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Histoire de France 1364-1415 (Volume 5/19)

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Le 25 décembre 1396, pendant la nuit de Noël, au milieu des réjouissances de cette grande fête, tous les princes étant chez le roi, un cavalier entra à l'hôtel Saint-Paul, tout botté et en éperons. Il se jeta à genoux devant le roi et dit qu'il venait de la part du duc de Nevers, prisonnier des Turcs. L'armée tout entière avait péri. De tant de milliers d'hommes, il restait vingt-huit hommes, les plus grands seigneurs, que les Turcs avaient réservés pour les mettre à rançon.

Il n'y avait pas lieu de s'en étonner; la folle présomption des croisés ne pouvait qu'amener un tel désastre. Ils n'avaient pas même voulu croire que les Turcs pussent les attendre. Bajazet était à six lieues, que le maréchal Boucicaut faisait couper les oreilles aux insolents qui prétendaient que cette canaille infidèle osait venir à sa rencontre[181].

Le roi de Hongrie, qui avait appris à ses dépens ce genre de guerre, pria du moins les croisés de laisser ses Hongrois à l'avant-garde, d'opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, de se réserver. C'était l'avis du sire de Couci. Mais les autres ne voulurent rien écouter. L'avant-garde était le poste d'honneur pour les chevaliers; ils coururent à l'avant-garde, ils chargèrent et d'abord renversèrent tout devant eux. Derrière les premiers corps, ils en trouvèrent d'autres et les dissipèrent encore. Les janissaires même furent enfoncés. Arrivés ainsi au haut d'une colline, ils aperçurent de l'autre côté quarante mille hommes de réserve et virent en même temps les grandes ailes de l'armée turque qui se rapprochaient pour les enfermer. Alors il y eut un moment de terreur panique; la foule des croisés se débanda; les chevaliers seuls s'obstinèrent; ils pouvaient encore se replier sur les Hongrois, qui étaient tout près derrière eux et encore entiers. Mais après de telles bravades il y aurait eu trop de honte; ils s'élancèrent à travers les Turcs et se firent tuer pour la plupart.

Quand le sultan vit le champ de bataille et l'immense massacre qui avait été fait des siens, il pleura, se fit amener tous les prisonniers et les fit décapiter ou assommer; ils étaient dix mille[182]. Il n'épargna que le duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands seigneurs; il fallut qu'ils fussent témoins de cette horrible boucherie.

Dès qu'on sut l'événement et dans quel péril se trouvait encore le comte de Nevers, le roi de France et le duc de Bourgogne se hâtèrent d'envoyer au cruel sultan de riches présents pour l'apaiser; un drageoir d'or, des faucons de Norwége, du linge de Reims, des tapisseries d'Arras qui représentaient Alexandre le Grand. On rassembla promptement les deux cent mille ducats qu'il exigeait pour rançon. Lui, il envoya aussi des présents au roi de France; mais c'étaient des dons insolents et dérisoires: une masse de fer, une cotte d'armes de laine à la turque, un tambour et des arcs dont les cordes étaient tissues avec des entrailles humaines[183]. Pour que rien ne manquât à l'outrage, il fit venir ses prisonniers au départ, et, s'adressant au comte de Nevers, il lui dit ces rudes paroles[184]: «Jean, je sais que tu es un grand seigneur en ton pays et fils d'un grand seigneur. Tu es jeune, tu as long avenir. Il se peut que tu sois confus et chagrin de ce qui t'est advenu lors de ta première chevalerie, et que, pour réparer ton honneur, tu rassembles contre moi une puissante armée. Je pourrais, avant de te délivrer, te faire jurer, sur ta foi et ta loi, que tu n'armeras contre moi, ni toi, ni tes gens. Mais non, je ne ferai faire ce serment, ni à eux, ni à toi. Quand tu seras de retour là-bas, arme-toi, si cela te fait plaisir, et viens m'attaquer. Et ce que je te dis, je le dis pour tous les chrétiens que tu voudrais amener. Je suis né pour guerroyer toujours, toujours conquérir.»

La honte était grande pour le royaume, le deuil universel. Il y avait peu de nobles familles qui n'eussent perdu quelqu'un. On n'entendait aux églises que des messes des morts. On ne voyait que gens en noir.

À peine on quittait ce deuil que le roi et le royaume en eurent un autre à porter. Le gendre de Charles VI, le roi d'Angleterre, Richard II, fut, au grand étonnement de tout le monde, renversé en quelques jours par son cousin Bolingbroke, fils du duc de Lancastre. Richard était ami de la France. Sa terrible catastrophe et l'usurpation des Lancastre nous préparaient Henri V et la bataille d'Azincourt.

Nous parlerons ailleurs, et tout au long, de cette ambitieuse maison de Lancastre, des sourdes menées par lesquelles, ayant manqué le trône de Castille, elle se prépara celui d'Angleterre. Un mot seulement de la catastrophe.

Quelque violent et aveugle que fût Richard, sa mort fut pleurée. C'était le fils du Prince Noir; il était né en Guienne, sur terre conquise, dans l'insolence des victoires de Créci et de Poitiers; il avait le courage de son père, il le prouva dans la grande révolte de 1380, où il comprima le peuple qui voulait faire main basse sur l'aristocratie. Il était difficile qu'il se laissât faire la loi par ceux qu'il avait sauvés, par les barons et les évêques, par ses oncles, qui les excitaient sous main. Il entra contre eux tous dans une lutte à mort; provoqué par le parlement impitoyable, qui lui tua ses favoris, il fut à son tour sans pitié: il fit tuer Glocester et chassa le fils de son autre oncle Lancastre. C'était jouer quitte ou double. Mais sa violence sembla justifiée par la lâcheté publique. Il trouva un empressement extraordinaire dans les amis à trahir leurs amis; il y eut foule pour dénoncer, pour jurer et parjurer; chacun tâchait de se laver avec le sang d'un autre[185]. Richard en eut mal au cœur, et un tel mépris des hommes qu'il crut ne pouvoir jamais trop fouler cette boue. Il osa déclarer dix-sept comtés coupables de trahison et acquis à la couronne, condamnant tout un peuple en masse pour le rançonner en détail, escomptant le pardon, revendant aux gens leurs propres biens, brocantant l'iniquité. Cet acte, audacieusement fou, par delà toutes les folies de Charles VI, perdit Richard II. Les Anglais lui léchaient les mains tant qu'il se contentait de verser du sang. Dès qu'il toucha à leurs biens, à leur arche sacro-sainte, la propriété, ils appelèrent le fils de Lancastre[186].

Celui-ci était encouragé tantôt par Orléans, tantôt par Bourgogne, qui, sans doute, souhaitait comme précédent le triomphe des branches cadettes. Il passa en Angleterre, protestant hypocritement qu'il ne demandait autre chose que l'héritage de son père. Mais quand même il eût voulu s'en tenir là, il ne l'aurait pu. Tout le monde vint se joindre à lui, comme ils ont fait tant de fois[187], et pour York, et pour Warwick, et pour Édouard IV, et pour Guillaume. Richard se trouva seul; tous le quittèrent, même son chien[188]. Le comte de Northumberland l'amusa par des serments, le baisa et le livra. Conduit à son rival sur un vieux cheval étique, abreuvé d'outrages, mais ferme, il accepta avec dignité le jugement de Dieu, il abdiqua[189]. Lancastre fut obligé par les siens de régner, obligé, pour leur sûreté, de leur laisser tuer Richard[190].

Le gendre du roi avait péri, et avec lui l'alliance anglaise et la sécurité de la France. La croisade avait manqué, les Turcs pouvaient avancer. La chrétienté semblait irrémédiablement divisée, le schisme incurable. Ainsi la paix, espérée un instant, s'éloignait de plus en plus. Elle ne pouvait revenir dans les affaires, n'étant pas dans les esprits; jamais ils ne furent moins pacifiés, plus discordants d'orgueil, de passions violentes et de haines.

On avait beau prier Dieu pour la paix et pour la santé du roi; ces prières, parmi les injures et les malédictions, ne pouvaient se faire entendre. Tout en s'adressant à Dieu, on essayait aussi du Diable. On faisait des offrandes à l'un, pour l'autre des conjurations. On implorait à la fois le ciel et l'enfer.

On avait fait venir du Languedoc un homme fort extraordinaire qui veillait, jeûnait comme un saint, non pour se sanctifier, mais afin d'acquérir influence sur les éléments et de faire des astres ce qu'il voulait. Sa science était dans un livre merveilleux qui s'appelait Smagorad, et dont l'original avait été donné à Adam[191]. Notre premier père, disait-il, ayant pleuré cent ans son fils Abel, Dieu lui envoya ce livre par un ange pour le consoler, le relever de sa chute, pour donner à l'homme régénéré puissance sur les étoiles.

Le livre ne réussissant pas pour Charles VI aussi bien que pour Adam, on eut recours à deux Gascons ermites de Saint-Augustin. On les établit à la Bastille près de l'hôtel Saint-Paul. On leur fournit tout ce qu'ils demandaient, entre autres choses des perles en poudre, dont ils firent un breuvage pour le roi. Ce breuvage, et les paroles magiques dont ils le fortifiaient, ne produisirent aucun bien durable; les deux moines, pour s'excuser, accusèrent le barbier du roi et le concierge du duc d'Orléans de troubler leurs opérations par de mauvais sortiléges. Ce barbier avait été vu, disait-on, rôdant autour d'un gibet pour y prendre les ingrédients de ses maléfices. Toutefois, les moines ne purent rien prouver; on les sacrifia au duc d'Orléans, au clergé. Ils avaient fait grand scandale. Tout le monde venait les consulter à la Bastille, leur demander des remèdes pour les maladies, des philtres d'amour. Ils furent dégradés en Grève par l'évêque de Paris, puis promenés par la ville, décapités, mis en quartiers, et les quartiers attachés aux portes de Paris.

L'effet de ces mauvais remèdes fut d'aggraver le mal. Le pauvre prince, après une lueur de raison, sentit l'approche de la frénésie; il dit lui-même qu'il fallait se hâter de lui ôter son couteau[192]. Il souffrait de grandes douleurs, et disait, les larmes aux yeux, qu'il aimerait mieux mourir. Tout le monde pleurait aussi, quand on l'entendait dire, comme il fit au milieu de toute sa maison: «S'il est ici parmi vous, celui qui me fait souffrir, je le conjure, au nom de Notre-Seigneur, de ne pas me tourmenter davantage, de faire que je ne languisse plus; qu'il m'achève plutôt, et que je meure.»

Hélas! disaient les bonnes gens, comment un roi si débonnaire[193] est-il ainsi frappé de Dieu et livré aux mauvais esprits? Il n'a pourtant jamais fait de mal. Il n'était pas fier, il saluait tout le monde, les petits comme les grands[194]. On pouvait lui dire tout ce qu'on voulait. Il ne rebutait personne; dans les tournois, il joutait avec le premier venu. Il s'habillait simplement, non comme un roi, mais comme un homme. Il était paillard, il est vrai; il aimait les femmes, les filles. Après tout, on ne pouvait dire qu'il eût jamais fait de peine aux familles honnêtes. La reine ne voulant plus coucher avec lui, on lui mettait dans son lit une petite fille[195], mais c'était en la payant bien, et jamais il ne lui fit mal dans ses plus mauvais moments.

Ah! s'il avait eu sa tête, la ville et le royaume s'en seraient bien mieux trouvés. Chaque fois qu'il revenait à lui, il tâchait de faire un peu de bien, de remédier à quelque mal. Il avait essayé de mettre de l'ordre dans les finances, de révoquer les dons qu'on lui surprenait dans ses absences d'esprit. Comment n'aurait-il pas eu bon cœur pour les chrétiens, lui qui avait ménagé les juifs même, en les renvoyant?...

En quelque état qu'il fût, il voyait toujours avec plaisir ses braves bourgeois. «Je n'ai, disait-il, confiance qu'en mon prévôt des marchands, Juvénal, et mes bourgeois de Paris.» Quand d'autres gens venaient le voir, il regardait d'un air effaré; mais quand c'était le prévôt, il lui parlait; il disait: «Juvénal, ne perdons pas notre temps, faisons de bonne besogne.»

Nous avons remarqué au commencement de cette histoire, en parlant des rois fainéants, combien le peuple était naturellement porté à respecter ces muettes et innocentes figures, qui passaient deux fois par an devant lui sur leur char attelé de bœufs. Les musulmans regardent les idiots comme marqués du sceau de Dieu et souvent comme personnes saintes. Dans certains cantons de la Savoie, c'est un touchant préjugé que le crétin porte bonheur à sa famille. La brute qui ne suit que l'instinct, en qui la raison individuelle est nulle, semble, par cela même, rester plus près de la raison divine. Elle est tout au moins innocente.

Rien d'étonnant, si le peuple, au milieu de tous ces princes orgueilleux, violents et sanguinaires, prenait pour objet de prédilection cette pauvre créature, comme lui humiliée sous la main de Dieu. Dieu pouvait par lui, aussi bien que par un plus sage, guérir les maux du royaume. Il n'avait pas fait grand'chose; mais visiblement il aimait le peuple. Il aimait! mot immense. Le peuple le lui rendit bien... Il lui resta toujours fidèle. Dans quelque abaissement qu'il fût, il s'obstina à espérer en lui; il ne voulait être sauvé que par lui. Rien de plus touchant, et en même temps de plus hardi, que les paroles par lesquelles le grand prédicateur populaire, Jean Gerson, bravant à la fois les ambitions rivales des princes qui attendaient la succession du malade, s'adresse à lui et lui dit: Rex in sempiternum vive!...[TD-42] Ô mon roi, vivez toujours!...

Cet attachement universel du peuple pour Charles VI parut dans un de ces malheureux essais que l'on fit pour le guérir. Deux sorciers offrirent au bailli de Dijon de découvrir d'où venait sa maladie. Au fond d'une forêt voisine, ils élevèrent un grand cercle de fer sur douze colonnes de fer; douze chaînes de fer étaient à l'entour. Mais il fallait trouver douze hommes, prêtres, nobles et bourgeois, qui voulussent entrer dans ce cercle formidable et se laisser lier de ces chaînes. On en trouva onze sans peine, et le bailli fit le douzième, qui se dévouèrent ainsi, au risque d'être peut-être emportés corps et âme par le Diable[196].

Le peuple de Paris voulait toujours voir son roi. Quand il n'était pas trop fol, et qu'on ne craignait pas qu'il fît rien d'inconvenant, on le menait aux églises. Ou bien encore, abattu et languissant, il allait aux représentations des Mystères que les Confrères de la Passion jouaient alors rue Saint-Denis. Ces Mystères, moitié pieux, moitié burlesques, étaient considérés comme des actes de foi. Ceux qui n'y auraient pas trouvé d'amusement n'y eussent pas moins assisté pour leur édification. Dans plusieurs églises, on avançait l'heure des vêpres pour qu'on pût aller aux Mystères.

Mais on n'osait pas toujours faire sortir le roi. Alors dans son retrait de l'hôtel Saint-Paul, ou dans la librairie du Louvre amassée par Charles V, on lui mettait dans les mains des figures pour l'amuser. Immobiles dans les livres écrits, ces figures prirent mouvement et devinrent des cartes[197]. Le roi jouant aux cartes, tout le monde voulut y jouer. Elles étaient peintes d'abord; mais cela étant trop cher, on s'avisa de les imprimer[198]. Ce qu'on aimait dans ce jeu, c'est qu'il empêchait de penser, qu'il donnait l'oubli. Qui eût dit qu'il en sortirait l'instrument qui multiplie la pensée et qui l'éternise, que de ce jeu des fols sortirait le tout-puissant véhicule de la sagesse?

Quelque recette de distraction qu'il y eût au fond de ce jeu, ces rois, ces dames, ces valets, dans leur bal perpétuel, dans leurs indifférentes et rapides évolutions, devaient quelquefois faire songer. À force de les regarder, le pauvre fol solitaire pouvait y placer ses rêves; le fol? pourquoi pas le sage?... N'y avait-il pas dans ces cartes de naïves images du temps? N'était-ce pas un beau coup de cartes, et des plus soudains, de voir Bajazet l'Éclair, vainqueur à Nicopolis, quasi maître de Constantinople, entrer dans une cage de fer? N'en était-ce pas un de voir le gendre du roi de France, le magnifique Richard II, supplanté en quelques jours par l'exilé Bolingbroke? Ce roi, en qui tout à l'heure il y avait dix millions d'hommes, le voilà qui est moins qu'un homme, un homme en peinture, un roi de carreau...

Dans une des farces de la bazoche, que les petits clercs du palais jouaient sur la royale Table de marbre, figuraient comme personnages les temps d'un verbe latin: «Regno, regnavi, regnabo.[TD-43]» Pédantesque comédie, mais dont il était difficile de méconnaître le sens.

Dans l'ordonnance par laquelle Charles VI autorise ceux qui jouaient les Mystères de la Passion, il les appelle «ses aimés et chers confrères[199]». Quoi de plus juste, en effet? Triste acteur lui-même, pauvre jongleur du grand Mystère historique, il allait voir ses confrères, saints, anges et diables, bouffonner tristement la Passion. Il n'était pas seulement spectateur, il était spectacle. Le peuple venait voir en lui la Passion de la royauté. Roi et peuple, ils se contemplaient, et avaient pitié l'un de l'autre. Le roi y voyait le peuple misérable, déguenillé, mendiant. Le peuple y voyait le roi plus pauvre encore sur le trône, pauvre d'esprit, pauvre d'amis, délaissé de sa famille, de sa femme, veuf de lui-même et se survivant, riant tristement du rire des fols, vieil enfant sans père ni mère pour en avoir soin.

La dérision n'eût pas été suffisante, la tragédie eût été moins comique s'il eût cessé de régner. Le merveilleux, le bizarre, c'est qu'il régnait par moments. Toute négligée et sale qu'était sa personne, sa main signait encore et semblait toute-puissante. Les plus graves personnes, les plus sages têtes du conseil, venaient entre deux accès profiter d'un moment lucide, épier les faibles lueurs d'une intelligence obscurcie, provoquer les douteux oracles qui tombaient de cette bouche imbécile.

C'était toujours le roi de France, le premier roi chrétien, la tête de la chrétienté. Les principaux États d'Italie, Milan, Florence, Gênes, se disaient ses clients. Gênes ne crut pouvoir échapper à Visconti qu'en se donnant à Charles VI. Ainsi la fortune moqueuse s'amusait à charger d'un nouveau poids cette faible main qui ne pouvait rien porter.

Ce fut un curieux spectacle de voir l'empereur Wenceslas, amené en France par les affaires de l'Église, conférer avec Charles VI (1398). L'un était fol, l'autre presque toujours ivre. Il fallait prendre l'empereur à jeun; mais pour le roi ce n'était pas toujours le moment lucide.

Charles VI ayant eu pourtant trois jours de bon, on en profita pour lui faire signer une ordonnance qui, selon le vœu de l'Université, suspendait l'autorité de Benoît XIII dans le royaume de France. Le maréchal Boucicaut fut envoyé à Avignon pour le contraindre par corps. Le vieux pontife se défendit dans le château d'Avignon en vrai capitaine (1398-1399). N'ayant plus de bois pour sa cuisine, il brûla une à une les poutres de son palais. Les Français avaient honte eux-mêmes de cette guerre ridicule. Les partisans de l'autre pape ne lui étaient pas plus soumis. Les Romains étaient en armes contre Boniface, comme les Français contre Benoît.

Voilà donc la papauté, l'empire, la royauté, aux prises et s'injuriant; l'empereur ivre, le roi idiot, prenant le pouvoir spirituel, suspendant le pape, tandis que le pape saisit les armes temporelles et endosse la cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu'on leur obéisse, et se proclament fols....

Cela était certain, réel, mais aucunement vraisemblable, contraire à toute raison, propre à faire croire de préférence les mensonges les plus hasardés. Nulle comédie, nul Mystère ne devait dès lors choquer les esprits. Le plus fol n'était pas celui qui oubliait des réalités absurdes pour des fictions raisonnables. Ces Mystères aidaient d'ailleurs à l'illusion par leur prodigieuse durée; quelques-uns se divisaient en quarante jours. Une représentation si longue devenait pour le spectateur assidu une vie artificielle qui faisait oublier l'autre, ou pouvait lui faire douter souvent de quel côté était le rêve[200].

LIVRE VIII

CHAPITRE PREMIER

LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE—MEURTRE DU DUC D'ORLÉANS
1400-1407

Il y a dans la personne humaine deux personnes, deux ennemis qui guerroient à nos dépens, jusqu'à ce que la mort y mette ordre. Ces deux ennemis, l'orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises dans cette pauvre âme de roi. L'un a prévalu d'abord, puis l'autre; puis, dans ce long combat, cette âme s'est éclipsée, et il n'y a plus eu où combattre. La guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume; les deux principes vont agir en deux hommes et deux factions, jusqu'à ce que cette guerre ait produit son acte frénétique: le meurtre: jusqu'à ce que, les deux hommes ayant été tués l'un par l'autre, les deux factions, pour se tuer, s'accordent à tuer la France.

Cela dit, au fond tout est dit. Si pourtant on veut savoir le nom des deux hommes, nommons l'homme du plaisir, le duc d'Orléans, frère du roi; l'homme de l'orgueil, du brutal et sanguinaire orgueil, Jean Sans-Peur, duc de Bourgogne.

Les deux hommes et les deux partis doivent se choquer dans Paris. Deux partis, deux paroisses; nous les avons nommées déjà, celle de la cour, celle des bouchers, la folie de Saint-Paul, la brutalité de Saint-Jacques. La scène de l'histoire dit d'avance l'histoire même.

Louis d'Orléans, ce jeune homme qui mourut si jeune, qui fut tant aimé et regretté toujours, qu'avait-il fait pour mériter de tels regrets? Il fut pleuré des femmes, et c'est tout simple, il était beau, avenant, gracieux[201]; mais non moins regretté de l'Église, pleuré des saints... C'était pourtant un grand pécheur; il avait, dans ses emportements de jeunesse, terriblement vexé le peuple; il fut maudit du peuple, pleuré du peuple... Vivant, il coûta bien des larmes; mais combien plus, mort!

