie ce qu'elle présente de sérieux, de vraiment historique. Nous en croirons volontiers le poëme et les romans en tout ce qui se rapproche du caractère bien connu des Bretons. Nous pourrons les croire encore dans les aveux qu'ils font contre leur héros. Ils avouent d'abord qu'il était laid: «De moyenne stature, le visage brun, le nez camus, les yeux verts, large d'épaules, longs bras et petites mains.» Ils disent qu'il était dès son enfance mauvais garçon, «rude, malicieux et divers en couraige,» qu'il assemblait les enfants, les partageait en troupes, qu'il battait et blessait les autres. Il fut quelque temps enfermé par son père. Cependant une religieuse avait prédit de bonne heure que cet enfant serait un fameux chevalier. Il fut encouragé par les prédictions d'une certaine demoiselle Tiphaine, que les Bretons croyaient sorcière, et que plus tard il épousa. Cet intraitable batailleur était pourtant, comme sont les Bretons, bon enfant et prodigue, souvent riche, souvent ruiné, donnant parfois tout ce qu'il avait pour racheter ses hommes; mais en revanche avide et pillard, rude en guerre et sans quartier. Comme les autres capitaines de ce temps, il préférait la ruse à tout autre moyen de vaincre, il restait toujours libre de sa parole et de sa foi. Avant la bataille, il était homme de tactique, de ressource et d'engin subtil. Il savait prévoir et pourvoir. Mais une fois qu'il y était, la tête bretonne reparaissait, il plongeait dans la mêlée, et si loin qu'il ne pouvait pas toujours s'en retirer. Deux fois il fut pris et paya rançon.

La première affaire pour le nouveau roi, c'était de redevenir maître du cours de la Seine. Mantes et Meulan étaient au roi de Navarre; Boucicaut et Duguesclin les prirent par une insigne perfidie. Les deux villes payèrent tout le mal que les Navarrais avaient fait aux Parisiens. Les bourgeois eurent la satisfaction d'en voir pendre vingt-huit à Paris.

Les Navarrais, fortifiés d'Anglais et de Gascons sous le captal de Buch, voulaient se venger et faire quelque chose pour empêcher le roi d'aller à Reims. Duguesclin vint bientôt au-devant avec une bonne troupe de Français, de Bretons, et aussi de Gascons. Le captal recula vers Évreux. Il s'arrêta à Cocherel, sur un monticule; mais Duguesclin eut l'adresse de lui ôter l'avantage du terrain. Il sonna la retraite et fit semblant de fuir. Le captal ne put empêcher ses Anglais de descendre; ils étaient trop fiers pour écouter un général gascon, quoique grand seigneur et de la maison de Foix. Il fallut qu'il obéit à ses soldats, et les suivît en plaine. Alors Duguesclin fit volte-face; les Gascons, qu'il avait de son côté, avaient fait, à trente, la partie d'enlever le captal du milieu de ses troupes. Les autres chefs navarrais furent tués, la bataille gagnée[4].

Gagnée le 16 mai, elle fut connue le 18 à Reims, la veille même du sacre; belle étrenne de la nouvelle royauté. Charles V donna à Duguesclin une récompense telle que jamais roi n'en avait donné: un établissement de prince, le comté même de Longueville, héritage du frère du roi de Navarre. En même temps, il faisait couper la tête au sire de Saquenville, l'un des principaux conseillers du Navarrais. Il ne traitait pas mieux les Français qui se trouvaient parmi les gens des Compagnies. On commença à se souvenir que le brigandage était un crime.

La guerre de Bretagne finit l'année suivante. Charles de Blois se résignait au partage de la Bretagne; mais sa femme n'y consentit pas. Le roi de France prêta Duguesclin et mille lances à Charles. Le prince de Galles envoya à Montfort le brave Chandos, deux cents lances, autant d'archers, auxquels se joignirent beaucoup de chevaliers anglais[5].

Montfort et les Anglais étaient sur une hauteur, comme le prince de Galles à Poitiers. Charles de Blois ne s'en inquiéta pas. Ce prince dévot, qui croyait aux miracles et qui en faisait, avait refusé au siége de Quimper de se retirer devant le flux. «Si c'est la volonté de Dieu, disait-il, la marée ne nous fera aucun mal.» Il ne s'arrêta pas plus devant la montagne à Auray que devant le flux à Quimper.

Charles de Blois était le plus fort. Beaucoup de Bretons, même de la Bretagne bretonnante, se joignirent à lui, sans doute en haine des Anglais[6]. Duguesclin avait rangé cette armée dans un ordre admirable. Chaque homme d'armes, dit Froissart, portait sa lance droit devant lui, taillée à la mesure de cinq pieds, et une hache forte, dure, et bien acérée, à petit manche... «Et s'en venoient ainsi tout bellement le pas. Ils chevauchoient si serrés qu'on n'eût pu jeter une balle de paume qu'elle ne tombât sur les pointes des lances. Jean Chandos regarda longtemps l'ordonnance des Français, «laquelle en soi-même il prisoit durement.» Il ne s'en put taire, et dit: «Que Dieu m'aide, comme il est vrai qu'il y a ici fleur de chevalerie, grand sens et bonne ordonnance[7]

Chandos s'était ménagé une réserve, pour soutenir chaque corps qui faiblissait. Ce ne fut pas sans peine qu'il obtint d'un de ses chevaliers qu'il voulût bien rester sur les derrières pour commander cette réserve. Il y fallut des prières, et presque des larmes[8]. Le préjugé féodal faisait considérer le premier rang comme la seule place honorable. Duguesclin n'aurait pu obtenir pareille chose dans l'autre armée.

Les deux prétendants combattaient en tête. C'était un duel sans quartier. Les Bretons étaient las de cette guerre, et voulaient en finir par la mort de l'un ou de l'autre[9]. La réserve de Chandos lui donna l'avantage sur Duguesclin, qui fut porté par terre et pris. Tout retomba sur Charles de Blois: sa bannière fut arrachée, renversée, lui-même tué. Les plus grands seigneurs de la Bretagne s'obstinèrent, et se firent tuer aussi.

Lorsque les Anglais vinrent à grande joie montrer à Montfort son ennemi qu'ils lui avaient tué, le sang français se réveilla en lui, ou peut-être la parenté; les larmes lui vinrent aux yeux. On trouva un cilice sous la cuirasse du mort. Sa piété, ses belles qualités revinrent en mémoire. Il n'avait recommencé la guerre que par déférence pour sa femme, dont la Bretagne était l'héritage. Ce saint[10] était aussi un homme. Il faisait des vers, composait des lais dans l'intervalle des batailles. Il avait été amoureux; un sien bâtard fut tué à côté de lui en voulant venger sa mort.

Montfort reçut en peu de jours les plus fortes places du pays. Les enfants de Charles de Blois étaient prisonniers en Angleterre. Le roi de France, qui ne portait nulle passion dans la guerre, s'arrangea avec le vainqueur, et décida la veuve de Charles de Blois à se contenter du comté de Penthièvre, de la vicomté de Limoges et d'une rente de dix mille livres. Le roi fit sagement. L'essentiel était d'empêcher que la Bretagne ne fit hommage à l'Anglais. Il y avait à parier qu'elle se lasserait tôt ou tard du protégé de l'Angleterre.

C'était quelque chose d'avoir fini la guerre de Bretagne et celle du roi de Navarre. Mais il fallait du temps pour que la France se remît. La simple énumération des ordonnances de Charles V suffit à découvrir quelles plaies effroyables la guerre avait faites. La plupart sont destinées à constater des diminutions de feux, à reconnaître que les communes dépeuplées ne peuvent plus payer les impôts. D'autres sont les sauvegardes que les villes, les abbayes, les hôpitaux, les chapitres obtiennent du roi. La protection publique était si faible, qu'on en réclamait une toute spéciale. Les villes, les corporations, les universités demandent que l'on consacre leurs priviléges. Plusieurs villes sont déclarées inséparables de la couronne. Les marchands italiens à Nîmes, les Castillans et Portugais à Harfleur et à Caen, obtiennent des priviléges. Au total, peu ou point de mesure générale; tout est spécial, individuel: on sent combien le royaume est loin de l'unité, combien il est faible et malade encore.

La plus grande misère de la France, c'était le brigandage des Compagnies. Licenciées par l'Anglais, repoussées de l'Île-de-France, de la Normandie, de la Bretagne, de l'Aquitaine, ces bandes refluaient sur le centre; elles se promenaient par le Berri, le Limousin, etc. Les brigands étaient là comme chez eux. C'était leur chambre, disaient-ils insolemment[11]. Ils étaient de toute nation, mais la plupart Anglais et Gascons, Bretons encore; mais ceux-ci étaient en petit nombre. Le peuple les regardait tous comme Anglais; rien n'a plus contribué à exaspérer la France contre l'Angleterre. On proposait aux Compagnies d'aller à la croisade. L'empereur leur avait obtenu le passage par la Hongrie, et il offrait de les défrayer en Allemagne. Mais la plupart ne se souciaient pas d'aller si loin. Ceux qui s'y décidèrent, dans l'espoir de piller l'Allemagne chemin faisant, y parvinrent à peine. Menés par l'Archiprêtre jusqu'en Alsace, ils y trouvèrent des populations serrées, hostiles, qui de toutes parts tombèrent sur eux. Il n'en réchappa guère. D'autres passèrent en Italie.

Mais le principal écoulement s'opéra vers l'Espagne, vers la Castille, dans la guerre du bâtard Don Enrique de Transtamare contre son frère Don Pèdre le Cruel. Tous les rois d'Espagne d'alors méritaient ce surnom. En Navarre régnait Charles le Mauvais, le meurtrier, l'empoisonneur. En Portugal, Don Pèdre le Justicier, celui qui fit une si atroce justice de la mort d'Inès de Castro. En Aragon, Don Pèdre le Cérémonieux, qui, sans forme de procès, fit pendre par les pieds un légat chargé de l'excommunier. De même, Don Pèdre le Cruel avait fait brûler vif un moine qui lui prédisait que son frère le tuerait. Il faut voir dans la Chronique d'Ayala ce qu'était l'Espagne, depuis qu'ayant moins à craindre les Maures, elle cédait à leur influence, devenait moresque, juive, tout, plutôt que chrétienne. Les guerres sans quartier contre les mécréants avaient rendu les mœurs féroces; elles le devenaient encore plus sous la dure fiscalité juive[12].

Ce Pèdre le Cruel était une espèce de fou furieux. Les deux éléments discordants de l'Espagne se combattaient en lui et en faisaient un monstre. Il se piquait de chevalerie, comme tout Castillan, et en même temps il ne régnait que par les juifs; il ne se fiait qu'à eux et aux Sarrasins[13]. On le disait fils d'une juive. Sans cette partialité pour les juifs, les communes lui auraient su gré de sa cruauté à l'égard des nobles.

Cet homme sanguinaire aimait pourtant. Il avait pour maîtresse la Dona Maria de Padilla, «petite, jolie et spirituelle,» dit le contemporain[14]. Pour lui plaire, il enferma sa femme Blanche, belle-sœur de Charles V, et finit par l'empoisonner. Il avait déjà fait périr je ne sais combien des siens. Son frère, Don Enrique de Transtamare, qui avait tout à craindre, se sauva et vint solliciter le roi de France de venger sa belle-sœur.

Le roi lui donna de bon cœur les Compagnies qui désolaient la France. Le roi d'Aragon offrit le passage, le pape l'autorisation d'envahir la Castille. Don Pèdre, entre autres violences, avait mis la main sur les biens d'église.

Le jeune duc de Bourbon était de nom le chef de l'expédition; le vrai chef devait être Duguesclin[15]. Il était encore prisonnier; les Anglais ne voulaient pas le rendre, à moins de 100,000 fr.[16]. Le roi, le pape et Don Enrique se cotisèrent et payèrent pour lui.

Duguesclin prit le commandement des aventuriers et les mena en Espagne, mais par Avignon, pour faire encore financer le pape. Il en tira deux cent mille francs en or et une absolution générale pour les siens. L'armée grossissait sur la route[17]; quoique le roi d'Angleterre eût défendu à ses sujets de prendre part à cette guerre, une foule d'aventuriers, Anglais et Gascons, n'en tenaient compte. Un Français les emmenait tous, au grand déplaisir de l'Anglais[18].

Ces gens, qui avaient commencé par rançonner le pape, n'en donnaient pas moins à cette guerre d'Espagne un faux air de croisade. Quand ils furent en Aragon, ils envoyèrent dire au roi de Castille qu'il eût à donner le passage et les vivres «aux pèlerins de Dieu qui avoient entrepris par grand'dévotion d'aller au royaume de Grenade, pour venger la souffrance de Notre-Seigneur, détruire les incrédules et exhausser notre foi. Le roi Don Piètre de ces nouvelles ne fit que rire, et répondit qu'il n'en feroit rien, et que jà il n'obéiroit à telle truandaille[19]

Ce fut en effet comme un pèlerinage. Il n'y eut rien à combattre. Don Pèdre fut abandonné. Il ne trouva d'asile qu'en Andalousie, chez ses amis les Maures. De là, il passa en Portugal, en Galice, et enfin à Bordeaux. Il y fut bien reçu. Les Anglais étaient outrés de colère et d'envie. Ils se chargèrent de ramener Don Pèdre, de rétablir le bourreau de l'Espagne; toujours ce diabolique orgueil qui leur a si souvent tourné la tête, tout sensés qu'ils paraissent, le même qui leur a fait brûler la Pucelle d'Orléans, qui, sous M. Pitt, leur aurait fait brûler la France.

Le prince de Galles était tellement infatué de sa puissance qu'il ne se contentait pas de vouloir rétablir Don Pèdre en Castille; il promettait au roi dépouillé de Majorque de le ramener en Aragon. Les seigneurs gascons, qui ne se souciaient pas d'aller si loin faire les affaires des Anglais, hasardèrent de lui dire qu'il était plus difficile de rétablir Don Pèdre que de le chasser. «Qui trop embrasse mal étreint, disaient-ils encore... Nous voudrions bien savoir qui nous payera; on ne met pas des gens d'armes hors de chez eux sans les payer[20].» Don Pèdre leur promettait tout ce qu'ils voulaient; il avait laissé des trésors cachés dans des lieux que lui seul connaissait; il leur donnerait six cent mille florins[21]. Pour le prince de Galles, il devait lui donner la Biscaye, c'est-à-dire l'entrée des Pyrénées, un Calais pour l'Espagne.

Tout ce qu'il y avait d'aventuriers anglais dans l'armée de Don Enrique fut rappelé en Guyenne. Ils partirent bien payés par lui, pour revenir le battre et gagner autant au service de Don Pèdre[22]: telle est la loyauté de ce temps. De même, le roi de Navarre traitait à la fois avec les deux partis, se faisant payer pour ouvrir, pour fermer les montagnes. Il craignait tellement de se compromettre pour les uns ou les autres, qu'au moment d'entrer en campagne avec les Anglais, il aima mieux se faire faire prisonnier[23].

Le prince de Galles eut plus de gens d'armes qu'il ne voulait[24]. La difficulté était de les nourrir. Arrivés sur l'Èbre, dans un maigre pays, par le vent, la pluie et la neige, les vivres leur manquèrent. Ils en étaient déjà à payer le petit pain un florin.—On conseillait à Don Enrique de refuser la bataille, de faire garder les passages et de les affamer. L'orgueil espagnol ne le permit pas. Il se voyait trois mille armures de fer, six mille hommes de cavalerie légère (vingt mille hommes d'armes, dit Froissart), dix mille arbalétriers, soixante mille communeros avec des lances, des piques et des frondes. Après tout, ce n'était guère que du peuple. Les archers anglais valaient mieux que les frondeurs castillans; les lances anglaises portaient plus loin que les dagues et les épées dont les Français et les Aragonais aimaient à se servir. La bataille fut conduite par ce brave et froid Jean Chandos qui avait déjà fait gagner aux Anglais les batailles de Poitiers et d'Auray. Malgré les efforts de Don Enrique, qui ramena les siens trois fois, les Espagnols s'enfuirent. Les aventuriers restèrent seuls à se battre inutilement[25]. Tout fut tué ou pris. Chandos se trouva, pour la seconde fois, avoir pris Duguesclin.

Ce fut un beau jour pour le prince de Galles. Il y avait juste vingt ans qu'il avait combattu à Crécy, dix qu'il avait gagné la bataille de Poitiers. Il rendit des jugements dans la plaine de Burgos; il y tint gages et champ de bataille: on put dire que l'Espagne fut un jour à lui.

Le roi de France, fort abattu de ces nouvelles, n'osa soutenir Henri de Transtamare. Sur une lettre de la princesse de Galles, il s'empressa de défendre au fugitif d'attaquer la Guyenne; il fit mettre en prison le jeune comte d'Auxerre, qui armait pour Don Enrique.

Les vainqueurs restaient en Espagne à attendre que Don Pèdre les payât sur les trésors cachés. Ils s'ennuyaient fort, la sobre hospitalité espagnole ne les dédommageait pas de ce long séjour. Les lourdes chaleurs venaient; ils se jetaient sur les fruits, et la dyssenterie les tuait en foule. Le prince de Galles n'était pas l'un des moins malades. Ils étaient, dit-on, réduits au cinquième, lorsqu'ils se décidèrent à repasser les monts, mal contents, mal portants, mal payés[26].

Le prince de Galles, qui avait répondu pour Don Pèdre, ne pouvant les satisfaire, ils pillaient l'Aquitaine. Il finit par leur dire d'aller chercher leur vie ailleurs. Ailleurs, c'était en France. Ils y passèrent, et tout en pillant sur leur route, ils ne manquaient pas de dire partout que c'était le prince de Galles, leur débiteur, qui les autorisait à se payer ainsi[27].

Le prince fit encore, par orgueil, la faute de délivrer Duguesclin; ce qui était donner un chef aux Compagnies. Le prudent Chandos, «qui était son maître,» avait dit qu'il ne le laisserait jamais se racheter. Un jour cependant que le prince était en gaieté, il aperçut le prisonnier, et lui dit: «Comment vous trouvez-vous, Bertrand?—À merveille, Dieu merci, répliqua-t-il. Comment ne serais-je pas bien? Depuis que je suis ici, je me trouve le premier chevalier du monde. On dit partout que vous me craignez, que vous n'osez me mettre à rançon.» L'Anglais fut piqué: «Messire Bertrand, dit-il, vous croyez donc que c'est pour votre bravoure que nous vous gardons? Par saint Georges, payez cent mille francs, et vous êtes libre.» Duguesclin le prit au mot[28].

Ayala dit que le prince, pour montrer qu'il se souciait peu de Duguesclin, lui dit de fixer lui-même combien il voulait payer. Duguesclin dit fièrement: «Pas moins de cent mille francs.» Ce serait plus d'un million aujourd'hui. Le prince fut étonné: «Et où les prendrez-vous, Bertrand?»—Le Breton, selon la chronique, aurait dit ces belles paroles, qui n'ont rien d'invraisemblable: «Monseigneur, le roi de Castille en payera moitié, et le roi de France le reste; et si ce n'était assez, il n'y a femme en France sachant filer, qui ne filât pour ma rançon[29]

Il ne présumait pas trop. La guerre était imminente. Pendant que Charles V recevait honorablement à Paris un fils du roi d'Angleterre, qui allait se marier à Milan, les Compagnies licenciées par les Anglais désolaient la Champagne et jusqu'aux environs de Paris. C'était trop de payer et d'être pillé.

Le prince de Galles était revenu d'Espagne hydropique, et son armée ne valait guère mieux. Les Gascons, qui s'étaient engagés dans cette affaire anglaise sur la foi des trésors cachés de Don Pèdre, revenaient pauvres, en piteux équipage et de mauvaise humeur. Ils gardaient d'ailleurs au prince plus d'une vieille rancune. Il avait forcé le comte de Foix à donner passage aux Compagnies, il avait demandé mille lances au sire d'Albret, et lui en avait laissé huit cents à sa charge[30]. Les méridionaux en voulaient aux Anglais, non pas seulement de leurs vexations, mais de ce qu'ils étaient Anglais, c'est-à-dire ennuyeux, incommodes à vivre. Ces vives, spirituelles et parleuses populations souffraient à les voir orgueilleusement taciturnes, et ruminant toujours en eux-mêmes leur bataille de Poitiers[31].

Le prince de Galles méprisait les Gascons. Il choisit, avec le tact anglais, ce moment de mauvaise humeur pour mettre sur leurs terres un fouage de dix sols par feu[32]; au lieu de les payer, il leur demandait de l'argent; un fouage aux maigres populations des landes, aux pauvres chevriers des montagnes; un fouage à cette brave petite noblesse qui ne fut jamais riche qu'en cadets et en bâtards. Le prince avait convoqué les états à Niort dans l'espoir de convertir les Gascons par le bon exemple des Poitevins et des Limousins. Ils n'y furent pas sensibles. Il eut beau transférer les états à Angoulême, à Poitiers, à Bergerac. Ils n'eurent pas plus envie de payer à Bergerac qu'à Niort.

Et non-seulement ils ne payèrent pas, mais ils allèrent trouver le roi de France, lui disant, avec la vivacité de leur pays, qu'ils voulaient justice, que sa cour était la plus juste du monde, que s'il ne recevait pas leur appel, ils iraient chercher un autre seigneur[33]. Le roi, qui n'était pas prêt à la guerre, tâchait de les contenir. Il ne les soutenait pas, ne les renvoyait pas; mais il les gardait à Paris, les choyait, les défrayait[34]. Il y avait de belles fortunes à faire auprès de ce bon roi. L'Anglais ne payait pas, même après; lui, il payait d'avance. Il donnait aux petits chevaliers, non pas de l'argent seulement, mais des établissements, des fortunes de prince. Il était le père des Bretons et des Gascons. Il ne leur gardait pas rancune. Plus on avait battu ses gens, et mieux il vous traitait. Il venait d'accueillir le Vendéen Clisson, l'un de ceux qui avaient le plus contribué à la défaite des Français à Auray. Il offrit au captal de Buch le duché de Nemours. Il donna au sire d'Albret une fille de France en mariage. Ce fut pour les Gascons un grand encouragement de voir un des leurs devenir prince, beau-frère des rois de France et de Castille.

