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Histoire de France 1484-1515 (Volume 9/19)

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TABLE DES MATIÈRES

  • Préface 1
  • Introduction 5

§ Ier

  • Sens et portée de la Renaissance 5
  • Elle est essentiellement créatrice, organisatrice 6

§ II

  • L'Ère de la Renaissance. 7
  • Le Moyen âge finit plusieurs fois avant de finir 9
  • Il perdit au XIIIe siècle la faculté d'engendrer 11
  • Le XVIe siècle fut très-peu et très-mal préparé 13

§ III

  • L'organisation de l'ordre et l'énervation de l'individu, du XIIe au XVe siècle. 14
  • Mysticisme religieux et politique 15
  • M. Guizot et M. Augustin Thierry 17

§ IV

  • Nobles origines du Moyen âge.—Abaissement au XIIIe siècle. 18
  • Au IXe siècle, les nécessités de la défense favorisèrent la liberté 19
  • La Chanson de Roland 21
  • Chute littéraire du XIIIe siècle 23

§ V

  • Des abdications successives de l'indépendance humaine. 25
  • État bâtard et équivoque du serf 26
  • Tristes gaietés du Moyen âge 27
  • La commune se donne au roi 29
  • Les gens du roi, la bourgeoisie 30
  • Ni Marcel ni Louis XI ne trouvèrent d'hommes pour les soutenir 32

§ VI

  • De la création du peuple des sots. 33
  • Le sot est une création moderne, née surtout de la suffisance scolastique et du culte des mots! 34
  • Petit cercle légal où tourna le raisonnement 35
  • Les demi-mystiques et l'art de délirer avec méthode 37
  • Les scolastiques acceptent un Aristote arabe 39
  • Leur enseignement hybride 40
  • La machine à penser 41
  • La gymnastique du néant 42

§ VII

  • Proscription de la nature. 44
  • Civilisation des Arabes 47
  • Le Moyen âge néglige Dieu le Père 49
  • Le Père est nul dans la famille idéale du Moyen âge 50
  • Anéantissement des sciences 52
  • Les moines ont-ils conservé les manuscrits? 52
  • Salerne et Montpellier 54
  • Roger Bacon emprisonné 55
  • La proscription de la science crée la fausse science, les diseurs de riens 58

§ VIII

  • Prophétie de la renaissance.—Évangile éternel. 59
  • L'abbaye du Paraclet ou du Saint-Esprit 60
  • Les Vaudois, l'Évangile éternel 61
  • Joachim de Flore 62
  • L'âge du libre esprit, de science et d'enfance 63

§ IX

  • L'Évangile héroïque.—Jean et Jeanne.—Efforts impuissants. 64
  • Impuissance de Dante, de Pétrarque et de nos légistes 65
  • La langue et la patrie 67
  • Jean Huss. Jeanne d'Arc 69
  • Divorce permanent des deux Frances 70

§ X

  • Brunelleschi.—La déroute du gothique. 71
  • Solidité des monuments romains, fragilité du gothique 76
  • Brunelleschi à Rome 80
  • 1420.—Congrès des architectes à Florence 81
  • Érection de Santa-Maria-del-Fiore 84

§ XI

  • Élans et Rechutes.—Vinci.—L'Imprimerie.—La Bible. 85
  • Faible influence de Brunelleschi, de Léonard de Vinci 86
  • Le Bacchus, le Saint-Jean et la Joconde 88
  • L'imprimerie fut d'abord peu utile 90
  • La Bible embarrassa par la diversité infinie de ses doctrines et de ses types 91

§ XII

  • La farce de Patelin.—La bourgeoisie.—L'ennui. 92
  • Patelin et le petit Jehan de Saintré 93
  • Bassesse du noble, laideur du bourgeois 95
  • Au XVe siècle la plaisanterie est usée 96
  • Le serpent 98
  • Culte de Diane et du Diable 99

§ XIII

  • La sorcellerie. 100
  • La vieille 101
  • Terreur qu'inspire la sorcière 102
  • Marteau des sorcières 104
  • L'auteur du Marteau, Sprenger 105
  • Vaudoiserie d'Arras en 1460 108
  • Révolutions allemandes vers la fin du siècle 109
  • Intrépidité dogmatique de Sprenger 110
  • Arguments de la sorcière 112
  • Sensibilité de l'inquisiteur 114
  • Le Diable gagne du terrain 117
  • Terreur et fureur 118
  • La machine à prier 119

§ XIV

  • Résume de l'introduction. 119

LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER

  • La France, réunie sous Charles VIII, envahit l'Italie. 123
  • Les États généraux de 1484 furent une réaction féodale 130
  • Guerre folle et administration d'Anne de Beaujeu, la Bretagne réunie 132
  • 1494. Invasion de l'Italie par les Français 134
  • Celle des Espagnols était bien plus à craindre 136
  • L'inquisition, l'expulsion des Juifs 137

CHAPITRE II

  • Découverte de l'Italie. 141
  • Mort morale de l'Italie 144
  • Charles VIII affranchit Pise, irrite Florence 154

CHAPITRE III

  • La découverte de Rome.—Fornoue. 1495. 160
  • Caractère d'Alexandre VI et de ses prédécesseurs 161
  • Son génie financier 163
  • Les ministres du roi sauvent le pape 167
  • Le roi à Naples. Retour et victoire 170

CHAPITRE IV

  • Résultats généraux.—La France se caractérise.—L'armée Française adopte et défend Pise, malgré le roi. 175

CHAPITRE V

  • Vie et mort de Savonarole. 1494-1498 188
  • Son imprudente générosité 190
  • Tous les partis s'unissent contre lui 193
  • Sa mort et celle de Charles VIII. 1498 206

CHAPITRE VI

  • Avénement de César Borgia.—Louis XII.—Alliance de Borgia et de Georges d'Amboise. 1498-1504. 210
  • Le journal d'Alexandre VI par Burchard 212
  • Portrait de Georges d'Amboise et de Louis XII 215
  • Belles réformes de Louis XII 219
  • Le gouvernement de famille, Anne de Bretagne 221
  • Conquête du Milanais, appui donné aux Borgia 222
  • Louis XII et Ferdinand envahissent Naples 225