Si vous eussiez demandé à la France si ce jeune homme était bien digne de tant d'amour, elle eût répondu: Je l'aimais[202]. Ce n'est pas seulement pour le bien qu'on aime: qui aime, aime tout, les défauts aussi. Celui-ci plut comme il était, mêlé de bien et de mal. La France n'oublia jamais qu'en ses défauts même, elle avait vu poindre l'aimable et brillant esprit, l'esprit léger, peu sévère, mais gracieux et doux, de la Renaissance; tel il se continua dans son fils, Charles d'Orléans, l'exilé, le poète[203], dans son bâtard Dunois, dans son petit-fils, le bon et clément Louis XII.

Cet esprit, louez-le, blâmez-le, ce n'est pas celui d'un temps, d'un âge, c'est celui de la France même. Pour la première fois, au sortir du roide et gothique moyen âge, elle se vit ce qu'elle est, mobilité, élégance légère, fantaisie gracieuse. Elle se vit, elle s'adora. Celui-ci fut le dernier enfant, le plus jeune et le plus cher, celui à qui tout est permis, celui qui peut gâter, briser; la mère gronde, mais elle sourit... Elle aimait cette jolie tête qui tournait celle des femmes; elle aimait cet esprit hardi qui déconcertait les docteurs: c'était plaisir de voir les vieilles barbes de l'Université, au milieu de leurs lourdes harangues, se troubler à ses vives saillies et balbutier[204]. Il n'en était pas moins bon pour les doctes, les clercs et les prêtres, pour les pauvres, aumônier et charitable. L'Église était faible pour cet aimable prince; elle lui passait bien des choses; il n'y avait pas moyen d'être sévère avec cet enfant gâté de la nature et de la grâce.

De qui Louis tenait-il ces dons qu'il apporta en naissant? De qui, sinon d'une femme? De sa charmante mère apparemment, dont son mari même, le sage et froid Charles V, ne pouvait s'empêcher de dire: «C'est le soleil du royaume.» Une femme mit la grâce en lui, et les femmes la cultivèrent... Et que serions-nous sans elles! Elles nous donnent la vie (et cela, c'est peu), mais aussi la vie de l'âme. Que de choses nous apprenons près d'elles comme fils, comme amants ou amis... C'est par elles, pour elles, que l'esprit français est devenu le plus brillant, et, ce qui vaut mieux, le plus sensé de l'Europe. Ce peuple n'étudiait volontiers que dans les conversations des femmes; en causant avec ces aimables docteurs qui ne savaient rien, il a tout appris[205].

Nous n'avons pas la galerie où le jeune Louis eut la dangereuse fatuité de faire peindre ses maîtresses. Nous connaissons assez mal les femmes de ce temps-là. J'en vois trois pourtant qui de près ou de loin tinrent au duc d'Orléans. Toutes trois, de père ou de mère, étaient Italiennes. De l'Italie partait déjà le premier souffle de la Renaissance; le nord, réchauffé de ce vent parfumé du sud, crut sentir, comme dit le poète, «une odeur de paradis[206]

De ces Italiennes, l'une fut la femme du duc d'Orléans, Valentina Visconti, sa femme, sa triste veuve, et elle mourut de sa mort. L'autre, Isabeau de Bavière (Visconti du côté maternel), fut sa belle-sœur, son amie, peut-être davantage. La troisième, dans un rang bien modeste, la chaste, la savante Christine[207], n'eut avec lui d'autre rapport que les encouragements qu'il donna à son aimable génie[208].

L'Italie, la renaissance, l'art, l'irruption de la fantaisie, il y avait dans tout cela de quoi séduire et de quoi blesser. Ce jour du xvie siècle, qui éclatait brusquement dès la fin du xive, dut effaroucher les ténèbres. L'art n'était-il pas une coupable contrefaçon de la nature? Celle-ci n'a-t-elle pas assez de danger, assez de séduction, sans qu'une diabolique adresse la reproduise encore pour la perdition des âmes? Cette perfide Italie, la terre des poisons et des maléfices, n'est-ce pas aussi le pays de ces miracles du Diable?

C'étaient là les propos du peuple, ce qu'il disait tout haut. Joignez-y le silence haineux des scolastiques, qui voyaient bien que peu à peu il leur fallait céder la place. Derrière appuyaient la foule des esprits secs et étroits qui demandent toujours: À quoi bon?... À quoi bon un tableau du Giotto, une miniature du beau Froissart, une ballade de Christine?

De tels esprits sont toujours un grand peuple. Mais alors ils avaient pour eux un grave et puissant auxiliaire, la pauvreté publique, qui ne voyait dans les dépenses d'art et de luxe qu'une coupable prodigalité.

À ces mécontentements, à ces malveillances, à ces haines publiques ou secrètes, il fallait un envieux pour chef. La nature semblait avoir fait le duc de Bourgogne Jean sans Peur tout exprès pour haïr le duc d'Orléans. Il avait peu d'avantages physiques, peu d'apparence, peu de taille, peu de facilité[209]. Son silence habituel couvrait un caractère violent. Héritier d'une grande puissance, il tenta de grandes choses et échoua d'autant plus tristement. Sa captivité de Nicopolis coûta gros au royaume. Nourri d'amertume et d'envie, il souffrait cruellement de voir en face cette heureuse et brillante figure qui devait toujours l'éclipser. Avant que leur rivalité éclatât, avant que de secrets outrages eussent engendré en eux de nouvelles haines, il semblait être déjà le Caïn prédestiné de cet Abel.

L'équité nous oblige de faire remarquer avant tout que l'histoire de ce temps n'a guère été écrite que par les ennemis du duc d'Orléans. Cela doit nous mettre en défiance. Ceux qui le tuèrent en sa personne ont dû faire ce qu'il fallait pour le tuer aussi dans l'histoire.

Monstrelet est sujet et serviteur de la maison de Bourgogne[210]. Le Bourgeois de Paris est un Bourguignon furieux. Paris était généralement hostile au duc d'Orléans, et cela pour un motif facile à comprendre: le duc d'Orléans demandait sans cesse de l'argent; le duc de Bourgogne défendait de payer.

Cette rancune de Paris n'a pas été sans influence sur le plus impartial des historiens de ce temps, sur le Religieux de Saint-Denis. Il n'a pu se défendre de reproduire la clameur de cette grande ville voisine. Le moine a pu céder aussi à celle du clergé, que le duc d'Orléans essayait indirectement de soumettre à l'impôt[211].

Il ne faut pas oublier que le duc d'Orléans, ne possédant rien, ou presque rien, hors du royaume, tirait toutes ses ressources de la France, de Paris surtout. Le duc de Bourgogne, au contraire, était tout à la fois un prince français et étranger; il avait des possessions et dans le royaume et dans l'Empire; il recevait beaucoup d'argent de la Flandre, et demandait plutôt des gens d'armes à la Bourgogne[212].

Remontons à la fondation de cette maison de Bourgogne. Nos rois, ayant presque détruit le seul pouvoir militaire qui se trouvât en France, la féodalité, essayèrent, au xiiie et au xve siècles, d'une féodalité artificielle; ils placèrent les grands fiefs dans la main des princes leurs parents. Charles V fit un grand établissement féodal. Tandis que son frère aîné, gouverneur du Languedoc, regardait vers la Provence et l'Italie, il donna la Bourgogne en apanage à son plus jeune frère, de manière à agir vers l'Empire et les Pays-Bas. Il fit pour ce dernier l'immense sacrifice de rendre aux Flamands Lille et Douai, la Flandre française[213], la barrière du royaume au nord, pour que ce frère épousât leur future souveraine, l'héritière des comtés de Flandre, d'Artois, de Réthel, de Nevers et de la Franche-Comté. Il espérait que dans cette alliance la France absorberait la Flandre, que les peuples étant réunis sous une même domination, les intérêts se confondraient peu à peu. Il n'en fut pas ainsi. La distinction resta profonde, les mœurs différentes, la barrière des langues immuable; la langue française et wallonne ne gagna pas un pouce de terrain sur le flamand[214]. La riche Flandre ne devint pas un accessoire de la pauvre Bourgogne[215]. Ce fut tout le contraire: l'intérêt flamand emporta la balance. Quel intérêt? un intérêt hostile à la France, l'alliance commerciale de l'Angleterre, commerciale d'abord, puis politique.

Nous avons dit ailleurs comment la Flandre et l'Angleterre étaient liées depuis longtemps. S'il y avait mariage politique entre les princes de la France et de la Flandre, il y avait toujours eu mariage commercial entre les peuples de la Flandre et de l'Angleterre. Édouard III ne put faire son fils comte de Flandre; Charles V fut plus heureux pour son frère. Mais ce frère, tout Français qu'il était, ne se fit accepter des Flamands qu'en se résignant aux relations indispensables de la Flandre et de l'Angleterre. Ces relations faisaient la richesse du pays, celle du prince. Toutefois les Anglais, qui depuis Édouard III avaient attiré beaucoup de drapiers de la Flandre[216], n'avaient plus tant de ménagements à garder avec les Flamands; ils pillaient souvent leurs marchands et secondaient les bannis de Flandre dans leurs pirateries. Le fameux Pierre Dubois, l'un des chefs de la révolution de Flandre en 1382, se fit pirate et fut la terreur du détroit. En 1387, il enleva la flotte flamande, qui chaque année allait à La Rochelle acheter nos vins du Midi[217]. La Flandre et le comte de Flandre étaient ruinés par ces pirateries, si ce comte ne devenait ou le maître, ou l'allié de l'Angleterre. Ayant essayé en vain de s'en rendre maître (1386), il fallait qu'il en fût l'allié, qu'il y fît, s'il pouvait, un roi qui garantît cette alliance. Il y parvint en 1399 contre l'intérêt de la France.

Cette puissance de Bourgogne, ainsi partagée entre l'intérêt français et étranger, n'allait pas moins s'étendant et s'agrandissant. Philippe le Hardi compléta ses Bourgognes en achetant le Charolais (1390), ses Pays-Bas en faisant épouser à son fils l'héritière de Hainaut et de Hollande (1385). Le souverain de la Flandre, jusque-là serré entre la Hollande et le Hainaut, allait saisir ainsi deux grands postes: par la Hollande, des ports sur l'Océan, c'était comme des fenêtres ouvertes sur l'Angleterre; par le Hainaut, des places fortes, Mons et Valenciennes, les portes de la France.

Voilà une grande et formidable puissance, formidable par son étendue et par la richesse de ses possessions, mais bien plus encore par sa position, par ses relations, touchant à tout, ayant prise sur tout. Il n'y avait rien en France à opposer à une telle force. La maison d'Anjou avait fondu, en quelque sorte, dans ses vaines tentatives sur l'Italie. Le duc de Berri, lors même qu'il était gouverneur du Languedoc, n'y était pas sérieusement établi; il n'était que le roi de Bourges. Le duc d'Orléans, frère du roi, s'était fait donner successivement l'apanage d'Orléans, puis une bonne part du Périgord et de l'Angoumois, puis les comtés de Valois, Blois et Beaumont, puis encore celui de Dreux. Il avait, par sa femme, une position dans les Alpes, Asti. C'étaient certes de grands établissements, mais dispersés; ce n'était pas une grande puissance. Tout cela ne faisait point masse en présence de cette masse énorme et toujours grossissante des possessions du duc de Bourgogne.

Philippe le Hardi avait eu, à son grand profit, la part principale à l'administration du royaume sous la minorité de Charles VI, et bien au delà, jusqu'à ce qu'il eut vingt et un ans. Il l'avait perdue quelque temps, pendant le gouvernement des Marmousets, la Rivière, Clisson, Montaigu. La folie de Charles VI fut comme une nouvelle minorité; cependant il devenait impossible de ne pas donner part, dans le gouvernement, au duc d'Orléans, frère du roi, qui en 1401 avait trente ans. Ce prince, héritier probable du roi malade et de ses enfants maladifs, avait apparemment autant d'intérêt au bien du royaume que le duc de Bourgogne, qui, s'étendant toujours vers l'Empire et les Pays-Bas, devenait de plus en plus un prince étranger. Toutefois, les légèretés du duc d'Orléans, ses passions, ses imprudences, lui faisaient tort; la vivacité même de son esprit, ses qualités brillantes, mettaient en défiance. Son oncle, déjà âgé, solide sans éclat (comme il faut pour fonder), rassurait davantage. D'ailleurs, il était riche hors du royaume; on pensait que le maître de la riche Flandre prendrait moins d'argent en France.

Ce fut un moment décisif, entre l'oncle et le neveu, que celui de la révolution d'Angleterre, en 1399. Tous deux avaient caressé le dangereux Lancastre pendant son séjour au château de Bicêtre. Le duc d'Orléans en fit son frère d'armes et se crut sûr de lui. Mais Lancastre, avec beaucoup de sens, préféra l'alliance du duc de Bourgogne, comte de Flandre. Celui-ci montra dans cette circonstance une extrême prudence. Il en avait besoin. Richard avait épousé sa petite-nièce, il était gendre du roi de France et notre allié. Le duc de Bourgogne se serait perdu dans le royaume, s'il avait ostensiblement concouru à une révolution qui nous était si préjudiciable. Il ne laissa pas passer Lancastre par ses États; il donna même ordre de l'arrêter à Boulogne, où il ne devait point aller. Lancastre fit le tour par la Bretagne, dont le duc était ami et allié du duc de Bourgogne; ils lui donnèrent pour l'accompagner quelques gens d'armes, et leur homme, Pierre de Craon[218], l'assassin de Clisson, l'ennemi mortel du duc d'Orléans. C'étaient de faibles moyens, mais ce qu'ils y joignirent d'argent, on ne peut le deviner. Or, c'était surtout d'argent que Lancastre avait besoin; les hommes ne manquaient pas en Angleterre pour en recevoir.

Ce ne fut pas tout. Le duc de Bretagne étant mort peu après, sa veuve, qui avait vu Lancastre à son passage, déclara qu'elle voulait l'épouser. Cette veuve était la fille du terrible ennemi de nos rois, de Charles le Mauvais. Rien n'était plus dangereux que ce mariage. Le duc de Bourgogne en détourna la veuve, comme il devait; mais il eut le bonheur de ne pas être écouté; le mariage se fit au grand profit du duc de Bourgogne, qui, malgré le duc d'Orléans, malgré le vieux Clisson, vint prendre la garde du jeune duc de Bretagne et de la Bretagne, et bâtit à Nantes même sa tour de Bourgogne[219].

Ainsi se formait autour du royaume un vaste cercle d'alliances suspectes. Le maître de la Franche-Comté, de la Bourgogne et des Pays-Bas, se trouvait aussi maître de la Bretagne, ami du nouveau roi d'Angleterre et du roi de Navarre. La maison de Lancastre s'était alliée, en Castille, à la maison bâtarde de Transtamare, comme celle de Bourgogne s'unit plus tard à la maison non moins bâtarde de Portugal. Bourgogne, Bretagne, Navarre, Lancastre, toutes les branches cadettes se trouvaient ainsi liées entre elles et avec les branches bâtardes de Portugal et de Castille.

Contre cette conjuration de la politique, le duc d'Orléans se porta pour champion du vieux droit. Il prit cette cause en main dans toute la chrétienté, se déclarant pour Wenceslas contre Robert, pour le pape contre l'Université, pour la jeune veuve de Richard contre Henri IV. Après avoir provoqué un duel de sept Français contre sept Anglais, il jeta le gant à son ancien frère d'armes pour venger la mort de Richard II[220]. Il lui reprochait de plus d'avoir manqué, dans la personne de la veuve, Isabelle de France, à tout ce qu'un homme noble devait «aux dames veuves et pucelles[221].» Il lui demandait un rendez-vous aux frontières, où ils pourraient combattre chacun à la tête de cent chevaliers.

Lancastre répondit, avec la morgue anglaise, qu'il n'avait vu nulle part que ses prédécesseurs eussent été ainsi défiés par gens de moindre état; ajoutant, dans le langage hypocrite du parti ecclésiastique qui l'avait mis sur le trône, que ce qu'un prince fait, «il le doit faire à l'honneur de Dieu, et comme profit de toute chrétienté ou de son royaume, et non pas pour vaine gloire ni pour nulle convoitise temporelle[222]

Henri IV avait de bonnes raisons pour refuser le combat; il avait bien autre chose à faire chez lui; il ne voyait qu'ennemis autour de lui; ce trône tout nouveau branlait. Le duc de Bourgogne lui rendit le service de faire continuer la trève avec la France.

Ces affaires d'Angleterre et de Bretagne sont déjà une guerre indirecte entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne. La guerre va devenir directe, acharnée. Le neveu essaye d'attaquer l'oncle dans les Pays-Bas; l'oncle attaque et ruine le neveu en France, à Paris.

Le duc d'Orléans, battu par son habile rival dans l'affaire de Bretagne, fit une chose grave contre lui; si grave, que la maison de Bourgogne dut vouloir dès lors sa ruine. Il se fit un établissement au milieu des possessions de cette maison, parmi les petits États qu'elle avait ou qu'elle convoitait; il acheta le Luxembourg, se logeant comme une épine au cœur du Bourguignon, entre lui et l'Empire, à la porte de Liége, de manière à donner courage aux petits princes du pays, par exemple au duc de Gueldre. Le duc d'Orléans paya ce duc pour faire ce qu'il avait toujours fait, pour piller les Pays-Bas.

Louis d'Orléans ayant engagé ce condottiere au service du roi, il l'amène à Paris avec ses bandes et, d'autre part, il fait venir des Gallois des garnisons de Guienne. Le duc de Bourgogne y accourt; l'évêque de Liége lui amène du renfort; une foule d'aventuriers du Hainaut, de Brabant, de l'Allemagne, arrivent à la file. Le duc d'Orléans de son côté se fortifie des Bretons de Clisson, d'Écossais, de Normands. Paris se mourait de peur. Mais il n'y eut rien encore; les deux rivaux se mesurèrent, se virent en force, et se laissèrent réconcilier.

Le duc de Bourgogne n'avait pas besoin d'une bataille pour perdre son neveu; il n'y avait qu'à le laisser faire: il avait pris un rôle impopulaire qui le menait à sa ruine. Le duc d'Orléans voulait la guerre, demandait de l'argent au peuple, au clergé même. Le duc de Bourgogne voulait la paix (le commerce flamand y avait intérêt); riche d'ailleurs, il se popularisait ici par un moyen facile, il défendait de payer les taxes. Si l'on en croyait une tradition conservée par Meyer, historien flamand, ordinairement très-partial pour la maison de Bourgogne, les princes de cette maison, ulcérés par les tentatives galantes du duc d'Orléans sur la femme du jeune duc de Bourgogne, auraient organisé contre leur ennemi un vaste système d'attaques souterraines, le représentant partout au peuple comme l'unique auteur des taxes sous le poids desquelles il gémissait, le désignant à la haine publique, préparant longuement, patiemment, l'assassinat par la calomnie[223].

Il n'y aurait eu pour le duc d'Orléans qu'un moyen de sortir de cette impopularité, une guerre glorieuse contre l'Anglais. Mais pour cela il fallait de l'argent, l'Église en avait. Le duc d'Orléans fit ordonner un emprunt général dont les gens d'Église ne seraient point exempts. Mais le duc de Bourgogne se mit du côté du clergé et l'encouragea à refuser l'emprunt. Une ordonnance de taxe générale fut de même inutile. Le duc de Bourgogne déclara que l'ordonnance mentait, en se disant consentie par les princes, que ni lui ni le duc de Berri n'y avaient consenti; que si les coffres du roi étaient vides, ce n'était pas du sang des peuples qu'il fallait les remplir; qu'il fallait faire regorger les sangsues; que, pour lui, il voulait bien qu'on sût que s'il eût autorisé cette nouvelle exaction, il aurait emboursé deux cent mille écus pour sa part.

Qu'on juge si de telles paroles étaient bien reçues du peuple. Le duc de Bourgogne eut tout le monde pour lui. On l'appela, on le mit à l'œuvre, et alors il ne fut pas médiocrement embarrassé. Après avoir tant déclamé contre les taxes, il n'en pouvait guère lever lui-même. Il lui fallut avoir recours à un étrange expédient. Il envoya dans toutes les villes du royaume des commissaires du parlement pour examiner les contrats particuliers et frapper d'amendes arbitraires ceux qu'ils trouveraient usuraires ou frauduleux [224]. Tous ceux «qui auraient vendu trop cher de moitié» devaient être punis. Cette absurde et impraticable inquisition ne produisit pas grand'chose.

Le duc d'Orléans reprit son influence. Il s'était étroitement lié avec le pape Benoît XIII; ce pape ayant enfin échappé aux troupes qui l'assiégeaient dans Avignon, le duc surprit au roi une ordonnance qui restituait au pape l'obédience du royaume; l'Université en rugit. D'autre part, le duc s'étant lié étroitement avec sa belle-sœur Isabeau, la fit entrer dans le conseil et s'y trouva prépondérant. Il parut ainsi maître et de l'Église et de l'État, c'est-à-dire que dès lors tout ce qui se fit d'impopulaire retomba sur lui.

Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le parti d'Orléans ne fut le seul qui agit pour la France et contre l'Anglais, qui sentît qu'on devait profiter de l'agitation de ce pays[225], qui tentât des expéditions. Je vois en 1403 les Bretons de ce parti mettre une flotte en mer et battre les Anglais[226]. Plus tard des secours sont envoyés aux chefs gallois, avec lesquels le roi fait alliance[227]. Je vois l'homme du duc d'Orléans, le connétable d'Albret, faire une guerre heureuse en Guienne[228]. On envoie en Castille pour demander les secours d'une flotte contre les Anglais. Une transaction utile leur ferme la Normandie; on tire Cherbourg et Évreux des mains suspectes du roi de Navarre, en le dédommageant ailleurs.

