Histoire de France 1415-1440 (Volume 6/19)
LIVRE X
CHAPITRE PREMIER
CHARLES VII—HENRI VI—L'IMITATION—LA PUCELLE
1422-1429
«Les plus mortes morts» sont les meilleures, disait un sage, les plus près de la résurrection.
C'est une grande force de n'espérer plus, d'échapper aux alternatives des joies et des craintes, de mourir à l'orgueil et au désir... Mourir ainsi, c'est plutôt vivre.
Cette mort vivante de l'âme la rend calme et intrépide. Que craindrait d'ici celui qui n'est plus d'ici? Que peuvent contre un esprit toutes les menaces du monde?
L'Imitation de Jésus-Christ, le plus beau livre chrétien après l'Évangile, est sorti, comme lui, du sein de la mort. La mort du monde ancien, la mort du moyen âge, ont porté ces germes de vie.
Le premier manuscrit de l'Imitation[224] que l'on connaisse, paraît être de la fin du XIVe siècle ou du commencement du XVe. Depuis 1421, les copies deviennent innombrables. On en a trouvé vingt dans un seul monastère. L'imprimerie naissante s'employa principalement à reproduire l'Imitation. Il en existe deux mille éditions latines, mille françaises. Les Français en ont fait soixante traductions, les Italiens trente, etc.
Ce livre universel du christianisme a été revendiqué par chaque peuple comme un livre national. Les Français y montrent des gallicismes, les Italiens des italianismes, les Allemands des germanismes.
Tous les ordres du sacerdoce, qui sont comme des nations dans l'Église, se disputent également l'Imitation. Les prêtres la réclament pour Gerson, les chanoines réguliers pour Thomas de Kempen, les moines pour un certain Gersen, moine bénédictin. Bien d'autres pourraient réclamer aussi. Il s'y trouve des passages de tous les saints, de tous les docteurs. Saint François de Sales a seul bien vu dans cette obscure question: «L'auteur, dit-il, c'est le Saint-Esprit.»
L'époque n'est pas moins controversée que l'auteur et la nation. Le XIIIe siècle, le XIVe, le XVe, prétendent à cette gloire. Le livre éclate au XVe, et devient alors populaire, mais il a bien l'air de partir de plus loin et d'avoir été préparé dans les siècles antérieurs.
Comment en eût-il été autrement? Le christianisme, dans son principe même, n'est autre chose que l'imitation du Christ[225]. Le Christ est descendu pour nous encourager à monter. Il nous a proposé en lui le suprême modèle.
La vie des saints ne fut qu'imitation; les règles monastiques ne sont pas autre chose. Mais le mot d'imitation ne put être prononcé que tard. Le livre que nous appelons ainsi porte dans plusieurs manuscrits un titre qui doit être fort ancien: Livre de vie. Vie est synonyme de règle dans la vie monastique[226]. Ce livre n'aurait-il pas été, dans sa première forme, une règle des règles, une fusion de tout ce que chaque règle contenait de plus édifiant[227]? Il semble particulièrement empreint de l'esprit de sagesse et de modération qui caractérisait le grand ordre, l'ordre de Saint-Benoît.
Ces maîtres expérimentés de la vie intérieure sentirent de bonne heure que pour diriger l'âme dans une voie de perfectionnement réel, solide et sans rechute, il fallait proportionner la nourriture spirituelle aux forces du disciple, donner le lait aux faibles, le pain aux forts. De là les trois degrés (connus, il est vrai, de l'antiquité), qui ont formé la division naturelle du livre de l'Imitation: vie purgative, illuminative, unitive.
À ces trois degrés semblent répondre les titres divers que ce livre porte encore dans les manuscrits. Les uns, frappés du secours qu'il donne pour détruire en nous le vieil homme, l'intitulent: «Reformatio hominis.» Les autres y sentent déjà la douceur intime de la grâce, et l'appellent «Consolatio.» Enfin, l'homme relevé, rassuré, prend confiance dans ce Dieu si doux; il ose le regarder, le prendre pour modèle, il s'avoue la grandeur de sa destination, il s'élève à cette pensée hardie: Imiter Dieu, et le livre prend ce titre: «Imitatio Christi.»
Le but fut ainsi marqué haut de bonne heure; mais ce but fut manqué d'abord par l'élan même et l'excès du désir.
L'imitation au XIIIe, au XIVe siècles, fut ou trop matérielle ou trop mystique. Le plus ardent des saints, celui de tous peut-être qui fut le plus violemment frappé au cœur de l'amour de Dieu, saint François, en resta à l'imitation du Christ pauvre, du Christ sanglant, aux stigmates de la Passion. Le franciscain Ubertino de Cassal, Ludolph, et même Tauler, nous proposent encore à imiter toutes les circonstances matérielles de la vie du Seigneur[228]. Lorsqu'ils laissent la lettre et s'élèvent à l'esprit, l'amour les égare, ils dépassent l'imitation, ils cherchent l'union, l'unité de l'homme et de Dieu. Sans doute, telle est la pente de l'âme, elle ne demande qu'à périr en soi pour n'être plus qu'en l'objet aimé[229]. Et pourtant, tout serait perdu pour la passion, si elle arrivait, l'imprudente, à son but, à l'unité même; dans l'unité, il n'y aurait plus place à l'amour; pour aimer, il faut rester deux.
Tel fut l'écueil où échouèrent tous les mystiques pendant le XIIIe et le XIVe siècles, le grand Rusbrock lui-même, qui écrivait contre les mystiques.
La merveille de l'Imitation, dans la forme où elle fut arrêtée (peut-être vers 1400), c'est la mesure et la sagesse. L'âme y marche entre les deux écueils: matérialité, mysticité; elle y touche et n'y heurte pas; elle passe, comme si elle ne voyait point le péril; elle passe dans sa simplicité... Prenez garde, cette simplicité-là n'est pas une qualité naïve, c'est bien plutôt la fin de la sagesse; comme la seconde ignorance dont parle Pascal, l'ignorance qui vient après la science.
Cette simplicité dans la profondeur est particulièrement le caractère du troisième livre de l'Imitation. L'âme, détachée du monde au premier, s'est fortifiée dans la solitude du second. Au troisième, ce n'est plus solitude; l'âme a près d'elle un compagnon, un ami, un maître, et de tous le plus doux. Une gracieuse lutte s'engage, une aimable et pacifique guerre entre l'extrême faiblesse et la force infinie qui n'est plus que la bonté. On suit avec émotion toutes les alternatives de cette belle gymnastique religieuse; l'âme tombe, elle se relève, elle retombe, elle pleure. Lui, il la console: «Je suis là, dit-il, pour t'aider toujours, et plus encore qu'auparavant, si tu te confies en moi... Courage! tout n'est pas perdu... Tu te sens souvent troublé, tenté; eh bien, c'est que: Tu es homme et non pas Dieu, tu es chair et non pas ange[230]. Comment pourrais-tu toujours demeurer en même vertu; l'ange ne l'a pu au ciel, ni le premier homme au paradis...»
Cette intelligence compatissante de nos faiblesses et de nos chutes indique assez que ce grand livre a été achevé lorsque le christianisme avait longtemps vécu, lorsqu'il avait acquis l'expérience, l'indulgence infinie. On y sent partout une maturité puissante, une douce et riche saveur d'automne; il n'y a plus là les âcretés de la jeune passion. Il faut, pour en être venu à ce point, avoir aimé bien des fois, désaimé, puis aimé encore. C'est l'amour se sachant lui-même et goûtant profondément cette science, l'amour harmonisé qui ne périra plus par folie d'amour.
Je ne sais si le premier amour est le plus ardent, mais le plus grand, à coup sûr, le plus profond, c'est le dernier. On a vu souvent que, vers le milieu de la vie, et le milieu déjà passé, toutes les passions, toutes les pensées, finissaient par graviter ensemble et aboutir à une seule. La science même, multipliant les idées et les points de vue, n'était plus alors qu'un miroir à facettes où la passion reproduisait à l'infini son image, se réfléchissant, s'enflammant de sa propre réflexion... Telles se rencontrent parfois les tardives amours des sages, ces vastes et profondes passions, qu'on n'ose sonder... Telle, et plus profonde encore, la passion qu'on trouve en ce livre; grande comme l'objet qu'elle cherche, grande comme le monde qu'elle quitte... Le monde?..... Mais il a péri. Cet entretien tendre et sublime a lieu sur les ruines du monde, sur le tombeau du genre humain[231]. Les deux qui survivent, s'aiment et de leur amour et de l'anéantissement de tout le reste.
Que la passion religieuse soit arrivée d'elle-même, et sans influence du dehors, à un tel sentiment de solitude, on a peine à l'imaginer. On croirait plutôt que si l'âme s'est détachée si parfaitement des choses d'ici-bas, c'est qu'elle s'en est vue délaissée. Je ne sens pas seulement ici la mort volontaire d'une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d'un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c'est la place d'un monde social qui a sombré tout entier, corps et biens, Église et patrie. Il a fallu pour faire un tel désert qu'une Atlantide ait disparu.
Maintenant comment ce livre de solitude devient-il un livre populaire? Comment, en parlant de recueillement monastique, a-t-il pu contribuer à rendre au genre humain le mouvement et l'action?
C'est qu'au moment suprême où tous avaient défailli, où la mort semblait imminente, le grand livre sortit de sa solitude, de sa langue de prêtre, et il évoqua le peuple dans la langue du peuple même. Une version française se répandit, version naïve, hardie, inspirée. Elle parut sous le vrai titre du moment: «Internelle consolacion.»
La Consolation est un livre pratique et pour le peuple. Elle ne contient pas le dernier terme de l'Initiation religieuse, le dangereux quatrième livre de l'Imitatio Christi.
L'Imitatio, dans la disposition générale de ses quatre livres, suit une sorte d'échelle ascendante (abstinence, ascétisme, communication, union). La Consolation part du second degré, de la douceur, de la vie ascétique; elle va chercher des forces dans les communications divines, et elle redescend à l'abstinence, au détachement, c'est-à-dire à la pratique. Elle finit par où l'Imitatio a commencé.
Si le plan général de la Consolation n'a pas, comme celui de l'Imitatio, le noble caractère d'une initiation progressive, en revanche, la forme, le style, sont bien supérieurs. Les lourdes rimes, les cadences grossières que l'on a cherchées dans le latin barbare de l'Imitatio, disparaissent presque partout dans la Consolation française. Le style y offre précisément le caractère qui nous charme dans les sculptures du XVe siècle, la naïveté et déjà l'élégance. Naïveté, netteté à la Froissart, mais avec un mouvement tout autrement vif et bref[232], comme d'une âme bien émue... Ajoutez que dans certains passages du français on sent une délicatesse de cœur, dont l'original ne se doute pas[233].
Quelle dut être l'émotion du peuple, des femmes, des malheureux (les malheureux alors, c'était tout le monde), lorsque pour la première fois ils entendirent la parole divine, non plus dans la langue des morts, mais comme parole vivante, non comme formule cérémonielle, mais comme la voix vive du cœur, leur propre voix, la manifestation merveilleuse de leur secrète pensée... Cela seul était déjà une résurrection. L'humanité releva la tête, elle aima, elle voulut vivre: «Je ne mourrai point, je vivrai, je verrai encore les œuvres de Dieu!»
«Mon loyal ami et époux[234], ami si doux et débonnaire, qui me donnera les ailes de vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation... Ô Jésus, lumière de gloire éternelle, seul soutien de l'âme pèlerine; pour vous est mon désir sans voix, et mon silence parle... Hélas! que vous tardez à venir! Venez donc consoler votre pauvre. Venez, venez, nulle heure n'est joyeuse sans vous...—Ah! je le sens, Seigneur, vous êtes revenu[235], vous avez eu pitié de mes larmes et de mes soupirs... Louange à vous, vraie Sagesse du Père! tout vous loue et vous bénit, mon corps, mon âme et aussi toutes vos créatures[236]!...
La transmission du livre populaire fut rapide, on ne peut en douter. Le genre humain, au commencement du XVe siècle, éprouva un besoin tout nouveau de reproduire, de répandre la pensée; ce fut comme une frénésie d'écrire. Les écrivains faisaient fortune, non plus les belles mains, mais les plus agiles. L'écriture de plus en plus hâtée, risquait de devenir illisible[237]... Les manuscrits, jusqu'alors, enchaînés[238] dans les églises, dans les couvents, avaient rompu la chaîne et couraient de main en main. Peu de gens savaient lire, mais celui qui savait, lisait tout haut; les ignorants écoutaient d'autant plus avidement; ils gardaient dans leurs jeunes et ardentes mémoires, des livres entiers.
Il fallait bien lire, écouter, penser tout seul, puisque l'enseignement religieux et la prédication manquaient presque partout. Les dignitaires ecclésiastiques abandonnaient ce soin à des voix mercenaires. Nous avons vu en 1405 et 1406 que pendant deux hivers, deux carêmes, il n'y eut point de sermon à Paris; à peine y eut-il un culte.
Et quand ils parlaient, que disaient-ils? Ils proclamaient leurs dissensions, leurs haines; ils maudissaient leurs adversaires. Comment s'étonner que l'âme religieuse se soit retirée en soi, qu'elle n'ait plus voulu entendre la voix discordante des docteurs, mais une seule voix, celle de Dieu? «Parlez, Seigneur, votre serviteur vous écoute... Les fils d'Israël disaient jadis à Moïse: Parles-nous; que le Seigneur ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions. Ce n'est pas là ma prière, ô Seigneur. Non, que Moïse ne parle point, ni lui, ni les prophètes[239]... Ils donnent la lettre. Vous, vous donnez l'esprit. Parlez vous-même, ô Vérité éternelle, afin que je ne meure point[240].»
Ce qui fait la force de ce livre, c'est qu'avec cette noble liberté chrétienne, il n'y a nul esprit polémique, à peine quelques allusions aux malheurs du temps. Le pieux auteur reste dans un silence plein de respect en présence des infirmités de sa vieille mère l'Église[241]...
Que l'Imitation soit ou non un livre français[242], c'est en France qu'elle eut son action. Cela est visible, non-seulement par le grand nombre des versions françaises (plus de soixante!), mais surtout parce que la version principale est française, version éloquente et originale qui fit du livre monastique un livre populaire.
Au reste, il y a une raison plus haute et qui finit cette vaine dispute: l'Imitation fut donnée au peuple qui ne pouvait plus se passer de l'Imitation. Ce livre, utile, ailleurs sans doute, était ici une suprême nécessité. Nulle nation n'était descendue plus avant dans la mort, nulle n'avait besoin davantage de fouiller au fond de l'âme la source de vie qui y est cachée. Nulle ne pouvait mieux entendre le premier mot du livre: «Le royaume de Dieu est en vous, dit notre Seigneur Jésus-Christ. Rentre donc de tout ton cœur en toi-même, et laisse ce méchant monde... Tu n'as point ici de demeure permanente, où que tu sois. Tu es étranger et pèlerin; tu n'auras repos en nul lieu, sinon au cœur, quand tu seras vraiment joint à Dieu. Que regardes-tu donc çà et là pour trouver repos? Sois ton habitation aux cieux par l'amour, et point ne regarde les choses de ce monde qu'en passant, car elles passent et viennent à néant, et toi aussi comme elles[243]...»
Ce langage de mélancolie sublime et de profonde solitude, à qui s'adressait-il mieux qu'au peuple, au pays où il n'y avait plus que ruine? L'application semblait directe. Dieu semblait parler à la France et lui dire comme il dit aux morts: «Dès l'éternité, je t'ai connu par ton nom; tu as trouvé grâce, je te donnerai le repos[244]!»
Il ne fallait pas moins que cette bonté pour ranimer des cœurs si près du désespoir. L'Église universelle avait défailli, l'église nationale avait péri; de plus, (terrible tentation de blasphème!) une église étrangère était entrée, par la conquête et le meurtre, en possession de la France, le maître étranger avait apparu «comme roi des prêtres[245].»
La France, après avoir tant souffert du fol orgueil des fols, avait appris avec les Anglais à en connaître un autre, l'orgueil des sages. Elle avait enduré les pieux enseignements d'Henri V, entre le carnage d'Azincourt et les supplices de Rouen. Mais cela n'était rien encore; elle vit dans les vrais rois de l'Angleterre, en ses évêques, l'étrange spectacle de la sagesse sans l'esprit de Dieu. Le roi des prêtres morts, elle eut (c'était le progrès naturel), elle eut le prêtre-roi[246], la réalisation d'un terrible idéal, inconnu aux âges antérieurs, la royauté de l'usure dans l'homme d'église, la violence meurtrière dans le pharisaïsme... un Satan! mais sous forme nouvelle; non plus cette vieille figure de Satan honteux et fugitif. Non, Satan autorisé, décent, respectable, Satan riche, gras dans son trône d'évêque, dogmatisant, jugeant et réformant les saints.
Satan étant devenu cette vénérable personne, le rôle opposé restait à notre Seigneur. Il fallait qu'il fût amené par les constables devant ce grave chief-justice, comme un misérable échappé de paroisse[247], que dis-je, comme hérétique ou sorcier, comme violemment suspect d'être en relation avec le démon, ou démon lui-même; il fallait que notre Seigneur se laissât condamner et brûler, comme diable par le Diable... Les choses doivent aller jusque-là... C'est alors que l'assistance émerveillée verra cet honnête homme de juge se troubler à son tour, perdre contenance et se tordre dans son hermine... Alors chacun reprendra son rôle naturel; le drame sera complet, le mystère consommé.
L'Imitation de Jésus-Christ, sa passion reproduite dans la Pucelle, telle fut la rédemption de la France.
Une objection peut s'élever maintenant que personne ne ferait tout à l'heure. N'importe; dès ce moment nous pouvons y répondre.
L'esprit de ce livre, c'est la résignation. Cet esprit, répandu dans le peuple, eût dû, ce semble, le calmer, l'endormir, loin d'inspirer l'héroïsme de la résistance nationale. Comment expliquer cette apparente opposition?
C'est que la résurrection de l'âme n'est point celle de telle ou telle vertu, c'est que toutes les vertus se tiennent. C'est que la résignation ne revint pas seule, mais l'espoir, qui est aussi de Dieu, et avec l'espoir, la foi dans la justice... L'esprit de l'Imitation fut pour les clercs patience et passion; pour le peuple ce fut l'action, l'héroïque élan d'un cœur simple...
Et qu'on ne s'étonne pas si le peuple apparut ici en une femme, si de la patience et des douces vertus, une femme passa aux vertus viriles, à celle de la guerre, si la sainte se fit soldat. Elle a dit elle-même le secret de cette transformation, c'est un secret de femme: la PITIÉ qu'il y avait au royaume de France[248]!...
Voilà la cause, ne l'oublions jamais, la cause suprême de cette révolution. Quant aux causes secondaires, intérêts politiques, passions humaines, nous les dirons aussi; toutes doivent essayer leurs forces, venir heurter au but, succomber, s'avouer impuissantes, rendant hommage ainsi à la grande cause morale qui seule les rendit efficaces.
CHAPITRE II
CHARLES VII—HENRI VI—SIÉGE D'ORLÉANS
1422-1429
Le jeune roi, élevé par les Armagnacs, trouva en eux son principal appui, et aussi il partagea leur impopularité. Ces Gascons étaient les soldats les plus aguerris de la France, mais les plus pillards, les plus cruels. La haine qu'ils inspiraient dans le Nord aurait suffi pour y créer un parti bourguignon anglais. Les brigands du Midi semblaient plus étrangers que les étrangers.
Charles VII essaya ensuite des étrangers mêmes, de ceux qui avaient l'habitude des guerres anglaises; il appela les Écossais. C'étaient les plus mortels ennemis de l'Angleterre; on pouvait compter sur leur haine autant que sur leur courage. On plaça dans ces auxiliaires les plus grandes espérances. Un Écossais fut fait connétable de France, un Écossais comte de Touraine. Cependant, malgré leur incontestable bravoure, ils avaient été souvent battus en Angleterre. Ils le furent en France, à Crévant[249], à Verneuil (1423, 1424), non-seulement battus, mais détruits; les Anglais prirent garde qu'il n'en échappât. On prétendit que les Gascons, jaloux des Écossais, ne les avaient pas soutenus[250].
Les Anglais faillirent donner à Charles VII un allié bien plus utile et plus important que les Écossais; je parle du duc de Bourgogne. Il y avait deux gouvernements anglais, celui de Glocester à Londres, celui de Bedford à Paris; les deux frères s'entendaient si peu, qu'au même moment Bedford épousait la sœur du duc de Bourgogne, et Glocester commençait la guerre contre lui[251]. Un mot sur cette romanesque histoire.
Le duc de Bourgogne, comte de Flandre, croyait n'avoir sa Flandre que quand il l'aurait flanquée de Hollande et de Hainaut. Ces deux comtés étaient tombés entre les mains d'une fille, la comtesse Jacqueline; le duc de Bourgogne maria cette fille à un sien cousin, un enfant maladif, espérant bien qu'il ne viendrait rien de ce mariage et qu'il hériterait. Jacqueline, qui était une belle jeune femme, ne se résigna pas[252], elle laissa son triste mari, passa lestement le détroit et se proposa elle-même au duc de Glocester[253]. Les Anglais, qui ont les Pays-Bas en face, qui les ont toujours couvés des yeux, ne pouvaient guère résister à la tentation. Glocester fit la folie d'accepter (1423). C'était d'ailleurs un petit génie, ambitieux et incapable; il avait autrefois visé au trône de Naples; il voyait son frère Bedford régner en France, tandis qu'en Angleterre, son oncle, le cardinal Winchester, réduisait à rien son protectorat. Il prit donc en main la cause de Jacqueline, commençant ainsi contre le duc de Bourgogne, contre l'indispensable allié des Anglais une guerre qui, pour celui-ci, était une question d'existence, une guerre sans traité où le souverain de la Flandre risquerait jusqu'à son dernier homme. C'était hasarder la France anglaise, mettre en péril Bedford; Glocester, il est vrai, ne s'en souciait guère.
