Histoire de France 1484-1515 (Volume 9/19)
HISTOIRE
DE FRANCE
AU XVIe SIÈCLE
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
LA FRANCE, RÉUNIE SOUS CHARLES VIII, ENVAHIT L'ITALIE
1483-1494
Le 31 décembre 1494, à trois heures de l'après-midi, l'armée de Charles VIII entra dans Rome, et le défilé se prolongea dans la nuit, aux flambeaux[14]. Les Italiens contemplèrent, non sans terreur, cette apparition de la France, entrevoyant chez les barbares un art, une organisation nouvelle de la guerre, qu'ils ne soupçonnaient pas.
Les bandes provençales de la maison d'Anjou, qu'ils avaient vues de temps à autre, ne leur avaient rien révélé de tel. Les armées de Charles le Téméraire, où servaient nombre d'Italiens, ne donnaient pas non plus l'idée de celle-ci. Sauf l'avant-garde suisse, elle était toute française. La diversité d'armes et de provinces y concourait à l'unité. Sa force principale, unique alors, était l'artillerie, arme nationale, organisée sous Charles VII et devenue mobile, qui devait à cette mobilité une action décisive et terrible[15]. Il y avait bientôt un demi-siècle que cette révolution dans la guerre avait eu lieu en France. Les Italiens n'en savaient rien encore ou dédaignaient de l'imiter.
L'armée, forte de soixante mille hommes au passage des Alpes, ayant laissé des corps détachés sur tout son chemin, n'en comptait guère, à Rome, plus de trente mille. Mais c'était le nerf même, les plus lestes et les mieux armés; pour être dégagée des faibles et des traînards, elle n'était que plus redoutable.
En tête marchait, au bruit du tambour, en mesure, le bataillon barbare des Suisses et Allemands, bariolés de cent couleurs, en courts jupons et pantalons serrés. Beaucoup étaient de taille énorme, et pour se rehausser encore, ils se mettaient au casque de grands panaches. Ils avaient généralement, avec l'épée, des lances aiguës de frêne; un quart d'entre eux portait une hallebarde (le fer en hache, surmontée d'une pointe à quatre angles), arme meurtrière dans leurs mains, qui frappait de pointe et de taille; chaque millier de soldats avait cent fusiliers. Ces Suisses méprisaient la cuirasse; le premier rang seulement avait des corselets de fer.
Derrière ces géants suisses venaient cinq ou six mille petits hommes noirs et brûlés, à méchantes mines, les Gascons, les meilleurs marcheurs de l'Europe, pleins de feu, d'esprit, de ressources, d'une main leste et vive, qui tiraient dix coups pour un seul.
Les gens d'armes suivaient à cheval, deux mille cinq cents, couverts de fer, ayant chacun, derrière, son page et deux varlets; plus, six mille hommes de cavalerie légère. Troupes féodales en apparence, mais tout autres en réalité. Généralement les capitaines n'étaient plus des seigneurs conduisant leurs vassaux, mais des hommes du roi commandant souvent de plus nobles qu'eux.
«En France, dit Guichardin, tous peuvent arriver au commandement.»
Les gros chevaux de cette cavalerie, taillés à la mode française, sans queue et sans oreilles, étonnaient fort les Italiens et leur semblaient des monstres.
Les chevau-légers portaient le grand arc anglais d'Azincourt et de Poitiers, qui, bandé au rouet, dardait de fortes flèches. Les Français avaient ainsi adopté les moyens de leurs ennemis.
Autour du roi marchaient à pied, avec la garde écossaise, trois cents archers et deux cents chevaliers tout or et pourpre; sur l'épaule, des masses de fer.
Trente-six canons de bronze, pesant chacun six mille, puis de longues couleuvrines, une centaine de fauconneaux venaient ensuite lestement, non traînés par des bœufs à l'italienne, mais chaque pièce tirée par un rapide attelage de six chevaux, avec affûts mobiles, qui, pour le combat laissaient leur avant-train, et sur-le-champ étaient en batterie.
Tout cela se dessinait aux flambeaux, sur les palais de Rome et dans la profondeur des longues rues, avec des ombres fantastiques, plus grandes que la réalité, d'un effet sinistre et lugubre. Tout le monde comprenait que c'était là une grande révolution et plus que le passage d'une armée; qu'il en adviendrait non-seulement les tragédies ordinaires de la guerre, mais un changement général, décisif dans les mœurs et les idées même. Les Alpes s'étaient abaissées pour toujours.
Ce qu'il y avait de moins imposant dans l'armée, c'était sans contredit le roi Charles VIII, jeune homme faible et relevé naguère de maladie, petit, la tête grosse, visiblement crédule et sans méchanceté; il était tout entouré de cardinaux, généraux, grands seigneurs. Mais les vrais rois, ses conseillers intimes, étaient son valet de chambre, de Vesc, et un ancien marchand, Briçonnet; l'un déguisé en sénéchal, l'autre en prélat. C'étaient eux qui, depuis dix ans, animaient le jeune homme, le préparaient à cette expédition, malgré sa sœur Anne de France et tous les vieux conseillers de Louis XI. À quatorze ans, il demandait qu'on lui fît venir un portrait de Rome.
Rien n'indique que ces deux favoris aient été aussi malhabiles qu'on l'a dit. Mais ils n'en furent pas moins funestes par leur avidité, leur bassesse de cœur, dans les affaires de l'Italie et de l'Église.
On voit qu'une grande flotte avait été armée pour seconder l'expédition; que trois mille tentes et pavillons suivirent pour la campagne d'hiver; que les alliances italiennes avaient été prévues et ménagées: le duc de Milan devait avoir Otrante, Venise, quelque port à l'entrée de l'Adriatique. Si l'on ne prit ni vivres ni argent, c'est qu'on crut que, faisant la guerre dans le plus riche pays de l'Europe, on trouverait des ressources chez ceux qui imploraient l'invasion, que cinquante mille Français armés sauraient se faire nourrir partout.
Tous savaient et prévoyaient dès longtemps l'événement; tous en furent terrifiés. Une chose était visible: c'est que la France était très-forte, et que seule elle l'était. L'Espagne, quoique réunie sous Ferdinand et Isabelle qui venaient de prendre Grenade, n'était pas préparée encore. Cette France qu'on croyait épuisée, qui avait diminué l'impôt, réduit la gendarmerie, elle apparut tout à coup regorgeant de moyens et d'armes de tous genres, d'armes spéciales, arquebusiers, artillerie, que n'avait nulle autre puissance.
On avait cru, à la mort de Louis XI, que son ouvrage, œuvre d'art très-pénible, retomberait en poudre. Cette œuvre, l'unité de la France, avait pourtant sa légitimité naturelle qui devait la perpétuer. L'unité qui naissait dans la décomposition de la tyrannie féodale au XIIIe siècle avait été, il est vrai, brisée de nouveau par la maladresse des rois, qui refirent une seconde féodalité. Louis XI avait expié cette faute, et, par un miracle de patience et de ruse, écrasé celle-ci à la sueur de son front. Mais était-elle vraiment anéantie, et n'allait-elle pas reparaître?
Il y avait apparence. Lui mort, l'impôt cessa; plus d'argent, plus de Suisses; ils partirent tous. La royauté désarmée, avec un roi de treize ans sous une sœur de vingt, gisait à terre: princes et grands, nobles, clergé, tous accourent, crient, pendent ses domestiques, mais ils ne peuvent ramasser le pouvoir[16]. Le plus vivant encore, après tout, c'était le mort. Et le plus terrible. Il n'y en avait pas un qui ne pâlit et ne claquât des dents, s'il eût reçu à l'improviste un parchemin signé: Loys.
Ces pauvres gens, princes et seigneurs, le duc d'Orléans en tête, n'ayant aucune force en eux, en demandent à une ombre, à cette cérémonie qu'on appelait les États généraux. Je suis fâché de voir que tous les historiens se soient trompés sur ces États de 1484, qui ne sont autre chose qu'une réaction de l'aristocratie. Rien qui ressemble moins aux vrais et sérieux États de 1357, qui furent la nation même, autant qu'on pouvait la représenter alors. Ceux de 1484 furent une comédie. De grandes provinces, comme la Guienne, la Provence, daignèrent à peine y prendre part. Paris, qui avait fait 1357 et 1409, sous Marcel et les Cabochiens, sentit parfaitement qu'il n'y avait rien à faire.
L'ouverture est fort théâtrale. Tous accusent le dernier règne. On montre le frère d'Armagnac, on montre les enfants de Nemours, il faut leur rendre au moins leurs biens; les légendes lugubres sont forgées par les avocats à l'appui des demandes. Il faut rendre aux Saint-Pol, rendre aux Croy, rendre à René, à la maison d'Anjou. Et tout à l'heure les étrangers vont venir à leur tour. Aux princes, aux seigneurs, aux voisins, par pitié pour les uns, justice pour les autres, il eût fallu rendre la France.
Le tout pour la France elle-même et dans son intérêt. Le peuple! la nation! le droit! c'est le cri général. Revenir aux armées, aux impôts du bon roi Charles VII, remonter de vingt ou trente ans, pour les ventes surtout, pouvoir racheter les biens aliénés alors avec condition de rachat. Les prix de rachat stipulés si anciennement étaient minimes. Les nobles eussent tout repris pour rien, ruiné les acheteurs, qui étaient les bourgeois.
Les deux provinces où les rois de clocher se trouvaient le plus forts étaient la Normandie et la Bourgogne. Et ce furent elles aussi qui parlèrent le plus pour le peuple.
Un député surtout étonna l'assemblée, le Bourguignon Philippe Pot, docile courtisan de Charles le Téméraire, puis de Louis XI. Ce spirituel parleur (l'un des brillants conteurs des Cent Nouvelles) fit taire tous ces amis du peuple, en passant de cent lieues tout ce qu'ils avaient dit. «Tout pouvoir vient du peuple, dit-il, tout pouvoir lui retourne. Et par le peuple, j'entends tout le monde; je n'en excepte aucun habitant du royaume.
«Le peuple a fait les rois, et c'est pour lui qu'ils règnent... Le roi manquant, la puissance appartient aux États.»
Cela finit toute déclamation qui eut popularisé les princes. Ce discours, d'excellent effet, fut probablement concerté avec la sœur du roi; car je vois Philippe Pot attaché à l'éducation de Charles VIII.
Il était difficile, au reste, de se méprendre sur le sens des plaintes que les nobles portaient au nom du peuple. Ils demandaient justement les deux choses que le peuple redoutait; qu'on leur rendit les places frontières, qui, dans leurs mains, avaient tant de fois ouvert la France aux ravages de l'ennemi, et que l'on respectât leur droit de chasse, c'est-à-dire le ravage permanent des terres, l'impossibilité de l'agriculture.
Tout avorta. La langue d'oil et la langue d'oc ne purent jamais s'entendre. Les hommes du parti d'Orléans ne tirèrent rien des États pour leur prince qu'un peu d'argent; du parlement, que la mort du barbier de Louis XI; de Paris, qu'ils régalèrent fort de fêtes et de caresses princières, rien que des mots timides[17].
Cette réaction hypocrite de l'aristocratie trouva sa barrière, son obstacle, un second Louis XI, dans sa très-ferme et politique fille, Anne de France, et dans Pierre de Beaujeu, son mari, cadet de Bourbon, qui, sans titre ni pouvoir légal, régnèrent sous Charles VIII. La France était pour Anne en réalité, et elle put sauver l'œuvre du dernier règne, conservant au royaume ses barrières récemment conquises, cette belle ceinture de provinces nouvelles. Elle la ferma par la Bretagne, dont Charles VIII épousa l'héritière.
Il reste fort peu d'actes d'Anne de Beaujeu. Il semble qu'elle ait mis autant de soin à cacher le pouvoir que d'autres en mettent à le montrer. Le peu d'écriture qu'on a de sa main est d'un caractère singulièrement décidé, vif et fort, qui étonne parmi toutes les écritures gauches et lourdes du XVe siècle.
Le 15 juillet 1830, madame la duchesse d'Angoulême passant en Bourbonnais et visitant l'abbaye de Souvigny, sépulture des ducs de Bourbon, se fit ouvrir leurs caveaux et voulut les voir dans leurs cercueils. Tout était poussière, ossements dispersés. Un de ces morts avait mieux résisté, il gardait ses cheveux, de longs cheveux châtains: c'était Anne de Beaujeu.
Le spectacle est curieux de voir cette femme de vingt ans, entourée, il est vrai, du chancelier et autres conseillers de Louis XI, reprendre la vie de son père, déjouer comme lui une ligue du bien public, qu'on nomma très-bien la guerre folle. Une première victoire ne fit qu'augmenter le danger. Les ligués appelaient Maximilien des Pays-Bas, Richard III d'Angleterre, l'horrible Richard III. Elle lui lança un concurrent, Tudor. Ce Tudor, Henri VII, aidé par elle, arme contre elle tout d'abord, passe en France, d'accord avec Maximilien et Ferdinand le Catholique. La France craint un démembrement, et dans Maximilien elle voit l'Empereur, le souverain des Pays-Bas, qui, par un mariage, va s'emparer de la Bretagne. Anne y met trois armées, devance Maximilien, prend l'héritière, la marie à Charles VIII. Elle peut alors, avec toutes ses forces disponibles, montrer les dents aux alliés, qui restent impuissants, ne trouvant ici aucune prise.
Ces miracles semblent inexplicables, quand on voit que de si grandes choses se firent avec des impôts considérablement réduits. Mais l'état de la France avait énormément changé, et changeait d'année en année. On cultivait bien plus; bien plus de gens payaient l'impôt et plus facilement. C'était moins le fait du gouvernement que le résultat naturel de la disparition des cruels mangeurs féodaux qu'avait mangés le dernier roi. La folle et prodigue cour d'Anjou n'existait plus. L'orgueil sauvage et meurtrier de la maison de Bourgogne n'effrayait plus le Nord. Les Nemours et les Armagnacs n'étaient plus en mesure d'ouvrir la Gascogne à l'Espagne. Toute province avait désormais sa barrière. L'Île-de-France, en profonde paix, travaillait, labourait, derrière la Picardie; et celle-ci était abritée par l'Artois. La Champagne et le Bourbonnais étaient gardés par les Bourgognes. Le Languedoc, garanti par les acquisitions nouvelles, redevenait le grand et magnifique centre du Midi.
La mémoire d'Anne de Beaujeu serait trop grande si cet habile continuateur de Louis XI contre la féodalité n'eût précisément relevé son plus dangereux représentant dans le trop fameux connétable de Bourbon. Par un fatal orgueil, qui dément tous ses actes et fait douter de son génie, elle entassa sur cette jeune, audacieuse et mauvaise créature, une fortune énorme de je ne sais combien de provinces.
Elle était très-contraire à l'expédition d'Italie, et croyait toujours retenir son frère. Il lui échappa un matin.
Il avait été nourri dans ces idées. Louis XI, malgré ses embarras innombrables, n'avait jamais un moment détourné les yeux de l'Italie. Jeune, encore dans son Dauphiné, il avait visé le Piémont, intrigué pour se faire demander par Gênes pour seigneur. Vieux, il acquit soigneusement les droits de la maison d'Anjou.
Il était facile à prévoir que la France serait forcée tôt ou tard d'envahir l'Italie. Appelée dix fois, vingt fois peut-être, elle avait fait la sourde oreille, laissant démêler cette affaire entre l'Aragonais et le Provençal qui, depuis deux cents ans, se disputaient le royaume de Naples. Mais le temps arrivait où l'Italie allait infailliblement devenir la proie d'une grande puissance. Deux paraissaient à l'horizon, l'Espagne et l'empire turc.
Celui-ci était un empire, mais bien plus encore un grand mouvement de populations musulmanes, qui, chaque année, par un progrès fatal, gravitait vers l'ouest et venait heurter l'Italie. Au midi, il se révélait comme force maritime. Il venait de détruire Otrante, phénomène sinistre qui inaugura pour toutes les côtes les ravages des barbaresques, l'enlèvement périodique des populations. Au nord, il se montrait dans l'Istrie, le Frioul et autres États vénitiens, par son côté tartare, je veux dire par ces courses d'immense cavalerie irrégulière qui, répétées annuellement, rendaient le pays inhabitable, incultivable, désert, et préparaient ainsi la conquête définitive.
Les sultans ottomans entraînaient le monde barbare par l'attrait de ces pillages, par l'idée religieuse et la haine de l'idolâtrie chrétienne, par le serment de prendre Rome. Leurs guerres, à cette époque, étaient effroyablement destructrices.
C'était jouer un jeu terrible que de les appeler, comme faisait Venise contre Naples, et celle-ci contre Venise.
Nous n'hésitons pas toutefois à dire qu'une invasion espagnole était peut-être plus à craindre que celle du Turc.
L'Espagne, en ce moment, consommait sur elle-même une œuvre épouvantable: ayant achevé dans la destruction l'œuvre de l'épée, elle organisait celle du feu; on n'avait vu rien de pareil depuis les Albigeois. Par les bûchers, par la ruine et la faim, par la catastrophe d'une fuite subite, pleine de misères et de naufrages, périrent en dix années presque un million de Juifs, autant de Maures. L'inquisition, refaite sur une base nouvelle et dans une extension immense, emplit l'Espagne de sa royauté, jusqu'à braver le roi et le pape; elle ne craignait pas d'envahir les revenus de la couronne; elle brûlait ceux que le pape innocentait à prix d'argent. Elle dressa aux portes de Séville son échafaud de pierres, dont chaque coin portait un prophète, statues de plâtre creux où l'on brûlait des hommes; on entendait les hurlements, on sentait la graisse brûlée, on voyait la fumée, la suie de chaire humaine; mais on ne voyait pas la face horrible et les convulsions du patient. Sur ce seul échafaud d'une seule ville, en une seule année, 1481, il est constaté qu'on brûla deux mille créatures humaines, hommes ou femmes, riches ou pauvres, tout un peuple voué aux flammes. Quatorze tribunaux semblables fonctionnaient dans le royaume. Pendant ces premières années surtout, de 1480 à 1498, sous l'inquisiteur général, Torquemada, l'Espagne entière fuma comme un bûcher.
Exécrable spectacle! et moins encore que celui des délations. Presque toujours c'était un débiteur qui, bien sûr du secret, comme en confession, venait de nuit porter contre son créancier l'accusation qui servait de prétexte. C'est ainsi qu'on payait ses dettes dans le pays du Cid. Tout le monde y gagnait, l'accusateur, le tribunal, le fisc. L'appétit leur venant, ils imaginèrent, en 1492, la mesure inouïe de la spoliation d'un peuple. Huit cent mille juifs apprirent le 31 mars qu'ils sortiraient d'Espagne le 31 juillet; ils avaient quatre mois pour vendre leurs biens; opération immense, impossible, et c'est sur cette impossibilité que l'on comptait; ils donnèrent tout pour rien, «une maison pour un âne, une vigne pour un morceau de toile.» Le peu d'or qu'ils purent emporter, on le leur arrachait sur le chemin; ils l'avaient alors; mais, dans plusieurs pays où ils cherchèrent asile, on les égorgeait, les femmes surtout, pour trouver l'or dans leurs entrailles.
Ils s'enfuirent en Afrique, en Portugal, en Italie, la plupart sans ressources, mourant de faim, laissant partout des filles, des enfants à qui les voulait. Des maladies effroyables éclatèrent dans cette tourbe infortunée et gagnèrent l'Europe. L'Italie vit avec horreur vingt mille juifs mourir devant Gênes, elle fut tout entière envahie de ces spectres, avant l'invasion de Charles VIII.
Si l'Espagne n'eût pas eu la rivalité de la France dans la conquête d'Italie, son invasion, à cette époque, aurait été celle de l'inquisition; l'Italie serait devenue, elle aussi, un bûcher. Ce malheur n'eut pas lieu. L'invasion, retardée, ménagée, fut toute politique. L'Italie résista généralement; Milan et Naples luttèrent, non sans succès.
L'inquisition romaine, corrompue et vénale, brûla des victimes individuelles, mais non pas des peuples entiers.
À cela tint aussi que, dans la servitude, le caractère italien ne reçut pas l'atteinte mortelle que lui aurait donnée la police de l'inquisition.
La destruction que celle-ci opéra fut surtout celle des âmes. Tout homme fut tenu constamment dans l'asphyxie d'une peur continuelle, sentant toujours l'espion derrière lui, que dis-je? ne se rassurant qu'en se faisant espion.
Une aridité effroyable s'empara du pays, dans tous les sens. En chassant les Maures et les juifs, l'Espagne avait tué l'agriculture, le commerce, la plupart des arts.
Eux partis, elle continua l'œuvre de mort sur elle-même, tuant en soi la vie morale, l'activité d'esprit. Cette stérilité terrible eût gagné l'Italie, si l'Espagne, sans concurrent, en eût pris possession au tragique moment où l'inquisition régna seule.
L'Espagne, dans son génie farouche, n'était nullement le disciple aimé de l'Italie, nullement l'interprète qui devait la traduire au monde.
La France, au contraire, arrivait dans des conditions favorables à cette grande initiation, peu arrêtée, flottante et d'autant plus docile.
Dans son ardente avidité de boire à cette coupe, elle aurait voulu absorber l'Italie tout entière; elle prit et le mal et le bien. Même souvent elle préféra le mal.
N'importe, elle s'imbiba au total, se pénétra, se transforma, de ce fécond esprit. Et elle n'en fut pas absorbée.
Tout au contraire, elle trouva sa propre original contact, elle devint elle-même pour le salut de l'Europe et de l'esprit humain; elle-même, je veux dire le vivant organe de la Renaissance.
Ni les Espagnols, ni les Allemands, ne comprirent rien à l'Italie.
L'invasion était infaillible, commencée dès longtemps; l'Italie la voulait et y travaillait.
L'invasion des deux fanatismes, musulman, espagnol, aurait été un fait horrible, sans le contre-poids de la France.
Là était son vrai rôle, sa mission. Nous ne reprochons nullement aux ministres de Charles VIII d'avoir présenté leur maître comme chef de l'Europe contre les Turcs, et d'avoir cherché en Italie l'avant-poste de la défense générale. Nous les blâmons seulement de n'avoir pas persévéré.
Une mesure étonnante pour les contemporains de Commines, de Machiavel, ce fut celle qu'on avait louée dans saint Louis, et qu'on blâma dans Charles VIII, celle d'ouvrir son règne par une restitution. À ses voisins Maximilien et Ferdinand, il rendit les conquêtes de Louis XI, le Roussillon, la Franche-Comté et l'Artois, ne leur demandant rien que de lui permettre de les couvrir des Turcs et de respecter en lui le défenseur de la chrétienté.
Cela pouvait être hasardeux; mais sans nul doute on achetait ainsi les sympathies de l'Europe, on partait avec tous ses vœux. Cette faute, si c'en était une, n'eut pas fait tort à Huniade. Il fallait seulement la soutenir, cette belle faute, se montrer grand et rester digne des voix prophétiques qui proclamaient la France au delà des Alpes, et qui l'appelaient l'envoyée de Dieu.
CHAPITRE II
DÉCOUVERTE DE L'ITALIE
1494-1495
«Ô Italie! ô Rome! je vais vous livrer aux mains d'un peuple qui vous effacera d'entre les peuples. Je les vois qui descendent affamés comme des lions. La peste vient avec la guerre. Et la mortalité sera si grande, que les fossoyeurs iront par les rues, criant: Qui a des morts? Et alors l'un apportera son père et l'autre son fils... Ô Rome! je te le répète, fais pénitence! Faites pénitence, ô Venise! ô Milan!...
«Ils écrivent à Rome que j'attire le mal sur l'Italie. Hélas! l'attirer et le prédire, est-ce la même chose?
«Florence, qu'as-tu fait? Veux-tu que je te le dise? Ton iniquité est comblée; prépare-toi à quelque grand fléau. Seigneur, tu m'es témoin qu'avec mes frères je me suis efforcé de soutenir par la parole cette ruine croulante; mais je n'en puis plus, les forces me manquent. Ne t'endors pas, ô Seigneur! sur cette croix. Ne vois-tu pas que nous devenons l'opprobre du monde? Que de fois nous t'avons appelé! que de larmes! que de prières! Où est ta providence? où est ta bonté? où est ta fidélité? Étends donc ta main, ta puissance sur nous! Pour moi, je n'en puis plus; je ne sais plus que dire. Il ne me reste qu'à pleurer et qu'à me fondre en larmes dans cette chaire. Pitié, pitié, Seigneur!» (Trad. de Quinet, Révolutions d'Italie.)
Ces paroles heurtées, brisées à chaque instant, mêlées de cris, de larmes, de sanglots, des douloureux silences d'une douleur trop pleine qui ne se fait plus jour, étaient recueillies, prises au vol, pour ainsi dire, dans les églises de Florence par les nombreux croyants. Ils les ont écrites et transmises. Nous entendons encore, dans son incohérence naïve et pathétique, Jérôme Savonarole. Cette voix d'un monde fini, à travers le bûcher, à travers les flammes et les siècles, est venue jusqu'à nous.
Des hommes de génie bien divers ont écouté Savonarole, et lui portent témoignage, Michel-Ange, Commines et Machiavel.
Le premier a été son verbe dans les arts, il a reproduit son effort, écrit sa parole tonnante, son immense douleur, dans les peintures de la Sixtine.
Machiavel, non moins frappé peut-être, s'est, pour cette raison même, jeté dans l'extrême opposé. Dieu ne faisant plus rien pour l'Italie, l'apôtre et le martyr n'ayant été d'aucun secours, Machiavel invoqua, pour le salut de la patrie, une politique sans Dieu; le ciel manquant, il appela l'enfer.