Le 25 janvier 1369, le prince de Galles reçut à Bordeaux un docteur ès lois et un chevalier, qui venaient, de la part du roi de France, lui remettre un exploit. C'était une sommation polie de venir à Paris et de répondre en cour des pairs, touchant certains griefs dont, «par foible conseil et simple information, il aurait molesté les prélats, barons, chevaliers et communes des marches de Gascogne aux frontières de notre royaume, de laquelle chose nous sommes tout émerveillés[35].» Le malade, ayant pris connaissance du message, dit fièrement le mot de Guillaume le Conquérant: «Nous irons, mais ce sera le bassinet en tête, et soixante mille hommes à notre compagnie... Il en coûtera cent mille vies.» Le prince était de si mauvaise humeur, qu'après avoir permis aux messagers de s'en aller, il fit courir après, et les mit en prison sous un prétexte: «De crainte qu'ils n'allassent recorder leurs sougles (plaisanteries) et leurs bourdes (railleries) au duc d'Anjou qui vous aime tout petit, et qu'ils disent comme ils m'ont ajourné en mon hôtel même[36]

Le roi de France, tout au contraire, avait l'air de croire que cette affaire de Gascogne ne touchait point le roi d'Angleterre. Au même moment, il lui envoyait un présent de cinquante pipes de bon vin, dont pourtant l'Anglais ne voulut pas. Il avait naguère encore acquitté un des payements de la rançon du roi Jean.

Charles savait endurer et patienter. Ses affaires n'en marchaient pas moins. Au nord, il gagnait les gens des Pays-Bas. Il pratiquait le Ponthieu, Abbeville. Au midi, il avait, de longue date, fait placer par le pape des évêques à lui dans toutes les provinces anglaises. Au delà des Pyrénées, il envoyait Duguesclin et quelques gens des Compagnies pour aider aux Castillans à se débarrasser du roi que les Anglais leur avaient imposé. Don Enrique promettait en retour d'armer contre les Anglais une flotte double de celle du roi de France.

Don Pèdre avait pour lui beaucoup de communes, précisément à cause de sa cruauté à l'égard des nobles. Il avait surtout les Maures et les juifs, mauvais auxiliaires qui n'étaient pas capables de le défendre et qui donnaient une fâcheuse couleur à son parti. Il s'était retiré dans un des pays les moins chrétiens d'Espagne, dans l'Andalousie. Don Enrique et Duguesclin, emmenant rapidement un petit corps d'hommes sûrs, ne lui laissèrent pas le temps de reconnaître le nombre des assaillants. Les juifs qui, contre toutes leurs habitudes, avaient pris les armes, les jetèrent au plus vite; les Maures avec leurs flèches ne pouvaient arrêter la grosse cavalerie. Duguesclin défendit qu'on fît quartier à ces mécréants. Don Pèdre n'eut que le temps de se jeter dans le château de Montiel. On dit que Duguesclin lui promit de le faire évader et qu'il le trahit; que les deux frères étant venus en présence dans la tente de Don Enrique, ces furieux se jetèrent l'un sur l'autre; que Don Pèdre ayant mis Enrique dessous, Duguesclin prit Don Pèdre par la jambe et le mit sous son frère qui le poignarda[37].

La bataille de Montiel eut lieu le 14 mars. À la fin d'avril, Charles V éclata, surprit le Ponthieu et défia le roi d'Angleterre. Le défi fut porté à Westminster par un valet de cuisine. Le choix du messager, en chose moins grave, eût semblé épigrammatique. Ces conquérants, maltraités en Espagne par les fruits, en France par les vins, étaient malades, vieillis de leurs excès. Un fils d'Édouard III, Lionel, mourait à Milan d'indigestion. Les Anglais soutinrent qu'il était empoisonné.

Il n'y avait que trop de bonnes raisons pour rompre la paix. Les Anglais l'avaient rompue eux-mêmes, en lâchant leurs Compagnies sur la France. Charles V n'en parla pas, non plus que des réclamations des Gascons au traité de Bretigni, pas davantage de leurs priviléges violés par les Anglais. Il aima mieux chercher dans les chartes du traité quelque défaut de forme. Les états généraux, consultés par lui avec déférence, décidèrent que son droit était bon (9 mai 1369). Il se fit donner par la cour des pairs sentence pour confisquer l'Aquitaine; il dit hardiment dans cet acte que la suzeraineté et le droit d'appel avaient été réservés par le traité de Bretigni.

Il pouvait mentir hardiment: tout le monde était pour lui. Les Compagnies se déclarèrent françaises. Les évêques d'Aquitaine lui donnaient leurs villes; de longue date, l'archevêque de Toulouse les avaient gagnées: soixante villes, bourgs ou châteaux, chassèrent les Anglais, même Cahors, même Limoges, dont les évêques semblaient tous anglais. Le roi de France méritait ces miracles; tout maladif qu'il était, il faisait continuellement, pieds nus, de dévotes processions[38]. Les prêcheurs populaires parlaient pour lui. Le roi d'Angleterre faisait bien aussi prêcher l'évêque de Londres, mais il n'avait pas le même succès[39].

Toutes les villes qui se rendaient à Charles V obtenaient confirmation et augmentation de priviléges. On suit le progrès de sa conquête de charte en charte: Rhodez, Figeac, Montauban, février 1370; Milhau en Rouergue, mai; Cahors, Sarlat, juillet[40].

Il est difficile de croire qu'une tête aussi froide, aussi sage, ait eu réellement l'idée d'envahir l'Angleterre[41]. Il fit tout ce qu'il fallait pour le faire croire, sans doute afin d'attirer les Anglais dans le nord et de les empêcher d'étouffer le mouvement du midi. Ils débarquèrent en effet une armée à Calais sous le duc de Lancastre. La grande et grosse armée française, conduite par le duc de Bourgogne, cinq fois plus forte que l'anglaise, avait défense expresse de combattre. Elle resta immobile, puis se retira, sous les huées des Anglais[42]. Ceux-ci n'en perdirent pas moins leur temps et leur argent. Les villes du nord étaient en bon état. Dans le midi ils avaient regagné plusieurs places, mais en perdant ce qui valait bien plus, l'irréparable capitaine auquel ils devaient les victoires de Poitiers, d'Auray et de Najara, le sage et habile Jean Chandos.

Ce brave homme avait tout prévu. Dès le moment que le prince de Galles s'obstina, contre son avis, à imposer ce fatal fouage, Chandos se retira en Normandie. Puis, le midi se soulevant, il revint pour réparer le mal, pour sauver les imprudents qui n'avaient pas voulu l'écouter; mais il espérait peu de cette guerre. L'historien du temps le représente fort triste et mélancolieux, comme s'il eût prévu sa mort prochaine et la perte des provinces anglaises. Après sa mort, le roi d'Angleterre suivit enfin son avis, et révoqua l'impôt. Il était trop tard.

Les Anglais étaient, comme on est dans le malheur, de plus en plus malhabiles et malheureux. Ils auraient dû à tout prix s'assurer le roi de Navarre et s'en servir contre la France. Le marché tint, selon toute apparence, à la vicomté de Limoges que le Navarrais demandait. Le prince de Galles ne voulut pas ébrécher son royaume d'Aquitaine: il lui importait de garder cette porte de la France. Il refusa et perdit tout. Le roi de France regagna le roi de Navarre en lui donnant Montpellier, qu'il lui promettait depuis si longtemps. Peu après il eut encore l'adresse de se concilier le nouveau roi d'Écosse, premier de la maison de Stuart, Castille, Navarre, Flandre, Écosse, il détachait tout de l'Angleterre; il isolait son ennemie.

L'orgueil anglais était si engagé dans cette guerre qu'Édouard trouva encore moyen, après tant de sacrifices, de faire contre la France deux expéditions à la fois. Pendant qu'un de ses fils, le duc de Lancastre, allait secourir le prince de Galles resserré dans Bordeaux (fin juillet 1370), une autre armée sous un vieux capitaine, Robert Knolles, entrait en Picardie (même mois). Des deux côtés, nulle résistance; Duguesclin, Clisson, conseillaient d'éviter tout combat, d'escarmoucher seulement et de garder les places; la campagne devenait ce qu'elle pouvait. Ces chefs de Compagnie ne connaissaient que le succès; les plus braves aimaient mieux employer la ruse. Quant à l'honneur du royaume, ils ne savaient ce que c'était. Il fallait que le duc de Bourbon vît, sans bouger, passer devant le front de son armée, sa mère, mère de la reine de France, que les Anglais avaient prise, et qu'ils firent chevaucher sous ses yeux dans l'espoir d'entraîner le fils au combat. Il leur proposa un duel, mais leur refusa la bataille[43].

À Noyon, l'outrage fut plus sanglant. L'Écossais Seyton sauta les barrières de la ville, ferrailla une heure avec les Français, et sortit sain et sauf[44]. L'armée anglaise vint aussi jusqu'en Champagne, jusqu'à Reims, jusqu'à Paris, détruisant et brûlant tout ce qu'elle trouvait, cherchant s'il y aurait quelque ravage assez cruel, quelque piqûre assez sensible, pour réveiller l'honneur de l'ennemi. Pendant un jour et deux nuits qu'ils furent devant Paris, le roi, de son hôtel Saint-Paul, voyait sans s'émouvoir la flamme des villages qu'ils incendiaient de tous côtés. Une nombreuse et brillante chevalerie, les Tancarville, les Coucy, les Clisson, étaient dans la ville, mais il les retenait. Clisson, dont la bravoure était connue, encourageait cette prudence cruelle: «Sire, vous n'avez que faire d'employer vos gens contre ces enragés; laissez-les se fatiguer eux-mêmes. Ils ne vous mettront pas hors de votre héritage, avec toutes ces fumières.»

Au moment du départ, un Anglais approcha de la barrière Saint-Jacques qui était toute ouverte et pleine de chevaliers. Il avait fait vœu de heurter sa lance aux barrières de Paris. Nos chevaliers l'applaudirent et le laissèrent aller[45]. Cet outrage aux murailles de la cité, à l'honneur du pomœrium, chose si sainte chez les anciens, ne touchait pas les hommes féodaux. L'Anglais s'en allait au petit pas, quand un brave boucher avance sur le chemin, et d'une lourde hache à long manche lui décharge un coup entre les deux épaules; il redouble sur la tête et le renverse. Trois autres surviennent, et à eux quatre ils frappaient sur l'Anglais «ainsi que sur une enclume.» Les seigneurs qui étaient à la porte, vinrent le ramasser pour l'enterrer en terre sainte.

Le prince de Galles ne trouva pas plus d'obstacles pour assiéger Limoges que Knolles pour insulter Paris. Duguesclin avait lui-même conseillé de dissoudre l'armée du midi et n'avait gardé que deux cents lances pour courir le pays. Le prince en voulait d'autant plus cruellement aux gens de Limoges, que l'auteur de la défection de cette ville, l'évêque, était sa créature et son compère. Il avait juré l'âme de son père qu'il ferait payer cher à la ville cette trahison. Les bourgeois, fort effrayés, auraient voulu se rendre. Mais les capitaines français les en empêchèrent. Cependant le prince ayant fait miner une partie des murailles, les fit sauter et entra par la brèche. Il était trop malade pour chevaucher, mais se faisait traîner dans un chariot. Il avait donné ordre de tuer tout, hommes, femmes et enfants. Il se donna le spectacle de cette boucherie. «Il n'est si dur cœur que, s'il fut adonc en la cité de Limoges, et il lui souvint de Dieu qui n'en pleurât tendrement[46].» Le prince de Galles ne s'en souvint pas. Cet homme blême et malade, qui était si près de rendre compte, ce mourant ne pouvait se rassasier de voir des morts. Des femmes, des enfants, se jetaient à genoux sur son passage, en criant: «Grâce, grâce, gentil Sire!» Il n'écoutait rien. Il n'épargna que l'évêque, c'est-à-dire le seul coupable, et trois chevaliers français qui lui plurent pour s'être défendus à outrance.

Cette extermination de Limoges, qui rendit le nom anglais exécrable en France, apprit aux villes à se bien défendre. C'était un adieu de l'ennemi. Il traitait le pays comme la terre d'un autre, comme n'y comptant pas revenir. Peu après se sentant plus malade, le prince se laissa persuader par les médecins d'aller respirer le brouillard natal, et se fit embarquer pour Londres. Son frère, le duc de Lancastre, commençait sans doute à lui porter ombrage. Le prince de Galles, qui ne pouvait espérer de succéder, voulait au moins assurer le trône à son fils.

Le roi fit plaisir à tout le royaume en nommant Duguesclin connétable[47]. Le petit chevalier breton, investi de cette première dignité du royaume, mangea à la table du roi, distinction faite pour étonner, quand on voit, dans Christine de Pisan, que le cérémonial de France était que le roi fût servi à table par ses frères.

Le nouveau connétable entendait seul la guerre qu'il fallait faire à l'Anglais. Les batailles étaient impossibles; les imaginations étaient frappées depuis Crécy et Poitiers. Chose bizarre, les Français, qui sous Duguesclin forcèrent les Anglais dans plusieurs places, hésitaient à rencontrer en plaine ceux auxquels ils ne craignaient pas de donner assaut. Il leur fallait être tout au moins en nombre double. Ils commencèrent à se rassurer lorsque Duguesclin, suivant l'armée de Knolles dans sa retraite, enleva deux cents Anglais avec quatre cents Français.

Ce qui servait Charles V mieux que Duguesclin, mieux que tout le monde, c'était la folie des Anglais, le vertige qui les poussait de faute en faute. Ils firent déclarer pour eux le duc de Bretagne. Mais la Bretagne était contre. Ils se trouvèrent avoir provoqué la ruine de Montfort, qu'ils avaient établi avec tant de peine. Les Bretons chassèrent leur duc[48].

L'alliance de Castille avait jusque-là peu servi Charles V. Les Anglais se chargèrent de la resserrer, de la rendre efficace. Le duc de Lancastre, dans son ambition extravagante, épousa la fille aînée de Don Pèdre; le comte de Cambridge épousa sa seconde fille. C'était une infatuation inouïe, incroyable. L'Angleterre, qui n'avait pu conquérir la France, entreprenait de plus la conquête de l'Espagne.

Le résultat de cette nouvelle imprudence fut de donner une flotte aux Français. Le roi de Castille, menacé par ce mariage, envoya une armée navale à Charles V. Les gros vaisseaux espagnols, chargés d'artillerie, accablèrent devant la Rochelle les petits vaisseaux des Anglais, leurs archers. La Rochelle applaudit et chassa les vaincus. Elle se donna, mais avec bonnes réserves et sous condition, de manière à rester une république sous le roi.[49]

Ce grand événement entraîna tout le Poitou. Édouard et le prince de Galles, le vieillard et le malade, montèrent pourtant en mer et essayèrent de venir au secours. La mer ne voulait plus d'eux. Elle les ramena, bon gré, mal gré, en Angleterre. Thouars succomba. Duguesclin battit ce qui restait d'Anglais à Chizey. La Bretagne suivit: ce fut l'affaire de quelques siéges. Le seul capitaine qui restât aux Anglais était un Gascon, le captal de Buch; l'un des meilleurs qu'eussent les Français était un Gallois, un descendant des princes de Galles qui vengeait ses aïeux en servant la France. Le Gallois prit le Gascon: Charles V garda précieusement à la tour du Temple cet important prisonnier, sans lui permettre de se racheter jamais.

Le second fils d'Édouard III, le duc de Lancastre, tige de cette ambitieuse branche de Lancastre qui fit la gloire et le malheur de l'Angleterre au xve siècle, avait pris le titre de roi de Castille. Il se fit nommer capitaine général du roi d'Angleterre en France, son lieutenant dans l'Aquitaine, où les Anglais n'avaient presque plus rien. Il y a une telle force d'orgueil dans le caractère anglais, une passion si opiniâtre, qu'après tant d'hommes et d'argent joués et perdus, ils firent une mise nouvelle pour regagner tout. Ils trouvèrent encore une grande armée à donner à leur capitaine d'Aquitaine. Débarqué à Calais, Lancastre traversa la France, sans trouver rien à faire, ni bataille à livrer, ni ville à prendre: tout était fermé, en défense. Les Anglais ne purent rançonner que quelques villages. Tant qu'ils furent dans le Nord, les vivres abondaient: «Ils dînaient tous les jours splendidement.» Mais, dès qu'ils furent dans l'Auvergne, ils ne trouvèrent plus ni vivres, ni fourrages. La faim, les maladies firent dans l'armée des ravages terribles. Ils étaient partis de Calais avec trente mille chevaux; ils arrivèrent à pied en Guyenne: c'était une armée de mendiants; ils demandaient de porte en porte leur pain aux Français[50].

L'arrivée de cette armée à Bordeaux eut pourtant un effet. Les Gascons, qui n'étaient plus Anglais et qui n'étaient pas pressés de devenir Français, s'enhardirent, et déclarèrent au connétable de France qu'ils feraient hommage à celui des deux partis qui battrait l'autre. Il fut convenu qu'une bataille serait livrée le 15 avril à Moissac. Puis les Anglais l'ajournèrent au 15 août; puis ils demandèrent qu'elle eût lieu près de Calais. Les actes n'ayant pas été conservés, on ne sait trop ce qui fut convenu. Au 15 août, les Français se rendirent à Moissac, s'y rangèrent en bataille, attendirent et ne virent personne. Alors ils forcèrent les Gascons de tenir parole. Il ne resta aux Anglais en France que Calais, Bayonne et Bordeaux (1374).

Cet effort qui n'avait abouti à rien, ce coup donné en l'air, leur fit beaucoup de mal. L'épuisement qui suivit fut tel qu'Édouard accepta la médiation du pape qu'il avait tant de fois refusée. Le grondement du peuple devenait formidable au roi. Ce rude dogue, qu'on avait mené si longtemps par l'appât d'une proie qui reculait toujours, commençait à faire mine de se jeter sur son maître. On avait eu une peine incroyable à faire aimer la guerre à l'Angleterre. Elle était déjà lasse à la bataille de Crécy. Lorsque le chancelier demandait aux gens des communes, pour les piquer d'honneur: «Quoi donc? voudriez-vous d'une paix perpétuelle?» ils répondaient naïvement: «Oui, certes, nous l'accepterions[51].»—On leur fit croire ensuite que tout serait fini avec la prise de Calais. Puis vint la victoire de Poitiers, qui leur tourna la tête. Ils se figuraient que la rançon du roi de France les dispenserait à jamais de payer l'impôt. Après, on les amusa avec l'Espagne, avec les fameux trésors cachés de Don Pèdre. L'argent d'Espagne ne venant pas, on leur persuada qu'on prendrait l'Espagne elle-même.

En 1376, ils firent leurs comptes, et virent qu'ils n'avaient rien, ni argent, ni Espagne, ni France. Leur mauvaise humeur fut extrême. Ils s'en prirent au roi, au duc de Lancastre, qui avait alors la principale influence. Son frère aîné, le prince de Galles, tout malade qu'il était, se montrait favorable à l'opposition. Le Parlement de 1376, appelé le bon Parlement, ne se laissa plus mener par des mots. Il demanda ce qu'était devenu tant d'argent, ces subsides, ces rançons de France et d'Écosse. Il attaqua brutalement Édouard, dévoila sans pitié les faiblesses royales, le poursuivit dans son intérieur, dans sa chambre à coucher.

Le vieux roi était gouverné par une jeune femme mariée, Alice Perrers, femme de chambre de la reine, belle, hardie, impudente[52]. La pauvre reine, qui voyait tout, avait fait en mourant cette prière au roi: «Qu'il voulût bien se faire enterrer près d'elle à Westminster,» espérant l'avoir à elle, au moins dans la mort.

Les joyaux de la reine furent donnés à Alice. La créature se faisait donner, prenait ou volait. Elle vendait des places, des jugements même. Elle allait de sa personne au Banc du roi solliciter des causes. Les juges d'église, les docteurs en droit canon, étaient exposés dans leurs jugements, à voir la belle Alice venir hardiment leur parler à l'oreille. Le Parlement somma le roi d'éloigner cette femme et d'autres mauvais conseillers.

Le prince de Galles mourut, laissant un fils tout jeune. Le duc de Lancastre, entre ce neveu enfant et son vieux père, se trouvait effectivement roi. Les conseillers revinrent. Le vote d'une grosse taxe fut extorqué au Parlement. Le duc, qui avait besoin de bien d'autres ressources pour sa future conquête d'Espagne, se préparait à mettre la main sur les biens du clergé. Déjà il avait lancé contre les prêtres le fameux prédicateur Wicleff; il le soutenait, avec tous les grands seigneurs, contre l'évêque de Londres. Les gens de Londres, sur un mot insolent de Lancastre contre leur évêque, se soulevèrent, et faillirent mettre le duc en pièces.

Pendant tout ce bruit, le vieil Édouard III se mourait à Eltham, abandonné à la merci de son Alice. Elle le trompait jusqu'au bout, restant près de son lit, le flattant d'un prochain rétablissement, l'empêchant de songer à son salut. Dès qu'il perdit la parole, elle lui arracha ses anneaux des doigts, et le laissa là.