En 1404, tout le royaume souffrant des courses des Anglais, un grand armement fut ordonné, une lourde taxe. Tout l'argent fut placé dans une tour du palais pour n'en sortir que du consentement des princes. Le duc d'Orléans n'attendit pas ce consentement; il vint la nuit forcer la tour et en tira l'argent[229]. C'était un acte violent, injustifiable, une sorte de vol. Toutefois, quand on songe que le duc de Bourgogne venait d'abandonner le comte de Saint-Pol aux vengeances de l'Anglais[230], quand on songe que le duc de Berri avait fait manquer l'invasion de 1386, et qu'il empêcha encore le roi de combattre en 1415, on comprend que jamais ces princes n'auraient employé cet argent contre les ennemis du royaume.

L'armement se fit à Brest, une flotte fut préparée. Elle devait être conduite dans le pays de Galles par le comte de La Marche, prince de la maison de Bourbon, qui était agréable aux deux partis. Mais ce prince fit ce que le duc de Berri avait fait autrefois. Il s'obstina à ne bouger de Paris; il y resta d'août en novembre pour les fêtes d'un double mariage entre les princes de la maison de Bourgogne et les enfants du roi. On allégua que le vent était contraire. Et, en effet, on voit bien qu'il soufflait d'Angleterre; les Anglais étaient instruits de tout par des traîtres; ils avaient ici des agents à qui ils payaient pension; ils pensionnaient entre autre le capitaine de Paris[231].

Le nouveau duc de Bourgogne, Jean sans Peur, avait d'ailleurs intérêt à ne pas commencer par déplaire aux Flamands en leur fermant l'Angleterre. Il conclut au contraire une trêve marchande avec les Anglais[232].

L'habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne était mort au milieu de la crise (1404), au moment où il venait encore de mettre un de ses fils en possession du Brabant. Il avait recueilli tous les fruits de sa politique égoïste[233]; il s'était constamment servi des ressources de la France, de ses armées, de son argent, et avec cela il mourut populaire, laissant à son fils Jean sans Peur un grand parti dans le royaume.

Philippe le Hardi était, dans son intérieur, un homme rangé et régulier; il n'eut d'autre femme que sa femme, la riche et puissante héritière des Flandres et de tant d'autres provinces, et qui lui aidait à les maintenir. Il fut toujours bien avec le clergé; il le défendait volontiers au conseil du roi; du reste, donnant peu aux églises.

On ne lui reproche aucun acte violent. Eut-il connaissance de l'assassinat de Clisson et de l'empoisonnement de l'évêque de Laon? La chose est possible, mais encore moins prouvée.

Ce politique mettait dans toute chose un faste royal qu'on pouvait prendre pour de la prodigalité et qui sans doute était un moyen. Le culte était célébré dans sa maison avec plus de pompe que chez aucun roi; la musique surtout, nombreuse, excellente. Dans les occasions publiques, dans les fêtes, il tenait à éblouir et jetait l'argent. Lorsqu'il alla recevoir, à Lélinghen, Isabelle de France, veuve de Richard II, qu'Henri IV renvoyait, il déploya un luxe incroyable, inconvenant dans une si triste circonstance, mais il voulait sans doute imposer à ses amis les Anglais. Au reste, il ne lui en coûta rien, il profita de cette dépense pour se donner, au nom du roi de France, une énorme pension de trente-six mille livres. Il en fut de même au mariage de son second fils; il donna à tous les seigneurs des Pays-Bas qui y assistaient des robes de velours vert et de satin blanc, et leur distribua pour dix mille écus de pierreries; il avait pourvu d'avance à ces dépenses en se faisant assigner, sur le trésor de France, une somme de cent quarante mille francs.

La rançon de son fils, loin de lui coûter, fut pour lui une occasion de lever des sommes énormes. Indépendamment de tout ce qu'il tira de la Bourgogne, de la Flandre, etc., il s'assigna, au nom du roi, quatre-vingt mille livres. Nous voyons le même fils, à peine de retour, tirer encore, l'année suivante, douze mille livres de Charles VI[234]. Cette maison si riche ne méprisait pas les plus petits gains.

Le duc de Bourgogne n'aimait pas à payer. Ses trésoriers n'acquittaient rien, pas même les dépenses journalières de sa maison[235]. Quoiqu'il laissât à sa mort une masse énorme, inestimable, de meubles, de joyaux, d'objets précieux, il y avait lieu de craindre qu'ils ne suffissent point à payer tant de créanciers. Plutôt que de toucher aux immeubles, la veuve se décida à renoncer à la succession des biens mobiliers.

Ce n'était pas chose simple, au moyen âge, que cession et renonciation. Le débiteur insolvable faisait triste figure; il devait se dégrader lui-même de chevalerie en s'ôtant le ceinturon. Dans certaines villes, il fallait que, par devant le juge et sous les huées de la foule, «il frappât du cul sur la pierre[236].» La cession du débiteur était honteuse. La renonciation de la veuve était odieuse et cruelle. Elle venait déposer les clefs sur le corps du défunt, comme pour lui dire qu'elle lui rendait sa maison, renonçant à la communauté, et n'ayant plus rien à voir avec lui; elle reniait son mariage[237]. Il n'y avait guère de pauvre femme qui se décidât à boire une telle honte, à briser ainsi son cœur... Elles donnaient plutôt leur dernière chemise.

La duchesse de Bourgogne ne recula pas. Cette femme d'une audace virile accomplit bravement la cérémonie[238]. Elle descendait, comme Charles le Mauvais, de cette violente Espagnole Jeanne de Navarre et de Philippe le Bel[239]. La petite fille de Jeanne, Marguerite, avait fondé avec non moins de violence la maison de Bourgogne. On dit que voyant son fils le comte de Flandre hésiter à accepter pour gendre Philippe le Hardi, elle lui montra sa mamelle et lui dit que s'il ne consentait elle trancherait le sein qui l'avait nourri. Ce mariage, comme nous l'avons vu, mit tout un empire dans les mains de la maison de Bourgogne. La seconde Marguerite, petite-fille de l'autre, femme de Philippe le Hardi, digne mère de Jean sans Peur, aima mieux faire cette banqueroute solennelle que de diminuer d'un pouce de terre les possessions de sa maison. Elle connaissait son temps, cet âge de fer et de plomb. Ses fils n'y perdirent rien, ils n'en furent ni moins honorés ni moins populaires. Une telle audace fit peur; on sut ce qu'on avait à craindre de ces princes.

La mort de Philippe le Hardi semblait laisser le duc d'Orléans maître du conseil. Il en profita pour se faire donner des places qui couvraient Paris au nord, Coucy, Ham, Soissons. Avec la Fère, Châlons, Château-Thierry, Orléans et Dreux, il possédait ainsi une ceinture de places autour de Paris. Le duc de Bourgogne avait pris, il est vrai, au midi, le poste important d'Étampes[240].

Le duc d'Orléans obtint de son pape une défense au nouveau duc de Bourgogne de se mêler des affaires du royaume[241]. Pour que cette défense signifiât quelque chose, il fallait être le plus fort. Il ne put empêcher Jean sans Peur d'entrer au conseil, et non-seulement lui, mais trois autres qui n'étaient qu'un avec lui, ses frères, les ducs de Limbourg et de Nevers, et son cousin le duc de Bretagne.

Jean sans Peur, suivant la politique de son père, commença par se déclarer contre la taille que faisait ordonner le duc d'Orléans pour la continuation de la guerre, déclarant qu'il empêcherait ses sujets de la payer. Paris, encouragé, n'avait pas envie de payer non plus. En vain, les crieurs qui proclamaient la taxe annonçaient en même temps que celle de l'année dernière avait été bien employée, qu'on avait repris plusieurs places du Limousin. Le peuple de Paris ne se souciait du Limousin ni du royaume; il ne paya point. Les prisons se remplirent, les places se couvrirent de meubles à l'encan. L'exaspération était telle qu'il fallut défendre, à son de trompe, de porter ni épée ni couteau[242].

Tout porte à croire que les impôts n'étaient pas excessifs, quoi qu'en disent les contemporains. La France était redevenue riche par la paix; la main-d'œuvre était à haut prix dans les villes. Le fisc levait plus facilement six francs par feu, qu'il n'aurait levé un franc cinquante ans auparavant[243]. Mais cet argent était levé avec une violence, une précipitation, une inégalité capricieuse, plus funeste que l'impôt même.

Que le peuple eût ou n'eût pas d'argent, il n'en voulait pas donner. On lui disait que la reine faisait passer en Allemagne tout ce que le duc d'Orléans ne gaspillait pas. On avait, disait-on, arrêté à Metz six charges d'or que la Bavaroise envoyait chez elle[244]. Les esprits les plus sages accueillaient ces bruits; le grave historien du temps croit que la taxe précédente avait fourni la somme monstrueuse de huit cent mille écus d'or[245], et que le duc et la reine avaient tout mangé.

Pour juger ces assertions, pour apprécier l'ignorance et la malveillance avec lesquelles on raisonnait des ressources du royaume, il faut voir le beau plan que le parti du duc de Bourgogne proposait pour la réforme des finances. «Il y a, disait-on, dix-sept cent mille villes, bourgs et villages; ôtons-en sept cent mille qui sont ruinés; qu'on impose les autres à vingt écus seulement par an, cela fera vingt millions d'écus; en payant bien les troupes, la maison du roi, les collecteurs et receveurs, en réservant même quelque chose pour réparer les forteresses, il restera trois millions dans les coffres du roi.» Ce calcul de dix-sept cent mille clochers est justement celui sur lequel s'appuie le facétieux recteur de la satire Ménippée.

Rien ne servit mieux le parti bourguignon que le sermon d'un moine augustin contre la reine et le duc. La reine pourtant était présente[246]. Le saint homme ne parla qu'avec plus de violence, et probablement sans bien savoir qui il servait par cette violence. Il n'y a pas de meilleur instrument pour les factions que ces fanatiques qui frappent en conscience. Dans sa harangue, il attaquait pêle-mêle les prodigalités de la cour, les abus, les nouveautés en général, la danse, les modes, les franges, les grandes manches[247]. Il dit, en face de la reine, que sa cour était le domicile de dame Vénus, etc.[248].

On en parla au roi, qui, loin de se fâcher, voulut aussi l'entendre. Devant le roi, il en dit encore plus: Que les tailles n'avaient servi à rien; que le roi lui-même était vêtu du sang et des larmes du peuple; que le duc (il ne le désignait pas autrement) était maudit, et que, sans doute, Dieu ferait passer le royaume dans une main étrangère[249].

Le duc d'Orléans, si violemment attaqué, n'essayait point de regagner les esprits. On l'accusait de prodigalité; il n'en fut que plus prodigue; il y avait trop peu d'argent pour la guerre, il y en avait assez pour les fêtes, les amusements. Éloigné si longtemps du gouvernement par ses oncles, sous prétexte de jeunesse, il restait jeune en effet; il avait passé la trentaine et n'en était que plus ardent dans ses folles passions. À cet âge d'action, l'homme que les circonstances empêchent d'agir se retourne avec violence vers la jeunesse qui s'en va, vers les caprices d'un autre âge; mais il y porte une fantaisie tout autrement difficile, insatiable; tout y passe, rien n'y suffit; le plaisir d'abord, mais c'est bientôt fini; puis, dans le plaisir, l'aigre saveur du péché secret; puis le secret dédaigné, les jouissances insolentes du bruit, du scandale.

La petite reine de Charles VI n'était pas ce qu'il lui fallait; il n'aimait que les grandes dames, c'est-à-dire les aventures, les enlèvements, les folles tragédies de l'amour. Il prit ainsi chez lui la dame de Canny, et il la garda, au vu et su de tout le monde, jusqu'à ce qu'il en eut un fils. Ce fut le fameux Dunois.

Fut-il l'amant des deux Bavaroises, de Marguerite, femme de Jean sans Peur, et de la reine Isabeau, propre femme de son frère? la chose n'est pas improbable. Ce qui est sûr, c'est qu'il semblait fort uni avec Isabeau au conseil et dans les affaires; une si étroite alliance d'un jeune homme trop galant avec une jeune femme qui se trouvait comme veuve du vivant de son mari, n'était rien moins qu'édifiante.

Maître de la reine, il semblait vouloir l'être du royaume. Il profita d'une rechute de son frère pour se faire donner par lui le gouvernement de la Normandie. Cette province, la plus riche de toutes, avait été convoitée par le feu duc de Bourgogne. Le duc d'Orléans, qui ne pouvait plus tirer d'argent de Paris, eût trouvé là d'autres ressources. C'était aussi des ports de Normandie qu'il eût pu le mieux diriger, contre l'Angleterre, les capitaines de son parti. L'expédition du comte de la Marche, préparée à Brest, n'avait abouti à rien; elle eût peut-être réussi en partant d'Honfleur ou de Dieppe. Les Normands, sans doute encouragés sous main par le parti de Bourgogne, reçurent fort mal leur nouveau gouverneur; il essaya en vain de désarmer Rouen[250]. Il y avait une grande imprudence à irriter ainsi cette puissante commune. Les capitaines des villes et forteresses gardèrent leurs places, contre lui, jusqu'à nouvel ordre du roi.

Cette tentative du duc d'Orléans sur la Normandie excita de grandes défiances contre lui dans l'esprit de Charles VI, lorsqu'il eut une lueur de bon sens. On s'adressa aussi à son orgueil. On lui apprit dans quel honteux abandon sa femme et son frère le laissaient[251]; on lui dit que ses serviteurs n'étaient plus payés, que ses enfants étaient négligés, qu'il n'y avait plus moyen de faire face aux dépenses de sa maison. Il demanda au dauphin ce qui en était, l'enfant dit oui, et que depuis trois mois la reine le caressait et le baisait pour qu'il ne dit rien[252].

On obtint ainsi de Charles VI qu'il appelât le duc de Bourgogne; celui-ci, sous prétexte de faire hommage de la Flandre, vint avec un cortége qui était plutôt une armée. Il amenait avec lui la foule de ses vassaux et six mille hommes d'armes. La reine et le duc d'Orléans se sauvèrent à Melun. Les enfants de France devaient les suivre le lendemain; mais le duc de Bourgogne arriva à temps pour les arrêter[253].

Il avait besoin du jeune dauphin[254]. En l'absence du roi, il lui fit présider un conseil, composé des princes, des conseillers ordinaires, où, de plus, on avait appelé, chose nouvelle, le recteur et force docteurs de l'Université[255]. Là, maître Jean de Nyelle, un docteur de l'Artois, serviteur du duc de Bourgogne, prononça une longue harangue sur les abus dont son maître demandait la réforme. Il termina en accusant le duc d'Orléans de négliger la guerre des Anglais, montrant comment cette guerre était juste, prétendant qu'avec les subsides annuels, les tailles générales, et l'emprunt fait récemment aux riches et aux prélats, on pouvait bien la soutenir.

On ne peut que s'étonner d'un tel discours, lorsqu'on voit qu'alors même le duc de Bourgogne, comme comte de Flandre, venait de traiter avec les Anglais, et que de plus il avait donné l'exemple de ne rien payer pour la guerre. Le parti d'Orléans, à ce moment même, reprenait dix-huit petites places, puis soixante dans la Guienne. Le comte d'Armagnac leur offrait la bataille sous les murs de Bordeaux[256]. Le sire de Savoisy fit une course heureuse contre les Anglais. Des secours furent envoyés aux Gallois. Les chefs de ces expéditions, Albret, Armagnac, Savoisy, Rieux, Duchâtel, étaient tous du parti d'Orléans.

L'exaspération de Paris contre les taxes, la jalousie des princes contre le duc d'Orléans, rendirent un moment Jean sans Peur maître de tout. Le roi de Navarre, le roi de Sicile, le duc de Berri, déclarèrent que tout ce que le duc de Bourgogne avait fait était bien fait. Le clergé et l'Université prêchèrent en ce sens. Puis, les princes allèrent un à un à Melun prier le duc d'Orléans de ne plus assembler de troupes, et de laisser la reine revenir dans sa bonne ville. Le vieux duc de Berri s'emporta jusqu'à dire à son neveu qu'il n'y avait aucun des princes qui ne le tint pour ennemi public; à quoi le duc d'Orléans répliqua seulement: «Qui a bon droit, le garde[257]

Il répondit aussi à l'ambassade de l'Université, au recteur, aux docteurs, qui venaient le sermonner sur les biens de la paix. Il les harangua à son tour en langue vulgaire, mais dans leur style, opposant syllogisme à syllogisme, citation à citation. Il concluait par les paroles suivantes, auxquelles il n'y avait, ce semble, rien à répondre: «l'Université ne sait pas que le roi étant malade et le dauphin mineur, c'est au frère du roi qu'il appartient de gouverner le royaume. Et comment le saurait-elle? L'Université n'est pas française; c'est un mélange d'hommes de toute nation[258]; ces étrangers n'ont rien à voir dans nos affaires... Docteurs, retournez à vos écoles. Chacun son métier. Vous n'appelleriez pas apparemment des gens d'armes à opiner sur la foi[259]. Et il ajouta d'un ton plus léger: «Qui vous a chargé de négocier la paix entre moi et mon cousin de Bourgogne? Il n'y a entre nous ni haine ni discorde[260]

Le duc de Bourgogne comptait sur Paris. Il avait achevé de gagner les Parisiens par la bonne discipline de ses troupes qui ne prenaient rien sans payer. Les bourgeois avaient été autorisés à se mettre en défense, à refaire les chaînes de fer qui barraient les rues; on en forgea plus de six cents en huit jours. Mais quand il voulut mener plus loin les Parisiens et les décider à le suivre contre le duc d'Orléans, ils refusèrent nettement. Ce refus rendit la réconciliation plus facile. Les princes consentirent à un rapprochement. Les deux partis avaient à craindre la disette. Le duc d'Orléans rentra dans Paris, toucha dans la main au duc de Bourgogne[261], et consentit aux réformes qu'il avait proposées. Quelques suppressions d'officiers, quelques réductions de gages, ce fut toute la réforme. Mais la discorde restait la même entre les princes. Le duc d'Orléans, doux et insinuant, avait trouvé moyen de regagner son oncle de Berri et presque tout le conseil; il reprenait peu à peu le pouvoir. On essaya bientôt d'un nouvel accord aussi inutile que le premier.

Il n'y avait qu'une chance de paix; c'était le cas où les Anglais, par leurs pirateries, par leurs ravages autour de Calais, décideraient le duc de Bourgogne, comte de Flandre, à agir sérieusement contre eux et à s'arranger avec le duc d'Orléans. On put croire un moment que les ennemis de la France lui rendraient ce service. En 1405, les Anglais, voyant que Philippe le Hardi était mort, crurent avoir meilleur marché de la veuve et du jeune duc; ils tentèrent de s'emparer du port de l'Écluse. Et ceci ne fut pas une tentative individuelle, un coup de piraterie, mais bien une expédition autorisée, par une flotte royale, et sous la conduite du duc de Clarence, le propre fils d'Henri IV. C'était justement le moment où le nouveau comte de Flandre venait de renouveler les trêves marchandes avec les Anglais[262].

Voilà les princes d'accord pour agir contre l'ennemi. Le duc de Bourgogne se charge d'assiéger Calais, tandis que le duc d'Orléans fera la guerre en Guienne. Calais et Bordeaux étaient bien les deux points à attaquer, mais ce n'était pas trop des forces réunies du royaume pour une seule des deux entreprises; les tenter toutes deux à la fois, c'était tout manquer.

Calais ne pouvait guère se prendre que l'hiver et par un coup de main; c'est ce que vit plus tard le grand Guise[263]. Le duc de Bourgogne avertit longuement l'ennemi par d'interminables préparatifs; il rassembla des troupes considérables, des munitions infinies, douze cents canons[264], petits il est vrai. Il prit le temps de bâtir une ville de bois pour enfermer la ville. Pendant qu'il travaille et charpente, les Anglais ravitaillent la place, l'arment, la rendent imprenable.

Le duc d'Orléans ne réussit pas mieux. Il commença la campagne trop tard, comme à l'ordinaire, se mettant en route lorsqu'il eût fallu revenir. On lui disait bien pourtant qu'il ne trouverait plus rien dans la campagne, ni vivres ni fourrages, que l'hiver approchait; il répondait avec légèreté que la gloire en serait plus grande d'avoir à vaincre l'Anglais et l'hiver.

Les Gascons qui l'avaient appelé se ravisèrent et ne l'aidèrent point[265]. N'ayant qu'une petite armée de cinq mille hommes, il ne pouvait se hasarder d'attaquer Bordeaux; il aurait voulu du moins en saisir les approches; il tâta Blaye, puis Bourg. Le siége traîna dans la mauvaise saison; les vivres manquèrent, une flotte qui en apportait de la Rochelle fut prise en mer par les Anglais. Les troupes affamées se débandèrent. Le duc d'Orléans s'obstinait à ce malheureux siége, sans espoir, mais s'étourdissant, jouant la solde des troupes, n'osant revenir.

Il savait bien ce qui l'attendait à Paris. Le duc de Bourgogne y était déjà; il ameutait le peuple contre lui, le désignait comme l'ami des Anglais, l'accusait d'avoir détourné pour sa belle expédition de Guienne l'argent avec lequel on eût pris Calais[266]. Paris était fort ému, l'Université, le clergé même. Le duc d'Orléans avait récemment irrité l'évêque et l'église de Paris; à son départ pour la Guienne, il avait été à Saint-Denis baiser les os du patron de la France; ceux de Paris, qui prétendaient avoir les vraies reliques du saint, ne pardonnèrent pas au duc de décider ainsi contre eux.