CHAPITRE VII

  • La chute de César Borgia.—La déconfiture d'Amboise et de Louis XII. 1501-1503. 228
  • Les Légations et le Prince de Machiavel 229
  • Terreur qu'inspirait Borgia, les noces de Lucrèce 232
  • Mort d'Alexandre VI et chute de Borgia. 1503 237

CHAPITRE VIII

  • La France porte le dernier coup à l'Italie. 1504-1509.—Ligue de Cambrai. 241
  • Naissance de Charles-Quint et danger dont il menace l'Europe 243
  • Anne veut lui donner la France. 1504 246
  • Louis XII écrase Gênes et ligue l'Europe contre Venise. 1507 250
  • Le Maximilien d'Albert Durer 252
  • Marguerite d'Autriche tient le fil des affaires de l'Europe 253
  • Ce qu'était Venise 256
  • Bataille d'Agnadel, un peuple brûlé vif 261
  • On relève le drapeau vénitien 262

CHAPITRE IX

  • La punition de la France.—Ligue sainte contre elle. 1510-1512. 264
  • Violence de Jules II 265
  • Perfidie de Marguerite et de Maximilien, qui rappelle les Allemands le jour de la bataille 269
  • Gaston de Foix 270
  • L'armée française est sauvée par la loyauté d'un Allemand 274

CHAPITRE X

  • Bataille de Ravenne.—Danger de la France. 1512-1514. 276
  • Première apparition de l'infanterie française 280
  • L'armée victorieuse est licenciée 283
  • Les Médicis, mort de Florence 284
  • Danger de la France, défaites de Novare et de Guinegate 287
  • Mariage et mort de Louis XII 288

CHAPITRE XI

  • La situation s'éclaircit.—L'antiquité.—Érasme.—Les Estienne. 289
  • Les mérites de Louis XII, père du peuple 290
  • La grande enquête pour la rédaction des Coutumes 293
  • On imprime les Décrétales, le Corpus juris, Virgile, Homère, Aristote et Platon 295
  • Les adages d'Érasme 304
  • Gloire de l'imprimerie, les Estienne 307

CHAPITRE XII

  • La situation reste obscure encore.—De Michel-Ange comme prophète. 310
  • Mystères du gouvernement royal 311
  • L'art s'individualise 313
  • Michel-Ange et la chapelle Sixtine 324
  • Les prophètes et les sibylles 325

CHAPITRE XIII

  • Charles-Quint. 338
  • Les tombeaux de Bruges, l'arbre de guerre 340
  • Charles-Quint avait dans sa race trois folies, trois discordes 342
  • Son monstrueux empire 343
  • La cour de Marguerite d'Autriche 344
  • L'éducation de Charles-Quint 346
  • Son ingratitude 350

CHAPITRE XIV

  • François Ier. 354
  • Son portrait par sa sœur 355
  • Ses vers, son éducation 356
  • La Marguerite des Marguerites 358
  • François Ier appelé par l'Italie 361

CHAPITRE XV

  • Marignan. 1515. 363
  • Nos passages des Alpes ont toujours été imprévus 365
  • Passage de l'Argentière 366
  • Mauvaise position et discordes de notre armée 371
  • Récits divers de la bataille 373
  • Premier et second jour de la bataille 374
  • Belle retraite des Suisses 380

CHAPITRE XVI

  • Espérances de l'Europe.—François Ier repousse l'Italie et l'Allemagne. 382
  • Le roi pouvait ce qu'il voulait 383
  • Ni l'Angleterre, ni l'Espagne, ni l'Empire ne l'eût arrêté 384
  • Révolution imminente de l'Allemagne 386
  • Prise que le roi avait sur l'Allemagne 388
  • François Ier, gouverné par sa mère et Duprat, immole l'Italie, décourage l'Allemagne et s'allie au pape 392

CHAPITRE XVII

  • Caractère de ce premier âge de la Renaissance. 394
  • La Renaissance hésitait encore, mais un peuple nouveau était né 395
  • Le grand duel des deux Antiquités jugé par la Nature 396
  • Colomb, Luther et Copernic 397
  • Rome grandit par ses défaites 398
  • La Renaissance s'effraye d'elle-même 399
  • Elle est une ère de bonté et d'humanité 400

PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE (Barthier dr), rue J.-J. Rousseau, 61.

Notes

1: Cette ère eût été certainement le XIIe siècle, si les choses eussent suivi leur cours naturel. L'inspiration ecclésiastique, ayant produit son symbole, son rituel et sa légende, avait décidément tari. Et l'inspiration laïque, sortie déjà de son âge primitif de chants populaires, arrivée aux grands poèmes, avait opposé aux types légendaires de sainteté monastique les types directement contraires d'héroïsme et d'action. Un saint, comme Godefroy de Bouillon, faisant la guerre au pape et plantant sur les murs de Rome le drapeau de l'Empire, c'était déjà la Réforme, le changement complet de l'idéal humain. On écrivait peu; mais comment douter que la culture ne fût très-avancée quand on voit que l'enseignement d'Abailard eut tant de milliers d'auditeurs? Je ne sais si l'on trouverait aujourd'hui tant d'esprits avides d'études métaphysiques.

C'est, comme on sait, à Sainte-Geneviève, au pied de la tour (très-mal nommée) de Clovis qu'ouvrit cette grande école. Cette tour, qui s'élève derrière le Panthéon, a été fondée entre 1000 et 1031 (Lebeuf, II, 374, d'après le nécrologe de Sainte-Geneviève). Sa base antique, qui subsiste, a donc entendu le grand Abailard. Le point de départ de la philosophie moderne est ainsi à deux pas des caveaux du Panthéon, où reposent Voltaire et Rousseau. De la montagne sont descendues toutes les écoles modernes. Je vois au pied de cette tour une terrible assemblée, non-seulement les auditeurs d'Abailard, cinquante évêques, vingt cardinaux, deux papes, toute la scolastique; non-seulement la savante Héloïse, l'enseignement des langues et la Renaissance, mais Arnaldo de Brescia, c'est-à-dire la Révolution. Énorme grandeur! Combien cette tour a droit de mépriser le Capitole! Regardez-la bien, pendant qu'elle dure. Nos démolisseurs frénétiques pourront bien la faire disparaître.