Le fils et le père étaient morts à un an de distance. Ces deux noms, auxquels se rattachent de tels événements, sont peut-être encore les plus chers souvenirs de l'Angleterre. Quoique le prince ait dû en grande partie à Jean Chandos ses victoires de Poitiers et de Najara, quoique son orgueil ait soulevé les Gascons et armé la Castille contre l'Angleterre, peu d'hommes méritèrent mieux la reconnaissance de leur pays. Nous-mêmes, à qui il a fait tant de mal, nous ne pouvons voir sans respect, à Cantorbéry, la cotte d'armes du grand ennemi de la France. Ce mauvais haillon de peau piquée des vers éclate entre tous les riches écussons dont l'église est parée. Il a survécu cinq cents ans au noble cœur qu'il couvrait.

Dès que le roi de France apprit la mort d'Édouard, il dit que c'était là un glorieux règne et qu'un tel prince méritait mémoire entre les preux. Il assembla nombre de prélats et de seigneurs, et fit faire un service à la Sainte-Chapelle. En Angleterre, les funérailles furent troublées. Quatre jours après la mort d'Édouard, la flotte de Castille, chargée des troupes de France, courut toute la côte en brûlant des villes: Wigth, Rye, Yarmouth, Darmouth, Plymouth et Winchelsea. Jamais, du vivant d'Édouard et du prince de Galles, l'Angleterre n'avait éprouvé un pareil désastre.

De toutes parts, le roi de France faisait une guerre de négociations. Depuis cinq ans, il empêchait le mariage d'un fils d'Édouard avec l'héritière de Flandre, par défaut de dispense papale; il obtint sans difficulté cette dispense pour son frère, le duc de Bourgogne, parent de la jeune comtesse au même degré. Le père ne voulait pas de ce mariage, non plus que les villes de Flandre. Mais la grand'mère, comtesse d'Artois et de Franche-Comté, fit dire à son fils, le comte de Flandre, qu'elle le déshéritait s'il ne donnait sa fille au prince français. Le mariage se fit pour le désespoir du prince d'Angleterre, qui voyait cette immense succession prête à échoir à la maison de France. La France, mutilée à l'ouest, se formait sa vaste ceinture de l'est et du nord.

Cet échec et ceux que les Anglais éprouvèrent encore près de Bordeaux allaient les décider à faire ce qu'ils auraient dû faire tout d'abord, à s'unir avec le roi de Navarre. Ils lui auraient donné Bayonne et le pays voisin, il eut été leur lieutenant en Aquitaine. Le Navarrais, plus fin qu'habile, envoyait son fils à Paris pour mieux tromper le roi, tandis qu'il traitait avec les Anglais. Il lui advint comme à Louis XI à Péronne. Sa finesse le mena au piége. Le roi lui garda son fils, lui reprit Montpellier et saisit son comté d'Évreux. On prit son lieutenant Dutertre, son conseiller Du Rue qui, disait-on, était venu empoisonner le roi. On accusait Charles le Mauvais d'avoir empoisonné déjà la reine de France, la reine de Navarre et d'autres encore. Tout cela n'était pas invraisemblable: ce petit prince, exaspéré par ses longs malheurs, pouvait essayer de reprendre par le crime et la ruse ce que la force lui avait ôté. Il avait sujet de haïr les siens autant que l'ennemi. Sa femme le trompait pour le brave capitaine gascon des Anglais, le captal de Buch[53]. Du Rue avoua seulement que Charles le Mauvais comptait empoisonner le roi par le moyen d'un jeune médecin de Chypre, qui pouvait s'introduire aisément près de Charles V et lui plaire, «parce qu'il parloit beau latin, et étoit fort argumentatif.» Dutertre et Du Rue furent exécutés. Charles V tira de ce procès l'avantage d'avilir, de déshonorer le roi de Navarre, de lui faire une réputation d'empoisonneur, de tuer ainsi ses prétentions au trône de France.

Charles le Mauvais perdit tout dans le Nord, excepté Cherbourg. Au Midi, les Castillans le menaçaient. Il eût perdu la Navarre même, si les Anglais n'étaient venus à son secours. Les Gascons y aidèrent les Anglais. Ceux-ci essayèrent ensuite de prendre Saint-Malo, et n'y réussirent pas plus que les Français à prendre Cherbourg. Tout ce grand mouvement de guerre n'aboutit encore à rien. Le roi de France ne put être forcé ni à combattre, ni à rendre; il resta les mains garnies[54].

L'habileté de Charles V et l'affaiblissement des autres États avaient relevé la France, au moins dans l'opinion. Toute la chrétienté regardait de nouveau vers elle. Le pape, la Castille, l'Écosse, regardaient le roi comme un protecteur. Frère du futur comte de Flandre, allié des Visconti, il voyait les rois d'Aragon, de Hongrie, ambitionner son alliance. Il recevait les ambassades lointaines du roi de Chypre, du Soudan de Bagdad, qui s'adressaient à lui, comme au premier prince des Francs[55]. L'empereur même lui rendit une sorte d'hommage en le visitant à Paris. Après avoir aliéné les droits de l'Empire en Allemagne et en Italie, il venait donner au dauphin le titre du royaume d'Arles.

La subite restauration du royaume de France était un miracle que chacun voulait voir. De toutes parts on venait admirer ce prince qui avait tant enduré, qui avait vaincu à force de ne pas combattre[56], cette patience de Job, cette sagesse de Salomon. Le xive siècle se désabusait de la chevalerie, des folies héroïques, pour révérer en Charles V le héros de la patience et de la ruse.

Ce prince naturellement économe, ce roi d'un peuple ruiné, étonnait les étrangers de la multitude de ses constructions. Il élevait autour de Paris des maisons dites de plaisance, Melun, Beauté, Saint-Germain; mais toute maison alors était un fort. Il donnait à la ville un nouveau pont (Pont-Neuf), des murs, des portes, une bonne bastille. Il ne se fiait guère qu'aux murailles[57].

Près de sa bastille, il avait construit, étendu, aménagé, avec le luxe d'un roi et les recherches d'un malade, le vaste hôtel Saint-Paul[58]. La magnificence de cette demeure, la splendide hospitalité qu'y trouvaient les princes et les seigneurs étrangers, faisaient illusion sur l'état du royaume. Le sire de La Rivière, l'aimable et subtil conseiller de Charles V, le gentilhomme accompli de ce temps, en faisait les honneurs. Il leur montrait la noble demeure de son maître, ces galeries, ces bibliothèques, ces buffets chargés d'or, et ils l'appelaient le riche roi[59].

«L'eure de son descouchier au matin estoit comme de six à sept heures. Donnoit audience mesmes aux mendres, de hardiement deviser à luy. Après, luy pigné, vestu et ordonné,... on lui apportoit son breviaire; environ huit heures du jour, aloit à la messe; à l'issue de sa chapelle, toutes manières de gens povoient bailier leurs requêtes. Après ce, aux jours députez à ce, aloit au conseil, après lequel... environ dix heures asseoit à table... À l'exemple de David, instruments bas oyait volontiers à la fin de ses mangiers.»

«Luy levé de table, à la colacion, vers lui povoyent aler toutes manières d'estrangiers. Là luy estoient apportées nouvelles de toutes manières de pays ou des aventures de ses guerres... pendant l'espace de deux heures; après aloit reposer une heure. Après son dormir, estoit un espace avec ses plus privés en esbatement, visitant joyauls ou autres richeces. Puis aloit à vespres. Après... entroit en été en ses jardins, où marchands venoient apporter velours, draps d'or, etc. En hyver s'occupoit souvent à oyr lire de diverses belles ystoires de la sainte Escripture, ou des faits des romans ou moralitez de philosophes et d'autres sciences, jusques à heures de soupper, auquel s'asseoit d'assez bonne heure, après lequel une pièce s'esbatoit, puis se retrayoit. Pour obvyer à vaines et vagues parolles et pensées, avoit (au dîner de la reine) un prud'homme en estant au bout de la table, qui, sans cesser, disoit gestes de mœurs virtueux d'aucuns bons treppassez[60]

Les philosophes avec lesquels le roi aimait à s'entretenir étaient ses astrologues[61]. Son astrologue en titre, un Italien, Thomas de Pisan, avait été appelé tout exprès de Bologne; le roi lui donnait cent livres par mois. Ces gens, quels que fussent leurs moyens de prévoir, ne se trompaient pas trop. Ils étaient pleins de finesse et de sagacité. Charles V donna un astrologue à Duguesclin en lui remettant l'épée de connétable.

Le peu que nous savons de Charles V, de ses jugements, de ses paroles, indique, comme tout son règne, une douce et froide sagesse, peut-être aussi quelque indifférence au bien et au mal[62]. «Considérant, dit son historien femelle, la fragilité humaine, il ne permit jamais aux maris d'emmurer leurs femmes pour méfaits de corps, quoiqu'il en fust maintes fois supplié[63].»—Il surprit trois fois son barbier en flagrant délit de vol et la main dans la poche, sans se fâcher ni le punir[64].

Charles V est peut-être le premier roi, chez cette nation jusque-là si légère, qui ait su préparer de loin un succès, le premier qui ait compris l'influence, lointaine et lente, mais dès lors réelle, des livres sur les affaires. Le prieur Honoré Bonnor écrivit par son ordre, sous le titre bizarre de l'Arbre des batailles, le premier essai sur le droit de la paix et de la guerre. Son avocat général, Raoul de Presles, lui mettait la Bible en langue vulgaire, tant d'années avant Luther et Calvin. Son ancien précepteur, Nicolas Oresme, traduisait l'autre Bible du temps, Aristote. Oresme, Raoul de Presles, Philippe de Maizières, travaillaient, peut-être à frais communs, à ces grands livres du Songe du verger, du Songe du vieux pèlerin, sorte de romans encyclopédiques où toutes les questions du temps étaient traitées, et qui préparaient l'abaissement de la puissance spirituelle et la confiscation des biens d'église. C'est ainsi qu'au xvie siècle, Pithou, Passerat et quelques autres travaillèrent ensemble à la Ménippée.

Les dépenses croissaient, le peuple était ruiné; l'Église seule pouvait payer. C'était là toute la pensée du xive siècle. En Angleterre, le duc de Lancastre essaya, pour brusquer la chose, de Wicleff et des Lollards, et faillit bouleverser le royaume. En France, Charles V la préparait avec une habile lenteur. Elle pressait pourtant. L'apparente restauration de la France ne pouvait tromper le roi. Il ne vivait que d'expédients. Il avait été obligé de payer les juges avec les amendes mêmes qu'ils prononçaient, de vendre l'impunité aux usuriers, de se mettre entre les mains des juifs. Conformément aux priviléges monstrueux que Jean leur avait vendus pour payer sa rançon, ils étaient quittes d'impôts, exempts de toute juridiction, sauf celle d'un prince du sang, nommé gardien de leurs priviléges. Nuls lettres royaux n'avaient force contre eux. Ils promettaient de n'exiger par semaine que quatre deniers par livre d'intérêt. Mais en même temps, ils devaient être crus contre leurs débiteurs de tout ce qu'ils jureraient[65].

Le prince, leur protecteur, devait les aider dans le recouvrement de leurs créances, c'est-à-dire que le roi se faisait recors pour les juifs, afin de partager. L'argent extorqué par de tels moyens coûtait au peuple bien plus qu'il ne rendait au roi.

Il fallait bien passer entre les mains du juif, ne pouvant dépouiller le prêtre. Le juif, le prêtre, avaient seuls de l'argent. Il n'y avait encore ni production de la richesse par l'industrie, ni circulation par le commerce. La richesse, c'était le trésor; trésor caché du juif, sourdement nourri par l'usure; trésor du prêtre, trop visible dans les églises, dans les biens d'église.

La tentation était forte pour Charles V, mais la difficulté était grande aussi. Les prêtres avaient été ses plus zélés auxiliaires contre l'Anglais. Ils lui avaient en grande partie livré l'Aquitaine, comme ils la donnèrent jadis à Clovis.

Il y avait deux sujets de querelle entre la puissance spirituelle et la temporelle, l'argent et la juridiction. La question de juridiction elle-même rentrait en grande partie dans celle d'argent, car la justice se payait[66].

Les premières plaintes contre le clergé partent des seigneurs et non des rois (1205)[67]. Les seigneurs, comme fondateurs et patrons des églises, étaient bien plus directement intéressés dans la question. Sous saint Louis, ils forment une confédération contre le clergé, décident de combien chacun doit contribuer pour soutenir cette espèce de guerre, se nomment des représentants pour prêter main-forte à ceux d'entre eux qui seraient frappés de sentences ecclésiastiques[68]. Dans la fameuse pragmatique de saint Louis (1270), acte jusqu'ici peu compris, le roi demande que les élections ecclésiastiques soient libres, c'est-à-dire laissées à l'influence royale et féodale[69].

Philippe le Bel eut les seigneurs pour lui dans sa lutte contre le pape. Ils formèrent une nouvelle confédération féodale qui effraya les évêques et livra au roi l'Église de France. L'accord de cette Église lui livra la papauté elle-même. Cependant, au commencement et à la fin de son règne, Philippe le Bel frappa deux coups d'une impartialité hardie, la maltôte, qui atteignit les nobles et les prêtres aussi bien que les bourgeois, la suppression du Temple, de la chevalerie ecclésiastique.

La royauté, triomphante sous Philippe de Valois, se fit donner par le pape tout ce qu'elle voulait sur les revenus de l'Église de France. Elle eut même la prétention de lever les décimes de la croisade sur toute la chrétienté. En dédommagement des décimes, régales, etc., les églises cherchaient à augmenter les profits de leurs justices, à empiéter sur les juridictions laïques, seigneuriales ou royales. Le roi parut vouloir y porter remède. Le 22 décembre 1329 eut lieu par-devant lui, au château de Vincennes, une solennelle plaidoirie entre l'avocat Pierre Cugnières et Pierre du Roger, archevêque de Sens. Le premier soutenait les droits du roi et des seigneurs[70]. Le second défendait ceux du clergé. Celui-ci parla sur le texte: «Deum timete; regem honorificate;[TD-6]» et il ramena ce précepte aux quatre suivants: «Servir Dieu dévotement; lui donner largement; honorer sa gent dûment; lui rendre le sien entièrement.»

Je serais porté à croire que toute cette dispute ne fut qu'une satisfaction donnée par le roi aux seigneurs. Il la termina en disant que, bien loin de diminuer les priviléges de l'Église, il les augmenterait plutôt. Seulement, il établit par une ordonnance son droit de régales sur les bénéfices vacants (1334). Des deux avocats, celui du clergé devint pape; celui du roi et des seigneurs fut, dit un grave historien, universellement sifflé: son nom resta le synonyme d'un mauvais ergoteur. Et ce ne fut pas tout. Il y avait à Notre-Dame une figure grotesque de damné, comme on voit ailleurs Dagobert tiraillé par les diables; cette figure laide et camuse fut appelée: M. Pierre du Coignet. Toute la gent cléricale, sous-diacres, sacristains, bedeaux, enfants de chœur, plantaient leurs bougies sur le nez du pauvre diable, ou, pour éteindre leurs cierges, lui en frappaient la face. Il endura quatre cents ans cette vengeance de sacristie.

Les églises étaient entre l'enclume et le marteau, entre le roi et le pape. Quand un évêché vacant avait payé au roi pendant un an ou plus les régales de la vacance, le nouvel élu payait au pape l'annate, ou première année de revenu[71].

Une autre chose dont se plaignaient le plus les seigneurs patrons de l'Église, et les chanoines ou moines qui concouraient aux élections, c'est ce qu'on appelait les Réserves. Le pape arrêtait d'un mot l'élection; il déclarait qu'il s'était réservé de nommer à tel évêché, à telle abbaye. Ces réserves, qui donnaient souvent un pasteur italien ou français à une église d'Angleterre, d'Allemagne, d'Espagne, étaient fort odieuses. Cependant, elles avaient souvent l'avantage de soustraire les grands siéges aux stupides influences féodales, qui n'y auraient guère porté que des sujets indignes, des cadets, des cousins des seigneurs. Les papes prenaient quelquefois au fond d'un couvent ou dans la poussière des universités un docte et habile clerc pour le faire évêque, archevêque, primat des Gaules ou de l'Empire.

Les papes d'Avignon n'eurent pas pour la plupart cette haute politique. Pauvres serviteurs du roi de France, ils laissaient la papauté devenir ce qu'elle pouvait. Ils ne voyaient dans les Réserves qu'un moyen de vendre des places, de faire de la simonie en grand. Jean XXII déclara effrontément qu'en haine de la simonie, il se réservait tous les bénéfices vacants dans la chrétienté la première année de son pontificat[72]. Ce fils d'un savetier de Cahors laissa en mourant un trésor de vingt-cinq millions de ducats. Les hommes du temps crurent qu'il avait trouvé la pierre philosophale.

Benoît XII était si effrayé de l'état où il voyait l'Église, des intrigues et de la corruption dont il était assiégé, qu'il aimait mieux laisser les bénéfices vacants; il se réservait les nominations et ne nommait personne. Lui mort, le torrent reprit son cours. À l'élection du prodigue et mondain Clément VI, on assure que plus de cent mille clercs vinrent à Avignon acheter des bénéfices[73].

Il faut lire les douloureuses lamentations de Pétrarque sur l'état de l'Église, ses invectives contre la Babylone d'Occident. C'est tout à la fois Juvénal et Jérémie. Avignon est pour lui un autre labyrinthe, mais sans Ariane, sans fil libérateur; il y trouve la cruauté de Minos et l'infamie du Minotaure[74]. Il peint avec dégoût les vieilles amours des princes de l'Église, ces mignons à tête blanche... Mille histoires scandaleuses couraient. Le conte absurde de la papesse Jeanne devint vraisemblable[75].

L'érudite indignation de Pétrarque pouvait inspirer quelque défiance. Un jugement plus imposant pour le peuple était celui de sainte Brigitte et des deux saintes Catherine. La première fait dire par Jésus même ces paroles au pape d'Avignon: «Meurtrier des âmes, pire que Pilate et Judas! Judas n'a vendu que moi. Toi, tu vends encore les âmes de mes élus[76]

Les papes qui suivirent Clément VI furent moins souillés, mais plus ambitieux. Ils rendirent l'église conquérante, désolèrent l'Italie. Clément avait acheté Avignon à la reine Jeanne en l'absolvant du meurtre de son mari. Ses successeurs, avec l'aide des Compagnies, reprirent tout le patrimoine de saint Pierre. Cette association du pape avec les brigands anglais et bretons porta au comble l'exaspération des Italiens. La guerre devint atroce, pleine d'outrage et de barbarie. Les Visconti donnèrent le choix aux légats qui leur apportaient l'excommunication, de se laisser noyer ou de manger la bulle. À Milan, on jetait les prêtres dans les fours allumés; à Florence, on voulait les enterrer vifs. Les papes sentirent que l'Italie leur échapperait s'ils ne quittaient Avignon.

Ils tenaient moins sans doute à cette ville, depuis qu'ils y avaient été rançonnés par les Compagnies. L'abaissement de la France les laissait libres de choisir leur séjour. Urbain V, le meilleur de ces papes, essaya de se fixer à Rome. Il y alla et n'y put rester. Grégoire s'y établit et y mourut.

À sa mort, les Français avaient dans le conclave une majorité rassurante. Cependant ce conclave se tenait à Rome; les cardinaux entendaient un peuple furieux crier autour d'eux: «Romano lo volemo o almanco italiano.» De seize cardinaux qui entrèrent au conclave, il n'y avait que quatre Italiens et un Espagnol, onze étaient Français. Les Français étaient divisés. Deux des derniers papes, qui étaient Limousins, avaient fait plusieurs cardinaux de leur province. Ces Limousins, voyant que les autres Français les excluaient de la papauté, s'unirent aux Italiens, et nommèrent un Italien, qu'ils croyaient du reste dévoué à la France, le Calabrois Bartolomeo Prignani.

Il advint, comme à l'élection de Clément V, tout le contraire de ce qu'on avait attendu, mais cette fois au préjudice de la France. Urbain VI, homme de soixante ans, jusque-là considéré comme fort modéré, sembla avoir perdu l'esprit dès qu'il fut pape. Il voulait, disait-il, réformer l'Église, mais il commençait par les cardinaux, prétendant, entre autres choses, les réduire à n'avoir qu'un plat sur leur table. Ils se sauvèrent, déclarèrent que l'élection avait été contrainte, et firent un autre pape. Ils choisirent un grand seigneur, Robert de Genève, fils du comte de Genève, qui avait montré dans les guerres de l'Église beaucoup d'audace et de férocité. Ils l'appelèrent Clément VII, sans doute en mémoire de Clément VI, un des papes les plus prodigues et les plus mondains qui aient déshonoré l'Église. De concert avec la reine Jeanne de Naples, contre laquelle Urbain s'était déclaré, Clément et ses cardinaux prirent à leur solde une compagnie de Bretons qui rôdait en Italie. Mais ces Bretons furent défaits par Barbiano, un brave condottiere qui avait formé la première compagnie italienne contre les compagnies étrangères. Clément se sauva en France, à Avignon. Voilà deux papes, l'un à Avignon, l'autre à Rome, se bravant et s'excommuniant l'un l'autre.

On ne pouvait attendre que la France et les États qui en suivaient alors l'impulsion (Écosse, Navarre et Castille) se laisseraient facilement déposséder de la papauté. Charles V reconnut Clément. Il pensa sans doute que, quand même toute l'Europe eût été pour Urbain, il valait mieux pour lui avoir un pape français, une sorte de patriarche dont il disposât. Cette politique égoïste lui fut amèrement reprochée. On considéra tous les malheurs qui suivirent, la folie de Charles VI, les victoires des Anglais, comme une punition du ciel[77].