Peu à peu, Paris devenait unanime contre le duc d'Orléans. Les gens de l'Université de Paris couvaient contre lui une haine profonde, haine de docteurs, haine de prêtres. D'abord, il était l'ami du pape leur ennemi, il faisait donner les bénéfices à d'autres qu'aux universitaires, il les affamait. Autre crime: à l'Université de Paris, il opposait les universités d'Orléans, d'Angers, de Montpellier et de Toulouse, toutes favorables au pape d'Avignon[267]. Il soutenait, comme on l'a vu, que l'Université de Paris n'était pas française, que, composée en grande partie d'étrangers, elle ne pouvait s'immiscer dans les affaires du royaume. C'étaient là de terribles griefs auprès de nos docteurs. Peut-être cependant lui auraient-ils à la rigueur pardonné tout cela; mais ce qui était bien autrement grave pour des lettrés, décidément irrémissible et inexpiable, il se moquait d'eux.

Déjà surannée pour la science et l'enseignement, l'Université de Paris avait atteint l'apogée de sa puissance. Elle était devenue, pour ainsi dire, l'autorité. Depuis plus d'un siècle, cette vieille aînée des rois avait parlé haut dans la maison de son père, fille équivoque[268] en soutane de prêtre, et comme les vieilles filles, aigre et colérique. Le roi aussi l'avait gâtée, ayant besoin d'elle contre les templiers, contre les papes. Dans le grand schisme, elle se chargea de choisir pour la chrétienté et choisit Clément VII; puis elle humilia son pape.

C'était pour le roi un instrument peu sûr et qui souvent le blessait lui-même. Au moindre mécontentement, l'Université venait lui déclarer que la Fille des rois, lésée dans ses priviléges, irait, brebis errante[269], chercher un autre asile. Elle fermait ses classes, les écoliers se dispersaient, au grand dommage de Paris. Alors on se hâtait de courir après eux, de finir la secessio, de rappeler les gens togata du mont Aventin.

L'Université ne s'en tint pas à ces moyens négatifs. Bientôt, associée au petit peuple, elle donna ses ordres à l'hôtel Saint-Paul et traita le roi presque aussi mal qu'elle avait traité le pape. Dans cette éclipse misérable de la papauté, de l'Empire, de la royauté, l'Université de Paris trônait, férule en main, et se croyait reine du monde.

Et il y avait bien quelque raison dans cette absurdité. Avant l'imprimerie, avant la domination de la presse sous laquelle nous vivons, toute publicité était dans l'enseignement oral que dispensaient les universités; or, la première et la plus influente de toutes était celle de Paris.

Puissance immense, à peu près sans contrôle. Et dans quelles mains se trouvait-elle? Aux mains d'un peuple de docteurs aigris par la misère, en qui d'ailleurs la haine, l'envie, les mauvaises passions, avaient été soigneusement cultivées par une éducation de polémique et de dispute. Ces gens arrivaient à la puissance, ils devaient montrer combien l'éristique sèche et durcit la fibre morale, comment, portée du raisonnement dans la réalité, elle continue d'abstraire, abstrait la vie et raisonne le meurtre, comme tout autre négation.

De bonne heure, l'Université avait commencé la guerre contre le duc d'Orléans. Dès 1402, elle déclara les ennemis de la soustraction d'obédience, les amis du pape, pécheurs et fauteurs du schisme. Le prince, si clairement désigné, demanda réparation; mais le même soir, l'un des plus célèbres docteurs et prédicateurs, Courtecuisse, renouvela l'invective.

Deux ans après, l'Université saisit une occasion de frapper un des principaux serviteurs du duc d'Orléans et de la reine, le sire de Savoisy. Ce seigneur, qui avait fait des expéditions heureuses contre les Anglais, avait autour de lui une maison toute militaire, des serviteurs insolents, des pages fort mal disciplinés; un de ceux-ci donna des éperons à son cheval tout au travers d'une procession de l'Université; les écoliers le souffletèrent, les gens de Savoisy prirent parti, poursuivirent les écoliers qui se jetèrent dans Sainte-Catherine; des portes, ils tirèrent au hasard dans l'église, au grand effroi du prêtre qui disait la messe en ce moment. Plusieurs écoliers furent blessés. Savoisy eut beau demander pardon à l'Université et offrir de livrer les coupables[270]. Il fallut qu'il perpétuât le souvenir de son humiliation, en fondant une chapelle de cent livres de rentes; que son propre hôtel, l'un des plus beaux alors, fût démoli de fond en comble. Les peintures admirables dont il était décoré ne purent toucher les scolastiques[271]. La démolition se fit à grand bruit, au son des trompettes qui proclamaient la victoire de l'Université[272].

Elle avait suspendu ses leçons et défendu les prédications jusqu'à ce qu'elle eût obtenu cette réparation éclatante. Elle usa du même moyen lorsque Benoît XIII s'étant échappé d'Avignon, le duc d'Orléans fit révoquer par le roi la soustraction d'obédience, et que le pape ordonna la levée d'un décime sur le clergé, dont le duc aurait profité sans doute. Un concile assemblé à Paris n'osait rien décider. L'Université, par l'organe d'un de ses docteurs, Jean Petit, éclata avec violence contre le pape, contre les fauteurs du pape, contre l'Université de Toulouse qui le soutenait; celle de Paris exigea du roi un ordre au Parlement de faire brûler la lettre qu'avaient écrite ceux de Toulouse à cette occasion. La terreur était si grande que le même Savoisy, récemment maltraité par l'Université, se chargea de porter au Parlement l'ordre du roi. Cet homme, intrépide devant les Anglais, rampait devant la puissance populaire, dont il avait vu de si près la force et la rage.

On peut juger de l'insolence des écoliers après de telles victoires; ils se croyaient décidément les maîtres sur le pavé de Paris. Deux d'entre eux, un Breton et un Normand, firent je ne sais quel vol. Le prévôt, messire de Tignonville, ami du duc d'Orléans, jugeant bien que s'il les renvoyait à leurs juges ecclésiastiques ils se trouveraient les plus innocentes personnes du monde, les traita comme déchus du privilége de cléricature, les mit à la torture, les fit avouer, puis les envoya au gibet. Là-dessus, grande clameur de l'Université et des clercs en général.

Les princes, ne pouvant abandonner le prévôt, répondaient aux universitaires qu'ils pouvaient aller dépendre et inhumer les corps, et qu'il n'en fût plus parlé. Mais ce n'était pas leur compte; ils voulaient que le prévôt fondât deux chapelles, qu'il fût déclaré inhabile à tout emploi, qu'il allât dépendre lui-même les deux clercs et les inhumât de ses mains, après les avoir baisés, ces cadavres déjà pourris et infects, à la bouche[273].

Tout le clergé soutint l'Université. Non-seulement les classes furent fermées, mais les prédications suspendues, et cela dans le saint temps de Noël, pendant tout l'Avent, tout le Carême, à la fête même de Pâques. Déjà, l'année précédente, les prédications et l'enseignement avaient été suspendus aux mêmes époques pour ne pas payer le décime. Ainsi le clergé se vengeait aux dépens des âmes qui lui étaient confiées, il refusait au peuple le pain de la parole dans le temps des plus saintes fêtes, parmi les misères de l'hiver, lorsque les âmes ont tant besoin d'être soutenues. La foule allait aux églises et n'y trouvait plus de consolation[274]. L'hiver, le printemps, passèrent ainsi silencieux et funèbres.

Le duc d'Orléans avait beaucoup à craindre; le peuple s'en prenait de tout à lui. Son parti s'affaiblissait. Il reçut un nouveau coup par la mort de son ami Clisson. Tant qu'il vivait, tout vieux qu'il était, Clisson faisait peur au duc de Bretagne.

Quelque temps auparavant, le duc et la reine se promenant ensemble du côté de Saint-Germain, un effroyable orage fondit sur eux; le duc se réfugia dans la litière de la reine; mais les chevaux effrayés faillirent les jeter dans la rivière. La reine eut peur, le duc fut touché; il déclara vouloir payer ses créanciers, ne sachant pas sans doute lui-même combien il était endetté. Mais il en vint plus de huit cents; les gens du duc ne payèrent rien et les renvoyèrent.

Dans ce triste hiver de 1407, le duc et la reine crurent ramener les esprits en ordonnant au nom du roi la suspension du droit de prise, celui de tous les abus qui faisait le plus crier. Les maîtres d'hôtel du roi, des princes, des grands, prenaient sur les marchés, dans les maisons, tout ce qui pouvait servir à la table de leurs maîtres, ce qui les tentait eux-mêmes, ce qu'ils pouvaient emporter; meubles, linge, tout leur était bon. Les gens du duc et de la reine avaient rudement pillé; ils eurent beau suspendre l'exercice de ce droit odieux[275]; le peuple leur en voulait trop, il ne leur en sut aucun gré.

Tout tournait contre eux. La reine, depuis longtemps éloignée de son mari, n'en était pas moins enceinte; elle attendait, souhaitait un enfant. Elle accoucha en effet d'un fils, mais qui mourut en naissant. Il fut pleuré de sa mère plus qu'on ne pleure un enfant de cet âge quand on en a déjà plusieurs autres; pleuré comme un gage d'amour.

Le duc d'Orléans lui-même était malade, il se tenait à son château de Beauté. Ce replis onduleux de la Marne et ses îles boisées[276], qui d'un côté regardent l'aimable coteau de Nogent, de l'autre l'ombre monacale de Saint-Maur[277], a toujours eu un inexplicable attrait de grâce mélancolique. Dans ces îles, sur la belle et dangereuse rivière, s'éleva jadis une villa mérovingienne, un palais de Frédégonde[278]; là, plus tard, fut la chère retraite où Charles VII crut vainement mettre en sûreté son trésor, la bonne et belle Agnès[279]. Ce château d'Agnès Sorel était celui même de Louis d'Orléans; il s'y tenait malade au mois de novembre 1407; c'était la fin de l'automne, les premiers froids, les feuilles tombaient.

Chaque vie a son automne, sa saison jaunissante, où toute chose se fane et pâlit; plût au ciel que ce fût la maturité; mais ordinairement c'est plus tôt, bien avant l'âge mûr. C'est ce point, souvent peu avancé de l'âge, où l'homme voit les obstacles se multiplier tout autour, où les efforts deviennent inutiles, où s'abrége l'espoir, où, le jour diminuant, grandissent peu à peu les ombres de l'avenir... On entrevoit alors, pour la première fois, que la mort est un remède, qu'elle vient au secours des destinées qui ont peine à s'accomplir.

Louis d'Orléans avait trente-six ans; mais déjà, depuis plusieurs années, parmi ses passions même et ses folles amours, il avait eu des moments sérieux[280]. Il avait fait, écrit de sa main, un testament fort chrétien, fort pieux, plein de charité et de pénitence. Il y ordonnait d'abord le payement de ses créanciers, puis des legs aux églises, aux colléges, aux hôpitaux, d'abondantes aumônes. Il y recommandait ses enfants à son ennemi même, au duc de Bourgogne; il éprouvait le besoin d'expier; il demandait à être porté au tombeau sur une claie couverte de cendres[281].

Au temps où nous sommes parvenus, il n'eut un pressentiment que trop vrai de sa fin prochaine. Il allait souvent aux Célestins; il aimait ce couvent; dans son enfance, sa bonne dame de gouvernante l'y menait tout petit entendre les offices. Plus tard, il y visitait fréquemment le sage Philippe de Maizières, vieux conseiller de Charles V, qui s'y était retiré[282]. Il séjournait même quelquefois au couvent, vivant avec les moines, comme eux, et prenant part aux offices de jour et de nuit. Une nuit donc qu'il allait aux matines et qu'il traversait le dortoir, il vit, ou crut voir, la Mort[283]. Cette vision fut confirmée par une autre; il se croyait devant Dieu et prêt à subir son jugement. C'était un signe solennel qu'au lieu même où avait commencé son enfance il fût ainsi averti de sa fin. Le prieur du couvent auquel il se confia crut aussi qu'en effet il lui fallait songer à son âme et se préparer à bien mourir.

Ce ne fut pas une apparition moins sinistre qu'il eut bientôt au château de Beauté. Il y reçut une étrange visite, celle de Jean sans Peur. Il devait peu s'y attendre, un nouveau motif avait encore aigri leur haine. Les Liégeois ayant chassé leur évêque, jeune homme de vingt ans, qui voulait être évêque sans se faire prêtre[284], ils en avaient élu un autre, avec l'appui du duc d'Orléans et du pape d'Avignon. L'évêque chassé était justement le beau-frère du duc de Bourgogne. Si le duc d'Orléans, maître du Luxembourg, étendait encore son influence sur Liége, son rival allait avoir une guerre permanente chez lui, en Brabant, en Flandre; la France lui échappait. Ce danger devait porter son exaspération au comble[285].

Dès longtemps, il avait annoncé des résolutions violentes. En 1405, lorsque les deux rivaux étaient en présence sous les murs de Paris, Louis d'Orléans ayant pris pour emblème un bâton noueux, Jean sans Peur prit pour le sien un rabot. Comment le bâton devait-il être raboté[286]? on pouvait tout craindre.

Le duc de Berri, plein d'inquiétude, crut gagner beaucoup sur son neveu en le décidant à aller voir le malade. Soit pour tromper son oncle, soit par un sentiment de haineuse curiosité, il se contraignit jusque-là. Le duc d'Orléans allait mieux; le vieil oncle prit ses deux neveux, les mena entendre la messe, et les fit communier de la même hostie; il leur donna un grand dîner de réconciliation, et il fallut qu'ils s'embrassassent. Louis d'Orléans le fit de bon cœur, tout porte à le croire; la veille, il s'était confessé et avait témoigné amendement et repentance. Il invita son cousin à dîner avec lui le dimanche suivant; il ne savait point qu'il n'y aurait pas de dimanche pour lui.

On voit encore aujourd'hui, au coin de la Vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois, une tourelle du xve siècle, légère, élégante, et qui contraste fort avec la laide maison, qui de côté et d'autre s'y est gauchement accrochée. Cette tourelle fermait, de ce côté, le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé en 1407 par la reine Isabeau, en 1550 par Diane de Poitiers.

L'hôtel Barbette placé hors de l'enceinte de Philippe Auguste, entre les deux juridictions de la ville et du Temple, libre également de l'une et de l'autre, avait été longtemps soustrait, par sa position, aux gênes de la ville, couvre-feu, fermeture des portes, etc. Enfermé plus tard dans l'enceinte de Charles V, il n'en était pas moins, dans ce quartier peu fréquenté, hors de la surveillance des honnêtes et médisants bourgeois de Paris[287].

Cet hôtel, bâti par le financier Étienne Barbette, maître de la monnaie sous Philippe le Bel, fut pillé dans la grande sédition où le peuple enragé poursuivit le roi jusqu'au Temple (1306). Le même hôtel, quatre-vingts ans après, appartenait à un autre parvenu, au grand maître Montaigu, l'un des Marmousets qui gouvernaient le royaume. Ils y firent coucher Charles VI la veille de son départ pour la Bretagne, lorsque, malgré ses oncles, ils parvinrent à le tirer de Paris pour lui faire poursuivre la vengeance de l'assassinat de Clisson. Montaigu, ami, comme Clisson, du duc d'Orléans, fit sa cour à la reine en lui cédant cette maison commode; elle n'aimait pas l'hôtel Saint-Paul où vivait son mari; ce mari la gênait quand il était fou, bien plus encore quand il ne l'était pas.

Elle avait embelli à plaisir ce séjour de prédilection, l'avait agrandi, étendu jusqu'à la rue de la Perle. Les jardins étaient d'autant mieux fermés et solitaires, que le long de la Vieille rue du Temple ils se trouvaient masqués d'une ligne de maisons qui regardaient la rue, et ne voyaient rien derrière, tout au plus le mur du mystérieux hôtel.

La reine y accoucha le 10 novembre. Les deux princes communièrent ensemble le 20; le 22, ils mangèrent chez le duc de Berri, s'embrassèrent et se jurèrent une amitié de frères. Cependant, depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour tuer ce frère; il lui avait dressé embuscade près de l'hôtel Barbette, les assassins attendaient.

Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire depuis plus de quatre mois, Jean sans Peur cherchait une maison pour ce guet-apens. Un clerc de l'Université, qui était son homme, avait chargé un couratier public de maisons de lui en louer une où il voulait, disait-il, mettre du vin, du blé et autres denrées que les écoliers et les clercs recevaient de leur pays, et qu'ils avaient le privilége universitaire de vendre sans droit. Le courtier lui trouva et lui fit livrer, le 17 novembre, la maison de l'image Notre-Dame, Vieille-Rue-du-Temple, en face l'hôtel de Rieux et de la Bretonnerie. Le duc de Bourgogne y fit entrer de nuit des gens à lui, entre autres un ennemi mortel du duc d'Orléans, un Normand, Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé pour malversation. Raoul répondait de tuer; un valet de chambre du roi promit, pour argent, de livrer et de trahir.

Le lendemain du repas de réconciliation, le mercredi 23 novembre 1407, Louis d'Orléans avait été comme à l'ordinaire chez la reine; il y avait soupé, et gaiement, pour essayer de consoler la pauvre mère[288]. Le valet de chambre du roi arrive en hâte et dit que le roi demande son frère, qu'il veut lui parler[289]. Le duc, qui avait dans Paris six cents chevaliers ou écuyers, n'avait pourtant pas amené grand monde avec lui, aimant mieux sans doute faire à petit bruit ces visites dont on ne médisait que trop. Il laissa même à l'hôtel Barbette une partie de ceux qui l'avaient suivi, comptant peut-être y retourner quand il serait quitte du roi. Il n'était que huit heures; c'était de bonne heure pour les gens de la cour, mais tard pour ce quartier retiré, en novembre surtout. Il n'avait avec lui que deux écuyers montés sur un même cheval, un page et quelques valets pour éclairer. Il s'en allait, vêtu d'une simple robe de damas noir, par la Vieille-Rue-du-Temple, en arrière de ses gens, chantant à demi-voix et jouant avec son gant, comme un homme qui veut être gai. Nous savons ces détails par deux témoins oculaires: un valet de l'hôtel de Rieux et une pauvre femme qui logeait dans une chambre dépendante du même hôtel. Jaquette, femme de Jacques Griffart, cordonnier, déposa qu'étant à sa fenêtre haute sur la rue pour voir si son mari ne revenait pas, et y prenant un lange qui séchait, elle vit passer un seigneur à cheval, et un moment après, comme elle couchait son enfant, elle entendit crier: «À mort! à mort!» Elle courut à la fenêtre, son enfant dans les bras, et elle vit le même seigneur à genoux dans la rue, sans chaperon; autour de lui, sept ou huit hommes, le visage masqué, qui frappaient dessus de haches et d'épées; lui, il mettait son bras devant en disant quelques mots, comme: «Qu'est ceci? D'où vient ceci?» Il tomba, mais ils ne continuaient pas moins à frapper d'estoc et de taille. La femme, qui voyait tout, criait au meurtre tant qu'elle pouvait. Un homme qui l'aperçut à la fenêtre lui dit: «Taisez-vous, mauvaise femme.» Alors, à la lueur des torches, elle vit sortir de la maison de l'image Notre-Dame un grand homme avec un chaperon rouge descendant sur les yeux; il dit aux autres: «Éteignez tout, allons-nous-en, il est bien mort!» Quelqu'un lui donna encore un coup de massue, mais il ne remuait plus. Près de lui gisait un jeune homme qui, tout mourant qu'il était, se souleva en criant: «Ah! monseigneur mon maître[290].» C'était le page qui ne l'avait pas quitté et s'était jeté au-devant des coups. Ce page était Allemand; il avait peut-être été donné à Louis d'Orléans par Isabeau de Bavière.

Depuis l'assassinat manqué de Clisson, on savait qu'il ne fallait pas croire à la légère qu'un homme était tué; aussi, selon un autre récit, le grand homme au chaperon rouge vint, avec un falot de paille, regarder à terre si la besogne avait été faite consciencieusement[291]. Il n'y avait rien à dire; le mort était taillé en pièces, le bras droit était tranché à deux places, au coude et au poignet; le poing gauche était détaché, jeté au loin par la violence du coup; la tête était ouverte de l'œil à l'oreille, d'une oreille à l'autre; le crâne était ouvert, la cervelle épandue sur le pavé[292].

Ces pauvres restes furent portés le lendemain matin, parmi la consternation et la terreur générale[293], à l'église voisine des Blancs-Manteaux. Ce fut au jour seulement qu'on ramassa dans la boue la main mutilée et la cervelle. Les princes vinrent lui donner l'eau bénite. Le vendredi, il fut enseveli à l'église des Célestins, dans la chapelle qu'il avait bâtie lui-même[294]. Les coins du drap mortuaire étaient portés par son oncle, le vieux duc de Berri, par ses cousins, le roi de Sicile, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon; puis venaient les seigneurs, les chevaliers, une foule innombrable de peuple. Tout le monde pleurait, les ennemis comme les amis[295]. Il n'y a plus d'ennemis alors; chacun, dans ces moments, devient partial pour le mort. Quoi! si jeune, si vivant naguère et déjà passé! Beauté, grâce chevaleresque, lumière de science, parole vive et douce; hier tout cela, aujourd'hui plus rien[296]...

Rien?... davantage peut-être. Celui qui semblait hier un simple individu, on voit qu'il avait en lui plus d'une existence, que c'était, en effet, un être multiple, infiniment varié[297]!... Admirable vertu de la mort! Seule elle révèle la vie. L'homme vivant n'est vu de chacun que par un côté, selon qu'il le sert ou le gêne. Meurt-il, on le voit alors sous mille aspects nouveaux, on distingue tous les liens divers par lesquels il tenait au monde. Ainsi, quand vous arrachez le lierre du chêne qui le soutenait, vous apercevez dessous d'innombrables fils vivaces que jamais vous ne pourrez déprendre de l'écorce où ils ont vécu; ils resteront brisés, mais ils resteront[298].

Chaque homme est une humanité, une histoire universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie, c'était en même temps un individu spécial, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après; Dieu ne recommencera point. Il en viendra d'autres, sans doute; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d'autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais...