Sur l'homme même, tous sont d'accord. Ils le jugent, comme le juge l'avenir, un vrai voyant, un prophète, un martyr, en qui l'Italie se crucifia elle-même.
«La grandeur de Savonarole, a dit très-bien Edgar Quinet, est d'avoir senti que, pour sauver la nationalité italienne, il fallait porter la révolution dans la religion même.» (Révol. d'Italie).
À quoi nous ajoutons: «L'impuissance de Savonarole et de l'Italie, dont il fut la voix, fut de croire que cette révolution se ferait dans l'enceinte de l'idée chrétienne, de la contenir dans la mesure du Christ, qu'elle dépassait de toutes parts, comme l'avaient senti Joachim de Florès et les voyants du XIIIe siècle.»
Son principal ouvrage, le Triomphe de la croix, est un effort pour démontrer logiquement, scolastiquement, à un peuple raisonneur, que le christianisme est raisonnable, qu'il répond à tous les besoins de la raison.
Le retour à la foi, la réforme des mœurs, amenés par la terreur salutaire de l'invasion, c'est toute la portée de sa tentative. Il se défend, dans ses interrogatoires, d'avoir lu ou goûté les prophéties d'Évangile éternel qui essayaient d'agrandir et de renouveler le dogme. L'extrême tendresse de cœur qui éclate dans ses sermons ne lui permettait pas sans doute de toucher à l'Église malade. Il respecta tellement la vieille mère qu'il ne fit rien pour la sauver. Il la respecte en la papauté même, souillée et écroulée. Il la respecte dans Alexandre VI. Il est mort sans que tant d'ennemis eussent pu surprendre en lui la moindre nouveauté.
Que fut-il donc? une idée? Non. Il ne fut rien qu'une voix de douleur, la voix de la mort du pays.
Voix sainte? Oui. Mais fut-elle innocente politiquement? On a pu en douter. Celui qui proclame la mort, c'est celui qui l'achève. En attendrissant tellement le mourant sur lui-même, il peut finir son dernier souffle. Il révèle du moins le secret de son agonie.
L'Europe, tellement ignorante, aveugle et relativement barbare, en était à savoir que l'Italie n'existait plus. Elle ne le crut bien qu'en le lui entendant proclamer elle-même.
Ce prophète de mort, docteur en l'art de bien mourir, eût-il un secret pour la vie? un moyen de résurrection? Ni pour l'État, ni pour l'Église. Au premier, il n'apporte que la résignation, qui confirme la mort en l'acceptant. Et à l'Église, il n'offre que le conseil (inutile pour les religions autant que pour l'individu) de retourner à sa jeunesse, d'être ce qu'elle fut, et de se réformer dans son idée originelle, tellement dépassée par le temps.
Il fut un vrai voyant pour la mort et le désespoir. Son erreur fut le songe de la restauration du droit par l'étranger. En son cœur pur, le vieux péché héréditaire de l'Italie eut pourtant une place, la foi à la justice étrangère, l'appel au podestat barbare. Ce podestat, pour Dante, est l'Allemand, masqué du faux nom de César; pour Savonarole, le Français, sous son faux nom de très-chrétien.
«Il voyait l'avenir, dit son disciple Pic de la Mirandole, aussi clairement qu'on voit que le tout est plus grand que la partie.» Je le crois. Mais le présent, le voyait-il? le connut-il? Eut-il l'idée du problème insoluble au jugement duquel il appelait Charles VIII? Connaissait-il ce juge qu'il appelait, cette France barbare, mais point du tout naïve, et qui n'apportait à un tel jugement ni la lumière de l'âge mûr, ni la rectitude des instincts d'enfance, mais une avidité aveugle de plaisir, une fougue meurtrière de plaisir, de destruction?
Telle était cette France: jouir ou tuer. Elle n'était pas féroce par ivresse, comme les Allemands; ni âprement cruelle par avarice ou fanatisme, comme les Espagnols; mais plutôt outrageuse par légèreté ou sensualité, quelquefois capricieusement sanguinaire, par accès de chaleur du sang.
Les Français eurent aussi de très-mauvais initiateurs en Italie, les Suisses et Allemands de leur avant-garde, qui, quoique souvent venus dans le pays, n'y comprenaient rien et le détestaient, qui s'y rendaient malades en s'engloutissant dans les caves, et se figuraient toujours qu'on les empoisonnait. Ces brutes tiraient aussi vanité de leur barbarie. À la première rencontre, à Rapallo, près Gênes, les Suisses, pour faire les braves devant les Français, non-seulement tuèrent les hommes armés et combattant, mais des prisonniers qui se rendaient, et enfin des malades dans leurs lits. Les nôtres ne voulurent pas rester au-dessous, ils imitèrent ce bel exemple, à la première bourgade qu'ils trouvèrent et emportèrent d'assaut. C'était aussi le sot orgueil de ne pas vouloir qu'on tînt un seul jour devant l'armée royale, où était le Roi en personne.
Telle armée et tel roi, sensuel, emporté. Il s'était révélé dès Lyon, où il s'amusa si bien qu'on crut qu'il ne passerait pas les Alpes. Et quand il les eut passées, quand le duc de Milan fut venu à sa rencontre avec un cortége de dames, il s'amusa si bien qu'on crut encore qu'il n'irait pas plus loin. Il n'en pouvait plus à Asti et y tomba malade; les uns disent de la petite vérole, d'autres de la maladie nouvelle qui éclata cette année même, qui envahit l'Europe et qu'on appela le mal français.
La découverte de l'Italie avait tourné la tête aux nôtres; ils n'étaient pas assez forts pour résister au charme.
Le mot propre est découverte. Les compagnons de Charles VIII ne furent pas moins étonnés que ceux de Christophe Colomb.
Excepté les Provençaux, que le commerce et la guerre y avaient souvent menés, les Français ne soupçonnaient pas cette terre ni ce peuple, ce pays de beauté, où l'art, ajoutant tant de siècles à une si heureuse nature, semblait avoir réalisé le paradis de la terre.
Le contraste était si fort avec la barbarie du Nord que les conquérants étaient éblouis, presque intimidés, de la nouveauté des objets. Devant ces tableaux, ces églises de marbre, ces vignes délicieuses peuplées de statues, devant ces vivantes statues, ces belles filles couronnées de fleurs qui venaient, les palmes en main, leur apporter les clefs des villes, ils restaient muets de stupeur. Puis leur joie éclatait dans une vivacité bruyante.
Les Provençaux qui avaient fait les expéditions de Naples avaient été ou par mer ou par le détour de la Romagne et des Abbruzes. Aucune armée n'avait, comme celle de Charles VIII, suivi la voie sacrée, l'initiation progressive qui, de Gênes ou de Milan, par Lucques, Florence et Sienne, conduit le voyageur à Rome. La haute et suprême beauté de l'Italie est dans cette forme générale et ce crescendo de merveilles, des Alpes à l'Etna. Entré, non sans saisissement, par la porte des neiges éternelles, vous trouvez un premier repos, plein de grandeur, dans la gracieuse majesté de la plaine lombarde, cette splendide corbeille de moissons, de fruits et de fleurs. Puis la Toscane, les collines si bien dessinées de Florence, donnent un sentiment exquis d'élégance, que la solennité tragique de Rome change en horreur sacrée... Est-ce tout? Un paradis plus doux vous attend à Naples, une émotion nouvelle, où l'âme se relève à la hauteur des Alpes devant le colosse fumant de Sicile.
Tout se résume dans la femme, qui est toute la nature. Les yeux noirs d'Italie, généralement plus forts que doux, tragiques et sans enfance (même dans le plus jeune âge), exercèrent sur les hommes du Nord une fascination invincible. Cette rencontre première de deux races se précipitant l'une vers l'autre fut tout aussi aveugle que le contact avide de deux éléments chimiques qui se combinent fatalement. Mais, passé la violence première, la supériorité du Midi éclata: partout où les Français firent un peu de séjour, ils tombèrent inévitablement sous le joug des Italiennes, qui en firent ce qu'elles voulaient.
Charles VIII faillit en mourir, et y céda partout, souvent par sensualité, souvent par sensibilité. Et cela le jeta dans des difficultés imprévues qui compliquèrent fort sa situation d'arbitre de l'Italie.
Elles apparurent dès la descente des Alpes; le roi, dès le premier pas, ne se souvint plus de la politique et suivit la nature.
Dans la misérable situation où était l'Italie, les intérêts de famille dominaient tout. La brouillerie de trois familles et de trois femmes avait été l'occasion décisive qui entraîna l'invasion. Les trois femmes étaient Béatrix d'Este, Isabelle d'Aragon, Alfonsine Orsini.
Béatrix, la jeune et brillante fille du duc d'Este, sortie de cette cour qu'ont illustrée l'Arioste et le Tasse, avait besoin d'un trône et siégeait sur celui de Milan. Son mari, noir et vieux, n'était pas duc de Milan, mais simplement régent pour son jeune neveu, Jean-Galéas Sforza, maladif, incapable, qu'il tenait enfermé. Ce régent, Ludovic le More, habile homme et faible mari, ne pouvait quitter le pouvoir pour le céder à un idiot; Béatrix ne l'eût pas permis.
Le jeune duc cependant, dans sa réclusion, n'en avait pas moins épousé la fille du roi de Naples, Isabelle d'Aragon. C'était une princesse ardente et fière, jalouse surtout de Béatrix, qui trônait dans la plus belle cour de l'Europe, pendant qu'Isabelle se consumait près d'un malade dans une prison. Elle se plaignait à son père, qui menaçait Ludovic et le sommait de rendre le trône à son neveu.
Ludovic jusque-là avait été couvert par l'alliance de Florence. Il n'avait pas à craindre qu'elle ouvrît le passage au roi de Naples, tant qu'elle fut gouvernée par Laurent le Magnifique, prudent arbitre de l'équilibre italien. Tout changea à la mort de Laurent. Son fils Pierre, qu'il avait eu d'une Romaine, Clarisse Orsini, avait lui-même épousé Alfonsine Orsini, fille du connétable de Naples. Romain, Napolitain de cœur, élevé par sa mère, entretenu par sa femme dans un orgueil de prince, Pierre prit hautement parti pour la légitimité princière, rompit la vieille alliance milanaise, menaça Ludovic, le força d'appeler les Français.
Ce Pierre de Médicis, aussi sage que Jean Galéas, était un athlète, un acteur, figure de tournoi, de théâtre. Il était stupidement fier de ses succès à la lutte, à la paume. L'hiver, il employait la main la plus habile à faire des statues de neige, la main de Michel-Ange.
Ainsi c'était la guerre de trois cours et de trois femmes.
Dès que le Roi arrive, il est habilement enveloppé. Un prince généreux comme lui peut-il passer sans accorder une visite au pauvre duc malade? Tous les nôtres déjà étaient du parti d'Isabelle, sa jeune femme, la fille de notre ennemi le Roi de Naples. Le Roi cède; il voit ce mourant; il voit l'infortunée princesse qui embrasse ses genoux, les arrose de larmes. Nourri dans la lecture des romans de chevalerie, le voilà, dès l'entrée de son expédition, en face d'une suppliante, obligé de refuser sa protection à une femme. Il ne dit rien; mais Ludovic comprit son cœur, sentit qu'il était contre lui. Il le sentit bien mieux quand Charles VIII, à peine entré dans la Toscane, lui renvoya ses troupes italiennes. Il ne lui resta plus, après nous avoir appelés en Italie, qu'à faire en sorte que nous y périssions. Galéas mourut à point, et l'on crut généralement que Ludovic l'avait empoisonné.
Mêmes fautes en Toscane. Le roi, de même, y agit contre ses amis et ses alliés naturels.
Un premier fort ayant été pris et tout tué, Pierre de Médicis perd la tête. Il ouvre la forteresse qu'il avait voulu défendre. Florence profite de son trouble, le chasse, reprend sa liberté. Le pouvoir est aux mains de ceux qui avaient appelé, prophétisé l'invasion. Ils arrivent pleins de joie à Lucques pour saluer le roi; il leur tourne le dos.
Il était déjà sous l'influence des agents des Médicis. Il voyait, dans son ignorance, Pierre comme un roi chassé par ses sujets.
Ce fut bien pis quand il vit la femme de Pierre, Alfonsine Orsini, en deuil, que la nouvelle république avait eu la débonnaireté de laisser chez elle. Savonarole l'avait voulu ainsi, protégeant tout ce qui tenait aux Médicis, empêchant les vengeances. Voici donc encore une princesse affligée, encore un appel au roi chevalier, à son devoir de protéger les dames. Celle-ci, fille du connétable de Naples que Charles VIII devait combattre, alla au cœur du roi en lui demandant s'il était bien vrai qu'il voulût la ruine, la mort de tous les siens. Le roi fut fort touché, et il écouta volontiers Briçonnet, qui lui faisait entendre qu'un prince était son allié naturel plutôt qu'une république. Il sacrifia tous les amis de la France, et expédia un message à Médicis pour le faire revenir.
En pénétrant dans la Toscane, où ils suivaient la mer et les contrées du bas Arno, nos Français commençaient à voir les signes trop sensibles de la mort de l'Italie.
Ces contrées si fertiles étaient devenues marécageuses et malsaines par l'abandon des canaux; c'était déjà presque un désert; œuvre de la nature? Non, mais de l'homme et des mauvais gouvernements. L'Italie, dès le XIIIe siècle, se dévorait elle-même. Non que la population générale eût peut-être diminué de beaucoup; mais la campagne était délaissée pour les villes, qui la dominaient tyranniquement, l'astreignant à certaines cultures, en défendant telle autre. Entre les villes elles-mêmes, la plupart étaient devenues de pauvres villes sujettes que les cités souveraines tenaient très-bas et durement. Souveraines elles-mêmes autrefois, ces républiques asservies avaient dans leur glorieux passé une humiliation d'autant plus grande, de mortelles douleurs dans leurs souvenirs.
Sismondi estime, d'après une évaluation très-vraisemblable, que l'Italie, au XIIIe siècle, n'avait guère moins de un million huit cent mille citoyens; qu'elle en eut le dixième au siècle suivant (cent quatre-vingt mille), et au XVe, seulement le dixième de ce dixième, dix-huit mille citoyens peut-être.
Venise, dans ce nombre misérable, compte pour deux ou trois mille; Gênes pour quatre ou cinq; Florence, Sienne et Lucques, en tout cinq ou six mille. Tout le reste était sujet de ces villes ou des tyrans.
Dix-huit mille hommes avaient intérêt à défendre l'Italie.
Ces dix-huit mille étaient-ils libres? Oui, sous le bon plaisir du Conseil des Dix à Venise; à Florence, sous l'autorité des Médicis; à Sienne, sous les Petrucci, etc.
Le gouvernement personnel portait ses fruits. La ville de la banque, la riche Florence, qui absorbait les capitaux du monde, venait de faire banqueroute. Pourquoi? parce que les Médicis avaient mêlé leur fortune avec celle de la république. Leur somptuosité de princes dérangea leurs affaires, et ils ne sauvèrent leur caisse qu'en faisant sauter celle de l'État.
En Romagne et partout, c'était une foule de petites cours vaniteuses, brillantes à l'envi, dévorantes, mangées de parasites et mangeant leurs sujets. Les gens de lettres, artistes et poètes, chantaient cette gloire coûteuse.
L'horreur, c'était à Naples, où le vieux roi aragonais, par-dessus l'impôt écrasant, avait organisé un gouvernement de famine, trafiquant de tout ce qui se mange, spéculant sur les jeûnes de ses maigres sujets.
Tout cela couvert d'une fausse paix, de calme et d'art, d'un certain mouvement pédantesque d'érudition.
L'Italie, en réalité, soupirait, haletait; elle attendait quelque chose comme le jugement dernier. Ce n'était pas seulement Savonarole qui parlait; un mendiant à Rome, et d'autres avaient été les trompettes de l'archange. Les habiles, le vieux Ferdinand, son fils Alfonse, le pape Alexandre VI, vacillaient et flottaient, changeaient sans cesse de résolution. Que ceux qui doutent de la puissance des remords et du Vengeur moral lisent ce drame, digne de Shakespeare. Ferdinand meurt comme étouffé sous les ombres de ses victimes. Alfonse, un politique, un guerrier, la plus forte tête de l'Italie, devient comme idiot; il s'enfuit, se fait moine.
De toutes parts se levait le voile, et la réalité apparaissait. Le mensonge croulait. Tout semblait se dissoudre, comme il arrive dans les grandes épidémies, où, la main de Dieu pesant sur tous, il n'y a plus ni fort ni faible; personne ne craint personne; tous se sentent égaux, affranchis par la faiblesse commune.
Mais ce réveil simultané de tant d'éléments différents, désharmonisés depuis longtemps, opposés et contraires, était un embarras immense. Charles VIII eût-il été véritablement l'envoyé de Dieu, guidé par sa lumière, ce n'eût pas été trop pour juger un pareil procès. Dans un pays où une décomposition successive avait couché les uns sur les autres tant de peuples et de cités défuntes, il n'y avait pas de mort si bien mort qui ne reprît la voix et ne réclamât ses atomes. Ceux-ci, passés dans d'autres, étaient revendiqués, défendus par des morts récents. Pour faire revivre l'un, on se trouvait forcé peut-être d'étouffer l'autre et de le clore définitivement au sépulcre.
La première scène, bizarre et violente, d'un imprévu fantastique, eut lieu à Pise. On vit un mort d'un siècle qui portait la parole, et, presque au milieu du discours, un mort de cinquante ans parla. Ces morts, c'étaient les républiques de Pise et de Florence, la première étouffée par l'autre, toutes deux réveillées à la fois (même jour, 9 novembre).
Le roi entrait à Pise. Il marchait, entouré de tous ses capitaines, vers le fameux Duomo, où il allait entendre la messe. Il traversait, entre la tour penchée, le baptistère et le Campo-Santo, cette place vénérable, pleine de hautes antiquités du lointain Moyen âge. Au seuil du temple, un homme se jeta à lui, effaré, comme un frénétique; il prit le roi aux genoux et embrassa ses jambes. Il parlait en français et avec une grande volubilité. Le roi ne put pas s'en tirer qu'il ne lui fît un long discours. C'était l'histoire de Pise, la plus tragique d'Italie, ville morte en une fois, en un jour, quand tout son peuple fut emporté à Gênes; puis vendue aux marchands, aux Médicis, qui ont sucé sa vie, ont détruit son commerce, lui ont fermé la mer, et la terre elle-même, par une négligence voulu et meurtrière, a été changée en marais, plus de canaux; la fièvre organisée pour l'extermination d'un peuple...
Ici, les larmes lui vinrent dans une telle abondance qu'il s'arrêta; mais tout le monde continuait de l'écouter. Il se leva alors violent et furieux, et commença une terrible invective contre la concurrence, la férocité de boutique, qui ne laissait pas seulement Pise affamée gagner sa vie avec la soie, la laine, et la faisait mourir du supplice d'Ugolin... Cependant, grâce à Dieu, au bout de cent années, la liberté venait... À ce mot liberté, le seul que le peuple entendît, il s'éleva de la foule un concert de cris et de larmes qui perça le cœur des Français. Le roi se détourna, sans doute parce qu'il pleurait lui-même, et entra dans l'église. Mais ses gens, tout émus, hardis de leur émotion (ce n'était pas encore les courtisans bien appris et dressés de la cour de Louis XIV), insistèrent près de lui et continuèrent le discours du Pisan. Un conseiller du parlement du Dauphiné, qui s'appelait Rabot, qui était en faveur et que le Roi venait d'attacher à son hôtel, dit fortement: «Pour Dieu, Sire! voilà chose piteuse! Vous devriez bien octroyer... Il n'y a jamais eu de gens si maltraités que ceux-ci!...» Le roi, sans trop songer, répondit vaguement qu'il ne demandait pas mieux. Rabot le quitte à l'instant même, retourne vers le parvis où était la foule du peuple: «Enfants, le roi de France entend que votre ville ait ses franchises...»
«Vive la France! vive la liberté!» Tous se précipitent au pont de l'Arno. Le grand lion de Florence, qui était là sur une colonne, est emporté par l'ouragan, et va, la tête en bas, s'enterrer dans le fleuve.
Sans malice, dans son ignorance, le roi avait tranché le grand procès des siècles. Ce procès n'était pas celui de Pise et de Florence: c'était celui de toutes les villes sujettes, celui des cités souveraines.
Proclamé le libérateur et le restaurateur du droit, quel droit allait-il restaurer? À quelle époque remonter? Et quelle Italie allait-on refaire?
La vraie, la forte, la vivante, était celle du XIIIe siècle; mais le même peuple vivait-il? Les hommes du XVe siècle, était-ce la même chose que les citoyens du XIIIe? Oui, si l'on jugeait par la ténacité étonnante, héroïque, que montra Pise à maintenir sa liberté reprise ainsi. S'il en était partout de même, il fallait à chaque ville rendre son droit, consuls et podestat, bourse d'élection, cloche et glaive. Plus de duché de Milan; les villes de l'ancienne Ligue lombarde redevenaient autant de républiques. Plus d'État de Venise. Vérone, Vicence, Padoue, Brescia, renvoyaient leurs provéditeurs. En Toscane, dissolution complète; ce n'était pas Pise seulement qu'il fallait soustraire à Florence; mais les vénérables cités étrusques, Volterra et Cortone, Pistoya la guerrière, enfin «les roquets d'Arezzo,» comme parle Dante. Tous réclamaient, tous s'isolaient. Un immense passé, plein de rivalité, de gloire, de haine et de vengeance, surgissait de la terre. Maintenant l'arbitrage de la France aurait-il la vertu d'harmoniser cette discorde, de transformer les tyrannies brisées en fédérations volontaires? C'était chose douteuse et dans l'avenir. Mais la chose présente et certaine, c'était la dissolution de l'Italie.
Le roi n'avait pas quitté Pise qu'au milieu de la joie du peuple, qui brisait les lions de Florence, arrivent les envoyés florentins, Savonarole en tête.
«Enfin tu es venu, ministre de la justice, ministre de Dieu; c'est toi que, depuis quatre ans, le serviteur inutile qui te parle prédisait sans te nommer. Nous te recevons avec un cœur satisfait, avec un visage joyeux. Ta venue a exalté les âmes de tous ceux qui aiment la justice. Ils espèrent que par toi Dieu abaissera les superbes, exaltera les humbles et renouvellera le monde. Viens donc joyeux, tranquille et triomphant, puisqu'il t'envoie, Celui qui triompha pour nous sur le bois de la croix. Néanmoins, ô roi très-chrétien! écoute mes paroles et grave-les dans ton cœur... Ne sois point l'occasion de multiplier les pêchés; protége l'innocence, les veuves, les épouses du Christ qui sont aux monastères. D'autre part, sois clément, à l'exemple de ton Sauveur. S'il y a des pécheurs dans Florence, il y a des serviteurs de Dieu. Pardonne! Christ a bien pardonné!»
Le sublime visionnaire, très-positif ici pourtant et d'une politique magnanime, demandait, avec plus de précision qu'on ne l'eût attendu, deux points qui semblaient en effet essentiels: que les Français ne se fissent point haïr de l'Italie par leurs outrages aux femmes, et, d'autre part, qu'ils épargnassent les ennemis de la France, les ennemis de Savonarole, les partisans des Médicis.
L'idée ne venait à personne que Charles VIII fût assez fou pour adopter précisément le parti contraire à la France pour ne pas profiter du grand mouvement populaire qui se faisait en sa faveur.
Le roi ne répondit que des paroles vagues, et, sur la route encore, il refusa de dire comment il venait à Florence.
La nouvelle république, qui se recommandait de lui, qui venait de mettre ses lys sur le drapeau national, fut obligée à tout hasard de se mettre en défense à l'approche d'un si étrange ami. Chaque propriétaire fit venir ses paysans, les arma, se pourvut de vivres, de munitions, enfin se tint prêt pour un siége.
Cependant le petit peuple, sans défiance, va au-devant du roi avec de joyeuses acclamations; le clergé chante des hymnes. Lui, si bien accueilli, il entre en appareil de guerre, les armes hautes, la lance à la cuisse. Établi au palais des Médicis, il répond aux hommages des magistrats qu'il a conquis Florence, qu'il est chez lui. Gouvernerait-il par lui-même ou par les Médicis? C'était la seule question. Les Florentins protestèrent, et, des deux côtés, l'attitude devint très-menaçante.
Cependant les conseillers de Charles VIII, regardant bien Florence, cette grande population, ces hautes et massives maisons de pierre, ces rues étroites où une armée peut, sans combattre, être écrasée des toits, commencèrent à songer. Le valet de chambre de Vesc, l'évêque Briçonnet, n'étaient pas gens à affronter une telle entreprise.
Et d'ailleurs que voulait le roi? Hâter sa marche vers Naples. Ils s'en souvinrent alors. Aplatis tout à coup, ils tombèrent honteusement à demander une somme d'argent, se contentant de rançonner la ville amie et alliée qu'ils désespéraient de prendre.
Mais cette somme, ils la voulaient énorme. Les Italiens, qui reprenaient courage, refusèrent net. L'un d'eux, arrachant le papier, dit: «Sonnez vos trompettes, nous sonnerons nos cloches.» Enfin, pour cent vingt mille florins, le roi les tint quittes et partit. Pour cette somme, il faisait une triste concession; il abandonnait Pise, ne stipulant pour elle que le pardon de ses offenses.