On assure que les cardinaux français avaient eu d'abord l'idée de faire pape Charles V lui-même. Il aurait refusé, comme infirme d'un bras, et ne pouvant célébrer la messe[78].

Ce ne fut pas sans peine que le roi amena l'Université à se décider en faveur de Clément. Les facultés de droit et de médecine étaient sans difficulté pour le pape du roi. Mais celle des arts, composée de quatre nations, ne s'accordait pas avec elle-même. Les nations française et normande étaient pour Clément VII; la Picardie et l'Anglaise demandaient la neutralité. L'Université, ne pouvant arriver à un vote unanime, suppliait qu'on lui donnât du temps. Le roi prit tout sur lui. Il écrivit de Beauté-sur-Marne qu'il avait des informations suffisantes: «Le pape Clément VII est vray pasteur de l'Église universelle... Se vous mettez ce en refus ou délay, vous nous ferez déplaisir[79]

Charles V agit en cette occasion avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire. Il semble qu'il ait été honteux et aigri de n'avoir pas prévu.

Il aurait bien voulu gagner à son pape la Flandre, et par elle l'Angleterre. Il fit dire au comte de Flandre qu'Urbain parlait fort mal des Anglais, qu'il avait dit que d'après leur conduite à l'égard du Saint-Siége il les tenait pour hérétiques. La Flandre et l'Angleterre n'en reconnurent pas moins le pape de Rome en haine de celui d'Avignon. Urbain avait déjà l'Italie. L'Allemagne, la Hongrie, l'Aragon, embrassèrent son parti. Les deux saintes populaires, sainte Catherine de Sienne et sainte Catherine de Suède, le reconnurent, ainsi que l'infant Pierre d'Aragon, qu'on tenait aussi pour un saint homme. On demanda, chose inouïe, une consultation au plus fameux jurisconsulte du temps sur l'élection du pape; Baldus décida que l'élection d'Urbain était bonne et valable, disant, avec assez d'apparence, que, si l'élection avait pu être contrainte, les cardinaux n'en étaient pas moins revenus d'eux-mêmes après le tumulte et qu'ils avaient intronisé Urbain en pleine liberté.

Un événement impossible à prévoir avait mis presque toute la chrétienté en opposition avec la France. La fortune s'était jouée de la sagesse. La reine Jeanne de Naples, cousine et alliée du roi, fut peu après déposée par Urbain, renversée par son fils adoptif Charles de Duras, étranglée en punition d'un crime qui datait de trente-cinq ans.

Toute l'Europe remuait. Le mouvement était partout; mais les causes infiniment diverses. Les Lollards d'Angleterre semblaient mettre en péril l'Église, la royauté, la propriété même. À Florence, les Ciompi faisaient leur révolution démocratique[80]. La France elle-même semblait échapper à Charles V. Trois provinces, les plus excentriques, mais les plus vitales peut-être, se révoltèrent.

Le Languedoc éclata d'abord. Charles V, préoccupé du Nord et regardant toujours vers l'Angleterre, avait fait d'un de ses frères une sorte de roi du Languedoc. Il avait confié cette province au duc d'Anjou. Par le duc d'Anjou, il semblait près d'atteindre l'Aragon et Naples, tandis que par son autre frère, le duc de Bourgogne, il allait occuper la Flandre. Mais la France, misérablement ruinée, n'était guère capable de conquêtes lointaines. La fiscalité, si dure alors dans tout le royaume, devint en Languedoc une atroce tyrannie. Ces riches municipes du Midi, qui ne prospéraient que par le commerce et la liberté, furent taillés sans merci comme l'eût été un fief du Nord. Le prince féodal ne voulait rien comprendre à leurs priviléges. Il lui fallait au plus vite de l'argent pour envahir l'Espagne et l'Italie, pour recommencer les fameuses victoires de Charles d'Anjou.

Nîmes se souleva (1378), mais se voyant seule, elle se soumit. Le duc d'Anjou aggrava encore les impôts. Il mit, au mois de mars 1379, un monstrueux droit de cinq francs et dix gros sur chaque feu. Au mois d'octobre, nouvelle taxe de douze francs d'or par an, d'un franc par mois. Pour celle-ci, la levée en était impossible. La province était tellement ruinée, qu'en trente ans la population se trouvait réduite de cent mille familles à trente mille. Les consuls de Montpellier refusèrent de percevoir le dernier impôt. Le peuple massacra les gens du duc d'Anjou. Clermont-Lodève en fit autant. Mais les autres villes ne bougèrent. Les gens de Montpellier effrayés reçurent le prince à genoux, et attendirent ce qu'il déciderait de leur sort. La sentence fut effroyable. Deux cents citoyens devaient être brûlés vifs, deux cents pendus, deux cents décapités, dix-huit cents notés d'infamie et privés de tous leurs biens. Tous les autres étaient frappés d'amendes ruineuses[81].

On obtint avec peine du duc d'Anjou qu'il adoucît la sentence. Charles V sentit la nécessité de lui ôter le Languedoc. Il envoya des commissaires pour y réformer les abus. Au reste, dans les instructions qu'il leur donne, il n'y a pas trace d'un sentiment d'homme ou de roi. Il n'est préoccupé que des intérêts du fisc et du domaine: «Comme nous avons audit pays plusieurs terres labourables, vignes, forêts, moulins et autres héritages qui nous étaient ordinairement de grand revenu et profit; lesquelles terres sont demeurées désertes, parce que le peuple est si diminué par les mortalités, les guerres et autrement, qu'il n'est nul qui les puisse ou veuille labourer, ni tenir aux charges et redevances anciennes, nous voulons que nos conseillers puissent donner nos héritages à nouvelle charge, croître et diminuer l'ancienne.» Ils doivent aussi révoquer tous les dons, et s'informer de la conduite de tous les sénéchaux, capitaines, vigniers, etc.

La politique étroite, qui ne paraît que trop dans ces instructions, fit faire au roi une grande faute, la plus grande de son règne. Il arma contre lui la Bretagne. Ses meilleurs hommes de guerre étaient Bretons; il les avait comblés de biens; il croyait tenir en eux tout le pays. Ces mercenaires pourtant n'étaient pas la Bretagne. Eux-mêmes n'étaient plus aussi contents du roi. Il avait ordonné aux gens de guerre de paye désormais tout ce qu'ils prendraient. Il avait créé une maréchaussée pour réprimer leurs brigandages, des prévôts qui couraient le pays, jugeaient et pendaient.

Il n'aimait pas Clisson. Quoiqu'il l'ait désigné pour être connétable à la mort de Duguesclin, il eût préféré le sire de Coucy.

Un cousin de Duguesclin, le Breton Sévestre Budes, qui avait acquis beaucoup de réputation dans les guerres d'Italie, fut arrêté sur un soupçon par le pape français Clément VII, et livré par lui au bailli de Mâcon, qui le fit mourir, au grand chagrin de Duguesclin. Les parents du Breton étant venus se plaindre et affirmant son innocence, le roi dit froidement: «S'il est mort innocent, la chose est moins fâcheuse pour vous autres; c'est tant mieux pour son âme et pour votre honneur.»

Les Bretons étaient Français contre l'Angleterre, mais Bretons avant tout. Leur duc voulait les livrer aux Anglais, ils l'avaient chassé. Le roi voulant les réunir à la couronne, ils chassèrent le roi.

Le 5 avril 1378, Montfort s'était engagé à ouvrir aux Anglais le château de Brest. Le 20 juin, le roi l'ajourna à comparaître en Parlement, puis le fit condamner par défaut. La procédure fut étrange. On assigna le duc à Rennes et à Nantes, tandis qu'il était en Flandre. On ne lui donna pas de sauf-conduit. Plusieurs pairs ne voulurent point siéger au jugement. Le roi parla lui-même contre son vassal et conclut à la confiscation. Si le duché était enlevé à Montfort, il aurait dû revenir à la maison de Blois, conformément au traité de Guérande, que le roi avait garanti.

Dire à la vieille Bretagne que désormais elle ne serait plus qu'une province de France, une dépendance du domaine, c'était une chose hardie, et aussi une ingratitude, après ce que les Bretons avaient fait pour chasser l'Anglais. Le froid et égoïste prince ne connaissait pas évidemment le peuple auquel il avait affaire, et il ne pouvait le connaître; il y a des ignorances sans remède, celles du cœur.

Les Bretons, nobles et paysans, étaient déjà mal disposés. Le connétable Duguesclin, dans ses guerres de Bretagne, n'avait pas ménagé ses compatriotes. Il les avait frappés d'un fouage de vingt sous par feu; il avait défendu les affranchissements et rétabli la servitude de mainmorte, abolie par le duc. Le premier acte du gouvernement royal fut l'établissement de la gabelle. La Bretagne arma.

Les bourgeois armèrent comme les nobles. Ceux de Rennes s'associèrent expressément aux barons, et jurèrent de vivre et mourir pour la défense commune. Le duc, revenant d'Angleterre, fut accueilli avec transport par ceux même qui l'avaient chassé. On ne se souvint plus s'il était Blois ou Montfort. C'était le duc de Bretagne. Lorsqu'il débarqua près de Saint-Malo, tous les barons, tout le peuple l'attendaient sur le rivage; plusieurs entrèrent dans l'eau et s'y mirent à genoux. Jeanne de Blois elle-même vint le féliciter à Dinan, la veuve de Charles de Blois, de celui qu'il avait tué.

Les meilleurs capitaines que le roi pouvait employer contre la Bretagne étaient des Bretons. Clisson parut devant Nantes; mais il ne put s'empêcher de dire aux gens de la ville qu'ils feraient sagement de ne laisser entrer chez eux personne qui fût plus fort qu'eux. Duguesclin et Clisson se rendirent à l'armée que le duc d'Anjou rassemblait. Mais, à la première approche d'une troupe bretonne, cette armée se dissipa[82]. Le duc d'Anjou fut réduit à demander une trêve.

Le roi voyait ses Bretons passer l'un après l'autre à l'ennemi. Ceux qui ne voulurent le quitter qu'avec son autorisation l'obtinrent sans difficulté; mais à la frontière on les arrêtait pour les mettre à mort comme traîtres. Duguesclin lui-même, en butte aux soupçons du roi, lui renvoya l'épée de connétable, disant qu'il s'en allait en Espagne, qu'il était aussi connétable de Castille. Les ducs d'Anjou et de Bourbon furent envoyés pour l'apaiser, Charles V sentait bien qu'il ne pouvait rien faire sans lui. Mais le vieux capitaine était trop avisé pour aller se casser la tête contre cette furieuse Bretagne. Il valait mieux pour lui rester brouillé avec le roi et gagner du temps. Selon toute apparence, il ne consentit pas à reprendre l'épée de connétable. Ce fut comme ami du duc de Bourbon, et pour lui faire plaisir, qu'il alla assiéger dans le château de Randon, près du Puy en Velay, une compagnie qui désolait le pays. Il y tomba malade et y mourut[83]. On assure que le capitaine de la place, qui avait promis de se rendre dans quinze jours s'il n'était secouru, tint parole et vint mettre les clefs sur le lit du mort. Cela n'est pas invraisemblable. Duguesclin avait été l'honneur des Compagnies, le père des soldats; il faisait leur fortune, il se ruinait pour payer leurs rançons.

Les états de Bretagne négociaient avec le roi de France, le duc avec celui d'Angleterre. Charles V n'ayant voulu entendre à aucun arrangement, les Bretons laissèrent venir l'Anglais. Un frère de Richard II, comte de Buckingham, fut chargé de conduire une armée en Bretagne, mais en traversant le royaume par la Picardie, la Champagne, la Beauce, le Blaisois et le Maine. Charles V les laissa passer. Le duc de Bourgogne lui demanda en vain la permission de combattre. Duguesclin était mort le 13 juillet (1380). Le roi mourut le 16 septembre. Ce jour même, il abolit tout impôt non consenti par les états. C'était revenir au point d'où son règne avait commencé.

Il recommanda aussi en mourant de gagner à tout prix les Bretons[84]. Il avait déjà ordonné que Duguesclin fut enterré à Saint-Denis, à côté de son tombeau. Son fidèle conseiller, le sire de La Rivière, le fut à ses pieds.

Ce prince était mort jeune (quarante-quatre ans), et n'avait rien fini. Une minorité commençait. Le schisme, la guerre de Bretagne, la révolte de Languedoc à peine assoupie, la révolution de Flandre[85] dans toute sa force, c'étaient bien des embarras pour un jeune roi de douze ans.

Quoique Charles V eût déclaré par une ordonnance, dès 1374, que désormais les rois seraient majeurs à quatorze, son fils devait rester longtemps mineur, et même toute sa vie.

Charles V laissait deux choses, des places bien fortifiées et de l'argent. Après en avoir tant donné aux Anglais, aux Compagnies, il avait trouvé moyen d'amasser dix-sept millions. Il avait caché ce trésor à Vincennes, dans l'épaisseur d'un mur. Mais son fils n'en profita pas.

Le roi se croyait sûr des bourgeois. Il avait confirmé et augmenté les priviléges de toutes les villes qui quittaient le parti anglais[86]. Il avait défendu que les hôtels de ses frères servissent d'asile aux criminels, et soumis ces hôtels à la juridiction du prévôt. Conformément aux remontrances du Parlement de Paris, il l'autorisa à rendre ses arrêts sans délai, nonobstant tous lettres royaux à ce contraires[87]. Il permit aux bourgeois de Paris d'acquérir des fiefs au même titre que les nobles, et de porter les mêmes ornements que les chevaliers. Le roi créait ainsi au centre du royaume une noblesse roturière qui devait avilir l'autre en l'imitant. Toutes les terres de l'Île de France allaient peu à peu se trouver entre des mains bourgeoises, c'est-à-dire dans la dépendance plus immédiate du roi.

Ces avantages lointains ne balançaient pas les maux présents. Le peuple n'en pouvait plus. Les taxes étaient d'autant plus fortes que le roi, dès le commencement de son règne, s'était sagement interdit toute altération des monnaies. Je ne sais si cette dernière forme d'impôt n'était même pas regrettée; à une époque où il y avait peu de commerce, et où les rentes féodales se payaient généralement en nature, l'altération des monnaies frappait peu de personnes, et seulement les gens qui pouvaient perdre, par exemple les usuriers, juifs, Cahorsins, Lombards, ceux qui faisaient la banque de Rome ou d'Avignon. Les taxes, au contraire, ne touchaient pas ceux-ci, elles tombaient d'aplomb sur le pauvre.

Les biens d'église pouvaient seuls venir au secours du peuple et du roi. Mais il fallait du temps avant qu'on osât y porter les mains.

Ce qui prouve combien le clergé avait encore de puissance, c'est la facilité avec laquelle il avait chassé les Anglais des villes du Midi. Le roi de France, que les prêtres venaient de seconder si bien, devait y regarder à deux fois avant de se brouiller avec eux.

Le schisme mettait le pape d'Avignon entièrement à la discrétion du roi, et lui donnait, il est vrai, la libre disposition des bénéfices dans toute l'Église gallicane. Mais cet événement plaçait la France dans une situation périlleuse; elle se trouvait en quelque sorte isolée au milieu de l'Europe, et comme hors du droit chrétien.

C'était beaucoup sans doute pour la royauté d'avoir, en deux siècles, concentré en ses mains les deux forces du moyen âge, l'Église et la féodalité. Les dignités ecclésiastiques étaient désormais assurées aux serviteurs du roi, les fiefs réunis à la couronne ou devenus l'apanage des princes du sang. Les grandes maisons féodales, ces vivants symboles des grandes provincialités, s'étaient peu à peu éteintes. Les diversités du moyen âge se fondaient dans l'unité. Mais l'unité était faible encore.

Si Charles V ne put faire beaucoup lui-même, il laissa du moins à la France le type du roi moderne, qu'elle ne connaissait pas. Il enseigna aux étourdis de Crécy et de Poitiers ce que c'était que réflexion, patience, persévérance. L'éducation devait être longue; il y fallut bien des leçons. Mais au moins le but était marqué. La France devait s'y acheminer, lentement il est vrai, par Louis XI et par Henri IV, par Richelieu et par Colbert.

Dans les misères du xive siècle, elle commença à se mieux connaître elle-même. Elle sut d'abord qu'elle n'était pas et ne voulait pas être Anglaise. En même temps, elle perdait quelque chose du caractère religieux et chevaleresque qui l'avait confondue avec le reste de la chrétienté pendant tout le moyen âge, et elle se voyait, pour la première fois, comme nation et comme prose. Elle atteignit du premier coup, dans Froissart, la perfection de la prose narrative[88]. Le progrès de la langue est immense de Joinville à Froissart, presque nul de Froissart à Comines.

Froissart, c'est vraiment la France d'alors, au fond toute prosaïque, mais chevaleresque de forme et gracieuse d'allure. Le galant chapelain, qui desservit madame Philippa de beaux récits et de lais d'amour, nous conte son histoire aussi nonchalamment qu'il chantait sa messe.

D'amis ou d'ennemis, d'Anglais ou de Français, de bien ou de mal, le conteur ne se soucie guère. Ceux qui l'accusent de partialité ne le connaissent pas vraiment. S'il paraît quelquefois aimer mieux l'Anglais, c'est que l'Anglais réussit. Peu lui importe, pourvu que de château en château, d'abbaye en abbaye, il conte et écoute de belles histoires, comme nous le voyons dans son voyage aux Pyrénées, cheminant, le joyeux prêtre, avec ses quatre lévriers en laisse, qu'il mène au comte de Foix.

Un livre bien moins connu, et sur lequel je m'arrêterais d'autant plus volontiers, c'est un traité composé pour l'usage du peuple des campagnes par ordre du roi: Le Vrai Régime et Gouvernement des bergers et bergères, composé par le rustique Jehan de Brie, le bon berger (1379[89]). Dans ce petit livre, écrit avec grâce et beaucoup de douceur, on essaye de relever la vie des champs, d'y intéresser le paysan, découragé du travail après tant de calamités. Cela est fort touchant. C'est évidemment le roi qui se fait berger, et qui, sous cet habit, vient trouver le peuple, gisant entre le bœuf et l'âne, le sermonne doucement, l'encourage et essaye de l'instruire.

À propos de l'éducation des troupeaux, et parmi les recettes du berger et du vétérinaire, Jehan trouve moyen de dire quelques mots des grandes questions qui s'agitaient alors. Les noms de pasteur et d'ouailles prêtent à mille allusions.

On sent partout, au milieu de cette affectation de naïveté rustique, la malice des gens de robe, leur timide causticité à l'égard des prêtres. Ce livre est très-proche parent de l'avocat Patelin et de la Satire Ménippée.

Revenons. Il y avait dans l'ordre apparent qu'on admirait sous Charles V, et dans le système général du xive siècle, quelque chose de faible et de faux. La nouvelle religion sur laquelle tout reposait la royauté, se fondait elle-même sur une équivoque. De suzeraineté féodale, elle s'était faite, sous l'influence des légistes, monarchie romaine, impériale. Les établissements de France et d'Orléans étaient devenus les établissements de la France.

Le roi avait énervé la féodalité, lui avait ôté les armes des mains; puis, la guerre venant, il avait voulu les lui rendre. Elle subsistait encore cette féodalité, pleine d'orgueil et de faiblesse. C'était comme une armure gigantesque qui, toute vide qu'elle est, menace et brandit la lance. Elle tomba dès qu'on la toucha, à Crécy et à Poitiers.

Il fallut bien alors employer les mercenaires, les soldats de louage, c'est-à-dire faire la guerre avec de l'argent. Mais cet argent, où le prendre? On n'osait encore dépouiller l'Église, et l'industrie n'était pas née.

Charles V, avec toute sa sagesse politique, ne pouvait rien faire à cela. Au dernier moment, tout lui manqua à la fois.

Les Anglais, qui traversèrent la France en 1380, ne rencontrèrent pas plus de résistance qu'en 1370; le roi, qui n'avait plus les Bretons, se trouvait plus faible encore.

La sagesse ayant échoué, on essaya de la folie. La France se lança sous le jeune Charles VI dans une extravagante imitation de la chevalerie ancienne, dont on avait oublié le vrai caractère et même les formes[90].

Cette fausse chevalerie prit pour son héros un personnage fort peu chevaleresque, le fameux chef des Compagnies qui en avait délivré la France, l'habile Duguesclin. L'épopée que l'on fit de ses faits et gestes[91] indique assez que personne n'avait compris le vrai génie du connétable de Charles V.

Ce qu'on imita le mieux de la chevalerie, ce fut la richesse des armes et des armoiries, le luxe des tournois. Charles V avait un peuple ruiné. On demanda à cette misère plus que la richesse n'eût jamais pu payer. Une fois dans l'impossible, que coûte-t-il de demander?

Même situation dans toute l'Europe. Même vertige. Le hasard veut que la plupart des royaumes soient livrés à des mineurs. La royauté, cette divinité récente, elle bégaye ou radote.

Le siècle de Charles le Sage, le premier siècle de la politique, n'est pas arrivé aux trois quarts qu'il délire et devient fou. Une génération d'insensés occupe tous les trônes. Au glorieux Édouard III succède l'étourdi Richard II, au prudent empereur Charles IV l'ivrogne Wenceslas, au sage Charles V, Charles VI, un fou furieux. Urbain VI, Don Pèdre de Castille, Jean Visconti, donnèrent tous des signes de dérangement d'esprit.

La petite sagesse négative qui pensait avoir neutralisé le grand mouvement du monde se trouvait déjà à bout. Elle s'imaginait avoir tout fini, et tout commençait.