Quel était donc ce prodigieux enseignement, qui eut de tels efforts? Certes, s'il n'eût été rien que ce qu'on en a conservé, il y aurait lieu de s'étonner. Mais on entrevoit fort bien qu'il y eut tout autre chose. C'était plus qu'une science, c'était un esprit: esprit surtout de grande douceur, effort d'une logique humaine pour interpréter la sombre et dure théologie du Moyen âge. C'est par là très-probablement qu'il enleva le monde, bien plus que par sa logique et sa théorie des universaux. MM. Cousin et Rémusat, dans leurs beaux travaux, M. Hauréau, dans son résumé, ferme, net et si lumineux, n'ont pu malheureusement, gênés qu'ils étaient par leur cadre, prendre l'homme par ses deux côtés. Mais est-il possible de les séparer? Si la foule, au XIIe siècle, sentit si vivement la portée de la logique d'Abailard dans les plus obscures questions, c'est certainement parce qu'elle était très-fortement avertie par son enseignement théologique bien plus populaire. Sous la forme rebutante du temps, cette théologie, éminemment humaine et douce, indique dans Abailard une vraie tendresse de cœur. Voyez particulièrement l'Introductio ad Theologiam, p. 988, sur le péché originel.

Je regrette de n'avoir pas senti cela quand j'ai parlé si durement de ce grand homme; sa froideur pour Héloïse m'avait indisposé, je dois l'avouer. J'étais sous l'impression de la légende, du dévouement de cette femme admirable et de son immortel amour. Elle s'immola à la gloire du grand logicien, et elle eut pour consolation la science et le don des langues. L'enseignement des trois langues, fondé par elle dans l'église du Saint-Esprit (le Paraclet), est resté, par Raymond Lulle et autres, l'idée fixe de la Renaissance, réalisée enfin, sous François Ier, dans le Collége de France. Ce mariage de la logique et de la science, cruellement séparées, est la plus belle légende du monde, la seule aussi du Moyen âge dont le peuple ait gardé le souvenir. Les restes des deux époux, réunis dans le tombeau, ont été remis, en 1792, à la municipalité de Nogent, et plus tard déposés, par M. Lenoir, au Musée des Monuments français. (Voir sa Description, I, 219.) Ils sont maintenant au cimetière de l'Est, toujours visités du peuple, chargés de couronnes.

2: Nous ne nions pas l'évidence. En présence des savants travaux, des publications si utiles de MM. Augustin Thierry, Henri Martin, de Stadler, Chéruel, etc., qui ont paru ou vont paraître, nous ne voulons nullement contester le progrès administratif, qui a été l'œuvre patiente de la France depuis le XIIIe siècle, et par lequel elle a devancé les autres États de l'Europe. Nous ne voulons pas davantage nier le progrès de la langue et la formation de la prose française, curieuse formation, si rapide de Joinville à Froissard, en trente ou quarante années, si lente de Froissard à Commines, dans une période de cent cinquante ans! Dans ce temps, si long, je ne vois aucun nom vraiment littéraire, sauf Deschamps, Charles d'Orléans et le petit chef-d'œuvre de Patelin. Chastelain est un grand effort, impuissant, comme celui de son maître, Charles le Téméraire. Commines arriva fort tard: il écrit sous Charles VIII et Louis XII. Encore une fois, nous ne nions pas le progrès sous ces deux formes, administrative et littéraire. Nous examinons seulement s'il n'eût pu se faire à meilleur marché, sans un tel aplatissement du caractère individuel. Cet affaiblissement moral livra ce pays désarmé à l'invasion anglaise; la royauté, qui avait pris pour elle seule l'épée de tous, ne sut s'en servir, et cette création de l'ordre, dont on parle tant, subît deux très-longs, deux horribles entr'actes, où tout ordre disparut. Notez que rien ne reprit avec la même grandeur et la même vie qu'auparavant. Aux États généraux de 1357, la France avait vu et posé nettement le but de l'avenir. Ceux qui suivent, comme on le verra, sont presque toujours des comédies menteuses, de pures réactions féodales.