Il tuait Pise, mais n'avait pas moins tué Florence. Son passage devait y porter des fruits de mort. La république et le parti français devaient bientôt périr. On put savoir alors combien Savonarole était un vrai prophète, voyant profondément le vieux péché du peuple et sa fatalité. Il avait toujours dit que le roi de France viendrait à Pise, et que ce jour-là mourrait l'État de Florence.
CHAPITRE III
LA DÉCOUVERTE DE ROME—FORNOUE
1495
Quand Charles VIII entra dans Rome, le 31 décembre 1494, le pape Roderic Borgia, le fameux Alexandre VI, monté récemment au pontificat, n'était pas encore le personnage illustre qui a laissé une telle trace dans l'histoire. C'était un homme de soixante ans, fort riche, qui maniait depuis quarante ans les finances de l'Église et percevait les droits du sceau. Il était à son avénement le plus grand capitaliste du sacré collége. C'est pour cela qu'il fut nommé. Il ne marchanda pas sa place, paya généreusement chaque vote et sans mystère, envoyant en plein jour à l'un quatre mules chargées d'argent, à l'autre cinq mille couronnes d'or, pratiquant à la lettre le mot de l'Évangile: «Donne ton bien aux pauvres.»
Il avait de sa maîtresse Vanozza quatre enfants, qu'il avait élevés publiquement et reconnus. Ses mœurs n'étaient pas plus mauvaises que celles des autres cardinaux, et il était beaucoup plus laborieux, plus appliqué aux affaires. On lui reprochait une chose, d'être toujours gouverné par une femme. Il l'avait été longtemps par deux Romaines, la Vanozza et la mère de Vanozza; depuis il l'était par sa fille, la belle Lucrezia, qui a été chantée par les poètes de l'époque; il était très-faible pour elle et l'aimait trop pour son honneur.
Ce qui étonnait fort aussi dans cette cour du pape, c'est que Borgia, né au pays des Maures, à Valence en Espagne, avait attiré à Rome nombre de trafiquants de ce pays, des Maures, des juifs. Il était en correspondance intime avec le Turc, et recevait pension de lui pour garder prisonnier, son frère, le sultan Gem.
Cette étrange amitié alla si loin, dit-on, qu'il fit évêques et cardinaux des protégés de Bajazet.
Ce pontificat mémorable arrivait pour couronner une étonnante série de mauvais papes. Un seul, en soixante ans, Pie II, avait fait exception. Le caractère des autres fut d'allier trois choses, d'être d'impudents débauchés, et en même temps si bons pères de famille, tellement avides, avares, ambitieux pour les leurs, qu'ils auraient mis le monde en cendres pour faire de leurs bâtards des princes. Avec cela, prêtres féroces, Paul II tortura lui-même les académiciens de Rome suspects d'être platoniciens; l'un d'eux lui mourut dans les mains. Ce Paul eut tellement soif du sang des Bohémiens que, pour les exterminer, il poussa Mathias Corvin, l'unique défenseur de l'Europe, à laisser là les Turcs pour se faire le bourreau de la Bohême. Il avait trouvé un moyen nouveau et singulier d'amasser un trésor; c'était de ne plus nommer à aucun évêché, de laisser tout vacant, et de percevoir seul les fruits. S'il eût vécu, il aurait été le dernier évêque de la chrétienté.
Sixte IV fut bien pire. Son pontificat colérique, impudent, effréné, passe tous les récits de Suétone. Rome, du temps des papes comme du temps des empereurs, a fait souvent des fous. L'infaillibilité leur montait à la tête, et tel homme sensé devenait un maniaque furieux. Sixte, devenu pape, donne un nouvel exemple: il chasse les femmes, vit à la turque, ne veut plus que des pages. Ces mignons, grandissant, deviennent les pasteurs des âmes, évêques ou cardinaux. Avec ces mœurs dénaturées, il n'en suit pas moins la nature, ruine l'Église pour ses bâtards, pour deux surtout qu'il avait de sa sœur, brouille toute l'Italie; le fer et le feu à la main, il leur cherche des principautés. Il crée un nouveau droit des gens, mettant, chose inouïe! des prisonniers de guerre à la torture, et menaçant les évêques qui ne se joindraient pas à lui de les vendre comme esclaves aux Turcs.
Ce pape épouvantable mourut; on rendit grâce à Dieu. Qui aurait cru que le pontificat suivant pût être pire encore? Cela se vit. Innocent VIII, non moins avide pour les siens et non moins corrompu, eut cela, par-dessus ses crimes, qu'il tolérait tous ceux des autres. Il n'y eut plus de sûreté. Vol et viol, tout devint permis dans Rome. Des dames nobles étaient enlevées le soir, rendues le matin: le pape riait. Quand on le vit si bon, on commença à tuer: il ne s'émut pas davantage. Un homme avait tué deux filles. À ceux qui dénonçaient le fait, le camérier du pape dit gaiement: «Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il paye et qu'il vive.»
À la mort d'Innocent, il y avait à Rome deux cents assassinats par quinzaine. Alexandre VI eut le mérite de remettre un peu d'ordre.
Les cardinaux comptaient avoir nommé en lui un administrateur. Il était originairement avocat à Valence. On le croyait avare, mais point ambitieux. Neveu de Calixte III, au lieu d'un établissement de prince, il n'avait voulu qu'un bon poste pour faire de l'argent. Un des Rovère, neveu de Sixte IV, eut trois archevêchés. Borgia, visant au solide, eut seulement les revenus de trois archevêchés. Homme d'affaires avant tout, parleur facile, aimable, donneur, prodigue de promesses, intarissable de mensonges, ce Figaro ecclésiastique réussissait singulièrement dans les missions; c'est ce qui l'avait maintenu si longtemps au poste de factotum des papes, qui ne pouvaient se passer de lui ni pour l'intrigue politique, ni pour le grand négoce spirituel, le comptoir des grâces et justices, la banque des bénéfices, des péchés, des procès.[18]
Dans cette banque d'échange entre l'or de ce monde et les biens du monde à venir, deux choses montrent que Borgia n'était pas un financier vulgaire, mais inventif, un esprit créateur.
Le premier des papes, il déclara officiellement qu'il pouvait d'un mot laver les péchés des morts mêmes, délivrer les âmes souffrantes en purgatoire. C'était bien comprendre son temps. Il devinait parfaitement que, si la foi diminuait, la nature prenait force, que, si l'on était moins chrétien, on devenait plus homme, plus tendre, plus sensible. Quel fils eut eu le cœur de laisser sa mère dans les flammes dévorantes? Quelle mère n'eût payé pour son fils?
Mais si les feux spirituels du purgatoire étaient d'un bon rapport, combien les flammes visibles et temporelles étaient plus sûres encore de faire impression et de tirer l'argent des poches! Qui peut dire ce que rapporta au Saint-Siége la terreur de l'Inquisition? En Allemagne, deux moines envoyés par Innocent VIII dans un petit pays, le diocèse de Trêves, brûlèrent six mille hommes comme sorciers. Nous avons parlé de l'Espagne. Quiconque se sentait en péril courait à Rome, mettait ses biens aux pieds du pape. Que faisait celui-ci? L'avide Sixte IV, si sanguinaire en Italie, se fit doux et bon en Espagne, rappelant à l'Inquisition l'histoire du bon pasteur. Alexandre VI, au contraire, bien plus intelligent, comprit que plus elle brûlerait d'hommes, plus on aurait besoin du pape. Il loua les inquisiteurs, fut cruel en Espagne, clément en Italie; les juifs et Maures, contre lesquels il jetait feu et flammes, le trouvaient chez lui le meilleur des hommes, s'établissaient sous sa protection et apportaient leurs capitaux.
Un pape si bien avec les juifs, ami de Bajazet, avait beaucoup à craindre devant l'armée de la croisade. Il y voyait son mortel ennemi, le cardinal Saint-Pierre, Rovère, neveu de Sixte IV, et qui devint Jules II. Rovère ne l'appelait pas autrement que le Marane (le Maure, le mécréant). Il était pendu à l'oreille du roi, et ne perdait pas un moment pour lui dire et redire qu'il fallait en purger l'Église et déposer ce misérable.
Sous cette terreur, Alexandre VI donna un spectacle étonnant, changeant de volonté de quart d'heure en quart d'heure, ne pouvant s'arrêter à rien. Il appelait Bajazet, qui était trop loin pour venir à temps. Il réparait les murs de Rome, recevait les troupes de Naples. Puis il voulait négocier; il envoyait à Charles VIII. Puis il voulait partir, et il faisait promettre aux cardinaux de le suivre. Ils promettaient, et, sous main, faisaient leurs traités, s'arrangeaient un à un. Personne n'était pour le payer, ni la ville, ni la campagne, qui toute se levait contre lui. L'événement le surprit dans ses fluctuations. Il ne put ni partir, ni traiter, ni combattre. Il se blottit tremblant dans le château Saint-Ange.
Selon un récit populaire, le pape aurait fait dire au roi qu'il ne lui conseillait pas de venir à Rome, parce qu'il y avait peste et famine; que, de plus, son arrivée mettrait le Turc en Italie. À quoi le roi aurait répondu en riant qu'il ne craignait pas la peste; que la mort serait le repos de son pèlerinage; qu'il ne craignait pas la faim; qu'il venait pourvu de vivres pour rétablir l'abondance; et que, pour le Turc, ne demandant qu'à le combattre, il lui saurait gré de venir, de lui épargner moitié du chemin.
Les Français trouvaient le pape jugé par sa peur même. Caché dans le tombeau d'Adrien, il avait l'attitude d'un coupable qui se connaît et se rend justice. Ils ne demandaient qu'à tirer dessus, et tournaient leurs canons vers le vieux nid pour déloger l'oiseau. Mais le Roi avait deux oreilles: à l'une criait l'accusateur, le cardinal Rovère; à l'autre, un peu plus bas, parlait le favori, le marchand de Briçonnet, qui s'était fait évêque et voulait être cardinal. Cette bassesse de cœur que nous avons vue à Florence, elle éclata ici dans tout son lustre: l'homme vendit pour un chapeau l'honneur de la France et l'Église.
Le pape, ainsi sauvé et averti, reprit courage et langage de pape; il fit dire au roi dignement qu'il était prêt à recevoir son serment d'obédience. Le roi qui, en faisant cette lâcheté, s'en voulait cependant et restait de mauvaise humeur, répondit: «D'abord, je veux ouïr la messe à Saint-Pierre; je dînerai ensuite; après quoi, je le recevrai.»
Le président du parlement de Paris régla les conditions:
1o Continuation du privilége secret qu'avaient le roi, la reine et le dauphin (celui de pouvoir entendre la messe, même étant excommunié);
2o L'investiture du royaume de Naples;
3o La reddition du frère du sultan.
Le premier article accordé; les deux autres, le pape comptait les éluder. Au lieu de l'investiture expresse, il donna la rose d'or, signe de distinction que les papes donnaient aux rois défenseurs de l'Église. Pour Gem, il affecta de le consulter, lui demanda devant le roi s'il voulait rester à Rome ou suivre le roi de France. Le prisonnier, homme supérieur par l'intelligence et sentant à merveille le péril de sa situation, refusa d'avoir un avis. «Je ne suis pas traité comme sultan, dit-il; qu'importe à un prisonnier d'aller ou de rester?» Le pape, embarrassé, dit qu'il n'était pas prisonnier, que tous deux ils étaient rois, qu'il n'était que leur interprète. Charles VIII n'insista pas en présence de Gem, mais trois jours après se le fit livrer.
Borgia, malgré la protection de Briçonnet, n'était pas rassuré. Comme il se rendait au banquet royal, on tira le canon pour lui faire honneur. Il crut que c'était un signal pour s'emparer de sa personne, se sauva et ne dîna point.
La familiarité des Français n'était pas rassurante. Aux moindres occasions, ils entraient chez le pape, s'asseyaient pêle-mêle avec les cardinaux. Ils lui avaient pris les clefs de Rome, avaient dressé leurs potences au champ de Flore, et jugeaient au nom du roi.
Leurs respects mêmes épouvantaient. Au baisement des pieds, il y eut une telle presse, une telle furie d'empressement (chez ces gens qui deux jours avant voulaient tirer sur lui), qu'ils faillirent le jeter par terre.
Le roi, qui ne se fiait guère à lui, emmena de Rome, outre le sultan Gem, le fils du pape, César, cardinal de Valence, sous titre de légat, en réalité comme otage.
Fils d'une femme de Servie, Gem avait l'air d'un chevalier chrétien, une très-noble figure, triste et pâle, un nez de faucon, les yeux d'un poète et d'un mystique. Nos gentilshommes lui trouvaient des manières vraiment royales, avec un mélange de fierté et de grâce flatteuse qui n'appartient qu'à l'Orient. Le malheureux n'alla pas loin. Prisonnier depuis treize années, l'air, le jour, le ciel italien, l'affluence aussi de l'armée qui l'admirait et le fêtait, purent lui être fatales.
On a cru généralement qu'Alexandre VI, par vengeance ou pour gagner l'argent de Bajazet, l'avait livré au roi empoisonné. Ce qui est sûr, c'est que le jour où il parut frappé, le fils du pape se sauva déguisé et revint à Rome. Porté jusqu'à Capoue, Gem y était si faible qu'il ne put lire une lettre de sa mère qu'on lui apportait d'Égypte. On le mena jusqu'à Naples, où il expira, dit-on, dans un élan religieux, remerciant Dieu de ne pas permettre que l'ennemi de sa foi se servît de lui pour combattre l'islamisme. Charles VIII, qui le plaignait fort, le fit embaumer, et envoya à sa mère tout ce qui restait de lui.
Le pape avait jeté le masque, et l'Espagne le jeta aussi. L'ambassadeur de Ferdinand le Catholique, qui suivait le roi et qui n'avait rien dit à Rome, imagina, entre Rome et Naples, de faire une grande scène de protestation qui pût relever le courage du parti espagnol de Naples.
Cet éclat ne servit à rien. Tout échappa aux Aragonais, l'armée et les places et le peuple. Le vieux roi meurt. Son fils Alfonse se sauve. Son fils, le jeune Ferdinand, perd terre, passe dans Ischia. Les seuls forts qui résistèrent furent emportés, et tout tué. La terreur gagne le royaume, elle passe l'Adriatique. Les Turcs voient le drapeau français en face, prennent la panique, se sauvent, abandonnent les forts d'Albanie. Les Grecs achètent des armes, prêts, disent-ils, à tuer tous les Turcs au débarquement des Français.
Un capitaine fut envoyé en Calabre sans soldats pour recevoir la province. Partout les gendarmes, sans armure, en habit léger, les pieds dans les pantoufles, allaient marquer les logements.
Charles VIII débuta à Naples par une mesure qui eût gagné le peuple s'il y avait eu un peuple: il réduisit l'impôt à ce qu'il était du temps de la maison d'Anjou. La réduction n'allait pas à moins de deux cent mille ducats.
Le pays était féodal, et les seigneurs ne tenaient compte d'une diminution qui soulageait leurs vassaux sans augmenter leurs revenus. Chacun d'eux comptait plutôt sur quelque faveur personnelle. Ceux d'Anjou parlaient haut, exigeaient au nom d'une si vieille fidélité; et ceux d'Aragon voulaient être payés comptant de leur trahison récente. Il n'était pas de fief pour lequel il ne se présentât deux propriétaires en litige. Charles VIII les accorda en fermant l'oreille à tous, refusant de se faire juge et maintenant le statu quo. Ils furent d'accord, mais contre lui.
La conduite des Français était contradictoire. Ils voulaient tout, arrachaient tout, emplois et fiefs, et, d'autre part, ils ne voulaient pas rester; ils n'aspiraient qu'à retourner chez eux; ils redemandaient la pluie, la boue du Nord sous le ciel de Naples. Quant ils apprirent la ligue de l'Italie avec l'Empereur et l'Espagne, cette effrayante nouvelle les mit dans la plus grande joie. Ils espérèrent perdre l'Italie et pouvoir retourner chez eux. Ils en firent deux soties, où le pape empoisonneur, Maximilien, l'Espagnol et la Ligue, parurent tous en figures de Gilles. Le roi y assista et en rit de tout son cœur.
Le 12 mai, autre pièce où l'acteur fut le roi. En manteau impérial, la couronne d'Orient en tête, il fit une entrée solennelle dans Naples. Ne faisant la croisade, il fit tout du moins le triomphe.
C'était pourtant une question de savoir si ce triomphateur pourrait rentrer chez lui. La jeunesse qui l'entourait, outrecuidante et méprisante, n'avait pas là-dessus la moindre inquiétude. Venise cependant et Ludovic avaient en un moment fait une grosse armée de quarante mille hommes. Le roi s'affaiblissant encore au retour par des détachements, n'en avait que neuf mille (en comptant les valets) quand il trouva l'ennemi sur les bords du Taro, à Fornoue, dans les Apennins. On parlementa fort; les Italiens étaient fort refroidis par la mollesse de leurs gouvernements, qui ne demandaient qu'à traiter avec cet ennemi si faible. Pour les Français, qui avaient tout contre eux, la position, le défaut de vivres, un orage de nuit, le torrent qui grossit, ils montrèrent une étonnante confiance.[19]
«Le 6 juillet, l'an 1495, environ sept heures du matin, le roi monta à cheval et me fit appeler, dit Commines. Je le trouvai armé de toutes pièces et sur le plus beau cheval que j'aye vu de mon temps, appelé Savoie; c'étoit un cheval de Bresse qui étoit noir et n'avoit qu'un œil; moyen cheval, mais de bonne grandeur pour celui qui étoit dessus. Et sembloit que ce jeune homme fût tout autre que sa nature ne portoit, ni sa taille, ni sa complexion; car il étoit fort craintif à parler (ayant été nourri en grande crainte et avec petites gens). Et ce cheval le montroit grand; il avoit le visage bon et de bonne couleur, et la parole audacieuse et sage. Il sembloit bien que frère Hieronyme (Savonarole) m'avoit dit vray, que Dieu le conduiroit par la main, et qu'il auroit bien à faire au chemin, mais que l'honneur lui en demeureroit.»
Cette bataille fut la dérision de la prudence humaine.
Tout ce qu'on pouvait faire de fautes, les Français le firent, et ils vainquirent. D'abord, leur excellente et redoutable artillerie, ils ne s'en servirent pas, la laissèrent de côté. Ils ne voulaient, disaient-ils, que passer leur chemin; mais ils passaient plus ou moins vite, de sorte que l'avant-garde, le corps de bataille et l'arrière-garde se trouvèrent séparés par de grandes distances.
Le marquis de Mantoue, Gonzague, très-bon général italien, qui les voyait si mal en ordre de l'autre côté d'un torrent presque à sec qui les séparait, avait beau jeu pour se jeter entre eux, les couper et les écraser.
Les Stradiotes, très-bons soldats grecs de Venise, chevau-légers, armés de cimeterres orientaux, devaient pénétrer dans les files de la lourde gendarmerie française, et, de côté, faucher, poignarder les chevaux.
Cette manœuvre eût été terrible; heureusement, le Milanais Trivulce, qui la connaissait bien et la prévit, trouva une diversion. Il laissa sans défense, à leur discrétion, le camp du roi, ses brillants pavillons, les coffres et malles, les mulets richement chargés. Il était sûr que ces pillards se jetteraient sur cette proie et laisseraient là la bataille. C'est ce qui eut lieu en effet.
Des deux côtés, les hommes d'armes donnèrent des lances avec une extrême vigueur; toutefois, il y avait cette différence que les chevaux des Italiens étaient plus faibles, leurs lances légères et souvent creuses. Après le premier choc, ils n'avaient plus rien que l'épée.
Le roi était au premier rang; nul ne le précédait que le bâtard de Bourbon, qui fut pris. Les choses étaient si mal prévues, que par trois fois il resta seul, attaqué par des groupes de cavaliers, et ne s'en démêla que par la force et la furie de cet excellent cheval noir.
La perte des Italiens fut énorme, trois mille cinq cents morts en une heure. Cela tint à ce que les valets français, armés de haches, taillèrent et mirent en pièces tout ce qui était à terre. Il n'y eut pas de prisonniers.
Nombre de vaillants Italiens restèrent sur le carreau, entre autres les Gonzague, parents du général, qui étaient cinq ou six, et se firent tous tuer.
Le sénat de Venise fit faire des feux de joie, prétendant avoir gagné la bataille, puisqu'on avait pris le camp du roi. Cependant cet affreux carnage, fait si vite, sans artillerie, par cette poignée d'hommes, laissa une extrême terreur dans l'Italie, le plus grand découragement. «Une bataille perdue, dit le maréchal de Saxe, c'est une bataille qu'on croit perdue.» Les Italiens, fort imaginatifs, se jugèrent vaincus et le furent, déclarant qu'il était impossible de soutenir la furie des Français.
CHAPITRE IV
RÉSULTATS GÉNÉRAUX—LA FRANCE SE CARACTÉRISE—L'ARMÉE ADOPTE ET
DÉFEND PISE, MALGRÉ LE ROI.
1496
Un événement immense s'était accompli. Le monde était changé. Pas un État européen, même des plus immobiles, qui ne se trouvât lancé dans un mouvement tout nouveau.
Quoi donc! qu'avons-nous vu? Une jeune armée, un jeune roi qui, dans leur parfaite ignorance et d'eux-mêmes et de l'ennemi, ont traversé l'Italie au galop, touché barre au détroit, puis non moins vite et sans avoir rien fait (sauf le coup de Fornoue), sont revenus conter l'histoire aux dames.
Rien que cela, c'est vrai. Mais l'événement n'en est pas moins immense et décisif. La découverte de l'Italie eut infiniment plus d'effet sur le XVIe siècle que celle de l'Amérique. Toutes les nations viennent derrière la France; elles s'initient à leur tour, elles voient clair à ce soleil nouveau.
«N'avait-on pas cent fois passé les Alpes?» Cent fois, mille fois. Mais ni les voyageurs, ni les marchands, ni les bandes militaires n'avaient rapporté l'impression révélatrice. Ici, ce fut la France entière, une petite France complète (de toute province et de toute classe), qui fut portée dans l'Italie, qui la vit et qui la sentit et se l'assimila, par ce singulier magnétisme que n'a jamais l'individu. Cette impression fut si rapide que cette armée, comme on va voir, se faisant italienne et prenant parti dans les vieilles luttes intérieures du pays, y agit pour son compte, même malgré le roi, et d'un élan tout populaire.
Rare et singulier phénomène! la France arriérée en tout (sauf un point, le matériel de la guerre), la France était moins avancée pour les arts de la paix qu'au XIVe siècle. L'Italie, au contraire, profondément mûrie par ses souffrances mêmes, ses factions, ses révolutions, était déjà en plein XVIe siècle, même au delà, par ses prophètes (Vinci et Michel-Ange). Cette barbarie étourdiment heurte un matin cette haute civilisation; c'est le choc de deux mondes, mais bien plus, de deux âges qui semblaient si loin l'un de l'autre; le choc et l'étincelle; et de cette étincelle, la colonne de feu qu'on appela la Renaissance.
Que deux mondes se heurtent, cela se voit et se comprend; mais que deux âges, deux siècles différents, séparés ainsi par le temps, se trouvent brusquement contemporains; que la chronologie soit démentie et le temps supprimé, cela paraît absurde, contre toute logique. Il ne fallait pas moins que cette absurdité, ce violent miracle contre la nature et la vraisemblance, pour enlever l'esprit humain hors du vieux sillon scolastique, hors des voies raisonneuses, stériles et plates, et le lancer sur des ailes nouvelles dans la haute sphère de la raison.
Quand Dieu enjambe ainsi les siècles et procède par secousse, c'est un cas rare. Nous ne l'avons revu qu'en 89.
N'oublions pas ce qui a été établi dans l'Introduction.
Ce qui retardait la Renaissance et la rendait presque impossible, du XIIIe au XVIe siècles, ce n'était pas qu'on eût par le fer et le feu détruit tout jet puissant qui se manifestait; d'autres auraient surgi du même fonds. Mais on avait créé, par-dessus ce fonds productif, un monde artificiel, de médiocrité pesante, monde de plomb, qui tenait submergés toute noblesse de vie et de pensée, toute grandeur et tout ingegno. Le vieux principe, dans sa caducité, avait engendré malheureusement, engendré des fils de vieillesse, maladifs, rachitiques et pâles. Quels fils? nous l'avons dit, la stérilité scolastique. Quels fils? Toutes les fausses sciences, la vraie étant proscrite. Quels fils? la médiocrité bourgeoise et la petite prudence.
Pour résumer l'obstacle, ce n'était pas qu'il n'y eût rien, qu'on n'eût rien fait pendant deux siècles. C'était qu'on eût fait quelque chose, créé, fondé la platitude, la sottise, la faiblesse en tout.
La France de Charles V, tristement aplatie dans la sagesse et dans la prose, la France de Louis XI et de l'avocat Patelin, radicalement bourgeoise, rieuse et méprisante de toute grandeur, sont si parfaitement médiocres qu'elles ne savent même plus ce que c'est que la médiocrité.
Il n'est pas facile de deviner, quand cela eût fini, si elle n'eût pourtant, dans un vif mouvement de jeunesse et d'instinct, sauté le mur des Alpes, et ne se fût jetée dans un monde de beauté, tout au moins de lumière, où rien n'était médiocre. Elle retrouva, à ce contact, quelque chose de sa nature originaire; elle y reprit la faculté du grand.