Celui-ci sans doute eut ses vices; mais c'est en partie pour cela que nous le pleurons; il n'en appartint que davantage à la pauvre humanité; il nous ressembla d'autant plus; c'était lui et c'était nous. Nous nous pleurons en lui nous-mêmes et le mal profond de notre nature.

On dit que la mort embellit ceux qu'elle frappe et exagère leurs vertus; mais c'est bien plutôt, en général, la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a ordinairement plus de bien que de mal. On connaissait les prodigalités du duc d'Orléans, on connut ses aumônes. On avait parlé de ses galanteries; on ne savait pas assez que cette heureuse nature avait toujours conservé, au milieu même des vaines amours, l'amour divin et l'élan vers Dieu. On trouva aux Célestins la cellule où il aimait à se retirer[299]. Lorsqu'on ouvrit son testament, on vit qu'au plus fort de ses querelles, cette âme sans fiel était toujours confiante, aimante, pour ses plus grands ennemis.

Tout cela demande grâce... Eh! qui ne pardonnerait quand cet homme, dépouillé de tous les biens de la vie, redevenu nu et pauvre, est apporté dans l'église et attend son jugement? Tous prient pour lui, tous l'excusent, expliquant ses fautes par les leurs et se condamnant eux-mêmes... Pardonnez-lui, Seigneur, frappez-nous plutôt.

Personne n'avait plus à se plaindre du duc d'Orléans que sa femme Valentine; elle l'avait toujours aimé et toujours il en aima d'autres. Elle ne l'excusa pas moins autant qu'il était en elle; elle prit comme sien avec elle le bâtard de son mari et l'éleva parmi ses enfants. Elle l'aimait autant qu'eux, davantage. Souvent, lui voyant tant d'esprit et d'ardeur, l'Italienne le serrait, lui disait: «Ah! tu m'as été dérobé! c'est toi qui vengeras ton père[300]

La justice ne vint jamais pour la veuve, elle n'eut pas cette consolation. Elle n'eut pas celle d'élever au mort l'humble tombe «de trois doigts au-dessus de terre» qu'il demandait dans son testament[301]; elle ne put même lui mettre sous la tête «la rude pierre, la roche» qu'il voulait pour oreiller. Louis d'Orléans, proscrit dans la mort, attendit cent ans un tombeau.

Aux premiers âges chrétiens, dans les temps de vive foi, les douleurs étaient patientes; la mort semblait un court divorce; elle séparait, mais pour réunir. Un signe de cette foi dans l'âme, dans la réunion des âmes, c'est que, jusqu'au xiie siècle, le corps, la dépouille mortelle semble avoir moins d'importance; elle ne demande pas encore de magnifiques tombeaux; cachée dans un coin de l'église, une simple dalle la couvre; c'est assez pour la désigner au jour de la résurrection: «Hinc surrectura[302]

Au temps dont nous écrivons l'histoire, il y avait déjà un changement peu avoué, d'autant plus profond. Même dévotion extérieure, mais la foi moins vive; au plus profond des cœurs, à leur insu, l'espoir faiblissait. La douleur ne se laissait plus aisément charmer aux promesses de l'avenir; aux pieuses consolations elle opposait le mot de Valentine: «Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien[303]

S'il lui restait quelque chose, c'était de parer la triste dépouille, de glorifier les restes, de faire de la tombe une chapelle, une église, dont ce mort serait le dieu.

Vains amusements de la douleur qui ne l'arrêtent pas longtemps. Quelque profond que soit le sépulcre, elle n'en ressent pas moins à travers les puissantes attractions de la mort; elle les suit... La veuve du duc d'Orléans vécut ce que dura sa robe de deuil.

C'est que les mots de l'union: Vous devenez même chair, ils ne sont pas un vain son; ils durent pour celui qui survit. Qu'ils aient donc leur effet suprême!... Jusque-là, il va chaque jour heurter cette tombe à l'aveugle, l'interroger, lui demander compte... Elle ne sait que répondre; il aurait beau la briser qu'elle n'en dirait pas davantage... En vain, s'obstinant à douter, s'irritant, niant la mort, il arrache l'odieuse pierre; en vain, parmi les défaillances de la douleur et de la nature, il ose soulever le linceul, et montrant à la lumière ce qu'elle ne voudrait pas voir, il dispute[304] aux vers le je ne sais quoi, informe et terrible, qui fut pourtant Inès de Castro.

CHAPITRE II

LUTTE DES DEUX PARTIS.—CABOCHIENS.—ESSAIS DE RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE
1408-1414

L'étranger qui visite la silencieuse Vérone et les tombeaux des La Scala découvre dans un coin une lourde tombe sans nom[305]. C'est, selon toute apparence, la tombe de l'assassiné[306]. À côté s'élève un somptueux monument à triple étage de statues, et par-dessus ce monument, sur la tête des saints et des prophètes, plane un cavalier de marbre. C'est la statue de l'assassin. Un Signore de La Scala tua son frère dans la rue en plein jour, il lui succéda. Cela ne produisit, ce semble, ni étonnement, ni trouble[307]. Le meurtrier régna doucement pendant seize années; et alors, sentant sa fin venir, il donna ordre à ses affaires, fit encore étrangler un de ses frères qu'il tenait prisonnier, et laissa la seigneurie de Vérone à son bâtard, comme tout bon père de famille laisse son bien à son fils.

Les choses ne se passèrent pas ainsi en France à la mort du duc d'Orléans. La France n'en prit pas si aisément son parti. S'il n'eut pas un tombeau de pierre[308], il en eut un dans les cœurs. Tout le pays sentit le coup et en fut profondément remué, et l'État, et la famille, et chaque homme, jusqu'aux entrailles. Une dispute, une guerre de trente années commença; il en coûta la vie à des millions d'hommes. Cela est triste, mais il n'en faut pas moins féliciter la France et la nature humaine.

«Ce n'était pourtant que la mort d'un homme,» dit froidement le chroniqueur de la maison de Bourgogne[309]. Mais la mort d'un homme est un événement immense lorsqu'elle arrive par un crime; c'est un fait terrible sur lequel les sociétés ne doivent se résigner jamais.

Cette mort engendra la guerre, et la guerre entre les esprits. Toutes les questions politiques, morales, religieuses, s'agitèrent à cette occasion[310]. La grande polémique des temps modernes, elle a commencé pour la France par le sentiment du droit, par l'émotion de la nature, par la douce et sainte pitié.

Où se livra d'abord ce grand combat? Là même d'où partit le crime, au cœur du meurtrier. Le lendemain au matin, lorsque tous les parents du mort allèrent aux Blancs-Manteaux visiter le corps et lui donner l'eau bénite, le duc de Bourgogne qualifia lui-même l'acte selon la vérité: «Jamais plus méchant et plus traître meurtre n'a été commis en ce royaume.» Le vendredi, au convoi, il tenait un des coins du drap mortuaire et pleurait comme les autres.

Plus que tous les autres sans doute, et non moins sincèrement. Il n'y avait pas là d'hypocrisie. La nature humaine est ainsi faite. Nul doute que le meurtrier n'eût voulu alors ressusciter le mort au prix de sa vie. Mais cela n'était pas en lui. Il fallait qu'il traînât à jamais ce fardeau, qu'à jamais il portât ce pesant drap mortuaire.

Lorsqu'il fut constant que les assassins avaient fui vers la rue Mauconseil, où était l'hôtel du duc de Bourgogne, lorsque le prévôt de Paris déclara qu'il se faisait fort de trouver les coupables si on lui permettait de fouiller les hôtels des princes, le duc de Bourgogne se troubla; il tira à part le duc de Berri et le roi de Sicile et leur dit tout pâle: «C'est moi; le diable m'a tenté[311].» Ils reculèrent; le duc de Berri fondit en larmes et ne dit qu'une parole: «J'ai perdu mes deux neveux.»

Le duc de Bourgogne s'en alla accablé, humilié, et l'humiliation le changea. L'orgueil tua le remords. Il se souvint qu'il était puissant, qu'il n'y avait pas de juge pour lui. Il s'endurcit, et puisque enfin le coup était fait, le mal irréparable, il résolut de revendiquer son crime comme vertu, d'en faire, s'il pouvait, un acte héroïque. Il osa venir au conseil. Il en trouva la porte fermée; le duc de Berri l'y retint en lui disant doucement qu'on ne l'y verrait pas avec plaisir. À quoi le coupable répondit, avec le masque d'airain qu'il s'était décidé à prendre: «Je m'en passerai volontiers, monsieur; qu'on n'accuse personne de la mort du duc d'Orléans; ce qui s'est fait, c'est moi qui l'ai fait faire.»

Avec ce beau semblant d'audace, le duc de Bourgogne n'était pas rassuré. Il retourna à son hôtel, monta à cheval et galopa sans s'arrêter jusqu'en Flandre. Dès qu'on sut qu'il fuyait, on le poursuivit; cent vingt chevaliers du duc d'Orléans coururent après lui. Mais il n'y avait pas moyen de l'atteindre: à une heure il était déjà à Bapaume. Il ordonna, en mémoire de ce péril, que dorénavant les cloches sonnassent à cette heure-là. Cela s'appela longtemps l'angelus du duc de Bourgogne.

Il avait échappé à ses ennemis, non à lui-même. À peine arrivé à Lille, il convoqua ses barons, ses prêtres. Ils lui prouvèrent invinciblement qu'il n'avait fait que son devoir, qu'il avait sauvé le roi et le royaume. Il reprit courage, rassembla les états de Flandre, d'Artois, ceux de Lille et de Douai, et leur en fit répéter autant[312]. Il le fit dire, prêcher, écrire, et ces écrits furent répandus partout, tant il sentait le besoin de mettre son crime en commun avec ses sujets, de se faire donner par eux l'approbation qu'il ne pouvait plus se donner lui-même, d'étouffer sous la voix du peuple la voix de son cœur.

Entre autres bruits qu'il fit répandre, on dit partout que le duc d'Orléans depuis longtemps lui dressait des embûches, qu'il n'avait fait que le prévenir[313]. Il fit croire cette grossière invention aux braves Flamands; sans doute il eût voulu y croire aussi.

Cependant l'émotion du tragique événement ne s'affaiblissait pas dans Paris. Ceux même qui regardaient le duc d'Orléans comme l'auteur de tant d'impôts, et qui peut-être s'étaient réjouis tout bas de sa mort, ne purent voir sans être touchés sa veuve et ses enfants qui vinrent lui demander justice. La pauvre veuve, madame Valentine, amenait avec elle son second fils, sa fille et madame Isabeau de France, fiancée au jeune duc d'Orléans et déjà veuve elle-même, à quinze ans, d'un autre assassiné, du roi d'Angleterre Richard II. Le roi de Sicile, le duc de Berri, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le connétable, allèrent au-devant. La litière était couverte de drap noir et traînée par quatre chevaux blancs. La duchesse était en grand deuil, ainsi que ses enfants et sa suite; ce triste cortége entra à Paris le 10 décembre, par le plus triste et le plus rude hiver qu'on eût vu depuis plusieurs siècles[314].

Descendue à l'hôtel Saint-Paul, elle se jeta à genoux en pleurant devant le roi qui pleurait aussi. Deux jours après elle revint par-devant le roi et son conseil, portant plainte et demandant justice. Le discours des avocats qui parlèrent pour elle, celui des prédicateurs qui firent l'éloge funèbre du duc d'Orléans, la lettre que son fils répandit quelques années après, sont pleins de choses touchantes et d'une naïveté douloureuse.

«Vox sanguinis fratris tui clamat ad me de terra.[TD-78]

«Tu peux, ô roi, dire à la partie adverse cette parole qu'a dite le Seigneur à Caïn après qu'il eût tué son frère... Certes oui, la terre crie et le sang réclame; car il ne serait pas un homme naturel, ni d'un sang pur, celui qui n'aurait pas compassion d'une mort si cruelle.

«Et toi, ô roi Charles de bonne mémoire, si tu vivais maintenant, que dirais-tu? quelles larmes pourraient t'apaiser? qui t'empêcherait de faire justice d'une telle mort? Hélas! tu as tant aimé, honoré et élevé avec tant de soin l'arbre où est né le fruit dont ton fils a reçu la mort! Hélas! roi Charles, tu pourrais bien dire, comme Jacob: Fera pessima devoravit filium meum[TD-79], une bête très-mauvaise a dévoré mon fils.

«Hélas! il n'y a si pauvre homme, ou de si bas état en ce monde dont le père ou le frère ait été tué si traîtreusement, que ses parents et ses amis ne s'engagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort. Qu'est-ce donc quand le malfaiteur persévère et s'obstine dans sa volonté criminelle?... Pleurez, princes et nobles, car le chemin est ouvert pour vous faire mourir en trahison et à l'improviste; pleurez, hommes, femmes, vieillards et jeunes gens; la douceur de la paix et de la tranquillité vous est ôtée, puisque le chemin vous est montré pour occire et porter le glaive contre les princes, et qu'ainsi vous voilà en guerre, en misère, en voie de destruction.»

La prophétie ne s'accomplit que trop. Celui contre lequel on venait d'accueillir cette plainte, celui qu'on jugeait digne de toute peine, d'amende honorable, de prison, il n'y eut pas besoin de le poursuivre: il revint de lui-même, mais en maître; l'on n'avait que des plaidoiries à lui opposer. Il revint, malgré les plus expresses défenses, entouré d'hommes d'armes, et fit mettre sur la porte de son hôtel deux fers de lance, l'un affilé, l'autre émoussé[315], pour dire qu'il était prêt à la guerre et à la paix, qu'il combattrait aux armes courtoises ou, si l'on aimait mieux, à mort. Les princes avaient été jusqu'à Amiens pour l'empêcher de venir. Il leur donna des fêtes, leur fit entendre d'excellente musique et continua sa route jusqu'à Saint-Denis, où il fit ses dévotions. Là, nouvelle défense des princes[316]. Mais il n'entra pas moins à Paris. Il se trouva des gens pour crier: «Noël au bon duc[317]!» Le peuple croyait qu'il allait supprimer les taxes. Les princes l'accueillirent. La reine, chose odieuse, se contraignit au point de lui faire bonne mine.

Tout semblait rassurant; et pourtant, en entrant dans la ville où l'acte avait été commis, il ne pouvait s'empêcher de trembler. Il alla droit à son hôtel, fit camper toutes ses troupes autour. Mais son hôtel ne lui semblait pas sûr. Il fallut, pour calmer son imagination, que dans son hôtel même on lui bâtît une chambre tout en pierres de taille et forte comme une tour[318]. Pendant que ses maçons travaillaient à défendre le corps, ses théologiens faisaient ce qu'ils pouvaient pour cuirasser l'âme. Déjà il avait les certificats de ses docteurs de Flandre; mais il voulait celui de l'Université, une bonne justification solennelle en présence du roi, des princes, du peuple, qui approuveraient au moins par leur silence. Il fallait que le monde entier suât à laver cette tache.

Le duc de Bourgogne ne pouvait manquer de défenseurs parmi les gens de l'Université. Son père et lui avaient toujours été liés avec ce corps par la haine commune du duc d'Orléans et de son pape Benoît XIII. Ils avaient protégé les principaux docteurs. Philippe le Hardi avait donné un bénéfice au célèbre Jean Gerson[319]; son successeur pensionnait le cordelier Jean Petit, tous deux grands adversaires du pape.

Toutefois, pour soutenir cette thèse que le partisan du pape avait été bien et justement tué, il fallait trouver un aveugle et violent logicien, capable de suivre intrépidement le raisonnement contre la raison, l'esprit de corps et de parti contre l'humanité et la nature.

Cette logique n'était pas celle des grands docteurs de l'Université, Gerson, d'Ailly, Clémengis. Ils restèrent plutôt dans l'inconséquence; dans leur plus grande passion, ils ne furent jamais aveuglés. D'Ailly et Clémengis écrivirent contre le pape; puis, quand ils craignirent d'avoir ébranlé l'Église même, ils se rallièrent à la papauté. Gerson attaqua le duc d'Orléans pour ses exactions; puis il pleura l'aimable prince, il fit son oraison funèbre.

Au-dessous de ces illustres docteurs, en qui le bon sens et le bon cœur firent toujours équilibre à la dialectique, se trouvaient les vrais scolastiques, les subtils, les violents, qui paraissaient les forts, les grands hommes du temps qui n'ont pas été ceux de l'avenir. Ceux-ci étaient généralement plus jeunes que Gerson, qui lui-même était disciple de Pierre d'Ailly et de Clémengis. Ces violents étaient donc la troisième génération dans cette longue polémique, d'autant plus violents qu'ils y venaient tard. Ainsi la Constituante fut dépassée par la jeune Législative, celle-ci par la très-jeune Convention.

Ces hommes n'étaient pas des misérables, des hommes mercenaires, comme on l'a dit, mais généralement de jeunes docteurs estimés pour la sévérité de leurs mœurs, pour la subtilité de leur esprit, pour leur faconde. Les uns étaient des moines comme le cordelier Petit, comme le carme Pavilly, l'orateur des bouchers, le harangueur de la Terreur de 1413. Les autres furent les meneurs des conciles et marquèrent comme prélats; tels furent, au concile de Constance, Courcelles et Pierre Cauchon, qui déposèrent le pape Jean XXIII et jugèrent la Pucelle.

L'apologiste du duc de Bourgogne, Jean Petit, était un Normand, animé d'un âpre esprit normand, un moine mendiant de la pauvre et sale famille de saint François. Ces cordeliers, d'autant plus hardis qu'ils n'avaient que leur corde et leurs sandales, se jetaient volontiers en avant. Au xive siècle, ils avaient été pour la plupart visionnaires, mystiques, malades et fols de l'amour de Dieu; ils étaient alors ennemis de l'Université. Mais, à mesure que le mysticisme fit place à la grande polémique du schisme, ils furent du parti de l'Université et au delà. Le cordelier Jean Petit n'avait pas le moyen d'étudier; il fut soutenu par le duc de Bourgogne, qui l'aida à prendre ses grades et lui fit une pension[320]. À peine docteur, il se fit remarquer par sa violence. L'Université l'envoya parmi ceux de ses membres qu'elle députait aux deux papes. Lorsque l'assemblée du clergé de France, en 1406, flottait et n'osait se déclarer entre l'Université de Paris qui attaquait le pape Benoît, et celle de Toulouse qui le défendait, Jean Petit prêcha avec la fureur burlesque d'un prédicateur de carrefour, «contre les farces et tours de passe-passe de Pierre de la Lune, dit Benoît.» Il demanda et obtint que le Parlement fît brûler la lettre de l'Université de Toulouse. C'est alors que le parti de Benoît et du duc d'Orléans fut jugé vaincu, que les gens avisés le quittèrent[321], que ses ennemis s'enhardirent et que, la suspension des prédications ayant suffisamment irrité le peuple, on crut pouvoir enfin tuer celui qu'on désignait depuis longtemps à la haine comme l'auteur des taxes et le complice du schisme.

L'Université avait récemment arraché au roi l'ordre de contraindre par corps le pape qui refusait de céder. Ce pape avait été jugé schismatique et ses partisans schismatiques. Par deux fois on essaya d'exécuter cette contrainte par l'épée. La mort d'un prince qui soutenait le pape semblait aux universitaires un résultat naturel de cette condamnation du pape; c'était aussi une contrainte par corps.

Je n'ai pas le courage de reproduire la longue harangue par laquelle Jean Petit entreprit de justifier le meurtre. Il faut dire pourtant que si ce discours parut odieux à beaucoup de gens, personne ne le trouva ridicule. Il est divisé et subdivisé selon la méthode scolastique, la seule que l'on suivît alors.

Il prit pour texte ces paroles de l'Apôtre: «La convoitise est la racine de tous maux.» Il déduisait de là doctement une majeure en quatre parties, que la mineure devait appliquer. La mineure avait quatre parties de même pour établir que le duc d'Orléans tombant dans les quatre genres de convoitise, concupiscence, etc., s'était rendu coupable de lèse-majesté en quatre degrés. Il établissait, par le témoignage des philosophes, des Pères de l'Église et de la sainte Écriture, qu'il était non-seulement permis, mais honorable et méritoire de tuer un tyran. À cela il apportait douze raisons en l'honneur des douze apôtres, appuyées de nombreux exemples bibliques.

Cet épouvantable fatras n'a pas moins de quatre-vingt-trois pages dans Monstrelet. Le copier, ce serait à en vomir. Il faut résumer. Tout peut se réduire à trois points:

1. Le duc de Bourgogne a tué pour Dieu[322]. Ainsi Judith, etc. Le duc d'Orléans n'était pas seulement l'ennemi du peuple de Dieu, comme Holopherne. Il était l'ennemi de Dieu, l'ami du Diable; il était sorcier[323]. La diablesse Vénus lui avait donné un talisman pour se faire aimer, etc.

2. Le duc de Bourgogne a tué pour le roi. Il a, comme bon vassal, sauvé son suzerain des entreprises d'un vassal félon.

3. Il a tué pour la chose publique et comme bon citoyen. Le duc d'Orléans était un tyran. Le tyran doit être tué, etc.[324].

Mais il faut lire l'original. Il faut voir dans sa laideur ce monstrueux accouplement des droits et des systèmes contraires. Le cruel raisonneur prend indifféremment et partout tout ce qui peut, tant bien que mal, fonder le droit de tuer; tradition biblique, classique, féodale, tout lui est bon, pourvu qu'on tue.

Le discours de Jean Petit ne mériterait guère d'attention si c'était l'œuvre individuelle du pédant, l'indigeste avorton éclos du cerveau d'un cuistre. Mais non; il ne faut pas oublier que Jean Petit était un docteur très-important, très-autorisé. Cette monstrueuse laideur de confusion et d'incohérence, ce mélange sauvage de tant de choses mal comprises, c'est du siècle et non de l'homme. J'y vois la grimaçante figure du moyen âge caduque, le masque demi-homme, demi-bête de la scolastique agonisante.