3: La date la plus sinistre, la plus sombre de toute l'histoire, est pour moi l'an 1200, le 93 de l'Église.—Bien moins parce que c'est l'époque de l'extermination d'un peuple, des Vaudois et des Albigeois, mais surtout parce que cette époque est celle de l'organisation de la grande police ecclésiastique. Terrorisme épouvantable; à tous les moyens de 93 il en joignit un qu'aucune autre autorité n'a eu en ce monde, la confession.—Un œil fut dès lors ouvert, une fenêtre percée sur toute maison et sur tout foyer, une vue sur l'intérieur de l'âme, et cela avec tant de force, que la pensée, corrompue contre elle-même, devint son propre espion et son délateur. «Mais si cette Terreur fut telle, prouvez-la, montrez-en la trace, indiquez les monuments.» Malicieuse interrogation! Vous ne savez que trop vous-mêmes comment vous avez fait en sorte qu'il n'y eut point de monument.—Le monument, c'est le désert, c'est la disparition subite du génie, de l'âme d'un peuple,—en 1200, le premier de tous; en 1300, le dernier. En 1200, l'éclat inouï de cette muse des troubadours où s'est inspirée l'Italie. En 1300, la platitude des cantiques des Jeux Floraux.—Voulez-vous d'autres monuments? Venez près de Carcassonne, à l'entrée des montagnes Noires; entrons dans ces grottes qu'on a retrouvées en 1836. Elles étaient remplies de squelettes couchés en cercle, tous les crânes rapprochés au centre, et les corps faisaient les rayons du cercle. Point d'inscriptions, point de restes de vêtements, nul signe qui pût les faire reconnaître. La Terreur ecclésiastique poursuivant même les morts, les familles cachaient ainsi les restes de leurs parents pour éviter la honte et l'horreur de voir brûler ces pauvres os en place publique. Nus, sans honneur, anonymes, ces morts sont restés là cachés jusqu'en 1836.—Le grand mort, c'est le peuple même, tué dans tous ses souvenirs, dans sa langue et sa tradition. Je lis, dans la belle et froide préface que M. Fauriel a mise au poème des Albigeois, que ce poème, répandu au XIIIe siècle, traduit deux fois, disparut tout à coup, et ne reparut que quand sa langue se trouva si vieille et si oubliée, que «l'ouvrage étant inintelligible, il se retrouva innocent.» Populaire au XIIIe siècle, illisible au XIVe! la langue est changée, les souvenirs effacés! Quelle complète, quelle barbare destruction fait supposer un tel oubli! Non-seulement on n'ose penser, mais on n'ose se souvenir. On croit sans difficulté cette sottise du roman en vers, que le pape déplora les résultats de la croisade. J'ai trouvé aux Archives la preuve certaine du contraire, deux lettres d'Innocent III, écrites bien près de sa mort, où il accepte, dans les termes d'un enthousiasme frénétique, le poids de tout le sang versé. Voilà le véritable Innocent, et non l'Innocent douteux et pleureur que moi-même, comme les autres, j'avais fait d'après ce roman. Voir Trésor des Chartes, registre XIII-18, folio 32, et carton J, 430.

4: Qui a supprimé l'esclavage? Personne, car il dure encore; il ne faut pas être dupe des formes ou des mots.—Le christianisme a-t-il décidé la transformation de l'esclave en serf après la chute de l'Empire? Non, puisque le servage existait dans l'Empire, même sous le nom de colonat.—Ces grandes révolutions dans la vie économique et dans les formes du travail ne se tranchent point par les influences religieuses. Les chrétiens de l'Empire eurent des esclaves tant que cette forme de travail parut la plus productive, et les chrétiens modernes, pour le même motif, en eurent et en ont encore dans nos colonies. La douceur des mœurs chrétiennes fut sans doute favorable à l'esclave; mais l'esprit de résignation que prêcha le christianisme, l'abandon de tout effort d'émancipation qui en résulta, furent visiblement très-utiles à la tyrannie, la consolidèrent et la rassurèrent. Du temps de saint Basile, quelques esprits hardis s'étaient avisés de soutenir «que l'Esprit-Saint ne réside pas dans la condition de maître et esclave, mais dans celle de l'homme libre.» Saint Basile réfute énergiquement cette doctrine de l'Esprit-Saint, c. XX; sous Théodose le jeune, au Ve siècle, Isidore de Péluse s'exprime dans le même sens (lib. IV, epist. XII): Quand même tu pourrais être libre, tu devrais mieux aimer être esclave, car il te sera demandé un compte moins rigoureux de tes actions.» Et ailleurs (lib. XIV, 169): «L'esclavage vaut mieux que la liberté.» Sont-ce là des opinions individuelles, accidentelles? Non, elles sortent du fonds essentiel du dogme chrétien, de l'idée d'élection gratuite et du privilége des élus. L'esclave n'a rien à dire; le maître est l'élu de ce monde. Respectez toute puissance, car elle est de Dieu.» Voilà ce qui fait du christianisme l'allié naturel de la monarchie, de l'aristocratie, des maîtres en tous pays d'esclaves; voilà ce qui constitue, en Europe, la forte et indissoluble alliance des deux branches (religieuse et politique) du parti conservateur; voilà ce qui fait de la foi du moyen âge, non-seulement l'âme et le moyen, mais l'essence même de la contre-révolution.—Qu'est-il besoin de répéter ces vérités invinciblement établies par MM. de Maistre et de Bonald, que dis-je? par le gallican Bossuet? Il a solidement prouvé, dans sa politique et partout, que le christianisme était la religion de l'autorité, la foi de l'esclave. Le premier logicien de ce temps, M. Bonavino de Gênes (Ausonio Franchi), a élevé tout ceci jusqu'à la rigueur des mathématiques. Personne, après sa formule, n'y changera rien.

5: L'opinion trop favorable que nous avions des mœurs du Moyen âge a dû se modifier par la publication des textes nouveaux. Mes propres études pour le second volume du Procès des Templiers m'ont éclairé pour le XIVe; ces actes sont accablants pour l'ordre du Temple.—Le XIe et le XIIe siècles, que nous avions regardés comme un âge de sainteté, apparaissent sous un jour tout autre par la publication récente du Cartulaire de Saint-Bertin. La vie des moines, surprise et dévoilée dans l'intérieur d'un couvent, y est scandaleuse de disputes, de licence, de misère morale.—Mais la plus terrible lumière est celle que nous donne, sur le XIIIe siècle, le Journal des visites épiscopales d'Eudes Rigaud, publié à Rouen, en 1845, par M. Bonnin. Rigaud est un franciscain, un homme de saint Louis, son conseiller. Devenu archevêque de Rouen (1248-1269), il parcourt son diocèse d'église en église, et chaque soir, en notes très-rudes, brèves et âpres, il dit ce qu'il a vu. Ce qu'il voit partout, c'est le scandale et l'horreur du faux célibat, qui, n'ayant pas encore la facilité d'approches et de relations féminines que la direction a donnée plus tard, est forcé de montrer ses vices. Tous ont des femmes, tel sa propre sœur. Une foule de religieuses sont enceintes; elles vont, viennent, hors du couvent; les noms de leurs amants connus sont notés par l'archevêque. Son embarras est visible; il a toute autorité, le roi, le pape et le peuple, et il ne peut rien. Tous sont coupables. À qui se fier? Il défend aux religieuses de recevoir des laïques, et il avoue que ceux qui les ont rendues enceintes sont des ecclésiastiques. La corruption est irrémédiable, tenant non-seulement à l'oubli du principe, à l'abandon de la foi, mais plus profondément encore au principe même, qui est l'amour, l'énervant mysticisme, la pente fatale à la faiblesse.