Les fils, que les habiles avaient cru tenir, s'embrouillaient de plus en plus. La contradiction du monde augmentait. On eût dit que la raison divine et humaine avait abdiqué.

«Dieu, comme dit Luther, s'ennuyait du jeu et jetait les cartes sous la table.»

C'est un moment tragique que celui où l'on se sent devenir fou, le moment où la raison, éclairée de sa dernière lueur, se voit périr et s'éteindre. «Oh! ne permets pas que je sois fou, bonté du ciel, s'écrie le roi Lear, conserve-moi dans l'équilibre. Oh! non, pas fou, de grâce! je ne voudrais pas être fou!...»

LIVRE VII

CHAPITRE PREMIER

JEUNESSE DE CHARLES VI
1380-1383

Si le grave abbé Suger et son dévot roi Louis VII s'étaient éveillés, du fond de leurs caveaux, au bruit des étranges fêtes que Charles VI donna dans l'abbaye de Saint-Denis; s'ils étaient revenus un moment pour voir la nouvelle France, certes, ils auraient été éblouis, mais aussi surpris cruellement; ils se seraient signés de la tête aux pieds et bien volontiers recouchés dans leur linceul.

Et en effet, que pouvaient-ils comprendre à ce spectacle? En vain ces hommes des temps féodaux, studieux contemplateurs des signes héraldiques, auraient parcouru des yeux la prodigieuse bigarrure des écussons appendus aux murailles; en vain ils auraient cherché les familles des barons de la croisade qui suivirent Godefroi ou Louis le Jeune; la plupart étaient éteintes. Qu'étaient devenus les grands fiefs souverains des ducs de Normandie, rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers? On en aurait trouvé les armes à grand'peine, rétrécies qu'elles étaient ou effacées par les fleurs de lis dans les quarante-six écussons royaux. En récompense, un peuple de noblesse avait surgi avec un chaos de douteux blasons. Simples autrefois comme emblèmes des fiefs, mais devenus alors les insignes des familles, ces blasons allaient s'embrouillant de mariages, d'héritages, de généalogies vraies ou fausses. Les animaux héraldiques s'étaient prêtés aux plus étranges accouplements. L'ensemble présentait une bizarre mascarade. Les devises, pauvre invention moderne[92], essayaient d'expliquer ces noblesses d'hier.

Tels blasons, telles personnes. Nos morts du xiie siècle n'auraient pas vu sans humiliation, que dis-je! sans horreur, leurs successeurs du xive. Grand eût été leur scandale, quand la salle se serait remplie des monstrueux costumes de ce temps, des immorales et fantastiques parures qu'on ne craignait pas de porter. D'abord des hommes-femmes, gracieusement attifés, et traînant mollement des robes de douze aunes; d'autres se dessinant dans leurs jaquettes de Bohême avec des chausses collantes, mais leurs manches flottaient jusqu'à terre. Ici, des hommes-bêtes brodés de toutes espèces d'animaux; là, des hommes-musique, historiés de notes[93] qu'on chantait devant ou derrière, tandis que d'autres s'affichaient d'un grimoire de lettres et de caractères qui sans doute ne disaient rien de bon.

Cette foule tourbillonnait dans une espèce d'église; l'immense salle de bois qu'on avait construite en avait l'aspect. Les arts de Dieu étaient descendus complaisamment aux plaisirs de l'homme. Les ornements les plus mondains avaient pris les formes sacrées. Les siéges des belles dames semblaient de petites cathédrales d'ébène, des châsses d'or. Les voiles précieux que l'ont n'eût jadis tirés du trésor de la cathédrale que pour parer le chef de Notre-Dame au jour de l'Assomption voltigeaient sur de jolies têtes mondaines; Dieu, la Vierge et les Saints avaient l'air d'avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le Diable fournissait davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent aux gargouilles des églises, des créatures vivantes n'hésitaient pas à s'en affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds; leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queue de scorpion. Elles surtout, elles faisaient trembler; le sein nu, la tête haute, elles promenaient par dessus la tête des hommes leur gigantesque hennin, échafaudé de cornes; il leur fallait se tourner et se baisser aux portes. À les voir ainsi belles, souriantes, grasses[94], dans la sécurité du péché, on doutait si c'étaient des femmes; on croyait reconnaître, dans sa beauté terrible, la Bête décrite et prédite; on se souvenait que le Diable était peint fréquemment comme une belle femme cornue[95]... Costumes échangés entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par des chrétiens, parements d'autels sur l'épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale figure de sabbat.

Un seul costume eût trouvé grâce. Quelques-uns, de discret maintien, de douce et matoise figure, portaient humblement la robe royale, l'ample robe rouge fourrée d'hermine. Quels étaient ces rois? D'honnêtes bourgeois de la cité, domiciliés dans la rue de la Calandre ou dans la cour de la Sainte-Chapelle. Scribes d'abord du royal parlement des barons, puis siégeant près d'eux comme juges, puis juges des barons eux-mêmes, au nom du roi et sous sa robe. Le roi, laissant cette lourde robe pour un habit plus leste, l'a jetée sur leurs bonnes grosses épaules. Voilà deux déguisements: le roi prend l'habit du peuple, le peuple prend l'habit du roi. Charles VI n'aura pas de plus grand plaisir que de se perdre dans la foule, et de recevoir les coups des sergents[96]. Il peut courir les rues, danser, jouter dans sa courte jaquette; les bourgeois jugeront et régneront pour lui.

Cette Babel des costumes et des blasons exprimait trop faiblement encore l'embrouillement des idées. L'ordre politique naissait; le désordre intellectuel semblait commencer. La paix publique s'était établie; la guerre morale se déclarait. On eût dit que du sérieux monde féodal et pontifical s'était, un matin, déchaînée la fantaisie. Cette nouvelle reine du temps se dédommageait après sa longue pénitence. C'était comme un écolier échappé qui fait du pis qu'il peut. Le moyen âge, son digne père, qui si longtemps l'avait contenue, elle le respectait fort; mais, sous prétexte d'honneur, elle l'habillait de si bonne sorte, que le pauvre vieillard ne se reconnaissait plus.

On ne sait pas communément que le moyen âge s'est, de son vivant, oublié lui-même.

Déjà le dur Speculator Durandus, ce gardien inflexible du symbolisme antique, déclare avec douleur que le prêtre même ne sait plus le sens des choses saintes[97].

Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fontaines, se croit obligé d'écrire le droit de son temps. «Car, dit-il, les anciennes coutumes que les prud'hommes tenoient, sont tantôt mises à rien... En sorte que le pays est à peu près sans coutume[98]

Les chevaliers, qui se piquaient tant de fidélité, étaient-ils restés fidèles aux rites de la chevalerie? Nous lisons que, lorsque Charles VI arma chevaliers ses jeunes cousins d'Anjou, et qu'il voulut suivre de point en point l'ancien cérémonial, beaucoup de gens «trouvèrent la chose étrange et extraordinaire[99]

Ainsi, avant 1400, les grandes pensées du moyen âge, ses institutions les plus chères vont s'altérant pour les signes, ou s'obscurcissant pour le sens. Nous connaissons aujourd'hui ce que nous fûmes au xiiie siècle mieux que nous ne le savions au xve. Il en est advenu comme d'un homme qui a perdu de vue sa famille, ses parents, ses jeunes années, et qui, plus tard, se recueillant, s'étonne d'avoir délaissé ses vieux souvenirs.

Quelqu'un offrant un jour une mnémonique au grand Thémistocle, il répondit ce mot amer: «Donne-moi plutôt un art d'oublier.» Notre France n'a pas besoin d'un tel art; elle n'oublie que trop vite!

Qu'un tel homme ait dit ce mot sérieusement, je ne le croirai jamais. Si Thémistocle eût vraiment pensé ainsi, s'il eût dédaigné le passé, il n'eût pas mérité le solennel éloge que fait de lui Thucydide: «L'homme qui sut voir le présent et prévoir l'avenir.»

Quiconque néglige, oublie, méprise, en sera puni par l'esprit de confusion. Loin d'entrevoir l'avenir, il ne comprendra rien au présent: il n'y verra qu'un fait sans cause. Un fait, et rien qui le fasse! Quelle chose plus propre à troubler le sens?... Le fait lui apparaîtra sans raison ni droit d'exister. L'ignorance du fait, l'obscurcissement du droit, sont le fléau du xive et du xve siècles.

Les chroniqueurs ne pouvant expliquer ces choses, y voient la peine du schisme. Ils ont raison en un sens. Mais le schisme pontifical était lui-même un incident du schisme universel qui travaillait les esprits.

La discorde intellectuelle et morale se traduisait en guerres civiles. Guerre dans l'Empire, entre Wenceslas et Robert; en Italie, entre Duras et Anjou; en Portugal, pour et contre les enfants d'Inès; en Aragon, entre Pierre VI et son fils; tandis qu'en France se préparent les guerres d'Orléans et de Bourgogne, en Angleterre, celles d'York et de Lancastre.

Discorde dans chaque état, discorde dans chaque famille. «Deux hommes se levant d'un même lit disent à peine un mot qu'ils s'enfuient l'un de l'autre; l'un crie York, l'autre Lancastre; et, pour adieu, ils croisent leurs épées[100]

Voilà les parents, les frères. Mais qui eût pénétré plus avant encore, qui eût ouvert un cœur d'homme, il y aurait trouvé toute une guerre civile, une mêlée acharnée d'idées, de sentiments en discorde.

Si la sagesse consiste à se connaître soi-même et à se pacifier, nulle époque ne fut plus naturellement folle. L'homme, portant en lui cette furieuse guerre, fuyait de l'idée dans la passion, du trouble dans le trouble. Peu à peu, esprit et sens, âme et corps, tout se détraquant, il n'y avait bientôt plus dans la machine humaine une pièce qui tînt. Comment, d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? Nous ferons ce cruel récit. L'histoire individuelle explique l'histoire générale. La folie du roi n'était pas celle du roi seul: le royaume en avait sa part.

Reprenons Charles VI à son enfance, à son avénement.

Le petit roi de douze ans, déjà fol de chasse et de guerre, courait un jour le cerf dans la forêt de Senlis. Nos forêts étaient alors bien autrement vastes et profondes, et la dépopulation des quarante dernières années les avait encore épaissies. Charles VI fit dans cette chasse une merveilleuse rencontre: il vit un cerf qui portait, non la croix, comme le cerf de saint Hubert, mais un beau collier de cuivre doré, où on lisait ces mots latins: «Cesar hoc mihi donavit (César me l'a donné[101]).» Que ce cerf eût vécu si longtemps, c'était, tout le monde en convenait, chose prodigieuse et de grand présage. Mais comment fallait-il l'entendre? Était-ce un signe de Dieu qui promettait des victoires au règne de son élu? ou bien une de ces visions diaboliques par où le Tentateur prend possession des siens, et les pousse au hasard à travers les précipices jusqu'à ce qu'ils se rompent le col?

Quoi qu'il en soit, la faible imagination de l'enfant royal, déjà gâtée par les romans de chevalerie, fut frappée de cette aventure: il vit encore le cerf en songe avant sa victoire de Roosebeke. Dès lors, il plaça sous son écusson le cerf merveilleux, et donna pour support aux armes de France la malencontreuse figure du cornu et fugitif animal.

C'était chose peu rassurante de voir un grand royaume remis, comme un jouet, au caprice d'un enfant. On s'attendait à quelque chose d'étrange; des signes merveilleux apparaissaient.

Ces signes, qui menaçaient-ils? le royaume ou les ennemis du royaume? On pouvait encore en douter. Jamais plus faible roi; mais jamais la France n'avait été plus forte. Pendant tout le xiiie, tout le xive siècle, à travers les succès et les désastres, elle avait constamment gagné. Poussée fatalement dans la grandeur, elle croissait victorieuse; vaincue, elle croissait encore.

Après la défaite de Courtrai, elle gagna la Champagne et la Navarre[102]; après la défaite de Crécy, le Dauphiné et Montpellier; après celle de Poitiers, la Guienne, les deux Bourgognes, la Flandre. Étrange puissance, qui réussissait toujours malgré ses fautes, par ses fautes.

Non-seulement le royaume s'étendait, mais le roi était plus roi. Les seigneurs lui avaient remis leur épée de justice[103] et de bataille; ils n'attendaient qu'un signe de lui pour monter à cheval et le suivre n'importe où. On commençait à entrevoir la grande chose des temps modernes, un empire mû comme un seul homme.

Cette force énorme, où allait-elle se tourner? Qui allait-elle écraser? Elle flottait incertaine dans une jeune main gauche et violente, qui ne savait pas même ce qu'elle tenait.

Quelque part que le coup tombât, il n'y avait dans toute la chrétienté rien, ce semble, qui pût résister.

L'Italie, sous ses belles formes, était déjà faible et malade. Ici les tyrans, successeurs des Gibelins; là les villes guelfes, autres tyrans, qui avaient absorbé toute vie. Naples était ce qu'elle est, mêlée d'éléments divers, une grosse tête sans corps. Sous le prétexte du vieux crime de la reine Jeanne, les uns appelaient les princes hongrois de la première maison d'Anjou, sortie du frère de saint Louis; les autres réclamaient le secours de la seconde maison d'Anjou, c'est-à-dire de l'aîné des oncles de Charles VI.

L'Allemagne ne valait pas mieux. Elle se dégageait à grand'peine de son ancien état de hiérarchie féodale, sans attendre encore son nouvel état de fédération.

Elle tournait, cette grande Allemagne, vacillante et lourdement ivre, comme son empereur Wenceslas. La France n'avait, ce semble, qu'à lui prendre ce qu'elle voulait. Aussi le duc de Bourgogne, le plus jeune des oncles et le plus capable, poussait le roi de ce côté. Par mariage, par achat, par guerre, on pouvait enlever à l'Empire ce qui y tenait le moins, à savoir les Pays-Bas.

Par delà les Pays-Bas, le duc de Bourgogne montrait l'Angleterre. Le moment était bon. Cette orgueilleuse Angleterre avait alors une terrible fièvre. Le roi, les barons, et leur homme Wicleff, avaient lâché le peuple contre l'Église. Mais le dogue, une fois lancé, se retournait contre les barons. Dans ce péril, tout ce qui avait autorité ou propriété, roi, évêques, barons, se serrèrent et firent corps. Le roi, jeune et impétueux, frappa le peuple, raffermit les grands, puis s'en repentit, recula. La France pouvait profiter de ce faux mouvement et porter un coup.

Cette France, si forte, n'avait d'empêchement qu'en elle-même. Les oncles la tiraient en sens inverse, au midi, au nord. Il s'agissait de savoir d'abord qui gouvernerait le petit Charles VI. Ces princes, qui, pendant l'agonie de leur frère[104], étaient venus avec deux armées se disputer la régence, consentirent pourtant à plaider leur droit au parlement[105]. Le duc d'Anjou, comme aîné, fut régent. Mais on produisit une ordonnance du feu roi, qui réservait la garde de son fils au duc de Bourgogne et au duc de Bourbon, son oncle maternel. Charles VI devait être immédiatement couronné[106].

Une autre difficulté, c'est que, si le pays s'était un peu refait vers la fin du règne de Charles V, il n'y avait pas plus d'ordre ni d'habileté en finances, le peu d'argent qu'on levait mettait le peuple au désespoir, et le roi n'en profitait pas.

On se plaisait à croire que le feu roi avait un moment aboli les nouveaux impôts pour le remède de son âme. On crut ensuite qu'ils seraient remis par le nouveau roi, comme joyeuse étrenne du sacre. Mais les oncles menèrent leur pupille droit à Reims, sans lui faire traverser les villes, de crainte qu'il n'entendît les plaintes. On lui fit même, au retour, éviter Saint-Denis, où l'abbé et les religieux l'attendaient en grande pompe; on l'empêcha de faire ses dévotions au patron de la France, comme faisaient toujours les nouveaux rois.

La royale entrée fut belle; des fontaines jetaient du lait, du vin et de l'eau de rose. Et il n'y avait pas de pain dans Paris. Le peuple perdit patience. Déjà, tout autour, les villes et les campagnes étaient en feu. Le prévôt crut gagner du temps en convoquant les notables au Parloir aux bourgeois; mais il en vint bien d'autres; un tanneur demanda si l'on croyait les amuser ainsi. Ils menèrent, bon gré mal gré, le prévôt au palais. Le duc d'Anjou et le chancelier montèrent tout tremblants sur la Table de marbre, et promirent l'abolition des impôts établis depuis Philippe de Valois, depuis Philippe le Bel. La populace courut de là aux juifs, aux receveurs, pilla, tua[107].

Le moyen d'occuper ces bêtes furieuses, c'était de leur jeter un homme. Les princes choisirent un de leurs ennemis personnels, un des conseillers du feu roi, le vieil Aubriot, prévôt de Paris. Ils avaient d'ailleurs leurs raisons; Aubriot avait prêté de l'argent à plus d'un grand seigneur, qui se trouvait quitte, s'il était pendu. Ce prévôt était un rude justicier, un de ces hommes que la populace aime et haït, parce que, tout en malmenant le peuple, ils sont peuple eux-mêmes. Il avait fait faire d'immenses travaux dans Paris, le quai du Louvre, le mur Saint-Antoine, le pont Saint-Michel, les premiers égouts, tout cela par corvée, en ramassant les gens qui traînent dans les rues. Il ne traitait pas l'Église ni l'Université plus doucement; il s'obstinait à ignorer leurs priviléges. Il avait fait tout exprès au Châtelet deux cachots pour les écoliers et les clercs[108]. Il haïssait nommément l'Université «comme mère des prêtres.» Il disait souvent à Charles V que les rois étaient des sots d'avoir si bien renté les gens d'Église. Jamais il ne communiait. Railleur, blasphémateur, fort débauché malgré ses soixante ans, il était bien avec les juifs, mieux avec les juives; il leur rendait leurs enfants, qu'on enlevait pour les baptiser. Ce fut ce qui le perdit. L'Université l'accusa devant l'évêque. Un siècle plus tôt, il eût été brûlé. Il en fut quitte pour l'amende honorable et la pénitence perpétuelle, qui ne dura guère.

Abolir les impôts établis depuis Philippe le Bel, c'eût été supprimer le gouvernement. Par deux fois, le duc d'Anjou essaya de les rétablir (octobre 1381, mars 1382). À la seconde tentative, il prit de grandes précautions. Il fit mettre les recettes à l'encan, mais à huis clos dans l'enceinte du Châtelet. Il y avait des gens assez hardis pour acheter, personne qui osât crier le rétablissement des impôts. Pourtant, à force d'argent, on trouva un homme déterminé, qui vint à cheval dans la halle, et cria d'abord, pour amasser la foule: «Argenterie du roi volée! Récompense à qui la rendra!» Puis, quand tout le monde écouta, il piqua des deux, en criant que le lendemain on aurait à payer l'impôt.

Le lendemain, un des collecteurs se hasarda à demander un sol à une femme qui vendait du cresson[109]; il fut assommé. L'alarme fut si terrible que l'évêque, les principaux bourgeois, le prévôt même qui devait mettre l'ordre, se sauvèrent de Paris. Les furieux couraient toute la ville avec des maillets tout neufs qu'ils avaient pris à l'arsenal. Ils les essayèrent sur la tête des collecteurs. L'un d'eux s'était réfugié à Saint-Jacques, et tenait la Vierge embrassée; il fut égorgé sur l'autel (1er mars 1382). Ils pillèrent les maisons des morts; puis, sous prétexte qu'il y avait des collecteurs ou des juifs dans Saint-Germain-des-Prés, ils forcèrent et pillèrent la riche abbaye. Ces gens, qui violaient les monastères et les églises, respectèrent le palais du roi.

Ayant forcé le Châtelet, ils y trouvèrent Aubriot, le délivrèrent et le prirent pour capitaine. Mais l'ancien prévôt était trop avisé pour rester avec eux. La nuit se passa à boire, et le matin ils trouvèrent que leur capitaine s'était sauvé. Le seul homme qui leur tint tête et gagna quelque chose sur eux, c'était le vieux Jean Desmarets, avocat général. Ce bon homme, qu'on aimait beaucoup dans la ville, empêcha bien d'autres excès. Sans lui, ils auraient détruit le pont de Charenton.

Rouen s'était soulevé avant Paris et se soumit avant; Paris commença à s'alarmer. L'Université, le bon vieux Desmarets, intercédèrent pour la ville. Ils obtinrent une amnistie pour tous, sauf quelques-uns des plus notés, que l'on fit tout doucement jeter, la nuit, à la rivière. Cependant il n'y avait pas moyen de parler d'impôt aux Parisiens. Les princes assemblèrent à Compiègne les députés de plusieurs autres villes de France (mi-avril 1382). Ces députés demandèrent à consulter leurs villes, et les villes ne voulurent rien entendre[110]. Il fallut que les princes cédassent. Ils vendirent aux Parisiens la paix pour cent mille francs.

Ce qui brusqua l'arrangement, c'est que le régent était forcé de partir; il ne pouvait plus différer son expédition d'Italie. La reine Jeanne de Naples, menacée par son cousin Charles de Duras, avait adopté Louis d'Anjou, et l'appelait depuis deux ans[111]. Mais, tant qu'il avait eu quelque chose à prendre dans le royaume, il n'avait pu se décider à se mettre en route. Il avait employé ces deux ans à piller la France et l'Église de France. Le pape d'Avignon, espérant qu'il le déferait de son adversaire de Rome, lui avait livré non-seulement tout ce que le Saint-Siége pouvait recevoir, mais tout ce qu'il pourrait emprunter, engageant, de plus, en garantie de ces emprunts, toutes les terres de l'Église[112]. Pour lever cet argent, le duc d'Anjou avait mis partout chez les gens d'église des sergents royaux, des garnisaires, des mangeurs, comme on disait. Ils en étaient réduits à vendre les livres de leurs églises, les ornements, les calices, jusqu'aux tuiles de leurs toits.