Le duc de Bourgogne, irrité, conclut une secrète alliance avec le duc de Bretagne; puis il lança à Bedford deux réclamations d'argent: 1o la dot de sa première femme, fille de Charles VI, cent mille écus! 2o une pension de vingt mille livres qu'Henri V lui avait promise, pour l'amener à reconnaître son droit à la couronne[254]. Que pouvait faire Bedford? Il n'avait pas d'argent; il offrit à sa place une possession inestimable, au-dessus de toute somme d'argent, Péronne, Montdidier et Roye, Tournai, Saint-Amand et Mortaigne, c'est-à-dire toute la barrière du Nord (septembre 1423)[255].
À chaque folie de Glocester, Bedford payait. En 1424, Glocester, comme chevalier de Jacqueline, défie le duc de Bourgogne en combat singulier. Cette bravade n'eut pas d'autre suite, sinon que Bedford en faillit périr. Les bandes de Charles VII vinrent se loger au cœur même de la France anglaise, en Normandie. Il fallait une bataille pour les chasser de là. Elle eut lieu le 17 août 1424 (Verneuil). Dès le mois de juin, Bedford avait regagné le duc de Bourgogne par une concession énorme; il lui avait engagé sa frontière de l'Est, Bar-sur-Seine, Auxerre et Mâcon.
Toute la France du Nord risquait fort de tomber ainsi, morceau par morceau, entre les mains du duc de Bourgogne. Mais tout à coup le vent changea. Le sage Glocester, au milieu de cette guerre commencée pour Jacqueline, oublie qu'il l'a épousée, oublie qu'au moment même elle est assiégée dans Bergues, et il en épouse une autre, une belle Anglaise[256]. Cette nouvelle folie eut les effets d'un acte de sagesse. Le duc de Bourgogne se laissa réconcilier avec les Anglais et fit semblant de croire tout ce que lui disait Bedford; l'essentiel pour lui était de pouvoir dépouiller Jacqueline, d'occuper le Hainaut, la Hollande et ensuite le Brabant dont la succession ne devait pas tarder à s'ouvrir.
Charles VII ne profita donc guère de cet événement qui semblait pouvoir lui être si utile. Tout l'avantage qu'il en tira, c'est que le comte de Foix, gouverneur du Languedoc, comprit que le duc de Bourgogne tournerait tôt ou tard contre les Anglais; il déclara que sa conscience[257] l'obligeait de reconnaître Charles VII comme le roi légitime. Il lui soumit le Languedoc, bien entendu que le roi n'en tirerait ni argent[258], ni troupes, qu'il n'y troublerait en rien la petite royauté que s'y était arrangée le comte de Foix.
L'amitié des maisons d'Anjou et de Lorraine semblait devoir être plus directement utile au parti de Charles VII. Le chef de la maison d'Anjou se trouvait alors être une femme, la reine Yolande, veuve de Louis II, duc d'Anjou, comte de Provence et prétendant au royaume de Naples; cette veuve était fille du roi d'Aragon et d'une Lorraine de la maison de Bar. Les Anglais ayant fait l'insigne faute d'inquiéter les maisons d'Anjou et d'Aragon pour le trône de Naples, Yolande forma contre eux l'alliance d'Anjou et de Lorraine avec Charles VII. Elle maria sa fille à ce jeune roi, et son fils René à la fille unique du duc de Lorraine.
Ce dernier mariage semblait bien difficile. Le duc de Lorraine, Charles le Hardi, avait été un violent ennemi des maisons d'Orléans[259], d'Armagnac; il avait épousé une parente du duc de Bourgogne; au massacre de 1418, il avait reçu de Jean sans Peur l'épée de connétable. En 1419, nous le voyons subitement changé, ennemi des Bourguignons, tout Français.
Pour comprendre ce miracle, il faut savoir que, dans cette éternelle bataille qui fut la vie de la Lorraine au moyen âge, les deux maisons rivales, Lorraine et Bar, s'étaient usées à force de combattre. Il restait deux vieillards, le duc de Bar, vieux cardinal, et le duc de Lorraine, qui n'avait qu'une fille[260]. Le cardinal assura son duché à son neveu René, et, pour réunir tout le pays, demanda pour René l'héritière de Lorraine au nom de Dieu et de la paix. Le duc, gouverné alors par une maîtresse française[261], consentit à donner sa fille et ses États à un prince français de cette maison de Bar, si longtemps ennemie de la sienne.
Les Anglais y avaient aidé en faisant au duc de Lorraine le plus sensible outrage. Henri V lui avait demandé sa fille en mariage, et il épousa la fille du roi de France; en même temps, il inquiétait le duc en voulant acquérir le Luxembourg, aux portes de la Lorraine.
L'irritation de Charles le Hardi augmenta, lorsqu'en 1424 les Bourguignons, auxiliaires des Anglais, occupèrent en Picardie la ville de Guise, qui lui appartenait. Alors il assembla les États de son duché, et leur fit reconnaître la Lorraine comme fief féminin, et sa fille, femme de René d'Anjou, comme son héritière.
La grandeur de la maison d'Anjou, son étroite union avec Charles VII, devait, ce semble, fortifier le parti royal. Mais cette maison avait trop à faire en Lorraine, en Italie. L'égoïste et politique Yolande voulait gagner du temps, ménager les Anglais, ne pas les attirer dans les domaines patrimoniaux de la maison d'Anjou. Elle attendait du moins que ses fils fussent affermis en Lorraine et à Naples.
Elle fut toutefois utile à son gendre Charles VII. Par ses sages conseils, elle éloigna de lui les vieux Armagnacs. Elle eut l'adresse de lui ramener les Bretons; elle fit donner l'épée de connétable au frère du duc de Bretagne, au comte de Richemont. Richemont n'accepta qu'en stipulant que le roi éloignerait de lui les meurtriers du duc de Bourgogne.
C'étaient les Bretons qui avaient sauvé le royaume au temps de Duguesclin. Charles VII, réunissant les Bretons, les Gascons, les Dauphinois, avait dès lors de son côté la vraie force militaire de la France. L'Espagne lui envoyait des Aragonais, l'Italie des Lombards.
Et avec tout cela la guerre languissait. L'argent manquait, l'union encore plus. Les favoris du roi firent échouer Richemont dans ses premières entreprises. Ce ne fut pas, il est vrai, impunément; le rude Breton en fit tuer deux en six mois sans forme de procès[262]. Puisqu'il fallait au roi un favori, il lui en donna un de sa main, le jeune La Trémouille[263], et le premier usage que celui-ci fit de son ascendant, fut de faire éloigner Richemont. Le roi, chose bizarre, défendit à son connétable de combattre pour lui; les gens du roi et ceux de Richemont étaient sur le point de tirer l'épée les uns contre les autres.
Ainsi Charles VII se trouvait moins avancé que jamais. Il avait essayé des Gascons, des Écossais, des Bretons, tous braves, tous indisciplinables. Ni le refroidissement du duc de Bourgogne à l'égard des Anglais, ni la soumission apparente du Languedoc, ni le rapprochement des maisons d'Anjou et de Lorraine, ne lui avait donné de force effective. Son parti semblait incurablement divisé et pour toujours impuissant.
Les Anglais, bien instruits de cette désorganisation, crurent que le moment était arrivé de forcer enfin la barrière de la Loire, et ils rassemblèrent autour d'Orléans ce qu'ils avaient de troupes disponibles et toutes celles qu'ils purent faire venir.
Cela ne faisait guère au total que dix ou onze mille hommes. Mais c'était encore un grand effort dans la situation où était leurs affaires. Le duc de Glocester troublait l'Angleterre de ses querelles avec son oncle le cardinal de Winchester[264]. En France, Bedford ne pouvait tirer d'argent d'un pays si complétement ruiné[265]. Pour attirer ou retenir les grands seigneurs anglais et leurs hommes, il fallait leur faire sans cesse de nouveaux dons de terre, de fiefs, c'est-à-dire mécontenter de plus en plus la noblesse française. Le chroniqueur parisien remarque qu'alors il n'y avait presque plus de gentilshommes français dans le parti anglais; tous peu à peu avaient passé de l'autre côté.
L'armée anglaise semblait peu nombreuse pour envelopper Orléans et barrer la Loire. Mais du moins c'étaient les meilleurs soldats que les Anglais eussent en France, et ils suppléaient à leur petit nombre par des travaux prodigieux. Ils formèrent autour de la ville, non une enceinte continue comme Édouard III autour de Calais, mais une série de forts ou bastilles qui devaient surveiller les intervalles qu'on laissait entre elles. Le plan qu'un savant ingénieur a tracé de ces travaux d'après les rapports du temps est véritablement formidable[266].
Chaque bastille était commandée par un des premiers lords d'Angleterre; du côté de la Beauce par le lord commandant du siége, Salisbury, par les Suffolk, par le brave des braves, le vieux comte Talbot. La forte et triple bastille du sud, au delà de la Loire, au poste le plus dangereux, était commandée par un homme moins connu, mais déterminé, ennemi furieux de la France, William Glasdale, qui avait juré que, s'il entrait dans la ville, il tuerait tout[267], hommes, femmes et enfants. Le nom même de ces bastilles anglaises indiquait assez la ferme résolution de ne pas quitter le siége, quoi qu'il arrivât. L'une s'appelait Paris, l'autre Rouen, l'autre Londres. Quelle honte eût-ce été aux Anglais de rendre Londres?
Ces bastilles n'étaient pas des forteresses muettes, mais comme des ennemis vivants, qui, parmi les injures et les bravades, vomissaient dans la place des boulets de pierre du poids de cent vingt, de cent soixante livres.
D'autres bastilles plus éloignées, c'étaient les places du voisinage, Montargis, Rochefort, Le Puiset, Beaugency, Meung, dont les assiégeants s'étaient préalablement assurés, et qui étaient devenus des places anglaises.
Orléans méritait ces grands efforts. Ce n'était pas seulement le centre de la France, le coude de la Loire, la clef du Midi; ces avantages sont ceux de la situation; mais, quant à la population même, c'était la vie même et le cœur d'un parti. À l'époque où les brigandages des Armagnacs firent passer toutes les villes dans le parti bourguignon, Orléans resta fidèle. Lorsque la réaction eut lieu à Paris contre ce parti, c'est à Orléans que les princes envoyèrent les femmes et les enfants des fugitifs, qu'ils voulaient garder en otage.
Les bourgeois montrèrent un zèle extraordinaire. Ils consentirent sans difficulté à laisser brûler leurs faubourgs[268], c'est-à-dire toute une ville plus grande que la ville, je ne sais combien de couvents, d'églises[269], qui auraient été autant de postes pour les Anglais. Ils laissèrent faire et firent eux-mêmes. Ils se taxèrent, ils fondirent des canons. Leurs franchises les dispensaient de recevoir garnison; ils en demandèrent une; ils reçurent tout ce qu'on leur envoya: quatre ou cinq mille soudards de toute nation, des Gascons, Xaintrailles, La Hire, Albret, des Italiens, le signor Valperga, des Aragonais, don Mathias et don Coaraze, des Écossais, un Stuart, enfin le bâtard d'Orléans, et soixante bouches à feu.
Il y avait quelques Lorrains, envoyés peut-être par le duc de Lorraine ou par son gendre, le jeune René d'Anjou, duc de Bar.
Orléans se vit assiégée avec une gaieté héroïque. Les Anglais n'ayant pu fermer la place du côté de la Sologne, il entrait toujours des vivres; en une fois neuf cents porcs. On se moquait des boulets anglais, qui ne tuaient presque personne; on assurait qu'un boulet avait déchaussé un homme sans lui toucher même le pied. Au contraire, les canons orléanais faisaient rage; ils avaient des noms terribles: l'un d'eux s'appelait Riflard. Il y avait encore la célèbre couleuvrine d'un habile canonnier lorrain, maître Jean; à eux deux, homme et couleuvrine, ils faisaient les plus beaux coups. Les Anglais avaient fini par connaître ce maître Jean; il ne se délassait de les tuer qu'en se moquant d'eux; de temps à autre, il faisait le mort, il se laissait choir; on l'emportait dans la ville, les Anglais étaient dans la joie, alors il revenait plus vivant que jamais et tirait sur eux de plus belle.
Les violons ne manquaient pas. Ceux de la ville en envoyèrent aux Anglais pour diminuer leur spleen dans les ennuis de l'hiver. Dunois fit passer aussi à Suffolk une bonne fourrure en échange d'une assiette de figues.
Ce qui égaya beaucoup plus les Orléanais, c'est qu'un jour où le général en chef Salisbury visitait les tournelles, Glasdale lui montrait Orléans et disait: «Mylord, vous voyez votre ville[270].» Il regarda, mais ne vit rien; un boulet lui ferma l'œil et lui emporta une partie de la tête[271]. Ce boulet était parti justement d'une tour appelée Notre-Dame; or Salisbury avait récemment pillé Notre-Dame de Cléry.
Du 12 octobre 1428 au 12 février 1429, le siége continua avec des succès variés. Sorties, fausses attaques, combats pour l'entrée des vivres, duels même pour éprouver et amuser les deux partis. Une fois, c'étaient deux Gascons contre deux Anglais, et les nôtres eurent l'avantage. Un autre jour, on fit battre les pages des deux armées; les pages anglais l'emportèrent. Six Français se présentèrent aux bastilles anglaises pour jouter, les Anglais n'acceptèrent point.
Ils complétaient lentement leurs fortifications, et l'on pouvait prévoir que la ville finirait par être à peu près fermée. Quelque insouciant que le roi parût de sauver l'apanage du duc d'Orléans, il était clair qu'Orléans une fois tombé, les Anglais avanceraient librement en Poitou, en Berri, en Bourbonnais, qu'ils vivraient aux dépens de ces provinces; qu'après avoir ruiné le Nord, ils ruineraient le Midi. Le duc de Bourbon envoya son fils aîné, le comte de Clermont; des Écossais, des seigneurs de Touraine, de Poitou, d'Auvergne, devaient, sous ce jeune prince, secourir Orléans, y introduire des vivres, et même empêcher qu'il n'arrivât des vivres au camp anglais. Le duc de Bedford en envoyait de Paris sous la conduite du brave sir Falstaff; il avait profité de la vieille haine cabochienne de Paris contre Orléans pour joindre à ses Anglais bon nombre d'arbalétriers parisiens et le prévôt même de Paris[272]. Ils amenaient trois cents charrettes de munitions, de vivres, de harengs surtout, provision indispensable du carême. Troupes, charrettes, tout le convoi venait à la file; rien n'était plus facile que de les couper et de les détruire; le gascon La Hire, qui était en avant des Français, brûlait de tomber sur eux, mais il reçut défense expresse du prince, qui s'avançait lentement avec le gros de la troupe. Cependant les Anglais avaient pris l'alarme; Falstaff s'était concentré au milieu de ses charrettes et d'une enceinte de pieux aigus que ces prévoyants Anglais portaient toujours avec eux. À droite les archers anglais, à gauche les arbalétriers parisiens. Quoi que pût dire le comte de Clermont, la haine emporta ses gens; les Écossais se jetèrent à bas de cheval pour combattre de plain-pied les Anglais; les Gascons armagnacs sautèrent sur leurs vieux ennemis les Parisiens. Mais ceux-ci tinrent ferme. Écossais et Gascons ayant ainsi rompu leur rangs, les Anglais sortirent de l'enceinte, les poursuivirent et en tuèrent trois ou quatre cents. Le comte de Clermont resta immobile. La Hire était si furieux qu'il revint sur les Anglais dispersés à la poursuite et en tua quelques-uns.
Il fallut rentrer dans Orléans, après ce triste combat. Les Orléanais, toujours satiriques[273], l'appelèrent la bataille des harengs; en effet, les boulets avaient crevé les barils, et la plaine était jonchée de harengs plus que de morts.
Quelque léger que fût l'échec, il découragea tout le monde. Les plus avisés s'empressèrent de quitter une ville qui semblait perdue. Le jeune comte de Clermont eut la faiblesse de partir avec ses deux mille hommes; l'amiral de France, le chancelier de France pensèrent que ce serait dommage si les grands officiers du roi étaient pris par les Anglais, et ils s'en allèrent aussi.
Les hommes d'armes n'espérant plus de secours humain, les prêtres ne comptèrent pas beaucoup sur le secours divin; l'archevêque de Reims partit; l'évêque même d'Orléans laissa ses brebis se défendre comme elles pourraient[274].
Ils s'en allèrent tous le 18 février, assurant aux bourgeois qu'ils reviendraient bientôt en force. Rien ne put les retenir. Le bâtard d'Orléans, qui défendait avec autant d'adresse que de vaillance l'apanage de sa maison, leur disait en vain, depuis le 12, qu'on devait attendre un secours miraculeux; qu'il allait venir des Marches de Lorraine une fille de Dieu qui promettait de sauver la ville. L'archevêque, qui était un ancien secrétaire du pape[275], un vieux diplomate, ne s'arrêta pas beaucoup à ces histoires de miracle.
Dunois lui-même ne comptait pas tellement sur un secours d'en haut, qu'il n'employât un moyen très-humain, très-politique, contre les Anglais. Il envoya Xaintrailles au duc de Bourgogne pour le prier, comme parent du duc d'Orléans, de prendre sa ville en garde. Le duc, Philippe le Bon, venait justement d'acquérir, outre la forte position de Namur, le Hainaut et la Hollande, ces deux ailes de la Flandre que les Anglais lui avaient si maladroitement disputées. On le priait de se faire donner la grande et importante position du centre de la France. Il était en train d'acquérir; il ne refusa pas Orléans. Il alla droit à Paris et dit la chose à Bedford, qui répondit sèchement qu'il n'avait pas travaillé pour le duc de Bourgogne[276]. Celui-ci, fort blessé, rappela ce qu'il avait de troupes au siége d'Orléans.
Nous ne savons pas si les Anglais perdirent beaucoup d'hommes au départ des Bourguignons. Au reste, ils avaient justement achevé leurs travaux autour de la ville. Les Bourguignons partirent le 17 avril; dès le 15, les Anglais avaient fini leur dernière bastille du côté de la Beauce, celle qu'ils nommaient Paris; le 20, ils terminèrent, du côté de la Sologne, celle de Saint-Jean-le-Blanc, qui fermait la Haute-Loire, d'où les Orléanais tiraient jusque-là leurs approvisionnements.
Les vivres entrant avec peine, le mécontentement commença; beaucoup de gens trouvaient que la ville avait fait assez de sacrifices pour se conserver à son seigneur; il valait mieux qu'Orléans devînt anglais que de ne plus être. Les choses n'en restèrent pas là. On trouva qu'il avait été fait un trou dans le mur de la ville; la trahison était évidente.
D'autre part, Dunois ne pouvait rien attendre de Charles VII. Les États assemblés en 1428 avaient voté de l'argent, sommé les tenans-fiefs de leur service féodal. Il n'était venu ni hommes ni argent. Le receveur général n'avait pas quatre écus en caisse[277]. Quand Dunois envoya La Hire pour demander du secours, le roi, qui le fit dîner avec lui, n'eut, dit-on, à lui donner qu'un poulet et une queue de mouton. Quoi qu'il en soit de cette historiette, la situation désespérée de Charles VII est prouvée par l'offre exorbitante qu'il avait faite aux Écossais de leur céder le Berri pour prix d'un nouveau secours.
Nous ne connaissons pas bien les intrigues qui divisaient cette petite cour. Dans cette extrême détresse, les divisions y avaient naturellement augmenté. Les vieux conseillers armagnacs, éloignés quelque temps par Richemont et par la belle-mère du roi, devaient reprendre crédit. Ce parti méridional aurait consenti volontiers à avoir un roi du Midi, siégeant à Grenoble[278]. Au contraire, la belle-mère du roi, duchesse d'Anjou, ne pouvait conserver l'Anjou si les Anglais passaient définitivement la Loire. Elle était unie en cela avec la maison d'Orléans. Mais la maison d'Anjou avait tant d'autres intérêts, si variés, si divers, qu'elle croyait devoir ménager toujours les Anglais, négocier toujours. Lorsque la défense d'Orléans parut désespérée (mai 1429), le vieux cardinal de Bar se hâta de traiter avec Bedford, au nom de son neveu René d'Anjou, de peur qu'il ne manquât la succession de Lorraine, sauf à se laisser désavouer par René, si les affaires de Charles VII prenaient une autre face[279].
La ruine imminente d'Orléans avait effrayé les villes voisines de la Loire. Les plus proches, Angers, Tours et Bourges, envoyèrent des vivres; Poitiers et La Rochelle de l'argent; puis l'effroi gagnant, le Bourbonnais, l'Auvergne, le Languedoc même, firent passer aux Orléanais, du salpêtre, du soufre et de l'acier[280].
Peu à peu la France entière s'intéressait au sort d'une ville. On était touché de cette brave résistance des Orléanais, de leur fidélité à leur seigneur. On avait pitié d'Orléans, du duc d'Orléans aussi. Il ne suffisait donc pas aux Anglais de le retenir prisonnier toute sa vie; ils voulaient lui prendre son apanage, le ruiner, lui et ses enfants. Ce nouveau malheur renouvelait la mémoire de tant d'autres malheurs de cette maison; il n'était pas d'homme qui n'eût chanté dans son enfance les complaintes qui couraient alors sur la mort de Louis d'Orléans[281]. Charles d'Orléans, prisonnier, ne pouvait défendre sa ville, mais ses ballades passaient le détroit et priaient pour lui.