6: Déjà le savant Jourdain, dans ses recherches sur les traductions d'Aristote, nous avait fait entrevoir sur quel terrain peu solide nos grands scolastiques avaient cheminé. Albert le Grand et saint Thomas font profession de ne prendre aucune initiative, de partir toujours d'un texte, de commenter, rien de plus. Que sera-ce s'il est démontré qu'ils n'ont pas eu de textes sérieux, qu'ils ont marché constamment sur le sol flottant, perfide, des versions infidèles? et cela sans s'apercevoir que tel prétendu passage d'Aristote, par exemple, est anti-aristotélique? Eussent-ils eu de meilleurs textes, la seule tentative de concilier Aristote avec l'Église (le noir et le blanc, la glace et le feu) n'indique pas que ces fameux raisonneurs aient eu le cerveau bien sain. Voilà ce qu'on devait conclure des recherches de Jourdain, et ce qui ressort, éclate, du livre de M. Hauréau,—livre de franchise héroïque, de verte et sauvage critique, qui descend tout droit de Kant. Le stoïcien de Kœnigsberg, le grand juge qui, de son rocher du Nord, a justicié les écoles, les systèmes, les hommes et les dieux, Kant aurait signé ce livre. Ce n'est pas seulement un livre, mais un beau fait moral du temps. L'auteur, qui le présentait à un concours de l'Institut, n'en a pas moins jugé ses juges sans le moindre ménagement. Cela est beau, cela est rare, cela donne confiance. On comprend qu'après avoir parlé si librement du prudent éclectisme de M. Cousin, il caractérisera en toute franchise celui des anciens docteurs. Ce qui ne l'honore pas moins, c'est que, obligé de révéler les adresses, les habiletés trop habiles des scolastiques, il le fait avec les ménagements dus à un si grand effort, à cette première tentative de rapprocher l'antiquité et le Moyen âge. Par cette noble volonté, ils appartiennent à la Renaissance, quoique leur enseignement ait créé, en résultat, une masse d'esprits anti-critiques qui lui fit obstacle.

7: Ajoutons proscription du Créateur.—Une révélation singulière s'est faite en 1843, la découverte de la profonde impiété du Moyen âge. Le croirez-vous? Dieu n'a pas eu un seul temple! un seul autel! du Ier au XIIe siècle! Il s'agit, bien entendu, de Dieu le Père, de Celui dont vit toute vie! Étrange ingratitude! monstrueuse hérésie qui isola l'Europe si longtemps de la communion générale du monde! La Vierge avait ses temples, et tous les Saints de la légende; le moindre moine qui marquait dans son ordre passait au ciel, avait sa fête, son église, son culte; mais Dieu n'en avait pas. «Tout était Dieu, excepté Dieu même.» (Bossuet.)—Cela est-il prouvé? direz-vous, et, si la chose est sûre, comment le clergé n'a-t-il pas étouffé cela?—L'histoire est étrange à conter, mais honorable pour le savant antiquaire à qui l'on doit la découverte. M. Didron n'avait obtenu de publier son iconographie chrétienne (Histoire de Dieu) dans la grande collection des documents inédits qu'en acceptant un censeur de l'archevêché, M. le chanoine Gaume; mais que faire? La lacune était bien évidente; dans cette succession des images de Dieu, M. Didron n'en trouvait aucune, n'en pouvait donner aucune, du Ier au XIIe siècle. Le Père apparaît pour la première fois à côté du Fils sur une miniature du XIIIe. Il reste égal au Fils et du même âge, jusque vers 1360, où il se détache, rompt l'égalité, devient plus âgé, et peu à peu siége à la première place, au centre des trois personnes divines. (P. 207, 220, 222.) Mais il y faut du temps, et les premières images qu'on lui accorde ne sont nullement respectueuses. À Notre-Dame de Paris (portail du nord, 1300), il ne montre encore qu'une main dans le cordon de la voussure. Au portail du sud, sa figure apparaît, mais au cordon extérieur, exposée à la pluie et au vent, tandis que de simples anges sont abrités. À la porte centrale sa figure est (du moins était en 1843) étranglée entre les pointes des cordons de la voussure et les dais des martyrs. On l'a mis là pour remplir un vide, et parce que, les dimensions étant mal calculées, il restait encore de la place. (P. 189.)—Comment le censeur, M. Gaume, digéra-t-il cette page 189 du trop exact archéologue? Je n'en sais rien. Les pages 207-242 étaient composées, en épreuves, quand l'orage éclata. «Mais, monsieur, dit le chanoine, on a toujours rendu des honneurs égaux à chacune des trois personnes divines; dans le culte, comme dans le dogme, le Fils n'a jamais plus été que le Père et le Saint-Esprit!» (P. 242, lignes 16-20 de la note.) M. Didron s'en tira avec adresse, mais avec fermeté, en répondant respectueusement qu'il aurait volontiers corrigé le manuscrit, mais que tout était composé et qu'il faudrait remanier plusieurs feuilles d'impression. S'il eût obéi et détruit ses feuilles, il nous replongeait pour longtemps dans l'ignorance où nous étions sur ce point capital, essentiel, de l'histoire religieuse.