L'histoire, au reste, ne présente guère d'objet plus choquant. On rirait de ce pêle-mêle d'équivoques, de malentendus, d'histoires travesties, de raisonnements cornus, où l'absurde s'appuie magistralement sur le faux. On rirait; mais on frémit. Les syllogismes ridicules ont pour majeure l'assassinat, et la conclusion y ramène. L'histoire devient ce qu'elle peut. La fausse science, comme un tyran, la violente et la maltraite. Elle tronque et taille les faits, comme elle ferait des hommes. Elle tue l'empereur Julien avec la lance des croisades; elle égorge César avec le couteau biblique, en sorte que le tout a l'air d'un massacre indistinct d'hommes et de doctrines, d'idées et de faits.

Quand il y aurait eu le moindre bon sens dans ce traité de l'assassinat, quand les crimes du duc d'Orléans eussent été prouvés et qu'il eût mérité la mort, cela ne justifiait pas encore la trahison du duc de Bourgogne. Quoi! pour des fautes si anciennes, après une réconciliation solennelle, après avoir mangé ensemble et communié de la même hostie!... Et l'avoir tué de nuit, en guet-apens, désarmé, était-ce d'un chevalier? Un chevalier devait l'attaquer à armes égales, le tuer en champ clos. Un prince, un grand souverain devait faire la guerre avec une armée, vaincre son ennemi en bataille; les batailles sont les duels des rois.

Au reste, la harangue de Jean Petit était moins une apologie du duc de Bourgogne qu'un réquisitoire contre le duc d'Orléans. C'était un outrage après la mort, comme si le meurtrier revenait sur cet homme gisant à terre, ayant peur qu'il ne revécût, et tâchant de le tuer une seconde fois.

Le meurtrier n'avait pas besoin d'apologie. Pendant que son docteur pérorait, il avait en poche de bonnes lettres de rémission qui le rendaient blanc comme neige. Dans ces lettres, le roi déclare que le duc lui a exposé comment pour son bien et celui du royaume «il a fait mettre hors de ce monde» son frère le duc d'Orléans; mais il a appris que le roi, «sur le rapport d'aulcuns ses malveillans... en a pris desplaisance... Savoir faisons que nous avons osté et ostons toute desplaisance que nous pourrions avoir eue envers lui... etc.[325]

Les gens de l'Université ayant si bien soutenu le duc de Bourgogne, il était bien juste qu'il les soutînt à son tour. D'abord il termina à leur avantage l'affaire qui depuis un an tenait en guerre les deux juridictions, civile et ecclésiastique. La première eut tort. L'Université, le clergé, allèrent dépendre les deux écoliers voleurs dont les squelettes branlaient encore à Montfaucon. Tout un peuple de prêtres, de moines, de clercs et d'écoliers, animés d'une joie frénétique, les mena à travers Paris jusqu'au parvis de Notre-Dame, où ils furent remis à la justice ecclésiastique, et déposés aux pieds de l'évêque[326]. Le prévôt demanda pardon aux recteurs, docteurs et régents[327]. Ce triomphe des deux cadavres, qui était l'enterrement de la justice royale, eut lieu au soleil de mai, attristé par la lueur des torches que portait tout ce monde noir.

Le 14 mai, la veille même de la grande victoire de l'Université, deux messagers du pape Benoît XIII avaient eu la hardiesse de venir braver dans Paris cette colérique puissance. Ils avaient apporté des bulles menaçantes où l'ennemi, qu'on croyait à terre, semblait plus vivant que jamais[328]. C'était un gentilhomme aragonais (comme son maître Benoît XIII) qui avait hasardé le coup.

Une députation de l'Université vint à grand bruit demander justice. Une grande assemblée se fit à Saint-Paul en présence du roi, du duc de Bourgogne et des princes. Un violent sermon y fut prononcé par Courtecuisse, qui faisait le pendant du discours de Jean Petit. C'était la condamnation du pape, comme l'autre était la condamnation du prince, partisan du pape.

Le texte était: «Que la douleur en soit pour lui; tombe sur lui son iniquité!» Si le pape eût été là, il n'y eût guère eu plus de sûreté pour lui que pour le duc d'Orléans. Le pape n'y étant pas, on ne frappa que ses bulles. Le chancelier les condamna au nom de l'assemblée, les secrétaires royaux y enfoncèrent le canif, et les jetèrent au recteur qui les mit en menus morceaux.

Ce n'était pas assez de poignarder un parchemin. On envoya ordre à Boucicaut d'arrêter le pape; et en attendant, on prit, comme suspects d'aimer le pape, l'abbé de Saint-Denis et le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois. Saint-Denis étant, comme on l'a vu, fort mal avec l'église de Paris, l'arrestation de l'abbé était populaire. Mais le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois était membre du Parlement. Il y avait imprudence à l'arrêter; le Parlement en garda rancune. Les prisonniers, ayant tout à craindre dans ce moment de violence, essayèrent d'apaiser l'Université en se réclamant d'elle, et demandant l'adjonction de quelques-uns de ses docteurs à la commission qui devait les juger. Ils eurent lieu de s'en repentir. Ces scolastiques, étrangers aux lois, aux hommes et aux affaires, ne purent jamais s'accorder avec les juges[329]. Ils montrèrent autant de gaucherie que de violence, firent arrêter au hasard nombre de gens. Les prisonniers avaient beau invoquer le Parlement, l'évêque de Paris; les princes même intercédaient. Ces implacables pédants ne voulaient point lâcher prise.

Le dimanche 25 mai, un professeur de l'Université, Pierre aux Bœufs (cordelier, comme Jean Petit), lut devant le peuple les «lettres royaux» qui déclaraient que dorénavant on n'obéirait ni à l'un ni à l'autre pape. Cela s'appela l'acte de Neutralité. Aucune salle, aucune place n'aurait contenu la foule. La lecture se fit à la culture de Saint-Martin-des-Champs. Cette ordonnance n'est point dans le style ordinaire des lois. C'est visiblement un factum de l'Université, violent, âcre, et qui n'est pas sans éloquence: «Qu'ils tombent, qu'ils périssent, plutôt que l'unité de l'Église. Qu'on n'entende plus la voix de la marâtre: «Coupez l'enfant, et qu'il ne soit ni à moi, ni à elle; mais la voix de la bonne mère: «Donnez-le lui plutôt tout entier...»

On ne s'en tint pas à des paroles. Un concile assemblé dans la Sainte-Chapelle détermina comment l'Église se gouvernerait dans la vacance du Saint-Siége. Benoît ne put être atteint; il se sauva à Perpignan, entre le royaume d'Aragon, son pays, où il était soutenu, et la France, où il guerroyait contre le concile à force de bulles. Mais ses deux messagers furent pris et traînés par les rues dans un étrange accoutrement; ils étaient coiffés de tiares de papier, vêtus de dalmatiques noires aux armes de Pierre de Luna, et de plus chargés d'écriteaux qui les qualifiaient traîtres et messagers d'un traître. Ainsi équipés, il furent mis dans un tombereau de boueurs, piloriés dans la cour du Palais, parmi les huées du peuple qui s'habituait à mépriser les insignes du pontificat[330]. Le dimanche suivant, même scène au parvis Notre-Dame: un moine trinitaire, régent de théologie, invectiva contre eux et contre le pape, avec une violence furieuse et des farces de bateleur, le tout dans une langue si fangeuse, que bonne part de cette boue retombait sur l'Université[331].

Le pape de Rome, le pape d'Avignon, étaient tous les deux en fuite; leurs cardinaux avaient déserté. La reine s'enfuit aussi, emmenant de Paris le dauphin, gendre du duc de Bourgogne. Les ducs d'Anjou (roi de Sicile), de Berri et de Bretagne, ne tardèrent pas à les suivre. Le duc de Bourgogne allait se trouver seul de tous les princes à Paris, ayant toutefois dans les mains le roi, le concile, l'Université. Lâcher le roi et Paris, c'était risquer beaucoup. Cependant il ne pouvait plus remettre son retour aux Pays-Bas. Pendant qu'il faisait ici la guerre au pape et écoutait les prolixes harangues des docteurs, le parti de Benoît et d'Orléans se fortifiait à Liége. Le jeune évêque de Liége, son cousin Jean de Bavière, ne pouvait plus résister[332]. Les Liégeois étaient menés par un homme de tête et de main, le sire de Perweiss, père de l'autre prétendant à l'évêché de Liége; il appelait les Allemands; il faisait venir des archers anglais. Le Brabant était en péril. Que serait-il advenu si la Flandre avait pris parti pour Liége, si les gens de Gand s'étaient souvenus que les Liégeois leur avaient envoyé des vivres avant la bataille de Roosebeke?

Je parlerai plus tard de ce curieux peuple de Liége, de cette extrême pointe de la race et de la langue wallone au sein des populations germaniques, petite France belge qui est restée, sous tant de rapports, si semblable à la vieille France, tandis que la nôtre changeait. Mais tout cela ne peut se dire en passant.

Les Liégeois étaient quarante mille intrépides fantassins. Mais le duc avait contre eux toute la chevalerie de Picardie et des Pays-Bas, qui regardait avec raison cette guerre comme l'affaire commune de la noblesse. La noblesse était d'accord. Les villes, Liége, Gand et Paris, ne s'entendaient pas. Gand et Paris ne suivaient pas le même pape que les Liégeois. Le duc de Bourgogne, qui soulevait les communes en France, écrasa en Belgique celle de Liége.

Les Liégeois étaient une population d'armuriers et de charbonniers, brutale et indomptable, que leurs chefs ne pouvaient mener. Dès que les bannières féodales apparurent dans la plaine de Hasbain, le proverbe se vérifia:

Qui passe dans le Hasbain
A bataille le lendemain.

Ils se postèrent quarante mille dans une enceinte fermée de chariots et de canons, et attendirent fièrement. Le duc de Bourgogne, qui savait qu'il allait leur venir encore dix mille hommes de troupes et des archers d'Angleterre, se hasarda d'attaquer. Les Liégeois avaient un peu de cavalerie, quelques chevaliers; mais ils s'en défiaient trop; ils les empêchèrent de bouger. Ceux de Bourgogne ne pouvant les forcer par devant, les tournèrent; une terreur panique les prit; plusieurs milliers de Liégeois se rendirent prisonniers. Le duc de Bourgogne, presque vainqueur, voit apparaître alors les dix mille paresseux de Tongres, qui venaient enfin combattre. Il craignit qu'ils ne lui arrachassent la victoire, et ordonna le massacre des prisonniers. Ce fut une immense boucherie; toute cette chevalerie, cruelle par peur, s'acharna sur la multitude qui avait posé les armes. Le duc de Bourgogne prétend, dans une lettre[333], qu'il resta vingt-quatre mille hommes sur le carreau: il avait perdu seulement de soixante à quatre-vingts chevaliers ou écuyers, sans compter les soldats apparemment. Néanmoins, cette disproportion fait sentir assez combien, dans la nouveauté et l'imperfection des armes à feu, les moyens offensifs étaient faibles contre ces maisons de fer dont les chevaliers s'affublaient.

Je me défie un peu de ce nombre de vingt-quatre mille hommes; c'est juste celui de la bataille de Roosebeke, que gagna Philippe le Hardi. Le fils ne voulut pas sans doute avoir tué moins que le père. Quoi qu'il en soit, le récit des cruautés épouvantables du parti de Bourgogne, qui, dans le Hasbain seul, avait brûlé, disait-on, quatre cents églises paroissiales, souvent même avec les paroissiens, la vengeance de l'évêque de Liége, Jean sans Pitié, ses noyades dans la Meuse, tout cela, chose triste à dire mais qui peint le siècle, frappa les imaginations et releva le duc de Bourgogne. Cette bataille fut prise pour le jugement de Dieu. On savait qu'il avait d'ailleurs payé de sa personne[334]. Le peuple, comme les femmes, aime les forts: Ferrum est quod amant[TD-83]. On donna au duc de Bourgogne le surnom de Jean sans Peur: sans peur des hommes et sans peur de Dieu[335].

La reine et les princes étaient revenus à Paris dans l'absence du duc de Bourgogne[336], et procédaient contre lui. Un éloquent prédicateur, Cérisy, prononçait une touchante apologie de Louis d'Orléans, qui a effacé à jamais le discours de Jean Petit. L'avocat de la veuve et des orphelins concluait à ce que le duc de Bourgogne fît amende honorable, demandât pardon et baisât la terre, et qu'après avoir fait diverses fondations expiatoires, il allât pendant vingt ans outre-mer pour pleurer son crime. Cela se disait le 11 septembre; le 23, il gagnait la bataille d'Hasbain; le 24 novembre, il arrivait à Paris. La foule alla voir avec respect l'homme qui venait de tuer vingt-cinq mille hommes; il s'en trouva pour crier Noël!

La reine et les princes avaient enlevé le roi à Chartres; ils pouvaient en son nom agir contre le duc. Cela le décida à un accommodement[337]. La chose fut négociée par le grand maître Montaigu, serviteur de la reine et de la maison d'Orléans, principal conseiller de ce parti, qui avait été envoyé au duc de Bourgogne, qui en avait rapporté une grande peur, et qui ne sentait pas sa tête bien ferme sur ses épaules. Il arrangea avec la crédulité de la peur ce triste traité qui déshonorait les deux partis. Le principal article était que le second fils du mort épouserait une fille du meurtrier, avec une dot de cent cinquante mille francs d'or. Comme dot, c'était beaucoup, mais comme prix du sang, combien peu!

Ce fut une laide scène, laide encore comme profanation d'une des plus saintes églises de France. Notre-Dame de Chartres, ses innombrables statues de saints et de docteurs, furent condamnées à être témoins de la fausse paix et des parjures. On dressa, non pas au parvis où se faisaient les amendes honorables, mais à l'entrée du chœur, un grand échafaud. Le roi, la reine, les princes, y siégeaient. L'avocat du duc de Bourgogne demanda au roi, au nom du duc, qu'il lui plût «de ne conserver dans le cœur ni colère ni indignation à cause du fait qu'il a commis et fait faire sur la personne de monseigneur d'Orléans, pour le bien du royaume et de vous.»

Puis les enfants d'Orléans entrèrent; le roi leur fit part du pardon qu'il avait accordé, et les requit de l'avoir pour agréable. L'avocat du duc de Bourgogne parla en ces termes: «Monseigneur d'Orléans et messieurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne, qui vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine et toute vengeance, et d'être bons amis avec lui.» Le duc ajouta de sa propre bouche: «Mes chers cousins, je vous en prie.»

Les jeunes princes pleuraient. Selon le cérémonial convenu, la reine, le dauphin et les seigneurs du sang royal s'approchèrent d'eux et intercédèrent pour le duc de Bourgogne; ensuite, le roi, du haut de son trône, leur adressa ces mots: «Mon très-cher fils et mon très-cher neveu, consentez à ce que nous avons fait, et pardonnez.» Le duc d'Orléans et son frère répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles prescrites.

Montaigu, qui avait dressé d'avance ce traité, par lequel les enfants reconnaissaient que leur père avait été tué pour le bien du royaume, avait au fond trahi son ancien maître, le duc d'Orléans, pour le duc de Bourgogne. Celui-ci, néanmoins, lui en voulut mortellement. Il n'avait pas probablement deviné d'avance l'humiliante attitude qu'il lui faudrait prendre dans cette cérémonie, et ce qu'il lui en coûterait pour dire aux enfants: «Pardonnez.»

Tout le monde savait à quoi s'en tenir sur la valeur d'une telle paix. Le greffier du Parlement, en l'inscrivant sur son registre, ajoute ces mots à la marge: «Pax, pax, inquit Propheta, et non est pax.»

Les réconciliés revinrent à Paris, plus ennemis que jamais, mais d'accord pour sacrifier le trop conciliant Montaigu. Ce pauvre diable n'avait, après tout, péché que par peur. Mais il avait encore un autre crime; il était trop riche. On se demandait comment ce fils d'un notaire de Paris, médiocrement lettré, de pauvre mine, petite taille, barbe claire, la langue épaisse[338], comment il s'y était pris pour gouverner la France depuis si longtemps. Il fallait bien, avec tout cela, qu'il fût pourtant un habile homme pour que la reine, le duc d'Orléans, les ducs de Berri et de Bourbon, eussent tous besoin de lui et l'appelassent leur ami.

L'habileté qui lui manqua, ce fut de se faire petit. Sans parler de ses grandes terres, il avait bâti à Marcoussis un délicieux château. À Paris, le peuple montrait avec envie son splendide hôtel. Les plus grands seigneurs avaient recherché ses filles. Récemment encore, il avait marié son fils avec la fille du connétable d'Albret, cousin du roi. Il fit encore son frère évêque de Paris, et à cette occasion il eut l'imprudence de traiter les princes, d'étaler une incroyable quantité de vaisselle d'or et d'argent. Les convives ouvrirent de grands yeux; leur cupidité attisa leur haine. Ils trouvèrent fort mauvais que Montaigu eût tant de vaisselle d'or, lorsque celle du roi était en gage.

Pour un homme nouveau, Montaigu semblait bien assis. Dès le temps du gouvernement des Marmousets, il s'était acquis beaucoup de gens; il était bien apparenté, bien allié. Frère de l'archevêque de Sens, il venait de prendre une forte position populaire dans Paris en y faisant son frère évêque. Aussi les princes menèrent l'affaire à petit bruit. Ils s'assemblèrent secrètement à Saint-Victor, délibérèrent sous le sceau du serment; ils conspirèrent, trois ou quatre princes du sang et les plus grands seigneurs de France, contre le fils du notaire. On avertit Montaigu; mais il s'obstina à ne rien craindre. N'avait-il pas pour lui le roi, le bon duc de Berri, la reine surtout, en mémoire du duc d'Orléans? La reine s'employa, il est vrai, un peu en sa faveur. Mais il ne fallut pas grande violence pour lui forcer la main; on lui promit que les grands biens de Montaigu seraient donnés au dauphin[339]. Après tout, elle était absente, à Melun; ce triste spectacle de la mort d'un vieux serviteur ne devait pas affliger ses yeux.

Il y eut à la mort de Montaigu une chose qu'on ne voit guère à la chute des favoris: le peuple se souleva[340]. Montaigu, il est vrai, intéressait les trois puissances de la ville: il était frère de l'évêque; il réclamait le privilége de cléricature, celui du clergé et de l'Université; enfin, il en appelait au Parlement. Rien ne lui servit. La ville était pleine des gentilshommes du duc de Bourgogne. Le nouveau prévôt de Paris, Pierre Desessarts, monta à cheval, courut les rues avec une forte troupe, criant qu'il tenait les traîtres qui étaient cause de la maladie du roi, qu'il en rendrait bon compte, que les bonnes gens n'avaient qu'à retourner à leurs affaires et à leurs métiers[341].

Montaigu nia tout d'abord; mais il était entre les mains d'une commission; on lui fit tout avouer par la torture. Le 17 octobre, sans perdre de temps, moins d'un mois après sa belle fête, il fut traîné aux halles. On ne lut pas même l'arrêt. Brisé qu'il était par la torture, les mains disloquées, le ventre rompu, il baisait la croix de tout son cœur, affirmant jusqu'au bout qu'il n'était pas coupable, non plus que le duc d'Orléans, que seulement il ne pouvait nier qu'ils n'eussent usé des deniers du roi et trop dépensé[342]. L'assistance pleurait; ceux même que les princes avaient envoyés pour s'assurer du supplice revinrent tout en larmes.

Cette mort avait touché tout le monde, mais effrayé encore plus. Quel en fut le résultat? Celui qu'on devait attendre de la lâcheté du temps. Tous voulurent être du côté d'un homme qui frappait si fort; la mort du duc d'Orléans, celle de Montaigu, le massacre de Liége, c'étaient trois grands coups. Le roi de Navarre était déjà allié du duc de Bourgogne[343], dont il avait besoin contre le comte d'Armagnac. Le duc d'Anjou le fut pour de l'argent; il en reçut, comme dot d'une fille de Bourgogne, pour aller perdre encore cet argent en Italie. La reine fut aussi gagnée par un mariage; le duc de Bourgogne alla la voir à Melun et promit de faire épouser au frère d'Isabeau (Louis de Bavière) la fille de son ami le roi de Navarre. Il était d'ailleurs arrangé que le jeune dauphin présiderait désormais le conseil; la grosse Isabeau[344] crut sottement qu'elle gouvernerait son fils, et par son fils le royaume. Elle revint à Paris, c'est-à-dire qu'elle se remit entre les mains du duc de Bourgogne.

Ainsi, les choses tournaient à souhait pour lui et pour son parti. L'Université, toute-puissante au concile de Pise, venait de mettre à profit la déposition des deux papes, pour faire donner la papauté à l'un de ses anciens professeurs, qui apparemment n'aurait rien à refuser à l'Université et au duc de Bourgogne.

Que manquait-il à celui-ci, sinon de se réhabiliter, s'il pouvait, de faire oublier? Il y avait deux moyens, réformer l'État et chasser l'Anglais. Il entreprit de nouveau d'assiéger Calais: cette fois, le duc d'Orléans n'était plus là pour faire manquer l'entreprise. Il s'y prit comme la première fois; il fit bâtir une ville de bois autour de la ville; il entassa dans l'abbaye de Saint-Omer force machines et quantité d'artillerie. Mais les Anglais, pour la somme de dix mille nobles à la rose, trouvèrent un charpentier qui y jeta le feu grégeois et brûla en un moment tout ce qu'on avait longuement préparé.

La réforme n'alla guère mieux que la guerre. Le duc de Bourgogne l'avait commencée à sa manière, rudement. Il avait rendu à Paris ses priviléges, en y mettant un prévôt à lui, le violent Desessarts. Il avait convoqué une assemblée générale de la noblesse, sous la présidence du dauphin, s'emparant du dauphin même et mettant de côté le vieux duc de Berri.