Chose touchante et qui honore la nature humaine, au milieu des plus terribles misères, parmi la désolation et la famine, lorsque les loups prenaient possession des campagnes, lorsque, au dire d'un contemporain, il n'y avait plus une maison debout, hors les villes, depuis la Picardie jusqu'en Allemagne, ce peuple était encore sensible aux maux des autres; il réservait sa pitié pour un prince prisonnier, un prince, un poète, fils d'un homme assassiné, et lui-même voué pour toute la vie à cette mort de la captivité et de l'exil[282].
Les femmes surtout éprouvaient ce sentiment de pitié. Moins dominées par l'intérêt, elles sont fidèles au malheur. En général, elles ne furent pas assez politiques pour se résigner au joug étranger; elles restèrent bonnes Françaises. Duguesclin savait qu'il n'y avait rien de plus Français en France que les femmes, lorsqu'il disait: «Il n'y a pas une fileuse qui ne file une quenouille pour ma rançon.»
L'un des premiers exemples de résistance avait été donné par une jeune femme, la dame de la Rocheguyon, qui défendit longtemps cette forteresse qui lui appartenait, et qui, forcée de la rendre, refusa d'en faire hommage aux Anglais. Ceux-ci osèrent lui proposer d'épouser un traître, Gui Bouteiller, qui avait trahi Rouen; ils voulaient mettre un homme à eux dans cette place importante de la Rocheguyon. Il eut la place, mais non la dame; elle aima mieux laisser tout, et s'en aller pauvre avec ses enfants[283].
Les femmes étaient restées Françaises; les prêtres redevinrent Français. Ils avaient fini par s'apercevoir que les Anglais, avec tous leurs beaux semblants d'égards pour l'Église[284], en étaient les vrais ennemis. Après avoir essayé d'imposer l'Église d'Angleterre, Bedford fit à celle de France l'exorbitante demande de céder au roi pour les besoins de la guerre tous les biens et rentes qui avaient été donnés à l'Église depuis quarante ans. Ces deux propositions portèrent malheur aux Anglais. Ils succédèrent à la réputation d'impiété qu'avaient eue les Armagnacs. Le pillage de quelques églises attira sur eux l'exécration du peuple[285].
La grandeur de Lancastre n'avait pas une base ferme. Elle reposait sur deux mensonges. En Angleterre, ils avaient dit: «Nous ne demandons à l'Église que ses prières;» et ils voulaient toucher aux biens de l'Église. En France, ils avaient dit: «Nous sommes les vrais héritiers du trône, usurpé depuis Philippe de Valois; nous sommes les vrais rois de France, nous sommes Français.» Un tel mot aurait pu tromper dans la bouche d'Édouard III, qui était Français par sa mère et qui parlait encore français. Mais, par un contraste bizarre, c'est justement à l'avénement d'Henri V que la chambre des Communes commence à rédiger ses actes en anglais. Lorsque ces prétendus Français nous faisaient la grâce de se servir de notre langue, ils la défiguraient et la maltraitaient tellement qu'ils semblaient ennemis de la langue autant que de la nation.
Avec tout cela, les Anglais avaient une chose pour eux, c'est que leur jeune roi, Henri VI, était certainement Français par sa mère et petit-fils de Charles VI; il ne ressemblait que trop à son grand-père pour la faiblesse d'esprit. Au contraire, la légitimité de Charles VII était bien douteuse; il était né en 1403, au plus fort des liaisons de sa mère avec le duc d'Orléans; elle-même avait accédé aux actes dans lesquels il était appelé le soi-disant dauphin. Henri VI n'avait pas encore été sacré à Reims, mais Charles VII ne l'était pas non plus. Le peuple de ce temps ne reconnaissait un roi qu'à deux choses: la naissance royale et le sacre; Charles VII n'était pas roi selon la religion, et il n'était pas sûr qu'il le fût selon la nature. Cette question, indifférente pour les politiques qui se décident suivant leurs intérêts, était tout pour le peuple; le peuple ne veut obéir qu'au droit.
Une femme avait obscurci cette grande question de droit; une femme sut l'éclaircir.
CHAPITRE III
LA PUCELLE D'ORLÉANS
1429
L'originalité de la Pucelle, ce qui fit son succès, ce ne fut pas tant sa vaillance ou ses visions, ce fut son bon sens. À travers son enthousiasme, cette fille du peuple vit la question et sut la résoudre.
Le nœud que les politiques et les incrédules ne pouvaient délier, elle le trancha. Elle déclara, au nom de Dieu, que Charles VII était l'héritier; elle le rassura contre sa légitimité dont il doutait lui-même. Cette légitimité, elle la sanctifia, menant son roi droit à Reims, et gagnant de vitesse sur les Anglais l'avantage décisif du sacre.
Il n'était pas rare de voir les femmes prendre les armes. Elles combattaient souvent dans les siéges[286], témoin les trente femmes blessées à Amiens[287], témoin Jeanne Hachette. Au temps de la Pucelle et dans les mêmes années, les femmes de Bohême se battaient comme les hommes, dans les guerres des Hussites[288].
L'originalité de la Pucelle, je le répète, ne fut pas non plus dans ses visions. Qui n'en avait au moyen âge? Même dans ce prosaïque XVe siècle, l'excès des souffrances avait singulièrement exalté les esprits. Nous voyons, à Paris, un frère Richard remuer tout le peuple par ses sermons, au point que les Anglais finirent par le chasser de la ville. Le carme breton Conecta était écouté à Courtrai, à Arras, par des masses de quinze ou vingt mille hommes. Dans l'espace de quelques années, avant et après la Pucelle, toutes les provinces ont leurs inspirés. C'est une Pierrette bretonne qui converse avec Jésus-Christ. C'est une Marie d'Avignon, une Catherine de la Rochelle. C'est un petit berger, que Xaintrailles amène de son pays, lequel a des stigmates aux pieds et aux mains, et qui sue du sang aux saints jours[289].
La Lorraine était, ce semble, l'une des dernières provinces où un tel phénomène eût dû se présenter. Les Lorrains sont braves, batailleurs, mais volontiers intrigants et rusés. Si le grand Guise sauva la France, avant de la troubler, ce ne fut pas par des visions. Nous trouvons deux Lorrains au siége d'Orléans, et tous deux y déploient le naturel facétieux de leur spirituel compatriote Callot; l'un est le canonnier maître Jean qui faisait si bien le mort; l'autre est un chevalier qui fut pris par les Anglais, chargé de fers, et qui à leur départ revint à cheval sur un moine anglais[290].
La Lorraine des Vosges a, il est vrai, un caractère plus grave. Cette partie élevée de la France d'où descendent de tous côtés des fleuves vers toutes les mers, était couverte de forêts, forêts vastes et telles que les Carlovingiens les jugeaient les plus dignes de leurs chasses impériales. Dans les clairières de ces forêts s'élevaient les vénérables abbayes de Luxeuil et de Remiremont; celle-ci, comme on sait, gouvernée par une abbesse qui était princesse du Saint-Empire, qui avait ses grands officiers, toute une cour féodale, qui faisait porter par son sénéchal l'épée nue devant elle. Cette royauté de femme avait eu pour vassal, et pendant longtemps, le duc de Lorraine.
Ce fut justement entre la Lorraine des Vosges et celle des plaines, entre la Lorraine et la Champagne, que naquit, à Dom-Remy, la belle et brave fille qui devait porter si bien l'épée de la France.
Il y a quatre Dom-Remy le long de la Meuse dans un cercle de dix lieues, trois du diocèse de Toul, un de celui de Langres[291]. Probablement ces quatre villages étaient, dans des temps plus anciens, des domaines de l'abbaye de Saint-Remy de Reims[292]. Nos grandes abbayes avaient, comme on sait, dans les temps carlovingiens, des possessions bien plus éloignées, jusqu'en Provence, jusqu'en Allemagne, jusqu'en Angleterre.
Cette ligne de la Meuse est la Marche de Lorraine et de Champagne, tant disputée entre le roi et le duc. Le père de Jeanne, Jacques Darc[293], était un digne Champenois[294]. Jeanne tint sans doute de son père; elle n'eut point l'âpreté lorraine; mais bien plutôt la douceur champenoise, la naïveté mêlée de sens et de finesse, comme vous la trouvez dans Joinville.
Quelques siècles plus tôt, Jeanne serait née serve de l'abbaye de Saint-Remy; un siècle auparavant, serve du sire de Joinville. Il était, en effet, seigneur de la ville de Vaucouleurs, dont le village de Dom-Remy dépendait. Mais en 1335, le roi obligea les Joinville de lui céder Vaucouleurs[295]. C'était alors le grand passage de la Champagne à la Lorraine, la droite route d'Allemagne, non-seulement la route d'Allemagne, mais aussi celle des bords de la Meuse, la croix des routes. C'était encore, pour ainsi dire, la frontière des partis; il y avait près de Dom-Remy un dernier village du parti bourguignon, tout le reste était pour Charles VII.
Cette Marche de Lorraine et de Champagne avait en tout temps cruellement souffert de la guerre; longue guerre entre l'Est et l'Ouest, entre le roi et le duc, pour la possession de Neufchâteau et des places voisines; puis guerre du Nord au Sud, entre les Bourguignons et les Armagnacs. Le souvenir de ces guerres sans pitié n'a pu s'effacer jamais. On montrait naguère encore, près de Neufchâteau, un arbre antique au nom sinistre, dont les branches avaient sans doute porté bien des fruits humains: Le chêne des partisans.
Les pauvres gens des Marches avaient l'honneur d'être sujets directs du roi, c'est-à-dire qu'au fond ils n'étaient à personne, n'étaient appuyés ni ménagés de personne, qu'ils n'avaient de seigneur, de protecteur, que Dieu. Les populations sont sérieuses dans une telle situation; elles savent qu'elles n'ont à compter sur rien, ni sur les biens, ni sur la vie. Elles labourent et le soldat moissonne. Nulle part le laboureur ne s'inquiète davantage des affaires du pays; personne n'y a plus d'intérêt; il en sent si rudement les moindres contre-coups! Il s'informe, il tâche de savoir, de prévoir; du reste, il est résigné, quoi qu'il arrive, il s'attend à tout, il est patient et brave. Les femmes mêmes le deviennent; il faut bien qu'elles le soient, parmi tous ces soldats, sinon pour leur vie, au moins pour leur honneur, comme la belle et robuste Dorothée de Gœthe.
Jeanne était la troisième fille d'un laboureur[296], Jacques Darc, et d'Isabelle Romée[297]. Elle eut deux marraines, dont l'une l'appelait Jeanne, l'autre Sibylle.
Le fils aîné avait été nommé Jacques, un autre Pierre. Les pieux parents donnèrent à l'une de leurs filles le nom plus élevé de saint Jean[298].
Tandis que les autres enfants allaient avec le père travailler aux champs ou garder les bêtes, la mère tint Jeanne près d'elle, l'occupant à coudre ou à filer[299]. Elle n'apprit ni à lire ni à écrire; mais elle sut tout ce que savait sa mère des choses saintes[300]. Elle reçut sa religion, non comme une leçon, une cérémonie, mais dans la forme populaire et naïve d'une belle histoire de veillée, comme la foi simple d'une mère... Ce que nous recevons ainsi avec le sang et le lait, c'est chose vivante, et la vie même...
Nous avons sur la piété de Jeanne un touchant témoignage, celui de son amie d'enfance, de son amie de cœur, Haumette, plus jeune de trois ou quatre ans. «Que de fois, dit-elle, j'ai été chez son père, et couché avec elle de bonne amitié[301]...! C'était une bonne fille, simple et douce. Elle allait volontiers à l'église et aux saints lieux. Elle filait, faisait le ménage, comme font les autres filles... Elle se confessait souvent. Elle rougissait, quand on lui disait qu'elle était trop dévote, qu'elle allait trop à l'église.» Un laboureur, appelé aussi en témoignage, ajoute qu'elle soignait les malades, donnait aux pauvres. «Je le sais bien, dit-il: j'étais enfant alors, et c'est elle qui m'a soigné.»
Tout le monde connaissait sa charité, sa piété. Ils voyaient bien que c'était la meilleure fille du village.
Ce qu'ils ignoraient, c'est qu'en elle la vie d'en haut absorba toujours l'autre et en supprima le développement vulgaire. Elle eut, d'âme et de corps, ce don divin de rester enfant. Elle grandit, devint forte et belle, mais elle ignora toujours les misères physiques de la femme[302]. Elles lui furent épargnées, au profit de la pensée et de l'inspiration religieuse. Née sous les murs mêmes de l'église, bercée du son des cloches et nourrie de légendes, elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort.
Elle fut une légende vivante... Mais la force de vie, exaltée et concentrée, n'en devint pas moins créatrice. La jeune fille, à son insu, créait, pour ainsi parler, et réalisait ses propres idées, elle en faisait des êtres, elle leur communiquait, du trésor de sa vie virginale, une splendide et toute-puissante existence, à faire pâlir les misérables réalités de ce monde.
Si poésie veut dire création, c'est là sans doute la poésie suprême. Il faut savoir par quels degrés elle en vint jusque-là, de quel humble point de départ.
Humble à la vérité, mais déjà poétique. Son village était à deux pas des grandes forêts des Vosges. De la porte de la maison de son père, elle voyait le vieux bois des chênes[303]. Les fées hantaient ce bois; elles aimaient surtout une certaine fontaine près d'un grand hêtre qu'on nommait l'arbre des fées, des dames[304]. Les petits enfants y suspendaient des couronnes, y chantaient. Ces anciennes dames et maîtresses des forêts ne pouvaient plus, disait-on, se rassembler à la fontaine; elles en avaient été exclues pour leurs péchés[305]. Cependant l'Église se défiait toujours des vieilles divinités locales; le curé, pour les chasser, allait chaque année dire une messe à la fontaine.
Jeanne naquit parmi ces légendes, dans ces rêveries populaires. Mais le pays offrait à côté une tout autre poésie, celle-ci, sauvage, atroce, trop réelle, hélas! la poésie de la guerre... La guerre! ce mot seul dit toutes les émotions; ce n'est pas tous les jours sans doute l'assaut et le pillage, mais bien plutôt l'attente, le tocsin, le réveil en sursaut, et dans la plaine au loin le rouge sombre de l'incendie... État terrible, mais poétique; les plus prosaïques des hommes, les Écossais du pays bas se sont trouvés poètes parmi les hasards du border; de ce désert sinistre, qui semble encore maudit, ont pourtant germé les ballades, sauvages et vivaces fleurs.
Jeanne eut sa part dans ces romanesques aventures. Elle vit arriver les pauvres fugitifs, elle aida, la bonne fille, à les recevoir; elle leur cédait son lit et allait coucher au grenier. Ses parents furent aussi une fois obligés de s'enfuir. Puis, quand le flot des brigands fut passé, la famille revint et retrouva le village saccagé, la maison dévastée, l'église incendiée.
Elle sut ainsi ce que c'est que la guerre. Elle comprit cet état anti-chrétien, elle eut horreur de ce règne du diable, où tout homme mourait en péché mortel. Elle se demanda si Dieu permettrait cela toujours, s'il ne mettrait pas un terme à ces misères, s'il n'enverrait pas un libérateur, comme il l'avait fait souvent pour Israël, un Gédéon, une Judith?... Elle savait que plus d'une femme avait sauvé le peuple de Dieu, que dès le commencement il avait été dit que la femme écraserait le serpent. Elle avait pu voir au portail des églises sainte Marguerite, avec saint Michel, foulant aux pieds le dragon[306]... Si, comme tout le monde disait, la perte du royaume était l'œuvre d'une femme, d'une mère dénaturée, le salut pouvait bien venir d'une fille. C'est justement ce qu'annonçait une prophétie de Merlin; cette prophétie, enrichie, modifiée selon les provinces, était devenue toute lorraine dans le pays de Jeanne Darc. C'était une pucelle des Marches de Lorraine qui devait sauver le royaume[307]. La prophétie avait pris probablement cet embellissement, par suite du mariage récent de René d'Anjou avec l'héritière du duché de Lorraine, qui, en effet, était très-heureux pour la France.
Un jour d'été, jour de jeûne, à midi, Jeanne étant au jardin de son père, tout près de l'église[308], elle vit de ce côté une éblouissante lumière, et elle entendit une voix: «Jeanne, sois bonne et sage enfant; va souvent à l'église.» La pauvre fille eut grand'peur.
Une autre fois, elle entendit encore la voix, vit la clarté, mais dans cette clarté de nobles figures dont l'une avait des ailes et semblait un sage prud'homme. Il lui dit: «Jeanne, va au secours du roi de France, et tu lui rendras son royaume.» Elle répondit, toute tremblante: «Messire, je ne suis qu'une pauvre fille; je ne saurais chevaucher[309], ni conduire les hommes d'armes.» La voix répliqua: «Tu iras trouver M. de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, et il te fera mener au roi. Sainte Catherine et sainte Marguerite viendront t'assister.» Elle resta stupéfaite et en larmes, comme si elle eût déjà vu sa destinée tout entière.
Le prud'homme n'était pas moins que saint Michel, le sévère archange des jugements et des batailles. Il revint encore, lui rendit courage, «et lui raconta la pitié qui estoit au royaume de France[310].» Puis vinrent les blanches figures des saintes, parmi d'innombrables lumières, la tête parée de riches couronnes, la voix douce et attendrissante, à en pleurer. Mais Jeanne pleurait surtout quand les saintes et les anges la quittaient. «J'aurais bien voulu, dit-elle, que les anges m'eussent emportée[311]...
Si elle pleurait, dans un si grand bonheur, ce n'était pas sans raison. Quelque belles et glorieuses que fussent ces visions, sa vie dès lors avait changé. Elle qui n'avait entendu jusque-là qu'une voix, celle de sa mère, dont la sienne était l'écho, elle entendait maintenant la puissante voix des anges!... Et que voulait la voix céleste? Qu'elle délaissât cette mère, cette douce maison. Elle qu'un seul mot déconcertait[312], il lui fallait aller parmi les hommes, parler aux hommes, aux soldats. Il fallait qu'elle quittât pour le monde, pour la guerre, ce petit jardin sous l'ombre de l'église, où elle n'entendait que les cloches[313] et où les oiseaux mangeaient dans sa main. Car tel était l'attrait de douceur qui entourait la jeune sainte; les animaux et les oiseaux du ciel venaient à elle[314], comme jadis aux Pères du désert, dans la confiance de la paix de Dieu.
Jeanne ne nous a rien dit de ce premier combat qu'elle soutint. Mais il est évident qu'il eut lieu et qu'il dura longtemps, puisqu'il s'écoula cinq années entre sa première vision et sa sortie de la maison paternelle.
Les deux autorités, paternelle et céleste, commandaient des choses contraires. L'une voulait qu'elle restât dans l'obscurité, dans la modestie et le travail; l'autre qu'elle partît et qu'elle sauvât le royaume. L'ange lui disait de prendre les armes. Le père, rude et honnête paysan, jurait que, si sa fille s'en allait avec les gens de guerre, il la noierait plutôt de ses propres mains[315]. De part ou d'autre, il fallait qu'elle désobéît. Ce fut là sans doute son plus grand combat; ceux qu'elle soutint contre les Anglais ne devaient être qu'un jeu à côté.
Elle trouva dans sa famille, non pas seulement résistance, mais tentation. On essaya de la marier, dans l'espoir de la ramener aux idées qui semblaient plus raisonnables. Un jeune homme du village prétendit qu'étant petite, elle lui avait promis mariage; et comme elle le niait, il la fit assigner devant le juge ecclésiastique de Toul. On pensait qu'elle n'oserait se défendre, qu'elle se laisserait plutôt condamner, marier. Au grand étonnement de tout le monde, elle alla à Toul, elle parut en justice, elle parla, elle qui s'était toujours tue.
Pour échapper à l'autorité de sa famille, il fallait qu'elle trouvât dans sa famille même quelqu'un qui la crût; c'était le plus difficile. Au défaut de son père, elle convertit son oncle à sa mission. Il la prit avec lui, comme pour soigner sa femme en couches. Elle obtint de lui qu'il irait demander pour elle l'appui du sire de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. L'homme de guerre reçut assez mal le paysan, et lui dit qu'il n'y avait rien à faire, sinon de la ramener chez son père, «bien souffletée»[316]. Elle ne se rebuta pas; elle voulut partir, et il fallut bien que son oncle l'accompagnât. C'était le moment décisif; elle quittait pour toujours le village et la famille; elle embrassa ses amies, surtout sa petite bonne amie Mengette, qu'elle recommanda à Dieu; mais, pour sa grande amie et compagne, Haumette, celle qu'elle aimait le plus, elle aima mieux partir sans la voir[317].
Elle arriva donc dans cette ville de Vaucouleurs, avec ses gros habits rouges de paysanne[318], et alla loger avec son oncle chez la femme d'un charron, qui la prit en amitié. Elle se fit mener chez Baudricourt, et lui dit avec fermeté «qu'elle venait vers lui de la part de son Seigneur, pour qu'il mandât au dauphin de se bien maintenir, et qu'il n'assignât point de bataille à ses ennemis; parce que son Seigneur lui donnerait secours dans la mi-carême... Le royaume n'appartenait pas au dauphin, mais à son Seigneur; toutefois, son Seigneur voulait que le dauphin devînt roi, et qu'il eût ce royaume en dépôt.» Elle ajoutait que malgré les ennemis du dauphin, il serait fait roi, et qu'elle le mènerait sacrer.