Le duc d'Anjou partit enfin, tout chargé d'argent et de malédictions (fin avril 1382). Il partit lorsqu'il n'était plus temps de secourir la reine Jeanne. La malheureuse, fascinée par la terreur, affaissée par l'âge ou par le souvenir de son crime, avait attendu son ennemi. Elle était déjà prisonnière, lorsqu'elle eut la douleur de voir enfin devant Naples la flotte provençale, qui l'eût sauvée quelques jours plus tôt. La flotte parut dans les premiers jours de mai. Le 12, Jeanne fut étouffée sous un matelas.

Louis d'Anjou, qui se souciait peu de venger sa mère adoptive, avait envie de rester en Provence et de recueillir ainsi le plus liquide de la succession; le pape le poussa en Italie. Il semblait, en effet, honteux de ne rien faire avec une telle armée, une telle masse d'argent. Tout cela ne servait à rien. Louis d'Anjou n'eut pas même la consolation de voir son ennemi. Charles de Duras s'enferma dans les places, et laissa faire le climat, la famine, la haine du peuple. Louis d'Anjou le défia par dix fois. Au bout de quelques mois, l'armée, l'argent, tout était perdu. Les nobles coursiers de bataille étaient morts de faim; les plus fiers chevaliers étaient montés sur des ânes. Le duc avait vendu toute sa vaisselle, tous ses joyaux, jusqu'à sa couronne. Il n'avait sur sa cuirasse qu'une méchante toile peinte. Il mourut de la fièvre, à Bari. Les autres revinrent comme ils purent, en mendiant, ou ne revinrent pas (1384).

Des trois oncles de Charles VI, l'aîné, le duc d'Anjou, alla ainsi se perdre à la recherche d'une royauté d'Italie. Le second, le duc de Berri, s'en était fait une en France, gouvernant d'une manière absolue le Languedoc et la Guienne, et ne se mêlant pas du reste. Le troisième, le duc de Bourgogne, débarrassé des deux autres, put faire ce qu'il voulait du roi et du royaume. La Flandre était son héritage, celui de sa femme; il mena le roi en Flandre, pour y terminer une révolution qui mettait ses espérances en danger.

Il y avait alors une grande émotion dans toute la chrétienté. Il semblait qu'une guerre universelle commençât, des petits contre les grands. En Languedoc, les paysans, furieux de misère, faisaient main basse sur les nobles et sur les prêtres, tuant sans pitié tous ceux qui n'avaient pas les mains dures et calleuses comme eux; leur chef s'appelait Pierre de la Bruyère[113]. Les chaperons blancs de Flandre suivaient un bourgeois de Gand; les ciompi de Florence un cardeur de laine; les compagnons de Rouen avaient fait roi, bon gré mal gré, un drapier, «un gros homme, pauvre d'esprit[114].» En Angleterre, un couvreur menait le peuple à Londres, et dictait au roi l'affranchissement général des serfs.

L'effroi était grand. Les gentilshommes, attaqués partout en même temps, ne savaient à qui entendre, «L'on craignoit, dit Froissart, que toute gentillesse ne pérît.» Dans tout cela, pourtant, il n'y avait nul concert, nul ensemble. Quoique les maillotins de Paris eussent essayé de correspondre avec les blancs chaperons de Flandre[115]; tous ces mouvements, analogues en apparence, procédaient de causes au fond si différentes, qu'ils ne pouvaient s'accorder, et devaient être tous comprimés isolément.

En Flandre, par exemple, la domination d'un comte français, ses exactions, ses violences, avaient décidé la crise; mais il y avait un mal plus grave encore, plus profond, la rivalité des villes de Gand et de Bruges[116], leur tyrannie sur les petites villes et sur les campagnes. La guerre avait commencé par l'imprudence du comte, qui, pour faire de l'argent, vendit à ceux de Bruges le droit de faire passer la Lys dans leur canal, au préjudice de Gand. Cette grosse ville de Bruges, alors le premier comptoir de la chrétienté, avait étendu autour d'elle un monopole impitoyable. Elle empêchait les ports d'avoir des entrepôts, les campagnes de fabriquer[117]; elle avait établi sa domination sur vingt-quatre villes voisines. Elle ne put prévaloir sur Gand. Celle-ci, bien mieux située, au rayonnement des fleuves et des canaux, était d'ailleurs plus peuplée, et d'un peuple violent, prompt à tirer le couteau. Les Gantais tombèrent sur ceux de Bruges, qui détournèrent leur fleuve, tuèrent le bailli du comte, brûlèrent son château. Ypres, Courtrai, se laissèrent entraîner par eux. Liége, Bruxelles, la Hollande même, les encourageaient et regrettaient d'être si loin[118]. Liége leur envoya six cents charrettes de farine.

Gand ne manqua pas d'habiles meneurs. Plus on en tuait, plus il s'en trouvait. Le premier, Jean Hyoens, qui dirigea le mouvement, fut empoisonné; le second, décapité en trahison. Pierre Dubois, un domestique d'Hyoens, succéda; et voyant les affaires aller mal, il décida les Gantais, pour agir avec plus d'unité, à faire un tyran[119]. Ce fut Philippe Artevelde, fils du fameux Jacquemart, sinon aussi habile, du moins aussi hardi que son père. Assiégé, sans secours, sans vivres, il prend ce qui restait, cinq charrettes de pain, deux de vin; avec cinq mille Gantais, il marche droit à Bruges, où était le comte. Les Brugeois, qui se voyaient quarante mille, sortent fièrement, et se sauvent aux premiers coups. Les Gantais entrent dans la ville avec les fuyards, pillent, tuent, surtout les gens des gros métiers[120]. Le comte échappa en se cachant dans le lit d'une vieille femme. (3 mai 1382.)

Le duc de Bourgogne, gendre et héritier du comte de Flandre, n'eut pas de peine à faire croire au jeune roi que la noblesse était déshonorée si on laissait l'avantage à de tels ribauds. Ils avaient d'ailleurs couru le pays de Tournai, qui était terre de France. Une guerre en Flandre, dans ce riche pays, était une fête pour les gens de guerre; il vint à l'armée tout un peuple de Bourguignons, de Normands, de Bretons[121]. Ypres eut peur; la peur gagna, les villes se livrèrent. Les pillards n'eurent qu'à prendre; draps, toiles, coutils, vaisselle plate, ils vendaient, emballaient, expédiaient chez eux.

Les Gantais, ne pouvant compter sur personne[122], réduits à leurs milices, n'ayant presque point de gentilshommes avec eux, partant point de cavalerie, se tinrent, à leur ordinaire, en un gros bataillon. Leur position était bonne (Roosebeke, près Courtrai), mais la saison devenait dure (27 novembre 1382). Ils avaient hâte de retrouver leurs poêles. D'ailleurs, les défections commençaient; le sire de Herzele, un de leurs chefs, les avait quittés. Ils forcèrent Artevelde de les mener au combat.

Pour être sûrs de charger avec ensemble et de ne pas être séparés par la gendarmerie, ils s'étaient liés les uns aux autres. La masse avançait en silence, toute hérissée d'épieux qu'ils poussaient vigoureusement de l'épaule et de la poitrine. Plus ils avançaient, plus ils s'enfonçaient entre les lances des gens d'armes, qui les débordaient de droite et de gauche. Peu à peu, ceux-ci se rapprochèrent. Les lances étant plus longues que les épieux, les Flamands étaient atteints sans pouvoir atteindre. Le premier rang recula sur le second; le bataillon alla se serrant; une lente et terrible pression s'opéra sur la masse; cette force énorme se refoula cruellement contre elle-même. Le sang ne coulait qu'aux extrémités; le centre étouffait. Ce n'était point le tumulte ordinaire d'une bataille, mais les cris inarticulés de gens qui perdaient haleine, les sourds gémissements, le râle des poitrines qui craquaient[123].

Les oncles du roi, qui l'avaient tenu hors de l'action et à cheval, l'amenèrent ensuite sur la place et lui montrèrent tout. Ce champ était hideux à voir; c'était un entassement de plusieurs milliers d'hommes étouffés. Ils lui dirent que c'était lui qui avait gagné la bataille, puisqu'il en avait donné l'ordre et le signal. On avait remarqué d'ailleurs qu'au moment où le roi fit déployer l'oriflamme, le soleil se leva, après cinq jours d'obscurité et de brouillard.

Contempler ce terrible spectacle, croire que c'était lui qui avait fait tout cela, éprouver, parmi les répugnances de la nature, la joie contre nature de cet immense meurtre, c'était de quoi troubler profondément un jeune esprit. Le duc de Bourgogne put bientôt s'en apercevoir, à son propre dommage. Lorsqu'il ramena à Courtrai son jeune roi, le cœur ivre de sang, quelqu'un ayant eu l'imprudence de lui parler des cinq cents éperons français qu'on y gardait depuis la défaite de Philippe le Bel, il ordonna qu'on mit la ville à sac et qu'on la brûlât.

Le roi, ainsi animé, voulait pousser la guerre, aller jusqu'à Gand, l'assiéger; mais la ville était en défense. Le mois de décembre était venu; il pleuvait toujours. Les princes aimèrent mieux faire la guerre aux Parisiens soumis qu'aux Flamands armés. Paris était ému encore, mais disposé à obéir. L'avocat général Desmarets avait eu l'adresse de tout contenir, donnant de bonnes paroles, promettant plus qu'il ne pouvait, trahissant vertueusement les deux partis, comme font les modérés. Lorsque le roi arriva, les bourgeois, pour le mieux fêter, crurent faire une belle chose en se mettant en bataille. Peut-être aussi espéraient-ils, en montrant ainsi leur nombre, obtenir de meilleures conditions. Ils s'étalèrent devant Montmartre en longues files; il y avait un corps d'arbalétriers, un corps armé de boucliers et d'épées, un autre armé de maillets; ces maillotins, à eux seuls, étaient vingt mille hommes[124].

Ce spectacle ne fit pas l'impression qu'ils espéraient. La noblesse, qui menait le roi, revenait bouffie de sa victoire de Roosebeke. Les gens d'armes commencèrent par jeter bas les barrières; puis on arracha les portes même de leurs gonds; on les renversa sur la chaussée du roi; les princes, toute cette noblesse, eurent la satisfaction de marcher sur les portes de Paris[125]. Ils continuèrent en vainqueurs jusqu'à Notre-Dame. Le jeune roi, bien dressé à faire son personnage, chevauchait la lance sur la cuisse, ne disant rien, ne saluant personne, majestueux et terrible.

Le soldat logea militairement chez le bourgeois. On cria que tous eussent à porter leurs armes au Palais ou au Louvre. Ils en portèrent tant, dans leur peur, qu'il s'en trouvait, disait-on, de quoi armer huit cent mille hommes[126]. La ville désarmée, on résolut de la serrer entre deux forts; on acheva la Bastille Saint-Antoine, et l'on bâtit au Louvre une grosse tour qui plongeait dans l'eau; on croyait qu'une fois pris dans cet étau, Paris ne pourrait plus bouger.

Alors commencèrent les exécutions. On mit à mort les plus notés, les violents[127]; puis d'honnêtes gens qui les avaient contenus, et qui avaient rendu les plus grands services, comme le pauvre Desmarets[128]. On ne lui pardonna pas de s'être mis entre le roi et la ville. Après quelques jours d'exécutions et de terreur, on arrangea une scène de clémence. L'Université, la vieille duchesse d'Orléans, avaient déjà demandé grâce; mais le duc de Berri avait répondu que tous les bourgeois méritaient la mort. Enfin, on dressa, au plus haut des degrés du Palais, une tente magnifique, où le jeune roi siégea avec ses oncles et les hauts barons. La foule suppliante remplissait la cour. Le chancelier énuméra tous les crimes des Parisiens depuis le roi Jean, maudit leur trahison, et demanda quels supplices ils n'avaient pas mérités. Les malheureux voyaient déjà la foudre tomber, et baissaient les épaules; ce n'était que cris, des femmes surtout qui avaient leurs maris en prison: elles pleuraient et sanglotaient. Les oncles du roi, son frère, furent touchés; ils se jetèrent à ses pieds, comme il était convenu, et demandèrent que la peine de mort fut commuée en amende.

L'effet était produit; la peur ouvrit les bourses. Tout ce qui avait eu charge, tout ce qui était riche ou aisé, fut mandé, taxé à de grosses sommes, à trois mille, à six mille, à huit mille francs. Plusieurs payèrent plus qu'ils n'avaient. Lorsqu'on crut ne pouvoir plus rien tirer, on publia à son de trompe que désormais on aurait à payer les anciens impôts, encore augmentés; on mit une surcharge de douze deniers sur toute marchandise vendue. La ville ne pouvait rien dire; il n'y avait plus de ville, plus de prévôt, plus d'échevins, plus de commune de Paris[129]. Les chaînes des rues furent portées à Vincennes. Les portes restèrent ouvertes de nuit et de jour.

On traita à peu près de même Rouen[130], Reims, Châlons, Troyes, Orléans et Sens; elles furent aussi rançonnées. La meilleure partie de cet argent, si rudement extorqué, alla finalement se perdre dans les poches de quelques seigneurs. Il n'en resta pas grand'chose[131]. Ce qui resta, ce fut l'outrecuidance de cette noblesse, qui croyait avoir vaincu la Flandre et la France; ce fut l'infatuation du jeune roi, désormais tout prêt à toutes sottises, la tête à jamais brouillée par ses triomphes de Paris et de Roosebeke, et lancé à pleine course dans le grand chemin de la folie.

CHAPITRE II

JEUNESSE DE CHARLES VI
SUITE
1384-1391

La Flandre, qu'on disait vaincue, domptée, l'était si peu, qu'il y fallut encore deux campagnes, et pour finir par accorder aux Flamands tout ce qu'on leur avait refusé d'abord.

Cette pauvre Flandre était pillée à la fois par les Français, ses ennemis, et par les Anglais, ses amis. Ceux-ci, irrités du succès des Français à Roosebeke, préparèrent une croisade contre eux comme schismatiques et partisans du pape d'Avignon. Cette croisade, dirigée, disait-on, contre la Picardie, tomba sur la Flandre. Les Flamands eurent beau représenter au chef de la croisade, à l'évêque de Norwick, qu'ils étaient amis des Anglais, point schismatiques, mais, comme eux, partisans du pape de Rome; l'évêque, qui, sous ce titre épiscopal, n'était qu'un rude homme d'armes et grand pillard, s'obstina à croire que la Flandre était conquise par les Français et devenue toute française. Il prit d'assaut Gravelines, une ville amie, sans défense, qui ne s'attendait à rien. Cassel, pillée par les Anglais, fut ensuite brûlée par les Français. Bergues eut beau ouvrir ses portes au roi de France; le jeune roi, qui n'avait pas encore pris de ville, s'obstina à donner l'assaut; il escalada les murs dégarnis, força les portes ouvertes.

Le comte de Flandre insistait pour qu'on agît sérieusement et qu'on terminât la guerre. Mais tout le monde était las. Le pays commençait à être bien appauvri; il n'y avait plus rien à prendre sans combat. Ce qu'il fallait prendre, si on pouvait, c'était cette grosse ville de Gand; à quoi il fallait un siége, un long et rude siége; personne ne s'en souciait. Le duc de Berri surtout se désolait d'être tenu si longtemps loin de son beau Midi, de passer tous ses hivers dans la boue et le brouillard, à faire les affaires du duc de Bourgogne et du comte de Flandre. Heureusement celui-ci mourut. Les Flamands, dans leur haine contre les Français, prétendirent que le duc de Berri l'avait poignardé[132]. Si ce prince, naturellement doux et plutôt homme de plaisir, eût fait ce mauvais coup, ce qui est peu croyable, il eût servi mieux qu'il ne voulait le duc de Bourgogne, gendre et héritier du mort. Ce gendre ne fut pas difficile sur les conditions de la paix; il n'avait contre les Flamands ni haine, ni rancune; l'essentiel pour lui était d'hériter. Il leur accorda tout ce qu'ils voulurent, jura toutes les chartes qu'ils lui donnèrent à jurer. Il les dispensa même de parler à genoux, cérémonial qui pourtant était d'usage du vassal au seigneur et qui n'avait rien d'humiliant dans les idées féodales (18 décembre 1384).

Le duc de Bourgogne était la seule tête politique de cette famille. Il s'affermit dans les Pays-Bas par un double mariage de ses enfants avec ceux de la maison de Bavière, laquelle, possédant à la fois le Hainaut, la Hollande et la Zélande, entourait ainsi la Flandre au nord et au midi. Il eut encore l'adresse de marier le jeune roi, et de le marier dans cette même maison de Bavière. On proposait les filles des ducs de Bavière, de Lorraine et d'Autriche. Un peintre fut envoyé pour faire le portrait des trois princesses. La Bavaroise ne manqua pas d'être la plus belle, comme il convenait aux intérêts du duc de Bourgogne. On la fit venir en grande pompe à Amiens[133]. Le mariage devait se faire à Arras. Mais le roi déclara qu'il voulait avoir tout de suite sa petite femme; il fallut la lui donner. C'étaient pourtant deux enfants; il avait seize ans, elle quatorze.

Voilà le duc de Bourgogne bien fort, un pied en France, un pied dans l'Empire. Il voulait faire une plus grande chose, chose immense, et pourtant alors faisable: la conquête de l'Angleterre. Les Anglais désolaient tout le midi de la France; ils envahissaient la Castille, notre alliée. Au lieu de traîner cette guerre interminable sur le continent, il valait mieux aller les trouver dans leur île, faire la guerre chez eux et à leurs dépens. Ils avaient entre eux une autre guerre qui les occupait, guerre sourde, silencieuse et terrible. Ils étaient si enragés de haines, si acharnés à se mordre, qu'on pouvait les battre et les tuer avant qu'ils s'en aperçussent.

L'effort fut grand, digne du but. On rassembla tout ce qu'on put acheter, louer de vaisseaux, depuis la Prusse jusqu'à la Castille. On parvint à en réunir jusqu'à treize cent quatre-vingt-sept[134]. Vaisseaux de transport plus que de guerre; tout le monde voulait s'embarquer. Il semblait qu'on préparât une émigration générale de la noblesse française. Les seigneurs ne craignaient pas de se ruiner, sûrs d'en trouver dix fois plus de l'autre côté du détroit. Ils tenaient à passer galamment; ils paraient leurs vaisseaux comme des maîtresses. Ils faisaient argenter les mâts, dorer les proues; d'immenses pavillons de soie, flottant dans tout l'orgueil héraldique, déployaient au vent les lions, les dragons, les licornes, pour faire peur aux léopards.

La merveille de l'expédition, c'était une ville de bois qu'on apportait toute charpentée des forêts de la Bretagne, et qui faisait la charge de soixante-douze vaisseaux. Elle devait se remonter au moment du débarquement, et s'étendre, pour loger l'armée, sur trois mille pas de diamètre[135]. Quel que fût l'événement des batailles, elle assurait aux Français le plus sûr résultat du débarquement; elle leur donnait une place en Angleterre pour recueillir les mécontents, une sorte de Calais britannique.

Tout cela était assez raisonnable. Mais le duc de Bourgogne n'était pas roi de France. Le projet avait le tort de lui être trop utile; le maître de la Flandre eût profité plus que personne du succès de l'invasion d'Angleterre. On obéit donc lentement et de mauvaise grâce. La ville de bois se fit attendre, et n'arriva qu'à moitié brisée par la tempête. Le duc de Berri amusa le roi le plus longtemps qu'il put, en mariant son fils avec la petite sœur du roi, âgée de neuf ans. Charles VI partit seulement le 5 août, et on lui fit encore visiter lentement les places de la Picardie, de manière qu'il n'arriva à Arras qu'à la mi-septembre. Le temps était beau, on pouvait passer. Mais les Anglais négociaient. Le duc de Berri n'arrivait pas; il n'était aucunement pressé. Lettres, messages, rien ne pouvait lui faire hâter sa marche. Il arriva lorsque la saison rendait le passage à peu près impossible[136]. Le mois de décembre était venu, les mauvais temps, les longues nuits. L'Océan garda encore cette fois son île, comme il a fait contre Philippe II, contre Bonaparte[137].

Notre meilleure arme contre la Grande-Bretagne, c'est la Bretagne. Nos marins bretons sont les vrais adversaires des leurs; aussi fermes, moins sages peut-être, mais réparant cela par l'élan dans le moment critique. Le connétable de Clisson, homme du roi et chef des résistances bretonnes contre le duc de Bretagne, reprit l'expédition, et en fit l'affaire de sa province. Clisson visait haut; il venait de racheter aux Anglais le jeune comte de Blois, prétendant au duché de Bretagne; il lui donna sa fille, et il l'aurait fait duc. Le duc régnant, Jean de Montfort, prit Clisson en trahison; mais ses barons l'empêchèrent de le tuer[138]. Ce petit événement fit encore manquer la grande expédition d'Angleterre.

Les Anglais, réveillés toutefois et bien avertis, prirent des mesures. Ils désarmèrent leur roi, qui leur était suspect. Leur nouveau gouvernement nous chercha de l'occupation en Allemagne. Il y avait force petits princes nécessiteux qu'on pouvait acheter à bon marché. Le duc de Gueldre, qui avait plus d'un différend avec les maisons de Bourgogne et de Blois, se vendit aux Anglais pour une pension de vingt-quatre mille francs; il leur fit hommage; et, d'autant plus hardi qu'il avait moins à perdre[139], il défia majestueusement le roi de France.

