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Histoire de France 1415-1440 (Volume 6/19)

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L'état déplorable de la prisonnière s'aggrava dans la semaine sainte par la privation des secours de la religion. Le jeudi, la Cène lui manqua; dans ce jour où le Christ se fait l'hôte universel, où il invite les pauvres et tous ceux qui souffrent, elle parut oubliée[456].

Au vendredi saint, au jour du grand silence, où tout bruit cessant chacun n'entend plus que son propre cœur, il semble que celui des juges ait parlé, qu'un sentiment d'humanité et de religion se soit éveillé dans leurs vieilles âmes scolastiques. Ce qui est sûr, c'est qu'au mercredi ils siégeaient trente-cinq, et que le samedi ils n'étaient plus que neuf; les autres prétextèrent sans doute les dévotions du jour.

Elle, au contraire, elle avait repris cœur; associant ses souffrances à celles du Christ, elle s'était relevée. Elle répondit de nouveau: «qu'elle s'en rapporterait à l'Église militante, pourvu qu'elle ne lui commandât chose impossible.—Croyez-vous donc n'être point sujette à l'Église qui est en terre, à notre Saint-Père le Pape, aux cardinaux, archevêques, évêques et prélats?—Oui, sans doute, notre Sire servi.—Vos voix vous défendent de vous soumettre à l'Église militante?—Elles ne le défendent point, Notre-Seigneur étant servi premièrement.

Cette fermeté se soutient le samedi. Mais le lendemain, que devint-elle, le dimanche, ce grand dimanche de Pâques? Que se passa-t-il dans ce pauvre cœur, lorsque la fête universelle éclatant à grand bruit par la ville, les cinq cents cloches de Rouen jetant leurs joyeuses volées dans les airs[457], le monde chrétien ressuscitant avec le Sauveur, elle resta dans sa mort?

Qu'était-ce en ce temps-là, dans cette unanimité du monde chrétien[458]! qu'était-ce pour une jeune âme qui n'avait vécu que de foi!... Elle qui, parmi sa vie intérieure de visions et de révélations, n'en avait pas moins obéi docilement aux commandements de l'Église; elle qui jusque-là s'était crue naïvement fille soumise de l'Église, «bonne fille,» comme elle disait, pouvait-elle voir sans terreur que l'Église était contre elle? Seule, quand tous s'unissent en Dieu, seule exceptée de la joie du monde et de l'universelle communion, au jour où la porte du ciel s'ouvre au genre humain, seule en être exclue!...

Et cette exclusion était-elle injuste? L'âme chrétienne est trop humble pour prétendre jamais qu'elle a droit à recevoir son Dieu... Qui était-elle après tout pour contredire ces prélats, ces docteurs. Comment osait-elle parler devant tant de gens habiles qui avaient étudié? Dans la résistance d'une ignorante aux doctes, d'une simple fille aux personnes élevées en autorité, n'y avait-il pas outrecuidance et damnable orgueil?... Ces craintes lui vinrent certainement.

D'autre part, cette résistance n'est pas celle de Jeanne, mais bien des saintes et des anges qui lui ont dicté ses réponses et l'ont soutenue jusqu'ici... Pourquoi, hélas! viennent-ils donc plus rarement dans un si grand besoin? Pourquoi ces consolants visages des saintes n'apparaissent-ils plus que dans une douteuse lumière et chaque jour pâlissants?... Cette délivrance tant promise, comment n'arrive-t-elle pas? Nul doute que la prisonnière ne se soit fait bien souvent ces questions, qu'elle n'ait tout bas, bien doucement, querellé les saintes et les anges. Mais des anges qui ne tiennent point leur parole, sont-ce bien des anges de lumière? Espérons que cette horrible pensée ne lui traversa point l'esprit.

Elle avait un moyen d'échapper. C'était, sans désavouer expressément, de ne plus affirmer, de dire: «Il me semble.» Les gens de loi trouvaient tout simple qu'elle dît ce petit mot[459]. Mais pour elle, dire une telle parole de doute, c'était au fond renier, c'était abjurer le beau rêve des amitiés célestes, trahir les douces sœurs d'en haut[460]... Mieux valait mourir. Et, en effet, l'infortunée, rejetée de l'Église visible, délaissée de l'invisible Église, du monde et de son propre cœur, elle défaillit... Et le corps suivait l'âme défaillante...

Il se trouva que justement ce jour-là elle avait goûté d'un poisson que lui envoyait le charitable évêque de Beauvais[461]; elle put se croire empoisonnée. L'évêque y avait intérêt; la mort de Jeanne eût fini ce procès embarrassant, tiré le juge d'affaire. Mais ce n'était pas le compte des Anglais. Lord Warwick disait tout alarmé: «Le roi ne voudrait pas pour rien au monde qu'elle mourût de sa mort naturelle; le roi l'a achetée, elle lui coûte cher!... Il faut qu'elle meure par justice, qu'elle soit brûlée... Arrangez-vous pour la guérir.»

On eut soin d'elle, en effet; elle fut visitée, saignée, mais elle n'alla pas mieux. Elle restait faible et presque mourante. Soit qu'on craignît qu'elle n'échappât ainsi et ne mourût sans rien rétracter, soit que cet affaiblissement du corps donnât espoir qu'on aurait meilleur marché de l'esprit, les juges firent une tentative (18 avril). Ils vinrent la trouver dans sa chambre et lui remontrèrent qu'elle était en grand danger si elle ne voulait prendre conseil et suivre l'avis de l'Église: «Il me semble, en effet, dit-elle, vu mon mal, que je suis en grand péril de mort. S'il en est ainsi, que Dieu veuille faire son plaisir de moi; je voudrais avoir confession, recevoir mon Sauveur et être mise en terre sainte.—Si vous voulez avoir les sacrements de l'Église, il faut faire comme les bons catholiques, et vous soumettre à l'Église.» Elle ne répliqua rien. Puis le juge, répétant les mêmes paroles, elle dit: «Si le corps meurt en prison, j'espère que vous le ferez mettre en terre sainte; si vous ne le faites, je m'en rapporte à Notre-Seigneur.»

Déjà, dans ses interrogatoires, elle avait exprimé une de ses dernières volontés.—Demande: «Vous dites que vous portez l'habit d'homme par le commandement de Dieu, et pourtant vous voulez avoir chemise de femme en cas de mort?—Réponse: «Il suffit qu'elle soit longue.» Cette touchante réponse montrait assez, qu'en cette extrémité, elle était bien moins préoccupée de la vie que de la pudeur.

Les docteurs prêchèrent longtemps la malade, et celui qui s'était chargé spécialement de l'exhorter, un des scolastiques de Paris, maître Nicolas Midy, finit par lui dire aigrement: «Si vous n'obéissez à l'Église, vous serez abandonnée comme une sarrasine.—Je suis bonne chrétienne, répondit-elle doucement, j'ai été bien baptisée, je mourrai comme une bonne chrétienne.»

Ces lenteurs portaient au comble l'impatience des Anglais. Winchester avait espéré, avant la campagne, pouvoir mettre à fin le procès, tirer un aveu de la prisonnière, déshonorer le roi Charles. Ce coup frappé, il reprenait Louviers[462], s'assurait de la Normandie, de la Seine, et alors il pouvait aller à Bâle commencer l'autre guerre, la guerre théologique, y siéger comme arbitre de la chrétienté, faire et défaire les papes[463]. Au moment où il avait en vue de si grandes choses, il lui fallait se morfondre à attendre ce que cette fille voudrait dire.

Le maladroit Cauchon avait justement indisposé le chapitre de Rouen, dont il sollicitait une décision contre la Pucelle. Il se laissait appeler d'avance: «Monseigneur l'archevêque[464]». Winchester résolut que, sans s'arrêter aux lenteurs de ces Normands, on s'adresserait directement au grand tribunal théologique, à l'Université de Paris[465].

Tout en attendant la réponse, on faisait de nouvelles tentatives pour vaincre la résistance de l'accusée; on employait la ruse, la terreur. Dans une seconde monition (2 mai), le prédicateur, maître Châtillon, lui proposa de s'en remettre de la vérité de ses apparitions à des gens de son parti[466]. Elle ne donna pas dans ce piége. «Je m'en tiens, dit-elle, à mon juge, au Roi du ciel et de la terre.» Elle ne dit plus cette fois, comme auparavant: «À Dieu et au pape.»—Eh bien! l'Église vous laissera, et vous serez en péril de feu, pour l'âme et le corps.—Vous ne ferez ce que vous dites qu'il ne vous en prenne mal au corps et à l'âme.»

On ne s'en tint pas à de vagues menaces. À la troisième monition, qui eut lieu dans sa chambre (11 mai), on fit venir le bourreau, on affirma que la torture était prête... Mais cela n'opéra point. Il se trouva au contraire qu'elle avait repris tout son courage, et tel qu'elle ne l'eut jamais. Relevée après la tentation, elle avait comme monté d'un degré vers les sources de la Grâce. «L'ange Gabriel est venu me fortifier, dit-elle; c'est bien lui, les saintes me l'ont assuré[467]... Dieu a toujours été le maître en ce que j'ai fait; le Diable n'a jamais eu puissance en moi... Quand vous me feriez arracher les membres et tirer l'âme du corps, je n'en dirais pas autre chose.» L'Esprit éclatait tellement en elle, que Châtillon lui-même, son dernier adversaire, fut touché et devint son défenseur; il déclara qu'un procès conduit ainsi lui semblait nul. Cauchon, hors de lui, le fit taire.

Enfin, arriva la réponse de l'Université. Elle décidait, sur les douze articles, que cette fille était livrée au Diable, impie envers ses parents, altérée de sang chrétien, etc.[468]. C'était l'opinion de la faculté de théologie. La faculté de droit, plus modérée, la déclarait punissable, mais avec deux restrictions: 1o si elle s'osbtinait; 2o si elle était dans son bon sens.

L'Université écrivait en même temps au pape, aux cardinaux, au roi d'Angleterre, louant l'évêque de Beauvais, et déclarant «qu'il lui sembloit avoir été tenue grande gravité, sainte et juste manière de procéder, et dont chacun devoit être bien content.»

Armés de cette réponse, quelques-uns voulaient qu'on la brûlât sans plus attendre; cela eût suffi pour la satisfaction des docteurs dont elle rejetait l'autorité, mais non pas pour celle des Anglais; il leur fallait une rétractation qui infamât le roi Charles. On essaya d'une nouvelle monition, d'un nouveau prédicateur, maître Pierre Morice, qui ne réussit pas mieux; il eut beau faire valoir l'autorité de l'Université de Paris, «qui est la lumière de toute science»: «Quand je verrais le bourreau et le feu, dit-elle, quand je serais dans le feu, je ne pourrais dire que ce que j'ai dit.»

On était arrivé au 23 mai, au lendemain de la Pentecôte; Winchester ne pouvait plus rester à Rouen, il fallait en finir. On résolut d'arranger une grande et terrible scène publique qui pût ou effrayer l'obstinée, ou tout au moins donner le change au peuple. On lui envoya la veille au soir Loyseleur, Châtillon et Morice, pour lui promettre que si elle était soumise, si elle quittait l'habit d'homme, elle serait remise aux gens d'Église et qu'elle sortirait des mains des Anglais.

Ce fut au cimetière de Saint-Ouen, derrière la belle et austère église monastique (déjà bâtie comme nous la voyons), qu'eut lieu cette terrible comédie. Sur un échafaud siégeaient le cardinal Winchester, les deux juges et trente-trois assesseurs, plusieurs ayant leurs scribes assis à leurs pieds. Sur l'autre échafaud, parmi les huissiers et les gens de torture, était Jeanne en habit d'homme; il y avait en outre des notaires pour recueillir ses aveux, et un prédicateur qui devait l'admonester. Au pied, parmi la foule, se distinguait un étrange auditeur, le bourreau sur la charrette, tout prêt à l'emmener, dès qu'elle lui serait adjugée[469].

Le prédicateur du jour, un fameux docteur, Guillaume Erard, crut devoir, dans une si belle occasion, lâcher la bride à son éloquence, et par zèle il gâta tout. «Ô noble maison de France, criait-il, qui toujours avais été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée, de t'attacher à une hérétique et schismatique...» Jusque-là l'accusée écoutait patiemment, mais le prédicateur, se tournant vers elle, lui dit en levant le doigt: «C'est à toi, Jehanne, que je parle, et je te dis que ton roi est hérétique et schismatique.» À ces mots, l'admirable fille, oubliant tout son danger, s'écria: «Par ma foi, sire, révérence gardée, j'ose bien vous dire et jurer, sur peine de ma vie, que c'est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, celui qui aime le mieux la foi et l'Église, il n'est point tel que vous le dites.»—Faites-la taire, s'écria Cauchon.