Le capitaine fut bien étonné; il soupçonna qu'il y avait là quelque diablerie. Il consulta le curé, qui apparemment eut les mêmes doutes. Elle n'avait parlé de ses visions à aucun homme d'église[319]. Le curé vint donc avec le capitaine dans la maison du charron, il déploya son étole et adjura Jeanne de s'éloigner, si elle était envoyée du mauvais esprit[320].
Mais le peuple ne doutait point; il était dans l'admiration. De toutes parts on venait la voir. Un gentilhomme lui dit, pour l'éprouver: «Eh bien! ma mie, il faut donc que le roi soit chassé et que nous devenions Anglais.» Elle se plaignit à lui du refus de Baudricourt: «Et cependant, dit-elle, avant qu'il soit la mi-carême, il faut que je sois devers le roi, dussé-je, pour m'y rendre, user mes jambes jusqu'aux genoux. Car personne au monde, ni rois, ni ducs, ni fille du roi d'Écosse, ne peuvent reprendre le royaume de France, et il n'y a pour lui de secours que moi-même, quoique j'aimasse mieux rester à filer près de ma pauvre mère; car ce n'est pas là mon ouvrage; mais il faut que j'aille et que je le fasse, parce que mon Seigneur le veut.»—«Et quel est votre Seigneur?»—«C'est Dieu!...» Le gentilhomme fut touché. Il lui promit «par sa foi, la main dans la sienne, que sous la conduite de Dieu, il la mèneroit au roi.» Un jeune gentilhomme se sentit aussi touché, et déclara qu'il suivrait cette sainte fille.
Il paraît que Baudricourt envoya demander l'autorisation du roi[321]. En attendant, il la conduisit chez le duc de Lorraine, qui était malade et voulait la consulter. Le duc n'en tira rien que le conseil d'apaiser Dieu, en se réconciliant avec sa femme. Néanmoins il l'encouragea.
De retour à Vaucouleurs, elle y trouva un messager du roi qui l'autorisait à venir. Le revers de la Journée des harengs décidait à essayer de tous les moyens. Elle avait annoncé le combat le jour même qu'il eut lieu. Les gens de Vaucouleurs, ne doutant point de sa mission, se cotisèrent pour l'équiper et lui acheter un cheval[322]. Le capitaine ne lui donna qu'une épée.
Elle eut encore en ce moment un obstacle à surmonter. Ses parents, instruits de son prochain départ, avaient failli en perdre le sens; ils firent les derniers efforts pour la retenir; ils ordonnèrent, ils menacèrent. Elle résista à cette dernière épreuve et leur fit écrire qu'elle les priait de lui pardonner.
C'était un rude voyage et bien périlleux qu'elle entreprenait. Tout le pays était couru par les hommes d'armes des deux partis. Il n'y avait plus ni route, ni pont, les rivières étaient grosses; c'était au mois de février 1429.
S'en aller ainsi avec cinq ou six hommes d'armes, il y avait de quoi faire trembler une fille. Une Anglaise, une Allemande, ne s'y fût jamais risquée; l'indélicatesse d'une telle démarche lui eût fait horreur. Celle-ci ne s'en émut pas; elle était justement trop pure pour rien craindre de ce côté. Elle avait pris l'habit d'homme, et elle ne le quitta plus; cet habit serré, fortement attaché, était sa meilleure sauvegarde. Elle était pourtant jeune et belle. Mais il y avait autour d'elle, pour ceux même qui la voyaient de plus près, une barrière de religion et de crainte; le plus jeune des gentilshommes qui la conduisirent, déclare que, couchant près d'elle, il n'eut jamais l'ombre même d'une mauvaise pensée.
Elle traversait avec une sérénité héroïque tout ce pays désert ou infesté de soldats. Ses compagnons regrettaient bien d'être partis avec elle; quelques-uns pensaient que peut-être elle était sorcière; ils avaient grande envie de l'abandonner. Pour elle, elle était tellement paisible, qu'à chaque ville elle voulait s'arrêter pour entendre la messe: «Ne craignez rien, disait-elle, Dieu me fait ma route; c'est pour cela que je suis née.» Et encore: «Mes frères de paradis me disent ce que j'ai à faire[323].»
La cour de Charles VII était loin d'être unanime en faveur de la Pucelle. Cette fille inspirée qui arrivait de Lorraine et que le duc de Lorraine avait encouragée, ne pouvait manquer de fortifier près du roi le parti de la reine et de sa mère, le parti de Lorraine et d'Anjou. Une embuscade fut dressée à la Pucelle à quelque distance de Chinon, et elle n'y échappa que par miracle[324].
L'opposition était si forte contre elle que, lorsqu'elle fut arrivée, le conseil discuta encore pendant deux jours si le roi la verrait. Ses ennemis crurent ajourner l'affaire indéfiniment en faisant décider qu'on prendrait des informations dans son pays. Heureusement, elle avait aussi des amis, les deux reines, sans doute, et surtout le duc d'Alençon, qui, sorti récemment des mains des Anglais, était fort impatient de porter la guerre dans le Nord pour recouvrer son duché. Les gens d'Orléans, à qui, depuis le 12 février, Dunois promettait ce merveilleux secours, envoyèrent au roi et réclamèrent la Pucelle.
Le roi la reçut enfin, et au milieu du plus grand appareil; on espérait apparemment qu'elle serait déconcertée. C'était le soir, cinquante torches éclairaient la salle, nombre de seigneurs, plus de trois cents chevaliers étaient réunis autour du roi. Tout le monde était curieux de voir la sorcière ou l'inspirée.
La sorcière avait dix-huit ans[325]; c'était une belle fille[326] et fort désirable, assez grande de taille, la voix douce et pénétrante.
Elle se présenta humblement, «comme une pauvre petite bergerette[327],» démêla au premier regard le roi, qui s'était mêlé exprès à la foule des seigneurs, et quoiqu'il soutint d'abord qu'il n'était pas le roi, elle lui embrassa les genoux. Mais, comme il n'était pas sacré, elle ne l'appelait que dauphin: «Gentil dauphin, dit-elle, j'ai nom Jehanne la Pucelle. Le Roi des cieux vous mande par moi que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims, et vous serez lieutenant du Roi des cieux, qui est roi de France.» Le roi la prit alors à part, et après un moment d'entretien, tous deux changèrent de visage; elle lui disait, comme elle l'a raconté depuis à son confesseur: «Je te dis de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils du roi[328].»
Ce qui inspira encore l'étonnement et une sorte de crainte, c'est que la première prédiction qui lui échappa se vérifia à l'heure même. Un homme d'armes qui la vit et la trouva belle, exprima brutalement son mauvais désir, en jurant le nom de Dieu à la manière des soldats: «Hélas! dit-elle, tu le renies, et tu es si près de la mort!» Il tomba à l'eau un moment après et se noya[329].
Ses ennemis objectaient qu'elle pouvait savoir l'avenir, mais le savoir par inspiration du diable. On assembla quatre ou cinq évêques pour l'examiner. Ceux-ci, qui sans doute ne voulaient pas se compromettre avec les partis qui divisaient la cour, firent renvoyer l'examen à l'Université de Poitiers. Il y avait dans cette grande ville Université, Parlement, une foule de gens habiles.
L'archevêque de Reims, chancelier de France, présidant le conseil du roi, manda des docteurs, des professeurs en théologie, les uns prêtres, les autres moines, et les chargea d'examiner la Pucelle.
Les docteurs introduits et placés dans une salle, la jeune fille alla s'asseoir au bout du banc et répondit à leurs questions. Elle raconta avec une simplicité pleine de grandeur[330] les apparitions et les paroles des anges. Un dominicain lui fit une seule objection, mais elle était grave: «Jehanne, tu dis que Dieu veut délivrer le peuple de France; si telle est sa volonté, il n'a pas besoin de gens d'armes.» Elle ne se troubla point: «Ah! mon Dieu, dit-elle, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera la victoire.»
Un autre se montra plus difficile à contenter, c'était un frère Séguin, Limousin, professeur de théologie à l'Université de Poitiers, «bien aigre homme,» dit la chronique. Il lui demanda, dans son français limousin, quelle langue parlait cette prétendue voix céleste. Jeanne répondit avec un peu trop de vivacité: «Meilleure que la vôtre.»—«Crois-tu en Dieu?» dit le docteur en colère. «Eh bien! Dieu ne veut pas que l'on ajoute foi à tes paroles, à moins que tu ne montres un signe. Elle répondit: «Je ne suis point venue à Poitiers pour faire des signes ou miracles; mon signe sera de faire lever le siége d'Orléans. Qu'on me donne des hommes d'armes, peu ou beaucoup, et j'irai.»
Cependant, il en advint à Poitiers comme à Vaucouleurs, sa sainteté éclata dans le peuple; en un moment tout le monde fut pour elle. Les femmes, damoiselles et bourgeoises, allaient la voir chez la femme d'un avocat du Parlement, dans la maison de laquelle elle logeait; et elles revenaient tout émues. Les hommes mêmes y allaient; ces conseillers, ces avocats, ces vieux juges endurcis, s'y laissaient mener sans y croire, et quand ils l'avaient entendue, ils pleuraient, tout comme les femmes[331], et disaient: «Cette fille est envoyée de Dieu.»
Les examinateurs allèrent la voir eux-mêmes, avec l'écuyer du roi, et comme ils recommençaient leur éternel examen, lui faisant de doctes citations, et lui prouvant, par tous les auteurs sacrés, qu'on ne devait pas la croire: «Écoutez, leur dit-elle, il y en a plus au livre de Dieu que dans les vôtres... je ne sais ni A ni B; mais je viens de la part de Dieu pour faire lever le siége d'Orléans et sacrer le dauphin à Reims... Auparavant, il faut pourtant que j'écrive aux Anglais, et que je les somme de partir. Dieu le veut ainsi. Avez-vous du papier et de l'encre? Écrivez, je vais vous dicter[332]... À vous, Suffort, Classidas et La Poule, je vous somme, de par le roi des cieux, que vous vous en alliez en Angleterre[333]...» Ils écrivirent docilement; elle avait pris possession de ses juges même.
Leur avis fut qu'on pouvait licitement employer la jeune fille, et l'on reçut même réponse de l'archevêque d'Embrun, que l'on avait consulté. Le prélat rappelait que Dieu avait maintes fois révélé à des vierges, par exemple aux Sibylles, ce qu'il cachait aux hommes. Le démon ne pouvait faire pacte avec une vierge; il fallait donc bien s'assurer si elle était vierge en effet. Ainsi la science poussée à bout, ne pouvant ou ne voulant point s'expliquer sur la distinction délicate des bonnes et des mauvaises révélations, s'en remettait humblement des choses spirituelles au corps, et faisait dépendre du féminin mystère cette grave question de l'esprit.
Les docteurs ne sachant que dire, les dames décidèrent[334]. La bonne reine de Sicile, belle-mère du roi, s'acquitta avec quelques dames du ridicule examen, à l'honneur de la Pucelle. Des Franciscains, qu'on avait envoyés dans son pays aux informations, avaient rapporté les meilleurs renseignements. Il n'y avait plus de temps à perdre. Orléans criait au secours; Dunois envoyait coup sur coup. On équipa la Pucelle, on lui forma une sorte de maison. On lui donna d'abord pour écuyer un brave chevalier, d'âge mûr, Jean Daulon, qui était au comte de Dunois, et le plus honnête homme qu'il eût parmi ses gens. Elle eut aussi un noble page, deux hérauts d'armes, un maître d'hôtel, deux valets; son frère, Pierre Darc, vint la trouver et se joignit à ses gens. On lui donna pour confesseur Jean Pasquerel, frère ermite de Saint-Augustin. En général, les moines, surtout les Mendiants, soutenaient cette merveille de l'inspiration.
Ce fut une merveille, en effet, pour les spectateurs, de voir la première fois Jeanne Darc dans son armure blanche et sur son beau cheval noir, au côté une petite hache[335] et l'épée de sainte Catherine. Elle avait fait chercher cette épée derrière l'autel de Sainte-Catherine-de-Fierbois, où on la trouva en effet. Elle portait à la main un étendard blanc fleurdelisé, sur lequel était Dieu avec le monde dans ses mains; à droite et à gauche, deux anges qui tenaient chacun une fleur de lis. «Je ne veux pas, disait-elle, me servir de mon épée pour tuer personne[336].» Et elle ajoutait que, quoi qu'elle aimât son épée, elle aimait «quarante fois plus» son étendard. Comparons les deux partis, au moment où elle fut envoyée à Orléans.
Les Anglais s'étaient bien affaiblis dans ce long siége d'hiver. Après la mort de Salisbury, beaucoup d'hommes d'armes qu'il avait engagés se crurent libres et s'en allèrent. D'autre part, les Bourguignons avaient été rappelés par le duc de Bourgogne. Quand on força la principale bastille des Anglais, dans laquelle s'étaient repliés les défenseurs de quelques autres bastilles, on y trouva cinq cents hommes. Il est probable qu'en tout ils étaient deux ou trois mille. Sur ce petit nombre, tout n'était pas Anglais; il y avait aussi quelques Français, dans lesquels les Anglais n'avaient pas sans doute grande confiance.
S'ils avaient été réunis, cela eût fait un corps respectable; mais ils étaient divisés dans une douzaine de bastilles ou boulevards[337], qui, pour la plupart, ne communiquaient pas entre eux. Cette disposition prouve que Talbot et les autres chefs anglais avaient eu jusque-là plus de bravoure et de bonheur que d'intelligence militaire. Il était évident que chacune de ces petites places isolées serait faible contre la grande et grosse ville qu'elles prétendaient garder; que cette nombreuse population, aguerrie par un long siége, finirait par assiéger les assiégeants.
Quand on lit la liste formidable des capitaines qui se jetèrent dans Orléans, La Hire, Xaintrailles, Gaucourt, Cusan, Coaraze, Armagnac; quand on voit qu'indépendamment des Bretons du maréchal de Retz, des Gascons du maréchal de Saint-Sévère, le capitaine de Châteaudun, Florent d'Illiers, avait entraîné la noblesse du voisinage à cette courte expédition, la délivrance d'Orléans semble moins miraculeuse.
Il faut dire pourtant qu'il manquait une chose pour que ces grandes forces agissent avec avantage, chose essentielle, indispensable, l'unité d'action. Dunois eût pu la donner, s'il n'eût fallu pour cela que de l'adresse et de l'intelligence. Mais ce n'était pas assez: il fallait une autorité, plus que l'autorité royale; les capitaines du roi n'étaient pas habitués à obéir au roi. Pour réduire ces volontés sauvages, indomptables, il fallait Dieu même. Le Dieu de cet âge, c'était la Vierge bien plus que le Christ. Il fallait la Vierge descendue sur terre, une vierge populaire, jeune, belle, douce, hardie.
La guerre avait changé les hommes en bêtes sauvages; il fallait de ces bêtes refaire des hommes, des chrétiens, des sujets dociles. Grand et difficile changement! quelques-uns de ces capitaines armagnacs étaient peut-être les hommes les plus féroces qui eussent jamais existé. Il suffit d'en nommer un, dont le nom seul fait horreur, Gilles de Retz, l'original de la Barbe bleue[338].
Il restait pourtant une prise sur ces âmes qu'on pouvait saisir; elles étaient sorties de l'humanité, de la nature, sans avoir pu se dégager entièrement de la religion. Les brigands, il est vrai, trouvaient moyen d'accommoder de la manière la plus bizarre la religion au brigandage. L'un d'eux, le gascon La Hire, disait avec originalité: «Si Dieu le faisait homme d'armes, il serait pillard.» Et quand il allait au butin, il faisait sa petite prière gasconne, sans trop dire ce qu'il demandait, pensant bien que Dieu l'entendrait à demi-mot: «Sire Dieu, je te prie de faire pour La Hire ce que La Hire ferait pour toi, si tu étais capitaine et si La Hire était Dieu[339].»
Ce fut un spectacle risible et touchant de voir la conversion subite des vieux brigands armagnacs. Ils ne s'amendèrent pas à demi. La Hire n'osait plus jurer; la Pucelle eut compassion de la violence qu'il se faisait, elle lui permit de jurer «par son bâton.» Les diables se trouvaient devenus tout à coup de petits saints.
Elle avait commencé par exiger qu'ils laissassent leurs folles femmes et se confessassent[340]. Puis, dans la route, le long de la Loire, elle fit dresser un autel sous le ciel, elle communia et ils communièrent. La beauté de la saison, le charme d'un printemps de Touraine, devaient singulièrement ajouter à la puissance religieuse de la jeune fille. Eux-mêmes, ils avaient rajeuni; ils s'étaient parfaitement oubliés, ils se retrouvaient, comme en leurs belles années, pleins de bonne volonté et d'espoir, tous jeunes comme elle, tous enfants... Avec elle, ils commençaient de tout cœur une nouvelle vie. Où les menait-elle? peu leur importait. Ils l'auraient suivie, non pas à Orléans, mais tout aussi bien à Jérusalem. Et il ne tenait qu'aux Anglais d'y venir aussi; dans la lettre qu'elle leur écrivit, elle leur proposait gracieusement de se réunir et de s'en aller tous, Anglais et Français, délivrer le Saint-Sépulcre[341].
La première nuit qu'ils campèrent, elle coucha toute armée, n'ayant point de femmes près d'elle; mais elle n'était pas encore habituée à cette vie dure; elle en fut malade[342]. Quant au péril, elle ne savait ce que c'était.
Elle voulait qu'on passât du côté du Nord, sur la rive anglaise, à travers les bastilles des Anglais, assurant qu'ils ne bougeraient point. On ne voulut pas l'écouter; on suivit l'autre rive, de manière à passer deux lieues au-dessus d'Orléans. Dunois vint à la rencontre: «Je vous amène, dit-elle, le meilleur secours qui ait jamais été envoyé à qui que ce soit, le secours du Roi des cieux. Il ne vient pas de moi, mais de Dieu même qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a pas voulu souffrir que les ennemis eussent tout ensemble le corps du duc et sa ville[343].»
Elle entra dans la ville à huit heures du soir (29 avril), lentement; la foule ne permettait pas d'avancer. C'était à qui toucherait au moins son cheval. Ils la regardaient «comme s'ils veissent Dieu[344].» Tout en parlant doucement au peuple, elle alla jusqu'à l'église, puis à la maison du trésorier du duc d'Orléans, homme honorable dont la femme et les filles la reçurent; elle coucha avec Charlotte, l'une des filles.
Elle était entrée avec les vivres; mais l'armée redescendit pour passer à Blois. Elle eût voulu néanmoins qu'on attaquât sur-le-champ les bastilles des Anglais. Elle envoya du moins une seconde sommation aux bastilles du nord, puis elle alla en faire une autre aux bastilles du midi. Le capitaine Glasdale l'accabla d'injures grossières, l'appelant vachère et ribaude[345]. Au fond, ils la croyaient sorcière et en avaient grand'peur. Ils avaient gardé son héraut d'armes, et ils pensaient à le brûler, dans l'idée que peut-être cela romprait le charme. Cependant, ils crurent devoir, avant tout, consulter les docteurs de l'Université de Paris. Dunois les menaçait d'ailleurs de tuer aussi leurs hérauts qu'il avait entre les mains. Pour la Pucelle, elle ne craignait rien pour son héraut; elle en envoya un autre, en disant: «Va dire à Talbot que s'il s'arme, je m'armerai aussi... S'il peut me prendre, qu'il me fasse brûler.»
L'armée ne venant point, Dunois se hasarda à sortir pour l'aller chercher. La Pucelle, restée à Orléans, se trouva vraiment maîtresse de la ville, comme si toute autorité eût cessé. Elle chevaucha autour des murs, et le peuple la suivit sans crainte[346]. Le jour d'après, elle alla visiter de près les bastilles anglaises; toute la foule, hommes, femmes et enfants, allaient aussi regarder ces fameuses bastilles où rien ne remuait. Elle ramena la foule après elle à Sainte-Croix pour l'heure des vêpres. Elle pleurait aux offices[347], et tout le monde pleurait. Le peuple était hors de lui; il n'avait plus peur de rien; il était ivre de religion et de guerre, dans un de ces formidables accès de fanatisme où les hommes peuvent tout faire et tout croire, où ils ne sont guère moins terribles aux amis qu'aux ennemis.
Le chancelier de Charles VII, l'archevêque de Reims, avait retenu la petite armée à Blois. Le vieux politique était loin de se douter de cette toute-puissance de l'enthousiasme, ou peut-être il la redoutait. Il vint bien malgré lui. La Pucelle alla au-devant, avec le peuple et les prêtres qui chantaient des hymnes; cette procession passa et repassa devant les bastilles anglaises; l'armée entra protégée par des prêtres et par une fille (4 mai 1429)[348].
Cette fille, qui, au milieu de son enthousiasme et de son inspiration, avait beaucoup de finesse, démêla très-bien la froide malveillance des nouveaux venus. Elle comprit qu'on voudrait agir sans elle, au risque de tout perdre. Dunois lui ayant avoué qu'on craignait l'arrivée d'une nouvelle troupe anglaise, sous les ordres de sir Falstoff: «Bastard, bastard, lui dit-elle, au nom de Dieu, je te commande que, dès que tu sauras la venue de ce Falstoff, tu me le fasses savoir; car, s'il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête[349].»