Rien n'était plat en Italie, rien prosaïque, rien bourgeois. Le laid même et le monstrueux (il y en avait beaucoup au XVe siècle) étaient élevés à la hauteur de l'art, Machiavel, Léonard de Vinci, ont pris plaisir à dessiner des crocodiles et des serpents.
Milan n'était pas médiocre sous Vinci et Sforza, dans son bassin sublime, cerné des Alpes, Alpe elle-même par sa cathédrale de neige, éblouissante de statues; Milan sur le trône des eaux lombardes, dans sa centralisation royale des arts, des fleuves et des cultures.
Rome n'était pas médiocre sous Borgia. L'ennuyeuse Rome moderne, bâtie des pierres du Colysée par les neveux des papes, n'existait pas encore, ni la petite hypocrisie, le vice masqué de décence. Rome était une ruine païenne, où l'on cherchait le christianisme sans le trouver. Rome était une chose barbare et sauvage, mêlée de guerres, d'assassinats, de bouviers brigands des marais Pontins et des fêtes de Sodome. Au milieu, un banquier, entouré de Maures et de juifs: c'était le pape, et sa Lucrezia tenant les sceaux de l'Église.
Cela n'était pas médiocre. Quand notre armée rentra, elle rapporta de Rome une histoire peu commune, propre à faire oublier tout ce que la France gauloise trouvait piquant, tous les enfantillages des Cent-Nouvelles et des vieux fabliaux.
Ils essayèrent à Naples de jouer cette histoire sur les tréteaux. Mais il y avait là un grandiose dans le mal, qu'on ne pouvait jouer et que l'innocence des nôtres n'était pas faite pour atteindre.
On attendit trente ans pour trouver le vrai nom d'un tel monde. Ni Luther ni Calvin n'y atteignirent. Rabelais seul, le bouffon colossal, y réussit. Antiphysis, c'est le mot propre, qu'il a seul deviné (l'envers de la nature). Par le beau, par le laid, le monde fut illuminé; et il rentra dans le sens poétique, dans le sens de la vérité, des réalités hautes et de la grande invention.
Cette vision de Rome, effrayante, apocalyptique, du pape siégeant avec le Turc, la scène la plus forte que l'on eût vue depuis mille ans, jeta le monde dans un océan de rêveries et de pensées.
En ce mensonge des mensonges, en ce vice des vices, les raisonneurs trouvèrent l'Antiphysis, l'envers de la nature, l'envers de l'idéal, que la raison n'eût pas donné, monstruosité instructive qui les éclaira par contraste, et sans autre recherche indiqua la voie du bon sens et le retour à la nature.
D'autre part, les mystiques, ivre d'étonnement dans ce monstre à deux têtes, crurent voir le signe de la Bête et la face de l'Antéchrist. Ils fuirent à reculons contre le cours des siècles et jusqu'au berceau des âges chrétiens.
Dès ce jour, deux grands courants électriques commencent dans le monde: Renaissance et Réformation.
L'un, par Rabelais, Voltaire, par la révolution du droit, la révolution politique, va s'éloignant du christianisme.
L'autre, par Luther et Calvin, les puritains, les méthodistes, s'efforce de s'en rapprocher.
Mouvements mêlés en apparence, le plus souvent contraires. Le jeu de leur action, leurs alliances et leurs disputes, sont l'intime mystère de l'histoire, dont leur lutte commune contre le Moyen âge occupe le premier plan, le côté extérieur.
Tel est le résultat général. Mais notons aussi le spécial, qui n'en a pas moins une importance profonde.
Une nation, l'organe principal de la Renaissance, se caractérise pour la première fois. Le monde apprend ici, par le bien, par le mal, ce que c'est que la France.
Organe dominant et principal acteur dans le drame humain au XVIe siècle, elle ne se relève qu'en révélant l'homme du temps, de sorte que ce fait spécial redevient général encore. Le Français de Charles VIII et de Louis XII, c'est l'homme vrai de l'Europe d'alors, plus en dehors et mieux connu que celui d'aucune nation.
Et d'abord, le vice français, c'est le vice général du XVIe siècle, celui qui devait éclater après la longue hypocrisie et l'abstinence forcée. C'est le violent élan des jouissances, une aveugle furie d'amour physique qui ne respecte rien, outrage ce qu'il aime et désire. La femme a sa revanche. Par une réaction naturelle, par la douceur et son adresse, elle s'empare de cette force brutale et la gouverne. Ce siècle est le règne des femmes, spécialement en France. Par les Anne et les Marguerite, les Diane, les Catherine de Médicis, les Marie Stuart, elles le troublent, le corrompent et le civilisent.
Non-seulement l'art, la littérature, les modes et toutes les choses de forme changent par elles, mais le fonds de la vie. La constitution physiologique est atteinte dans son essence. La maladie du Moyen âge, la lèpre, fut un mal solitaire, un mal de moine, né de la négligence et de l'abandon du corps. La maladie du XVIe siècle au contraire a sa source dans le mélange confus, violent, impur des sexes et des populations[20]. Elle éclata au moment de la grande migration des juifs et des Maures, au passage des armées de Charles VIII, de Louis XII et de Maximilien, de Gonsalve de Cordoue.
La femme, à ce moment, prend possession de l'homme; elle paraît son jouet, sa captive, et devient sa fatalité.
On a vu avec quelle facilité les Italiennes s'emparèrent de Charles VIII et le firent agir contre sa politique et son intérêt. L'histoire du roi fut celle de l'armée, partout où elle s'arrêta. Nos Français, insolents, violents le premier jour, dès le lendemain changeaient et voulaient plaire. Ils aidaient à raccommoder ce qu'ils avaient cassé la veille. Ils jasaient sans savoir la langue; les enfants s'en emparaient, et la femme finissait par les faire travailler, porter l'eau et fendre le bois.
Il en était tout autrement avec les Allemands, qui séjournaient dix ans sans savoir un mot d'italien, étaient toujours sujets à s'enivrer et à battre leur hôte. Encore moins était-on en sûreté avec l'Espagnol, méprisant, taciturne, horriblement avare, qui, sur la moindre idée de quelque argent caché, liait l'homme avec qui il venait de manger, lui mettait l'épée à la gorge, le torturait à mort.
Le caractère français, aimable et généreux, éclata d'une manière bien frappante dans l'affaire de Pise, et par une résistance singulière, unique, aux ordres du roi.
Cette religion d'idolâtrie et d'obéissance absolue dans le reste, faiblit ici. Les nôtres, qui n'eussent jamais résisté dans une affaire française, résistèrent, par honneur, par pitié, par amour, dans une cause tout italienne.
Reprenons d'un peu haut.
Quand le roi alla de Florence à Rome, son homme, Briçonnet, pour tirer l'argent des Florentins, s'était fait fort de leur faire rendre Pise. Il y alla, mais revint à Florence, jurant qu'il avait fait ce qu'il pouvait, mais que les Pisans ne voulaient pas se rendre, qu'il eût fallu une bataille, et qu'en sa qualité d'homme d'Église il ne pouvait verser le sang.
Cette bataille, il n'eût pu la livrer: la garnison française, en deux mois de séjour, était devenue tout italienne, liée de cœur avec la ville et décidée à ne rien faire contre elle.
Il y avait près du roi deux partis, pour et contre Pise. Son irrésolution était telle, que, de Naples, il donna six cents hommes aux Pisans pour les défendre contre les Florentins.
La difficulté fut plus grande encore au retour. L'armée, passant à Pise, fut enveloppée et gagnée par la garnison française, qui lui communiqua sa vive sympathie pour la ville.
Cette garnison y avait des liens d'amour ou d'amitié; mais l'armée, qui venait de Naples et qui ne connaissait de Pise que son malheur, montra une générosité désintéressée, admirable.
Cette armée monarchique s'éleva par le cœur jusqu'à comprendre une idée, bien nouvelle pour elle à coup sûr, le deuil du citoyen qui perd son âme et meurt en perdant la patrie.
Il y eut autour du roi comme une émeute de prières et de larmes, autour de Briçonnet des cris, des menaces de mort. Les gentilshommes de la garde entrèrent en foule au logement du roi, où il jouait aux tables, et l'un d'eux, Sallesard, lui dit impétueusement: «Sire, si c'est de l'argent qu'il faut, ne vous souciez, car en voici.» Et ils arrachaient de leur cou leurs chaînes et leurs colliers d'argent. «Nous vous laisserons par-dessus, dit-il encore, notre solde arriérée.»
Le roi ne voulut rien répondre, de peur d'être sans doute grondé de Briçonnet. Seulement, il donna les commandements de la ville et des forteresses aux chefs les plus amis de Pise.
Après Fornoue, dans la détresse de toutes choses où il était pour revenir, il se trouva heureux de puiser dans la bourse des Florentins, à toute condition; il leur donnait en gage ses pierreries, et, de plus, un ordre pour livrer Pise.
Le commandant, d'Entragues, n'obéit pas. Il prétendit qu'il avait ses ordres secrets et déclara qu'il n'en suivrait pas d'autres. En réalité, il suivait ceux d'une demoiselle de Pise, dont il était amoureux. Cet amour le mena loin.
Il se laissa enfermer par une circonvallation que les Pisans élevèrent pour empêcher la jonction de l'armée florentine. Bien plus, les Florentins ayant pénétré dans la ville, d'Entragues tira le canon sur eux, sur les alliés de son maître. Il ne partit qu'après avoir vu les Pisans sous la protection de Venise et de Ludovic; il alla jusqu'à les armer en leur laissant les canons du roi.
L'amour fit tout cela, dira-t-on; mais nous trouvons la même partialité dans l'armée toute nouvelle que Louis XII vendit aux Florentins et qu'ils menèrent à Pise. Nos soldats, traînés à l'assaut, refusèrent de se battre. Et, de leur côté, les Pisans ne fermèrent point leurs portes.
Les nôtres laissaient passer les renforts qui entraient dans la ville. Ils se pillaient eux-mêmes, arrêtaient leurs propres convois de vivres pour faire manquer le siége.
Le général français avait envoyé deux gentilshommes pour sommer les Pisans. Ils trouvèrent partout exposé le portrait de Charles VIII parmi les images des saints. «Ne détruisez pas son ouvrage, leur dit-on; faites-nous Français ou emmenez-nous en France.» Cinq cents jeunes demoiselles, en blanc, entourèrent les deux gentilshommes et les prièrent, en larmes, de se montrer leurs chevaliers. «Si vous ne pouvez, dirent-elles, nous aider de vos épées, vous nous aiderez de vos prières.» Et elles les emmenèrent devant une image de la Vierge, avec un chant si pathétique, que les Français fondirent en larmes.
Le roi avait beau vendre Pise, et faire toujours payer Florence, le même obstacle se présentait toujours. On ne trouvait pas de Français pour la livrer.
Qu'on juge de la reconnaissance et de l'émotion de tant de villes, asservies comme Pise par les grandes cités, qui voyaient toute leur cause dans la sienne, se sentaient défendues en elle par le bon cœur de nos soldats.
Ceux-ci créaient, sans s'en douter, un trésor de sympathie pour la France, que toutes les infamies de la politique épuisèrent difficilement.
Ce ne fut que dix ans après que Florence réussit enfin, et en donnant à Pise les conditions les plus honorables, l'égalité de droits et même des indemnités.
Mais, quelque favorable que fût l'arrangement, les Pisans n'en profitèrent pas. Presque tous émigrèrent et n'eurent plus de patrie que le camp français. Tant que nos armées restèrent en Italie, les Pisans erraient avec elles et partout se sentaient chez eux.
Quand nous fûmes enfin forcés de repasser les Alpes, ils ne voulurent plus être Italiens, ils se fixèrent chez nous dans nos provinces du Midi; ils défendirent leur patrie adoptive contre les Français mêmes, repoussant de Marseille le connétable de Bourbon.
Nous leur devons plusieurs excellents citoyens, un surtout dont nous sommes fiers, homme d'un caractère antique, le chaleureux historien des républiques italiennes, le ferme et consciencieux annaliste de la France, mon maître, l'illustre Sismondi.
CHAPITRE V
ABANDON DU PARTI FRANÇAIS À FLORENCE—MORT DE SAVONAROLE[21]
1498
On est saisi de douleur et de honte en voyant avec quelle légèreté barbare une politique inepte gaspilla, détruisit le plus précieux bien de la France, l'amour qu'elle inspirait. Le dévouement enthousiaste de Pise pour cette généreuse armée, la fanatique religion de Florence pour l'alliance des lys qu'elle avait mis dans son drapeau, c'étaient là des trésors qu'il fallait garder à tout prix. L'arrangement était facile au passage de Charles VIII, quand il tenait son Borgia tremblant dans Rome; il pouvait assurer la liberté de Pise, en indemnisant Florence sur les États du pape. Il devait, à tout prix, étendre et fortifier la république florentine, la rendre dominante au centre de l'Italie. Dieu avait fait un miracle pour nous. Dans une grande ville de commerce, de banque, de vieille civilisation, dans cette ville de Florence qui savait tout, doutait de tout, il avait suscité au profit de la France le fait le plus inattendu, un mouvement populaire d'enthousiasme religieux. Pour elle, tout exprès, il avait fait un saint, un vrai prophète, dont les paroles s'accomplirent à la lettre, créature innocente du reste, et sans orgueil, qui n'embarrassait pas d'un grand esprit de nouveauté, se tenant, il le dit lui-même, dans les limites de Gerson. Comment expliquer l'étrange délaissement où Charles VIII avait laissé cette Florence mystique qui se donnait à lui, qui le sanctifiait malgré lui, qui s'obstinait à lui reconnaître un divin caractère? Étrange bassesse de cœur! de reculer devant ce miracle, de répudier cet enthousiasme, une telle force qui, partout où elle se montre, met un poids infini dans la balance des choses humaines!
La fidélité de Florence fut une chose inouïe. Nous lui enlevons Pise; elle persiste, reçoit le roi avec des hymnes. Toute son influence se dissout en Toscane; Lucques, Sienne, Arezzo, de petites bourgades, tout se rit de Florence. Et elle n'en est pas moins pour nous. La ligue générale de l'Italie contre le roi ne parvient pas à l'entraîner. Loin de là; c'est à ce moment que le parti français est porté par le peuple au gouvernement.
Il y avait trois partis dans Florence: «celui de la réforme et de la liberté, parti austère, populaire et mystique, qui, pour toute politique, suivait son amour de la France et les prophéties de Savonarole; celui des libertins, des sceptiques, des aristocrates, gens de plaisirs, qui s'appelaient eux-mêmes les compagnacci, les mauvais compagnons; le troisième, celui des Médicis, restait dans l'ombre et attendait le moment de profiter de la division des deux autres; parti ténébreux, équivoque, prêt à passer du blanc au noir; on l'appela celui des gris (bigi).»
L'honneur éternel de Savonarole et de son parti, c'est de n'avoir péri que par sa générosité. Les aristocrates, d'accord avec lui pour chasser les Médicis, voulaient de plus commencer contre eux et leurs nombreux amis une carrière de proscriptions, de confiscations, de vengeances lucratives. Le parti des saints refusa; Savonarole exigea l'amnistie. Dès ce jour il signa sa mort. Il avait ôté le frein de terreur qui contenait ses ennemis. Rassurés, tous s'unirent. Les bigi, les compagnacci, se réconcilièrent contre lui; la ligue universelle des princes, des prêtres et des sceptiques, des athées et des moines, se forma contre le prophète et le mena au bûcher.
Le peuple et la clémence, Florence se gouvernant elle-même et graciant ses tyrans, tel était le simple principe du gouvernement de Savonarole. L'esprit de Dieu plane ici sur un peuple, l'illumine; l'inspiration n'est plus, comme autrefois, le monopole de tel individu. Tous sont dignes de se gouverner. Mais alors tous naissent bons. Et que devient le péché originel? Que devient le christianisme? Rien n'indique que Savonarole ait senti cette opposition radicale du christianisme et de la démocratie.
Cette république d'inspiration et de sainteté, fondée sur la clémence, était désarmée d'avance et périssait, si elle n'avait un appui extérieur. Son épine, sa fatalité était l'affaire de Pise. La France devait l'en soulager par un arrangement honorable aux deux républiques. Elle devait les garder contre les Médicis, intimider, décourager ceux-ci. Elle fit justement le contraire, et mit la jeune république innocente dans la nécessité cruelle de périr ou de frapper ses ennemis. Il y a, comme l'a dit si bien Quinet (Marnix, Provinces-Unies), il y a pour chaque république un moment où ses ennemis la somment de périr au nom de son principe même, l'invitent à se tuer, pour être conséquente.
La république de Hollande n'y consentit pas. La France de 93 n'y consentit pas. Elles ne se prêtèrent point au pharisaïsme perfide qui tue la liberté pour l'honneur de la liberté.
La république florentine était appelée, en 1497, à vider cette question de vie et de mort. Envahie par les Médicis, elle eut à juger leurs amis. Mais sa situation était pire que la nôtre, son gouvernement étant celui du pardon, de l'amnistie divine. Amnistie du passé; mais pourquoi pas de l'avenir? La patience de Dieu doit être infinie, disaient les pharisiens, son indulgence inépuisable. En vous faisant gouvernement de Dieu, vous avez gracié d'avance vos meurtriers, vous avez brisé l'épée de justice.
Le peuple se montra faible, hésitant. Les citoyens, nés dans un âge de servitude déjà ancienne, marchands pour la plupart, gens timides et qui se voyaient tout seuls en Italie, sans alliés, n'avaient nulle envie de se compromettre, eux et les leurs, par une sentence de mort contre les traîtres. Ils voyaient au contraire les Médicis soutenus non-seulement par la ligue italienne, le pape, Milan, Venise, et tous les ennemis de la France, mais en réalité par la France même. Il ne fallait que gagner du temps. Si la sentence était seulement différée, on allait voir des envoyés du roi intercéder, prier et menacer, exiger qu'on épargnât les ennemis du parti français.
C'était un jugement bien grave, non sur des individus seulement, mais sur la république, sur la base du gouvernement et sur la légitimité de son principe. La république était proclamée légitime par la condamnation des traîtres; et par l'absolution des traîtres, la république était condamnée.
Les amis de Savonarole prirent leur parti. Ils violèrent, pour le salut de la liberté, une loi de liberté qu'ils avaient faite eux-mêmes et qui n'avait que trop encouragé l'ennemi. Cette loi donnait au condamné la ressource de l'appel au peuple, constituait juge en dernier ressort une masse mobile, où cent motifs de sentiment, de peur ou d'intérêt, agissent si aisément dans une affaire judiciaire. Ils firent juger la Seigneurie, arrachèrent la juste sentence, que tous avouaient juste, et que nul n'osait rendre.
Et alors, il arriva ce qui arrive toujours. L'absolution aurait fait rire; on eût méprisé le gouvernement, il eût péri sous les sifflets. La condamnation fit pleurer et crier; il y eut une comédie de soupirs et de larmes; on colporta de cour en cour cette grande douleur; on pleura chez le pape, on pleura chez le roi, on pleura à Milan. Chose énorme! En vérité, la république avait refusé de se tuer elle-même.
Une touchante harmonie se trouva établie d'elle-même entre tous les ennemis de la justice et de la morale. Où est cette sainteté? disaient les hypocrites. Où est cette prospérité tant promise, cet appui de la France? disaient les politiques. Où est la liberté? disaient les libertins. Les moines, qui voulaient être propriétaires, malgré leur vœu, étaient ravis de voir attaquer l'apôtre de la pauvreté. Les augustins spécialement le haïssaient, comme dominicain. Les dominicains mêmes n'étaient pas tous pour lui; ceux qui n'étaient pas réformés et d'étroite observance voulaient supprimer la réforme, supprimer les réformateurs. Dans cette ville de banque, il n'avait pas toujours parlé avec respect de la royauté de l'usure; la banque, le gros commerce qui languissait, par suite des événements, en renvoyaient la faute au seul Savonarole. N'était-ce pas une chose inquiétante, faite pour effrayer les propriétaires, les gens tranquilles, les honnêtes gens, de le voir traîner après lui d'église en église la foule du petit peuple, prêcher l'égalité, donner l'espoir aux pauvres? Ses invectives contre le luxe, dans une ville de commerce, n'était-ce pas un crime? Les riches n'osaient plus acheter, les ouvriers ne gagnaient plus leur vie.
Ceci touchait précisément l'écueil réel de Savonarole, la cause de son impuissance et de sa chute. Sa réforme contemplative n'arrivait à nul résultat. Il censurait l'usure, mais épargnait les usuriers. Il revenait toujours à demander la conversion volontaire des riches, qui se moquaient de lui, et la patience indéfinie du peuple, le renvoyant pour l'adoucissement de ses misères à la Jérusalem céleste. Et cependant, les riches, se serrant, ne commerçant plus, organisaient tout doucement l'asphyxie, d'où ce peuple affamé et désespéré pouvait un matin se tourner contre son faible défenseur et son malencontreux protecteur. Une violente épidémie vint s'ajouter à tant de maux. Beaucoup d'hommes s'enfuirent de Florence. Savonarole restait avec les pauvres, dans cette ville demi-déserte; sa parole, toujours ardente, tombait en vain sur un auditoire endurci par la souffrance et peu à peu hostile.
Chaque soir il rentrait, triste de n'agir plus, dans son couvent de Saint-Marc, et le diable l'y attendait avec d'étranges tentations. Le diable devenait hardi, guettant le moment où le saint allait faiblir par l'abandon du peuple. Il venait le troubler sous la figure d'un vieil ermite, qui lui disait avec douceur, d'un ton grave et sensé: «Tes révélations, mon ami, sont-elles sérieuses? Conviens donc, entre nous, que ce sont rêveries, purs effets d'imagination.»
Était-il vraiment inspiré? N'était-il qu'un coupable fou? Doute cruel pour l'homme retombé sur lui-même, abandonné et solitaire. Il pouvait toutefois se soutenir par cette pensée, que toutes ses prédictions s'étaient réalisées et se vérifiaient chaque jour.
Et c'était justement ce qui épouvantait et faisait souhaiter sa mort. Il avait averti quatre hommes, Laurent de Médicis, Charles VIII, le pape et Sforza. Et Laurent était mort, et le pape et le roi étaient frappés dans leurs enfants. À Sforza (à ce prince jusque-là si brillant, si heureux, à son orgueilleuse Béatrix d'Este) il avait prédit que sa chute était proche et qu'il mourrait dans un cachot. Cet Hérode, son Hérodiate, blessés au cœur, s'acharnèrent à sa mort, et le poursuivirent près du pape.
Mais celui-ci de même avait peur de Savonarole. Il avait dit à ceux qui l'accusaient: «Je le canoniserais plutôt.» Et il lui avait offert le chapeau de cardinal. «J'aime mieux, dit le saint, la couronne du martyre.» Le pape, d'autant plus effrayé, dit: «Il faut que ce soit un grand serviteur de Dieu... Qu'on ne m'en parle plus.»
Bien décidé à ne pas s'amender, il eût voulu ne rien entendre, et se calfeutrait les oreilles. Entre Lucrezia, sa fille, et Julia Bella, sa concubine en titre, qui trônait dans Saint-Pierre aux fêtes de l'Église, son immonde famille l'amusait de fêtes obscènes, renouvelées d'Héliogabale. Tout cela était public. Il y manquait seulement que le pape lui-même criât et proclamât ses crimes dans une confession solennelle. C'est ce qui arriva quand son second fils, César Borgia, cardinal de Valence, poignarda son aîné. Le père, suffoquant de sanglots, assemble le consistoire, et là, vaincu par la douleur, il déplore ses débordements, ses mœurs infâmes, avoue, raconte; il dit tout haut ce qu'on disait avec horreur tout bas. Il crée une commission pour réformer l'Église. Lui-même, le lendemain, ressaisi par ses femmes et par ses mignons, il retourne à sa fange, mais cette fois plus farouche, plus cruel. Il commença alors à avoir soif du sang de Savonarole, espérant que, cette voix étouffée, il ferait taire Dieu.
Celui-ci savait parfaitement qu'il lui restait bien peu à vivre, et il se hâtait d'autant plus de verser sur ce monde les dernières effusions de l'esprit qui était en lui. Il s'éleva alors aux plus sublimes hauteurs. Il faudrait citer dans sa langue. J'emprunte la traduction inspirée de l'auteur de la Foi nouvelle:
«Les prophètes vous ont annoncé, il y a cent ans, la flagellation de l'Église. Depuis cinq ans, on vous l'annonce... Eh bien, je vous le dis encore, oui, Dieu est irrité...» Là, apparaît dans son discours un tableau d'une épouvantable grandeur, dont le jugement dernier de Michel-Ange est une faible esquisse. Tous les saints et tous les prophètes viennent, chacun à son tour, prier Dieu d'envoyer la peine et le remède. Les anges, à genoux, lui disent: Frappe! frappe! Les bons sanglotent et crient: Nous n'en pouvons plus! Les orphelins, les veuves disent: Nous sommes dévorés, nous ne pouvons plus vivre... Toute l'Église triomphante dit à Christ: Tu es mort en vain!
«C'est le ciel qui combat; les saints de l'Italie, les anges, sont avec les barbares. Ce sont eux qui les ont appelés, qui ont mis la selle aux chevaux. L'Italie est toute brouillée, dit le Seigneur, elle sera vôtre cette fois. Et le Seigneur vient au-dessus des saints, des bienheureux qui se rangent en bataille, et tous sont dans les escadrons... Où vont-ils? Saint-Pierre marche en criant: À Rome! à Rome! Et saint Paul, saint Grégoire s'en vont criant: À Rome! Et derrière eux marchent le glaive, la peste, la famine. Saint Jean, saint Antonin, disent: Sus, sus, à Florence! Et la peste les suit. Saint Antoine: Sus, en Lombardie! Saint Marc: Allons vers cette ville qui s'élève au-dessus des eaux! Les saints patrons de l'Italie vont chacun dans leur ville pour la châtier, saint Benoît dans ses monastères, saint Dominique dans les siens, et saint François contre les Frères. Et tous les anges du ciel, l'épée à la main, et toute la cour céleste marchent à cette guerre.