8: Jean de Salisbury explique parfaitement qu'après la dispersion de l'école d'Abailard et la victoire du mysticisme, plusieurs s'enterrèrent dans les cloîtres, d'autres se tournèrent vers la bagatelle du monde, le néant de cours (nugis curialibus); c'est ce que fit Jean lui-même, esprit léger, agréable et sceptique, qui devint le client, l'ami du pape Adrien IV; mais d'autres, plus sérieux, partirent pour Salerne ou pour Montpellier. (Métalogicus, c. III.) Là s'abrita la foi. Ces sanctuaires de la science reçurent les croyants de la Nature et du Créateur oublié. De l'autel du Fils ils se réfugièrent à l'autel du Père, du Dieu qui crée la vie, qui la conserve et la guérit par tous les arts conservateurs. Tandis que l'Occident voyait de Dieu le doux reflet lunaire, l'Orient et l'Espagne arabe et juive le contemplaient en son fécond soleil, dans sa puissance créatrice qui verse ses dons à torrents. L'Espagne est le champ du combat. Où paraissent les chrétiens, paraît le désert; où sont les Arabes, l'eau et la vie jaillissent de toutes parts, les ruisseaux courent, la terre verdit, devient un jardin de fleurs. Et le champ de l'intelligence aussi fleurit. Barbares, que serions-nous sans eux? Faut-il dire cette chose honteuse que notre Chambre des Comptes attendit au XVIIe siècle pour adopter les chiffres arabes, sans lesquels on ne peut faire le plus simple calcul? Les Arabes ont fait au monde le plus riche présent dont aucun génie de peuple ait doué le genre humain. Si les Grecs lui ont donné le mécanisme logique, les Arabes lui ont donné la logique du nombre, l'arithmétique et l'algèbre, l'indispensable instrument des sciences.

Et combien d'autres choses utiles! la distillation, les sirops, les onguents, les premiers instruments de chirurgie, l'idée de la lithotritie, etc., etc. (Voy. Sacy, Sédillot, Rainaud, Viardot, Libri, Renan, Amari, pour la Sicile et les rapports de Frédéric II et des Arabes.) Certes, le peuple qui, aux VIIIe et IXe siècles, donna les modèles admirables de l'architecture ogivale, fut un peuple d'artistes. Le contraste apparaît frappant entre eux et leurs sauvages voisins du Nord, dans le poème du Cid. La chevalerie alors est au Midi, la douceur, la délicatesse, la religion de la femme et la bonté pour les enfants. C'est ce qu'avouent les chrétiens mêmes (Ferreras, ann. 1139.) Je n'en citerai qu'un trait, mais charmant, et bien propre à toucher le cœur. Dans cette guerre exterminatrice qui déjà avait fait du paradis de Cordoue un désert, la croisade était parvenue au royaume de Grenade, et les gastadores, brûlant tout, coupant tout, plantes, arbres, vignes, faisaient consciencieusement leur œuvre de faim. Un vaillant chef arabe sortit de la ville sans doute pour ramasser des vivres. Dans une prairie, hors du camp des chrétiens, il trouva une troupe d'enfants, fils des grands seigneurs espagnols, qui jouaient en sécurité. Il les caressa du bois de sa lance, et dit: «Allez, petits, allez trouver vos mères.» On s'étonnait. «Que voulez-vous? dit-il, je n'ai pas vu de barbes.» (Circourt, Histoire des Mores Mudejares, I, 312; Viardot, Mores d'Espagne, I, 351.) Je parlerai des Juifs à la fin du volume.

9: On se trompe entièrement sur le caractère qu'a la famille du Moyen âge dans l'idéal et dans le réel.

La mère est-elle mère? le fils est-il fils? ni l'un ni l'autre. Elle ne l'élève pas; il est au-dessus d'elle. L'enfant idéal est docteur et prêche en naissant. L'enfant réel, qui naît damné par le péché originel, est élevé comme damné, à force de coups. (Luther avait le fouet cinq fois par jour.)

La femme, n'ayant point le caractère de mère qui fait son équilibre, devient une vision (la Béatrix du Dante) ou la triste réalité de Boccace, la pauvre Griselidis. Griselidis aime et regarde en haut, et elle épouse un chevalier qui s'amuse à briser son cœur, si bien brisé qu'elle ne défend pas même son enfant, qu'elle est dénaturée, n'est plus mère, n'est plus femme.—Béatrix n'est pas moins contre nature. Elle regarde en bas, élève l'homme inférieur, l'initie; mais à quoi? à la lumière stérile, sans fécondité, sans chaleur. Il en reste aux pleurs, aux regrets.—Dans le réel, c'est la dame féodale qui élève son page. L'élève-t-elle, tombe-t-elle avec lui? Voir le Petit Jehan de Saintré. Le mariage est condamné dans toute la Société féodale comme lien inférieur. Là, comme dans l'idéal religieux de la famille, il n'y a pas de famille, parce que le père et l'époux manque. L'époux n'est pas l'époux du cœur. Le père n'est pas le père, n'étant pas l'initiateur. L'initiateur, c'est l'étranger, la pierre d'achoppement et le brisement du foyer.

Le Moyen âge est impuissant pour la famille et l'éducation autant que pour la science. Comme il est l'anti-nature, il est la contre-famille et la contre-éducation.

10: Dans son cours sur Dante, récemment publié par M. Mohl, M. Fauriel établit fort bien que le grand poète théologien ne fut jamais populaire en Italie. Les Italiens de ce temps, qui étaient des hommes d'affaires et succédaient partout aux juifs, ne retinrent du poème que quelques vers satiriques. Du reste, la parfaite conformité de la théologie de Dante à celle de saint Thomas leur fit oublier tout à fait l'audace extraordinaire de la déification de la femme, d'une dame morte récemment et que tout le monde connaissait. On sentit si peu la portée d'une telle nouveauté, qu'on fit des leçons dans les églises sur la Divine Comédie. L'Église enseigna gravement l'apothéose de madame Béatrix de Portinari. M. Fauriel, avec un parfait bon sens, prouve qu'il ne s'agit nullement d'une allégorie ni d'un mysticisme amoureux, mais très-positivement d'amour.