Elle avait raison de croire qu'on voulait agir sans elle. Comme elle se reposait un moment près de la jeune Charlotte, elle se dresse tout à coup: «Ah! mon Dieu! dit-elle, le sang de nos gens coule par terre... c'est mal fait! pourquoi ne m'a-t-on pas éveillée? vite, mes armes, mon cheval!» Elle fut armée en un moment, et trouvant en bas son jeune page qui jouait: «Ah! méchant garçon! lui dit-elle, vous ne me diriez donc pas que le sang de France feust rependu!» Elle partit au grand galop; mais déjà elle rencontra des blessés qu'on rapportait. «Jamais, dit-elle, je n'ai veu sang de François que mes cheveux ne levassent[350].»
À son arrivée, les fuyards tournèrent visage. Dunois, qui n'avait pas été averti non plus, arrivait en même temps. La bastille (c'était une des bastilles du nord) fut attaquée de nouveau. Talbot essaya de la secourir. Mais il sortit de nouvelles forces d'Orléans, la Pucelle se mit à leur tête, Talbot fit rentrer les siens. La bastille fut emportée.
Beaucoup d'Anglais qui avaient pris des habits de prêtres pour se sauver, furent emmenés par la Pucelle et mis chez elle en sûreté[351]; elle connaissait la férocité des gens de son parti. C'était sa première victoire, la première fois qu'elle voyait un champ de massacre. Elle pleura, en voyant tant d'hommes morts sans confession[352]. Elle voulut se confesser, elle et les siens, et déclara que le lendemain, jour de l'Ascension, elle communierait et passerait le jour en prières.
On mit ce jour à profit. On tint le conseil sans elle, et l'on décida que cette fois l'on passerait la Loire pour attaquer Saint-Jean-le-Blanc, celle des bastilles qui mettait le plus d'obstacle à l'entrée des vivres, et qu'en même temps l'on ferait une fausse attaque de l'autre côté. Les jaloux de la Pucelle lui parlèrent seulement de la fausse attaque, mais Dunois lui avoua tout.
Les Anglais firent alors ce qu'ils auraient dû faire plus tôt. Ils se concentrèrent. Brûlant eux-mêmes la bastille qu'on voulait attaquer, ils se replièrent dans les deux autres bastilles du midi, celles des Augustins et des Tournelles. Les Augustins furent attaqués à l'instant, attaqués et emportés. Le succès fut dû encore en partie à la Pucelle. Les Français eurent un moment de terreur panique et refluèrent précipitamment vers le pont flottant qu'on avait établi. La Pucelle et La Hire se dégagèrent de la foule, se jetèrent dans des bateaux et vinrent charger les Anglais en flanc.
Restaient les Tournelles. Les vainqueurs passèrent la nuit devant cette bastille. Mais ils obligèrent la Pucelle, qui n'avait rien mangé de la journée (c'était vendredi), à repasser la Loire. Cependant le conseil s'était assemblé. On dit le soir à la Pucelle qu'il avait été décidé unanimement que, la ville étant maintenant pleine de vivres, on attendrait un nouveau renfort pour attaquer les Tournelles. Il est difficile de croire que telle fut l'intention sérieuse des chefs; les Anglais pouvant d'un moment à l'autre être secourus par Falstoff, il y avait le plus grand danger à attendre. Probablement on voulait tromper la Pucelle et lui ôter l'honneur du succès qu'elle avait si puissamment préparé. Elle ne s'y laissa pas prendre.
«Vous avez été en votre conseil, dit-elle, et j'ai été au mien[353].» Et se tournant vers son chapelain: «Venez demain à la pointe du jour et ne me quittez pas; j'aurai beaucoup à faire; il sortira du sang de mon corps; je serai blessée au-dessus du sein...»
Le matin, son hôte essaya de la retenir. «Restez, Jeanne, lui dit-il; mangeons ensemble ce poisson qu'on vient de pêcher.»—«Gardez-le, dit-elle gaiement; gardez-le jusqu'à ce soir, lorsque je repasserai le pont après avoir pris les Tournelles: je vous amènerai un Godden qui en mangera sa part[354].»
Elle chevaucha ensuite avec une foule d'hommes d'armes et de bourgeois jusqu'à la porte de Bourgogne. Mais le sire de Gaucourt, grand maître de la maison du roi, la tenait fermée. «Vous êtes un méchant homme, lui dit Jeanne; que vous le vouliez ou non, les gens d'armes vont passer.» Gaucourt sentit bien que devant ce flot de peuple exalté sa vie ne tenait qu'à un fil; d'ailleurs ses gens ne lui obéissaient plus. La foule ouvrit la porte et en força une autre à côté.
Le soleil se levait sur la Loire au moment où tout ce monde se jeta dans les bateaux. Toutefois, arrivés aux Tournelles, ils sentirent qu'il fallait de l'artillerie, et ils allèrent en chercher dans la ville. Enfin ils attaquèrent le boulevard extérieur qui couvrait la bastille. Les Anglais se défendaient vaillamment[355]. La Pucelle, voyant que les assaillants commençaient à faiblir, se jeta dans le fossé, prit une échelle, et elle l'appliquait au mur, lorsqu'un trait vint la frapper entre le col et l'épaule. Les Anglais sortaient pour la prendre; mais on l'emporta. Éloignée du combat, placée sur l'herbe et désarmée, elle vit combien sa blessure était profonde; le trait ressortait par derrière; elle s'effraya et pleura[356]... Tout à coup, elle se relève; ses saintes lui avaient apparu; elle éloigne les gens d'armes qui croyaient charmer la blessure par des paroles; elle ne voulait pas guérir, disait-elle, contre la volonté de Dieu. Elle laissa seulement mettre de l'huile sur la blessure et se confessa.
Cependant rien n'avançait, la nuit allait venir. Dunois lui-même faisait sonner la retraite. «Attendez encore, dit-elle, buvez et mangez;» et elle se mit en prières dans une vigne. Un Basque avait pris des mains de l'écuyer de la Pucelle son étendard, si redouté de l'ennemi: «Dès que l'étendard touchera le mur, disait-elle, vous pourrez entrer.—Il y touche.—Eh bien, entrez, tout est à vous.» En effet, les assaillants, hors d'eux-mêmes, montèrent «comme par un degré.» Les Anglais en ce moment étaient attaqués des deux côtés à la fois.
Cependant les gens d'Orléans qui de l'autre bord de la Loire suivaient des yeux le combat, ne purent plus se contenir. Ils ouvrirent leurs portes et s'élancèrent sur le pont. Mais il y avait une arche rompue; ils y jetèrent d'abord une mauvaise gouttière, et un chevalier de Saint-Jean tout armé se risqua à passer dessus. Le pont fut rétabli tant bien que mal. La foule déborda.
Les Anglais, voyant venir cette mer de peuple, croyaient que le monde entier était rassemblé[357]. Le vertige les prit. Les uns voyaient saint Aignan, patron de la ville, les autres, l'archange Michel[358]. Glasdale voulut se réfugier du boulevard dans la bastille par un petit pont; ce pont fut brisé par un boulet; l'Anglais tomba et se noya, sous les yeux de la Pucelle qu'il avait tant injuriée. «Ah! disait-elle, que j'ai pitié de ton âme![359]» Il y avait cinq cents hommes dans la bastille; tout fut passé au fil de l'épée.
Il ne restait pas un Anglais au midi de la Loire. Le lendemain dimanche, ceux du nord abandonnèrent leurs bastilles, leur artillerie, leurs prisonniers, leurs malades. Talbot et Suffolk dirigeaient cette retraite en bon ordre et fièrement. La Pucelle défendit qu'on les poursuivît puisqu'ils se retiraient d'eux-mêmes. Mais avant qu'ils s'éloignassent et perdissent de vue la ville, elle fit dresser un autel dans la plaine, on y dit la messe, et, en présence de l'ennemi, le peuple rendit grâce à Dieu (dimanche 8 mai)[360].
L'effet de la délivrance d'Orléans fut prodigieux. Tout le monde y reconnut une puissance surnaturelle. Plusieurs la rapportaient au diable, mais la plupart à Dieu; on commença à croire généralement que Charles VII avait pour lui le bon droit.
Six jours après le siége, Gerson publia et répandit un traité où il prouvait qu'on pouvait bien, sans offenser la raison, rapporter à Dieu ce merveilleux événement. La bonne Christine de Pisan écrivit aussi pour féliciter son sexe. Plusieurs traités furent publiés, plus favorables qu'hostiles à la Pucelle, et par les sujets même du duc de Bourgogne, allié des Anglais.
Charles VII devait saisir ce moment, aller hardiment d'Orléans à Reims mettre la main sur la couronne. Cela semblait téméraire et n'en était pas moins facile dans le premier effroi des Anglais. Puisqu'ils avaient fait l'insigne faute de ne point sacrer encore leur jeune Henri VI, il fallait les devancer. Le premier sacré devait rester roi. C'était aussi une grande chose pour Charles VII de faire sa royale chevauchée à travers la France anglaise, de prendre possession, de montrer que partout en France le roi est chez lui.
La Pucelle était seule de cet avis, et cette folie héroïque était la sagesse même. Les politiques, les fortes têtes du conseil, souriaient; ils voulaient qu'on allât lentement et sûrement, c'est-à-dire qu'on donnât aux Anglais le temps de reprendre courage. Ces conseillers donnaient tous des avis intéressés. Le duc d'Alençon voulait qu'on allât en Normandie, qu'on reconquît Alençon[361]. Les autres demandèrent et obtinrent qu'on resterait sur la Loire, qu'on ferait le siége des petites places; c'était l'avis le plus timide, et surtout l'intérêt des maisons d'Orléans, d'Anjou, celui du Poitevin La Trémouille, favori de Charles VII.
Suffolk s'était jeté dans Jargau; il y fut renfermé, forcé. Beaugency fut pris aussi, avant que lord Talbot eût pu recevoir les secours du régent que lui amenait sir Falstoff. Le connétable de Richemont, qui, depuis longtemps, se tenait dans ses fiefs, vint avec ses Bretons, malgré le roi, malgré la Pucelle, au secours de l'armée victorieuse[362].
Une bataille était imminente; Richemont venait pour en avoir l'honneur. Talbot et Falstoff s'étaient réunis; mais, chose étrange qui peint et l'état du pays et cette guerre toute fortuite, on ne savait où trouver l'armée anglaise dans le désert de la Beauce, alors couverte de taillis et de broussailles. Un cerf découvrit les Anglais; poursuivi par l'avant-garde française, il alla se jeter dans leurs rangs.
Les Anglais étaient en marche et n'avaient pas, comme à l'ordinaire, planté leur défense de pieux. Talbot voulait seul se battre, enragé qu'il était, depuis Orléans, d'avoir montré le dos aux Français; sir Falstoff, au contraire, qui avait gagné la bataille des Harengs, n'avait pas besoin d'une bataille pour se réhabiliter; il disait, en homme sage, qu'avec une armée découragée il fallait rester sur la défensive. Les gens d'armes français n'attendirent pas la fin de la dispute; ils arrivèrent au galop et ne trouvèrent pas grande résistance[363]. Talbot s'obstina à combattre, croyant peut-être se faire tuer, et ne réussit qu'à se faire prendre. La poursuite fut meurtrière, deux mille Anglais couvrirent la plaine de leurs corps. La Pucelle pleurait à l'aspect de tous ces morts; elle pleura encore plus en voyant la brutalité du soldat, et comme il traitait les prisonniers qui ne pouvaient se racheter; l'un d'eux fut frappé si rudement à la tête, qu'il tomba expirant; la Pucelle n'y tint pas, elle s'élança de cheval, souleva la tête du pauvre homme, lui fit venir un prêtre, le consola, l'aida à mourir[364].
Après cette bataille de Patay (28 ou 29 juin), le moment était venu, ou jamais, de risquer l'expédition de Reims. Les politiques voulaient qu'on restât encore sur la Loire, qu'on s'assurât de Cosne et de la Charité. Ils eurent beau dire cette fois; les voix timides ne pouvaient plus être écoutées. Chaque jour affluaient des gens de toutes les provinces qui venaient au bruit des miracles de la Pucelle, ne croyaient qu'en elle et, comme elle, avaient hâte de mener le roi à Reims. C'était un irrésistible élan de pèlerinage et de croisade.
L'indolent jeune roi lui-même finit par se laisser soulever à cette vague populaire, à cette grande marée qui montait et poussait au nord. Roi, courtisans, politiques, enthousiastes, tous ensemble, de gré ou de force, les fols, les sages, ils partirent. Au départ, ils étaient douze mille; mais le long de la route, la masse allait grossissant; d'autres venaient, et toujours d'autres; ceux qui n'avaient pas d'armures suivaient la sainte expédition en simples jacques, tout gentilshommes qu'ils pouvaient être, comme archers, comme coutilliers.
L'armée partit de Gien le 28 juin, passa devant Auxerre sans essayer d'y entrer; cette ville était entre les mains du duc de Bourgogne que l'on ménageait. Troyes avait une garnison mêlée de Bourguignons et d'Anglais; à la première apparition de l'armée royale, ils osèrent faire une sortie. Il y avait peu d'apparence de forcer une grande ville si bien gardée, et cela sans artillerie. Mais comment s'arrêter à en faire le siége? Comment, d'autre part, avancer en laissant une telle place derrière soi? l'armée souffrait déjà de la faim. Ne valait-il pas mieux s'en retourner? Les politiques triomphaient.
Il n'y eut qu'un vieux conseiller armagnac, le président Maçon, qui fût d'avis contraire, qui comprît que dans une telle entreprise la sagesse était du côté de l'enthousiasme, que dans une croisade populaire il ne fallait pas raisonner. «Quand le roi a entrepris ce voyage, dit-il, il ne l'a pas fait pour la grande puissance des gens d'armes, ni pour le grand argent qu'il eût, ni parce que le voyage lui semblait possible; il l'a entrepris parce que Jeanne lui disait d'aller en avant et de se faire couronner à Reims, qu'il y trouverait peu de résistance, tel étant le bon plaisir de Dieu.»
La Pucelle, venant alors frapper à la porte du conseil, assura que dans trois jours on pourrait entrer dans la ville. «Nous en attendrions bien six, dit le chancelier, si nous étions sûrs que vous dites vrai.»—«Six? vous y entrerez demain[365]!»
Elle prend son étendard; tout le monde la suit aux fossés; elle y jette tout ce qu'on trouve, fagots, portes, tables, solives. Et cela allait si vite, que les gens de la ville crurent qu'en un moment il n'y aurait plus de fossés. Les Anglais commencèrent à s'éblouir, comme à Orléans; ils croyaient voir une nuée de papillons blancs qui voltigeaient autour du magique étendard. Les bourgeois, de leur côté, avaient grand'peur, se souvenant que c'était à Troyes que s'était conclu le traité qui déshéritait Charles VII; ils craignaient qu'on ne fît un exemple de leur ville; ils se réfugiaient déjà aux églises; ils criaient qu'il fallait se rendre. Les gens de guerre ne demandaient pas mieux. Ils parlementèrent et obtinrent de s'en aller avec tout ce qu'ils avaient.
Ce qu'ils avaient, c'était surtout des prisonniers, des Français. Les conseillers de Charles VII qui dressèrent la capitulation n'avaient rien stipulé pour ces malheureux. La Pucelle y songea seule. Quand les Anglais sortirent avec leurs prisonniers garrottés, elle se mit aux portes et s'écria: «Ô mon Dieu! ils ne les emmèneront pas!» Elle les retint en effet, et le roi paya leur rançon.
Maître de Troyes le 9 juillet, il fit le 15 son entrée à Reims, et le 17 (dimanche) il fut sacré. Le matin même, la Pucelle mettant, selon le précepte de l'Évangile, la réconciliation avant le sacrifice, dicta une belle lettre pour le duc de Bourgogne; sans rien rappeler, sans irriter, sans humilier personne, elle lui disait avec beaucoup de tact et de noblesse: «Pardonnez l'un à l'autre de bon cœur, comme doivent faire loyaux chrétiens.»
Charles VII fut oint par l'archevêque de l'huile de la Sainte-Ampoule qu'on apporta de Saint-Remy. Il fut, conformément au rituel antique[366], soulevé sur son siége par les pairs ecclésiastiques, servi des pairs laïques et au sacre et au repas. Puis il alla à Saint-Marcou toucher les écrouelles. Toutes les cérémonies furent accomplies sans qu'il y manquât rien. Il se trouva le vrai roi, et le seul, dans les croyances du temps. Les Anglais pouvaient désormais faire sacrer Henri; ce nouveau sacre ne pouvait être, dans la pensée des peuples, qu'une parodie de l'autre.
Au moment où le roi fut sacré, la Pucelle se jeta à genoux, lui embrassant les jambes et pleurant à chaudes larmes. Tout le monde pleurait aussi.
On assure qu'elle lui dit: «Ô gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui vouloit que je fisse lever le siége d'Orléans et que je vous amenasse en votre cité de Reims recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roi et qu'à vous doit appartenir le royaume de France.»
La Pucelle avait raison; elle avait fait et fini ce qu'elle avait à faire. Aussi, dans la joie même de cette triomphante solennité, elle eut l'idée, le pressentiment peut-être de sa fin prochaine. Lorsqu'elle entrait à Reims avec le roi et que tout le peuple venait au-devant en chantant des hymnes: «Ô le bon et dévot peuple! dit-elle... Si je dois mourir, je serais bien heureuse que l'on m'enterrât ici!—Jeanne, lui dit l'archevêque, où croyez-vous donc mourir?—Je n'en sais rien, où il plaira à Dieu... Je voudrais bien qu'il lui plût que je m'en allasse garder les moutons avec ma sœur et mes frères... Ils seraient si joyeux de me revoir!... J'ai fait du moins ce que Notre-Seigneur m'avait commandé de faire.» Et elle rendit grâce en levant les yeux au ciel. «Tous ceux qui la virent en ce moment, dit la vieille chronique, crurent mieux que jamais que c'estoit chose venue de la part de Dieu[367].»
CHAPITRE IV
LE CARDINAL DE WINCHESTER.—PROCÈS ET MORT DE LA PUCELLE
1429-1431
Telle fut la vertu du sacre et son effet tout-puissant dans la France du Nord, que dès lors l'expédition sembla n'être qu'une paisible prise de possession, un triomphe, une continuation de la fête de Reims. Les routes s'aplanissaient devant le roi, les villes ouvraient leurs portes et baissaient leurs ponts-levis. C'était comme un royal pèlerinage de la cathédrale de Reims à Saint-Médard de Soissons, à Notre-Dame de Laon. S'arrêtant quelques jours dans chaque ville, chevauchant à son plaisir, il entra dans Château-Thierry, dans Provins, d'où, bien refait et reposé, il reprit vers la Picardie sa promenade triomphale.
Y avait-il encore des Anglais en France? on eût pu vraiment en douter. Depuis l'affaire de Patay, on n'entendait plus parler de Bedford. Ce n'était pas que l'activité ou le courage lui manquât. Mais il avait usé ses dernières ressources. On peut juger de sa détresse par un seul fait qui en dit beaucoup; c'est qu'il ne pouvait plus payer son parlement, que cette cour cessa tout service, et que l'entrée même du jeune roi Henri ne put être, selon l'usage, écrite avec quelque détail sur les registres, «parce que le parchemin manquait[368].»
Dans une telle situation, Bedford n'avait pas le choix des moyens. Il fallut qu'il se remît à l'homme qu'il aimait le moins, à son oncle, le riche et tout-puissant cardinal de Winchester. Mais celui-ci, non moins avare qu'ambitieux, se faisait marchander et spéculait sur le retard[369]. Le traité ne fut conclu que le 1er juillet, le surlendemain de la défaite de Patay. Charles VII entrait à Troyes, à Reims; Paris était en alarmes, et Winchester était encore en Angleterre. Bedford, pour assurer Paris, appela le duc de Bourgogne. Il vint en effet, mais presque seul; tout le parti qu'en tira le régent, ce fut de le faire figurer dans une assemblée de notables, de le faire parler, et répéter encore la lamentable histoire de la mort de son père. Cela fait, il s'en alla, laissant pour tout secours à Bedford quelques hommes d'armes picards; encore fallut-il qu'en retour on lui engageât la ville de Meaux[370].
Il n'y avait d'espoir qu'en Winchester. Ce prêtre régnait en Angleterre. Son neveu, le protecteur Glocester, chef du parti de la noblesse, s'était perdu à force d'imprudences et de folies. D'année en année, son influence avait diminué dans le conseil; Winchester y dominait et réduisait à rien le protecteur, jusqu'à rogner le salaire du protectorat d'année en année[371]; c'était le tuer, dans un pays où chaque homme est coté strictement au taux de son traitement. Winchester, au contraire, était le plus riche des princes anglais, et l'un des grands bénéficiers du monde. La puissance suivit l'argent, comme il arrive. Le cardinal et les riches évêques de Cantorbéry, d'York, de Londres, d'Ely, de Bath, constituaient le conseil; s'ils y laissaient siéger des laïques, c'était à la condition qu'ils ne diraient mot, et aux séances importantes on ne les appelait même pas. Le gouvernement anglais, comme on pouvait le prévoir dès l'avénement des Lancastre, était devenu tout épiscopal. Il y paraît aux actes de ce temps. En 1429, le chancelier ouvre le Parlement par une sortie terrible contre l'hérésie; le conseil dresse des articles contre les nobles qu'il accuse de brigandage, contre les armées de serviteurs dont ils s'entouraient, etc.[372].