«...Temps cruel! temps mortel!... Gare à qui vivra dans ce temps!... Temps obscur où pleuvront la tempête, le feu et la flamme!... Il y aura de tels hurlements que je ne veux pas te les dire... Tu verras tout troublé, le ciel troublé, Dieu troublé!...»
Ces prophéties terribles respirent en même temps une magnifique indifférence sur son propre sort:
«Vous me demandez quelle sera la fin de notre guerre? Si vous me le demandez en général, je dirai: La victoire. Si vous le demandez en particulier, je répondrai: Mourir ou être mis en morceaux. Ceci est notre foi, ceci est notre gain, ceci est notre récompense. Nous ne cherchons pas autre chose. Mais quand vous me verrez mort, ne vous troublez point. Tous ceux qui ont prophétisé ont souffert et sont morts. Pour que ma parole devienne une vérité pour le monde, il faut le sang d'un grand nombre. Au premier sang, il n'y aura qu'un cri, et pour un qui sera mort, Dieu en suscitera dix-sept. Et cette persécution sera bien autrement grande que celle des martyrs... Voici le trésor que j'ai à gagner avec ce peuple, voici ce qu'il a à me donner.» (Trad. d'A. Dumesnil, Collége de France, 1850.)
Est-ce à dire que la nature avait disparu dans la sainteté, que l'homme avait fini en lui? Oh! non. Si les disciples redoublaient de ferveur, il voyait la masse s'éloigner de lui, et son cœur était déchiré. On sent dans les derniers discours cette mortelle douleur, ce désespoir de ne plus être aimé. Il n'essaye nullement de le dissimuler. Nulle vanité, nulle dignité hypocrite; il y a là une naïveté tout italienne:
«Ô Dieu! tu m'as trompé pour me faire entrer dans tes voies. Je me suis fait anathème pour toi, et tu as fait de moi comme la cible pour la flèche.—Je ne te demandais rien que de n'avoir jamais à gouverner les hommes, et tu as fait tout le contraire.—Je ne me réjouissais que de la paix, et tu m'as attiré ici, sans que j'en ai eu conscience. Tu m'as fait entrer dans cette grande mer. Mais quel moyen d'aller au rivage?
«Ô ingrate Florence! J'ai fait pour toi ce que je n'ai pas voulu faire pour mes frères selon la chair. Je n'ai parlé pour eux à aucun prince, quoique les princes m'en priassent (j'en ai leurs lettres). Et pour toi, cependant, j'allai au roi de France... Que t'ai-je fait, mon peuple?... Eh bien, crucifie-moi, lapide-moi... Je souffrirai tout pour l'amour de toi.» (Prediche soprà li salmi, éd. 1539, p. 24.)
Né Lombard, Savonarole s'était fait Florentin; il avait, non sans raison, élu le peuple de Florence; il voyait, et très-justement, que ce peuple, avec tous ses vices, était l'intelligence au plus haut degré, la tête et le cerveau du monde. Perdre l'amour de Florence, c'était pour lui mourir. Il avoue sa tendresse et sa douleur avec une extrême faiblesse qui arrache les larmes: «Ô Florence! pour toi, je suis devenu fou... Hélas! Seigneur! je suis fou de ce peuple. Je vous prie de me pardonner!»
Cela donné à la faiblesse humaine, il allait magnanimement au-devant de la mort, prononçant son jugement définitif sur le pape. Il avait eu la vision d'une croix noire plantée sur Rome. Il dit son mot hardi où il s'est transfiguré: «l'Église ne me paraît plus l'Église. Il viendra un autre héritier à Rome!»
«Les anges sont partis, et le palais du peuple est rempli de démons. Écoutez bien cette parole. Vous dites: La paix! la paix! Je vous réponds qu'il n'y aura point de paix. Apprenez à mourir. Il n'y a pas de remède. C'est le dernier combat, le moment de combattre et de tuer par la prière.»
Au mois de mai 1497, le pape le déclara hérétique, condamnant comme tels ceux qui approcheraient de lui. Cela ne fit pas grand effet. Savonarole, qui s'était soumis d'abord, fut reporté à sa chaire par ses disciples, qui soutenaient, d'après Gerson et le concile de Constance, qu'une excommunication injuste ne peut être obéie.
Mais le pape, plus habile, toucha ensuite une corde sensible. Il fait savoir aux Florentins que s'ils méprisaient l'excommunication, il autoriserait la confiscation de leurs marchandises dans tous les pays étrangers. La boutique frémit. Il ne fallait plus qu'un prétexte pour livrer à la mort un homme qui compromettait Florence dans ses intérêts les plus chers.
Le prétexte fut celui-ci: Savonarole, dans un moment éloquent, parlant comme Isaïe, avait défié les prêtres de Bélial de faire descendre le feu sur l'autel. On avisa qu'il fallait le sommer de faire un miracle, comme si ce n'en était pas un que l'accomplissement de ses prophéties. On alla chercher dans la Pouille un de ces prédicateurs de carrefour qui ont le feu du pays dans le sang, un de ces cordeliers effrontés, éhontés, qui, dans les foires d'Italie, par la force de la poitrine et la vertu d'une gueule retentissante, font taire la concurrence du bateleur et de l'histrion. On lança l'homme, soutenu d'aboyeurs franciscains, augustins. «S'il est saint, dit l'homme du pape, qu'il ose donc entrer avec moi dans un bûcher ardent; j'y brûlerai, mais lui aussi; la charité m'enseigne à purger à ce prix l'Église d'un si terrible hérésiarque.»
Savonarole avait un ardent disciple, Domenico Bonvicini, d'une foi, d'un courage sans bornes, et qui l'aimait profondément. Il ne lui manqua pas plus que Jérôme de Prague à Jean Huss. Modèle attendrissant, mémorable, de l'amitié en Dieu!
«Trois choses me sont chères en ce monde, disait Domenico, le Sacrement de l'autel, l'Ancien et le Nouveau Testament et Jérôme Savonarole.»
Il s'écria qu'il n'était pas besoin que Savonarole entrât dans les flammes, que le moindre de ses disciples suffisait à faire ce miracle, que Dieu le sauverait tout aussi bien, et dit: «Ce sera moi.»
Le pape se hâta d'écrire pour approuver la chose. Chose horrible! Cette Rome sceptique, dans cette Italie raisonneuse, permettait, ordonnait une de ces épreuves barbares où la folie antique bravait la nature, tentait Dieu! Féroce comédie! Un athée affectant d'attendre un miracle pour brûler un saint!
Les politiques, au moins, devaient-ils le permettre? Le parti de la France pouvait-il laisser accomplir l'acte machiavélique qui allait le frapper au cœur, en tuant son chef ou le couvrant de risée?
Ce parti, il faut le dire, s'évanouissait, il baissait de nombre et de cœur, tarissait d'espérance. Il avait cru un moment que Charles VIII allait rentrer en Italie. Toute la France le croyait. Des préparatifs immenses avaient été faits à Lyon, avec une dépense énorme. L'armée était réunie, elle attendait. Et, en effet, le roi y vient enfin. Il a quitté ses châteaux de la Loire, fait ses adieux à la reine. On croit partir. Le roi se rappelle alors qu'il a oublié de prier saint Martin de Tours; qu'on l'attende, il va revenir. En vain on le retient; ses capitaines pleurent, s'accrochent à ses vêtements. Il était évident que ce retard allait perdre tout ce que nous avions laissé en Italie, nos troupes, nos amis. Cela pesait peu au jeune homme; une amourette le rappelait. Tout fut fini. L'Italie abandonnée, perdue, l'honneur aussi. Que la destinée s'accomplisse!
On put juger, au moment décisif, combien d'âmes vivaient de la vie de Savonarole, en apparence abandonné. Ce fut pour lui une grande consolation de voir qu'une foule d'hommes, moines, prêtres, laïcs, des femmes même et des enfants supplièrent la Seigneurie de les préférer, de leur permettre d'entrer avec lui dans les flammes. La Seigneurie n'en prit que deux, Domenico et un autre.
Le 7 avril 1498, sur la place du Palais, au matin, on vit l'échafaud. De toute l'Italie on était venu, et les toits même étaient chargés de monde. L'échafaud, de cinq pieds de haut, de dix de large et de quatre-vingts de longueur, portait deux piles de bois mêlé de fagots, de bruyères, chacun de quatre pieds d'épaisseur; entre, se trouvait ménagé un étroit passage de deux pieds, inondé de flammes intenses, âpre foyer de ce grand incendie. Par cette horrible voie de feu devaient marcher les concurrents, et la traverser tout entière.
Le lugubre cortége entra dans une loge séparée en deux, d'où l'on devait partir, tous les moines en psalmodiant, et derrière, force gens portant des torches, non pas pour éclairer, car il restait six heures de jour.
Les difficultés commencèrent, comme on pouvait prévoir, surtout du côté franciscain. Ils dirent d'abord qu'ils ne voulaient nul autre que Savonarole. Mais Domenico insista, réclama le bûcher pour lui. Ils dirent ensuite que ce Domenico était peut-être un enchanteur et portait quelque sortilége. Ils exigèrent qu'il quittât ses habits, et, qu'entièrement dépouillé, il en prît d'autres à leur choix. Cérémonie humiliante, sur laquelle on disputa fort. Domenico finit par s'y soumettre. Alors Savonarole lui mit en main le tabernacle qui contenait le Saint-Sacrement et qui devait le préserver. «Quoi! s'écrièrent les franciscains, vous exposez l'hostie à brûler. Quel scandale, quelle pierre d'achoppement pour les faibles!» Savonarole ne céda point. Il répondit que son ami n'attendait son salut que du Dieu qu'il portait.
Pendant ces longues discussions qui prirent des heures, la masse du peuple, qui était sur les toits depuis l'aube et se morfondait sans manger ni boire, frémissait d'impatience et tâchait en vain de comprendre les motifs d'un si long retard. Elle ne s'en prenait pas aux franciscains qui faisaient les difficultés. Elle s'irritait plutôt contre les autres qui, sûrs de leur miracle et d'être sauvés de toute façon, n'avaient que faire de chicaner. Elle regardait la place d'un œil sauvage, farouche d'attente et de désir. Cet horrible bûcher lui portait à la tête, lui donnait des vertiges, une soif bestiale de meurtre et de mort. Quoi qu'il advînt, il lui fallait un mort. Et elle ne pardonnait pas que l'on frustrât sa rage.
Tout au milieu de ces transports, un orage éclate, une pluie à torrents qui noie les spectateurs... La nuit, d'ailleurs, était venue. La Seigneurie congédia l'assemblée.
Savonarole était perdu. Il fut assailli d'outrages en retournant à son couvent. Il n'en fut pas moins intrépide, monta en chaire, raconta ce qui venait de se passer, du reste sans vouloir échapper à son sort. Le lendemain, dimanche des Rameaux, il fit ses adieux au peuple et dit qu'il était prêt à mourir. Tous ses ennemis étaient à la cathédrale et ameutaient la foule; le parti des compagnacci, l'armée des libertins, des riches, les amis des tyrans, criant tous à la liberté, disaient qu'il était temps de se débarrasser de ce fourbe, de cet hypocrite, qui avait fait un cloître de la joyeuse Florence, de ce prêcheur de pauvreté qui faisait mourir le commerce, tuait le travail, affamait l'industrie. Eh! sans les riches contre lesquels il parle, qui fera travailler les pauvres?... Ce raisonnement, tant de fois répété, entraîna tout le peuple maigre. On prit des barres de fer, des haches et des marteaux, des torches enflammées. On courut à Saint-Marc, où les partisans de Savonarole entendaient les vêpres. Ils fermèrent en hâte les portes, mais elles furent brûlées; il leur fallut livrer leur maître, avec Domenico et un troisième; la foule les traîna en prison avec des cris de fureur et de joie; la république était sauvée...
La Seigneurie ne parut nulle part en tout ceci. De neuf membres, six étaient les secrets ennemis de Savonarole. Ils laissèrent faire. La nuit avait calmé le peuple. Les compagnacci, au matin, n'en frappèrent pas moins un coup de terreur. Ils prirent Francesco Valori, l'austère républicain qui avait fait voter la mort des traîtres; un parent de ceux-ci le tua en pleine rue, et on tua encore sa femme et la femme d'un de leurs amis. Les partisans de Savonarole n'osèrent plus se montrer. C'est ce qu'on voulait. On convoqua le peuple et on lui fit nommer de nouveaux juges, de nouveaux décemvirs de la guerre. Tout cela vivement et gaiement. La ville reprit l'ancien aspect. Les nouveaux magistrats, aimables et bons vivants, encourageaient les jeux et les amusements publics. On dansa dans les places bien nettoyées de sang; les brelans et les femmes perdues reparurent.
Cependant Alexandre VI faisait instruire à Rome le procès de Savonarole. Il eût voulu tirer une sentence de la justice romaine, du tribunal de Rote. Mais, chose inattendue, qui honore les jurisconsultes italiens, ils soutinrent qu'il n'y avait rien à dire contre l'accusé. Le pape ne trouva que le général des dominicains qui osât entamer ce procès. Ainsi l'ordre de Savonarole le répudia à la mort; il fut jugé, condamné par les siens.
Les moines nous ont donné ce moine, nous l'acceptons; il compte parmi les martyrs de la liberté.
Les crimes de Savonarole étaient trop faciles à prouver; qu'était-ce? des paroles que tout le monde avait entendues, des révélations prophétiques que l'événement avait justifiées. On ne l'en mit pas moins à la torture, et cruellement, et plusieurs fois, dans l'espoir d'en tirer, par l'excès de la douleur, quelques mots indignes de lui. Que répondit-il? Qui le sait? Dans les ténèbres d'une chambre de tortures, au milieu de ses ennemis, quels étaient les témoins pour instruire la postérité? On sait l'usage invariable des jugements ecclésiastiques: c'est d'affirmer que le coupable a avoué, tout rétracté, qu'il s'est démenti à la mort. Depuis que l'Église n'a plus le chevalet ni l'estrapade, elle a toujours le confesseur qui suit le patient bon gré mal gré, et qui ne manque pas de dire du plus ferme des nôtres: «Il s'est reconnu heureusement, il a abjuré ses folies. C'était un grand misérable! Mais, grâce à Dieu, il a fait une très-bonne fin.»
Il en fut ainsi de Savonarole. Ses ennemis assurèrent qu'il avait avoué dans la torture, puis désavoué ses aveux, puis confessé encore dans une nouvelle épreuve, sa nature très-nerveuse et physiquement faible ne lui permettant pas de lutter contre la douleur.
Du reste, quoi qu'il ait avoué, ou quoi qu'on ait écrit de faux dans sa prétendue confession, on ne hasarda pas de la lui faire connaître ni de le mettre à même de réclamer. On ne la lui lut point sur l'échafaud, comme la loi le voulait. Il mourut sans savoir ce qu'on lui faisait dire, laissant sa mémoire aux faussaires qui purent à volonté ajouter ou retrancher.
Le procès ne fut pas long; on craignait un retour du peuple. Savonarole, en son cachot, écrivait son commentaire du Miserere, travail qu'il avait réservé pour ce dernier moment. Il put s'y affermir et assurer son cœur par l'accomplissement littéral de sa grande prédiction. Au retour de Charles VIII, il l'avait vu et lui avait prédit qu'il serait frappé en sa famille, et cela s'était vérifié; il perdit ses enfants. Depuis, il avait annoncé la mort du roi. Le 7 avril, au jour même de l'épreuve du bûcher, au jour où le prophète périt moralement, sa parole se vérifiait: Charles VIII périssait aussi, frappé d'apoplexie. Il avait vingt-huit ans, et depuis quelques mois, il semblait s'amender; il se repentait amèrement, dit-on, d'avoir fait tant de fautes dans l'expédition d'Italie; il aurait voulu soulager son peuple. Il essayait de juger lui-même, s'efforçait de rendre attentive sa faible tête, siégeait jusqu'à deux heures de suite à écouter les pauvres. Tout cela trop tard. Son jugement était prononcé, la punition de son abandon de l'Italie, de tant d'ingratitude pour ceux qui l'avaient salué l'envoyé de Dieu.
Le 23 mai, un bûcher fut dressé sur la place, un pieu et une potence; le bûcher, soigneusement arrosé d'huile et de poudre, pour brûler rapidement. On amena Savonarole, l'intrépide et fidèle Domenico, et un autre, Silvestre Maruffi, qui avait persévéré et voulu mourir pour sa foi. On les lia autour du pieu pour le premier supplice, la risée, la malédiction. Du reste, point de formalités; on ne lut pas même la sentence. Le jugement, comme la question et les aveux, resta dans les ténèbres. Le bourreau les dégrada en leur arrachant la robe ecclésiastique. Savonarole pleura, dit-on, sur cette robe dans laquelle il avait vécu tant d'années digne et pur avec la bénédiction d'une telle intimité de Dieu. Il demandait l'hostie et ne l'espérait pas. Mais le pape, consulté d'avance, et qui savait parfaitement qu'on allait faire mourir un saint, avait répondu qu'on pouvait la lui donner tant qu'il voudrait.
L'évêque de Florence ayant dit qu'il les retranchait de l'Église, Savonarole répliqua: «De l'Église militante, oui; mais non pas de la triomphante; cela n'est pas en ton pouvoir.»
On lui donna d'abord la douleur de voir exécuter ceux qui mouraient par lui. Ainsi il resta longtemps seul. Quand le bourreau lui mit la corde et le hissa à la potence, un de ses ennemis craignit qu'il ne mourût trop vite et n'évitât le bûcher, il accourut et mit le feu; l'huile anima la flamme qui monta vive et claire. Cependant une foule de mauvais garçons, d'apprentis, jetaient des pierres au mort balancé dans les airs, poussant des cris de joie s'ils touchaient le cœur ou la face, cette face sacrée sur laquelle, tant de fois, Florence vit avec tremblement passer la lueur de l'Esprit.
Sauf ces furieux en petit nombre, la masse regardait avec tristesse et doute; dans plus d'une âme s'éveillait le repentir. Beaucoup eurent des visions, et des femmes, au retour, tombèrent en extases prophétiques. Leur plus sûre prophétie, conforme à celle du maître, c'était la mort de Florence. Nul parti ne reprit force; les amis, les ennemis de Savonarole étaient frappés également. Ceux-ci firent horreur et dégoût, et les autres pitié. On les vit sur les places, dans des accès de dévotion monacale, faire des rondes en chantant des hymnes ridicules et criant: «Vive Jésus!» À cela se réduisit le viril effort des amis de la liberté.
Florence avait péri, lui seul était sauvé. Beaucoup le virent vivant dans une triple couronne de gloire. Et il l'eut, en effet, cette couronne, dans la pensée de Michel-Ange, où il vécut toujours, dans celle de tous les grands réformateurs qui ont succédé.
Il influa d'autant plus que, n'ayant point leur audace d'esprit, il ne formula rien de spécial, rien d'exclusif. Il ne donna qu'une âme, un souffle, mais qui passa dans tous.
Le génie des prophètes qui fut en lui, il s'est envolé de son bûcher, fixé aux voûtes de la chapelle Sixtine, triomphe de l'Ancien Testament. Il a lancé les études Hébraïques, les Pics et les Reuchlin, précurseurs de Luther.
Le cœur d'un simple et la brûlante parole qui en jaillit ont rallumé le siècle.
On avait tout prévu pour que Savonarole ne laissât aucune trace; des ordres sévères étaient donnés pour que ses cendres recueillies fussent jetées à l'Arno. Mais les soldats qui gardaient le bûcher en pillèrent les reliques eux-mêmes. Ils ne purent empêcher que d'autres n'approchassent, et le cœur, ce cœur pur, plein de Dieu et de la patrie, se retrouva entier dans la main d'un enfant.
CHAPITRE VI
AVÉNEMENT DE CÉSAR BORGIA—SON ALLIANCE AVEC GEORGES D'AMBOISE
1498-1504
«Le 14 juillet, le seigneur cardinal de Valence (César Borgia) et l'illustre seigneur Jean Borgia, duc de Gandie, fils (aîné) du pape, soupèrent à la vigne de madame Vanozza, leur mère, près de l'église de Saint-Pierre-aux-Liens. Ayant soupé, le duc et le cardinal remontèrent sur leurs mules; mais le duc, arrivé près du palais du vice-chancelier, dit qu'avant de rentrer il voulait aller à quelque amusement; il prit congé de son frère et s'éloigna, n'ayant avec lui qu'un estafier et un homme qui était venu masqué au souper, et qui, depuis un mois, le visitait tous les jours au palais. Arrivé à la place des Juifs, le duc renvoya l'estafier, lui disant de l'attendre une heure sur cette place, puis de retourner au palais s'il ne le voyait revenir. Cela dit, il s'éloigna avec l'homme masqué, et je ne sais où il alla, mais il fut tué et jeté dans le Tibre, près de l'hôpital Saint-Jérôme. L'estafier, demeuré sur la place des Juifs, y fut blessé à mort et recueilli charitablement dans une maison; il ne put faire savoir ce qu'était devenu son maître.
«Au matin, le duc ne revenant pas, ses serviteurs intimes l'annoncèrent au pape qui, fort troublé, tâchait pourtant de se persuader qu'il s'amusait chez quelque fille, et qu'il reviendrait le soir. Cela n'étant pas arrivé, le pape, profondément affligé, ému jusqu'aux entrailles, ordonna qu'on fît des recherches. Un certain Georges, qui avait du bois au bord du Tibre, et le gardait la nuit, interrogé s'il avait vu, la nuit du mercredi, jeter quelqu'un à l'eau, répondit qu'en effet il avait vu deux hommes à pied venir par la ruelle à gauche de l'hôpital, vers la cinquième heure de la nuit (onze heures), et que, ces gens ayant regardé de côté et d'autre si on les apercevait et n'ayant vu personne, deux autres étaient bientôt sortis de la ruelle, avaient regardé aussi et fait signe à un cavalier qui avait un cheval blanc et qui portait en croupe un cadavre dont la tête et les bras pendaient d'un côté et les pieds de l'autre; qu'ils avaient approché de l'endroit où l'on jette les ordures à la rivières, et y avaient lancé ce corps de toutes leurs forces. On lui demanda pourquoi il n'avait pas révélé le fait au préfet de la ville. Il répondit que dans sa vie il avait vu se répéter cent fois la même chose, et ne s'en était jamais occupé. On appela alors trois cents pêcheurs, qui cherchèrent, et à l'heure des vêpres trouvèrent le duc tout vêtu, ayant son manteau, son habit, ses chausses et ses bottes, avec trente ducats dans ses gants, blessé de neuf blessures, dont une à la gorge et les huit autres à la tête, au corps et aux jambes. Le corps mis dans une barque, fut conduit au château Saint-Ange, où on le dépouilla, le lava et le revêtit d'un costume militaire, le tout sous l'inspection de mon collègue Bernardino Guttorii, clerc des cérémonies. Le soir il fut porté par les nobles de sa maison à l'église Sainte-Marie-du-Peuple. Devant marchaient deux cent vingt torches et tous les prélats du palais; les camériers et écuyers du pape suivaient sans ordre avec beaucoup de larmes. Le corps était porté honorablement sur un catafalque, et semblait moins d'un mort que d'un homme endormi. Le pape, voyant que son fils avait été tué et jeté à l'eau comme un fumier, fut très-troublé, et de douleur s'enferma dans sa chambre où il pleura amèrement. Un cardinal et plusieurs autres, à force d'exhortations et de prières, le décidèrent à ouvrir enfin et à les faire entrer. Il ne but ni ne mangea depuis le soir du mercredi jusqu'au samedi suivant, et ne se coucha point. Enfin, à leur persuasion, il commença à réprimer sa douleur, considérant qu'un mal plus grand encore en pourrait advenir.»
Tel est le simple et froid récit du maître des cérémonies Burchard, digne Allemand de Strasbourg, dont le flegme ne se dément jamais, qui voit tout sans étonnement, meurtre et viol, empoisonnements, banquets de filles nues, massacres pour égayer des noces, prisonniers mis à mort pour l'amusement de la cour et de la main du fils du pape, etc., etc. Rien ne le fait sortir de son assiette. Je me trompe; il s'échauffe fort quand nos Français, sans s'informer de l'ordre ni de l'étiquette papale, envahissent le palais en impertinents curieux, et s'asseyent pêle-mêle avec les cardinaux.
J'ai fait jadis injure à ce brave homme, et je lui dois réparation. Considérant que, sous Jules II, l'ennemi des Borgia, Burchard, obtint un évêché, j'avais pensé que son journal pouvait être suspecté d'exagération. Quand je vois, cependant, sur les mêmes faits, l'unanimité des historiens, de ceux même qui écrivent pour les amis des Borgia, je reviens sur mes doutes. Les récits de Burchard, d'ailleurs, ont ce caractère de candeur, de simplicité véridique, qui rassure tout à fait. J'ai vu et lu bien des menteurs. On ne ment pas ainsi.