11: J'ai conté deux fois la légende de Jeanne d'Arc dans mon Histoire de France et dans un des volumes de la Bibliothèque des chemins de fer. Voir les Pièces du Procès dans l'excellente publication de M. Jules Quicherat.—M. Bonnechose a rendu le service essentiel de traduire les lettres de Jean Huss, M. Alfred Dumesnil de les dater et de les interpréter, de replacer dans la lumière un si grand événement. Ce saint, ce simple, ce martyr, si peu théologien, et tellement le héros du peuple! est un des précurseurs directs de la Révolution, autant et plus que de la Réformation. Âme sainte et tendre cœur, il n'a rien enseigné au monde, rien que ce qui est tout, le grand mystère moderne, le banquet de la Révolution: La coupe au peuple! (C'est le cri des Hussites.) Communion circulaire des égaux de la table ronde, sans prêtre, et la table est l'autel. À la sombre ivresse du jeûne, au mysticisme sanguinaire qui prodigua les victimes humaines, succède la joie vraie de tous unis en l'Un, la communion fraternelle au libre sein de Dieu, dans l'éternelle Raison et la bonté de la Nature.

12: On écrira un jour l'histoire d'une curieuse maladie de notre temps, la manie du gothique. On en sait le premier et ridicule commencement. M. de Chateaubriand, au Val aux Loups, près Sceaux, hasarda de bonne heure une très-grotesque imitation. La chose resta là vingt-cinq ans. En 1830, Victor Hugo la reprit avec la vigueur du génie, et lui donna l'essor, partant toutefois du fantastique, de l'étrange et du monstrueux, c'est-à-dire de l'accidentel. En 1833, dans mon second volume, j'essayai de donner la loi vivante de cette végétation; Gœthe avait dit cristallisation. Mon trop aveugle enthousiasme s'explique par un mot: nous devinions, et nous avions la fièvre de la divination. Les textes qui ont éclairci le sujet n'étaient pas publiés.—Le clergé, dans ces premiers temps, était fort éloigné de tout cela, indifférent, peu bienveillant, comme à toute nouveauté; l'abbé Pascal protestait encore contre le gothique. Peut-être n'eût-il pas été amnistié si les jeunes architectes, bien plus intelligents, n'eussent entrepris de faire entendre aux prêtres qu'on pouvait faire de cela une affaire. La presse, qui va vite, avait beau oublier la chose, les architectes ne l'oubliaient pas. Ils couraient chez Hugo, venaient aussi chez moi, cultivaient tous les gens de lettres. Nous étions un peu étonnés de leur fanatisme pour nos doctrines; nous ne comprenions pas. Voici en réalité ce qui se passait. Les hommes de gouvernement, se sentant si isolés dans la nation, tendaient la main au clergé et voulaient s'entendre avec lui. (Voy. les articles de M. Guizot dans la Revue française.) Mais s'entendre sur quoi? Que voulait le clergé? Nos enfants, notre avenir, l'enseignement. Le gouvernement eût voulu le contenter à moindre prix, lui livrer l'art, les monuments. Voilà ce que saisirent merveilleusement les architectes hommes de lettres. Ils coururent des uns aux autres. Le côté facile était le gouvernement, le difficile était le clergé. Il ne se soucie guère, au fond, de ces vieilles masures; à toutes les avances gouvernementales, il disait sèchement: «Gardez vos pierres, donnez-nous les écoles.» Les artistes, pourtant, lui firent comprendre l'importance de la clientèle populaire d'ouvriers qu'il allait acquérir dans toutes les villes. Ce qu'on lui proposait, c'était tout bonnement une clef du Trésor, une plume pour écrire lui-même au budget ce qu'il daignerait recevoir. Dix millions pour Sainte-Clotilde, vingt sans doute pour Notre-Dame, trois ou quatre pour Saint-Denis; combien pour Saint-Germain-des-Prés! et pour cent autres églises! Le gouvernement lâcha tout. Les villes lâchèrent tout. Les plus obérées votèrent des sommes énormes pour ajouter aux dons de l'État. Rouen (d'un si terrible octroi, avec ses tisserands à dix sous par jour, dans une telle cherté des denrées) vota trois millions pour gâter Saint-Ouen!—Pendant que l'alliance du gouvernement des bourgeois avec le prêtre et le maçon se consommait, portait ses fruits, nous autres, gens de lettres, nous regardions plus attentivement l'objet de notre enthousiasme. De savantes études se publiaient. M. Vitet établissait, dans sa Cathédrale de Noyon, que les œuvres gothiques, que nous avions crues anonymes, furent bâties par des gens connus, par des francs-maçons, laïques et mariés.—M. Vinet, dans ses très-beaux articles du Semeur, manifestait la crainte que l'âme religieuse ne se prît à ces pierres, et que, tout occupée du matériel, elle n'oubliât trop le moral; il citait le mot de Jésus aux disciples qui admirent le peuple: «Est-ce là ce que vous regardez?»—Les années 1843-1845, la lutte du Collége de France contre les jésuites, furent un réveil de la critique. Le Journal des Débats fut contre le clergé, et le gouvernement n'osa trop le soutenir. En 1846, l'Académie des beaux-arts, par l'organe de M. Raoul-Rochette, lança un manifeste contre le gothique. Grand trouble chez les architectes alors en plein cours de travaux; leur fortune périclitait. M. Violet-Leduc, homme d'esprit autant qu'artiste distingué, trouva vite le mot sauveur de la situation, le mot national. «C'est l'architecture nationale qu'on attaque,» dit-il.