Pour porter au plus haut point la puissance du cardinal, il fallait que Bedford fût aussi bas en France que l'était Glocester en Angleterre, qu'il en fût réduit à appeler Winchester, et que celui-ci, à la tête d'une armée, vînt faire sacrer Henri VI. Cette armée, Winchester l'avait toute prête; chargé par le pape d'une croisade contre les Hussites de Bohême, il avait sous ce prétexte engagé quelques milliers d'hommes. Le pape lui avait donné l'argent des indulgences pour les mener en Bohême; le conseil d'Angleterre lui donna encore plus d'argent pour les retenir en France[373]. Le cardinal, au grand étonnement des croisés, se trouva les avoir vendus; il en fut deux fois payé, payé pour une armée qui lui servait à se faire roi.
Avec cette armée, Winchester devait s'assurer de Paris, y mener le petit Henri, l'y sacrer. Mais ce sacre n'assurait la puissance du cardinal qu'autant qu'il réussirait à décrier le sacre de Charles VII, à déshonorer ses victoires, à le perdre dans l'esprit du peuple. Contre Charles VII en France, contre Glocester en Angleterre, il employa, comme on verra, un même moyen, fort efficace alors: un procès de sorcellerie.
Ce fut seulement le 25 juillet, lorsque depuis neuf jours Charles VII était bien et dûment sacré, que le cardinal entra avec son armée à Paris. Bedford ne perdit pas un moment; il partit avec ces troupes pour observer Charles VII[374]. Deux fois ils furent en présence, et il y eut quelques escarmouches. Bedford craignait pour la Normandie; il la couvrit, et pendant ce temps, le roi marcha sur Paris (août).
Ce n'était pas l'avis de la Pucelle; ses voix lui disaient de ne pas aller plus avant que Saint-Denis. La ville des sépultures royales était, comme celle du sacre, une ville sainte; au delà, elle pressentait quelque chose sur quoi elle n'avait plus d'action. Charles VII eût dû penser de même. Cette inspiration de sainteté guerrière, cette poésie de croisade qui avait ému les campagnes, n'y avait-il pas danger à la mettre en face de la ville raisonneuse et prosaïque, du peuple moqueur, des scolastiques et des cabochiens?
L'entreprise était imprudente. Une telle ville ne s'emporte pas par un coup de main; on ne la prend que par les vivres; or les Anglais étaient maîtres de la Seine par en haut et par en bas. Ils étaient en force, et soutenus par bon nombre d'habitants qui s'étaient compromis pour eux. On faisait d'ailleurs courir le bruit que les Armagnacs venaient détruire, raser la ville.
Les Français emportèrent néanmoins un boulevard. La Pucelle descendit dans le premier fossé; elle franchit le dos d'âne qui séparait ce fossé du second. Là, elle s'aperçut que ce dernier, qui ceignait les murs, était rempli d'eau. Sans s'inquiéter d'une grêle de traits qui tombaient autour d'elle, elle cria qu'on apportât des fascines, et cependant de sa lance elle sondait la profondeur de l'eau. Elle était là presque seule, en butte à tous les traits; il en vint un qui lui traversa la cuisse. Elle essaya de résister à la douleur et resta pour encourager les troupes à donner l'assaut. Enfin, perdant beaucoup de sang, elle se retira à l'abri dans le premier fossé; jusqu'à dix ou onze heures du soir, on ne put la décider à revenir. Elle paraissait sentir que cet échec solennel sous les murs même de Paris devait la perdre sans ressource.
Quinze cents hommes avaient été blessés dans cette attaque, qu'on l'accusait à tort d'avoir conseillée. Elle revint, maudite des siens comme des ennemis. Elle ne s'était pas fait scrupule de donner l'assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame (8 septembre); la pieuse ville de Paris en avait été fort scandalisée[375].
La cour de Charles VII l'était encore plus. Les libertins, les politiques, les dévots aveugles de la lettre, ennemis jurés de l'esprit, tous se déclarent bravement contre l'esprit, le jour où il semble faiblir. L'archevêque de Reims, chancelier de France, qui n'avait jamais été bien pour la Pucelle, obtint, contre son avis, que l'on négocierait. Il vint à Saint-Denis demander une trêve; peut-être espérait-il en secret gagner le duc de Bourgogne, alors à Paris.
Mal voulue, mal soutenue, la Pucelle fit pendant l'hiver les siéges de Saint-Pierre le Moustier et de la Charité. Au premier, presque abandonnée[376], elle donna pourtant l'assaut et emporta la ville. Le siége de la Charité traîna, languit, et une terreur panique dispersa les assiégeants.
Cependant les Anglais avaient décidé le duc de Bourgogne à les aider sérieusement. Plus il les voyait faibles, plus il avait l'espoir de garder les places qu'il pourrait prendre en Picardie. Les Anglais, qui venaient de perdre Louviers, se mettaient à sa discrétion. Ce prince, le plus riche de la chrétienté, n'hésitait plus à mettre de l'argent et des hommes dans une guerre dont il espérait avoir le profit. Pour quelque argent, il gagna le gouverneur de Soissons. Puis il assiégea Compiègne, dont le gouverneur était aussi un homme fort suspect. Mais les habitants étaient trop compromis dans la cause de Charles VII pour laisser livrer leur ville. La Pucelle vint s'y jeter. Le jour même, elle fit une sortie et faillit surprendre les assiégeants. Mais ils furent remis en un moment et poussèrent vivement les assiégés jusqu'au boulevard, jusqu'au pont. La Pucelle, restée en arrière pour couvrir la retraite, ne put rentrer à temps, soit que la foule obstruât le pont, soit qu'on eût déjà fermé la barrière. Son costume la désignait; elle fut bientôt entourée, saisie, tirée à bas de cheval. Celui qui l'avait prise, un archer picard, selon d'autres le bâtard de Vendôme, la vendit à Jean de Luxembourg. Tous, Anglais, Bourguignons, virent avec étonnement que cet objet de terreur, ce monstre, ce diable, n'était après tout qu'une fille de dix-huit ans.
Qu'il en dût advenir ainsi, elle le savait d'avance; cette chose cruelle était infaillible, disons-le, nécessaire. Il fallait qu'elle souffrît. Si elle n'eût pas eu l'épreuve et la purification suprême, il serait resté sur cette sainte figure des ombres douteuses parmi les rayons; elle n'eût pas été dans la mémoire des hommes la Pucelle d'Orléans.
Elle avait dit, en parlant de la délivrance d'Orléans et du sacre de Reims: «C'est pour cela que je suis née.» Ces deux choses accomplies, sa sainteté était en péril.
Guerre, sainteté, deux mots contradictoires; il semble que la sainteté soit tout l'opposé de la guerre, qu'elle soit plutôt l'amour et la paix. Quel jeune courage se mêlera aux batailles sans partager l'ivresse sanguinaire de la lutte et de la victoire?... Elle disait à son départ qu'elle ne voulait se servir de son épée pour tuer personne. Plus tard, elle parle avec plaisir de l'épée qu'elle portait à Compiègne, «excellente, dit-elle, pour frapper d'estoc et de taille[377].» N'y a-t-il pas là l'indice d'un changement? la sainte devenait un capitaine. Le duc d'Alençon dit qu'elle avait une singulière aptitude pour l'arme moderne, l'arme meurtrière, celle de l'artillerie. Chef de soldats indisciplinables, sans cesse affligée, blessée de leurs désordres, elle devenait rude et colérique, au moins pour les réprimer. Elle était surtout impitoyable pour les femmes de mauvaise vie qu'ils traînaient après eux. Un jour, elle frappa de l'épée de sainte Catherine, du plat de l'épée seulement, une de ces malheureuses. Mais la virginale épée ne soutint pas le contact; elle se brisa, et ne se laissa reforger jamais[378].
Peu de temps avant d'être prise, elle avait pris elle-même un partisan bourguignon, Franquet d'Arras, un brigand exécré dans tout le Nord. Le bailli royal le réclama pour le pendre. Elle le refusa d'abord, pensant l'échanger; puis, elle se décida à le livrer à la justice[379]. Il méritait cent fois la corde; néanmoins d'avoir livré un prisonnier, consenti à la mort d'un homme, cela dut altérer, même aux yeux des siens, son caractère de sainteté.
Malheureuse condition d'une telle âme tombée dans les réalités de ce monde! elle devait chaque jour perdre quelque chose de soi. Ce n'est pas impunément qu'on devient tout à coup riche, noble, honoré, l'égal des seigneurs et des princes. Ce beau costume, ces lettres de noblesse, ces grâces du roi, tout cela aurait sans doute à la longue altéré sa simplicité héroïque. Elle avait obtenu pour son village l'exemption de la taille, et le roi avait donné à l'un de ses frères la prévôté de Vaucouleurs.
Mais le plus grand péril pour la sainte, c'était sa sainteté même, les respects du peuple, ses adorations. À Lagny, on la pria de ressusciter un enfant. Le comte d'Armagnac lui écrivit pour lui demander de décider lequel des papes il fallait suivre[380]. Si l'on s'en rapportait à sa réponse (peut-être falsifiée), elle aurait promis de décider à la fin de la guerre, se fiant à ses voix intérieures pour juger l'autorité elle-même.
Et pourtant ce n'était pas orgueil. Elle ne se donna jamais pour sainte; elle avoua souvent qu'elle ignorait l'avenir. On lui demanda la veille d'une bataille si le roi la gagnerait; elle dit qu'elle n'en savait rien. À Bourges, des femmes la priant de toucher des croix et des chapelets, elle se mit à rire et dit à la dame Marguerite, chez qui elle logeait: «Touchez-les vous-même; ils seront tout aussi bons[381].»
C'était, nous l'avons dit, la singulière originalité de cette fille, le bon sens dans l'exaltation. Ce fut aussi, comme on verra, ce qui rendit ses juges implacables. Les scolastiques, les raisonneurs qui la haïssaient comme inspirée, furent d'autant plus cruels pour elle, qu'ils ne purent la mépriser comme folle, et que souvent elle fit taire leurs raisonnements devant une raison plus haute.
Il n'était pas difficile de prévoir qu'elle périrait. Elle s'en doutait bien elle-même. Dès le commencement, elle avait dit: «Il me faut employer; je ne durerai qu'un an, ou guère plus.» Plusieurs fois, s'adressant à son chapelain, frère Pasquerel, elle répéta: «S'il faut que je meure bientôt, dites de ma part au roi, notre seigneur, qu'il fonde des chapelles où l'on prie pour le salut de ceux qui seront morts pour la défense du royaume[382].»
Ses parents lui ayant demandé, quand ils la revirent à Reims, si elle n'avait donc peur de rien: «Je ne crains rien, dit-elle, que la trahison[383].»
Souvent, à l'approche du soir, quand elle était en campagne, s'il se trouvait là quelque église, surtout de moines mendiants, elle y entrait volontiers et se mêlait avec les petits enfants qu'on préparait à la communion. Si l'on en croit une ancienne chronique, le jour même qu'elle devait être prise, elle alla communier à l'église Saint-Jacques de Compiègne, elle s'appuya tristement contre un des piliers, et dit aux bonnes gens et aux enfants qui étaient là en grand nombre: «Mes bons amis et mes chers enfants, je vous le dis avec assurance, il y a un homme qui m'a vendue; je suis trahie et bientôt je serai livrée à la mort. Priez Dieu pour moi, je vous supplie; car je ne pourrai plus servir mon roi ni le noble royaume de France.»
Il est probable que la Pucelle fut marchandée, achetée, comme on venait d'acheter Soissons. Les Anglais en auraient donné tout l'or du monde, dans un moment si critique, lorsque leur jeune roi débarquait en France. Mais les Bourguignons voulaient l'avoir, et ils l'eurent; c'était l'intérêt, non-seulement du duc, du parti bourguignon en général, mais directement celui de Jean de Ligny, qui s'empressa d'acheter la prisonnière.
Que la Pucelle fût tombée entre les mains d'un noble seigneur de la maison de Luxembourg, d'un vassal du chevaleresque duc de Bourgogne[384], du bon duc, comme on disait, c'était une grande épreuve pour la chevalerie du temps. Prisonnière de guerre, fille, si jeune fille, vierge surtout, parmi de loyaux chevaliers, qu'avait-elle à craindre[385]? On ne parlait que de chevalerie, de protection des dames et damoiselles affligées; le maréchal Boucicaut venait de fonder un ordre qui n'avait pas d'autre objet. D'autre part, le culte de la Vierge, toujours en progrès dans le moyen âge, étant devenu la religion dominante, la virginité semblait devoir être une sauvegarde inviolable.
Pour expliquer ce qui va suivre, il faut faire connaître le désaccord singulier qui existait alors entre les idées et les mœurs, il faut, quelque choquant que puisse être le contraste, placer en regard du trop sublime idéal, en face de l'Imitation, en face de la Pucelle, les basses réalités de l'époque; il faut (j'en demande pardon à la chaste fille qui fait le sujet de ce récit) descendre au fond de ce monde de convoitise et de concupiscence. Si nous ne le connaissions pas tel qu'il fut, nous ne pourrions comprendre comment les chevaliers livrèrent celle qui semblait la chevalerie vivante, comment, sous ce règne de la Vierge, la Vierge apparut pour être méconnue si cruellement.
La religion de ce temps-là, c'est moins la Vierge que la femme; la chevalerie, c'est celle du petit Jehan de Saintré[386]; seulement le roman est plus chaste que l'histoire.
Les princes donnent l'exemple. Charles VII reçoit Agnès en présence de la mère de sa femme, de la vieille reine de Sicile; mère, femme, maîtresse, il les mène avec lui, tout le long de la Loire, en douce intelligence.
Les Anglais, plus sérieux, ne veulent d'amour que dans le mariage; Glocester épouse Jacqueline; parmi les dames de Jacqueline, il en remarque une, belle et spirituelle, il l'épouse aussi[387].
Mais la France, mais l'Angleterre, en cela comme en tout, le cèdent de beaucoup à la Flandre[388], au comte de Flandre, au grand-duc de Bourgogne. La légende expressive des Pays-Bas est celle de la fameuse comtesse qui mit au monde trois cent soixante-cinq enfants. Les princes du pays, sans aller jusque-là, semblent du moins essayer d'approcher. Un comte de Clèves a soixante-trois bâtards. Jean de Bourgogne, évêque de Cambrai, officie pontificalement avec ses trente-six bâtards et fils de bâtards qui le servent à l'autel.
Philippe le Bon n'eut que seize bâtards[389], mais il n'eut pas moins de vingt-sept femmes, trois légitimes et vingt-quatre maîtresses. Dans ces tristes années de 1429 et 1430, pendant cette tragédie de la Pucelle, il était tout entier à la joyeuse affaire de son troisième mariage. Cette fois, il épousait une infante de Portugal, Anglaise par sa mère, Philippa de Lancastre[390]. Aussi les Anglais eurent beau lui donner le commandement de Paris[391], ils ne purent le retenir; il avait hâte de laisser ce pays de famine, de retourner en Flandre, d'y recevoir sa jeune épousée. Les actes, les cérémonies, les fêtes, célébrées, interrompues, reprises, remplirent des mois entiers. À Bruges surtout, il y eut des galas inouïs, de fabuleuses réjouissances, des prodigalités insensées, à ruiner tous les seigneurs; et les bourgeois les éclipsaient. Les dix-sept nations qui avaient leurs comptoirs à Bruges y étalèrent les richesses du monde. Les rues étaient tendues de beaux et doux tapis de Flandre. Pendant huit jours et huit nuits coulaient les vins à flots, les meilleurs; un lion de pierre versait le vin du Rhin; un cerf celui de Beaune; une licorne, aux heures des repas, lançait l'eau de rose et le malvoisie[392].
Mais la splendeur de la fête flamande, c'étaient les Flamandes, les triomphantes beautés de Bruges, telles que Rubens les a peintes dans sa Madeleine de la Descente de croix. La Portugaise ne dut pas prendre plaisir à voir ses nouvelles sujettes. Déjà l'Espagnole Jeanne de Navarre s'était dépitée en les voyant, et elle avait dit malgré elle: «Je ne vois ici que des reines[393].»
Le jour de son mariage (10 janvier 1430), Philippe le Bon institua l'ordre de la Toison d'or[394], «conquise par Jason,» et il prit la conjugale et rassurante devise: «Autre n'auray.»
La nouvelle épouse s'y fia-t-elle? cela est douteux. Cette toison de Jason, ou de Gédéon[395] (comme l'Église se hâta de la baptiser), était, après tout, la toison d'or, elle rappelait ces flots dorés, ces ruisselantes chevelures d'or que van Eyck, le grand peintre de Philippe le Bon[396], jette amoureusement sur les épaules de ses saintes. Tout le monde vit dans l'ordre nouveau le triomphe de la beauté blonde, de la beauté jeune, florissante du Nord, en dépit des sombres beautés du Midi. Il semblait que le prince flamand, consolant les Flamandes, leur adressait ce mot à double entente: «Autre n'auray.»
Sous ces formes chevaleresques, gauchement imitées des romans, l'histoire de la Flandre en ce temps n'en est pas moins comme une fougueuse kermesse, joyeuse et brutale. Sous prétexte de tournois, de pas d'armes, de banquets de la Table ronde, ce ne sont que galanteries, amours faciles et vulgaires, interminables bombances[397]. La vraie devise de l'époque est celle que le sire de Ternant osa prendre aux joutes d'Arras: «Que j'aie de mes désirs assouvissance, et jamais d'autre bien!»
Ce qui pouvait surprendre, c'est que parmi les fêtes folles, les magnificences ruineuses, les affaires du comte de Flandre semblaient n'en aller que mieux. Il avait beau donner, perdre, jeter, il lui en venait toujours davantage. Il allait grossissant et s'arrondissant de la ruine générale. Il n'y eut d'obstacle qu'en Hollande; mais il acquit sans grande peine les positions dominantes de la Somme et de la Meuse, Namur, Péronne. Les Anglais, outre Péronne, lui mirent entre les mains Bar-sur-Seine, Auxerre, Meaux, les avenues de Paris, enfin Paris même.
Bonheur sur bonheur; la fortune allait le chargeant et le surchargeant. Il n'avait pas le temps de respirer. Elle fit tomber au pouvoir d'un de ses vassaux la Pucelle, ce précieux gage que les Anglais auraient acheté à tout prix. Et au même moment, sa situation se compliquant d'un nouveau bonheur, la succession du Brabant s'ouvrit, mais il ne pouvait la recueillir s'il ne s'assurait de l'amitié des Anglais.
Le duc de Brabant parlait de se remarier, de se faire des héritiers. Il mourut à point pour le duc de Bourgogne[398]. Celui-ci avait à peu près tout ce qui entoure le Brabant, je veux dire la Flandre, le Hainaut, la Hollande, Namur et le Luxembourg. Il lui manquait la province centrale, la riche Louvain, la dominante Bruxelles. La tentation était forte. Aussi ne fit-il aucune attention aux droits de sa tante[399], de laquelle pourtant il tenait les siens; il immola même les droits de ses pupilles, son propre honneur, sa probité de tuteur[400]. Il mit la main sur le Brabant. Pour le garder, pour terminer les affaires de Hollande et de Luxembourg, pour repousser les Liégeois qui venaient assiéger Namur, il fallait rester bien avec les Anglais, c'est-à-dire livrer la Pucelle.
Philippe le Bon était un bon homme, selon les idées vulgaires, tendre de cœur, surtout aux femmes, bon fils, bon père, pleurant volontiers. Il pleura les morts d'Azincourt; mais sa ligue avec les Anglais fit plus de morts qu'Azincourt. Il versa des torrents de larmes sur la mort de son père, puis, pour le venger, des torrents de sang. Sensibilité, sensualité, ces deux choses vont souvent ensemble. Mais la sensualité, la concupiscence, n'en sont pas moins cruelles dans l'occasion. Que l'objet désiré recule, que la concupiscence le voie fuir et se dérober à ses prises, alors elle tourne à la furie aveugle... Malheur à ce qui fait obstacle!... L'école de Rubens, dans ses bacchanales païennes, mêle volontiers des tigres aux satyres: «Lust hard by hate[401].»
Celui qui tenait la Pucelle entre ses mains, Jean de Ligny, vassal du duc de Bourgogne, se trouvait justement dans la même situation que son suzerain. Il était comme lui, dans un moment de cupidité, d'extrême tentation. Il appartenait à la glorieuse maison de Luxembourg; l'honneur d'être parent de l'empereur Henri VII et du roi Jean de Bohême valait bien qu'on le ménageât; mais Jean de Ligny était pauvre; il était cadet de cadet[402]. Il avait eu l'industrie de se faire nommer seul héritier par sa tante, la riche dame de Ligny et de Saint-Pol[403]. Cette donation, fort attaquable, allait lui être disputée par son frère aîné. Dans cette attente, Jean était le docile et tremblant serviteur du duc de Bourgogne, des Anglais, de tout le monde. Les Anglais le pressaient de leur livrer la prisonnière, et ils auraient fort bien pu la prendre dans la tour de Beaulieu en Picardie, où ils l'avaient déposée. D'autre part, s'il la laissait prendre, il se perdait auprès du duc de Bourgogne, son suzerain, son juge dans l'affaire de la succession, et qui par conséquent pouvait le ruiner d'un seul mot. Provisoirement il l'envoya à son château de Beaurevoir, près Cambrai, sur terre d'Empire.