Pour revenir, les magistrats de Rome étaient trop bien appris pour scruter indiscrètement la chose. Simples hommes, ils se turent, ne se mêlèrent pas des affaires des dieux. L'affaire n'était pas judiciaire, mais politique, et des plus hautes; elle eut tous les effets d'un changement de règne.
Ce fut, en réalité, l'avénement de César Borgia.
Avec quatre pouces d'acier, le cardinal de Valence avait fait plusieurs choses.
D'abord, il s'était lui-même déprêtrisé, s'était fait l'aîné, l'héritier. Son père, qui voulait fonder sa maison, était bien obligé de délier César, de le refaire laïc, pour l'établir et lui faire faire un mariage royal.
Ensuite, il s'était fait maître de Rome, maître du pape et du coffre du pape, achetant à volonté des bravi par toute l'Italie, tenant les cardinaux sous la terreur, en tuant un chaque fois qu'il avait besoin d'argent. Cette terreur s'étendait sur son père. Il lui tua son favori Peroso dans ses bras et sous son manteau, où il s'était réfugié; le sang jaillit au visage du pape.
Enfin, en tuant son frère, il restait maître du bijou disputé par toute la famille: de la Lucrezia. Andalouse-Italienne, adorée de son père, celui qu'elle préférait de ses frères, c'était le plus doux, l'aîné, ce duc de Gandie; et ce fut, dit-on, la principale cause de sa mort. César se délivra aussi du mari de Lucrèce, du troisième mari. Toute jeune encore, elle en avait eu trois. Un noble de Naples, d'abord; son père, devenu pape, trouva l'alliance au-dessous de lui, prononça le divorce, la maria à un bâtard des Sforza. Puis l'ambition croissant, il la divorça encore pour la donner à un bâtard du roi de Naples. Ce mari avait suivi Charles VIII et ne voulait pas revenir à Rome, craignant cette terrible famille et la jalousie de César. Mais Lucrezia lui jura qu'elle le défendrait contre tous, et elle le fit revenir. En plein jour, sur les marches du palais, César le fit poignarder. Il n'était que blessé. Lucrezia le soigna, et la sœur du blessé préparait ses aliments elle-même, de crainte du poison. Le pape avait mis des gardes à la porte pour défendre son gendre contre son fils. César ne fit qu'en rire: «Ce qu'on n'a pas fait à midi, disait-il, se fera le soir.» Il tint parole. Le blessé étant convalescent, il pénétra lui-même dans sa chambre, en chassa les deux femmes, et le fit étrangler devant lui.
César avait de grandes vues sur sa sœur, et s'il lui fallait un mari, il ne voulait pas moins qu'un prince souverain. Il la mit en effet sur le trône de Ferrare, où elle fut l'idole des gens de lettres et l'inspiration des poètes, spécialement du cardinal Bembo.
Pour lui-même, il voulait une fille de roi. Il fit demander par le pape celle de Frédéric II, roi de Naples. Espagnol par son père, César eût préféré se marier ainsi dans la maison d'Aragon. Mais Frédéric eut peur d'un tel gendre; il croyait d'ailleurs, comme les Vénitiens, que cette fortune de fils de pape était viagère, et que, quelque haut qu'elle montât, elle n'aurait rien de solide, «et ne serait qu'un feu de paille.»
César, cherchant sa dupe, avait besoin d'un homme qui lui-même eût besoin de la cour papale, et qui eût toute son ambition à Rome. Cet homme fut Georges d'Amboise, qui venait de monter sur le trône avec Louis XII. Ce favori était d'église; César le fit faire cardinal et lui promit de le faire pape à la mort d'Alexandre VI, à condition qu'il l'aiderait à reprendre le patrimoine de saint Pierre pour s'en faire une royauté. Des deux côtés, rien que de facile. César, maître du pape, pouvait à volonté défaire et faire des cardinaux pour préparer l'élection. D'autre part, capitaine et gonfalonier des armées de l'Église, il n'avait pas besoin de grandes forces; il suffisait qu'on vît qu'il était l'homme de la France; la terreur, le fer, le poison, travailleraient assez pour lui.
Amboise passait pour un homme honnête et désintéressé. Il trouva ce plan admirable, ne voulant pas prévoir, sans doute, ni trop approfondir ce qui en adviendrait.
On avait déjà fait, par Briçonnet, la première expérience d'un cardinal-ministre. La seconde fut celle de Georges d'Amboise. Elles parurent si heureuses qu'on continua pendant cent cinquante ans. La grande raison politique pour mettre un prêtre à la tête des affaires, c'était qu'un homme sans famille, sans femme ni enfants, serait moins ambitieux, moins avide, et les mains plus nettes: tout au roi, tout à Dieu, ne demandant et ne voulant que sa petite vie en ce monde, comme disaient ces bons religieux mendiants.
Le nouveau roi, le cardinal d'Amboise, fut tellement désintéressé qu'il ne voulut jamais qu'un bénéfice, l'archevêché de Rouen. Ce pauvre homme, à sa mort, laissa vingt-cinq millions. Toute sa vie il eut secrètement une grosse pension de Florence, de quoi il fit l'aveu au roi à son lit de mort.
Les étranges histoires de César n'étaient nullement secrètes. On savait que l'ex-cardinal était un homme d'exécution, dont il ne faisait pas bon d'être l'ennemi. Et il ne semble pas que cette réputation lui ait nui beaucoup près du roi ou de l'honnête ministre. On le regarda d'autant plus à la cour de France quand il fit son entrée. Sa mine haute et sa beauté tragique brillaient fort dans un somptueux costume de velours cramoisi brodé de perles sur toutes les coutures. Et toute sa suite était de même: chevaliers, pages, et jusqu'aux mules, tout aux mêmes couleurs, dans le même velours et la même magnificence. Un bruit qui courut imposa aussi, et fit croire d'autant plus qu'il fallait compter avec lui. Un évêque indiscret, qui avait parlé chez le roi d'une chose que César voulait cacher, mourut subitement.
Il ne pouvait être mal reçu. Gracieux messager de l'Église, il apportait la bulle de divorce dont Louis XII avait besoin pour quitter la fille de Louis XI et épouser Anne de Bretagne. On le combla. Comme il avait été cardinal de Valence en Espagne, pour le nom et la rime on lui donna Valence en Dauphiné. Le voilà duc de Valentinois, avec trente mille ducats d'or, payés comptant, et vingt mille livres de rente (qui en feraient deux cent mille); de plus, chose inappréciable, une compagnie de cent lances françaises, c'est-à-dire le drapeau de la France, la terreur de nos lys, affichés à côté des clefs pontificales. C'était lui livrer l'Italie.
Regardons bien en face, contemplons la dupe qui, dans un pareil temps, put croire à la parole d'un pareil homme, qui ne devina pas d'ailleurs qu'un pouvoir si haï, tenant à la vie d'un vieux pape, n'aurait le temps de rien fonder, rien que l'exécration du monde et le mépris de la France.
J'ai vu, revu dix fois, sur son tombeau, à Rouen, la statue du cardinal et de son neveu, bons, excellents portraits, impitoyablement fidèles. Vous diriez la forte encolure d'un paysan normand; sur cette large face et ces gros sourcils baissés, vous jureriez que ce sont de ces parvenus qui, par une épaisse finesse, un grand travail, une conscience peu difficile, ont monté à quatre pattes. Et vous vous tromperiez. Ce sont des nobles de la Loire. Phénomène curieux! Pendant que le bourgeois tâchait de se faire noble, ceux-ci, nés nobles, pour faire fortune, changèrent de peau, se firent bourgeois. Les rois se défiaient trop des nobles; la première condition pour les rassurer et leur plaire, était de se faire simples, grossiers de forme et de manière, pauvres gens, bonnes gens. Et la seconde condition pour réussir était de se faire d'église, de mettre cette affiche, de n'avoir pas d'enfants, de ne pas fonder de maison, de ne vouloir en ce monde que sa pauvre petite vie.
Celui-ci, par instinct d'avarice et de convoitise, s'associa à merveille au grand mouvement du temps, qui, depuis Louis XI, était un étonnante ascension de la bourgeoisie, des deux bourgeoisies, celle des juges et juges de finance, et celle des commerçants, fabricants, boutiquiers. C'est là ce qui crevait les yeux; on bâtissait partout, partout on ouvrait des boutiques. Amboise eut le mérite de voir cela, et de voir parfaitement ce qui était dessous: un profond égoïsme et une indifférence extraordinaire pour les intérêts extérieurs et la réputation de la France. Que voulaient ces gens-là? Une seule chose, être bien jugés, dans les nombreux procès que ce croisement infini d'intérêts nouveaux suscitait de toutes parts. Amboise leur fit donner cela par le vieux chancelier de Louis XI, Rochefort, habile homme qui réforma les Parlements, fit écrire les Coutumes, fonda surtout (bienfait réel) la magistrature de finances pour juger les comptes du fisc d'une part, d'autre part les litiges entre le fisc et les contribuables. Pour tout le reste, le cardinal sut bien que la boutique n'avait nulle idée haute, qu'elle se contenterait de tout, avalerait les hontes, les crimes même, s'il y avait lieu. Par lui s'inaugurent en Europe le gouvernement bourgeois et la politique marchande.
On ne s'y attendait pas. Son maître, le duc d'Orléans, sous madame de Beaujeu, déjà gouverné par Amboise, avait été le drapeau de la noblesse, le mannequin des grands, comme son pauvre père le poète, Charles d'Orléans, l'avait été sous Louis XI.
Charles était-il son père? On en doutait. Né en 1462 d'un septuagénaire infirme, usé et par le temps et par les passions, par une énervante captivité en Angleterre, cet enfant était tombé inattendu dans un mariage stérile depuis vingt-deux années. Charles d'Orléans, resté en 1415 sous les morts d'Azincourt, n'était pas bien vivant quarante-six ans après, à la naissance de ce fils. Il mourut décidément en 1465, et sa veuve, Anne de Clèves, épousa son maître d'hôtel Rabodanges, à qui on attribuait l'enfant. Celui-ci, de figure vulgaire, comme on peut voir dans ses portraits, n'eut guère la grâce des Valois; faible et bon, à l'allemande, comme sa mère, mais colère par moment, il rappelait pourtant le vieux prince, par sa débilité précoce, son tempérament maladif. Amboise, un gros homme, fort et actif, tenace et lourd, n'en pesa que davantage sur cette faible créature, incapable d'application.
Il est curieux de voir comment les panégyristes, Saint-Gelais, Seyssel (récemment Rœderer), s'y prennent pour attribuer à ce bonhomme tout ce qui se fit sous son règne. Ils copient maladroitement un excellent original, Joinville, la poétique légende du saint roi jugeant sous un chêne. Ceux-ci n'osent pas dire que Louis XII jugea, mais ils le font venir souvent au Parlement, s'intéresser à la justice. Le greffier du Tillet, bien autrement instruit, et qui avait les pièces sous les yeux, dit qu'il y vint deux fois, dans des affaires de politique et de cour, les ministres voulant probablement forcer la main à la justice par la présence du roi.
Machiavel a dit que le Prince est à la fois bête et homme. Il y parut. Ce règne à son commencement est un monstre de discordances. Au dedans, la justice, l'ordre, l'économie, la continuation des bonnes réformes. Au dehors, l'injustice, la perfidie, la honte, l'accouplement cynique de la France avec Borgia.
La justice dans l'intérieur.—Grande ordonnance de Blois; plus de ventes d'offices judiciaires; l'honneur du Parlement assuré et sa pureté; plus d'épices, plus de jugement de famille pour les parents des juges. La justice juste pour elle-même, se punissant si elle punit mal, s'emprisonnant si elle arrête à tort. Les sénéchaux seront docteurs ou payeront des docteurs. Les seigneurs n'imposeront plus leurs sujets, sauf leurs droits constatés. Les gradués des universités auront le tiers au moins des bénéfices. Ajoutez des choses humaines et qui étonnent: la question n'est pas abolie, mais elle ne sera jamais donnée deux fois. Miracle enfin! une classe d'hommes où la loi n'avait jamais vu que l'affaire du bourreau, une chose acquise à la potence, les vagabonds et mendiants, commencent à passer pour des hommes; on leur donne quelques garanties. Les baillifs et les sénéchaux ne les jugeront pas sans appeler quelques juges, au moins les praticiens du lieu.
À ces belles réformes répondait celle de la cour elle-même, de la maison royale. Après le scandaleux désordre de celle de Charles VIII, on voyait l'ordre même dans Louis XII et Anne de Bretagne. Celle-ci, tout entourée de dames graves, de demoiselles austères, filant ou brodant tout le jour, tenait école de sagesse. Toujours mal mariée, et par la raison politique qui unissait son duché à la France, elle vivait d'orgueil et de domination. Maximilien, son fiancé, qu'elle ne vit jamais, mais qu'elle aima, eut son cœur, et depuis, nul autre. Louis XII, que les romanciers lui donnent pour amant du vivant de Charles VIII, fut au contraire persécuté par elle pour avoir montré de la joie à la mort du dauphin. Quand il fallut, aux termes du traité qui réunissait la Bretagne, qu'Anne épousât le successeur quelconque du roi de France, Louis XII prit grande peine pour apaiser la reine et se réconcilier avec elle. Elle fut dure et haute; elle exigea que son duché désormais ne dépendît que d'elle, qu'elle le gouvernât, y nommât à tous les emplois. Elle tint en personne les états de Bretagne. Mais elle ne se mêlait pas moins des affaires de France. Tout le monde le savait. Les ambassadeurs étrangers songeaient à s'assurer d'abord des deux vrais rois, du roi femelle et du roi cardinal. Sûrs de la reine et de Georges d'Amboise, ils n'avaient guère à craindre l'opposition de Louis XII.
Le gouvernement de famille commence ici, et la régularité des mœurs du prince, son asservissement à une seule femme, vont influer sur les affaires. L'idée de patrimoine et de propriété, jusque-là étrangère aux rois, devient aussi très-forte. La reine a son duché, son trésor et sa cour bretonne. Le roi a sa ville d'Asti et veut avoir son duché de Milan, l'héritage de sa grand'mère. Amboise y pousse. Sa conquête, à lui aussi, c'est l'Italie, l'influence sur l'Italie. Si le roi a Milan et Naples, si Borgia a la Romagne, combien Georges d'Amboise aura meilleur marché de Rome, meilleure chance pour s'assurer la survivance d'Alexandre VI!
Il n'y avait pas grand obstacle à l'affaire de Milan. Maximilien était occupé en Suisse; son fils, Philippe le Beau, traita sans lui et contre lui. Ferdinand le Catholique avait des vues profondes sur l'Italie; il laissa faire la France. L'Italie se livrait. Les Vénitiens en voulaient à Sforza; ils écoutèrent Amboise, qui leur offrait un morceau du Milanais. La partie se lia entre la France, Venise et le pape.
Ludovic Sforza, dit le More, qu'il s'agissait de dépouiller, était, au total, le plus capable et le meilleur prince de l'Italie. Il en avait été jadis l'arbitre et le défenseur, se constituant le portier des Alpes, dont il fortifia les passages. S'il appela Charles VIII, c'est lorsque la ligue insensée de toute l'Italie contre lui le mit sérieusement en péril. Il était au plus haut degré actif, intelligent, accessible, de douce parole, jamais colère. Il avait habilement paré à la famine dans les mauvaises années. Sa police excellente avait supprimé les brigands. Le Milanais lui devait le complément de son admirable réseau d'irrigation, un canal gigantesque, qui mariait ses fleuves. De la vieille Milan obscure et tortueuse, il avait fait la ville incomparable que l'on voit aujourd'hui. Pour tout dire, le grand esprit de l'époque, Vinci, l'homme de tout art et de toute science, cherchant en Italie un gouvernement de progrès, un génie qui comprît le sien, avait quitté Florence pour Milan, et choisi pour maître Ludovic Sforza.
Sauf la mort, fort douteuse, de Jean Galéas et sa fatale insistance à poursuivre Savonarole, on ne lui reprochait aucune cruauté. Dans cet âge des Borgia, Ludovic n'avait jamais versé le sang, jamais ordonné de supplices.
Il ne trouva secours ni dans Naples épuisée, ni dans son beau-père, le duc de Ferrare, immobilisé par la peur. Bajazet fit pour lui une diversion contre Venise, mais tardive et lointaine. Il fut abandonné de tous, trahi, vendu. La terreur marcha devant les Français. Une seule ville résista, tout y fut massacré. Le peuple, chargé d'impôts, fut ravi de voir finir la guerre; il reçut Louis XII avec une joie folle. Sous un si grand roi, et si riche, on n'aurait plus rien à payer. La foule se précipite au-devant de lui jusqu'à une lieue de Milan; quarante beaux enfants en drap d'or chantaient des hymnes au libérateur de l'Italie.
La noblesse eut à se louer de Louis XII; il lui rendit ses droits de chasse. Pour le peuple, il allégea peu son fardeau. Son général Trivulce, exilé milanais, haï de tous, était insultant et féroce. Sur la place même de Milan, il tua des hommes de sa main.
La guerre devant nourrir la guerre, Ferrare fut durement rançonnée; puis Bologne, Florence enfin. Elle paya pour ravoir Pise. Grande honte! Et ce n'était pas la plus grande. L'alliance du roi avec les Borgia se révéla dans son horreur. En décembre, deux mois après l'entrée du roi à Milan, César Borgia de France (il prit ce titre) eut à son tour son entrée triomphale dans Imola, peu après, dans Forli. Trois cents lances françaises, sous les ordres du brave et honnête Yves d'Allègre, durent l'assister, lui ouvrir la Romagne. Il avait aussi quatre mille Suisses, payés de l'argent de l'Église, mais sous un commandant français. Misérable instrument, condamné à servir un Néron, Yves dut assiéger, forcer et ruiner la régente de Forli, la vaillante Catherine Sforza. Elle avait éloigné son fils, et dès lors, ne craignant plus rien, elle lutta, comme une lionne, dans la ville, dans le fort, puis de tour en tour. Yves emporta la dernière, prit Catherine, la remit à César. Celui-ci voulait en tirer la lâche vengeance de l'envoyer au sérail de son père. Cela était trop fort; la docilité d'Yves cessa ici; il menaça, et la tira de leurs horribles mains.
L'Italie, pénétrée d'horreur, eut un rayon d'espoir, quand elle vit Ludovic reparaître à l'entrée des Alpes et regagner le Milanais aussi vite qu'il l'avait perdu. Il avait été droit en Suisse, et le grand marché d'hommes lui avait vendu huit mille soldats. Troupe peu sûre. Les armées en présence, les Suisses de Ludovic, voyant des Suisses dans notre camp et avec eux les bannières des cantons, calculant bien d'ailleurs qu'un roi de France était plus riche qu'un duc de Milan ruiné, commencent à avoir des scrupules; d'ailleurs, ils ne sont pas payés. Ils crient, menacent; Ludovic leur donne ce qu'il a, ses bijoux, son argenterie, leur jure que l'argent est en route, qu'il arrive de Milan. Rien ne sert. Il prie alors pour sa vie. Qu'ils le sauvent, l'emmènent. Ces soldats de louage ne voulurent rien entendre. Ils laissèrent seulement le prince se cacher parmi eux en habit de moine mendiant; ses frères se mirent en soldats suisses. Mais on les désigna. Menés en France, ils furent montrés sur toute la route, à Lyon surtout, où l'on fit voir Ludovic comme une bête sauvage. Cet homme du Midi, prisonnier dans le Nord, on l'enferma dans l'humide et obscure prison de Loches. Les autres dans la tour de Bourges. Et les fils même de Galéas, innocents à coup sûr, enfants dont Ludovic était accusé de détenir l'héritage, le roi les mit dans un cachot. Ludovic, enfermé dix ans, jusqu'à sa mort, conserva une âme indomptable; dans le froid, la misère, l'absence de soleil, si dure à l'Italien! Il garda en lui l'âme de l'Italie, écrivant ses droits sur le mur, en ces fortes paroles; au rebours du proverbe: Services n'est héritage, il écrivit: «Les services qu'on m'aura rendus compteront comme héritage.» Et cela se vérifia par la reconnaissance de la patrie italienne qui garda souvenir au dernier de ses princes, Ludovic, fils du grand Sforza.
La France était à bonne école, entre les Borgia et Ferdinand le Catholique. Ce vénérable doyen des rois de l'Europe, l'homme qui avait le plus fait et violé de traités, ne voulait pas mourir sans laisser de lui un chef-d'œuvre en ce genre, qu'on ne surpassât plus. Et, en effet, le traité de Grenade entre lui et la France est la grande perfidie du siècle, que nul siècle n'a surpassé.
La France devait marcher sur Naples. Le roi aragonais de Naples, Frédéric, allait naturellement se rassurer par l'alliance de son cousin d'Espagne, Ferdinand, se faire garder par lui. Il ouvrait ses ports et ses places aux troupes espagnoles, se livrait et se trahissait. Coup simple et sûr. Le royaume était conquis et partagé.
Le préambule du traité est un pieux manifeste sur le devoir royal de maintenir la paix, d'empêcher les blasphèmes, de protéger la pudeur des vierges, de défendre surtout l'Église contre les Turcs, contre l'ami des Turcs, dom Frédéric de Naples. C'était une affaire de religion, de dévotion, si bien que la reine Anne, voulant aussi être pour quelque chose dans l'œuvre pie, donna de son argent particulier pour l'armement de la flotte.
César était dans la croisade comme capitaine français. Il s'était fait payer d'avance en tirant du roi carte blanche pour ses petites affaires de Romagne. Amboise, décoré du titre de légat, lui avait rendu en retour le vaillant Yves, signifiant aux États italiens que quiconque voudrait s'opposer au duc de Valentinois était l'ennemi du roi. Venise, Ferrare, Florence en prirent une telle peur qu'elles déclarèrent retirer leur protection aux seigneurs de Romagne. Ils s'enfuirent, sauf un, celui de Faenza, qui essaya de résister.
C'était un très-jeune homme, et presque enfant, Astorre Manfredi. Il se fiait dans la vaillance de ses Romagnols qui l'aimaient et dans l'appui de son grand-père, le puissant seigneur de Bologne, Bentivoglio. Mais celui-ci, qui, à grand'peine, s'était arrangé avec la France pour quarante mille ducats, fit dire au malheureux jeune homme, fils de sa fille, qu'il ne ferait rien pour lui.
L'imperceptible peuple de Faenza, contre le roi, contre l'Église, contre César, résista heureusement. Trois guerres n'y suffirent pas. Les premiers assauts furent repoussés et le siége levé; plus tard, nouvelle expédition, escalade, surprise; inutile. Alors un grand effort, batteries formidables, brèche ouverte, assauts, et toujours impuissants. Un traité y réussit mieux.
Borgia admira cette vaillance, jura de respecter la liberté du jeune prince, et de lui conserver ses revenus. Il l'accueillit dans son camp en père, en frère, dit qu'il le gardait près de lui, qu'il se ferait un plaisir de former une nature si heureuse.
Un matin, ce fils adoptif disparaît, et avec lui son frère, plus jeune encore.
Qu'étaient-ils devenus? Envoyés à l'égout de Rome, au sérail du pontife. Tel est l'unanime récit de tous les historiens de l'époque. Les deux enfants, avilis et souillés, furent le jouet des Borgia, puis étranglés et jetés dans le Tibre.
CHAPITRE VII
LA CHUTE DE CÉSAR BORGIA—LA DÉCONFITURE D'AMBOISE ET DE LOUIS XII
1501-1503
Une force quelconque qui se produit encore chez un peuple expirant lui reste chère, quoi qu'il arrive, et conserve chez lui la faveur qu'on accorde au dernier souvenir. Pour la Provence et pour l'Anjou, le roi René est resté le bon roi, Anne, pour la Bretagne, est toujours la grande duchesse. Les Flandres, si hostiles à Charles le Téméraire en son vivant, et qui ne contribuèrent pas peu à sa chute, n'en gardèrent pas moins sa légende, aimèrent sa fille et jusqu'à ses petites-filles, les Marguerite, qui leur conservaient, sous l'Espagne, une ombre de vie à part. Cette partialité pour le dernier représentant d'une nationalité se retrouve partout.
Voilà tout le secret de la faveur avec laquelle Machiavel a traité César Borgia.
Il y a, du reste, tout un monde entre les admirables Légations, où ce grand et pénétrant observateur note son Borgia jour par jour, et le paradoxe du Prince, écrit longtemps après pour les Médicis dans une vue très-systématique et qu'on peut appeler la politique du désespoir. La politique du Prince est celle du scélérat puissant, habile, heureux, en qui tout crime est juste; comment? en considération de son but, le salut du peuple et l'unité de la patrie, la vengeance de l'Italie violée et le châtiment des Barbares.
De quel exemple appuiera-t-il cette théorie? Du dernier qui fut fort, de César Borgia.
Malheureusement Machiavel se contredit ici lui-même. Dans ses Légations, écrites au moment même, en présence des événements, il montre son héros, brillant d'abord, ingénieux, rusé, tant que lui sourit la fortune, puis tombant au premier revers, ayant perdu l'esprit et frappé de stupeur, s'emportant contre le destin en vaines plaintes, accusant tout le monde et croyant tout le monde, se figurant que la parole des autres vaudra mieux que la sienne; enfin se portant le dernier coup par ses bravades et ses sottes menaces, qui forcèrent un ennemi généreux qui voulait l'épargner à consommer sa ruine.
Non, César Borgia n'est nullement l'idéal légitime du système de Machiavel.