Ainsi tant d'efforts, de travaux, de dépenses, se trouvaient perdus. L'accusée soutenait son dire. Tout ce qu'on obtenait d'elle cette fois, c'était qu'elle voulait bien se soumettre au pape. Cauchon répondait: «Le pape est trop loin.» Alors il se mit à lire l'acte de condamnation tout dressé d'avance; il y était dit entre autres choses: «Bien plus, d'un esprit obstiné, vous avez refusé de vous soumettre au Saint-Père et au concile, etc.» Cependant Loyseleur, Erard, la conjuraient d'avoir pitié d'elle-même; l'évêque, reprenant quelque espoir, interrompit sa lecture. Alors les Anglais devinrent furieux; un secrétaire de Winchester dit à Cauchon qu'on voyait bien qu'il favorisait cette fille, le chapelain du cardinal en disait autant. «Tu en as menti[470],» s'écria l'évêque. «Et toi, dit l'autre, tu trahis le roi.» Ces graves personnages semblaient sur le point de se gourmer sur leur tribunal.

Erard ne se décourageait pas, il menaçait, il priait. Tantôt il disait: «Jehanne, nous avons tant de pitié de vous....!» et tantôt: «Abjure, ou tu seras brûlée!» Tout le monde s'en mêlait, jusqu'à un bon huissier qui, touché de compassion, la suppliait de céder, et assurait qu'elle serait tirée des mains des Anglais, remise à l'Église. «Eh bien! je signerai,» dit-elle.—Alors Cauchon, se tournant vers le cardinal[471], lui demanda respectueusement ce qu'il fallait faire. «L'admettre à la pénitence,» répondit le prince ecclésiastique.

Le secrétaire de Winchester tira de sa manche une toute petite révocation de six lignes (celle qu'on publia ensuite avait six pages), il lui mit la plume en main, mais elle ne savait pas signer; elle sourit et traça un rond; le secrétaire lui prit la main et lui fit faire une croix.

La sentence de grâce était bien sévère: «Jehanne, nous vous condamnons par grâce et modération à passer le reste de vos jours en prison, au pain de douleur et à l'eau d'angoisse, pour y pleurer vos péchés.»

Elle était admise par le juge d'église à faire pénitence, nulle autre part sans doute que dans les prisons d'église[472]. L'in pace ecclésiastique, quelque dur qu'il fût, devait au moins la tirer des mains des Anglais, la mettre à l'abri de leurs outrages, sauver son honneur. Quels furent sa surprise et son désespoir, lorsque l'évêque dit froidement: «Menez-la où vous l'avez prise!»

Rien n'était fait; ainsi trompée, elle ne pouvait manquer de rétracter sa rétractation. Mais, quand elle aurait voulu y persister, la rage des Anglais ne l'aurait pas permis. Ils étaient venus à Saint-Ouen dans l'espoir de brûler enfin la sorcière; ils attendaient, haletants, et on croyait les renvoyer ainsi, les payer d'un petit morceau de parchemin, d'une signature, d'une grimace... Au moment même où l'évêque interrompit la lecture de la condamnation, les pierres volèrent sur les échafauds, sans respect du cardinal... Les docteurs faillirent périr en descendant dans la place; ce n'étaient partout qu'épées nues qu'on leur mettait à la gorge; les plus modérés des Anglais s'en tenaient aux paroles outrageantes: «Prêtres, vous ne gagnez pas l'argent du roi.» Les docteurs, défilant à la hâte, disaient tout tremblants: «Ne vous inquiétez, nous la retrouverons bien[473]

Et ce n'était pas seulement la populace des soldats, le mob anglais, toujours si féroce, qui montrait cette soif de sang. Les honnêtes gens, les grands, les lords, n'étaient pas moins acharnés. L'homme du roi, son gouverneur, lord Warwick, disait comme les soldats: «Le roi va mal[474], la fille ne sera pas brûlée.»

Warwick était justement l'honnête homme, selon les idées anglaises, l'Anglais accompli, le parfait gentleman[475]. Brave et dévot, comme son maître Henri V, champion zélé de l'Église établie, il avait fait un pèlerinage à la terre sainte, et maint autre voyage chevaleresque, ne manquant pas un tournoi sur sa route. Lui-même il en donna un des plus éclatants et des plus célèbres aux portes de Calais, où il défia toute la chevalerie de France. Il resta de cette fête un long souvenir: la bravoure, la magnificence de ce Warwick ne servirent pas peu à préparer la route au fameux Warwick, le faiseur de rois.

Avec toute cette chevalerie, Warwick n'en poursuivait pas moins âprement la mort d'une femme, d'une prisonnière de guerre; les Anglais, le meilleur et le plus estimé de tous, ne se faisaient aucun scrupule d'honneur de tuer par sentence de prêtres et par le feu celle qui les avait humiliés par l'épée.

Ce grand peuple anglais, parmi tant de bonnes et solides qualités, a un vice qui gâte ces qualités mêmes. Ce vice immense, profond, c'est l'orgueil. Cruelle maladie, mais qui n'en est pas moins leur principe de vie, l'explication de leurs contradictions, le secret de leurs actes. Chez eux, vertus et crimes, c'est presque toujours orgueil; leurs ridicules aussi ne viennent que de là. Cet orgueil est prodigieusement sensible et douloureux; ils en souffrent infiniment, et mettent encore de l'orgueil à cacher ces souffrances. Toutefois, elles se font jour; la langue anglaise possède en propre les deux mots expressifs de disappointment et mortification[476]. Cette adoration de soi, ce culte intérieur de la créature pour elle-même, c'est le péché qui fit tomber Satan, la suprême impiété. Voilà pourquoi, avec tant de vertus humaines, avec ce sérieux, cette honnêteté extérieure, ce tour d'esprit biblique, nulle nation n'est plus loin de la grâce. C'est le seul peuple qui n'ait pu revendiquer l'Imitation de Jésus; un Français pouvait écrire ce livre, un Allemand, un Italien, jamais un Anglais. De Shakespeare[477] à Milton, de Milton à Byron, leur belle et sombre littérature est sceptique, judaïque, satanique, pour résumer antichrétienne. Les Indiens de l'Amérique, qui ont souvent tant de pénétration et d'originalité, disaient à leur manière: «Le Christ, c'était un Français que les Anglais crucifièrent à Londres; Ponce-Pilate était un officier au service de la Grande-Bretagne.»

Jamais les Juifs ne furent si animés contre Jésus que les Anglais contre la Pucelle. Elle les avait, il faut le dire, cruellement blessés à l'endroit le plus sensible, dans l'estime naïve et profonde qu'ils ont pour eux-mêmes. À Orléans, l'invincible gendarmerie, les fameux archers, Talbot en tête, avaient montré le dos; à Jargeau, dans une place et derrière de bonnes murailles, ils s'étaient laissé prendre; à Patay, ils avaient fui à toutes jambes, fui devant une fille... Voilà qui était dur à penser, voilà ce que ces taciturnes Anglais ruminaient sans cesse en eux-mêmes... Une fille leur avait fait peur, et il n'était pas bien sûr qu'elle ne leur fît peur encore, tout enchaînée qu'elle était... Non pas elle, apparemment, mais le Diable dont elle était l'agent; ils tâchaient du moins de le croire ainsi et de le faire croire.

À cela, il y avait pourtant une difficulté, c'est qu'on la disait vierge, et qu'il était notoire et parfaitement établi que le Diable ne pouvait faire pacte avec une vierge. La plus sage tête qu'eussent les Anglais, le régent de Bedford, résolut d'éclaircir ce point; la duchesse, sa femme, envoya des matrones qui déclarèrent qu'en effet elle était pucelle[478]. Cette déclaration favorable tourna justement contre elle, en donnant lieu à une autre imagination superstitieuse. On conclut que c'était cette virginité qui faisait sa force, sa puissance; la lui ravir, c'était la désarmer, rompre le charme, la faire descendre au niveau des autres femmes.

La pauvre fille, en tel danger, n'avait eu jusque-là de défense que l'habit d'homme. Mais, chose bizarre, personne n'avait jamais voulu comprendre pourquoi elle le gardait. Ses amis, ses ennemis, tous en étaient scandalisés.

Dès le commencement, elle avait été obligée de s'en expliquer aux femmes de Poitiers. Lorsqu'elle fut prise et sous la garde des dames de Luxembourg, ces bonnes dames la prièrent de se vêtir comme il convenait à une honnête fille. Les Anglaises surtout, qui ont toujours fait grand bruit de chasteté et de pudeur, devaient trouver un tel travestissement monstrueux et intolérablement indécent. La duchesse de Bedford[479] lui envoya une robe de femme, mais par qui? par un homme, par un tailleur[480]. Cet homme, hardi et familier, osa bien entreprendre de lui passer la robe, et comme elle le repoussait, il mit sans façon la main sur elle, sa main de tailleur sur la main qui avait porté le drapeau de la France..., elle lui appliqua un soufflet.

Si les femmes ne comprenaient rien à cette question féminine, combien moins les prêtres?... Ils citaient le texte d'un concile du quatrième siècle[481], qui anathématisait ces changements d'habits. Ils ne voyaient pas que cette défense s'appliquait spécialement à une époque où l'on sortait à peine de l'impureté païenne. Les docteurs du parti de Charles VII, les apologistes de la Pucelle, sont fort embarrassés de la justifier sur ce point. L'un d'eux (on croit que c'est Gerson) suppose gratuitement que, dès qu'elle descend de cheval, elle reprend l'habit de femme; il avoue qu'Esther et Judith ont employé d'autres moyens plus naturels, plus féminins, pour triompher des ennemis du peuple de Dieu[482]. Ces théologiens, tout préoccupés de l'âme, semblent faire bon marché du corps; pourvu qu'on suive la lettre, la loi écrite, l'âme sera sauvée; que la chair devienne ce qu'elle pourra... Il faut pardonner à une pauvre et simple fille de n'avoir pas su si bien distinguer.

C'est notre dure condition ici-bas que l'âme et le corps soient si fortement liés l'un à l'autre, que l'âme traîne cette chair, qu'elle en subisse les hasards, et qu'elle en réponde... Cette fatalité a toujours été pesante, mais combien l'est-elle davantage sous une loi religieuse qui ordonne d'endurer l'outrage, qui ne permet point que l'honneur en péril puisse échapper en jetant là le corps et se réfugiant dans le monde des esprits!

Le vendredi et le samedi, l'infortunée prisonnière, dépouillée de l'habit d'homme, avait bien à craindre. La nature brutale, la haine furieuse, la vengeance, tout devait pousser les lâches à la dégrader avant qu'elle pérît, à souiller ce qu'ils allaient brûler... Ils pouvaient d'ailleurs être tentés de couvrir leur infamie d'une raison d'État selon les idées du temps; en lui ravissant sa virginité, on devait sans doute détruire cette puissance occulte dont les Anglais avaient si grand'peur; ils reprendraient courage peut-être, s'ils savaient qu'après tout ce n'était vraiment qu'une femme.

Au dire de son confesseur, à qui elle le révéla, un Anglais, non un soldat, mais un gentleman, un lord se serait patriotiquement dévoué à cette exécution; il eût bravement entrepris de violer une fille enchaînée, et, n'y parvenant pas, il l'aurait chargée de coups[483].

«Quand vint le dimanche matin, jour de la Trinité, et qu'elle dut se lever (comme elle l'a rapporté à celui qui parle)[484], elle dit aux Anglais, ses gardes: «Déferrez-moi, que je puisse me lever.» L'un d'eux ôta les habits de femme qui étaient sur elle, vida le sac où était l'habit d'homme, et lui dit: Lève-toi.—Messieurs, dit-elle, vous savez qu'il m'est défendu; sans faute, je ne le prendrai point.» Ce débat dura jusqu'à midi; et enfin, pour nécessité de corps, il fallut bien qu'elle sortît et prît cet habit. Au retour, ils ne voulurent point lui en donner d'autre, quelque supplication qu'elle fît[485]

Ce n'était pas au fond l'intérêt des Anglais qu'elle reprît l'habit d'homme et qu'elle annulât ainsi une rétractation si laborieusement obtenue. Mais en ce moment leur rage ne connaissait plus de bornes. Xaintrailles venait de faire une tentative hardie sur Rouen[486]. C'eût été un beau coup d'enlever les juges sur leur tribunal, de mener à Poitiers Winchester et Bedford; celui-ci faillit encore être pris au retour, entre Rouen et Paris. Il n'y avait plus de sûreté pour les Anglais tant que vivrait cette fille maudite, qui sans doute continuait ses maléfices en prison. Il fallait qu'elle pérît.

Les assesseurs, avertis à l'instant de venir au château pour voir le changement d'habit, trouvèrent dans la cour une centaine d'Anglais qui leur barrèrent le passage; pensant que ces docteurs, s'ils entraient, pouvaient gâter tout, ils levèrent sur eux les haches, les épées, et leur donnèrent la chasse, en les appelant traîtres d'Armagnaux[487]. Cauchon, introduit à grand'peine, fit le gai pour plaire à Warwick, et dit en riant: «Elle est prise.»