Les Anglais, exaspérés de haine et d'humiliation, pressaient, menaçaient. Leur rage était telle contre la Pucelle, que, pour en avoir dit du bien, une femme fut brûlée vive[404]. Si la Pucelle n'était elle-même jugée et brûlée comme sorcière, si ses victoires n'étaient rapportées au démon, elles restaient des miracles dans l'opinion du peuple, des œuvres de Dieu; alors Dieu était contre les Anglais, ils avaient été bien et loyalement battus; donc leur cause était celle du Diable; dans les idées du temps, il n'y avait pas de milieu. Cette conclusion, intolérable pour l'orgueil anglais, l'était bien plus encore pour un gouvernement d'évêques, comme celui de l'Angleterre, pour le cardinal qui dirigeait tout.
Winchester avait pris les choses en main dans un état presque désespéré. Glocester étant annulé en Angleterre, Bedford en France, il se trouvait seul. Il avait cru tout entraîner en amenant le jeune roi à Calais (23 avril), et les Anglais ne bougeaient pas. Il avait essayé de les piquer d'honneur en lançant une ordonnance: «contre ceux qui ont peur des enchantements de la Pucelle[405].» Cela n'eut aucun effet. Le roi restait à Calais, comme un vaisseau échoué. Winchester devenait éminemment ridicule. Après avoir réduit la croisade de Terre sainte[406] à celle de Bohême, il s'en était tenu à la croisade de Paris. Le belliqueux prélat, qui s'était fait fort d'officier en vainqueur à Notre-Dame et d'y sacrer son pupille, trouvait tous les chemins fermés; de Compiègne, l'ennemi lui barrait la route de Picardie, de Louviers celle de Normandie. Cependant la guerre traînait, l'argent s'écoulait[407], la croisade se perdait en fumée. Le Diable apparemment s'en mêlait; le cardinal ne pouvait se tirer d'affaire qu'en faisant le procès au Malin, en brûlant cette diabolique Pucelle.
Il fallait l'avoir, la tirer des mains des Bourguignons. Elle avait été prise le 23 mai; le 26, un message part de Rouen, au nom du vicaire de l'inquisition, pour sommer le duc de Bourgogne et Jean de Ligny de livrer cette femme suspecte de sorcellerie. L'inquisition n'avait pas grande force en France; son vicaire était un pauvre moine, fort peureux, un dominicain, et sans doute, comme les autres Mendiants, favorable à la Pucelle. Mais il était à Rouen sous la terreur du tout-puissant cardinal, qui lui tenait l'épée dans les reins. Le cardinal venait de nommer capitaine de Rouen un homme d'exécution, un homme à lui, lord Warwick, gouverneur d'Henri[408]. Warwick avait deux charges fort diverses à coup sûr, mais toutes deux de haute confiance, la garde du roi et celle de l'ennemie du roi; l'éducation de l'un, la surveillance du procès de l'autre.
La lettre du moine était une pièce de peu de poids; on fit écrire en même temps l'Université. Il semblait difficile que les universitaires aidassent de bon cœur un procès d'inquisition papale, au moment où ils allaient guerroyer à Bâle contre le pape pour l'épiscopat. Winchester lui-même, chef de l'épiscopat anglais, devait préférer un jugement d'évêques, ou, s'il pouvait, faire agir ensemble évêques et inquisiteurs. Or, il avait justement à sa suite et parmi ses gens, un évêque très-propre à la chose, un évêque Mendiant qui vivait à sa table, et qui assurément jugerait ou jurerait tant qu'on en aurait besoin.
Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, n'était pas un homme sans mérite. Né à Reims[409], tout près du pays de Gerson, c'était un docteur fort influent de l'Université, un ami de Clémengis, qui nous assure qu'il était «bon et bienfaisant[410].» Cette bonté ne l'empêcha pas d'être un des plus violents dans le violent parti cabochien. Comme tel, il fut chassé de Paris en 1413. Il y rentra avec le duc de Bourgogne, devint évêque de Beauvais, et sous la domination anglaise, il fut élu par l'Université conservateur de ses priviléges. Mais l'invasion de la France du nord par Charles VII, en 1429, devint funeste à Cauchon; il voulut retenir Beauvais dans le parti anglais, et fut chassé par les habitants. Il ne s'amusa pas à Paris, près du triste Bedford, qui ne pouvait payer le zèle; il alla où étaient la richesse et la puissance, en Angleterre, près du cardinal Winchester. Il se fit Anglais, il parla anglais. Winchester sentit tout le parti qu'il pouvait tirer d'un tel homme; il se l'attacha en faisant pour lui autant et plus qu'il n'avait pu jamais espérer. L'archevêque de Rouen venait d'être transféré ailleurs; il le recommanda au pape pour ce grand siége. Mais ni le pape ni le chapitre ne voulait de Cauchon; Rouen, alors en guerre avec l'Université de Paris, ne pouvait prendre pour archevêque un homme de cette Université. Tout fut suspendu; Cauchon, en présence de cette magnifique proie, resta bouche béante, espérant toujours que l'invincible cardinal écarterait les obstacles, plein de dévotion en lui et n'ayant plus d'autre dieu.
Il se trouvait fort à point que la Pucelle avait été prise sur la limite du diocèse de Cauchon, non pas, il est vrai, dans le diocèse même, mais on espéra faire croire qu'il en était ainsi. Cauchon écrivit donc, comme juge ordinaire, au roi d'Angleterre, pour réclamer ce procès; et, le 12 juin, une lettre royale fit savoir à l'Université que l'évêque et l'inquisiteur jugeraient ensemble et concurremment. Les procédures de l'inquisition n'étaient pas les mêmes que celles des tribunaux ordinaires de l'Église. Il n'y eut pourtant aucune objection. Les deux justices voulant bien agir ainsi de connivence, une seule difficulté restait; l'inculpée était toujours entre les mains des Bourguignons.
L'Université se mit en avant; elle écrivit de nouveau au duc de Bourgogne, à Jean de Ligny (14 juillet). Cauchon, dans son zèle, se faisant l'agent des Anglais, leur courrier se chargea de porter lui-même la lettre[411], et la remit aux deux ducs. En même temps il leur fit une sommation comme évêque, à cette fin de lui remettre une prisonnière sur laquelle il avait juridiction. Dans cet acte étrange, il passe du rôle de juge à celui de négociateur, et fait des offres d'argent; quoique cette femme ne puisse être considérée comme prisonnière de guerre, le roi d'Angleterre donnera deux ou trois cents livres de rente au bâtard de Vendôme, et à ceux qui la retiennent la somme de six mille livres. Puis, vers la fin de la lettre il pousse jusqu'à dix mille francs, mais il fait valoir cette offre: «Autant, dit-il, qu'on donnerait pour un roi ou prince, selon la coutume de France.»
Les Anglais ne s'en fiaient pas tellement aux démarches de l'Université et de Cauchon qu'ils n'employassent des moyens plus énergiques. Le jour même où Cauchon présenta sa sommation, ou le lendemain, le Conseil d'Angleterre interdit aux marchands anglais les marchés des Pays-Bas (19 juillet), notamment celui d'Anvers, leur défendant d'y acheter les toiles et les autres objets pour lesquels ils échangeaient leur laine[412]. C'était frapper le duc de Bourgogne, comte de Flandre, par un endroit bien sensible, par les deux grandes industries flamandes, la toile et le drap; les Anglais n'allaient plus acheter l'une et cessaient de fournir la matière à l'autre.
Tandis que les Anglais agissaient si vivement pour perdre la Pucelle, Charles VII agissait-il pour la sauver? En rien, ce semble[413]; il avait pourtant des prisonniers entre ses mains; il pouvait la protéger, en menaçant de représailles. Récemment encore, il avait négocié par l'entremise de son chancelier, l'archevêque de Reims; mais cet archevêque et les autres politiques n'avaient jamais été bien favorables à la Pucelle. Le parti d'Anjou-Lorraine, la vieille reine de Sicile qui l'avait si bien accueillie, ne pouvait agir pour elle en ce moment près du duc de Bourgogne. Le duc de Lorraine allait mourir[414], on se disputait d'avance sa succession, et Philippe le Bon soutenait un compétiteur de René d'Anjou, gendre et héritier du duc de Lorraine.
Ainsi, de toutes parts, ce monde d'intérêt et de convoitise se trouvait contraire à la Pucelle, ou tout au moins indifférent. Le bon Charles VII ne fit rien pour elle, le bon duc Philippe la livra. La maison d'Anjou voulait la Lorraine, le duc de Bourgogne voulait le Brabant; il voulait surtout la continuation du commerce flamand avec l'Angleterre. Les petits aussi avaient leurs intérêts: Jean de Ligny attendait la succession de Saint-Pol, Cauchon l'archevêché de Rouen.
En vain la femme de Jean de Ligny se jeta à ses pieds, elle le supplia en vain de ne pas se déshonorer. Il n'était pas libre, il avait déjà reçu de l'argent anglais[415]; il la livra, non il est vrai aux Anglais directement, mais au duc de Bourgogne. Cette famille de Ligny et de Saint-Pol, avec ses souvenirs de grandeur et ses ambitions effrénées, devait poursuivre la fortune jusqu'au bout, jusqu'à la Grève[416]. Celui qui livra la Pucelle semble avoir senti sa misère; il fit peindre sur ses armes un chameau succombant sous le faix, avec la triste devise inconnue aux hommes de cœur: «Nul n'est tenu à l'impossible.»
Que faisait cependant la prisonnière? Son corps était à Beaurevoir, son âme à Compiègne; elle combattait d'âme et d'esprit pour le roi qui l'abandonnait. Elle sentait que sans elle cette fidèle ville de Compiègne allait périr et en même temps la cause du roi dans tout le Nord. Déjà elle avait essayé d'échapper de la tour de Beaulieu. À Beaurevoir, la tentation de fuir fut plus forte encore; elle savait que les Anglais demandaient qu'on la leur livrât, elle avait horreur de tomber entre leurs mains. Elle consultait ses saintes et n'en obtenait d'autre réponse, sinon qu'il fallait souffrir, «qu'elle ne serait point délivrée qu'elle n'eût vu le roi des Anglais.»—«Mais, disait-elle en elle-même, Dieu laissera-t-il donc mourir ces pauvres gens de Compiègne[417]?» Sous cette forme de vive compassion, la tentation vainquit. Les saintes eurent beau dire, pour la première fois elle ne les écouta point; elle se lança de la tour et tomba au pied, presque morte. Relevée, soignée par les dames de Ligny, elle voulait mourir et fut deux jours sans manger.
Livrée au duc de Bourgogne, elle fut menée à Arras, puis au donjon de Crotoy, qui depuis a disparu sous les sables. De là elle voyait la mer, et parfois distinguait les dunes anglaises, la terre ennemie, où elle avait espéré porter la guerre et délivrer le duc d'Orléans[418]. Chaque jour un prêtre prisonnier disait la messe dans la tour. Jeanne priait ardemment, elle demandait et elle obtenait. Pour être prisonnière, elle n'agissait pas moins; tant qu'elle était vivante, sa prière perçait les murs et dissipait l'ennemi.
Au jour même qu'elle avait prédit d'après une révélation de l'archange, au 1er novembre, Compiègne fut délivrée. Le duc de Bourgogne s'était avancé jusqu'à Noyon, comme pour recevoir l'outrage de plus près et en personne. Il fut défait encore peu après à Germiny (20 novembre). À Péronne, Xaintrailles lui offrit la bataille, et il n'osa l'accepter.
Ces humiliations confirmèrent sans doute le duc dans l'alliance des Anglais et le décidèrent à leur livrer la Pucelle. Mais la seule menace d'interrompre le commerce y eût bien suffi. Le comte de Flandre, tout chevalier qu'il se croyait et restaurateur de la chevalerie, était au fond le serviteur des artisans et des marchands. Les villes qui fabriquaient le drap, les campagnes qui filaient le lin, n'auraient pas souffert longtemps l'interruption du commerce et le chômage; une révolte eût éclaté.
Au moment où les Anglais eurent enfin la Pucelle et purent commencer le procès, leurs affaires étaient bien malades. Loin de reprendre Louviers, ils avaient perdu Châteaugaillard; La Hire, qui le prit par escalade, y trouva Barbazan prisonnier, et déchaîna ce redouté capitaine. Les villes tournaient d'elles-mêmes au parti de Charles VII; les bourgeois chassaient les Anglais. Ceux de Melun, si près de Paris, mirent leur garnison à la porte.
Pour enrayer, s'il se pouvait, dans cette descente si rapide des affaires anglaises, il ne fallait pas moins qu'une grande et puissante machine. Winchester en avait une à faire jouer, le procès et le sacre. Ces deux choses devaient agir d'ensemble, ou plutôt c'était la même chose; déshonorer Charles VII, prouver qu'il avait été mené au sacre par une sorcière, c'était sanctifier d'autant le sacre d'Henri VI; si l'un était reconnu pour l'oint du Diable, l'autre devenait l'oint de Dieu.
Henri entra à Paris le 2 décembre[419]. Dès le 21 novembre, on avait fait écrire l'Université à Cauchon pour l'accuser de lenteur et prier le roi de commencer le procès. Cauchon n'avait nulle hâte, il lui semblait dur apparemment de commencer la besogne, quand le salaire était encore incertain. Ce ne fut qu'un mois après qu'il se fit donner par le chapitre de Rouen l'autorisation de procéder en ce diocèse[420]. À l'instant (3 janvier 1431), Winchester rendit une ordonnance où il faisait dire au roi «qu'ayant été de ce requis par l'évêque de Beauvais, exhorté par sa chère fille de l'Université de Paris, il commandait aux gardiens de conduire l'inculpée à l'évêque[421].» Il était dit conduire, on ne remettait pas la prisonnière au juge ecclésiastique, on la prêtait seulement, «sauf à la reprendre si elle n'était convaincue.» Les Anglais ne risquaient rien, elle ne pouvait échapper à la mort; si le feu manquait, il restait le fer.
Le 9 janvier 1431, Cauchon ouvrit la procédure à Rouen. Il fit siéger près de lui le vicaire de l'inquisition, et débuta par tenir une sorte de consultation avec huit docteurs licenciés ou maîtres ès-arts de Rouen. Il leur montra les informations qu'il avait recueillies sur la Pucelle. Ces informations prises d'avance par les soins des ennemis de l'accusée, ne parurent pas suffisantes aux légistes rouennais; elles l'étaient si peu en effet que le procès, d'abord défini d'après ces mauvaises données, procès de magie, devint un procès d'hérésie.
Cauchon, pour se concilier ces Normands récalcitrants, pour les rendre moins superstitieux sur la forme des procédures, nomma l'un d'eux, Jean de la Fontaine, conseiller examinateur. Mais il réserva le rôle le plus actif, celui de promoteur du procès, à un certain Estivet, un de ses chanoines de Beauvais, qui l'avait suivi. Il trouva moyen de perdre un mois dans ces préparatifs[422]; mais enfin le jeune roi ayant été ramené à Londres (9 février), Winchester, tranquille de ce côté, revint vivement au procès; il ne se fia à personne pour en surveiller la conduite, il crut avec raison que l'œil du maître vaut mieux, et s'établit à Rouen pour voir instrumenter Cauchon.
La première chose était de s'assurer du moine qui représentait l'inquisition. Cauchon, ayant assemblé ses assesseurs, prêtres normands et docteurs de Paris, dans la maison d'un chanoine, manda le dominicain et le somma de s'adjoindre à lui. Le moinillon répondit timidement que «si ses pouvoirs étaient jugés suffisants, il ferait ce qu'il devait faire.» L'évêque ne manqua pas de déclarer les pouvoirs bien suffisants. Alors le moine objecta encore «qu'il voudrait bien s'abstenir, tant pour le scrupule de la conscience que pour la sûreté du procès;» que l'évêque devrait plutôt lui substituer quelqu'un jusqu'à ce qu'il fût bien sûr que ses pouvoirs suffisaient.
Il eut beau dire, il ne put échapper, il jugea bon gré, mal gré. Ce qui sans doute, après la peur, aida à le retenir, c'est que Winchester lui fit allouer vingt sols d'or pour ses peines[423]. Le moine mendiant n'avait peut-être vu jamais tant d'or dans sa vie.
Le 21 février, la Pucelle fut amenée devant ses juges. L'évêque de Beauvais l'admonesta avec «douceur et charité,» la priant de dire la vérité sur ce qu'on lui demanderait, pour abréger son procès et décharger sa conscience, sans chercher de subterfuges.—Réponse: Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger, vous pourriez bien me demander telles choses que je ne vous dirais point.»—Elle consentait à jurer de dire vrai sur tout ce qui ne touchait point ses visions. «Mais pour ce dernier point, dit-elle, vous me couperiez plutôt la tête.» Néanmoins, on l'amena à jurer de répondre «sur ce qui toucherait la foi.»
Nouvelles instances le jour suivant, 22 février, et encore le 24. Elle résistait toujours: C'est le mot des petits enfants, qu'on pend souvent les gens pour avoir dit la vérité.» Elle finit, de guerre lasse, par consentir à jurer «de dire ce qu'elle sauroit sur son procès, mais non tout ce qu'elle sauroit[424].»
Interrogée sur son âge, ses nom et surnom, elle dit qu'elle avait environ dix-neuf ans. «Au lieu où je suis née, on m'appelait Jehannette et en France Jehanne...» Mais quant au surnom (la Pucelle), il semble que, par un caprice de modestie féminine, elle eût peine à le dire; elle éluda par un pudique mensonge: «Du surnom, je n'en sais rien.»
Elle se plaignait d'avoir les fers aux jambes. L'évêque lui dit que, puisqu'elle avait essayé plusieurs fois d'échapper, on avait dû lui mettre les fers. «Il est vrai, dit-elle, je l'ai fait; c'est chose licite à tout prisonnier. Si je pouvais m'échapper, on ne pourrait me reprendre d'avoir faussé ma foi, je n'ai rien promis.»
On lui ordonna de dire le Pater et l'Ave, peut-être dans l'idée superstitieuse que, si elle était vouée au Diable, elle ne pourrait dire ces prières. «Je les dirai volontiers si monseigneur de Beauvais veut m'ouïr en confession.» Adroite et touchante demande; offrant ainsi sa confiance à son juge, à son ennemi, elle en eût fait son père spirituel et le témoin de son innocence.
Cauchon refusa, mais je croirais aisément qu'il fut ému. Il leva la séance pour ce jour, et le lendemain, il n'interrogea pas lui-même; il en chargea un des assesseurs.
À la quatrième séance, elle était animée d'une vivacité singulière. Elle ne cacha point qu'elle avait entendu ses voix: «Elles m'ont éveillé, dit-elle, j'ai joint les mains, et je les ai priées de me donner conseil, elles m'ont dit: Demande à Notre-Seigneur.—Et qu'ont-elles dit encore?—Que je vous réponde hardiment.»
«... Je ne puis tout dire, j'ai plutôt peur de dire chose qui leur déplaise, que je n'ai de répondre à vous... Pour aujourd'hui, je vous prie de ne pas m'interroger.»
L'évêque insista, la voyant émue: «Mais Jehanne, on déplaît donc à Dieu en disant des choses vraies?—Mes voix m'ont dit certaines choses, non pour vous, mais pour le roi.» Et elle ajouta vivement: «Ah! s'il les savait, il en serait plus aise à dîner... Je voudrais qu'il les sût, et ne pas boire de vin d'ici à Pâques.»
Parmi ces naïvetés, elle disait des choses sublimes: «Je viens de par Dieu, je n'ai que faire ici, renvoyez-moi à Dieu, dont je suis venue...»
«Vous dites que vous êtes mon juge; avisez bien à ce que vous ferez, car vraiment je suis envoyée de Dieu, vous vous mettez en grand danger.»
Ces paroles sans doute irritèrent les juges et ils lui adressèrent une insidieuse et perfide question, une question telle qu'on ne peut sans crime l'adresser à aucun homme vivant: «Jehanne, croyez-vous être en état de grâce?»
Ils croyaient l'avoir liée d'un lacs insoluble. Dire Non, c'était s'avouer indigne d'avoir été l'instrument de Dieu. Mais d'autre part, comment dire Oui? Qui de nous, fragiles, est sûr ici-bas d'être vraiment dans la grâce de Dieu? Nul, sinon l'orgueilleux, le présomptueux, celui justement qui de tous en est le plus loin.
Elle trancha le nœud avec une simplicité héroïque et chrétienne:
«Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre, si j'y suis, Dieu veuille m'y tenir[425].»
Les Pharisiens restèrent stupéfaits[426].
Mais avec tout son héroïsme, c'était une femme pourtant... Après cette parole sublime, elle retomba, elle s'attendrit, doutant de son état, comme il est naturel à une âme chrétienne, s'interrogeant et tâchant de se rassurer: «Ah! si je savais ne pas être en la grâce de Dieu, je serais la plus dolente du monde... Mais si j'étais en péché, la voix ne viendrait pas sans doute... Je voudrais que chacun pût l'entendre comme moi-même...»
Ces paroles rendaient prise aux juges. Après une longue pause, ils revinrent à la charge avec un redoublement de haine, et lui firent coup sur coup les questions qui pouvaient la perdre.
Les voix ne lui avaient-elles pas dit de haïr les Bourguignons?... N'allait-elle pas, dans son enfance, à l'arbre des fées? etc... Ils auraient déjà voulu la brûler comme sorcière.
À la cinquième séance, on l'attaqua par un côté délicat, dangereux, celui des apparitions.
L'évêque, devenu tout à coup compatissant, mielleux, lui fit faire cette question: «Jehanne, comment vous êtes-vous portée depuis samedi?—Vous le voyez, dit la pauvre prisonnière chargée de fers, le mieux que j'ai pu.»
«Jehanne, jeûnez-vous tous les jours de ce carême.—Cela est-il du procès?—Oui, vraiment.—Eh! bien, oui, j'ai toujours jeûné.»