Cependant il prenait les finances en main, destituant au nom du roi et des princes tous les trésoriers, et mettant à leur place des bourgeois de Paris, des gens riches, timides et dépendants. Tous les receveurs devaient rendre compte à un haut conseil qu'il dominait par le comte de Saint-Pol. Ce conseil fit une chose inouïe, il interdit la Chambre des comptes, fit arrêter plusieurs de ses membres[345], et néanmoins il se servit de ses registres, relevant sur les marges les Nimis habuit ou Recuperetur dont cette sage et honnête compagnie marquait les payements excessifs. On voulait s'autoriser de cette note pour tirer de l'argent de ceux qui avaient reçu, ou même de leurs héritiers.

Cela était inquiétant pour beaucoup de monde, suspect pour tous, d'autant plus que dans toutes ces mesures on voyait derrière le duc de Bourgogne un homme emporté, passionné et brouillon, le nouveau prévôt de Paris, Desessarts, homme de peu, qui se hâtait de faire sa main, d'enrichir les siens, comme avait fait Montaigu; il l'avait mené au gibet et il y courait lui-même.

Tel était Paris; hors de Paris, se formait un grand orage. Le duc d'Orléans n'était qu'un enfant, un nom; mais autour de ce nom se serraient naturellement tous ceux qui haïssaient le duc de Bourgogne et le roi de Navarre.

D'abord le comte d'Armagnac, ennemi du second par voisinage, du premier pour avoir dès longtemps été forcé de céder le Charolais; puis le duc de Bretagne, les comtes de Clermont et d'Alençon; enfin, les ducs de Berri et de Bourbon, qui, se voyant comptés pour rien par le duc de Bourgogne, passèrent de l'autre côté. Ces princes s'allièrent «pour la réforme de l'État et contre les ennemis du royaume.»

C'était aussi contre les ennemis du royaume que le duc de Bourgogne levait des troupes et demandait de l'argent. Il fit venir à Paris les principaux bourgeois des villes de France pour obtenir, non une taxe, mais un prêt; les Anglais, disait-il, menaçaient de débarquer. Les bourgeois, sans délibérer, répondirent nettement que leurs villes étaient déjà trop chargées, que le duc de Bourgogne n'avait qu'à faire usage des trois cent mille écus d'or qui, disait-on, avaient été recouvrés. Mais cet argent s'était écoulé sans qu'on sût comment[346].

Paris ne montrait pas plus de zèle que les autres villes; le duc avait voulu lui rendre ses armes et ses divisions militaires de centeniers, soixanteniers, cinquanteniers, etc. Les Parisiens le remercièrent et n'en voulurent pas, ne se souciant pas de devenir les soldats du duc de Bourgogne. Il n'avait pu non plus faire un capitaine de Paris; la ville prétendit qu'ayant eu un prince du sang pour capitaine (le duc de Berri), elle ne pouvait accepter un capitaine de moindre rang.

Le duc de Bourgogne, ayant contre lui les princes, sans avoir pour lui les villes, fut obligé de recourir à ses ressources personnelles. Il appela ses vassaux. Une nuée de Brabançons vint s'abattre sur la France du nord, sur Paris, pillant, ravageant. Paris, devenu sensible au mal général par ses propres souffrances, demanda la paix à grands cris. Son organe ordinaire, l'Université, avec cet aplomb propre aux gens qui ne connaissent ni les hommes ni les choses, trouvait un moyen fort simple de tout arranger, c'était d'exclure du gouvernement les deux chefs de partis, les ducs de Berri et de Bourgogne, de les renvoyer dans leurs terres, et de prendre dans les trois États des gens de bien et d'expérience, qui gouverneraient à merveille. Le duc de Bourgogne et le roi de Navarre accueillirent d'autant mieux la chose qu'elle était impraticable. Ils firent parade de désintéressement; ils étaient prêts, disaient-ils, soit à servir l'État gratuitement, en sacrifiant même leurs biens, ou encore à se retirer si c'était l'utilité du royaume.

L'Université n'eut pas à aller loin pour trouver le duc de Berri. Il était déjà avec ses troupes à Bicêtre. Il avait répondu à une première ambassade, qui lui demandait la paix au nom du roi, que justement il venait pour s'entendre avec le roi. Il reçut parfaitement les députés de l'Université, goûta leur conseil, répondant gaiement: «S'il faut pour gouverner des gens pris dans les trois États, j'en suis et je retiens place dans les rangs de la noblesse.»

L'hiver et la faim forcèrent pourtant les princes à accepter l'expédient que proposait l'Université. Il donnait satisfaction à leur gloriole. Le duc de Bourgogne consentait à s'éloigner en même temps qu'eux. Le conseil devait être composé de gens qui jureraient de n'appartenir ni à l'un ni à l'autre. Le dauphin était remis à deux seigneurs nommés, l'un par le duc de Berri, l'autre par le duc de Bourgogne. (Paix de Bicêtre, 1er nov. 1410.)

Au fond, celui-ci restait maître. Il avait l'air de quitter Paris, mais il le gardait. Son prévôt Desessarts, qui devait sortir de charge, y fut maintenu. Le dauphin n'eut guère autour de lui que de zélés Bourguignons. Son chancelier était Jean de Nyelle, sujet et serviteur du duc de Bourgogne; ses conseillers, le sire de Heilly, autre vassal du même prince, le sire de Savoisy, qui avait embrassé récemment son parti, Antoine de Craon, de la famille de l'assassin de Clisson, le sire de Courcelles, parent sans doute du célèbre docteur qui fut l'un des juges de la Pucelle, etc.

Le duc de Bourgogne s'était retiré conformément au traité. Il n'armait pas et ses adversaires armaient. Les torts paraissaient être du côté des amis du duc d'Orléans. Le conseil du dauphin, pour mieux faire croire à son impartialité, s'adjoignit le Parlement, quelques évêques, quelques docteurs de l'Université, plusieurs notables bourgeois, et, au nom de cette assemblée, il défendit aux ducs d'Orléans et de Bourgogne d'entrer dans Paris.

La défense était dérisoire; ce dernier était en réalité si bien présent dans Paris, qu'à ce moment même il décidait la ville alarmée à prendre pour capitaine un homme à lui, le comte de Saint-Pol.

Il s'agissait de mettre Paris en défense. On proposa une taxe générale dont personne ne serait exempt, ni le clergé, ni l'Université. Mais leur zèle n'alla pas jusque-là pour le parti de Bourgogne; à ce mot d'argent, ils se soulevèrent. Le chancelier de Notre-Dame, parlant au nom des deux corps, déclara qu'ils ne pouvaient donner ni prêter; qu'ils avaient bien de la peine à vivre; qu'on savait bien que si les finances du roi n'étaient dilapidées, il entrerait tous les mois deux cent mille écus d'or dans ses coffres; que les biens de l'Église, amortis depuis longtemps, n'avaient rien à voir avec les taxes. Enfin, il s'emporta jusqu'à dire que, lorsqu'un prince opprimait ses sujets par d'injustes exactions, c'était, d'après les anciennes histoires, un cas légitime de le déposer[347].

Cette hardiesse extraordinaire de langage indiquait assez que le clergé et l'Université ne seraient point pour le parti bourguignon un instrument docile. Le nouveau capitaine de Paris chercha ses alliés plus bas; il s'adressa aux bouchers. Ce fut un curieux spectacle de voir le comte de Saint-Pol, de la maison de Luxembourg, cousin des Empereurs et du chevaleresque Jean de Bohême, partager sa charge de capitaine de Paris avec les Legoix[348] et autres bouchers; de le voir armer ces gens, marcher dans Paris de front avec cette milice royale, les charger de faire les affaires de la ville, et de poursuivre les Orléanais. Il risquait gros en s'alliant ainsi. Il croyait tenir les bouchers; n'étaient-ce pas eux qui allaient bientôt le tenir lui-même? Le comte de Saint-Pol et son maître le duc de Bourgogne mettaient là en mouvement une formidable machine; mais, le doigt pris dans les roues, ils pouvaient fort bien, doigt, tête et corps, y passer tout entiers.

Je ne sais, au reste, s'il y avait moyen d'agir autrement. Tout esprit de faction à part, Paris, au milieu des bandes qui venaient batailler autour, avait grand besoin de se garder lui-même. Or, depuis la punition des Maillotins et le désarmement, les seuls des habitants qui eussent le fer en main et l'assurance que donne le maniement du fer, c'étaient les bouchers. Les autres, comme on l'a vu, avaient refusé de reprendre leurs centeniers, de crainte de porter les armes. Les gentilshommes du comte de Saint-Pol n'auraient pas suffi, ils auraient même été bientôt suspects, si on ne les eût vus toujours à côté d'une milice brutale, il est vrai, violente, mais après tout parisienne et intéressée à défendre Paris du pillage. Quelque peur qu'on eût des bouchers, on avait bien autrement peur des innombrables pillards qui venaient jusqu'aux portes observer, tâter la ville, et qui auraient fort bien pu, si elle n'eût pris garde à elle, l'enlever par un coup de main[349].

C'était une terrible chose, pour la gent innocente et pacifique des bourgeois, de voir du haut de leurs clochers le double flot des populations du Midi et du Nord qui battait leurs murs. On eût dit que les provinces extrêmes du royaume, longtemps sacrifiées au centre, venaient prendre leur revanche. La Flandre se souvenait de sa défaite de Roosebeke. Le Languedoc n'avait pas oublié les guerres des Albigeois, encore moins les exactions récentes des ducs d'Anjou et de Berri. Ce que le centre avait gagné par l'attraction monarchique, il le rendit avec usure. Le Nord, le Midi, l'Ouest, envoyèrent ici tout ce qu'ils avaient de bandits.

D'abord, pour défendre Paris contre les gens du Midi qu'amenait le duc d'Orléans, arrivèrent les Brabançons mercenaires du duc de Bourgogne. Pour mieux le défendre, ils ravagèrent tous les environs, pillèrent Saint-Denis. Autres défenseurs, les gens des communes de Flandre; ceux-ci, gens intelligents qui savaient le prix des choses, pillaient méthodiquement, avec ordre, à fond, de manière à faire place nette; puis ils emballaient proprement. De guerre, il ne fallait pas leur en parler; ce n'était pas pour cela qu'ils étaient venus. Leur comte avait beau les prier, chapeau bas, de se battre un peu, ils n'en tenaient compte. Quand ils avaient rempli leurs charrettes[350], les seigneurs de Gand et de Bruges reprenaient, quoi qu'on pût leur dire, le chemin de leur pays.

Mais la grande foule des pillards venait des provinces nécessiteuses de l'Ouest et du Midi. La campagne, à la voir au loin, était toute noire de ces bandes fourmillantes; gueux ou soldats, on n'eût pu le dire; qui à pied, qui à cheval, à âne; bêtes et gens maigres et avides à faire frémir, comme les sept vaches dévorantes du songe de Pharaon.

Démêlons cette cohue. D'abord il y avait force Bretons. Les familles étaient d'autant plus nombreuses, en Bretagne, qu'elles étaient plus pauvres. C'était une idée bretonne d'avoir le plus d'enfants possible, c'est-à-dire plus de soldats qui allassent gagner au loin et qui rapportassent[351]. Dans les vraies usances bretonnes, la maison paternelle, le foyer restait au plus jeune[352]; les aînés étaient mis dehors; ils se jetaient dans une barque ou sur un mauvais petit cheval, et tant les portait la barque ou l'indestructible bête, qu'ils revenaient au manoir refaits, vêtus et passablement garnis.

En Gascogne, un droit différent produisait les mêmes effets. L'aîné restait fièrement au castel, sur sa roche, sans vassal que lui-même, et se servant par simplicité. Les cadets s'en allaient gaiement devant eux, tant que la terre s'étendait, bons piétons, comme on sait, allant à pied par goût, tant qu'ils ne trouvaient pas un cheval, riches d'une épée de famille, d'un nom sonore et d'une cape percée; du reste, nobles comme le roi, c'est-à-dire comme lui sans fief[353], et n'en levant pas moins quint et requint sur la terre, péage sur le passant.

Ce vieux portrait du Gascon, pour être vieux, n'est pas moins ressemblant, et je crois que, mutatis mutandis, il en reste quelque chose. Tels les peint la chronique dès le temps du bon roi Robert[354]; tels au temps des Plantagenets[355]; tels sous Bernard d'Armagnac, et enfin sous Henri IV. L'excellent baron de Feneste[356] n'exprime pas seulement l'invasion des intrigants du Midi sous le Béarnais; plus sérieux en apparence, moins amusant, moins gasconnant, ce baron subsiste. Alors, aujourd'hui et toujours, ces gens ont exploité de préférence un fonds excellent, la simplicité et la pesanteur des hommes du Nord. Aussi émigraient-ils volontiers. Ce n'était pas pour bâtir, comme les Limousins, ni pour porter et vendre, comme les gens d'Auvergne. Les Gascons ne vendaient qu'eux-mêmes. Comme soldats, comme domestiques des princes, ils servaient pour devenir maîtres. Ne leur parlez pas d'être ouvriers ou marchands; ministres ou rois, à la bonne heure! Il leur faut, non pas ce que demandait Sancho, une toute petite île, mais bien un royaume, un royaume de Naples, de Portugal, s'il se pouvait; de Suède au moins[357], ils s'en contenteront, hommes honnêtes et modérés. Tout le monde ne peut pas, comme le meunier du moulin de Barbaste[358], gagner Paris pour une messe.

Quoique au fond le caractère ait peu changé, nous ne devons pas nous figurer les méridionaux d'alors comme nous les voyons et les comprenons aujourd'hui. Tout autres ils apparurent à nos gens du xve siècle, lorsque les oppositions provinciales étaient si rudement contrastées et encore encouragées par l'ignorance mutuelle. Ce Midi fit horreur au Nord. La brutalité provençale, capricieuse et violente; l'âpreté gasconne, sans pitié, sans cœur, faisant le mal pour en rire; les durs et intraitables montagnards du Rouergue et des Cévennes, les sauvages Bretons aux cheveux pendants, tout cela dans la saleté primitive, baragouinant, maugréant dans vingt langues que ceux du Nord croyaient espagnoles ou mauresques. Pour mettre la confusion au comble, il y avait parmi le tout des bandes de soldats allemands, d'autres de lombards. Cette diversité de langues était une terrible barrière entre les hommes, une des causes pour lesquelles ils se haïssaient sans savoir pourquoi. Elle rendait la guerre plus cruelle qu'on ne peut se le figurer. Nul moyen de s'entendre, de se rapprocher. Le vaincu qui ne peut parler se trouve sans ressource, le prisonnier sans moyen d'adoucir son maître. L'homme à terre voudrait en vain s'adresser à celui qui va l'égorger; l'un dit grâce, l'autre répond mort.

Indépendamment de ces antipathies de langage et de race dans une même race, dans une même langue, les provinces se haïssaient. Les Flamands, même de langue wallonne, détestaient les chaudes têtes picardes[359]. Les Picards méprisaient les habitudes régulières des Normands qui leur paraissaient serviles[360]. Voilà pour la langue d'oil. Dans la langue d'oc, les gens du Poitou et de la Saintonge, haïs au Nord comme méridionaux, n'en ont pas moins fait des satires contre les gens du Midi, surtout contre les Gascons[361].

Au bout de cette échelle de haines, par delà Bordeaux et Toulouse, se trouve, au pied des Pyrénées, hors des routes et des rivières navigables, un petit pays dont le nom a résumé toutes les haines du Midi et du Nord. Ce nom tragique est celui d'Armagnac.

Rude pays, vineux, il est vrai, mais sous les grêles de la montagne, souvent fertile, souvent frappé. Ces gens d'Armagnac et de Fézenzac, moins pauvres que ceux des Landes, furent pourtant encore plus inquiets. De bonne heure, leurs comtes déclarent qu'ils ne veulent dépendre que de Sainte-Marie d'Auch, et ensuite ils battent et pillent l'archevêque d'Auch pendant près de deux siècles. Persécuteurs assidus des églises, excommuniés de génération en génération, ils vécurent la plupart en vrais fils du diable.

Lorsque le terrible Simon de Montfort tomba sur le Midi, comme le jugement de Dieu, ils s'amendèrent, lui firent hommage, puis au comte de Poitiers. Saint Louis leur donna plus d'une sévère leçon. L'un d'eux fut mis, pour réfléchir deux ans, dans le château de Péronne.

Ils finirent par comprendre qu'ils gagneraient plus à servir le roi de France; la succession de Rhodez, si éloigné de l'Armagnac, les engagea d'ailleurs dans les intérêts du royaume.

Les Armagnacs devinrent alors, avec les Albret, les capitaines du Midi pour le roi de France. Battants, battus, toujours en armes, ils menèrent partout les Gascons, jusqu'en Italie. Ils formèrent une leste et infatigable infanterie, la première qu'ait eue la France. Ils poussaient la guerre avec une violence inconnue jusque-là, forçant tout le monde à prendre la croix blanche, coupant le pied, le poing, à qui refusait de les suivre[362].

Nos rois les comblèrent. Ils les étouffèrent dans l'or. Ils les firent généraux, connétables. C'était méconnaître leur talent; ces chasseurs des Pyrénées et des Landes, ces lestes piétons du Midi, valaient mieux pour la petite guerre que pour commander de grandes armées. Les comtes d'Armagnac furent faits deux fois prisonniers en Lombardie. Le connétable d'Albret conduisait malheureusement l'armée d'Azincourt.

C'était trop faire pour eux, et l'on fit encore davantage. Nos rois crurent s'attacher ces Armagnacs en les mariant à des princesses du sang. Voilà ces rudes capitaines gascons qui se décrassent, prennent figure d'homme et deviennent des princes. On leur donne en mariage une petite-fille de saint Louis. Qui ne les croirait satisfaits? Chose étrange et qui les peint bien: à peine eurent-ils cet excès d'honneur de s'allier à la maison royale, qu'ils prétendirent valoir mieux qu'elle, et se fabriquèrent tout doucement une généalogie qui les rattachait aux anciens ducs d'Aquitaine, légitimes souverains du Midi, d'autre part aux Mérovingiens, premiers conquérants de la France. Ces Capétiens étaient des usurpateurs qui détenaient le patrimoine de la maison d'Armagnac.

Tout Français et princes qu'ils étaient devenus, le naturel diabolique reparaissait à tout moment. L'un d'eux épouse sa belle-sœur (pour garder la dot); un autre, sa propre sœur, avec une fausse dispense. Bernard VII, comte d'Armagnac, qui fut presque roi et finit si mal, avait commencé par dépouiller son parent, le vicomte de Fézenzaguet, le jetant, avec ses fils, les yeux crevés, dans une citerne. Ce même Bernard, se déclarant ensuite serviteur du duc d'Orléans, fit bonne guerre aux Anglais, leur reprit soixante petites places. Au fond, il ne travaillait que pour lui-même: quand le duc d'Orléans vint en Guienne, il ne le seconda pas. Mais dès que le prince fut mort, le comte d'Armagnac se porta pour son ami, pour son vengeur; il saisit hardiment ce grand rôle, mena tout le Midi au ravage du Nord, fit épouser sa fille au jeune duc d'Orléans, lui donnant en dot ses bandes pillardes et la malédiction de la France.

Ce qui rendit ces Armagnacs exécrables, ce fut, outre leur férocité, la légèreté impie avec laquelle ils traitaient les prêtres, les églises, la religion. On aurait dit une vengeance d'Albigeois ou l'avant-goût des guerres protestantes. On l'eût cru, et l'on se fût trompé. C'était légèreté gasconne[363] ou brutalité soldatesque.. Probablement aussi, dans leur étrange christianisme, ils pensaient que c'était bien fait de piller les saints de la langue d'oil, qu'à coup sûr ceux de la langue d'oc ne leur en sauraient pas mauvais gré. Ils emportaient les reliquaires sans se soucier des reliques; ils faisaient du calice un gobelet, jetaient les hosties. Ils remplaçaient volontiers leurs pourpoints percés par des ornements d'églises; d'une chappe, ils se taillaient une cotte d'armes; d'un corporal, un bonnet.

Arrivés devant Paris, ils avaient pris Saint-Denis pour centre. Ils logèrent dans la petite ville et dans la riche abbaye. La tentation était grande. Les religieux, de peur d'accidents, avaient fait enfouir le trésor du bienheureux; mais ils n'avaient pas songé à prendre la même précaution pour la vaisselle d'or et d'argent que la reine leur avait confiée. Un matin, après la messe, le comte d'Armagnac réunit au réfectoire l'abbé et les religieux; il leur expose que les princes n'ont pris les armes que pour délivrer le roi et rétablir la justice dans le royaume, que tout le monde doit aider à une si louable entreprise. «Nous attendons de l'argent, dit-il, mais il n'arrive pas; la reine ne sera pas fâchée, j'en suis sûr, de nous prêter la vaisselle pour payer nos troupes; messieurs les princes vous en donneront bonne décharge, scellée de leur sceau.» Cela dit, sans s'arrêter aux représentations des religieux, il se fait ouvrir la porte du Trésor, entre, le marteau à la main, et force les coffres. Encore ne craignit-il pas de dire que si cela ne suffisait pas, il faudrait bien aussi que le trésor du saint contribuât. Les moines se le tinrent pour dit, et firent sortir de l'abbaye ceux des leurs qui connaissaient la cachette[364].

Des gens qui prenaient de telles libertés avec les saints ne pouvaient pas être forts dévots à l'autre religion de la France, la royauté. Ce roi fou que les gens du Nord, que Paris, au milieu de ses plus grandes violences, ne voyaient qu'avec amour; ceux du Midi n'y trouvaient rien que de risible. Quand ils prenaient un paysan, et que, pour s'amuser, ils lui coupaient les oreilles ou le nez: «Va, disaient-ils; va maintenant te montrer à ton idiot de roi[365]

Ces dérisions, ces impiétés, ces cruautés atroces, rendirent service au duc de Bourgogne. Les villes affamées par les pillards tournèrent contre le duc d'Orléans. Les paysans, désespérés, prirent la croix de Bourgogne et tombèrent souvent sur les soldats isolés. Avec tout cela, il n'y avait guère en France d'autre force militaire que les Armagnacs. Le duc de Bourgogne, ne pouvant leur faire lâcher Paris, qu'ils serraient de tous côtés, eut recours à la dernière, à la plus dangereuse ressource: il appela les Anglais[366].