Le lundi, il revint avec l'inquisiteur et huit assesseurs pour interroger la Pucelle et lui demander pourquoi elle avait repris cet habit. Elle ne donna nulle excuse, mais acceptant bravement son danger, elle dit que cet habit convenait mieux tant qu'elle serait gardée par des hommes; que d'ailleurs on lui avait manqué de parole. Ses saintes lui avaient dit «que c'était grand'pitié d'avoir abjuré pour sauver sa vie.» Elle ne refusait pas au reste de reprendre l'habit de femme. «Qu'on me donne une prison douce et sûre[488], disait-elle, je serai bonne et je ferai tout ce que voudra l'Église.»

L'évêque en sortant rencontra Warwick et une foule d'Anglais; et, pour se montrer bon Anglais, il dit en leur langue: «Farewell, farewell.» Ce joyeux adieu voulait dire à peu près: «Bonsoir, bonsoir, tout est fini[489]

Le mardi, les juges formèrent à l'archevêché une assemblée telle quelle d'assesseurs, dont les uns n'avaient siégé qu'aux premières séances, les autres jamais, au reste gens de toute espèce, prêtres, légistes, et jusqu'à trois médecins. Ils leur rendirent compte de ce qui s'était passé et leur demandèrent avis. L'avis, tout autre qu'on ne l'attendait, fut qu'il fallait mander encore la prisonnière et lui relire son acte d'abjuration. Il est douteux que cela fût au pouvoir des juges. Il n'y avait plus au fond, ni juge, ni jugement possible, au milieu de cette rage de soldats, parmi les épées. Il fallait du sang, celui des juges peut-être n'était pas loin de couler. Ils dressèrent à la hâte une citation, pour être signifiée le lendemain à huit heures; elle ne devait plus comparaître que pour être brûlée.

Le matin, Cauchon lui envoya un confesseur, frère Martin l'Advenu, «pour lui annoncer sa mort et l'induire à pénitence...» Et quand il annonça à la pauvre femme la mort dont elle devait mourir ce jour-là, elle commença à s'écrier douloureusement, se détendre et arracher les cheveux: «Hélas! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement, qu'il faille que mon corps, net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et rendu en cendres! Ha! ha! j'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée... Oh! j'en appelle à Dieu, le grand juge, des torts et ingravances qu'on me fait[490]

Après cette explosion de douleur, elle revint à elle et se confessa, puis elle demanda à communier. Le frère était embarrassé; mais l'évêque consulté répondit qu'on pouvait lui donner la communion «et tout ce qu'elle demanderait.» Ainsi, au moment même où il la jugeait hérétique relapse et la retranchait de l'Église, il lui donnait tout ce que l'Église donne à ses fidèles. Peut-être un dernier sentiment humain s'éleva dans le cœur du mauvais juge; il pensa que c'était bien assez de brûler cette pauvre créature, sans la désespérer et la damner. Peut-être aussi le mauvais prêtre, par une légèreté d'esprit fort accordait-il les sacrements comme chose sans conséquence, qui ne pouvait après tout que calmer et faire taire le patient... Au reste, on essaya d'abord de faire la chose à petit bruit; on apporta l'eucharistie sans étole et sans lumière. Mais le moine s'en plaignit; et l'Église de Rouen, dûment avertie, se plut à témoigner ce qu'elle pensait du jugement de Cauchon; elle envoya le corps de Christ avec quantité de torches, un nombreux clergé, qui chantait des litanies et disait le long des rues au peuple à genoux: «Priez pour elle[491]

Après la communion, qu'elle reçut avec beaucoup de larmes, elle aperçut l'évêque et elle lui dit ce mot: «Évêque, je meurs par vous...» Et encore: «Si vous m'eussiez mise aux prisons d'église et donné des gardiens ecclésiastiques, ceci ne fût pas advenu... C'est pourquoi j'en appelle de vous devant Dieu[492]

Puis, voyant parmi les assistants Pierre Morice, l'un de ceux qui l'avaient prêchée, elle lui dit: «Ah! maître Pierre, où serai-je ce soir?—N'avez-vous pas bonne espérance au Seigneur?—Oh! oui, Dieu aidant, je serai en Paradis!»

Il était neuf heures: elle fut revêtue d'habits de femme et mise sur un chariot. À son côté se tenait le confesseur frère Martin l'Advenu, l'huissier Massieu était de l'autre. Le moine augustin frère Isambart, qui avait déjà montré tant de charité et de courage, ne voulut pas la quitter. On assure que le misérable Loyseleur vint aussi sur la charrette et lui demanda pardon; les Anglais l'auraient tué sans le comte de Warwick[493].

Jusque-là la Pucelle n'avait jamais désespéré, sauf peut-être sa tentation pendant la semaine sainte. Tout en disant, comme elle le dit parfois: «Ces Anglais me feront mourir;» au fond, elle n'y croyait pas. Elle ne s'imaginait point que jamais elle pût être abandonnée. Elle avait foi dans son roi, dans le bon peuple de France. Elle avait dit expressément: «Il y aura en prison ou au jugement quelque trouble, par quoi je serai délivrée... délivrée à grande victoire[494]!...» Mais quand le roi et le peuple lui auraient manqué, elle avait un autre secours, tout autrement puissant et certain, celui de ses amies d'en haut, des bonnes et chères Saintes... Lorsqu'elle assiégeait Saint-Pierre, et que les siens l'abandonnèrent à l'assaut, les Saintes envoyèrent une invisible armée à son aide. Comment délaisseraient-elles leur obéissante fille; elles lui avaient tant de fois promis salut et délivrance!...

Quelles furent donc ses pensées lorsqu'elle vit que vraiment il fallait mourir; lorsque, montée sur la charrette, elle s'en allait, à travers une foule tremblante, sous la garde de huit cents Anglais armés de lances et d'épées? Elle pleurait et se lamentait, n'accusant toutefois ni son roi, ni ses Saintes... Il ne lui échappait qu'un mot: «Ô Rouen! Rouen! dois-je donc mourir ici?»

Le terme du triste voyage était le Vieux-Marché, le marché au poisson. Trois échafauds avaient été dressés. Sur l'un était la chaire épiscopale et royale, le trône du cardinal d'Angleterre, parmi les siéges de ses prélats. Sur l'autre devaient figurer les personnages du lugubre drame, le prédicateur, les juges et le bailli, enfin la condamnée. On voyait à part un grand échafaud de plâtre, chargé et surchargé de bois; on n'avait rien plaint au bûcher, il effrayait par sa hauteur. Ce n'était pas seulement pour rendre l'exécution plus solennelle; il y avait une intention: c'était afin que, le bûcher étant si haut échafaudé, le bourreau n'y atteignît que par en bas, pour allumer seulement, qu'ainsi il ne pût abréger le supplice[495], ni expédier la patiente, comme il faisait des autres, leur faisant grâce de la flamme. Ici, il ne s'agissait pas de frauder la justice, de donner au feu un corps mort; on voulait qu'elle fût bien réellement brûlée vive; que, placée au sommet de cette montagne de bois et dominant le cercle des lances et des épées, elle pût être observée de toute la place. Lentement, longuement brûlée sous les yeux d'une foule curieuse, il y avait lieu de croire qu'à la fin elle laisserait surprendre quelque faiblesse, qu'il lui échapperait quelque chose qu'on pût donner pour un désaveu, tout au moins des mots confus qu'on pourrait interpréter, peut-être de basses prières, d'humiliants cris de grâce, comme une femme éperdue...

Un chroniqueur, ami des Anglais, les charge ici cruellement. Ils voulaient, si on l'en croit, que la robe étant brûlée d'abord, la patiente restât nue, «pour oster les douptes du peuple;» que le feu étant éloigné, chacun vînt la voir, «et tous les secrez qui povent ou doivent estre en une femme;» et qu'après cette impudique et féroce exhibition, «le bourrel remist le grant feu sur sa povre charogne[496]...»

L'effroyable cérémonie commença par un sermon. Maître Nicolas Midy, une des lumières de l'Université de Paris, prêcha sur ce texte édifiant: «Quand un membre de l'Église est malade, toute l'Église est malade.» Cette pauvre Église ne pouvait guérir qu'en se coupant un membre. Il concluait pour la formule: Jeanne, allez en paix, l'Église ne peut plus te défendre.»

Alors le juge d'église, l'évêque de Beauvais, l'exhorta bénignement à s'occuper de son âme et à se rappeler tous ses méfaits pour s'exciter à la contrition. Les assesseurs avaient jugé qu'il était de droit de lui relire son abjuration; l'évêque n'en fit rien. Il craignait des démentis, des réclamations. Mais la pauvre fille ne songeait guère à chicaner ainsi sa vie; elle avait bien d'autres pensées. Avant même qu'on l'eût exhortée à la contrition, elle s'était mise à genoux, invoquant Dieu, la Vierge, saint Michel et sainte Catherine, pardonnant à tous et demandant pardon, disant aux assistants: «Priez pour moi!...» Elle requérait surtout les prêtres de dire chacun une messe pour son âme... Tout cela de façon si dévote, si humble et si touchante, que l'émotion gagnant, personne ne put plus se contenir; l'évêque de Beauvais se mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait, et voilà que les Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi, Winchester comme les autres[497].

Serait-ce dans ce moment d'attendrissement universel, de larmes, de contagieuse faiblesse, que l'infortunée, amollie et redevenue simple femme, aurait avoué qu'elle voyait bien qu'elle avait eu tort, qu'on l'avait trompée apparemment en lui promettant délivrance. Nous n'en pouvons trop croire là-dessus le témoignage intéressé des Anglais[498]. Toutefois, il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour douter, qu'ainsi trompée dans son espoir, elle n'ait vacillé dans sa foi... A-t-elle dit le mot, c'est chose incertaine; j'affirme qu'elle l'a pensé.

Cependant, les juges, un moment décontenancés, s'étaient remis et raffermis. L'évêque de Beauvais, s'essuyant les yeux, se mit à lire la condamnation. Il remémora à la coupable tous ses crimes, schisme, idolâtrie, invocation de démons, comment elle avait été admise à pénitence, et comment, «séduite par le Prince du mensonge, elle étoit retombée, ô douleur! comme le chien qui retourne à son vomissement... Donc, nous prononçons que vous êtes un membre pourri, et, comme tel, retranché de l'Église. Nous vous livrons à la puissance séculière, la priant toutefois de modérer son jugement, en vous évitant la mort et la mutilation des membres.»

Délaissée ainsi de l'Église, elle se remit en toute confiance à Dieu. Elle demanda la croix. Un Anglais lui passa une croix de bois, qu'il fit d'un bâton; elle ne la reçut pas moins dévotement, elle la baisa et la mit, cette rude croix, sous ses vêtements et sur sa chair... Mais elle aurait voulu la croix de l'Église, pour la tenir devant ses yeux jusqu'à la mort. Le bon huissier Massieu et frère Isambart firent tant, qu'on la lui apporta de la paroisse Saint-Sauveur. Comme elle embrassait cette croix, et qu'Isambart l'encourageait, les Anglais commencèrent à trouver tout cela bien long; il devait être au moins midi; les soldats grondaient, les capitaines disaient: «Comment? prêtre, nous ferez-vous dîner ici?...» Alors, perdant patience et n'attendant pas l'ordre du bailli, qui seul pourtant avait autorité pour l'envoyer à la mort, ils firent monter deux sergents pour la tirer des mains des prêtres. Au pied du tribunal, elle fut saisie par les hommes d'armes, qui la traînèrent au bourreau, lui disant; «Fais ton office...» Cette furie de soldats fit horreur; plusieurs des assistants, des juges mêmes, s'enfuirent, pour n'en pas voir davantage.

Quand elle se trouva en bas dans la place, entre ces Anglais qui portaient les mains sur elle, la nature pâtit et la chair se troubla; elle cria de nouveau: «Ô Rouen, tu seras donc ma dernière demeure!...» Elle n'en dit pas plus, et ne pécha pas par ses lèvres[499], dans ce moment même d'effroi et de trouble...

Elle n'accusa ni son roi, ni ses Saintes. Mais parvenue au haut du bûcher, voyant cette grande ville, cette foule immobile et silencieuse, elle ne put s'empêcher de dire: «Ah! Rouen, Rouen, j'ai grand'peur que tu n'aies à souffrir de ma mort!» Celle qui avait sauvé le peuple et que le peuple abandonnait n'exprima en mourant (admirable douceur d'âme!) que de la compassion pour lui...

Elle fut liée sous l'écriteau infâme, mîtrée d'une mître où on lisait: «Hérétique, relapse, apostate, ydolastre»... Et alors le bourreau mit le feu... Elle le vit d'en haut et poussa un cri... Puis, comme le frère qui l'exhortait ne faisait pas attention à la flamme, elle eut peur pour lui, s'oubliant elle-même, et elle le fit descendre.