On la pressa alors sur les visions, sur un signe qui aurait apparu au dauphin, sur sainte Catherine et saint Michel. Entre autres questions hostiles et inconvenantes, on lui demanda si, lorsqu'il lui apparaissait, saint Michel était nu?... À cette vilaine question, elle répliqua, sans comprendre, avec une pureté céleste: «Pensez-vous donc que Notre-Seigneur n'ait pas de quoi le vêtir[427]?»
Le 3 mars, autres questions bizarres, pour lui faire avouer quelque diablerie, quelque mauvaise accointance avec le Diable. «Ce saint Michel, ces saintes, ont-ils un corps, des membres? Ces figures sont-elles bien des anges?—Oui, je le crois aussi ferme que je crois en Dieu. Cette réponse fut soigneusement notée.
Ils passent de là à l'habit d'homme, à l'étendard: «Les gens d'armes ne se faisaient-ils pas des étendards à la ressemblance du vôtre? ne les renouvelaient-ils pas?—Oui, quand la lance en était rompue.—N'avez-vous pas dit que ces étendards leur porteraient bonheur?—Non, je disais seulement: Entrez hardiment parmi les Anglais, et j'y entrais moi-même.»
«Mais pourquoi cet étendard fut-il porté en l'église de Reims, au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines?...—Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fût à l'honneur[428].»
«Quelle était la pensée des gens qui vous baisaient les pieds, les mains et les vêtements?—Les pauvres gens venaient volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point de déplaisir; je les soutenais et défendais, selon mon pouvoir[429].»
Il n'y avait pas de cœur d'homme qui ne fût touché de telles réponses. Cauchon crut prudent de procéder désormais avec quelques hommes sûrs et à petit bruit. Depuis le commencement du procès, on trouve que le nombre des assesseurs varie à chaque séance[430]; quelques-uns s'en vont, d'autres viennent. Le lieu des interrogatoires varie de même; l'accusée, interrogée d'abord dans la salle du château de Rouen, l'est maintenant dans la prison. Cauchon, «pour ne pas fatiguer les autres,» y menait seulement deux assesseurs et deux témoins (du 10 au 17 mars). Ce qui peut-être l'enhardit à procéder ainsi à huis clos, c'est que désormais il était sûr de l'appui de l'inquisition; le vicaire avait enfin reçu de l'inquisiteur général de France l'autorisation de juger avec l'évêque (12 mars).
Dans ces nouveaux interrogatoires, on insiste seulement sur quelques points indiqués d'avance par Cauchon.
Les voix lui ont-elles commandé cette sortie de Compiègne où elle fut prise?—Elle ne répond pas directement: «Les saintes m'avaient bien dit que je serais prise avant la Saint-Jean, qu'il fallait qu'il fût ainsi fait, que je ne devais pas m'étonner, mais prendre tout en gré, et que Dieu m'aiderait...» «Puisqu'il a plu ainsi à Dieu, c'est pour le mieux que j'ai été prise.»
«Croyez-vous avoir bien fait de partir sans la permission de vos père et mère? Ne doit-on pas honorer père et mère?—Ils m'ont pardonné.—Pensiez-vous donc ne point pécher, en agissant ainsi?—Dieu le commandait; quand j'aurais eu cent pères et cent mères, je serais partie[431].»
«Les voix ne vous ont-elles pas appelée fille de Dieu, fille de l'Église, la fille au grand cœur?—Avant que le siége d'Orléans ait été levé, et depuis, les voix m'ont appelée, et m'appellent tous les jours: «Jehanne la Pucelle, fille de Dieu.»
«Était-il bien d'avoir attaqué Paris le jour de la Nativité de Notre-Dame?—C'est bien fait de garder les fêtes de Notre-Dame; ce serait bien, en conscience, de les garder tous les jours.»
«Pourquoi avez-vous sauté de la tour de Beaurevoir? (ils auraient voulu lui faire dire qu'elle avait voulu se tuer).—J'entendais dire que les pauvres gens de Compiègne seraient tués tous, jusqu'aux enfants de sept ans, et je savais d'ailleurs que j'étais vendue aux Anglais; j'aurais mieux aimé mourir que d'être entre les mains des Anglais[432].»
«Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais?—Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce qu'il hait.—Dieu hait-il les Anglais?—De l'amour ou haine que Dieu a pour les Anglais et ce qu'il fait de leurs âmes, je n'en sais rien; mais je sais bien qu'ils seront mis hors de France, sauf ceux qui y périront[433].»
«N'est-ce pas un péché mortel de prendre un homme à rançon et ensuite de le faire mourir?—Je ne l'ai point fait.—Franquet d'Arras n'a-t-il pas été mis à mort?—J'y ai consenti, n'ayant pu l'échanger pour un de mes hommes; il a confessé être un brigand et un traître. Son procès a duré quinze jours au bailliage de Senlis.—N'avez-vous pas donné de l'argent à celui qui a pris Franquet?—Je ne suis pas trésorier de France, pour donner argent[434].»
«Croyez-vous que votre roi a bien fait de tuer ou faire tuer monseigneur de Bourgogne?—Ce fut grand dommage pour le royaume de France. Mais quelque chose qu'il y eût entre eux, Dieu m'a envoyée au secours du roi de France[435].»
«Jehanne, savez-vous par révélation si vous échapperez?—Cela ne touche point votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi?—Les voix ne vous en ont rien dit?—Ce n'est point de votre procès; je m'en rapporte à Notre-Seigneur qui en fera son plaisir...» Et après un silence: «Par ma foi, je ne sais ni l'heure, ni le jour. Le plaisir de Dieu soit fait!—Vos voix ne vous en ont donc rien dit en général?—Eh bien, oui, elles m'ont dit que je serais délivrée, que je sois gaie et hardie[436].»
Un autre jour, elle ajouta: «Les saintes me disent que je serai délivrée à grande victoire; et elles me disent encore: Prends tout en gré; ne te soucie de ton martyre; tu en viendras enfin au royaume de Paradis[437].—Et depuis qu'elles ont dit cela, vous vous tenez sûre d'être sauvée et de ne point aller en enfer?—Oui, je crois aussi fermement ce qu'elles m'ont dit que si j'étais sauvée déjà.—Cette réponse est de bien grand poids.—Oui, c'est pour moi un grand trésor.—Ainsi, vous croyez que vous ne pouvez plus faire de péché mortel?—Je n'en sais rien; je m'en rapporte de tout à Notre-Seigneur.»
Les juges avaient enfin touché le vrai terrain de l'accusation, ils avaient trouvé là une forte prise. De faire passer pour sorcière, pour suppôt du Diable, cette chaste et sainte fille, il n'y avait pas apparence, il fallait y renoncer; mais dans cette sainteté même, comme dans celle de tous les mystiques, il y avait un côté attaquable: la voix secrète égalée ou préférée aux enseignements de l'Église, aux prescriptions de l'autorité, l'inspiration, mais libre, la révélation, mais personnelle, la soumission à Dieu; quel Dieu? le Dieu intérieur.
On finit ces premiers interrogatoires par lui demander si elle voulait s'en remettre de tous ses dits et faits à la détermination de l'Église. À quoi elle répondit: «J'aime l'Église et je la voudrais soutenir de tout mon pouvoir. Quant aux bonnes œuvres que j'ai faites, je dois m'en rapporter au Roi du ciel, qui m'a envoyée[438].»
La question étant répétée, elle ne donna pas d'autre réponse, ajoutant: «C'est tout un, de Notre-Seigneur et de l'Église.»
On lui dit alors qu'il fallait distinguer; qu'il y avait l'Église triomphante, Dieu, les saints, les âmes sauvées, et l'Église militante, autrement dit le pape, les cardinaux, le clergé, les bons chrétiens, laquelle Église «bien assemblée» ne peut errer et est gouvernée du Saint-Esprit.—«Ne voulez-vous donc pas vous soumettre à l'Église militante?—Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la vierge Marie, les saints et l'Église victorieuse de là-haut; à cette Église, je me soumets, moi, mes œuvres, ce que j'ai fait ou à faire.—Et à l'Église militante?—Je ne répondrai maintenant rien autre chose.»
Si l'on en croyait un des assesseurs, elle aurait dit qu'en certains points, elle n'en croyait ni évêque, ni pape, ni personne; que ce qu'elle avait, elle le tenait de Dieu[439].
La question du procès se trouva ainsi posée dans sa simplicité, dans sa grandeur, le vrai débat s'ouvrit: d'une part, l'Église visible et l'autorité; de l'autre, l'inspiration attestant l'Église invisible... Invisible pour les yeux vulgaires, mais la pieuse fille la voyait clairement, elle la contemplait sans cesse et l'entendait en elle-même, elle portait en son cœur ces saintes et ces anges... Là était l'Église pour elle, là Dieu rayonnait; partout ailleurs combien il était obscur!...
Tel étant le débat, il n'y avait pas de remède; l'accusée devait se perdre. Elle ne pouvait céder, elle ne pouvait, sans mentir, désavouer, nier, ce qu'elle voyait et entendait si distinctement. D'autre part, l'autorité restait-elle une autorité, si elle abdiquait sa juridiction, si elle ne punissait? L'Église militante est une Église armée, armée du glaive à deux tranchants, contre qui? apparemment contre les indociles.
Terrible était cette Église dans la personne des raisonneurs, des scolastiques, des ennemis de l'inspiration; terrible et implacable, si elle était représentée par l'évêque de Beauvais. Mais au-dessus de l'évêque n'y avait-il donc pas d'autres juges? Le parti épiscopal et universitaire, qui prêchait la suprématie des conciles, pouvait-il, dans ce cas particulier, ne pas reconnaître comme juge suprême son concile de Bâle, qui allait ouvrir? D'autre part, l'inquisition papale, le dominicain qui en était le vicaire, ne contestait pas sans doute que la juridiction du pape ne fût supérieure à la sienne, qui en émanait.
Un légiste de Rouen, ce même Jean de la Fontaine, ami de Cauchon et hostile à la Pucelle, ne crut pas en conscience pouvoir laisser ignorer à une accusée sans conseil qu'il y avait des juges d'appel, et que, sans rien sacrifier sur le fond, elle pouvait y avoir recours. Deux moines crurent aussi que le droit suprême du pape devait être réservé. Quelque peu régulier qu'il fût que des assesseurs pussent visiter isolément et conseiller l'accusée, ces trois honnêtes gens, qui voyaient toutes les formes violées par Cauchon pour le triomphe de l'iniquité, n'hésitèrent pas à les violer eux-mêmes dans l'intérêt de la justice. Ils allèrent intrépidement à la prison, se firent ouvrir et lui conseillèrent l'appel. Elle appela le lendemain au pape et au concile. Cauchon furieux fit venir les gardes, et leur demanda qui avait visité la Pucelle. Le légiste et les deux moines furent en grand danger de mort[440]. Depuis ce jour, ils disparaissent, et avec eux disparaît du procès la dernière image du droit.
Cauchon avait espéré d'abord mettre de son côté l'autorité des gens de loi, si grande à Rouen; mais il avait vu bien vite qu'il faudrait se passer d'eux. Lorsqu'il communiqua les premiers actes du procès à l'un de ces graves légistes, maître Jehan Lohier, celui-ci répondit net que le procès ne valait rien, que tout cela n'était pas en forme, que les assesseurs n'étaient pas libres, que l'on procédait à huis clos, que l'accusée, simple fille, n'était pas capable de répondre sur de si grandes choses et à de tels docteurs. Enfin, l'homme de la loi osa dire à l'homme d'Église: «C'est un procès contre l'honneur du prince dont cette fille tient le parti; il faudrait l'appeler lui aussi et lui donner un défenseur.» Cette gravité intrépide, qui rappelle celle de Papinien devant Caracalla, aurait coûté cher à Lohier. Mais le Papinien normand n'attendit pas, comme l'autre, la mort sur sa chaise curule; il partit à l'instant pour Rome, où le pape s'empressa de s'attacher un tel homme et de le faire siéger dans les tribunaux du saint-siége; il y mourut doyen de la Rote[441].
Cauchon devait, ce semble, être mieux soutenu des théologiens. Après les premiers interrogatoires, armé des réponses qu'elle avait données contre elle, il s'enferma avec ses intimes, et, s'aidant surtout de la plume d'un habile universitaire de Paris, il tira de ces réponses un petit nombre d'articles, sur lesquels on devait prendre l'avis des principaux docteurs et des corps ecclésiastiques. C'était l'usage détestable, mais enfin (quoi qu'on ait dit) l'usage ordinaire et régulier des procès d'inquisition. Ces propositions extraites des réponses de la Pucelle, et rédigées sous forme générale, avaient une fausse apparence d'impartialité. Dans la réalité, elles n'étaient qu'un travestissement de ses réponses, et ne pouvaient manquer d'être qualifiées par les docteurs consultés, selon l'intention hostile de l'inique rédacteur[442].
Quelle que fût la rédaction, quelque terreur qui pesât sur les docteurs consultés, leurs réponses furent loin d'être unanimes contre l'accusée. Parmi ces docteurs, les vrais théologiens, les croyants sincères, ceux qui avaient conservé la foi ferme du moyen âge, ne pouvaient rejeter si aisément les apparitions, les visions. Il eût fallu douter aussi de toutes les merveilles de la vie des saints, discuter toutes les légendes. Le vénérable évêque d'Avranches, qu'on alla consulter, répondit que, d'après les doctrines de saint Thomas, il n'y avait rien d'impossible dans ce qu'affirmait cette fille, rien qu'on dût rejeter à la légère[443].
L'évêque de Lisieux, en avouant que les révélations de Jeanne pouvaient lui être dictées par le démon, ajouta humainement qu'elles pouvaient aussi être de simples mensonges, et que, si elle ne se soumettait à l'Église, elle devait être jugée schismatique et véhémentement suspecte dans la foi.
Plusieurs légistes répondirent en Normands, la trouvant coupable et très-coupable, à moins qu'elle n'eût ordre de Dieu. Un bachelier alla plus loin: tout en la condamnant, il demanda que, vu la fragilité de son sexe, on lui fit répéter les douze propositions (il soupçonnait avec raison qu'on ne les lui avait pas communiquées), et qu'ensuite on les adressât au pape. C'eût été un ajournement indéfini.
Les assesseurs, réunis dans la chapelle de l'archevêché, avaient décidé contre elle sur les propositions. Le chapitre de Rouen, consulté aussi, n'avait pas hâte de se décider, de donner cette victoire à l'homme qu'il détestait, qu'il tremblait d'avoir pour archevêque. Le chapitre eût voulu attendre la réponse de l'Université de Paris, dont on demandait l'avis. La réponse de Paris n'était pas douteuse; le parti gallican, universitaire et scolastique, ne pouvait être favorable à la Pucelle; un homme de ce parti[444], l'évêque de Coutances, avait dépassé tous les autres par la dureté et la bizarrerie de sa réponse. Il écrivit à l'évêque de Beauvais qu'il la jugeait livrée au démon, «parce qu'elle n'avait pas les deux qualités qu'exige saint Grégoire, la vertu et l'humanité,» et que ses assertions étaient tellement hérétiques que, quand même elle les révoquerait, il n'en faudrait pas moins la tenir sous bonne garde.
C'était un spectacle étrange de voir ces théologiens, ces docteurs, travailler de toute leur force à ruiner ce qui faisait le fondement de leur doctrine et le principe religieux du moyen âge en général, la croyance aux révélations, à l'intervention des êtres surnaturels... Ils doutaient du moins de celle des anges; mais leur foi au diable était tout entière.
L'importante question de savoir si les révélations intérieures doivent se taire, se désavouer elles-mêmes, lorsque l'Église l'ordonne, cette question débattue au dehors et à grand bruit, ne s'agitait-elle pas en silence dans l'âme de celle qui affirmait et croyait le plus fortement? Cette bataille de la foi ne se livrait-elle pas au sanctuaire même de la foi, dans ce loyal et simple cœur?... J'ai quelque raison de le croire.
Tantôt elle déclara se soumettre au pape et demanda à lui être envoyée. Tantôt elle distingua, soutenant qu'en matière de foi, elle était soumise au pape, aux prélats, à l'Église, mais que, pour ce qu'elle avait fait, elle ne pouvait s'en remettre qu'à Dieu. Tantôt elle ne distingua plus, et, sans explication, s'en remit «à son roi, au juge du ciel et de la terre.»
Quelque soin qu'on ait pris d'obscurcir ces choses, de cacher ce côté humain dans une figure qu'on voulait toute divine, les variations sont visibles. C'est à tort qu'on a prétendu que les juges parvinrent à lui faire prendre le change sur ces questions. «Elle était bien subtile, dit avec raison un témoin, d'une subtilité de femme[445].» J'attribuerais volontiers à ces combats intérieurs la maladie dont elle fut atteinte et qui la mit bien près de la mort. Son rétablissement n'eut lieu qu'à l'époque où ses apparitions changèrent, comme elle nous l'apprend elle-même, au moment où l'ange Michel, l'ange des batailles qui ne la soutenait plus, céda la place à Gabriel, l'ange de la grâce et de l'amour divin.
Elle tomba malade dans la semaine sainte. La tentation commença sans doute au dimanche des Rameaux[446]. Fille de la campagne, née sur la lisière des bois, elle qui toujours avait vécu sous le ciel, il lui fallut passer ce beau jour de Pâques fleuries au fond de la tour. Le grand secours qu'invoque l'Église[447] ne vint pas pour elle; la porte ne s'ouvrit point[448].
Elle s'ouvrit le mardi, mais ce fut pour mener l'accusée à la grande salle du château par-devant ses juges. On lui lut les articles qu'on avait tirés de ses réponses, et préalablement l'évêque lui remontra, «que ces docteurs étaient tous gens d'Église, clercs et lettrés en droit, divin et humain, et tous benins et pitoyables, vouloient procéder doucement, sans demander vengeance ni punition corporelle[449], mais que seulement ils vouloient l'éclairer et la mettre en la voie de vérité et de salut; que, comme elle n'étoit pas assez instruite en si haute matière, l'évêque et l'inquisiteur lui offroient qu'elle élût un ou plusieurs des assistants pour la conseiller.»
L'accusée, en présence de cette assemblée, dans laquelle elle ne trouvait pas un visage ami, répondit avec douceur: «En ce que vous m'admonestez de mon bien et de notre foi, je vous remercie; quant au conseil que vous m'offrez, je n'ai point intention de me départir du conseil de Notre-Seigneur.»
Le premier article touchait le point capital, la soumission. Elle répondit comme auparavant: «Je crois bien que notre Saint-Père, les évêques et autres gens d'Église sont pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui y défaillent. Quant à mes faits, je ne me soumettrai qu'à l'Église du ciel, à Dieu et à la Vierge, aux saints et saintes du paradis. Je n'ai point failli en la foi chrétienne, et je n'y voudrais faillir.»
Et plus loin: «J'aime mieux mourir que révoquer ce que j'ai fait par le commandement de Notre-Seigneur.»
Ce qui peint le temps, l'esprit inintelligent de ces docteurs, leur aveugle attachement à la lettre sans égard à l'esprit, c'est qu'aucun point ne leur semblait plus grave que le péché d'avoir pris un habit d'homme. Ils lui remontrèrent que, selon les canons, ceux qui changent ainsi l'habit de leur sexe, sont abominables devant Dieu. D'abord elle ne voulut pas répondre directement, et demanda un délai jusqu'au lendemain. Les juges insistant pour qu'elle quittât cet habit, elle répondit: «Qu'il n'était pas en elle de dire quand elle pourrait le quitter.—Mais si l'on vous prive d'entendre la messe?—Eh bien! Notre-Seigneur peut bien me la faire entendre sans vous.—Voudrez-vous prendre l'habit de femme pour recevoir votre Sauveur à Pâques?—Non, je ne puis quitter cet habit pour recevoir mon Sauveur, je ne fais nulle différence de cet habit ou d'un autre.» Puis elle semble ébranlée, et demande qu'au moins on lui laisse entendre la messe, et elle ajoute: «Encore si vous me donniez une robe comme celles que portent les filles des bourgeois, une robe bien longue[450].»
On voit bien qu'elle rougissait de s'expliquer. La pauvre fille n'osait dire comment elle était dans sa prison, en quel danger continuel. Il faut savoir que trois soldats couchaient dans sa chambre[451], trois de ces brigands que l'on appelait houspilleurs. Il faut savoir qu'enchaînée à une poutre par une grosse chaîne de fer[452], elle était presque à leur merci; l'habit d'homme qu'on voulait lui faire quitter était toute sa sauvegarde... Que dire de l'imbécillité du juge ou de son horrible connivence?
Sous les yeux de ces soldats, parmi leurs insultes et leurs dérisions[453], elle était de plus espionnée du dehors; Winchester, l'inquisiteur et Cauchon[454] avaient chacun une clef de la tour et l'observaient à chaque heure; on avait tout exprès percé la muraille; dans cet infernal cachot, chaque pierre avait des yeux.
Toute sa consolation, c'est qu'on avait d'abord laissé communiquer avec elle un prêtre qui se disait prisonnier et du parti de Charles VII. Ce Loyseleur, comme on l'appelait, était un Normand qui appartenait aux Anglais. Il avait gagné la confiance de Jeanne, recevait sa confession, et pendant ce temps des notaires cachés écoutaient et écrivaient... On prétend que Loyseleur l'encouragea à résister, pour la faire périr. Quand on délibéra si elle serait mise à la torture, (chose bien inutile puisqu'elle ne niait ni ne cachait rien), il ne se trouva que deux ou trois hommes pour conseiller cette atrocité, et le confesseur fut des trois[455].