Les choses en étaient venues à ce point que les Anglais étaient moins odieux aux Français du Nord que les Français du Midi. Le duc de Bourgogne conclut d'abord une trêve marchande avec les Anglais, dans l'intérêt de la Flandre; puis il leur donna des troupes, offrant de donner une de ces filles en mariage au fils aîné d'Henri IV[367] (1er septembre 1411). Quelles furent les conditions, quelle part de la France leur promit-il? Rien ne l'indique. Le parti d'Orléans publia qu'il faisait hommage de la Flandre à l'Anglais, et s'engageait à lui faire rendre la Guienne et la Normandie.

L'arrivée des troupes anglaises fit refluer les Armagnacs de Paris à la Loire, jusqu'à Bourges, jusqu'à Poitiers. Ils perdirent même Poitiers; mais les princes tinrent dans Bourges, où le duc de Bourgogne vint les assiéger avec les Anglais, avec le roi, qu'il traînait partout. Néanmoins le siége fut long. Le manque de vivres, les exhalaisons des marais, des champs pleins de cadavres, la peste enfin, qui du camp se répandit dans le royaume, décidèrent les deux partis à une vaine et fausse paix, qui fut à peine une trève (traité de Bourges, 15 juillet 1412). Le duc de Bourgogne promettait ce qu'il ne pouvait tenir, d'obliger les siens à rendre aux princes leurs biens confisqués. Tout ce que le duc d'Orléans y gagna, ce fut de faire quelque réparation à la mémoire de Montaigu; le prévôt de Paris alla détacher son corps du gibet de Montfaucon et le fit enterrer honorablement.

Cependant les Orléanais, voyant que leur adversaire ne les avait chassés que par le secours de l'Anglais, essayaient de le détacher à tout prix du Bourguignon. Celui-ci, au contraire, était déjà las de ses alliés, et il avait envoyé des troupes pour les combattre en Guienne. Le comte d'Armagnac prit à l'instant la croix rouge et se fit Anglais, confirmant ainsi les accusations du duc de Bourgogne. Il avait fait publier à grand bruit dans Paris qu'on avait saisi sur un moine les papiers des princes et les propositions qu'ils faisaient aux ennemis. Ils avaient fait serment, disait-on, de tuer le roi, de brûler Paris, de partager la France. Cette bizarre invention du parti de Bourgogne produisit le plus grand effet à Paris[368]. Les gens de l'Université, les bourgeois, tout le peuple, les femmes et les enfants, prononçaient mille imprécations contre ceux qui livraient ainsi le roi et le royaume. Le pauvre roi pleurait et demandait ce qu'il fallait faire.

Le traité réel était assez odieux sans y ajouter ces fables: les princes faisaient hommage à l'Anglais, s'engageaient à lui faire recouvrer ses droits et lui remettaient vingt places dans le Midi. Pour tant d'avantages, il ne laissait aux ducs de Berri et d'Orléans, le Poitou, l'Angoumois et le Périgord, que leur vie durant. Le seul comte d'Armagnac conservait tous ses fiefs à perpétuité. Le traité, visiblement, était son ouvrage[369] (18 mai 1412).

Ainsi, des princes sans cœur jouaient tour à tour à ce jeu funeste d'appeler l'ennemi du royaume. La chose était pourtant sérieuse. Ils s'en seraient aperçus bientôt, si la mort d'Henri IV n'eût donné un répit à la France.

Trahie par les deux partis, n'ayant rien à attendre que d'elle, elle va essayer, dans cet intervalle, de faire ses affaires elle-même. En est-elle déjà capable? on peut en douter.

Dans cette période de cinq années, entre un crime et un crime, le meurtre du duc d'Orléans et le traité avec l'Anglais, les partis ont prouvé leur impuissance pour la paix et pour la guerre; trois traités n'ont servi qu'à envenimer les haines.

Est-ce à dire, pourtant, que ces tristes années aient été perdues, que le temps ait coulé en vain?... Non, il n'y a point d'années perdues; le temps a porté son fruit.

D'abord, les deux moitiés de la France se sont rapprochées, il est vrai, pour se haïr; le Midi est venu visiter le Nord, comme au temps des Albigeois le Nord visita le Midi.

Ces rapprochements, même hostiles, étaient pourtant nécessaires; il fallait que la France, pour devenir une plus tard, se connût d'abord, qu'elle se vît, comme elle était, diverse encore et hétérogène.

Ainsi se prépare de loin l'unité de la nation. Déjà le sentiment national est éveillé par les fréquents appels à l'opinion publique que font les partis dans cette courte période. Ces manifestes continuels pour ou contre le duc de Bourgogne[370], ces prédications politiques dans l'intérêt des factions, ces représentations théâtrales où la foule est admise comme témoin des grands actes politiques, l'échafaud de Chartres, le sermon de la neutralité, tout cela, c'est déjà implicitement un appel au peuple.

Dans les pédantesques harangues du temps, parmi les violences, les mensonges, parmi le sang et la boue, il y a pourtant une chose qui fait la force du parti de Bourgogne, si souillé et si coupable, à savoir: l'aveu solennel de la responsabilité des puissants, des princes et des rois.

L'Université professe cette doctrine, alors inouïe, qu'un roi qui accable ses sujets d'exactions injustes peut et doit être déposé. Cette parole est réprouvée; mais ne croyez pas qu'elle tombe. Des pensées inconnues fermentent.

C'est vers cette époque, ce semble, qu'au fronton même de la cathédrale de Chartres, témoin de l'humiliation des princes, on sculpte une figure nouvelle, celle de la Liberté[371]; liberté morale sans doute, mais l'idée de la liberté politique s'y mêle et s'y ajoute peu à peu.

Le duc de Bourgogne était bien indigne d'être le représentant du principe moderne. Ce principe ne se démêle en lui qu'à travers la double laideur du crime et des contradictions.

Le meurtrier vient parler d'ordre, de réforme et de bien public; il vient attester les lois, lui qui a tué la loi; nous allons pourtant voir paraître, sous les auspices de cet odieux parti, la grande ordonnance du xve siècle.

Autre bizarrerie.

Ce prince féodal, qui vient, à la tête d'une noblesse acharnée, d'exterminer la commune de Liége, il puise dans cette victoire même la force qui relève la commune de Paris; là-bas prince des barons, ici prince des bouchers.

Ces contradictions font, nous l'avons dit, la laideur du siècle, celle surtout du parti bourguignon. Le chef, au reste, parut comprendre que, quoi qu'il eût fait, il n'avait rien fait lui-même, qu'il ne pouvait pas grand'chose.

Lorsque l'Université proposa de tirer des trois États des gens sages et non suspects pour aider au gouvernement, il prononça cette grande parole: «Qu'en effet, il ne se sentait pas capable de gouverner si grand royaume que le royaume de France[372]

CHAPITRE III

ESSAIS DE RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE—CABOCHIENS DE PARIS; GRANDE ORDONNANCE—CONCILES DE PISE ET DE CONSTANCE.
1409-1415

Le gouvernement d'un seul étant avoué impossible, il fallut bien essayer du gouvernement de plusieurs. Le parti de Bourgogne, dans sa détresse, convoqua au nom du roi une grande assemblée des députés des villes, des prélats, chapitres, etc. (30 janvier 1413.) Cette assemblée de notables est qualifiée par quelques-uns du nom d'États-Généraux. Ils furent si peu généraux qu'il n'y vint presque personne, sauf les envoyés de quelques villes du centre. Dans ce moment de crise, entre la guerre civile et la guerre étrangère que l'on voyait imminente, la France se chercha et elle ne put se trouver.

C'était, il est vrai, l'hiver; les chemins impraticables, pleins de bandits; la moitié du royaume étrangère ou hostile à l'autre. Il vint peu de gens, et ce peu ne savait que dire. Il n'y avait point de traditions, de précédents, pour une telle assemblée; un demi-siècle s'était écoulé depuis les derniers États. Les gens de Reims, de Rouen, de Sens et de Bourges, parlèrent seuls, ou plutôt prêchèrent sur un texte de l'Écriture, prouvant doctement les avantages de la paix, mais avec non moins de force l'impossibilité de payer pour finir la guerre; ils concluaient qu'il fallait, avant tout, recouvrer les deniers mal perçus ou détournés. Maître Benoît Gentien, célèbre docteur et moine de Saint-Denis, parla au nom de Paris et de l'Université. Il demanda des réformes, indiqua des abus, déclama contre l'ambition et la convoitise, toutefois en termes généraux et sans nommer personne. Il déplut à tout le monde.

Dans la réalité, les maux étaient trop grands pour s'en tenir à une médecine expectante. Les généralités vagues n'avançaient à rien. L'assemblée fut congédiée; Paris prit la parole au défaut de la France, Paris et la voix de Paris, son Université.

L'Université, nous l'avons vu, avait plus de zèle que de capacité pour s'acquitter d'une telle tâche. Elle avait grand besoin d'être dirigée. Or, il n'y avait qu'une classe qui pût le faire, qui eût connaissance des lois, des faits, et quelque esprit pratique: c'étaient les membres des hautes cours, du Parlement[373], de la Chambre des comptes et de la Cour des aides. Je ne vois pas que l'Université se soit adressée aux deux derniers corps; leur extrême timidité lui était sans doute trop bien connue; mais elle demanda l'appui du Parlement, l'engageant à se joindre à elle pour demander les réformes nécessaires.

Le Parlement n'aimait pas l'Université, qui dès longtemps l'avait fait déclarer incompétent dans les causes qui la regardaient; la victoire récente de la juridiction ecclésiastique (1408) n'était pas propre à les réconcilier. Cette puissance tumultueuse, qui peu à peu devenait l'alliée de la populace, était antipathique à la gravité des parlementaires autant qu'à leurs habitudes de respect pour l'autorité royale. Ils répondirent à l'Université de la manière suivante: «Il ne convient pas à une cour établie pour rendre la justice au nom du roi de se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus, le Parlement est toujours prêt, toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir quelques-uns de ses membres pour s'occuper des affaires du royaume. L'Université et le corps de la ville sauront bien ne faire nulle chose qui ne soit à faire.»

Ce refus du Parlement de prendre part à la révolution devait la rendre violente et impuissante. Paris et l'Université pouvaient dès lors faire ce qu'ils voulaient, obtenir des réformes, de belles ordonnances; il n'y avait personne pour les exécuter. Il faut aux lois des hommes pour qu'elles soient vivantes, efficaces. Le temps, les habitudes, les mœurs, peuvent seuls faire ces hommes.

Je dirai ailleurs tout au long ce que je pense du Parlement, comme cour de justice. Ce n'est pas en passant qu'on peut qualifier ce long travail de la transformation du droit, cette œuvre d'interprétation, de ruse et d'équivoque[374]. Qu'il me suffise ici de regarder le Parlement du point de vue extérieur, et d'expliquer pourquoi un corps qui pouvait agir si utilement refusa son concours.

Le Parlement n'avait pas besoin de prendre le pouvoir des mains de l'Université et du peuple de Paris; le pouvoir lui venait invinciblement par la force des choses. Il craignit avec raison de compromettre, par une intervention directe dans les affaires, l'influence indirecte mais toute-puissante qu'il acquérait chaque jour. Il n'avait garde d'ébranler l'autorité royale, lorsque cette autorité devenait peu à peu la sienne.

La juridiction du Parlement de Paris avait toujours gagné dans le cours du xive siècle. Ceux qui avaient le plus réclamé contre elle, finissaient par regarder comme un privilége d'être jugé par le Parlement. Les églises et les chapitres réclamaient souvent cette faveur.

Suprême cour du roi, le Parlement voyait, non-seulement les baillis du roi et ses juges d'épée, mais les barons, les plus grands seigneurs féodaux, attendre à la grand'salle et solliciter humblement. Récemment il avait porté une sentence de mort et de confiscation contre le comte de Périgord[375]. Il recevait appel contre les princes, contre le duc de Bretagne, contre le duc d'Anjou, frère du roi (1328, 1371). Bien plus, le roi, en plusieurs cas, lui avait subordonné son autorité même, lui défendant d'obéir aux lettres-royaux, déclarant en quelque sorte que la sagesse du Parlement était moins faillible, plus sûre, plus constante, plus royale que celle du roi[376].

«Le Parlement, dit-il encore dans ses ordonnances, est le miroir de la justice. Le Châtelet et tous les tribunaux doivent suivre le style du Parlement.»

Admirable ascendant de la raison et de la sagesse! Dans la défiance universelle où l'on était de tout le reste, cette cour de justice fut obligée d'accepter toute sorte de pouvoirs administratifs, de police, d'ordre communal, etc. Paris se reposa sur le Parlement du soin de sa subsistance; le pain, l'arrivage de la marée, une foule d'autres détails, la surveillance des monnayeurs, des barbiers ou chirurgiens, celle du pavé de la ville, ressortiront à lui. Le roi lui donna à régler sa maison[377].

Les seules puissances qui résistassent à cette attraction, c'étaient, outre l'Université[378], les grandes cours fiscales, la Chambre des comptes, la Cour des aides[379]. Encore voyons-nous, dans une grande occasion, qu'il est ordonné aux réformateurs des aides et finances de consulter le Parlement[380]. On croit devoir expliquer que si les maîtres des comptes sont juges sans appel, c'est «qu'il y aurait inconvénient à transporter les registres pour les mettre sous les yeux du Parlement[381]

Il fut réglé en 1388 et 1400, ordonné de nouveau en 1413, que le Parlement se recruterait lui-même par voie d'élection[382]. Dès lors il forma un corps et devint de plus en plus homogène. Les charges ne sortirent plus des mêmes familles. Transmises par mariage, par vente même, elles ne passèrent guère qu'à des sujets capables et dignes. Il y eut des familles parlementaires, des mœurs parlementaires. Cette image de sainteté laïque que la France avait vue une fois, en un homme, en un roi, elle l'eut immuable dans ce roi judiciaire, sans caprice, sans passion, sauf l'intérêt de la royauté. La stabilité de l'ordre judiciaire se trouve ainsi fondée, au moment où l'ordre politique va subir les plus rapides variations. Quoi qu'il advienne, la France aura un dépôt de bonnes traditions et de sagesse; dans les moments extrêmes où la royauté, la noblesse, tous ces vieux appuis lui manqueront, où elle sera au point de s'oublier elle-même, elle se reconnaîtra au sanctuaire de la justice civile.

Le Parlement n'a donc pas tort de se refuser à sortir de cette immobilité si utile à la France. Il regardera passer la révolution, il lui survivra, pour en reprendre et en appliquer à petit bruit les résultats les plus utiles.

Le Parlement se récusant, l'Université n'en alla pas moins son chemin. Cette bizarre puissance, théologique, démocratique et révolutionnaire, n'était guère propre à réformer le royaume. D'abord, elle avait en elle trop peu d'unité, d'harmonie, pour en donner à l'État. Elle ne savait pas même si elle était un corps ecclésiastique ou laïque, quoiqu'elle réclamât les priviléges des clercs.

La faculté de théologie, dans la morgue de son orthodoxie, dans l'orgueil de sa victoire sur les chefs de l'Église, était Église pourtant. Elle semblait diriger, mais au fond elle était menée, violentée par la nombreuse et tumultueuse faculté des Arts (c'est-à-dire de logique)[383]. Celle-ci, peu d'accord avec l'autre, ne l'était pas davantage avec elle-même; elle se divisait en quatre nations, et dans ce qu'on appelait une nation, il y avait bien des nations diverses, Danois, Irlandais, Écossais, Lombards, etc.

Une révolution avait eu lieu dans l'Université au xive siècle.

Pour régulariser les études et les mœurs, on avait peu à peu, par des fondations de bourses et autres moyens, cloîtré les écoliers dans ce qu'on appelait des colléges. La plupart des colléges semblaient être au fond la propriété des boursiers, qui nommaient au scrutin les principaux, les maîtres. Rien n'était plus démocratique[384].

Ces petites républiques cloîtrées de jeunes gens pauvres étaient, comme on peut croire, animées de l'esprit le plus inquiet, surtout à l'époque du schisme, où les princes disposaient de tout dans l'Église, et fermaient aux universitaires l'accès des bénéfices. Dans ces tristes demeures, sous l'influence de la sèche et stérile éducation du temps, languissaient sans espoir de vieux écoliers. Il y avait là de bizarres existences, des gens qui, sans famille, sans amis, sans connaissance du monde, avaient passé toute une vie dans les greniers du pays latin, étudiant, faute d'huile, au clair de la lune, vivant d'arguments ou de jeûnes, ne descendant des sublimes misères de la Montagne, de la gouttière de Standonc[385], de la lucarne d'où fut jeté Ramus, que pour disputer à mort dans la boue de la rue du Fouarre ou de la place Maubert.

Les moines Mendiants, nouveaux membres de l'Université, avaient, outre l'aigreur de la scolastique, celle de la pauvreté; ils étaient souvent haineux et envieux par-dessus toute créature; misérables, et faisant de leur misère un système, ils ne demandaient pas mieux que de l'infliger aux autres. On a dit (et je crois qu'il en était ainsi pour beaucoup d'entre eux) qu'ils ne comprenaient le christianisme que comme religion de la mort et de la douleur. Mortifiés et mortifiants, ils se tuaient d'abstinences et de violences, et ils étaient prêts à traiter le prochain comme eux-mêmes. C'est parmi eux que le duc de Bourgogne trouva sans peine des gens pour louer le meurtre.

Le mépris que les autres ordres avaient pour les Mendiants était propre à irriter cette disposition farouche. Or, parmi les Mendiants, il y avait un ordre moins important, moins nombreux que les Dominicains et les Franciscains, mais plus bizarre, plus excentrique, et dont les autres Mendiants se moquaient eux-mêmes. Cet ordre, celui des Carmes, ne se contentait pas d'une origine chrétienne; ils voulaient, comme les Templiers, remonter plus haut que le christianisme[386]. Ermites du mont Carmel, descendants d'Élie, ils se piquaient d'imiter l'austérité des prophètes hébraïques, de ces terribles mangeurs de sauterelles qui, dans le désert, luttaient contre l'esprit de Dieu[387].

Un carme, Eustache de Pavilly, se chargea de lire la remontrance de l'Université au roi. Cet Élie de la place Maubert parla aussi durement que celui du Carmel. On ne pouvait du moins reprocher à cette remontrance d'être générale et vague. Rien n'était plus net[388]. Le carme n'accusait pas seulement les abus, il dénonçait les hommes; il les nommait hardiment par leurs noms, en tête le prévôt Desessarts, jusque-là l'homme des Bourguignons, celui qui avait arrêté Montaigu. Mais alors on n'était plus sûr de lui et il venait de se brouiller avec l'Université[389].

Le duc de Bourgogne accueillit la remontrance. Menacé par les princes et voyant le dauphin, son gendre, s'éloigner de lui, il résolut de s'appuyer sur l'Université et sur Paris. Il força le conseil à destituer les financiers, comme l'Université le demandait. Desessarts se sauva, déclarant qu'en effet il lui manquait deux millions, mais qu'il en avait les reçus du duc de Bourgogne.

Celui-ci se trouvait fort intéressé à tenir loin un tel accusateur. Un mois après, il apprend qu'il est revenu, qu'il a forcé le pont de Charenton, et qu'il occupe la Bastille au nom du dauphin. Les conseillers du dauphin s'étaient imaginé que, la Bastille prise, Paris tournerait pour lui contre le duc de Bourgogne. Il en fut tout autrement. Le poste de Charenton, qui assurait les arrivages de la haute Seine et les approvisionnements de la ville, était la chose du monde qui intéressait le plus les Parisiens. L'attaque de ce poste fit croire que Desessarts voulait affamer Paris. Un immense flot de peuple vint heurter à l'hôtel de ville, réclamant l'étendard de la commune, pour aller attaquer la Bastille. Le premier jour, on parvint à les renvoyer[390]. Le second, ils prirent l'étendard et assiégèrent la forteresse. Ils auraient eu peine à la forcer; mais le duc de Bourgogne aida: il décida Desessarts effrayé de sortir, lui répondant de la vie[391]. Il lui fit une croix sur le dos de sa main, et jura dessus. Le duc croyait mener le peuple; il vit bientôt qu'il le suivait.

Ceux qui venaient de planter l'étendard de la commune contre une forteresse royale n'étaient pourtant pas, autant qu'on pourrait croire, des ennemis de l'ordre. Ils ne mirent pas la main sur Desessarts, ne lui firent aucun mal; ils voulaient qu'on lui fît son procès. Ils le menèrent au château du Louvre et lui donnèrent une garde demi-bourgeoise et demi-royale.

Ces hommes, modérés dans la violence même, n'étaient pas des gens de la bonne bourgeoisie de Paris, de celle qui fournissait les échevins, les cinquanteniers. Cette bourgeoisie avait parlé par l'organe de Benoît Gentien, parlé modérément, vaguement; elle était incapable d'agir. Les cinquanteniers avaient fait ce qu'ils avaient pu pour empêcher qu'on ne marchât sur la Bastille. Il y avait des gens plus forts qu'eux et que la foule suivait plus volontiers, gens riches, mais qui, par leur position, leur métier et leurs habitudes, se rapprochaient du petit peuple: c'étaient les maîtres bouchers, maîtres héréditaires des étaux de la grande boucherie et de la boucherie Sainte-Geneviève[392]. Ces étaux passaient, comme des fiefs, d'hoir en hoir, et toujours aux mâles. Les mêmes familles les ont possédés pendant plusieurs siècles. Ainsi les Saint-Yon et les Thibert, déjà importants sous Charles V (1376), subsistaient encore au dernier siècle[393]. Ce qui, malgré leur richesse, leur conservait les habitudes énergiques du métier, c'est qu'il leur était enjoint d'exercer eux-mêmes, de sorte que, tout riches qu'ils pouvaient être, ces seigneurs bouchers restaient de vrais bouchers, tuant, saignant et détaillant la viande.

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