Ce qui prouve bien que jusque-là elle n'avait rien rétracté expressément, c'est que ce malheureux Cauchon fut obligé (sans doute par la haute volonté satanique qui présidait) à venir au pied du bûcher, obligé à affronter de près la face de sa victime, pour essayer d'en tirer quelque parole... Il n'en obtint qu'une, désespérante. Elle lui dit avec douceur ce qu'elle avait déjà dit: «Évêque, je meurs par vous... Si vous m'aviez mise aux prisons d'église, ceci ne fût pas advenu.» On avait espéré sans doute que se croyant abandonnée de son roi, elle l'accuserait enfin et parlerait contre lui. Elle le défendit encore: «Que j'aie bien fait, que j'aie mal fait, mon roi n'y est pour rien; ce n'est pas lui qui m'a conseillée.»

Cependant, la flamme montait... Au moment où elle toucha, la malheureuse frémit et demanda de l'eau bénite; de l'eau, c'était apparemment le cri de la frayeur... Mais, se relevant aussitôt, elle ne nomma plus que Dieu, que ses anges et ses Saintes. Elle leur rendit témoignage: «Oui, mes voix étaient de Dieu, mes voix ne m'ont pas trompée[500]!...» Que toute incertitude ait cessé dans les flammes, cela nous doit faire croire qu'elle accepta la mort pour la délivrance promise, qu'elle n'entendit plus le salut au sens judaïque et matériel, comme elle avait fait jusque-là, qu'elle vit clair enfin, et que, sortant des ombres, elle obtint ce qui lui manquait encore de lumière et de sainteté.

Cette grande parole est attestée par le témoin obligé et juré de la mort, par le dominicain qui monta avec elle sur le bûcher, qu'elle en fit descendre, mais qui d'en bas lui parlait, l'écoutait et lui tenait la croix.

Nous avons encore un autre témoin de cette mort sainte, un témoin bien grave, qui lui-même fut sans doute un saint. Cet homme, dont l'histoire doit conserver le nom, était le moine augustin, déjà mentionné, frère Isambart de la Pierre; dans le procès, il avait failli périr pour avoir conseillé la Pucelle, et néanmoins, quoique si bien désigné à la haine des Anglais, il voulut monter avec elle dans la charrette, lui fit venir la croix de la paroisse, l'assista parmi cette foule furieuse, et sur l'échafaud et au bûcher.

Vingt ans après, les deux vénérables religieux, simples moines, voués à la pauvreté et n'ayant rien à gagner ni à craindre en ce monde, déposent ce qu'on vient de lire: «Nous l'entendions, disent-ils, dans le feu, invoquer ses Saintes, son archange; elle répétait le nom du Sauveur... Enfin, laissant tomber sa tête, elle poussa un grand cri: «Jésus!»

«Dix mille hommes pleuraient...» Quelques Anglais seuls riaient ou tâchaient de rire. Un d'eux, des plus furieux, avaient juré de mettre un fagot au bûcher; elle expirait au moment où il le mit, il se trouva mal; ses camarades le menèrent à une taverne pour le faire boire et reprendre ses esprits; mais il ne pouvait se remettre: «J'ai vu, disait-il hors de lui-même, j'ai vu de sa bouche, avec le dernier soupir, s'envoler une colombe. D'autres avaient lu dans les flammes le mot qu'elle répétait: «Jésus!» Le bourreau alla le soir trouver frère Isambart; il était tout épouvanté; il se confessa, mais il ne pouvait croire que Dieu lui pardonnât jamais... Un secrétaire du roi d'Angleterre disait tout haut en revenant: «Nous sommes perdus; nous avons brûlé une sainte!»

Cette parole, échappée à un ennemi, n'en est pas moins grave. Elle restera. L'avenir n'y contredira pas. Oui, selon la Religion, selon la Patrie, Jeanne Darc fut une sainte.

Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire[501]? Mais il faut se garder bien d'en faire une légende[502]; on doit en conserver pieusement tous les traits, même les plus humains, en respecter la réalité touchante et terrible...

Que l'esprit romanesque y touche, s'il ose; la poésie ne le fera jamais. Eh! que saurait-elle ajouter?... L'idée qu'elle avait, pendant tout le moyen âge, poursuivie de légende en légende, cette idée se trouva à la fin être une personne; ce rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d'en haut, elle fut ici-bas... En qui? c'est la merveille. Dans ce qu'on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France... Car il y eut un peuple, il y eut une France. Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge... et déjà la Patrie.

Telle est la poésie de ce grand fait, telle en est la philosophie, la haute vérité. Mais la réalité historique n'en est pas moins certaine; elle ne fut que trop positive et trop cruellement constatée... Cette vivante énigme, cette mystérieuse créature, que tous jugèrent surnaturelle, cet ange ou ce démon, qui, selon quelques-uns, devait s'envoler un matin[503], il se trouva que c'était une jeune femme, une jeune fille, qu'elle n'avait point d'ailes, qu'attachée comme nous à un corps mortel, elle devait souffrir, mourir, et de quelle affreuse mort.

Mais c'est justement dans cette réalité qui semble dégradante, dans cette triste épreuve de la nature, que l'idéal se retrouve et rayonne. Les contemporains eux-mêmes y reconnurent le Christ parmi les Pharisiens[504]... Toutefois nous devons y voir encore autre chose, la Passion de la Vierge, le martyre de la pureté.

Il y a eu bien des martyrs; l'histoire en cite d'innombrables, plus ou moins purs, plus ou moins glorieux. L'orgueil a eu les siens, et la haine et l'esprit de dispute. Aucun siècle n'a manqué de martyrs batailleurs, qui sans doute mouraient de bonne grâce quand ils n'avaient pu tuer... Ces fanatiques n'ont rien à voir ici. La sainte fille n'est point des leurs, elle eut un signe à part: Bonté, charité, douceur d'âme.

Elle eut la douceur des anciens martyrs, mais avec une différence. Les premiers chrétiens ne restaient doux et purs qu'en fuyant l'action, en s'épargnant la lutte et l'épreuve du monde. Celle-ci fut douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même; la guerre, ce triomphe du Diable, elle y porta l'esprit de Dieu.

Elle prit les armes quand elle sut «la pitié qu'il y avoit au royaume de France.» Elle ne pouvait voir «couler le sang françois.» Cette tendresse de cœur, elle l'eut pour tous les hommes; elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais blessés.

Pureté, douceur, bonté héroïque, que cette suprême beauté de l'âme se soit rencontrée en une fille de France, cela peut surprendre les étrangers qui n'aiment à juger notre nation que par la légèreté de ses mœurs. Disons-leur (et sans partialité, aujourd'hui que tout cela est si loin de nous) que sous cette légèreté, parmi ses folies et ses vices mêmes, la vieille France n'en fut pas moins le peuple de l'amour et de la grâce.

Le sauveur de la France devait être une femme. La France était femme elle-même. Elle en avait la mobilité, mais aussi l'aimable douceur, la pitié facile et charmante, l'excellence au moins du premier mouvement. Lors même qu'elle se complaisait aux vaines élégances et aux raffinements extérieurs, elle restait au fond plus près de la nature. Le Français, même vicieux, gardait plus qu'aucun autre le bon sens et le bon cœur[505]...

Puisse la nouvelle France ne pas oublier le mot de l'ancienne: «Il n'y a que les grands cœurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon[506]!» L'être et rester tel, entre les injustices des hommes et les sévérités de la Providence, ce n'est pas seulement le don d'une heureuse nature, c'est de la force et de l'héroïsme... Garder la douceur et la bienveillance, parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor intérieur, cela est divin. Ceux qui persistent et vont ainsi jusqu'au bout sont les vrais élus. Et quand même ils auraient quelquefois heurté dans le sentier difficile du monde, parmi leurs chutes, leurs faiblesses et leurs enfances[507], ils n'en resteront pas moins les enfants de Dieu!

LIVRE XI

CHAPITRE PREMIER
HENRI VI ET CHARLES VII.—DISCORDE DE L'ANGLETERRE; RÉCONCILIATION DES PRINCES FRANÇAIS.—ÉTAT DE LA FRANCE.
1431-1440

La mort de la Pucelle était, dans l'opinion des Anglais, le salut du roi. Warwick disait, quand il crut qu'elle échapperait: «Le roi va mal, la fille ne sera pas brûlée.» Et encore: «Le roi l'a achetée cher; il ne voudrait pour rien au monde qu'elle mourût de mort naturelle.»

Ce roi, qui, disait-on, ne pouvait vivre que par la mort de la jeune fille, qui voulait qu'elle pérît, c'était lui-même un tout jeune enfant de neuf ans, innocente et malheureuse créature, déjà marquée pour l'expiation... Pâle effigie de la France mourante, il se trouvait, par la malice du sort ou la justice de Dieu, placé dans le trône d'Henri V, afin qu'en réalité ce trône restât vide et que pendant un demi-siècle l'Angleterre n'eût ni roi, ni loi.

La sagesse anglaise s'était jouée elle-même; elle s'était chargée de rendre la France sage, et c'est elle qui devint folle. Par la victoire, la conquête et le mariage forcé, l'Angleterre réussit à se donner un Charles VI. Conçu dans la haine, enfanté dans les larmes, peut-être à sa naissance regardé de travers par sa mère elle-même[508], le triste enfant vint au monde sous de fâcheux auspices et pauvrement doué. C'était du reste un enfant bon et doux; avec de la douceur, il pouvait se faire que l'on tirât quelque parti de cette faible nature, mais il aurait fallu la patience de l'Amour et les tempéraments de la Grâce. L'esprit anglais est celui de la Loi. Le formalisme, la roideur, le cant, étaient déjà ce qu'ils sont aujourd'hui. Combien plus, sous un gouvernement de prêtres politiques, sortis pour la plupart de la scolastique, du pédantisme, et qui gouvernaient d'une même férule le roi et le royaume!... Scolastique et Politique, dures nourrices pour le pauvre enfant!... Le gouverneur, l'homme d'exécution pour cette discipline, ce fut le violent Warwick. Tour à tour gouverneur et geôlier, il fut choisi, nous l'avons dit, comme l'honnête homme du temps; brave, dur et dévot, il se faisait fort de former son élève sur le patron voulu, de le corriger et le châtier[509]... Il travailla si bien sur le patient, il amenda et émonda si consciencieusement qu'il ne resta plus rien... Rien de l'homme, encore moins du roi, une ombre à peine, quelque chose de passif et d'inoffensif, une âme prête pour l'autre monde... Un tel roi fit l'humiliation, la rage des Anglais; ils trouvèrent que le saint n'était bon qu'à faire un martyr; les durs raisonneurs n'ont jamais senti ce qu'il y a de Dieu en l'innocent, tout au moins de touchant dans le simple d'esprit.

Le martyre commença par le couronnement, par la riche moisson de malédictions qu'on lui fit recueillir dans les deux royaumes. Après avoir attendu neuf mois à Calais que les routes fussent moins dangereuses[510], il fut enfin amené à Paris, en décembre, au cœur de l'hiver. C'était le temps des grandes souffrances du peuple; la cherté des vivres était extrême; la misère et la dépopulation telles que le régent fut obligé de défendre de brûler les maisons abandonnées.

Ce prétendu sacre du roi de France fut tout anglais. D'abord, point de Français dans le cortége, sauf Cauchon et quelques évêques qui suivaient le cardinal Winchester. Nul prince du sang de France, sinon en comédie[511], un faux duc de Bourgogne, un faux comte de Nevers. La grand'mère ne paraît pas avoir été invitée; on lui laissa à peine entrevoir son petit-fils dans une solennelle et cérémonieuse visite. Il semblait politique de gagner la ville, de laisser officier l'évêque de Paris dans sa cathédrale. Mais le cardinal anglais, qui payait les frais du sacre[512], voulut aussi en avoir l'honneur. Il officia pontificalement à Notre-Dame, prit et mania la couronne de France, et la mit sur la tête de l'enfant à genoux[513]. Au grand scandale du chapitre, tout se fit selon les rites anglais[514]. C'était le droit du sacre pour les chanoines de garder le vase de vermeil qui contenait le vin; les officiers du roi soutinrent que ce vase leur revenait.

Les grands corps ne furent point ménagés. Le Parlement zélé qui avait banni Charles VII, l'Université dont les docteurs jugeaient la Pucelle, les échevins enfin, ils virent tous au banquet royal le cas que faisaient d'eux leurs bons amis les Anglais. Magistrats et docteurs, arrivant dans la majesté de leurs robes fourrées, vermeilles ou cramoisies, ils restèrent dans la boue, à la porte du Palais, sans trouver personne pour les introduire. S'ils parvinrent à entrer, ce fut en traversant à grand'peine le sale populaire, la foule malhonnête et méchante qui les poussait, les faisait tomber; les filous ramassaient... Arrivés dans la salle, à la Table de marbre, ils ne trouvèrent point de places, sinon parmi les savetiers, les maçons, déjà attablés. Aux joutes, les hérauts n'eurent pas la peine de crier: Largesse! Les gens s'en allèrent les mains vides: «Nous en aurions eu davantage, disaient-ils furieux, au mariage d'un orfèvre[515].» Encore, s'il y eût eu une légère baisse de taille; point de baisse. On ne fit même pas la grâce économique de mettre dehors un prisonnier.