Le duc de Bourgogne fut charmé, pour l'extension de son influence, de faire sentir dans les Pays-Bas et si loin vers le nord ce que pesait le grand royaume. Il fit faire contre cet imperceptible duc de Gueldre presque autant d'efforts qu'il en aurait fallu pour conquérir l'Angleterre. On rassembla quinze mille hommes d'armes, quatre-vingt mille fantassins[140]. La difficulté n'était pas de lever des hommes, mais de les faire arriver jusque-là. Le duc de Bourgogne, pour qui on faisait la guerre, ne voulut pas que cette grande et dévorante armée passât par son riche Brabant, dont il allait hériter. Il fallut tourner par les déserts de la Champagne, s'enfoncer dans les Ardennes, par les basses, humides et boueuses forêts, en suivant, comme on pouvait, les sentiers des chasseurs. Deux mille cinq cents hommes armés de haches allaient devant pour frayer la route, jetaient des ponts, comblaient les marais. La pluie tombait; le pays était triste et monotone. On ne trouvait rien à prendre, personne, pas même d'ennemis. D'ennui et de lassitude, on finit par écouter les princes qui intercédaient, l'archevêque de Cologne, l'évêque de Liége, le duc de Juliers. Charles VI fut touché surtout des prières d'une grande dame du pays, qui se disait éprise d'amour pour l'invincible roi de France[141]. Sous ce doux patronage, le duc de Gueldre fut reçu à s'excuser; il parla à genoux, et affirma que les défis n'avaient pas été écrits par lui, que c'étaient ses clercs qui lui avaient joué ce tour (1388).

Le résultat était grand pour le duc de Bourgogne, petit pour le roi. Deux mots d'excuses pour payer tant de peines et de dépenses; c'était peu. Au reste, les autres expéditions n'avaient pas mieux tourné. La France avait envahi l'Italie, menacé l'Angleterre, touché l'Allemagne. Elle avait fait de grands mouvements, elle avait fatigué et sué, et il ne lui en restait rien. Elle n'était pas heureuse; rien ne venait à bien. Le roi, gâté de bonne heure par la bataille de Roosebeke, avait cru tout facile, et il ne rencontrait que des obstacles[142]. À qui pouvait-il s'en prendre, sinon à ceux qui l'avaient jeté dans les guerres? À ses oncles, qui l'avaient toujours conseillé à son dam et à leur profit.

Les pacifiques conseillers de Charles V prévalurent à leur tour, le sire de la Rivière, l'évêque de Laon, Montaigu et Clisson. Charles VI, tout enfant qu'il était, avait toujours aimé ces hommes. Il avait obtenu de bonne heure que Clisson fût connétable. Il avait sauvé la vie au doux et aimable sire de la Rivière, que ses oncles voulaient perdre. La Rivière était l'ami et le serviteur personnel de Charles V; il a été enterré à Saint-Denis, aux pieds de son maître.

Le roi avait atteint vingt et un ans. Mais les oncles avaient le pouvoir en main: il fallait de l'adresse pour le leur ôter. L'affaire fut bien menée[143]. Au retour de leur triste expédition de Gueldre, un grand conseil fut assemblé à Reims, dans la salle de l'archevêché. Le roi demanda les moyens de rendre au peuple un peu de repos, et ordonna aux assistants de donner leur avis. Alors l'évêque de Laon se leva, énuméra doctement toutes les qualités du roi, corporelles et spirituelles, la dignité de sa personne, sa prudence et sa circonspection[144]; il déclara qu'il ne lui manquait rien pour régner par lui-même. Les oncles n'osant dire le contraire, Charles VI répondit qu'il goûtait l'avis du prélat; il remercia ses oncles de leurs bons services, et leur ordonna de se rendre chez eux, l'un en Languedoc, l'autre en Bourgogne. Il ne garda que le duc de Bourbon, son oncle maternel, qui était en effet le meilleur des trois.

L'évêque de Laon mourut empoisonné. Mais il avait rendu un double service au royaume. Les oncles, renvoyés chez eux, s'occupèrent un peu de leurs provinces, les purgèrent des brigands qui les dévastaient. Les nouveaux conseillers du roi, ces petites gens, ces marmousets, comme on les appelait, rendirent à la ville de Paris ses échevins et son prévôt des marchands. Ils conclurent une trêve avec l'Angleterre, favorisèrent l'Université contre le pape, et cherchèrent les moyens d'éteindre le schisme. Ils auraient aussi voulu réformer les finances. Ils allégèrent d'abord les impôts, mais furent bientôt obligés de les rétablir.

Le gouvernement était plus sage, mais le roi était plus fol. À défaut de batailles, il lui fallait des fêtes. Il avait eu le malheur de commencer son règne par un de ces heureux hasards qui tournent les plus sages têtes; il avait, à quatorze ans, gagné une grande bataille; il s'était vu salué vainqueur sur un champ couvert de vingt-six mille morts. Chaque année il avait eu les espérances de la guerre; à chaque printemps sa bannière s'était déployée pour les belles aventures. Et c'était à vingt ans, lorsque le jeune homme avait atteint sa force, lorsqu'il était reconnu pour un cavalier accompli dans tout exercice de guerre, qu'on le condamnait au repos! Un gouvernement de marmousets lui défendait les hautes espérances, les vastes pensées... Combien fallait-il de tournois pour le dédommager des combats réels, combien de fêtes, de bals, de vives et rapides amours, pour lui faire oublier la vie dramatique de la guerre, ses joies, ses hasards!

Il se jeta en furieux dans les fêtes, fit rude guerre aux finances, prodiguant en jeune homme, donnant en roi. Son bon cœur était une calamité publique. La chambre des comptes, ne sachant comment résister, notait tristement chaque don du roi de ces mots: «Nimis habuit,» ou «Recuperetur.» Les sages conseillers de la chambre avaient encore imaginé d'employer ce qui pouvait rester, après toute dépense, à faire un beau cerf d'or, dans l'espoir que cette figure aimée du roi serait mieux respectée. Mais le cerf fuyait, fondait toujours; on ne put même jamais l'achever[145].

D'abord, les fils du duc d'Anjou devant partir pour revendiquer la malheureuse royauté de Naples, le roi voulut auparavant leur conférer l'ordre de chevalerie. La fête se fit à Saint-Denis, avec une magnificence et un concours de monde incroyables. Toute la noblesse de France, d'Angleterre, d'Allemagne, était invitée. Il fallut que la silencieuse et vénérable abbaye, l'église des tombeaux, s'ouvrit à ces pompes mondaines, que les cloîtres retentissent sous les éperons dorés, que les pauvres moines accueillissent les belles dames. Elles logèrent dans l'abbaye même[146]. Le récit du moine chroniqueur en est encore tout ému.

Aucune salle n'était assez vaste pour le banquet royal; on en fit une dans la grande cour. Elle avait la forme d'une église[147], et n'avait pas moins de trente-deux toises de long. L'intérieur était tendu d'une toile immense, rayée de blanc et de vert. Au bout s'élevait un large et haut pavillon de tapisseries précieuses, bizarrement historiées, on eût dit l'autel de cette église, mais c'était le trône.

Hors des murs de l'abbaye, on aplanit, on ferma de barrières des lices longues de cent vingt pas. Sur un côté s'élevaient des galeries et des tours, où devaient siéger les dames, pour juger des coups.

Il y eut trois jours de fêtes, d'abord les messes, les cérémonies de l'Église, puis les banquets et les joutes, puis le bal de nuit; un dernier bal enfin, mais celui-ci masqué, pour dispenser de rougir. La présence du roi, la sainteté du lieu, n'imposèrent en rien. La foule s'était enivrée d'une attente de trois jours, ce fut un véritable Pervigilium Veneris[TD-28]; on était aux premiers jours du mois de mai. «Mainte demoiselle s'oublia, plusieurs maris pâtirent...» Serait-ce par hasard dans cette funeste nuit que le jeune duc d'Orléans, frère du roi, aurait plu, pour son malheur, à la femme de son cousin Jean Sans-Peur, comme il eut ensuite l'imprudence de s'en vanter[148]?

Cette bacchanale près des tombeaux eut un bizarre lendemain. Ce ne fut pas assez que les morts eussent été troublés par le bruit de la fête, on ne les tint pas quittes. Il fallut qu'ils jouassent aussi leur rôle. Pour aviver le plaisir par le contraste ou tromper les langueurs qui suivent, le roi se fit donner le spectacle d'une pompe funèbre.

Le héros de Charles VI[149], celui dont les exploits avaient amusé son enfance, Duguesclin, mort depuis dix ans, eut le triste honneur d'amuser de ses funérailles la folle et luxurieuse cour.

Les fêtes appellent les fêtes; le roi voulut que la reine Isabeau, qui depuis quatre ans était entrée cent fois dans Paris, y fît sa première entrée. Après la noble fête féodale, le populaire devait avoir la sienne, celle-ci gaie, bruyante, avec les accidents vulgaires et risibles, le vertige étourdissant des grandes foules. Les bourgeois étaient généralement vêtus de vert, les gens des princes l'étaient en rose. On ne voyait aux fenêtres que belles filles vêtues d'écarlate avec des ceintures d'or. Le lait et le vin coulaient des fontaines; des musiciens jouaient à chaque porte que passait la reine. Aux carrefours, des enfants représentaient de pieux mystères. La reine suivit la rue Saint-Denis. Deux anges descendirent par une corde, lui posèrent sur la tête une couronne d'or en chantant:

Dame enclose entre fleurs de lis,
Êtes-vous pas du paradis?

Lorsqu'elle fut arrivée au pont Notre-Dame, on vit avec étonnement un homme descendre, deux flambeaux à la main, par une corde tendue des tours de la cathédrale.

Le roi avait pris tout comme un autre sa part de la fête; il s'était mêlé à la foule des bourgeois, pour voir aussi passer sa belle jeune Allemande. Il reçut même des sergents «plus d'un horion» pour avoir approché trop près; le soir, il s'en vanta aux dames[150]. Le prince débonnaire, sachant aussi qu'il y avait à la fête beaucoup d'étrangers qui regrettaient de n'avoir jamais vu jouter le roi, se mêla aux joutes pour leur faire plaisir.

Bientôt après, le jeune frère du roi, le duc d'Orléans, épousa la fille de Visconti, le riche duc de Milan[151].

Charles VI voulut que la fête se fît à Melun. Il y reçut magnifiquement la charmante Valentina, qui devait exercer un si doux et si durable ascendant sur ce faible esprit.

La ville de Paris avait cru que l'entrée de la reine lui vaudrait une diminution d'impôt. Ce fut tout le contraire. Il fallut, pour payer la fête, hausser la gabelle, et, de plus, l'on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer, sous peine de la hart. C'était la monnaie du petit peuple, des pauvres. Pendant quinze jours, ces gens furent au désespoir, ne pouvant, avec cette monnaie, acheter de quoi manger[152].

Cependant le roi s'ennuyait; il s'avisa d'un voyage. Il n'avait pas fait son tour du royaume, sa royale chevauchée. Il ne connaissait pas encore ses provinces du Midi. Il en avait reçu de tristes nouvelles. Un pieux moine de Saint-Bernard était venu du fond du Languedoc lui dénoncer le mauvais gouvernement de son oncle de Berri. Le moine avait surmonté tous les obstacles, forcé les portes, et, en présence même de l'oncle du roi, il avait parlé avec une hardiesse toute chrétienne. Le roi, qui avait bon cœur, l'écouta patiemment, le prit sous sa sauvegarde, et promit d'aller lui-même voir ce malheureux pays. Il voulait, d'ailleurs, passer à Avignon et s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.

Après avoir, selon l'usage de nos rois en pareille circonstance, fait ses dévotions à l'abbaye de Saint-Denis, il prit sa route par Nevers et y fut reçu avec la prodigue magnificence de la maison de Bourgogne. Mais il ne permit pas à ses oncles de le suivre[153]; il ne voulait pas qu'ils fermassent ses oreilles aux plaintes des peuples. Peut-être aussi se sentait-il moins libre, en leur présence, de se livrer à ses fantaisies de jeune homme. Pour la même raison, il n'emmena point la reine; il voulait jouir sans contrainte, goûter royalement tout ce que la France avait de plaisirs.

Il s'arrêta d'abord à Lyon, dans cette grande et aimable ville, demi-italienne. Il fut reçu sous un dais de drap d'or par quatre jeunes belles demoiselles, qui le menèrent à l'archevêché. Ce ne fut, pendant quatre jours, que jeux, bals et galanteries.

Mais nulle part le roi ne passa le temps plus agréablement qu'à Avignon, chez le pape. Personne n'était plus consommé que ces prêtres dans tous les arts du plaisir. Nulle part la vie n'était plus facile, nulle part les esprits plus libres. L'eussent-ils été moins, ils se trouvaient à la source même des indulgences; le pardon était tout près du péché. Le roi, au départ, laissa de riches souvenirs aux belles dames d'Avignon, «qui s'en louèrent toutes[154]

Il partit grand ami du pape et tout gagné à son parti. Clément VII avait donné au jeune duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et au roi lui-même la disposition de sept cent cinquante bénéfices, celle, entre autres, de l'archevêché de Reims. Mais l'élu du roi, qui était un fameux adversaire du pape et des dominicains, mourut bientôt empoisonné[155].

Arrivé en Languedoc, le roi n'entendit que plaintes et que cris. Le duc de Berri avait réduit le pays à un tel désespoir, que déjà plus de quarante mille hommes s'étaient enfuis en Aragon. Ce prince, bon et doux dans son Berri, livrait le Languedoc à ses agents comme une ferme à exploiter. Avide et prodigue, il se faisait bénir des uns, détester des autres. Il était homme à donner deux cent mille francs à son bouffon. Il est vrai qu'en récompense il donnait aussi aux clercs et construisait des églises. Il bâtissait ces tourelles aériennes, faisait tailler à grands frais ces dentelles de pierre que nous admirons et que le peuple maudissait. Précieux manuscrits, riches miniatures, sceaux admirables, rien ne lui coûtait. En dernier lieu, à soixante ans, il venait d'épouser une petite fille de douze ans, la nièce du comte de Foix. Combien de fêtes et de dépenses fallait-il au sexagénaire pour se faire pardonner son âge par cette enfant?

Le roi, retenu douze jours entiers à Montpellier par les vives et «frisques» demoiselles du pays[156], vint ensuite assister, à Toulouse, à l'exécution de Bétisac, trésorier de son oncle. Cet homme avouait tous ses crimes, mais il ajoutait qu'il n'avait rien fait que par ordre de monseigneur de Berri. Ne sachant comment le tirer de cette puissante protection, on lui persuada qu'il n'avait d'autre ressource que de se dire hérétique, qu'alors on l'enverrait au pape, qu'il serait sauvé. Il crut ce conseil, se déclara hérétique et fut brûlé vif. L'exécution eut lieu sous les fenêtres du roi, aux acclamations du peuple. Le roi donna cette satisfaction aux plaintes du Languedoc.

Pour faire encore chose agréable à la bonne ville de Toulouse, Charles VI accorda aux abbayes des filles de joie que ces filles ne fussent plus obligées de porter un costume[157], mais que désormais elles s'habillassent à leur fantaisie. Il voulait qu'elles prissent part à la joie de sa royale entrée.

Il revint droit à Paris, soûl de plaisirs, las de fêtes; il évita au retour celles qu'on lui préparait. Il gagea avec son frère que, tous deux partant à franc étrier, il arriverait avant lui. Il n'y avait plus de repos pour lui que dans l'étourdissement. À vingt-deux ans, il était fini; il avait usé deux vies, une de guerre, une de plaisirs. La tête était morte, le cœur vide; les sens commençaient à défaillir. Quel remède à cet état désolant? L'agitation, le vertige d'une course furieuse. «Les morts vont vite.»

La vie est un combat, sans doute, mais il ne faut pas s'en plaindre; c'est un malheur quand le combat finit. La guerre intérieure de l'Homo duplex est justement ce qui nous soutient. Contemplons-la, cette guerre, non plus dans le roi, mais dans le royaume, dans le Paris d'alors, qui la représentait si bien.

Le Paris de Charles VI, c'est surtout le Paris du nord, ce grand et profond Paris de la plaine, étendant ses rues obscures du royal hôtel Saint-Paul à l'hôtel de Bourgogne, aux halles. Au cœur de ce Paris, vers la Grève, s'élevaient deux églises, deux idées, Saint-Jacques et Saint-Jean.

Saint-Jacques de la Boucherie était la paroisse des bouchers et des lombards, de l'argent et de la viande. Dignement enceinte d'écorcheries, de tanneries et de mauvais lieux, la sale et riche paroisse s'étendait de la rue Troussevache au quai des Peaux ou Pelletier. À l'ombre de l'église des bouchers, sous la protection de ses confréries, dans une chétive échoppe, écrivaient, intriguaient, amassaient Flamel et sa vieille Pernelle, gens avisés, qui passaient pour alchimistes, et qui de cette boue infecte surent en effet tirer de l'or[158].

Contre la matérialité de Saint-Jacques s'élevait, à deux pas, la spiritualité de Saint-Jean. Deux événements tragiques avaient fait de cette chapelle une grande église, une grande paroisse: le miracle de la rue des Billettes, où «Dieu fut boulu par un juif;» puis, la ruine du Temple, qui étendit la paroisse de Saint-Jean sur ce vaste et silencieux quartier. Son curé était le grand docteur du temps, Jean Gerson, cet homme de combat et de contradiction. Mystique, ennemi des mystiques, mais plus ennemi encore des hommes de matière et de brutalité, pauvre et impuissant curé de Saint-Jean, entre les folies de Saint-Paul et les violences de Saint-Jacques, il censura les princes, il attaqua les bouchers; il écrivit contre les dangereuses sciences de la matière, qui sourdement minaient le christianisme, contre l'astrologie, contre l'alchimie.

Sa tâche était difficile; la partie était forte. La nature et les sciences de la nature, comprimées par l'esprit chrétien, allaient avoir leur renaissance.

Cette dangereuse puissance, longtemps captive dans les creusets et les matrices des disciples d'Averroès, transformée par Arnauld de Villeneuve et quasi spiritualisée[159], se contint encore au xiiie siècle; au xve, elle flamba...

Combien, en présence de cette éblouissante apparition, la vieille éristique pâlit? Celle-ci avait tout occupé en l'homme; puis, tout laissé vide. Dans l'entr'acte de la vie spirituelle, l'éternelle nature reparaît, toujours jeune et charmante. Elle s'empare de l'homme défaillant et l'attire contre son sein.

Elle revient après le christianisme, malgré lui, elle revient comme péché. Le charme n'en est que plus irritant pour l'homme, le désir plus âpre. N'étant pas encore comprise, n'étant pas science, mais magie, elle exerce sur l'homme une fascination meurtrière. Le fini va se perdre dans le charme infiniment varié de la nature. Lui, il donne, donne sans compter. Elle, belle, immuable, elle reçoit toujours et sourit.

Il faut donc que tout y passe. L'alchimiste vieillissant à la recherche de l'or, maigre et pâle sur son creuset, soufflera jusqu'à la fin. Il brûlera ses meubles, ses livres; il brûlerait ses enfants... D'autres poursuivront la nature dans ses formes les plus séduisantes; ils languiront à la recherche de la beauté. Mais la beauté fuit comme l'or; chacune de ses gracieuses apparitions échappe à l'homme, vaine et vide, et toute vaine qu'elle est, elle n'emporte pas moins les riches dons de son être... Ainsi triomphe de l'être éphémère l'insatiable, l'infatigable nature. Elle absorbe sa vie, sa force; elle le reprend en elle, lui et son désir, et résout l'amour et l'amant dans l'éternelle chimie.

Que si la vie ne manque point, mais que seulement l'âme défaille, alors c'est bien pis. L'homme n'a plus de la vie que la conscience de sa mort. Ayant éteint son Dieu intérieur, il se sent délaissé de Dieu, et comme excepté seul de l'universelle providence.

Seul... Mais au moyen âge on n'était pas longtemps seul. Le Diable vient vite, dans ces moments, à la place de Dieu. L'âme gisante est pour lui un jouet qu'il tourne et pelote... Et cette pauvre âme est si malade qu'elle veut rester malade, creusant son mal et fouillant les mauvaises jouissances: Mala mentis gaudia.[TD-30] Leurrée de croyances folles, amusée de lueurs sombres, menée de côté et d'autre par la vaine curiosité, elle cherche à tâtons dans la nuit; elle a peur et elle cherche...

Ce sont d'étranges époques. On nie, on croit tout. Une fiévreuse atmosphère de superstition sceptique enveloppe les villes sombres. L'ombre augmente dans leurs rues étroites; leur brouillard va s'épaississant aux fumées d'alchimie et de sabbat. Les croisées obliques ont des regards louches. La boue noire des carrefours grouille en mauvaises paroles. Les portes sont fermées tout le jour; mais elles savent bien s'ouvrir le soir pour recevoir l'homme du mal, le juif, le sorcier, l'assassin.

On s'attend alors à quelque chose. À quoi? On l'ignore. Mais la nature avertit; les éléments semblent changés. Le bruit courut un moment, sous Charles VI, qu'on avait empoisonné les rivières[160]. Dans tous les esprits flottait d'avance une vague pensée de crime.

CHAPITRE III

FOLIE DE CHARLES VI
1392-1400

Cette brutale histoire, qui va présenter tant de crimes hardis, de crimes orgueilleux qui cherchent le jour, elle commence par un vilain crime de nuit, un guet-apens. Ce fut un attentat de la féodalité mourante contre le droit féodal, commis en trahison par un arrière-vassal sur un officier de son suzerain, dans la résidence du suzerain même; et par-dessus, ce fut un sacrilége, l'assassin ayant pris pour faire son coup le jour du Saint-Sacrement.