Je sais que César fut regretté des Romagnols. Il leur avait rendu l'essentiel service de tuer leurs princes; il donnait de l'emploi aux deux classes principales du pays, une solde aux brigands et des bénéfices aux savants, qui commençaient à influer. Sa sœur Lucrèce fit de même à Ferrare, choyant les poètes et les pédants, comme plus tard Charles-Quint faisait sa cour à l'Arétin.
Cela, sans doute, était habile. César montra en plusieurs choses du bon sens, de l'adresse, surtout beaucoup d'activité. Qu'on le compare pourtant aux vrais héros de Machiavel, aux Castracani, aux Sforza, ces héros de la patience et de la ruse, qui se créèrent de rien, on fera peu de cas de cet enfant gâté de la fortune, à qui elle donna de naître d'abord fils d'un pape, de puiser à volonté dans le coffre de saint Pierre, enfin d'user et d'abuser de la duperie du cardinal d'Amboise et de la royale stupidité de Louis XII.
Machiavel le dit lui-même, il apparut à l'Italie «comme ayant la France pour arme,» armato de' Francesi, la montrant toujours derrière lui comme un épouvantail, traînant nos drapeaux près du sien. Il déploya, il est vrai, un grand talent de mise en scène dans ce trop facile terrorisme. Peut-on appeler ce talent l'habileté d'un vrai grand homme? Non, un grand homme fait beaucoup avec peu, et celui-ci fit peu avec beaucoup, étant toujours énormément trop fort pour les petites choses qu'il fit.
Rapportons-nous-en sur ceci à quelqu'un qui fut bien plus machiavéliste que Machiavel, à la république de Venise. Elle craignit Borgia sans doute, c'est-à-dire l'argent de Rome et l'épée de la France; quant à l'homme personnellement, elle resta convaincue qu'il n'y avait qu'à attendre un peu, qu'avec ses prodigieux moyens il ne fonderait rien du tout et passerait comme un feu de paille.
Ce conquérant, au printemps de 1501, entre en triomphe dans Rome, sous les drapeaux mêlés de la France et du pape. Il fait nommer douze cardinaux exprès pour se faire déclarer duc de Romagne et gonfalonier de l'Église. Sur qui va tomber ce César? Quelle conquête nouvelle va-t-il tenter? Venise est un trop gros morceau. Il n'a le choix qu'entre Bologne et les villes toscanes; des deux côtés, alliés de la France, gens qui payent des tributs au roi ou des pensions à d'Amboise. Que dira celui-ci? Rien ou peu; il grondera peut-être; mais, comme l'homme qui se donne au diable, il appartient à Borgia; il se résignera, respectera les faits accomplis.
Le comble de l'effronterie, c'est que César entreprit de soumettre les alliés du roi avec les troupes du roi, employant à son profit l'expédition de Naples, usant de notre armée à son passage pour faire des conquêtes sur nous. Capitaine français à notre solde, il envahit en effet la Toscane, menant les Médicis, les montrant sur la route, comme un appât à leur parti. Il réussit à Pise, à Sienne, à Piombino. Florence est en défense; il en tire du moins de l'argent, se déclarant l'homme des Florentins, leur soldat, et comme tel, exigeant pension. Il n'en pille pas moins le pays. Et que dit le roi? rien du tout.
La croisade du roi catholique et du roi très-chrétien contre l'ami des Turcs, Frédéric II de Naples, ne pouvait pas manquer de réussir. Frédéric lui-même appelait les armées de son bon cousin Ferdinand. Elles étaient toutes prêtes, déjà dans l'Adriatique, sous prétexte de la guerre des Turcs. Gonzalve, le grand capitaine, joua très-bien son petit rôle. Frédéric ayant quelques doutes, il jura, protesta et parvint à le rassurer, occupa toutes ses places. Mais les Français arrivent, le tour est fait; Gonzalve s'en tire avec un distinguo: celui qui a juré, c'était l'homme du roi d'Espagne, et non Gonzalve; et le roi n'est pas engagé non plus par un serment fait sans son aveu. Le fils de Frédéric gardait encore une place; Gonzalve s'en empara en jurant sur l'hostie la liberté du prince, qu'il fit arrêter aussitôt.
Cette conquête si facile, nous la souillâmes par un grand massacre à Capoue; toutes les femmes furent violées, moins quarante, que notre ami César se réserva et envoya à Rome, pour amuser la cour dans la fête qui se préparait. Fête splendide pour un honneur inespéré que recevaient les Borgia. Cette Lucrèce, à qui il avait tué son amant préféré (son frère), et dont il étrangla le mari, il la dédommageait en la mariant à l'héritier de Ferrare. La maison d'Este, si fière, qui ne s'alliait guère qu'aux rois, avait ambitionné l'alliance des bâtards d'Alexandre VI, l'ex-avocat de Valence. Elle voyait César venir à elle, et elle était instruite, par l'atroce tragédie du jeune Astorre (et de tant d'autres), de ce qu'elle avait à attendre.
Le 4 septembre 1501, Lucrèce, veuve de trois mois d'un homme assassiné, quitta le deuil, et cavalcada par la ville avec Alfonse de Ferrare jusqu'à Saint-Jean de Latran. Le coup d'œil était magnifique. Deux cents dames de Rome, superbement montées, chacune escortée à sa gauche d'un brillant chevalier, ayant l'aspect d'autant de reines, chevauchaient gravement derrière l'idole, que son père et ses frères, sur un balcon, couvaient des yeux. D'étranges fêtes suivirent, et qui purent quelque peu étonner le prince étranger. Une fois, César Borgia, pour faire preuve d'adresse et de force, faisait venir après souper six pauvres diables qui devaient périr (gladiandi). Comment? pourquoi? on ne le sait. Amenés dans la cour, sous le balcon du pape, devant le père de la chrétienté et la belle Lucrèce, devant les seigneurs étrangers, César, élégamment vêtu, vous les perçait de flèches. Leur peur, leurs cris, leur triste mine et leurs contorsions, amusaient la noble assemblée.
Généralement le pape aimait mieux des combats d'amour, des pastorales obscènes copiées des priapées antiques, qui réveillaient un peu ses sens. Le banquet de noces, on l'assure, servi par des femmes nues, finit par des luttes effrénées, où l'impudeur recevait ses couronnes des mains mêmes de la fiancée.
Le côté sérieux de la chose, c'est que, désormais sûr du côté de Ferrare, César fut plus libre d'agir. Il prit Urbin et il ne lui en coûta qu'une lettre. Il écrit au duc, en ami, de lui prêter son artillerie; le duc la prête, et Borgia entre chez lui, conquérant sans combat. Pendant ce temps ses capitaines soulevaient Arezzo. C'était le faubourg de Florence, pour ainsi dire. Elle pousse des cris, elle envoie se plaindre à Asti, où était Louis XII. Mais César lui-même y arrive, masqué et déguisé; il avait traversé moitié de l'Italie. Complète fut sa justification. Comment l'accusait-on, et que pouvait-il faire si Arezzo s'était proclamé libre? il s'en lavait les mains. Amboise fit semblant de le croire, et le fit croire à Louis XII.
Une ligue se formait cependant contre Borgia, celle de ses propres capitaines, qui voulaient être indépendants. Venise saisit ce moment, l'accuse auprès du roi; Venise, chose nouvelle, invoque la morale, l'humanité. Le roi répond brutalement que si Venise bouge, il la traitera en ennemie. Grande terreur pour la république. Borgia, autorisé à ce point, ne tentera-t-il pas un coup de main? Chaque nuit, les recteurs de la ville vont eux-mêmes, en gondoles, faire des rondes et visiter les postes des lagunes.
Pour Florence, non moins effrayée, mais n'osant même se mettre en garde, elle se contenta d'observer Borgia, plaçant auprès de lui un agent agréable, d'esprit très-vif, qui pouvait l'amuser, le faire parler, le deviner; homme sans conséquence, du reste, agent tout inférieur, à dix écus par mois. César sentit l'importance réelle de l'homme; il fut charmant pour lui, confiant, familier. Il affecta de lui tout dire, d'exposer ses projets, de le prendre à témoin de sa fine politique, de l'en faire juge. Entre Italiens, c'est-à-dire entre artistes, le succès est moins précieux encore que l'art même du succès, le mérite de l'imbroglio, l'ingénieuse conduite de l'intrigue. Venu pour observer et surprendre l'intime pensée de Borgia, l'homme fut pris lui-même, et devint partial pour un seigneur si confiant. Il lui arriva, comme il arrive aux grands esprits (l'agent était Machiavel), de prêter sa grandeur, sa poésie, sa subtilité, aux révélations, fausses ou vraies, dont le fourbe l'amusait, sans le satisfaire jamais entièrement. Il lui levait un coin du voile, Machiavel complétait le tableau. Plus tard, de ces souvenirs, complétés par sa forte imagination, il a fait un tout grandiose, le poème imposant et complet du grand scélérat politique.
Heureuse et rare fortune d'avoir pu s'acquérir ainsi ce pauvre subalterne, qui devait à son gré distribuer l'immortalité.
L'avantage que l'homme d'esprit eut sur l'homme de génie, l'illusion qu'il lui fit d'abord, tinrent en grande partie à certains effets de surprise, à ces coups de partie qui font crier au spectateur: Bien joué!
Mais, si les dés étaient pipés? et ils l'étaient. César jouait une partie sûre, ayant le coffre de l'Église et la France derrière lui, même le peuple, en lui sacrifiant quelques hommes haïs.
«Ramiro d'Orco, qui était l'un des plus accrédités dans cette cour, est arrivé hier de Pesaro et a été enfermé sur-le-champ au fond d'une tour, par ordre du duc, qui pourrait bien le sacrifier aux gens de ce pays, qui désirent ardemment sa perte... Je vous conjure de m'envoyer des secours pour vivre. Si le duc se remettait en route, je ne saurais où aller, n'ayant point d'argent... On a trouvé ce matin sur la place le corps de Ramiro divisé en deux parties. Il y est encore, et le peuple entier a pu le voir. On ne sait pas la cause de sa mort. Votre courrier m'a remis vingt-cinq ducats d'or et seize aunes de damas noir.»
Ce Ramiro était l'instrument détesté des cruautés de Borgia; sa mort mit dans la joie toute la Romagne. Ses capitaines révoltés se rallièrent à lui, se fièrent à sa parole jusqu'à venir le trouver. Ils conservaient pourtant de l'inquiétude, et ils n'en vinrent pas moins, comme fascinés par le serpent. Borgia les fit étrangler, de quoi toute la contrée lui sut un gré infini. Machiavel conte la chose avec une admiration contenue, mais réelle et sentie.
Un de ces étranglés, Orsini, avait pour frère un cardinal. Le pape l'eut de même, et il n'en coûta qu'un serment. Le cardinal et ses parents signèrent sous la menace l'abandon de leurs forteresses. Mais le cardinal était riche. Le vieux pape voulait cette proie. Il avait saisi sa maison, fait apporter ses meubles. En étudiant les livres de comptes du cardinal, il trouva qu'il avait une créance anonyme de deux mille ducats, et vit qu'il avait acheté une grosse perle qui ne se retrouvait point. Il ordonna qu'on fermât la porte à sa mère, qui lui apportait à manger, et déclara qu'il ne mangerait plus.
La mère paya aussitôt les deux mille ducats, et la maîtresse du prélat, prenant des habits d'homme, vint apporter la perle. Le pape laissa passer alors la nourriture, mais auparavant il lui avait fait donner à boire pour toute l'éternité. Il disait le même jour aux cardinaux: «Je l'ai bien recommandé aux médecins.» Le maître des cérémonies, notre Burchard, s'abstint discrètement de se mêler de l'enterrement. «Jamais, dit ce bon Allemand, je n'ai voulu en savoir plus que je ne dois.»
Ces Orsini étaient des protégés de la France. Les Borgia commençaient à nous ménager peu. Nos affaires allaient mal dans le royaume de Naples. Nous fûmes battus à la Cérignola. César, sans perdre de temps, négociait avec l'Espagne. Si pourtant nous voulions son amitié, nous la pouvions avoir encore en lui sacrifiant la Toscane. Louis XII ouvrait enfin les yeux sur cet ami, mais tard. Il essayait ce qu'il eût dû faire tout d'abord, une fédération de villes; l'obstacle était la jalousie de Sienne et de Florence, l'acharnement de celle-ci sur Pise. La Toscane eût péri certainement par Borgia, sans la mort subite d'Alexandre VI (18 août 1503).
Le père et le fils avaient coutume, quand ils avaient besoin d'argent, d'expédier un cardinal; cette fois, l'échanson fut gagné; on se trompa: la drogue fut divisée en trois. Le pape but et fut foudroyé; le fils et le cardinal tombèrent aussi, mais ne furent que malades.
Alexandre VI, horrible et tout noir, fut porté à Saint-Pierre, où le peuple, avec une indicible joie, courut voir cette charogne. César, sans connaissance, est porté au Vatican. Voilà le cas qu'il n'avait pas prévu, lui, jeune et bien portant, celui où il serait frappé en même temps que son père. Ses ennemis rentrent à grand bruit dans Rome, battent et dispersent ses troupes. Fabio Orsini, ayant eu le bonheur de trouver et tuer un Borgia, se délecta à laver ses mains dans son sang et s'en rinça la bouche.
Borgia, en s'éveillant, s'informe de ses cardinaux espagnols.
Ils avaient trop d'esprit pour se lier à la fortune d'un homme si haï.
Comment voteraient-ils? L'armée d'Espagne était loin, et celle de France près.
Cela semblait porter à la tiare le cardinal d'Amboise. Celui-ci touche enfin à ce but désiré, auquel il a tant sacrifié. Il retient notre armée déjà fort en retard.
Louis XII s'était laissé amuser par un traité qui eût donné Naples à sa fille, en la mariant au petit-fils de Ferdinand. Gonzalve se moqua du traité.
L'armée partit en plein été, au risque d'arriver dans les pluies de l'automne. Et le voilà encore à attendre sous les murs de Rome.
Tard, bien tard, les cardinaux persuadent Amboise que sa nomination est sûre, et que, pour son honneur, il doit la laisser libre, laisser partir l'armée.
Cette armée, noyée dans les pluies, succombe au Garigliano; nous perdons tout. Amboise échoue comme son maître.
Tous les cardinaux l'abandonnent; ils nommeront cependant un ami du parti français, le vieux Julien de la Rovère. Amboise se résigne, lui donne ses voix; autant en fait César pour celles qui lui restent fidèles; il a promesse de rester général de l'Église. Une élection unanime porte au pontificat, sur la recommandation des Français et des Espagnols, Jules II, un vrai pape italien, bien décidé à chasser les uns et les autres.
Ce pape, caractère âpre, violent, colérique, n'était pas sans élévation. Il se montra fidèle, reconnaissant. Les Français fugitifs, après leur malheureuse défaite, trouvèrent chez lui des secours. Son ennemi, l'ancien ennemi de sa famille, César Borgia, qui avait aidé à son élection, fut ménagé par lui. Il le protégea même contre les vengeances, lui donna un logement sûr au Vatican, mais il ne commit pas l'imprudence de le faire général de l'Église.
Il savait qu'il avait gardé un parti en Romagne et n'en était pas fâché, craignant par-dessus tout l'invasion des Vénitiens qu'un autre parti appelait.
Borgia se perdit lui-même en disant fort imprudemment que, si on le poussait, il pourrait bien ouvrir lui-même ses forteresses aux Vénitiens. Le pape, qui l'avait engagé à passer en Romagne, réfléchit qu'après tout on ne pouvait se fier à un tel homme. Il lui fit dire au port d'Ostie, où il était déjà embarqué, de signer l'ordre aux commandants d'ouvrir les forteresses aux troupes de l'Église.
Il refusa. On l'arrêta et on le ramena au Vatican. Il obéit alors, donna l'ordre, en avertissant sous main qu'on n'en tînt compte. Le pape se fâcha et le jeta dans un cachot. Cela lui arracha un ordre sérieux et qui fut efficace.
Cependant il s'était ménagé sous main un sauf-conduit de Gonzalve. Libre, il alla à Naples, où le grand capitaine le reçut avec toute sorte de respect et de baisemain. Mais, s'étant assuré des intentions de son maître, après une entrevue pleine d'effusion et d'amitié, Gonzalve fit lier son grand ami et le dépêcha en Espagne, où il trouva pour résidence l'in pace d'une forteresse.
Échappé peu après et guerroyant pour Jean d'Albret, l'aventurier périt au coin d'un bois.
CHAPITRE VIII
LA FRANCE PORTE LE DERNIER COUP À L'ITALIE—LIGUE DE CAMBRAI
1504-1509
Le lecteur demandera pourquoi, abrégeant tant de faits importants, nous avons fait en grand détail l'histoire d'un Borgia. C'est que malheureusement cette histoire donne celle de la réputation de la France et de l'opinion qu'on prit de nous en Italie.
Les Italiens subirent les Espagnols, les Suisses, les Allemands; ils portèrent, tête basse et sans plainte, leur brutalité, comme chose fatale. Mais ils haïrent la France. Et l'on vit en 1509 les paysans des États vénitiens se faire pendre en grand nombre plutôt que de crier: Vive le roi!
Pourquoi? Pour trois raisons justes et légitimes:
D'abord, nous vînmes prédits, proclamés par un saint, par la voix même du peuple, comme les libérateurs de l'Italie, les exécuteurs irréprochables de la justice de Dieu. On nous promit aux bons comme amis et consolateurs, et comme punition aux méchants. Qu'arriva-t-il, dès la Toscane, au passage de Charles VIII? Les nôtres vinrent à Florence l'épée nue et la bourse vide, rançonnant ce peuple d'enthousiastes qui nous chantaient des hymnes; ils escomptèrent, pour trente deniers, l'amour et la religion.
L'affaire de Pise cependant, l'intervention chaleureuse de notre armée dans les vieilles infortunes de l'Italie, le bon cœur et l'honnêteté des d'Aubigny, des Yves, des Bayard et des la Palice, réclamaient fort pour nous. Qu'advint-il quand on vit nos meilleurs capitaines attachés en Romagne à César Borgia? quand les peuples qui regardaient si le drapeau sauveur leur revenait des Alpes le virent, porté par Borgia, briser les dernières résistances qui arrêtaient la bête de proie, lui préparer des meurtres et garnir son charnier de morts?
Borgia ne pouvait durer; on espérait encore. Mais la France ne s'en tint pas là: elle fonda solidement l'étranger en Italie, mettant l'Espagnol à Naples par le traité de Grenade, le Suisse au pied du Saint-Gothard, et elle voulait mettre l'Allemagne dans l'État de Venise, donner à la maison d'Autriche la grande porte des Alpes (Trente et Vérone, la ligne de l'Adige), réaliser déjà contre elle-même l'erreur de Campo Formio.
Nous ne prîmes pas seuls, nous appelâmes le monde à prendre. Nous livrâmes toutes les entrées de l'Italie, nous rasâmes ses murs et ses barrières. Une force y restait: Venise; nous liguâmes l'Europe pour l'anéantir.
Imprévoyance singulière! Les politiques d'alors craignent Venise, s'épouvantent pour deux ou trois places qu'elle vient de prendre. Ils s'inquiètent des Suisses, croyant les voir déjà renouveler les migrations barbares, et ils ne voient pas un bien autre péril, un fait énorme et gigantesque qui se prépare, non pas secrètement, mais réglé et fixé, écrit dans les traités, accompli d'avance par la force des actes; à savoir: la grandeur de la maison d'Autriche, la moitié de l'Europe centralisée déjà dans le berceau de Charles-Quint.
Le monde, sans s'en apercevoir, par une suite de mariages et d'actes pacifiques, a conçu, porte en lui, un monstre de puissance qui voudra l'empire de la terre! un monstre d'interminables guerres, guerroyant deux cents ans pour se faire et pour se défaire, cent ans pour l'un, cent ans pour l'autre. Monstre de guerre civile qui, soixante ans durant au XVIe siècle, trente ans au XVIIe, secouera au sein de la France, de l'Écosse, de l'Allemagne, la flamme des haines religieuses, des incendies et des bûchers.
Ce fatal et funeste enfant, où vont converger tous ces fruits de l'incarnation monarchique, est né en 1500.
Fils de Philippe le Beau, c'est-à-dire arrière-petit-fils de Charles le Téméraire, il va reprendre dans une proportion gigantesque le rêve de l'empire du Rhin, de Bourgogne et des Pays-Bas.
Petit-fils de Maximilien, il hérite des terres d'Autriche, de l'attraction fatale qui mettra dans son tourbillon la Hongrie et la Bohême, des vieilles prétentions sur l'empire germanique, de la succession légendaire des faux Césars du Moyen âge.
Du côté maternel, Ferdinand et Isabelle lui gardent les Espagnes, Naples et la Sicile, les ports d'Afrique et le nouveau monde. Bien plus, à ce roi diplomate ils transmettent l'arme effroyable d'une révolution fanatique dont son fils usera, le vrai fils de l'inquisition.
Voilà le monde immense de guerre et de malheur qui couve en ce berceau, où l'enfant est gardé par sa bonne tante Marguerite la Flamande, qui lui chante ses propres rimes en cousant les chemises de l'empereur Maximilien.
Exemple touchant pour le monde! Marguerite cousait; notre Anne de Bretagne filait, comme la reine Berthe. Louise de Savoie, mère de François Ier, que nous verrons bientôt, lisait des livres graves. Je vois encore sa chambre dans une maison d'Angoulême, et la modeste inscription: Libris et liberis, «Mes livres et mes enfants.»
Cousant, filant, lisant, ces trois fatales Parques ont tissu les maux de l'Europe.
Romanesques, machiavéliques, leur doux amour de la famille, leur mépris pour les nations, les rendent propres aux grands crimes de la diplomatie. Créer l'empire universel sur une tête, unir les peuples sous un joug, pacifier la terre soumise par le mariage de deux enfants, voilà le roman de ces bonnes mères. Qu'importe l'horreur des peuples accouplés malgré eux, qu'importent deux cents ans de guerre! Règnent ces deux enfants et périsse le monde!
Telle fut la tentative d'Anne de Bretagne en 1504, qu'elle tenta d'accomplir pendant une maladie de son mari. S'il fût mort, elle eût fait ce crime, donné la France à Charles-Quint. Conquérant au maillot, il recevait de sa future belle-mère l'épée mêmes des résistances européennes, notre épée de chevet volée sous l'oreiller de Louis XII, l'épée que François Ier eut à Marignan, à Pavie, et qui, malgré tant de malheurs, sauva pourtant l'Europe, avec l'aide de Soliman.
Cette femme âpre, hautaine, solitaire au milieu du monde, qui passait son temps à filer, était tout orgueil, n'aimait rien. Mariée malgré elle, elle avait eu des fils de Charles VIII et de Louis XII, et les avait perdus. Elle n'avait au cœur que sa Bretagne, le souvenir de Max, son premier fiancé, et une ambition furieuse pour cette fille au maillot. Elle la voulait impératrice du monde, femme du petit-fils de Max. Cet enfant redoutable, qui allait absorber les trois couronnes de l'Espagne, de l'Autriche et des Pays-Bas, épouvantait l'Europe de sa future grandeur; elle le voulait encore plus grand.
Tout cela enfermé en elle-même, ou dans sa petite cour bretonne, mal contente, envieuse et serrée, qui ne se mêlait nullement à celle du roi. Les gardes bretons de la reine restaient sournoisement en groupe sur un coin isolé de la terrasse de Blois, comme un nuage noir, ou comme un bataillon de sauvages oiseaux de mer.
Louis XII voyait tout cela et en riait. «Il faut, disait-il, en passer beaucoup à une femme chaste.» Il ne savait pas à quel point sa dévote Bretonne appartenait à ses ennemis, au pape et à Maximilien.
Louis XII, nuisible à la France par ses vices d'emprunt, par sa fatale imitation de la politique italienne, faillit l'être bien plus encore par ses vertus réelles. Mari fidèle et bon père de famille, il associait la reine, autant qu'il pouvait, à la royauté. Les ambassadeurs qui venaient, il les envoyait à la reine, qui ne manquait guère de leur faire des réponses graves et bien préparées, mêlées de mots de leur langue qu'elle apprenait exprès. Le pis, c'est qu'en représentant comme reine de France, elle restait souveraine étrangère, correspondant directement avec le pape, et lui restant fidèle dans la guerre que lui fit le roi.
Celui-ci, toujours maladif, tombe malade, s'alite. Elle le soigne seule, l'enveloppe, en tire un pouvoir pour le mariage de sa fille; et, avec ce pouvoir, elle signe d'un coup la mort de l'Italie et de la France, rayant Venise de la carte, et démembrant la monarchie.
Les États vénitiens, divisés entre l'empereur, le roi et le pape, donneront au premier la grande entrée de l'Italie.
Charles le Téméraire est refait; elle lui rend ses provinces, et de plus la Bretagne. Par Blois, par Arras, par Auxerre, le nouveau Charles sera de toutes parts aux portes de Paris.
Est-ce tout? Non; à une nouvelle maladie du roi, en 1505, elle veut enlever sa fille en Bretagne, saisir l'héritier du royaume, le jeune François Ier. Elle eût biffé la loi salique, abaissé la barrière qui ferme le trône à l'étranger. Cette fois, il n'était besoin de lui désigner des provinces; elle eût raflé la monarchie.
La Bretonne eut heureusement pour obstacle un Breton, le maréchal de Gié, gouverneur du jeune prince, qui s'empara des passages de la Loire, et se tint prêt à la prendre elle-même, si elle tentait cette trahison de la France.
Le roi, revenu à lui, comprit le danger, convoqua les États, et se fit demander de rompre le traité fatal qui nous livrait la maison d'Autriche.