Et pourtant, il faut le dire, quand ils le voulaient bien, les Anglais savaient dépenser. Ils avaient fait, peu d'années auparavant, un immense gala que la ville paya par une taille établie tout exprès. La gloutonnerie de cette gent vorace[516] faisait l'étonnement de la foule affamée et béante. Dans un de leurs repas, le chroniqueur compte, outre les bœufs et les moutons, huit cents plats de menue viande; en une fois, ils burent quarante muids[517].

Le jeune roi fut ramené par Rouen, logé au château, non loin de la Pucelle, le roi près de la prisonnière, sans que celle-ci en fût mieux traitée. Dans les temps vraiment chrétiens, ce voisinage seul eût sauvé l'accusée. On eût craint que si la grâce du roi ne s'étendait sur elle, elle n'étendit sur lui son malheur.

Il lui fallait recevoir encore une couronne à Londres. L'entrée royale fut pompeuse, mais grave, toute empreinte d'un caractère théologique et pédagogique; les divertissements furent des moralités, propres à former l'esprit et le cœur d'un jeune prince chrétien. L'enfant royal entendit au pont de Londres une ballade chantée par les sept dons de la Grâce; plus loin, il vit les sept Sciences avec la Sagesse, puis la figure d'un roi entre deux dames, Vérité et Mercie. Harangué par la Pureté, il trouva sur son passage les trois fontaines de Générosité, de Grâce et de Mercie, qui, il est vrai, ne coulaient point[518]. Au banquet royal, il fut régalé de ballades orthodoxes, à la gloire d'Henri V et de Sigismond qui punirent Oldcastle et Jean Huss, et enseignèrent la crainte de Dieu. Pour que rien ne manquât à la réjouissance, on brûla un homme à Smithfield[519].

Il y avait bien des choses, et trop claires, dans la sinistre comédie du couronnement. Qui eût su voir eût déjà vu la guerre civile parmi le cérémonial de religion et de paix. Ces pieux personnages qui siégeaient autour de leur royal pupille en leurs pacifiques robes violettes, ces loyaux barons qui venaient, Glocester en tête, rendre hommage avec leur livery[520], c'étaient deux partis, deux armées qui déjà se mesuraient des yeux. Les uns et les autres apportaient même pensée à l'autel, une pensée homicide. Les moyens seulement devaient différer.

Glocester et les barons, bouffis d'orgueil et de violence, devaient conspirer à grand bruit. À les entendre, sans les prêtres, ils auraient déjà conquis la France. Les évêques avaient tant peur de payer un schelling, qu'en 1430 ils avaient proposé de démolir les places fortes dont l'entretien était trop coûteux. N'était-ce pas une haute trahison?... Voilà pourquoi sans doute ils fermaient le conseil à lord Glocester, au roi même. Leur effronterie allait jusqu'à envoyer au Parlement, comme membres des communes, des gens qui n'avaient pas été élus... Glocester couronnait ces accusations par une terrible histoire. Son frère Henri V lui avait conté qu'une nuit qu'il couchait à Winchester, son chien jappa, et l'on trouva un homme couché sous un tapis; l'homme avoua que Winchester l'avait chargé de tuer le roi[521], mais on ne voulut pas donner suite à la chose, il fut noyé dans la Tamise.

De son côté, Winchester avait beau jeu pour récriminer. Tout le monde savait, voyait les fureurs de Glocester: prises d'armes dans la Cité, coup de main pour forcer la Tour, son mariage improvisé, et sa folle guerre contre l'alliée de l'Angleterre pour se faire un État à lui. Ce violent et dissolu Glocester avait osé épouser publiquement deux femmes; les chastes ladies de Londres avaient tellement souffert en leur délicatesse de cet énorme scandale, qu'elles en portèrent plainte au Parlement[522]. La seconde femme était d'une famille alliée au fameux hérétique Oldcastle; c'était une Lenoma Cobhar, belle, méchante, qui n'avait que trop d'esprit, et qui, après je ne sais combien d'aventures, n'en avait pas moins ensorcelé le duc, au point de s'en faire épouser. Cette femme avait une cour de gens suspects, faiseurs de vers satiriques, alchimistes, astrologues. Enfermée avec eux, que pouvait-elle faire, sinon travailler contre l'Église, lire aux astres la mort de ses ennemis, ou la hâter par des poisons ou des sorts?... Il y avait là bonne et riche matière aux procès ecclésiastiques. En 1432, Winchester, revenant de l'exécution de Rouen, crut pouvoir répéter la même scène à Londres. Il fit prendre une sorcière, nommée Margery, qui devait être attachée à la duchesse de Glocester[523]; il la fit examiner à Windsor même, au château royal; mais quelque bonne volonté qu'on y mît, la Margery fut trop habile, il n'y eut pas moyen d'en rien tirer; il fallut attendre.

Glocester à son tour, voyant Winchester parti pour le concile, crut avoir tout gagné; il fit arrêter à l'embarquement l'argent du cardinal. Un déficit énorme fut avoué dans le Parlement. Les communes, effrayées, appelèrent au gouvernement du royaume, non Glocester qui s'y attendait, mais son frère, le régent de France. Ce qui peint la nation, c'est que Bedford, pour première question, demanda quel traitement lui serait alloué... Le silence fut général.

Que le gouvernement fût entre les mains de Winchester ou de Bedford, les affaires ne pouvaient qu'aller mal. C'était justement l'époque où le faible lien qui attachait encore le duc de Bourgogne aux Anglais achevait de se rompre. Sa sœur, femme de Bedford, mourut cette année.

Cette alliance n'avait jamais été solide ni sûre. Le duc de Bourgogne avait dans ses archives un gage touchant de l'amitié anglaise, à savoir: les lettres secrètes de Glocester et de Bedford, où les deux princes agitaient ensemble les moyens de l'arrêter ou de le tuer. Bedford, beau-frère du duc de Bourgogne, opinait pour le dernier parti, sauf la difficulté de la chose[524].

Les variations de cette orageuse alliance feraient toute une histoire. D'abord Henri V, outre l'argent qu'il donna au duc pour l'attirer dans son parti, semblait lui avoir fait espérer de grands avantages. Mais, bien loin de lui faire part dans leurs acquisitions, les Anglais essayèrent de prendre l'héritage de Hollande et de Hainaut qu'il regardait comme sien. Dans leurs succès, ils lui tournaient le dos ou tâchaient de lui nuire; dès qu'ils avaient besoin de lui, les dogues revenaient rampants.

Après leur équipée de Hainaut, serrés de près par Charles VII, ils apaisèrent le duc en lui engageant Péronne et Tournai, puis Bar, Auxerre et Mâcon. En 1429, ils refusèrent de remettre Orléans entre ses mains. Orléans pris et Charles VII marchant sur Reims, ils se jetèrent dans les bras du beau-frère, lui engagèrent Meaux et firent semblant de lui confier Paris. Lorsqu'ils eurent la Pucelle, et que leur roi fut sacré, ils firent acte de souveraineté en Flandre[525], écrivant aux Gantais, et leur offrant protection.

Le duc de Bourgogne n'avait jamais eu grande raison d'aimer les Anglais, et il n'en avait plus de les craindre. Leur guerre en France devenait ridicule. Dunois leur prit Chartres, pendant que la garnison anglaise était au sermon. Ils assiégeaient Lagny; le régent en personne, le comte de Warwick, étaient venus et avaient fait brèche; mais voyant sur la brèche, déjà ouverte et praticable, les assiégés qui leur montraient les dents, ils crurent prudent de laisser là ces enragés et ils revinrent à Paris la veille de Pâques, «apparemment pour se confesser[526]

Les Parisiens, réjouis de cette retraite de Bedford, ne s'amusèrent pas moins de son mariage. Il épousait à cinquante ans une petite fille de dix-sept, «frisque, belle et gracieuse[527]», une fille du comte de Saint-Pol, d'un vassal du duc de Bourgogne, et cela brusquement, sournoisement, sans rien dire à son beau-frère. Le duc n'y eût pas consenti; les Saint-Pol, élevés par lui[528] pour garder sa frontière, commençaient le rôle double qui devait les perdre; ils donnaient pied aux Anglais chez le duc de Bourgogne.

Winchester comprenait mieux que, l'alliance de Bourgogne rompue, la guerre allait changer de face, qu'elle deviendrait bien autrement coûteuse et qu'infailliblement l'Église paierait les frais. On avait commencé par l'Église de France. On voulait lui faire rendre tous les dons pieux qu'elle avait reçus depuis soixante ans.

Dans cette inquiétude, il s'entremit vivement pour la paix. Il obtint qu'une conférence aurait lieu entre Bedford et Philippe le Bon. Il parvint à faire avancer les deux ducs, l'un vers l'autre, jusqu'à Saint-Omer. Mais ce fut tout; une fois dans la ville, ni l'un ni l'autre ne voulut faire la première démarche. Quoique Bedford dût bien voir que la France était perdue pour les Anglais, s'il ne regagnait le duc de Bourgogne, il resta ferme sur l'étiquette; représentant du roi, il attendit la visite du vassal du roi, lequel ne bougea; la rupture fut définitive.

Tout au contraire, la France se ralliait peu à peu. Le rapprochement fut surtout l'ouvrage de la maison d'Anjou. La vieille reine Yolande d'Anjou, belle-mère du roi, lui ramenait les Bretons; de concert avec le connétable Richemont, frère du duc de Bretagne, elle chassa le favori La Trémouille.

Il était plus difficile de gagner le duc de Bourgogne, qui soutenait en Lorraine le prétendant Vaudemont contre René d'Anjou, fils d'Yolande. Ce prince, qui est resté dans la mémoire des Angevins et des Provençaux sous le nom du bon roi René, avait toutes les qualités aimables de la vieille France chevaleresque; il en avait aussi l'imprudence, la légèreté. Il s'était fait battre et prendre à Bulgnéville par les Bourguignons (1431). Il consacra les loisirs de la prison, non à la poésie, comme Charles d'Orléans, mais à la peinture. Il fit des tableaux pour la chapelle qu'il construisit dans sa prison, il en fit pour les Chartreux de Dijon; il travailla même pour celui qui le retenait prisonnier; lorsque Philippe le Bon vint le voir, René lui fit présent d'un beau portrait de Jean sans Peur. Il n'y avait pas moyen de rester ennemi de l'aimable peintre; le duc de Bourgogne lui rendit la liberté sous caution.

Les princes se rapprochaient, et il ne tenait pas aux peuples qu'ils n'en fissent autant. Paris, gouverné par Cauchon et autres évêques, essaya de s'en débarrasser et de chasser les Anglais. La Normandie même, cette petite Angleterre de France, finit par se lasser d'une guerre dont on lui faisait porter tout le poids. Un vaste soulèvement eut lieu dans les campagnes de la basse Normandie; le chef était un paysan, nommé Quatre-pieds, mais il y avait aussi des chevaliers; ce n'était pas une simple Jacquerie. La province ne pouvait manquer d'échapper bientôt aux Anglais.

Ils avaient l'air eux-mêmes de désespérer. Bedford délaissait Paris. La pauvre ville, frappée tour à tour de la famine et de la peste, était un trop affreux séjour. Le duc de Bourgogne osa pourtant la visiter; il y passa avec sa femme et son fils, se rendant à la grande assemblée d'Arras, où l'on allait traiter de la paix. Les Parisiens le reçurent, l'implorèrent comme un ange de Dieu.

Cette assemblée était celle de toute la chrétienté. On y vit les ambassadeurs du concile, du pape, de l'empereur, ceux des rois de Castille, d'Aragon et de Navarre, ceux de Naples, de Milan, de Sicile, de Chypre, ceux de Pologne et de Danemark. Tous les princes français, tous ceux des Pays-Bas, étaient venus ou avaient envoyé; de même l'Université de Paris et nombre de bonnes villes. Tout ce monde étant rassemblé, l'Angleterre elle-même arriva dans la personne du cardinal de Winchester.

La première question était de savoir s'il était possible d'accorder Charles VII et Henri VI. Mais quel moyen? chacun d'eux prétendait garder la couronne. Charles VII offrait l'Aquitaine, la Normandie même que les Anglais avaient encore. Ceux-ci demandaient que chacun restât en possession de ce qu'il avait, en s'arrondissant par des échanges[529]. Leur étrange infatuation est admirablement marquée dans les instructions que le conseil de Londres donnait au cardinal, quatre ans après l'Assemblée d'Arras (1439), lorsque les affaires anglaises avaient encore bien empiré. D'abord il devait engager Charles de Valois à cesser de troubler le roi Henri dans la jouissance de son royaume de France, et pour le bien de la paix, lui offrir en Languedoc vingt mille livres de rente[530] à tenir en fief. Puis, le cardinal, comme homme d'Église, devait faire un long discours sur les avantages de la paix. Et alors, les autres ambassadeurs du roi devaient se laisser gagner jusqu'à proposer mariage avec une fille de Charles, et reconnaître deux royaumes de France.