Les Marmousets, les petits devenus maîtres des grands étaient mortellement haïs; Clisson, de plus, était craint. En France, il était connétable, l'épée du roi contre les seigneurs; en Bretagne, il était au contraire le chef des seigneurs contre le duc. Lié étroitement aux maisons de Penthièvre et d'Anjou, il n'attendait qu'une occasion pour chasser le duc de Bretagne et le renvoyer chez ses amis les Anglais. Le duc, qui le savait à merveille, qui vivait en crainte continuelle de Clisson et ne rêvait que du terrible borgne[161], ne pouvait se consoler d'avoir eu son ennemi entre les mains, de l'avoir tenu et de n'avoir pas eu le courage de le tuer. Or il y avait un homme qui avait intérêt à tuer Clisson, qui avait tout à craindre du connétable et de la maison d'Anjou. C'était un seigneur angevin, Pierre de Craon, qui, ayant volé le trésor du duc d'Anjou, son maître, dans l'expédition de Naples, fut cause qu'il périt sans secours[162]. La veuve ne perdait pas de vue cet homme, et Clisson, allié de la maison d'Anjou, ne rencontrait pas le voleur sans le traiter comme il le méritait.

Les deux peurs, les deux haines s'entendirent. Craon promit au duc de Bretagne de le défaire de Clisson. Il revint secrètement à Paris, rentra de nuit dans la ville; les portes étaient toujours ouvertes depuis la punition des Maillotins. Il remplit de coupe-jarrets son hôtel du Marché-Saint-Jean. Là, portes et croisées fermées, ils attendirent plusieurs jours. Enfin, le 13 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, un grand gala ayant eu lieu à l'hôtel Saint-Paul, joutes, souper et danses après minuit, le connétable revenait presque seul à son hôtel de la rue de Paradis. Ce vaste et silencieux Marais, assez désert même aujourd'hui, l'était bien plus alors; ce n'étaient que grands hôtels, jardins et couvents. Craon se tint à cheval avec quarante bandits au coin de la rue Sainte-Catherine; Clisson arrive, ils éteignent les torches, fondent sur lui. Le connétable crut d'abord que c'était un jeu du jeune frère du roi. Mais Craon voulut, en le tuant, lui donner l'amertume de savoir par qui il mourait. «Je suis votre ennemi, lui dit-il, je suis Pierre de Craon.» Le connétable, qui n'avait qu'un petit coutelas, para du mieux qu'il put. Enfin, atteint à la tête, il tomba; fort heureusement, il ouvrit en tombant une porte entre-bâillée, celle d'un boulanger qui chauffait son four à cette heure avancée de la nuit. La tête et moitié du corps se trouvèrent dans la boutique; pour l'achever, il eût fallu entrer. Mais les quarante braves n'osèrent descendre de cheval; ils aimèrent mieux croire qu'il en avait assez, et se sauvèrent au galop par la porte Saint-Antoine.

Le roi, qui se couchait, fut averti un moment après. Il ne prit pas le temps de s'habiller; il vint sans attendre sa suite, en chemise, dans un manteau. Il trouva le connétable déjà revenu à lui, et lui promit de le venger, jurant que jamais chose ne serait payée plus cher que celle-là.

Cependant le meurtrier s'était blotti dans son château de Sablé au Maine, puis dans quelque coin de la Bretagne. Les oncles du roi, qui étaient ravis de l'événement, et qui d'avance en avaient su quelque chose, disaient, pour amuser le roi et gagner du temps, que Craon était en Espagne. Mais le roi ne s'y trompait pas. C'était le duc de Bretagne qu'il voulait punir. Il était loin, ce duc; il fallait l'atteindre chez lui, dans son pauvre et rude pays, à travers les forêts du Mans, de Vitré, de Rennes. Il fallait que les oncles du roi lui amenassent leurs vassaux, c'est-à-dire qu'ils se prêtassent à punir le crime de leurs amis, le leur peut-être[163]. Le roi, ne sachant comment venir à bout de leur répugnance et de leurs lenteurs, alla jusqu'à rendre au duc de Berri le Languedoc qu'il lui avait si justement retiré[164].

Il était languissant, malade d'impatience. Il avait eu une fièvre chaude peu de temps auparavant, et n'était pas trop remis. Il y avait en lui quelque chose d'égaré et comme d'étrange. Ses oncles auraient voulu qu'il se soignât, qu'il se tînt tranquille, qu'il s'abstînt surtout de venir au conseil; mais ils ne gagnaient rien sur lui. Il monta à cheval malgré eux et les mena jusqu'au Mans. Là, ils parvinrent encore à le retenir trois semaines. Enfin, se croyant mieux, il n'écouta plus rien et fit déployer son étendard.

C'était le milieu de l'été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs d'août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir, la tête chargée d'un chaperon écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient derrière sournoisement et le laissaient seul, afin, disaient-ils, de lui faire moins de poussière. Seul, il traversait les ennuyeuses forêts du Maine, de méchants bois pauvres d'ombrage, les chaleurs étouffées des clairières, les mirages éblouissants du sable à midi. C'était aussi dans une forêt, mais combien différente! que, douze ans auparavant, il avait fait rencontre du cerf merveilleux qui promettait tant de choses. Il était jeune alors, plein d'espoir, le cœur haut, tout dressé aux grandes pensées. Mais combien il avait fallu en rabattre! Hors du royaume, il avait échoué partout, tout tenté et tout manqué. Dans le royaume même, était-il bien roi? Voilà que tout le monde, les princes, le clergé, l'Université, attaquaient ses conseillers. On lui faisait le dernier outrage, on lui tuait son connétable et personne ne remuait; un simple gentilhomme, en pareil cas, aurait eu vingt amis pour lui offrir leur épée. Le roi n'avait pas même ses parents; ils se laissaient sommer de leur service féodal, et alors ils se faisaient marchander; il fallait les payer d'avance, leur distribuer des provinces, le Languedoc, le duché d'Orléans. Son frère, ce nouveau duc d'Orléans, c'était un beau jeune prince qui n'avait que trop d'esprit et d'audace, qui caressait tout le monde; il venait de mettre dans les fleurs de lis la belle couleuvre de Milan[165]... Donc, rien d'ami ni de sûr. Des gens qui n'avaient pas craint d'attaquer son connétable à sa porte ne se feraient pas grand scrupule de mettre la main sur lui. Il était seul parmi des traîtres. Qu'avait-il fait pourtant pour être ainsi haï de tous, lui qui ne haïssait personne, qui plutôt aimait tout le monde? Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour le soulagement du peuple; tout au moins il avait bon cœur; les bonnes gens le savaient bien.

Comme il traversait ainsi la forêt, un homme de mauvaise mine, sans autre vêtement qu'une cotte blanche, se jette tout à coup à la bride du cheval du roi, criant d'une voix terrible: «Arrête, noble roi, ne passe outre, tu es trahi!»

On lui fit lâcher la bride, mais on le laissa suivre le roi et crier une demi-heure.

Il était midi, et le roi sortait de la forêt pour entrer dans une plaine de sable où le soleil frappait d'aplomb. Tout le monde souffrait de la chaleur. Un page qui portait la lance royale s'endormit sur son cheval, et la lance, tombant, alla frapper le casque que portait un autre page. À ce bruit d'acier, à cette lueur, le roi tressaille, tire l'épée, et, piquant des deux, il crie: «Sus, sus aux traîtres? ils veulent me livrer!» Il courait ainsi l'épée nue sur le duc d'Orléans. Le duc échappa, mais le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu'on pût l'arrêter[166]. Il fallut qu'il se fût lassé; alors, un de ses chevaliers vint le saisir par derrière. On le désarma, on le descendit de cheval, on le coucha doucement par terre. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête, il ne reconnaissait personne et ne disait mot. Ses oncles, son frère, étaient autour de lui. Tout le monde pouvait approcher et le voir. Les ambassadeurs d'Angleterre y vinrent comme les autres, ce qu'on trouva généralement fort mauvais. Le duc de Bourgogne, surtout, s'emporta contre le chambellan La Rivière, qui avait laissé voir le roi en cet état aux ennemis de la France.

Lorsqu'il revint un peu à lui, et qu'il sut ce qu'il avait fait, il en eut horreur, demanda pardon et se confessa. Les oncles s'étaient emparés de tout et avaient mis en prison La Rivière et les autres conseillers du roi; Clisson avait seul échappé. Toutefois, le roi défendit qu'on leur fît mal, et leur fit même rendre leurs biens[167].

Les médecins ne manquèrent point au royal malade, mais ils ne firent pas grand'chose. C'était déjà, comme aujourd'hui, la médecine matérialiste, qui soigne le corps sans se soucier de l'âme, qui veut guérir le mal physique sans rechercher le mal moral, lequel pourtant est ordinairement la cause première de l'autre. Le moyen âge faisait tout le contraire; il ne connaissait pas toujours les remèdes matériels; mais il savait à merveille calmer, charmer le malade, le préparer à se laisser guérir. La médecine se faisait chrétiennement, au bénitier même des églises. Souvent on commençait par confesser le patient, et l'on connaissait ainsi sa vie, ses habitudes. On lui donnait ensuite la communion, ce qui aidait à rétablir l'harmonie des esprits troublés. Quand le malade avait mis bas la passion, l'habitude mauvaise, dépouillé le vieil homme, alors on cherchait quelque remède. C'était ordinairement quelque absurde recette; mais sur un homme si bien préparé, tout réussissait. Au xive siècle, on ne connaissait déjà plus ces ménagements préalables; on s'adressait directement, brutalement au corps; on le tourmentait. Le roi se lassa bientôt du traitement, et dans un moment de raison il chassa ses médecins.

Les gens de la cour l'engageaient à ne chercher d'autre remède que les amusements, les fêtes, à guérir la folie par la folie.

Une belle occasion se présenta: la reine mariait une de ses dames allemandes, déjà veuve. Les noces de veuves étaient des charivaris, des fêtes folles, où l'on disait et faisait tout. Afin d'en faire, s'il se pouvait davantage, le roi et cinq chevaliers se déguisèrent en satyres.

Celui qui mettait en train ces farces obscènes était un certain Hugues de Guisay, un mauvais homme, de ces gens qui deviennent quelque chose en amusant les grands et marchant sur les petits. Il fit coudre ces satyres dans une toile enduite de poix-résine, sur quoi fut collée une toison d'étoupes qui les faisait paraître velus comme des boucs. Pendant que le roi, sous ce déguisement, lutine sa jeune tante, la toute jeune épouse du vieux duc de Berri, le duc d'Orléans, son frère, qui avait passé la soirée ailleurs, rentre avec le comte de Bar; ces malheureux étourdis imaginent, pour faire peur aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Ces étoupes tenaient à la poix-résine; à l'instant les satyres flambèrent. La toile était cousue; rien ne pouvait les sauver. Ce fut chose horrible de voir courir dans la salle ces flammes vivantes, hurlantes... Heureusement, la jeune duchesse de Berri retint le roi, l'empêcha de bouger, le couvrit de sa robe, de sorte qu'aucune étincelle ne tombât sur lui. Les autres brûlèrent une demi-heure, et mirent trois jours à mourir[168].

Les princes avaient tout à craindre si le roi n'eût échappé; le peuple les aurait mis en pièces. Quand le bruit de cette aventure se répandit dans la ville, ce fut un mouvement général d'indignation et de pitié. Que l'on abandonnât le roi à ces honteuses folies, qu'il eût risqué, innocent et simple qu'il était, d'être enveloppé dans ce terrible châtiment de Dieu, l'honnête bourgeoisie de Paris frémissait d'y penser. Ils se portèrent plus de cinq cents à l'hôtel Saint-Paul. On ne put les calmer qu'en leur montrant le roi sous son dais royal, où il les remercia et leur dit de bonnes paroles.

Une telle secousse ne pouvait manquer d'amener une rechute. Celle-ci fut violente. Il soutenait qu'il n'était point marié, qu'il n'avait pas d'enfant. Un autre trait de sa folie, et ce n'était pas le plus fol, c'était de ne vouloir plus être lui-même, point Charles, point roi. S'il voyait des lis sur les vitraux ou sur les murs, il s'en moquait, dansait devant, les brisait, les effaçait. «Je m'appelle Georges, disait-il; mes armes sont un lion percé d'une épée[169]

Les femmes seules avaient encore puissance sur lui, sauf la reine, qu'il ne pouvait plus souffrir. Une femme l'avait sauvé du feu. Mais celle qui avait sur lui le plus d'empire, c'était sa belle-sœur Valentina, la duchesse d'Orléans. Il la reconnaissait fort bien, et l'appelait: «Chère sœur.» Il fallait qu'il la vît tous les jours; il ne pouvait durer sans elle; si elle ne venait, il l'allait chercher. Cette jeune femme, déjà délaissée de son mari, avait pour le pauvre fol un singulier attrait; ils étaient tous deux malheureux. Elle seule savait se faire écouter de lui; il lui obéissait, ce fol, elle était devenue sa raison.

Personne, que je sache, n'a bien expliqué encore ce phénomène de l'infatuation, cette fascination étrange qui tient de l'amour et n'est pas l'amour. Ce ne sont pas seulement les personnes qui l'exercent; les lieux ont aussi cette influence; témoin le lac dont Charlemagne ne pouvait détacher ses yeux[170]. Si la nature, si les forêts muettes, les froides eaux, nous captivent et nous fascinent, que sera-ce donc de la femme? Quel pouvoir n'exercera-t-elle pas sur l'âme souffrante qui viendra chercher près d'elle le charme des entretiens solitaires et de voluptueuses compassions?

Douce, mais dangereuse médecine qui calme et qui trouble. Le peuple, qui juge grossièrement et qui juge bien, sentait que ce remède était un mal encore. Elle a, disait-il, cette Visconti venue du pays des poisons, des maléfices, elle a ensorcelé le roi... Et il pouvait bien y avoir, en effet, quelque enchantement dans les paroles de l'Italienne, un subtil poison dans le regard de la femme du Midi.

Un meilleur remède aux troubles d'esprit, un moyen plus sage d'harmoniser nos puissances morales, c'est de recourir à la paix suprême, de se réfugier en Dieu. Le roi se voua à saint Denis, et lui offrit une grosse châsse d'or. Il se fit mener en Bretagne, au mélancolique pèlerinage du Mont-Saint-Michel, in periculo maris; plus tard, aux affreuses montagnes volcaniques du Puy en Vélay. On lui fit faire aussi de sévères ordonnances contre les blasphémateurs, contre les juifs. Cette fois, du moins, les juifs furent mieux traités; le roi, en les chassant, leur permit d'emporter leurs biens. Une autre ordonnance accordait un confesseur aux condamnés, de manière qu'en tuant le corps on sauvât du moins l'âme. Tout jeu fut défendu, sauf l'utile exercice de l'arbalète. Une fille du roi fut offerte à la Vierge, et faite religieuse en naissant; on espérait que l'innocente créature expierait les péchés de son père et lui obtiendrait guérison.

De toutes les bonnes œuvres royales, la plus royale c'est la paix; ainsi en jugeait saint Louis[171]. Les rois ne sont ici-bas que pour garder la paix de Dieu. On croyait généralement que la maison de France était frappée pour avoir mis la guerre et le schisme dans le monde chrétien. Donc, la paix était le remède; paix de l'Église entre Rome et Avignon, par la cession des deux papes; paix de la chrétienté entre la France et l'Angleterre, par un bon traité entre les deux rois, par une belle croisade contre le Turc, c'était le vœu de tout le monde; c'était ce que disaient tout haut les sermons des prédicateurs, les harangues de l'Université; tout bas les pleurs et les prières de tant de misérables, la prière commune des familles, celle que les mères enseignaient le soir aux petits enfants.

Il faut voir avec quelle vivacité Jean Gerson célèbre ce beau don de la paix, dans un de ces moments d'espoir où l'on crut à la cession des deux papes. Ce sermon est plutôt un hymne; l'ardent prédicateur devient poëte et rime sans le vouloir; nul doute que ces rimes n'aient été redites et chantées par la foule émue qui les entendait:

«Allons, allons, sans attarder,
«Allons de paix le droit sentier...
«Grâces à Dieu, honneur et gloire,
«Quand il nous a donné victoire.

«Élevons nos cœurs, ô dévot peuple chrétien! mettons hors toute autre cure, donnons cette heure à considérer le beau don de paix qui approche. Que de fois, par grands désirs, depuis près de trente ans, avons-nous demandé la paix, soupiré la paix! Veniat pax[172]

Les rois se réconcilièrent plus aisément que les papes. Les Anglais ne voulaient point la paix[173]; mais leur roi la voulut; il signa du moins une trêve de vingt-huit ans. Richard II, haï des siens, avait besoin de l'amitié de la France. Il épousa une fille du roi[174], avec une dot énorme de huit cents écus[175]. Mais il rendait Brest et Cherbourg.

Cet heureux traité permit à la noblesse de France, ce qu'elle souhaitait depuis si longtemps, de faire encore une croisade. La guerre contre les infidèles, c'était la paix entre les chrétiens. Il n'y avait plus si loin à chercher la croisade; elle venait nous chercher. Les Turcs avançaient; ils enveloppaient Constantinople, serraient la Hongrie. Ce rapide conquérant, Bajazet l'Éclair (Hilderim), avait, disait-on, juré de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre de Rome. Une nombreuse noblesse partit, le connétable, quatre princes du sang, plusieurs hommes de grande réputation, l'amiral de Vienne, les sires de Couci, de Boucicaut. L'ambitieux duc de Bourgogne obtint que son fils, le duc de Nevers, un jeune homme de vingt-deux ans, fût le chef de ces vieux et expérimentés capitaines[176]. Une foule de jeunes seigneurs qui faisaient leurs premières armes déployèrent un luxe insensé. Les bannières, les guidons, les housses, étaient chargés d'or et d'argent; les tentes étaient de satin vert. La vaisselle d'argent suivait sur des chariots; des bateaux de vins exquis descendaient le Danube. Le camp de ces croisés fourmillait de femmes et de filles.

Que devenait, pendant ce temps, l'affaire du schisme? Reprenons d'un peu plus haut.

Longtemps les princes avaient exploité à leur profit la division de l'Église, le duc d'Anjou d'abord, puis le duc de Berri. Les papes d'Avignon, serviles créatures de ces princes, ne donnaient de bénéfices qu'à ceux qu'ils leur désignaient. Les prêtres erraient, mouraient de faim. Les suppôts de l'Université, les plus savants élèves qu'elle formait, les plus éloquents docteurs, restaient oubliés à Paris, languissants dans quelque grenier[177].

À la longue pourtant, quand l'Église fut presque ruinée, et que les abus devinrent moins lucratifs, alors, enfin, les princes commencèrent à écouter les plaintes de l'Université. Cette compagnie, enhardie par l'abaissement des papes, prit en main l'autorité; elle déclara qu'elle avait de droit divin la charge non-seulement d'enseigner, mais de corriger et de censurer, de censurer et doctrinaliter et judicialiter[TD-35], pour parler le langage du temps. Elle appela tous ses membres à donner avis sur la grande question de l'union de l'Église. Tous votèrent, du plus grand au plus petit. Un tronc était ouvert aux Mathurins. Le moindre des pauvres maîtres de Sorbonne, le plus crasseux des cappets de Montaigu, y jeta son vote. On en compta dix mille; mais les dix mille votes se réduisirent à trois avis: compromis entre les deux papes, cession de l'un et de l'autre, concile général pour juger l'affaire. La voie de cession sembla la plus sûre. On la croyait d'autant plus facile que Clément VII venait de mourir. Le roi écrivit aux cardinaux de surseoir à l'élection. Ils gardèrent ses lettres cachetées, et se hâtèrent d'élire. Le nouvel élu, Pierre de Luna, Benoît XIII, avait promis, il est vrai, de tout faire pour l'union de l'Église, et de céder s'il le fallait[178].

Pour obtenir de lui qu'il tînt parole, on lui envoya la plus solennelle ambassade qu'aucun pape eût jamais reçue. Les ducs de Berri, de Bourgogne et d'Orléans vinrent le trouver à Avignon, avec un docteur envoyé par l'Université de Paris. Celui-ci harangua le pape avec la plus grande hardiesse. Il avait pris ce texte: «Illuminez, grand Dieu, ceux qui devraient nous conduire, et qui sont eux-mêmes dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.» Le pape parla à merveille; il répondit avec beaucoup de présence d'esprit et d'éloquence, protestant qu'il ne désirait rien plus que l'union. C'était un habile homme, mais un Aragonais, une tête dure, pleine d'obstination et d'astuce. Il se joua des princes, lassa leur patience, les excédant de doctes harangues, de discours, de réponses et de répliques, lorsqu'il ne fallait, comme on le lui dit, qu'un tout petit mot: Cession[179]. Puis, quand il les vit languissants, découragés, malades d'ennui, il s'en débarrassa par un coup hardi. Les princes ne demeuraient pas dans la ville d'Avignon, mais de l'autre côté, à Villeneuve, et tous les jours ils passaient le pont du Rhône pour conférer avec le pape. Un matin ce pont se trouva brûlé, on ne passait qu'en barque avec danger et lenteur. Le pape assura qu'il allait rétablir le pont[180]. Mais les princes perdirent patience et laissèrent l'Aragonais maître du champ de bataille. La paix de l'Église fut ajournée pour longtemps.

Les affaires de Turquie, d'Angleterre, ne tournèrent pas mieux.

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