Que disait le bon sens? Qu'il fallait préserver l'Italie autant que la France; qu'en l'Italie confédérée étaient le grand espoir et la grande ressource contre cette monstrueuse puissance qui grossissait à l'horizon; que, protégée surtout contre elle-même par un voisin puissant, qui ne prendrait pour lui que la présidence armée de la fédération, elle deviendrait en Europe l'utile contre-poids qui ferait équilibre du côté de la liberté.
La France ne pouvait la laisser aux influences mobiles et viagères, le plus souvent funestes, de la politique des papes. Elle devait y créer elle-même une amphyctionie perpétuelle où elle eut pris la première place. Que l'Italie dût marcher seule un jour, nous le croyons, nous l'espérons, malgré le désolant fédéralisme qu'elle eut, qu'elle a au fond des os. Combien plus l'avait-elle alors! On le voit par la peine que nous avions en 1503 à unir contre Borgia quelques villes de Toscane. N'importe! quelque difficile que fût la chose, il fallait insister, peser du double poids de la puissance et de l'amitié, contraindre l'Italie d'être une et forte et de se sauver elle-même.
Le crime de l'Italie, la triste affaire de Pise, ne contribua pas peu au crime de la France. Florence, le cœur, la tête pesante de l'Italie, était inexcusable. Son très-faible gouvernement s'usait à marchander la ruine de Pise auprès du roi de France, et celle de Venise, protectrice des Pisans. Il en résulta encore celle de Gênes, dont le peuple voulut aider Pise malgré la noblesse génoise, et se fit écraser par les armes françaises.
Le singulier, c'est que l'agent employé par les Florentins pour négocier contre Pise et ses amis, Venise et Gênes, c'est-à-dire pour obtenir la ruine de l'Italie, était Machiavel, pauvre homme de génie, asservi à transmettre et traduire les pensées des sots, intermédiaire obligé entre l'ineptie du gonfalonier Soderini et celle du cardinal d'Amboise. On le voit, dans ses lettres, faisant le pied de grue à la porte du cardinal, traité négligemment par lui, menacé des valets de nos gens d'armes, qui serrent de près sa bourse. Bourse vide, s'il en fut! Une bonne partie de ses dépêches est employée à dire qu'il meurt de faim et à obtenir une culotte. Il s'est vengé de tout cela par une violente épigramme contre Soderini. Soderini mourant a peur de tomber en enfer. «À toi l'enfer! dit Pluton. Non les limbes des petits enfants!»
Machiavel voyait parfaitement ce qu'il y avait à faire: grandir Florence et annuler le pape. Il hausse les épaules en voyant la guerre à genoux que le pauvre Louis XII essaye de faire à Rome, demandant grâce chaque fois qu'il hasarde de porter un coup: «Pour mettre un pape à la raison, il n'est besoin de tant de formes, ni d'appeler l'empereur. Les rois de France, comme Philippe le Bel, qui ont battu le pape, l'ont fait mettre par ses propres barons au château Saint-Ange. Ces barons ne sont pas si morts qu'on ne puisse les réveiller.» (Lég., 9 août 1510.)
Ce qu'on ôtait au pape, il fallait l'ajouter à la Toscane, aux Florentins. Telle quelle, Florence était encore le cœur de l'Italie, les bras de Gênes et de Venise. On devait les fortifier.
Gênes, cette ville singulière, qui seule a reproduit l'activité du Grec antique, combattant seule, ramant seule sur ses flottes, s'était naturellement usée. Rien d'étonnant si une ville de la force de Gênes, qui remplit d'elle la Méditerranée, qui fonda un empire dans la mer Noire, finit par défaillir d'épuisement. Cependant, il y avait là un riche fonds, une vitalité étonnante dans la race ligurienne. La ville n'avait plus de marine militaire; mais son personnel admirable de marine marchande couvrit toujours la côte, comme aujourd'hui. Cela est indestructible. Les Génois furent, sont et seront les plus hardis marins du monde. Les Anglais, les Américains, frémissent en les voyant traverser l'Océan sur une barque de trois ou quatre hommes. Héroïques par économie, ces vrais fils de la mer font tous les jours des choses plus hardies que Christophe Colomb.
Économes entre tous les hommes, les Génois avaient eu un merveilleux moment de générosité; ils avaient accueilli l'appel de Pise, leur vieille rivale. On avait eu ce spectacle admirable des galères de Gênes apportant des vivres aux Pisans et nourrissant leurs anciens ennemis. Ceci, malgré la France, malgré la noblesse génoise dévouée au roi. Là fut l'étincelle de la guerre civile. Un homme du peuple est frappé par un noble; le peuple se fait un doge, le teinturier Paul de Novi, grand cœur, qui accepta le pouvoir dans une lutte sans espérance. Le roi, pris pour arbitre, n'accepte la révolution qu'à une condition impossible, que les nobles reprendront les fiefs qui, du haut des montagnes, dominent Gênes et peuvent l'affamer. Refus. Le roi se met en marche avec une armée telle qu'il l'eût fallu pour reprendre le royaume de Naples; il lève la massue de la France pour écraser une mouche. Ces pauvres marins, chancelant sur terre, ne pouvaient guère tenir devant de vieux soldats comme Bayard. Le roi entra vêtu d'abeilles d'or, et la devise: «Le roi des abeilles n'a pas d'aiguillon.» Il y eut peu de pendus, il est vrai, mais beaucoup d'outrages, une nouvelle plaie au cœur de l'Italie. L'ingénieux monarque rendit la force aux nobles, amortissant le peuple, ce héros de la mer, qui, sur cet élément, aurait amorti Charles-Quint.
La sottise était forte, mais on pouvait en faire une plus grande, magnifique et splendide, celle de ruiner Venise. Et l'on n'y manqua pas.
Un conseiller du roi osa pourtant lui dire que Venise était justement la gardienne du Milanais, la sentinelle de l'Italie contre l'Allemagne, et demander s'il s'était bien trouvé d'appeler l'étranger au royaume de Naples.
Tout était résolu d'avance, en famille plutôt qu'en conseil. Il est incroyable combien cette royauté bourgeoise en trois personnes, Anne, le cardinal et Louis XII, restait, au point de vue du Moyen âge, dans la vénération du saint-siége et du saint-empire, hostile aux États libres. Le roi, comme la reine, avait l'âme d'un propriétaire, et sa propriété patrimoniale et personnelle était Milan, fief de l'empire; de cœur, il se sentait le vassal de Maximilien, prêt à servir sous sa bannière dans une croisade contre les Vénitiens, ces usurpateurs des droits impériaux et des biens de l'Église.
Le roi, bavard et imprudent, déclamait à tout venant contre Venise. Celle-ci le savait, et voyait venir l'orage; mais elle se sentait aussi tellement nécessaire à la France, qu'elle ne put jamais se persuader que le roi eût la pensée sérieuse de la détruire, encore moins qu'il réussît à former une ligue de l'Europe contre elle, contre un État inoffensif qui couvrait la chrétienté à l'Orient, et seul luttait sur mer avec les Turcs. Donc elle repoussa obstinément les offres de Maximilien, et resta alliée fidèle de la France qui ameutait le monde contre elle.
Comment expliquer la persévérance étonnante avec laquelle le roi, de traité en traité, pendant plusieurs années, allait animant tout le monde contre Venise, c'est-à-dire pour l'Autriche, à qui Venise fermait l'Italie? Louis XII n'était point de nature à haïr longtemps. Sa conduite en ceci ne s'explique que par la ténacité bretonne de la reine, fixée au mariage autrichien et zélée pour son futur gendre. Les rois tendaient à devenir une famille, et l'esprit de famille, très-fort dans la maison d'Autriche, lui gagnait le cœur d'Anne autant que le souvenir romanesque de Maximilien.
Un mot sur celui-ci et sur sa fille, la bonne couseuse de chemises, Margot, comme elle s'appelait elle-même, la forte tête de cette maison, la Flamande rusée qui contribua tant à sa fortune.
Le profond Albert Durer, dans son portrait de Maximilien, l'a buriné pour l'avenir au complet, et l'histoire n'ajoute pas deux mots au portrait du maître. Cette grande figure osseuse, fort militaire, d'un nez monumental, est un don Quichotte sans naïveté. Le front est pauvre comme l'âpre rocher du Tyrol que l'on voit dans le fond; aux corniches des précipices errent les chamois, que Max mettait toute sa gloire à atteindre. Il était chasseur avant tout, et secondairement empereur; il eut la jambe du cerf et la cervelle aussi. Toute sa vie fut une course, un hallali perpétuel. On le voyait, mystérieux, courir d'un bout de l'Europe à l'autre, gardant d'autant mieux son secret qu'il ne le savait pas lui-même. Du reste, les coudes percés, toujours nécessiteux autant que prodigue, jetant le peu qui lui venait, puis mendiant sans honte au nom de l'Empire. On le vit, à la fin, gagnant sa vie comme condottiere, dans le camp des Anglais, empereur à cent écus par jour.
Qui le poussait ainsi de tous côtés? le démon de vertige qui pousse le chasseur tyrolien? l'affront continuel d'un César demandant des millions pour recevoir des liards? ou, mieux encore, l'agitation fébrile que sa monstrueuse origine lui mettait dans le sang? Autrichien-Anglo-Portugais, il était croisé de toutes les races de l'Europe. Ces mariages de rois, tellement discordants, étaient très-propres à faire des fous.
Il fit en toute sa vie une chose de bon sens, ce fut de quitter définitivement les Pays-Bas, où sa nature était antipathique, et de les confier à sa fille Marguerite.
Celle-ci est le vrai grand homme de la famille, et, selon moi, le fondateur de la maison d'Autriche, la racine et l'exemple de cette médiocrité forte, rusée, patiente, qui a caractérisé cette maison avec un équilibre de qualités extraordinaires, qui l'a rendue si propre à réussir, à concilier l'inconciliable, à exploiter surtout l'entr'acte du XVIe siècle à la Révolution française. Cette maison de génie moyen a dû primer, avec la non moins médiocre maison de Bourbon, dans la période diplomatique, long jour crépusculaire entre ces deux éclairs: Renaissance et Révolution. Nos frères avaient des noms très-significatifs pour les mauvais mystères d'alors, pour cette politique de famille et d'alcôve; cela s'appelait les intérêts des princes et l'intrigue des cabinets.
De bonne heure Marguerite jeta sa poésie et se fit Margot la Flamande, la simple et bonne femme[22]. Enfant, elle avait été élevée chez nous comme petite femme de Charles VIII enfant. Renvoyée, à sa grande douleur, elle en resta la mortelle ennemie de la France. Elle épousa l'infant d'Espagne, qui mourut; puis le beau Philibert de Savoie, qu'elle aima éperdument, et qui mourut; elle a bâti une église de trente millions sur son tombeau. Elle fut dès ce jour un homme, et telle elle est restée. Avare pour son église, joujou prodigieux de sculpture, où travaillèrent de longues années les grands sculpteurs de l'Europe. Sauf cette part, faite au roman du cœur, et cette avarice pour l'art, qui lui fit faire en Flandre d'étonnantes collections, elle fut toute aux affaires de famille, au ménage, faisant à la fois des confitures pour son père et la ligue de Cambrai.
Cette bonne femme a tramé trois choses qui restent attachées à son nom:
Elle berça, endormit, énerva le lion belge, entre l'époque des guerres de communes et des guerres religieuses;
Elle acheta l'Empire pour Charles-Quint, trafiqua des âmes et des voix, trempa sans hésiter ses blanches mains dans cette cuisine;
Elle avilit la France par les deux traités de Cambrai (1508, 1530), obtenant d'elle sa honte et sa ruine, l'Italie livrée par la France à l'Autriche. Tout cela bonnement, en devisant amicalement et comme entre parents. Le fil filé par elle fut à deux fins, un lien pour les rois, un lacet pour les peuples, dont l'Italie fut étranglée; la France et l'Allemagne, liées d'un bras, ne se battirent plus que de l'autre.
Elle est, nous le répétons, le vénérable fondateur et de la maison d'Autriche et de la diplomatie;—elle est la tante, la nourrice de Charles-Quint, élevé sous sa jupe, à Bruxelles, et par elle devenu l'homme complet, équilibré de toute instruction et de toute langue, de flegme et d'ardeur, de dévotion politique, qui devait exploiter la vieille religion contre la Renaissance.
Le traité de Cambrai fut manipulé à huis clos de cette main fine et de la grosse main d'Amboise. On était sûr de tous les rois; on savait bien qu'une fois la chasse ouverte sur cette proie de Venise, ils courraient tous à la curée. Grands et petits, voisins ou éloignés, tous coururent en effet. L'Angleterre, la Hongrie, se déclarèrent aussi bien que l'Espagne; les dogues aussi bien que les lions, les principicules de Savoie, de Ferrare, de Mantoue.
Il y avait, en effet, de grands pardons à gagner, la guerre étant sacrée, pour préparer celle des infidèles, et contre les infidèles eux-mêmes, les Vénitiens, voleurs de biens d'église. La chose étant posée ainsi par cette déliée Marguerite, l'Autriche-Espagne était à même de s'en tirer le lendemain, dès qu'elle aurait les mains garnies, et de tourner contre la France. Il était facile à prévoir, dans cette guerre pour le pape, que le pape serait bientôt satisfait, que les Vénitiens se hâteraient de lui rendre ses deux ou trois places. Pape, Autriche et Espagne, tous allaient retomber sur Louis XII. La ligue de Cambrai contre Venise contenait en puissance la sainte ligue contre la France. Savant tissu, en vérité, ingénieuse tapisserie flamande, plus belle encore à l'envers qu'à l'endroit.
Qu'était en réalité cette Venise, dernière force de l'Italie? Une ville, un empire, une création d'art unique, qui se maintenait par un grand art, gouvernement oriental qu'il faut juger par les difficultés infinies qu'il avait, étant si petit et si grand, et obligé de faire marcher d'ensemble le bizarre attelage de vingt races diverses. Ce prodige ne s'opérait que par une direction infiniment forte autant que sage, d'une action discrète et rapide, qui ne répugnait pas aux moyens turcs. Toutefois, quand on a pénétré le mystère de terreur, on a vu que les ténèbres dont s'enveloppait ce gouvernement et qui faisaient sa force l'avaient calomnié. L'ombre avait effrayé, mais on a trouvé peu de sang. Les prisons d'État de Venise étaient si peu de chose, qu'il faut bien juger, à les voir, qu'elles n'ont guère eu de prisonniers. Qu'est-ce, grand Dieu! que les plombs et les puits dont on parle toujours, en comparaison des Bastille, des Spielberg, des Cronstadt, dont les rois ont couvert l'Europe?
Il y a, au reste, une chose qui répond à tout: c'est que ce gouvernement, infiniment meilleur que ceux qu'il avait remplacés, fut partout regretté et défendu du peuple qui se fit tuer pour le drapeau de Saint-Marc et parvint à le relever.
Tous les penseurs du siècle, les Commines, les Machiavel, que dis-je? l'ami de Montaigne, le jeune La Boétie, plein de l'antiquité républicaine, disent tous que Venise était le meilleur des gouvernements du XVIe siècle.
Il y avait trois choses grandes à Venise et uniques: un gouvernement d'abord, sérieux, économe; ni cour, ni volerie, ni favoris;—gouvernement qui nourrissait son peuple, ouvrant à son commerce, à sa libre industrie, d'immenses débouchés;—gouvernement enfin très-ferme contre Rome et libéral pour les choses de la pensée, abritant les libres penseurs, presque autant que fit la Hollande. Où était l'imprimerie libre, la vraie presse? D'où pouvait-on élever une voix d'homme dans la publicité européenne? De deux villes, de Venise et de Bâle. Le Voltaire de l'époque, Érasme, se partagea entre elles. Les saintes imprimeries des Alde et des Froben ont été la lumière du monde. Cette révolution, lancée par Guttenberg par le massif in-folio, n'eut son complément qu'à Venise, vers 1500, lorsque Alde quitta le format des savants et répandit l'in-8o[23], père des petits formats, des livres et des pamphlets rapides, légions innombrables des esprits invisibles qui filèrent dans la nuit, créant, sous les yeux mêmes des tyrans, la circulation de la liberté.
Sombres rues de Venise, passages étroits de ses canaux, noires gondoles qui les parcourent, voilà le saint nid d'alcyons qui, au milieu des mers, couva la pensée libre. Et qui ne verrait avec attendrissement cette place de Saint-Marc où les innombrables pigeons, mêlés aux promeneurs, témoignent de la douceur italienne? Elle fut, cette place, le premier salon de la terre, salon du genre humain où tous les peuples ont causé, où l'Asie parla à l'Europe par la voix de Marco Polo, où, dans ces âges difficiles, antérieurs à la presse, l'humanité put tranquillement communiquer avec elle-même, où le globe eut alors son cerveau, son sensorium, la première conscience de soi.
Le plus sacré devoir d'un roi de France, d'un duc de Milan, était non-seulement de garder, de défendre Venise, mais, par sa constante amitié, d'influer heureusement sur elle, de la seconder en Orient, et de la détourner des fausses directions où sa politique s'égarait alors. Découragée par les succès des Turcs qui venaient de lui prendre Lépante, Leucade et autres places, elle se retournait vers l'Italie, y devenait conquérante, y faisant de petites acquisitions qui mettaient tout le monde contre elle. Elle était menacée de la plus redoutable révolution commerciale. Les Portugais avaient trouvé la route des Indes et en rapportaient les produits. L'Espagne allait lui fermer tous ses ports par des droits excessifs, et ceux de l'Afrique, autant qu'elle pouvait. Au premier mal il y avait un remède, une étroite union avec les maîtres de l'Égypte, quels qu'ils fussent. L'alliance des Turcs qu'eut bientôt la France, l'intimité de nos ambassadeurs avec les renégats qui gouvernaient Constantinople, devaient conserver à Venise la voie courte, naturelle, de l'Orient, celle de l'isthme de Suez. Par là Venise aurait vécu; l'Italie eût gardé sa défense contre l'Allemagne.
C'était un tel crime de toucher à Venise, qu'au moment de porter le coup, Jules II, qui avait le cœur italien, en sentit un remords, hésita et dit tout aux envoyés de Venise; mais ils ne crurent pas le danger réel?
Louis XII, cependant, a passé les Alpes en personne. L'orage se déclare de tous côtés. Venise ne s'étonne pas. Elle avait rassemblé une très-bonne armée, de Grecs et d'Italiens, la fleur des Romagnols. Elle choisit deux bons généraux, à tort; il n'en eût fallu qu'un; c'étaient deux Orsini, célèbres condottieri de la campagne de Rome: l'un, brave et vieux et refroidi par l'âge, l'illustre Pitigliano, l'autre, bâtard de la même maison, le vaillant Alviano, qui venait, par une campagne heureuse, de fermer le passage aux Allemands et de faire reculer le drapeau de l'Empire. Ce succès avait consolé le cœur ému des Italiens; il prouvait, contre l'injure ordinaire des barbares, que l'antique vertu se retrouvait toujours chez les fils des conquérants du monde. Les moindres succès en ce genre étaient avidement saisis et relevés; de grands duels, de douze contre douze, avaient eu lieu dans le royaume de Naples, d'Italiens contre Français ou contre Espagnols, toujours à la gloire des premiers. Mais ici, c'était tout un peuple, la Romagne qui, pour Venise, portait le drapeau italien; les brisighella romagnols, aux casaques rouges et blanches, juraient de relever la nation. Ils l'auraient fait, si cette armée de lions n'eût été mise en laisse par le vieux sénat de Venise; il eut peur de sa propre armée, de son esprit aventureux, du bouillant Alviano, et le subordonna au septuagénaire. En les voyant au-devant de l'ennemi, on leur recommandait de ne pas compromettre l'unique armée de la république, de sorte que, par une manœuvre bizarre, cette armée n'avançait que pour reculer sans se battre.
Alviano avait trouvé des positions admirables le long de l'Adda; il espérait combattre, malgré Venise, et laissait les Français construire des ponts. La difficulté était d'entraîner le vieux collègue qui avait le mot du Sénat. Ce mot était retraite. Donc Pitigliano se retirait toujours, laissant traîner Alviano derrière; finalement, les Français passent; Alviano avertit son collègue qui n'y veut croire et continue sa route. Alviano est écrasé avec ses Romagnols qui se font tous tuer; il aurait voulu l'être, mais, blessé au visage, il eut le malheur d'être pris.
La victoire adoucit les cœurs communément. Le contraire arriva. Le roi était maladif et aigri; il en voulait aux Vénitiens, de quoi? d'être une république? ou indociles au pape? Il ne le savait pas bien, et les haïssait d'autant plus. Ses deux maîtres, sa femme et son ministre, en voulaient à Venise, elle par dévotion au pape, l'autre par mauvaise humeur depuis son grand échec de Rome. Quoi qu'il en soit, la route du roi fut marquée par les supplices; toute garnison qui l'arrêta une heure fut mise à mort, les soldats passés à l'épée, les commandants pendus. Sa Majesté ne devait trouver nul obstacle.
Il est triste de lire dans la chronique de Bayard et ailleurs les gorges chaudes qu'on faisait de ces exécutions, de voir «ces rustres essayer d'emporter les créneaux au cou.» Le roi faisait le fort et affectait d'en rire. Deux ans encore après, apprenant que son général, Chaumont, avait massacré une ville, il disait en riant devant Machiavel: «On m'a dit méchant homme; maintenant c'est au tour de Chaumont!»
La guerre devenait laide, sauvage, furieuse sans cause de fureur. À Vicence, la population épouvantée avait pris asile dans une grotte immense qui est près de la ville. Il y avait six mille âmes, gens de toutes classes, beaucoup même de gentilshommes et de dames avec leurs enfants, qui craignaient les derniers outrages et n'avaient osé attendre l'ennemi. Les bandes d'aventuriers y vinrent, et, n'y pouvant entrer, ils apportèrent du bois, de la paille, et y mirent le feu. Là, il y eut une scène effroyable entre les enfermés. Les gentilshommes et les dames voulaient sortir, espérant se racheter, mais les autres leur mirent l'épée à la gorge et dirent: «Vous mourrez avec nous!» Une fumée horrible remplissait tout, on ne respirait plus; tous se tordaient dans d'horribles convulsions. Tout fut fini bientôt, et l'on entra. Les victimes n'avaient pas brûlé, elles étaient entières, sauf quelques femmes grosses, à qui on voyait des enfants morts qui pendaient des entrailles. Les capitaines furent indignés, et Bayard, tout le jour, chercha les scélérats qui avaient fait le coup; au hasard on en saisit deux, gens déjà repris de justice; l'un n'avait pas d'oreilles, l'autre n'en avait qu'une. Le prévôt du camp les mena à la grotte; Bayard, qui ne lâcha pas prise, pour en être plus sûr, les fit pendre par son bourreau. Pendant l'exécution, on vit avec horreur sortir encore un mort de cette cave, mort du moins de visage; c'était un garçon de quinze ans, tout jaune de fumée; il avait trouvé une fente et un peu d'air pour respirer. Ce fut lui qui raconta tout.
Chose curieuse! ce crime est revendiqué par deux nations. Nous avons suivi le récit français. Mais les Allemands assurent que la chose fut ordonnée par le prince d'Anhalt, général de l'empereur.
Quels qu'étaient les coupables, on comprend l'horreur qu'une telle invasion inspira et le mouvement populaire qui se manifesta pour Venise. Elle avait tout perdu; elle était revenue à son âge primitif, à son étroit berceau; son empire, c'était la lagune, et les boulets français y arrivaient déjà. Elle prit ce moment pour proclamer cette résolution romaine, hardie et généreuse: Qu'elle voulait épargner aux villes les calamités de la guerre, les déliait de leurs serments, les laissait libres. L'usage qu'elles firent de cette liberté, ce fut de relever le drapeau de Saint-Marc. À Trévise, un cordonnier, nommé Caligaro, sort le drapeau de sa maison, et fait rentrer les Vénitiens à Padoue; les nombreux paysans réfugiés dans la ville s'unirent avec le peuple, et les nobles seuls furent pour l'empereur. À la faveur des foins, qui entraient par longues files de charrettes, ils mirent dedans les troupes de Venise; et il en fut de même, un peu plus tard, à Brescia.
Au siége de Padoue, l'empereur eut la plus forte armée qu'on eût vue depuis des siècles: cent mille hommes, Allemands, Français, Italiens, l'armée du roi, du pape et de l'Espagne. La ville eut un accord sublime, et les assiégeants, neutralisés par leurs divisions, finirent par s'éloigner. Ce qu'on avait pu prévoir arriva; Ferdinand, reprenant ses villes, Jules II les siennes, ils rentrèrent dans leur rôle naturel, celui d'ennemis de la France.
Qu'avait fait celle-ci? une seule chose: elle avait transféré la primatie de l'Italie, des Vénitiens au pape, de ses amis à son ennemi.
Ceux-ci sortaient ruinés de cette lutte, mais admirables et grands. Les populations italiennes avaient montré pour eux tous les genres d'héroïsme, les Brisighella celui des batailles, et de même Brescia, Padoue. Les Vénitiens avaient été tels qu'en 1849, héroïques de patience. Que comparer au dernier siége, où le dernier écu, la dernière balle, le dernier pain, finirent le même jour! Tout cela enduré sans murmure! «Et encore, nous disait Manin, si nous eussions appris une victoire de Hongrie, ce peuple eût mangé, sans mot dire, les briques de nos quais et les pierres de Saint-Marc.»