Il n'y avait rien à faire avec les Anglais; on les laissa partir d'Arras. Tout le monde se tourna vers le duc de Bourgogne. On le supplia d'avoir pitié du royaume, de la chrétienté, qui souffraient tant de ces longues guerres. Mais il ne pouvait se décider; sa conscience, son honneur de chevalier étaient engagés, disait-il, il avait signé; de plus, n'était-il pas lié par la vengeance de son père? Les légats du pape lui disaient qu'à cela ne tînt, qu'ils avaient pouvoir pour le délier de ses serments. Mais cela ne le rassurait pas encore. Le droit ecclésiastique ne semblant pas suffisant, on eut recours au droit civil: on fit une belle consultation où, pour laisser les esprits plus libres, les parties étaient désignées par les noms de Darius et d'Assuérus. Les docteurs anglais et français opinèrent, comme on devait s'y attendre, en sens contraire; mais ceux de Bologne, qu'avaient amenés les légats, déclaraient, conformément à l'avis des Français, que Charles VI n'avait pu conclure le traité de Troyes: «Les lois défendent que l'on traite de la succession d'un homme vivant, et annulent les serments contraires aux bonnes mœurs. Le traité contient d'ailleurs une chose impie, l'engagement du père de ne pas traiter avec son fils, sans le consentement des Anglais... Si le roi avait un crime à reprocher à son fils, il devait se pourvoir devant le pape, qui seul a le droit de déclarer un prince incapable d'hériter.»

Le duc de Bourgogne laissait raisonner, supplier. Mais au fond, le changement qu'on demandait était déjà fait en lui; il était las des Anglais. Les Flamands, qui tant de fois avaient forcé leurs comtes de rester unis à l'Angleterre, lui devenaient hostiles; ils souffraient des courses de la garnison de Calais; ils étaient maltraités lorsqu'ils allaient à ce grand marché des laines. Les Anglais, chose plus grave, se mettaient à filer aussi la laine, à faire du drap; ces draps, ces laines filées envahissaient la Flandre même, par le bon marché, et forçaient toutes les barrières. On les défendit en 1428, et il fallut les défendre encore en 1446, en 1464, en 1494[531]. Enfin, en 1499, il n'y eut plus moyen de les défendre; la Flandre, alors sous un prince étranger, se soumit à les recevoir.

L'Angleterre devenait donc une rivale de la Flandre, une ennemie; eût-elle été amie, son amitié eût peu servi désormais. Le duc de Bourgogne avait gagné par l'alliance des Anglais la barrière de la Somme, arrondi, complété sa Bourgogne; mais leur alliance ne pouvait plus lui garantir ses acquisitions. Ils avaient peine à se défendre, divisés comme ils l'étaient. Entre Winchester et Glocester, Bedford pouvait seul maintenir quelque équilibre; Bedford mourut; cette mort soulagea encore la conscience du duc de Bourgogne. Les traités conclus avec Bedford, comme régent de France, lui parurent dès lors moins sacrés; c'était le point de vue tout littéral du moyen âge; on se croyait lié viagèrement à celui qui avait signé[532].

Les deux beaux-frères du duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et le connétable de Richemont, frère du duc de Bretagne, ne contribuèrent pas peu à le décider. Depuis sa prison d'Azincourt, depuis que, traîné partout à la suite d'Henri V, il avait vu de près la morgue des Anglais, Richemont en était resté ennemi implacable. Le duc de Bourbon, dont le père était mort prisonnier sans pouvoir se racheter jamais, ni par argent, ni par bassesse, n'aimait guère plus les Anglais; tout récemment encore, ils venaient de donner à Talbot son comté de Clermont[533], qui était dans la maison de Bourbon depuis saint Louis.

Bourbon et Richemont prièrent tant leur beau-frère, qu'il céda et voulut bien faire grâce. Le traité d'Arras ne peut être qualifié autrement. Le roi demandait pardon au duc, et le duc ne lui rendait pas hommage; en cela il devenait lui-même comme roi. Il gardait pour lui et ses hoirs tout ce qu'il avait acquis: d'un côté Péronne et toutes les places de la Somme, de l'autre Auxerre et Mâcon.

Les explications et réparations pour la mort du duc Jean étaient fort humiliantes. Le roi devait dire ou faire dire qu'en ce temps-là il était bien jeune, avait encore petite connaissance, et n'avait pas été assez avisé pour y pourvoir; mais qu'il allait faire toute diligence pour rechercher les coupables. Il devait fonder à Montereau une chapelle dans l'église, et un couvent pour douze chartreux; de plus, sur le pont où l'acte avait été perpétré, une croix en pierre, qui serait entretenue aux frais du roi.

La cérémonie du pardon eut lieu dans l'église de Saint-Wast. Le doyen de Paris, Jean Tudert[534], se jeta aux pieds du duc Philippe, et cria merci de la part du roi pour le crime de Jean sans Peur. Le duc se montra ému, le releva, l'embrassa, et lui dit qu'il n'y aurait jamais de guerre entre le roi Charles et lui. Le duc de Bourbon et le connétable jurèrent ensuite la paix, ainsi que les ambassadeurs et les seigneurs français et bourguignons.

Mais la réconciliation n'eut pas été complète, si le duc de Bourgogne n'eût conclu un arrangement définitif avec le beau-frère de Charles VII, René d'Anjou. René, n'ayant pu se tenir au premier traité, avait mieux aimé rentrer en prison. Philippe le Bon l'en fit sortir, et lui remit une partie de sa rançon en faveur du mariage de sa nièce, Marie de Bourbon, avec un fils de René. Ainsi les maisons de Bourgogne, de Bourbon et d'Anjou, se trouvaient unies entre elles et avec le roi. Celle de Bretagne flottait; le duc ne se déclarait pas; il trouvait grand profit à la guerre; on disait que trente mille Normands s'étaient réfugiés en Bretagne. Mais, que le duc fût anglais ou français, son frère Richemont était connétable de France: les Bretons le suivaient volontiers; les bandes bretonnes faisaient la force de Charles VII; on les appelait les bons corps[535].

Cette réconciliation de la France mit les Anglais hors d'eux-mêmes[536]; la colère les aveugla, et ils s'enfoncèrent comme à plaisir, dans leur malheur. Le duc de Bourgogne voulait garder des ménagements avec eux; il leur offrait sa médiation, ils la repoussèrent, ils pillèrent et tuèrent les marchands flamands dans Londres. La Flandre s'irritant à son tour, le duc en profita pour entraîner les communes, et il les mena assiéger Calais. Le parti bourguignon tourna comme le duc de Bourgogne; ceux de Paris, les halles même, le quartier bourguignon par excellence, appelèrent les gens du roi, son connétable, et les mirent dans la ville; les Anglais, qui y avaient encore quinze cents hommes d'armes et faisaient d'abord mine de résister, s'enfermèrent piteusement dans la Bastille; puis, ayant peur de la faim, ils obtinrent de s'embarquer et de descendre à Rouen. Le peuple, que trois évêques avaient durement gouverné pour les Anglais, les poursuivit de ses huées; il criait après l'évêque de Térouane, chancelier des Anglais[537]: «Au renard, au renard!» Les Parisiens avaient regret de les tenir quittes à si bon marché; mais il eût fallu assiéger la Bastille, et le connétable lui-même était aux expédients; l'argent lui manquait: le roi, pour reprendre Paris, n'avait eu que mille francs à lui donner (1436).

Les Anglais traîneront encore quinze ans en France, chaque jour plus humiliés, échouant partout, mais ne voulant jamais s'avouer leur impuissance, aimant mieux s'accuser les uns et les autres, crier à la trahison, jusqu'à ce que l'orgueil et la haine tournent en cette horrible maladie, cette rage épileptique que l'on a baptisée du poétique nom de guerre des Roses. Dès ce moment, le roi a peu à craindre; il n'a qu'à patienter, saisir l'occasion, frapper à propos; il peut déjà, moins inquiet de ce côté, s'informer des affaires intérieures, examiner l'état de la France, après tant de maux, s'il y a encore une France.

Dans cette vaste et confuse misère, parmi tant de ruines, deux choses étaient debout: la noblesse et l'Église. La noblesse avait servi le roi contre les Anglais, servi gratis un roi mendiant; elle y avait mangé beaucoup du sien, tout en mangeant le peuple; elle comptait être dédommagée. L'Église, d'autre part, se présentait comme bien pauvre et souffreteuse, mais il y avait cette notable différence qu'elle était pauvre par l'interruption du revenu; généralement le fonds restait. Le roi, débiteur de la noblesse, ne pouvait s'acquitter qu'aux dépens de l'Église, soit en forçant celle-ci de payer, ce qui semblait difficile et dangereux, soit plutôt doucement, indirectement, au nom des libertés ecclésiastiques, en rétablissant les élections où dominaient les seigneurs, et les mettant à même de disposer ainsi des bénéfices. Le pape y nommait souvent des partisans de l'Angleterre; Charles VII n'avait pas à les ménager. Il adopta dans sa Pragmatique de Bourges (7 juillet 1438) les décrets du concile de Bâle qui rétablissaient les élections et reconnaissaient les droits des nobles patrons des églises à présenter aux bénéfices[538]. Ces patrons, descendants des pieux fondateurs ou protecteurs, regardaient les églises comme des démembrements de leurs fiefs; ils ne demandaient pas mieux que de les protéger encore, c'est-à-dire d'y mettre leurs hommes, en faisant élire ceux-ci par les moines ou chanoines.

On n'eût pas attendu cette réforme aristocratique du concile de Bâle, à en juger par la prépondérance qu'y exerçait l'élément démocratique de l'Église, les universitaires. Ceux-ci avaient eu pourtant une leçon; ils avaient travaillé ardemment à la réforme de Constance, et ils n'en avaient pas profité. Les évêques, relevés par eux, mais généralement serviteurs craintifs des seigneurs, faisaient élire les gens recommandés, et les universitaires mouraient de faim. L'Université de Paris, ne cachant pas son désappointement, avait avoué, à cette époque, qu'elle aimait mieux encore que le pape donnât les prébendes[539]. À Bâle, elle crut avoir mieux pris ses précautions. Une part déterminée était assurée dans les bénéfices aux gradués, à ceux qui auraient étudié dix ans, sept ans, trois ans, et non-seulement aux théologiens, mais aux gradués en droit, en médecine; l'avocat et le médecin avaient droit à une cure, à un canonicat; quelque bizarre que fût la chose, c'était un pas, nécessaire peut-être, hors de la scolastique. On offrait ainsi le choix aux patrons; seulement, en leur rendant ce beau droit de présentation, les universitaires se chargeaient modestement de désigner un certain nombre des leurs, parmi lesquels ils pourraient choisir.

Le concile de Bâle était dans une situation difficile; le pape ouvrait contre lui son concile de Florence et faisait grand bruit de la réunion de l'Église grecque. Ceux de Bâle, in extremis[540] se hâtèrent d'accomplir la grande réforme qui devait leur gagner les seigneurs, les évêques, les universités, c'est-à-dire confédérer tous les pouvoirs locaux contre l'unité pontificale. Pour la collation des bénéfices, le pape était réduit par le concile presque à rien; on lui en laissait un sur cinquante. Autre réduction sur les annates et droits de chancellerie. Enfin la grande force d'unité, celle qui traînait à Rome des nations de plaideurs, qui y faisait couler des fleuves d'or, l'appel[541], était interdit (sauf quelques cas extraordinaires) toutes les fois que les plaideurs auraient plus de quatre jours de chemin pour se rendre à Rome; c'était faire descendre le juge des rois au rôle de podestat de la banlieue.

Ce qui charmait la France, alors si pauvre, c'est que la Pragmatique allait empêcher l'or et l'argent de sortir du royaume. Plus tard, lorsque la défense fut levée, le Parlement, dans une remontrance, fait un compte lamentable des millions d'or qui ont passé à Rome en quelques années. «Le Pont-au-Change, dit-il douloureusement, n'a plus ni change ni changeurs; on n'y voit que des chapeliers, des faiseurs de poupées[542].» Le Parlement se montre peu touché des retours en parchemin qu'on obtenait de Rome. L'absence de l'or se faisait vivement sentir. Sous Charles VII, il était vraiment nécessaire, comme instrument de la guerre, comme moyen d'action rapide: la banque tournait de ce côté ses spéculations; jusque-là occupée du change de Rome et de la transmission des décimes ecclésiastiques, elle allait tirer sur les Anglais cette lettre de change qu'ils payèrent avec la Normandie[543].

Puisqu'on chassait les Anglais, il semblait naturel de chasser aussi les Italiens. La France voulait faire elle-même ses affaires, affaires d'agent, affaires d'Église. Pourquoi l'Église établie d'Angleterre subsistait-elle parmi tant d'attaques? C'est qu'elle était toute anglaise, fermée aux étrangers, soutenue par les familles nobles par ses ennemis même, qui y plaçaient leurs parents ou leurs serviteurs; n'était-ce pas un exemple pour l'Église de France?

Il y avait toutefois une chose à craindre, c'est qu'une Église si bien fermée aux influences pontificales ne devint, non pas nationale, mais purement seigneuriale. Ce n'était pas le roi, l'État, qui hériterait de ce qui perdait le pape, mais bien les seigneurs et les nobles. À une époque où l'organisation était si faible encore, on n'agissait guère à distance; or, à chaque élection, le seigneur était là pour présenter ou recommander; les chapitres élisaient docilement[544]; le roi était bien loin. Il s'agissait de savoir si la noblesse était digne qu'on lui remît la principale action dans les affaires de l'Église; si les seigneurs, à qui véritablement revenait le choix des pasteurs, la responsabilité du salut des âmes, étaient eux-mêmes les âmes pures qu'en matière si délicate éclairerait le Saint-Esprit.

Le moyen âge avait redouté une telle influence comme l'anéantissement de l'Église. Et pourtant les barons du XIIe siècle, ceux même qui se battirent si longtemps pour le sceptre contre la crosse, ceux qui plantèrent le drapeau de l'Empereur sur les murs de Rome, comme un Godefroi de Bouillon, c'étaient des hommes craignant Dieu.

Dans son fief, le baron, tout fier et dur qu'il pouvait être, avait encore une règle qui, pour n'être pas écrite, ne semblait que plus respectable. Cette règle était l'usage, la coutume[545]. Dans ses plus grandes violences, il voyait venir ses hommes qui lui disaient avec respect: «Messire, ce n'est pas l'usage des bonnes gens de céans.» On lui amenait les prud'hommes, les vieux du pays, qui semblaient l'usage vivant, des gens qui l'avaient vu naître, qu'il voyait tous les jours et connaissait par leurs noms. L'emportement brutal du jeune homme tombait souvent en présence de ces vieillards, devant cette humble et grave figure de l'antiquité.

La crainte de Dieu, le respect de l'usage, ces deux freins des temps féodaux, sont brisés au XVe siècle. Le seigneur ne réside plus, il ne connaît plus ni ses gens, ni leurs coutumes. S'il revient, c'est avec des soldats pour faire de l'argent brusquement; il retombe par moments sur le pays, comme l'orage et la grêle; on se cache à son approche; c'est dans toute la contrée une alarme, un sauve qui peut.

Ce seigneur, pour porter le nom seigneurial de son père, n'en est pas plus un seigneur; c'est ordinairement un rude capitaine, un barbare, à peine un chrétien. Souvent ce sera un chef d'houspilleurs, de tondeurs, d'écorcheurs, comme le bâtard de Bourbon, le bâtard de Vaurus, un Chabannes, un La Hire. Écorcheurs était le vrai nom. Ruinant ce qui l'était déjà, enlevant la chemise à celui qu'on avait laissé en chemise; s'il ne restait que la peau, ils prenaient la peau.

On se tromperait si l'on croyait que c'étaient seulement les capitaines écorcheurs, les bâtards, les seigneurs sans seigneurerie, qui se montraient si féroces. Les grands, les princes avaient pris dans ces guerres hideuses un étrange goût du sang. Que dire quand on voit Jean de Ligny, de la maison du Luxembourg, exercer son neveu, le comte de Saint-Pol, un enfant de quinze ans, à massacrer des gens qui fuyaient[546]?

Ils traitaient au reste leurs parents comme leurs ennemis. Mieux valait même, pour la sûreté, être ennemi que parent. Il semble qu'en ce temps-là il n'y ait plus ni pères, ni frères... Le comte d'Harcourt tient son père prisonnier toute sa vie[547]; la comtesse de Foix empoisonne sa sœur; le sire de Giac sa femme[548]; le duc de Bretagne fait mourir de faim son frère, et cela publiquement: les passants entendaient avec horreur cette voix lamentable qui demandait en grâce la charité d'un peu de pain... Un soir, le 10 janvier, le comte Adolfe de Gueldre arrache du lit son vieux père; il le traîne cinq lieues à pied, sans chausses, par la neige, et le jette dans un cul de basse-fosse... Le fils avait à dire, il est vrai, que le parricide était l'usage de la famille[549]... Mais nous le trouvons aussi dans la plupart des grandes maisons du temps, dans toutes celles des Pays-Bas, dans celles de Bar, de Verdun, dans celle d'Armagnac, etc.

On était bien fait à ces choses, et pourtant il en éclata une dont tout le monde fut stupéfait: Conticuit terra.

Le duc de Bretagne se trouvant à Nantes, l'évêque, qui était son cousin et son chancelier, s'enhardit par sa présence à procéder contre un grand seigneur du voisinage, singulièrement redouté, un Retz de la maison des Laval, qui eux-mêmes étaient des Monfort, de la lignée des ducs de Bretagne. Telle était la terreur qu'inspirait ce nom que, depuis quatorze ans, personne n'avait osé parler.

L'accusation était étrange[550]. Une vieille femme, qu'on appelait la Meffraie, parcourait les campagnes, les landes; elle approchait des petits enfants qui gardaient les bêtes ou qui mendiaient, elle les flattait et les caressait, mais toujours en se tenant le visage à moitié caché d'une étamine noire; elle les attirait jusqu'au château du sire de Retz, et on ne les revoyait plus. Tant que les victimes furent des enfants de paysans qu'on pouvait croire égarés, ou encore de pauvres petites créatures comme délaissées de leur famille, il n'y eut aucune plainte. Mais, la hardiesse croissant, on en vint aux enfants des villes. Dans la grande ville même, à Nantes, dans une famille établie et connue, la femme d'un peintre ayant confié son jeune frère aux gens de Retz qui le demandaient pour le faire enfant de chœur à la chapelle du château, le petit ne reparut jamais.

Le duc de Bretagne accueillit l'accusation; il fut ravi de frapper sur les Laval[551]; l'évêque avait à se venger du sire de Retz qui avait forcé à main armée une de ses églises. Un tribunal fut formé de l'évêque, chancelier de Bretagne, du vicaire de l'inquisition et de Pierre de l'Hospital, grand juge du duché. Retz, qui sans doute eût pu fuir, se crut trop fort pour rien craindre et se laissa prendre.

Ce Gilles de Retz était un très-grand seigneur, riche de famille, riche de son mariage dans la maison de Thouars, et qui de plus avait hérité de son aïeul maternel, Jean de Craon, seigneur de la Suze, de Chantocé et d'Ingrande. Ces barons des Marches du Maine, de Bretagne et de Poitou, toujours nageant entre le roi et le duc, étaient, comme les Marches, entre deux juridictions, entre deux droits, c'est-à-dire hors du droit. On se rappelle Clisson le boucher et son assassin Pierre de Craon. Quant à Gilles de Retz, dont il s'agit ici, il semblait fait pour gagner la confiance. C'était, dit-on, un seigneur «de bon entendement, belle personne et bonne façon,» lettré de plus, et appréciant fort ceux qui parlaient avec élégance la langue latine[552]. Il avait bien servi le roi, qui le fit maréchal, et qui, au sacre de Reims, parmi ces sauvages Bretons que Richemont conduisait, choisit Gilles de Retz pour quérir à Saint-Remy et porter la sainte ampoule!... Retz, malgré ses démêlés avec l'évêque, passait pour dévot; or, une dévotion alors fort en vogue, c'était d'avoir une riche chapelle et beaucoup d'enfants de chœur qu'on élevait à grands frais; à cette époque la musique d'église prenait l'essor en Flandre, avec les encouragements des ducs de Bourgogne. Retz avait, tout comme un prince, une nombreuse musique, une grande troupe d'enfants de chœur dont il se faisait suivre partout.

Ces présomptions étaient favorables; d'autre part, on ne pouvait nier que ses juges ne fussent ses ennemis. Il les récusa. Mais il n'était pas facile de récuser une foule de témoins, pauvres gens, pères ou mères affligés, qui venaient à la file, pleurant et sanglotant, raconter avec détail comment leurs enfants avaient été enlevés. Les misérables qui avaient servi à tout cela n'épargnaient pas non plus celui qu'ils voyaient perdu sans ressource. Alors il cessa de nier, et se mettant à pleurer, il fit sa confession. Telle était cette confession que ceux qui l'entendirent, juges ou prêtres, habitués à recevoir les aveux du crime, frémirent d'apprendre tant de choses inouïes et se signèrent... Ni les Néron de l'empire, ni les tyrans de Lombardie, n'auraient eu rien à mettre en comparaison; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la mer Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient des enfants.

On trouva dans la tour de Chantocé une pleine tonne d'ossements calcinés, des os d'enfants en tel nombre qu'on présuma qu'il pouvait y en avoir une quarantaine[553]. On en trouva également dans les latrines du château de la Suze, dans d'autres lieux, partout où il avait passé. Partout il fallait qu'il tuât... On porte à cent quarante le nombre d'enfants qu'avait égorgés la bête d'extermination[554].

Comment égorgé, et pourquoi? c'est ce qui était plus horrible que la mort même. C'étaient des offrandes au Diable. Il invoquait les démons Barron, Orient, Belzébut, Satan et Bélial. Il les priait de lui accorder: «l'or, la science et la puissance.» Il lui était venu d'Italie un jeune prêtre de Pistoïa, qui promettait de lui faire voir ces démons. Il avait aussi un Anglais qui aidait à les conjurer. La chose était difficile. Un des moyens essayés c'était de chanter l'office de la Toussaint en l'honneur des malins esprits. Mais cette dérision du saint sacrifice ne leur suffisait pas. Il fallait à ces ennemis du Créateur quelque chose de plus impie encore, le contraire de la création, la dérision meurtrière de l'image vivante de Dieu... Retz offrait parfois à son magicien le sang d'un enfant, sa main, ses yeux et son cœur.

Cette religion du Diable avait cela de terrible que peu à peu l'homme étant parvenu à détruire en soi tout ce qu'il avait de l'homme, il changeait de nature et se faisait Diable. Après avoir tué pour son maître, d'abord sans doute avec répugnance, il tuait pour lui-même avec volupté[555]. Il jouissait de la mort, encore plus de la douleur; d'une chose si cruellement sérieuse, il avait fini par se faire un passe-temps, une farce; les cris déchirants, le râle, flattaient son oreille, les grimaces de l'agonisant le faisaient pâmer de rire; aux dernières convulsions, il s'asseyait, l'effroyable vampire, sur sa victime palpitante[556].

Un prédicateur d'une imagination grande et terrible[557] a dit que dans la damnation le feu était la moindre chose, que le supplice propre au damné, c'était le progrès infini dans le vice et dans le crime, l'âme s'endurcissant, se dépravant toujours, s'enfonçant incessamment dans le mal de minute en minute (en progression géométrique!) pendant une éternité... Le damné dont nous parlions semble avoir commencé sur cette terre des vivants l'effroyable descente du mal infini.

Ce qui est triste à dire, c'est qu'ayant perdu toute notion du bien, du mal, du jugement, il eut toujours jusqu'au bout bonne opinion de son salut. Le misérable croyait avoir attrapé à la fois le Diable et Dieu. Il ne niait pas Dieu, il le ménageait, croyant corrompre son juge avec des messes et des processions. Le Diable, il ne s'y fiait qu'à bon escient, faisant toujours ses réserves, lui offrant tout, «hors sa vie et son âme[558].» Cela le rassurait. Quand on le sépara de son magicien, il lui dit en sanglotant ces étranges paroles: «Adieu François, mon ami, je prie Dieu qu'il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez certain que, pourvu que vous ayez bonne patience et espérance en Dieu, nous nous entreverrons en la grant joie du Paradis[559]

Il fut condamné au feu et mis sur le bûcher, mais non brûlé. Par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général, on l'étrangla, avant que la flamme l'eût touché. Le corps ne fut pas mis en cendres. «Des damoiselles de grant estat[560]» vinrent le chercher à la prairie de Nantes où était le bûcher, lavèrent le corps de leurs nobles mains, et avec l'aide de quelques religieuses l'enterrèrent dans l'église des Carmes fort honorablement.

Le maréchal de Retz avait poursuivi son horrible carrière pendant quatorze ans, sans que personne osât l'accuser. Il n'eût jamais été accusé ni jugé sans cette circonstance singulière que trois puissances, ordinairement opposées, semblent s'être accordées pour sa mort: le duc, l'évêque, le roi. Le duc voyait les Laval et les Retz occuper une ligne de forteresses sur les Marches du Maine, de Bretagne et de Poitou; l'évêque était l'ennemi personnel de Retz, qui ne ménageait ni églises, ni prêtres; le roi enfin, à qui il avait rendu des services et sur lequel peut-être il comptait, ne voulait plus défendre les brigands qui avaient fait tant de tort à sa cause. Le connétable de France, Richemont, frère du duc de Bretagne, était l'implacable ennemi des sorciers, aussi bien que des écorcheurs; c'était sans doute par son conseil que deux ans auparavant, le dauphin, tout jeune encore, avait été envoyé pour pacifier ces Marches et s'était fait livrer un des lieutenants du maréchal de Retz en Poitou[561]. Cette rigueur du roi prépara sans doute sa chute, et enhardit le duc de Bretagne à faire agir contre lui l'évêque et l'inquisiteur.

Une justice qui dépendait d'un si rare accord de circonstances ne devait pas se reproduire aisément. Il n'y avait guère d'exemple qu'un homme de ce rang fût puni[562]. D'autres peut-être étaient aussi coupables. Ces hommes de sang, qui peu à peu rentraient dans leurs manoirs après la guerre, la continuaient, et plus atroce encore, contre les pauvres gens sans défense.

Voilà le service que les Anglais nous avaient rendu, la réforme qu'ils avaient accomplie dans nos mœurs. Telle ils laissaient la France... Ils avaient fait entendre, sur le champ même d'Azincourt, qu'ils avaient reçu de Dieu plein pouvoir pour la châtier, l'amender. Jeune en effet et bien légère avait été cette France de Charles VI et de Charles d'Orléans. Les Anglais à coup sûr étaient gens plus sérieux. Examinons ce que nos sages tuteurs avaient fait de nous, dans un séjour de vingt-cinq ans.

D'abord, ce par quoi la France est la France, l'unité du royaume, ils l'avaient rompue. Cette heureuse unité avait été la trêve aux violences féodales, la paix du roi; paix orageuse encore, mais, à la place, les Anglais laissaient partout une horrible petite guerre. Grâce à eux, ce pays se trouvait reporté en arrière, jusque dans les temps barbares; il semblait que, par dessus cette tuerie d'un million d'hommes, ils avaient tué deux ou trois siècles, annulé la longue période où nous avions péniblement bâti cette monarchie.

La barbarie reparaissait, moins ce qu'elle eut de bon, la simplicité et la foi. La féodalité revenait, mais non ses dévouements, ses fidélités, sa chevalerie. Ces revenants féodaux apparaissaient comme des damnés qui rapportaient de là-bas des crimes inconnus.

Les Anglais avaient beau se retirer, la France continuait de s'exterminer elle-même. Les provinces du Nord devenaient un désert, les landes gagnaient; au centre, nous l'avons vu, la Beauce se couvrait de broussailles; deux armées s'y cherchèrent et se trouvèrent à peine. Les villes, où tout le peuple des campagnes venait chercher asile, dévoraient cette foule misérable et n'en restaient pas moins désolées. Nombre de maisons étaient vides, on ne voyait que portes closes qui ne s'ouvraient plus[563], les pauvres tiraient de ces maisons tout ce qu'ils pouvaient pour se chauffer[564]. La ville se brûlait elle-même. Jugeons des autres villes par celle-ci, la plus populeuse, celle où le gouvernement avait siégé, où résidaient les grands corps, l'Université, le Parlement. La misère et la faim en avaient fait un foyer de dégoûtantes maladies contagieuses, qu'on ne distinguait pas trop, mais qu'on appelait au hasard la peste. Charles VII entrevit cette chose affreuse qu'on nommait encore Paris; il en eut horreur et il se sauva... Les Anglais n'essayaient pas d'y revenir. Les deux partis s'éloignaient, comme de concert. Les loups seuls venaient volontiers; ils entraient le soir, cherchant les charognes; comme ils ne trouvaient plus rien aux champs, ils étaient enragés de faim et se jetaient sur les hommes. Le contemporain, qui sans doute exagère, assure qu'en septembre 1438, ils dévorèrent quatorze personnes entre Montmartre et la porte Saint-Antoine[565].

Ces terribles misères sont exprimées, bien faiblement encore, dans la «Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs[566].» C'est un mélange de lamentations et de menaces; les malheureux affamés avertissent l'Église, le roi, les bourgeois et marchands, les seigneurs surtout: «Que le feu est bien près de leurs hostels.» Ils appellent le roi à leur secours... Mais que pouvait Charles VII? ce roi de Bourges, cette faible et mesquine figure[567], comment espérer qu'elle imposerait à tant d'hommes audacieux le respect et l'obéissance? Avec quelle force réprimerait-il ces écorcheurs des campagnes, ces terribles petits rois de châteaux? c'étaient ses propres capitaines[568], c'était avec eux et par eux qu'il faisait la guerre aux Anglais.

FIN DU SIXIÈME VOLUME.

En terminant l'impression de ce volume, je dois remercier les personnes fort nombreuses qui m'ont fourni des indications utiles, particulièrement mes amis ou élèves de l'École normale, de l'École des Chartes et des Archives, dont la plupart, jeunes encore, occupent déjà un rang distingué dans l'enseignement et dans la science: MM. la Cabane, Castelnau, Chéruel, Dessalles, Rosenwald, de Stadler, Teulet, Thomassy, Yanoski, etc. (note de 1840).

TABLE DES MATIÈRES

LIVRE IX

  •   Pages

CHAPITRE PREMIER

  • L'Angleterre: l'État, l'Église.—Azincourt, 1415 1
  • Étroite union de la Royauté et de l'Église sous la maison de Lancastre 2
  • L'Église comme grand propriétaire 2
  • Élévation des Lancastre: Henri IV, Henri V 4
  • Persécutions des hérétiques 11
  • 1414-1415. Danger du roi et de l'Église 13
  • 1415. (16 avril). Henri V se prépare à envahir la France 14
  • (14 août-22 sept.). Il débarque à Harfleur; Harfleur se rend 16
  • Henri V entreprend d'aller d'Harfleur à Calais 20
  • (19 oct.). Il parvient à passer la Somme 25
  • (25 oct.). Bataille d'Azincourt 28
  • Captivité de Charles d'Orléans; ses poésies 40

CHAPITRE II

  • Mort du connétable d'Armagnac, mort du duc de Bourgogne.—Henri V, 1416-1421 48
  • Armagnac, connétable et maître de Paris; sa tyrannie 49
  • 1416. Il essaye de reprendre Harfleur 50
  • 1417. Le duc de Bourgogne défend de payer l'impôt 53
  • Henri V s'empare de Caen et de la basse Normandie 54
  • 1418. (29 mai). Les Bourguignons reprennent Paris 56
  • (12 juin). Massacre des Armagnacs 57
  • (21 août). Nouveau massacre 61
  • Duplicité et impuissance du duc de Bourgogne 62
  • Négociations de Henri V avec les deux partis 64
  • (fin juin). Il assiége Rouen 66
  • Détresse de cette ville 71
  • 1419. (19 janv.). Elle se rend 72
  • Coopération des évêques anglais à la conquête 74
  • Projets gigantesques de Henri V sur l'Italie, etc. 76
  • (11 juill.). Le duc de Bourgogne traite avec le dauphin 78
  • (10 sept.). Il est assassiné dans l'entrevue de Montereau 81
  • (2 décemb.). Son fils reconnaît le droit de Henri V à la couronne de France 84
  • 1420. (21 mai). Traité de Troyes; Henri héritier et régent 84
  • (juill.-nov.). Siége de Melun 86
  • (déc). Entrée de Henri V à Paris 87
  • 1421. (3 janv.). Le dauphin est déclaré déchu de ses droits à la couronne 89

CHAPITRE III

  • Suite.—Concile de Constance, 1414-1418.—Mort de Henri V et de Charles VI, 1422 90
  • Henri V au Louvre; sa suprématie dans la chrétienté 90
  • 1414-1418. Affaires ecclésiastiques: Concile de Constance 92
  • Vues de Gerson et des gallicans 94
  • Jean Huss et Jérôme de Prague 95
  • 1418. Impuissance du Concile; retraite et fin de Gerson 102
  • Quelle avait été l'influence de l'Angleterre dans le Concile 103
  • Position difficile de Henri; ses embarras financiers; domination des évêques 106
  • 1421 (23 mars). Les Anglais défaits en Anjou 110
  • 1421-1422. (6 oct.-10 mai). Siége de Meaux 111
  • Mésintelligence des Anglais et des Bourguignons 112
  • 1422. (31 août.) Détresse de Henri V; son découragement, sa mort 117
  • (21 oct.). Mort de Charles VI; avénement de Charles VII et de Henri VI 119
  • 1418-1422. Dépopulation; épidémies, famines; désespoir 121
  • Gaieté frénétique 123
  • La danse des morts 124

LIVRE X

CHAPITRE PREMIER

  • Charles VII.—Henri VI.—L'Imitation.—La Pucelle, 1422-1429 133
  • L'Imitation ne put guère être achevée avant le XIVe ou le XVe siècle 134
  • L'Imitation convenait spécialement à la France 140
  • Comment la France devait imiter la Rédemption et la Passion 151

CHAPITRE II

  • Charles VII.—Henri VI, 1422-1429.—Siége d'Orléans 154
  • La cause de Charles VII n'avait pu être sauvée ni par les Gascons, ni par les Écossais, ni par les Bretons 154
  • ni par les dissentiments des ducs de Glocester et de Bourgogne 155
  • ni par l'appui des maisons d'Anjou et de Lorraine 158
  • 1428. Les Anglais assiégent Orléans 162
  • 1429. et gagnent la bataille des Harengs 167
  • La France prend parti pour la ville d'Orléans 171

CHAPITRE III

  • La Pucelle d'Orléans, 1429 176
  • L'originalité de la Pucelle fut le bon sens dans l'exaltation 176
  • 1429. Son pays; caractère des Marches de Lorraine et de Champagne 178
  • Sa famille, son enfance, ses visions 181
  • Elle va à Vaucouleurs, à Chinon 189
  • Elle est éprouvée par le roi, par les docteurs 193
  • Elle est envoyée au secours d'Orléans 198
  • (29 avril.) Elle entre à Orléans, et y fait entrer l'armée 204
  • Elle force les bastilles anglaises 208
  • (8 mai.) Retraite des Anglais 211
  • (28 juin.) Leur défaite à Patay 213
  • (17 juillet.) La Pucelle conduit le roi à Reims; sacre de Charles VII 217

CHAPITRE IV

  • Le cardinal de Winchester.—Procès et mort de la Pucelle, 1429-1431 222
  • Querelles et faiblesses de Bedford et de Glocester; règne du cardinal-évêque de Winchester, qui amène une armée à Paris 222
  • La Pucelle échoue devant Paris 225
  • 1430. (23 mai.) Elle est prise devant Compiègne, et remise aux Bourguignons; situation politique du duc de Bourgogne; mœurs de sa cour (10 janvier); institution de la Toison d'or 227
  • Winchester fait réclamer la Pucelle par l'inquisition, par l'Université et par l'évêque de Beauvais 241
  • (Déc.) Il amène Henri VI à Paris 250
  • 1431. (Janvier.) et fait commencer le procès de la Pucelle à Rouen 251
  • (21 fév.-mars.) Interrogations préalables 253
  • Résistance de la Pucelle à l'autorité ecclésiastique 262
  • Illégalités, violences; consultations des légistes, de l'Université, des évêques, du chapitre de Rouen 263
  • (Avril.) Épreuves et tentations de la Pucelle pendant la semaine sainte 268
  • Elle tombe malade; elle est admonestée, prêchée (2 mai); elle signe une rétractation 280
  • Fureur et brutalité des Anglais 283
  • (30 mai.) Elle est condamnée; sa dernière tentation; sa mort 295
  • La Pucelle finit le moyen âge et commence l'âge moderne 304

LIVRE XI

CHAPITRE PREMIER

  • Henri VI et Charles VII.—Discordes de l'Angleterre, Réconciliation des princes français.—État de la France, 1431-1440. 308
  • Winchester fait sacrer le jeune Henri VI à Paris et à Londres 310
  • Querelles des Anglais entre eux, de Winchester et de Glocester 314
  • Querelles des Anglais et du duc de Bourgogne 316
  • Réconciliation du duc de Bourgogne et de René d'Anjou 319
  • 1435. Réconciliation du duc de Bourgogne et de Charles VII; traité d'Arras 324
  • 1436. Les Anglais quittent Paris 326
  • État de la France 327
  • 1438. L'Église; pragmatique de Bourges 329
  • La noblesse devenue anti-chevaleresque, anti-religieuse; mœurs atroces 332
  • Procès de Retz 335
  • Misère et barbarie 342

PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE (Barthier, dr) rue J.-J.-Rousseau, 61.

Notes

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