Un nouveau champion entra alors en lutte, intrépide jeune homme qui se jeta entre les Grecs et les Gothiques, et leur dit: «Assez d'imitations! Essayez d'inventer. Finissons cette mascarade d'édifices d'autres pays et d'autre âge, ce carnaval de pierres!» Ce jeune homme était Laviron. Ses deux brochures (Revue nouvelle, 1846-7) mériteraient bien d'être réimprimées. Pleines de force et de sens, elles tranchaient la question et ne laissaient point de réplique. On se garda d'en faire. On alla son chemin. Chacun le sien, les uns vers la fortune, et Laviron vers Rome, où il devait mourir (on sait comment).—Huit ans se sont passés (1847-1855) sans polémique; les Gothiques, complétement rassurés et maîtres du terrain, vont de la truelle, de la plume, vont hardiment. N'ont-ils pas imprimé ces jours-ci que le gothique est l'art calculateur? Insigne maladresse de fixer l'attention sur le point faible! Le plus simple bon sens indique que le calcul était de luxe dans un art qui, soutenant ses constructions sur des appuis extérieurs, était toujours maître de fortifier ces contre-forts, ces arcs-boutants, ces béquilles architecturales, pouvant y ajouter à volonté, selon qu'il découvrait ses fautes et ses faiblesses. Cet art calculait peu d'avance, par la raison très-simple qu'il pouvait toujours réparer. Nos Gothiques ne diraient point ces choses imprudentes s'ils savaient à quel point leur théorie est minée, porte en l'air. Pendant qu'ils triomphent de dire et font la roue, la modeste École des chartes a ruiné de fond en comble, par des textes irrécusables, ce système tout littéraire. Le jour où ces textes seront imprimés, les Gothiques chercheront en vain un contre-fort pour l'étayer; tout tombera. M. Jules Quicherat leur prouvera, par les archives du Rhin et de Paris, par le témoignage même de ces maîtres anciens dont ils se disent les disciples: 1o que l'art gothique n'a calculé que tard, in extremis, au XVe siècle; des pièces officielles, authentiques, établissent qu'alors seulement, trente ans après Brunelleschi, ils élevèrent la flèche de Strasbourg (1439), faussement attribuée à Erwin;—2o par d'autres preuves non moins sûres, M. Quicherat démontre que, si les églises gothiques subsistent encore, c'est qu'elles ont été l'objet d'un continuel raccommodage. Ce sont d'immenses décorations qu'on ne soutient debout que par des efforts constamment renouvelés. Elles durent, parce qu'elles changent pièce à pièce; c'est le vaisseau de Thésée. Notre-Dame a subi en 1730 une restauration presque aussi forte que celle d'aujourd'hui. Sa grande rose, qu'on croyait du XIIIe siècle, descendue dans l'église, a laissé lire sur sa membrure aux antiquaires déconcertés quatre chiffres arabes, donc très-modernes. M. Quicherat y a lu de ses yeux: 1730.—La restauration actuelle sera-t-elle la dernière? Nullement. D'autres viendront, amis plus réels du gothique et qui tiennent au style, au caractère, à la date du monument; ils effaceront les mélanges qu'on se permet en ce moment; ils ne laisseront pas les coquetteries de Reims sur Notre-Dame de Paris, ils en ôteront des clochetons surajoutés et rétabliront cette église dans l'austérité de Philippe-Auguste. Combien de millions faudra-t-il alors? Je ne puis le dire. Je crois seulement qu'avec le prix de deux restaurations de Notre-Dame on eût fondé une autre église plus vivante et plus selon Dieu: renseignement primaire, l'éducation universelle du pauvre.

13: La sorcellerie a peu d'importance dans les classes élevées, oisives, de mœurs libertines, qui, en tout temps, ont eu de mauvaises curiosités, cherché les mystères obscènes, cru sottement trouver des plaisirs au delà de la nature. Mais elle a beaucoup d'importance, la plus sombre et la plus triste, dans les folies épidémiques du peuple, surtout des campagnes, dans les accès d'ennui et de désespoir qui saisissaient des foules d'hommes, et les menaient, troupeau crédule, à la suite des vieilles hystériques en qui véritablement résidait le mauvais esprit.

Les sabbats des sorciers des villes furent souvent nommés ainsi par l'autorité ecclésiastique, lorsqu'ils n'étaient que des cercles de libres-penseurs, de critiques, de hardis moqueurs du clergé. C'est, je crois, le mot réel de la Vaudoiserie d'Arras.

Dans mes extraits du Malleus maleficarum, j'ai eu constamment sous les yeux trois éditions: la première, sans date, qui doit être du XVe siècle, de Paris (venumdatur vico divi Jacobi); la seconde, de Cologne, 1520; et la troisième, de Venise, 1576.

14: Pour prendre le vrai point de départ du siècle, il eût fallu d'abord parler de la découverte de l'Amérique. La génération des découvertes fut telle: celle de Gutenberg éclaira Colomb, lui mit en main les textes, surtout la phrase décisive de Roger Racon. L'opinion d'un disciple de Brunelleschi, le mathématicien Toscanelli, ajouta à ces présomptions historiques l'autorité supérieure du calcul, et, pour ainsi dire, coupa le câble qui tenait encore Colomb au rivage.—Colomb ayant prouvé la rotondité de la terre, on en conclut qu'elle devait tourner, comme les phases de deux planètes le faisaient soupçonner, et comme le prouva Copernik, etc.—La découverte de Colomb est le grand fait générateur du temps, celui qui influa le plus à la longue.—Mais les faits initiateurs, ceux qui eurent l'influence la plus immédiate, furent, d'une part, l'expulsion des 800,000 juifs d'Espagne, et la dispersion dans l'Europe de cette population industrieuse et civilisée; d'autre part, les expéditions de Charles VIII et de Louis XII en Italie, la France italianisée, etc.—C'est par ces deux faits que l'histoire générale doit commencer.

Ceci donné à la méthode, il reste à examiner les sources.—Des livres imprimés, nos chroniques sont extraordinairement ou sèches ou romanesques; souvent ce sont des panégyriques écrits par les domestiques des grandes familles. Il n'y a rien à comparer à Machiavel et à Guichardin. Commines, admirable et exquis, doit toutefois être examiné de près et discuté. C'est un vieillard frondeur, qui a tâté de la cage de fer, un conseiller de Louis XI, qui néanmoins s'associe à la réaction féodale contre sa fille.—Ses belles pages démocratiques n'ont pas d'autre sens.—Son procès avec les Thouars est aux Archives (section judiciaire).

Les sources manuscrites sont fort pauvres pour ces trente années (1483-1514).—Les collections de la Bibliothèque, riches pour Louis XI, abondantes pour François Ier, surabondantes et débordantes pour les derniers Valois, sont indigentes pour les règnes de Charles VIII et de Louis XII.—Gaignières ne donne rien ou presque rien. Cela étonne surtout pour Louis XII, qui, dans sa guerre au pape, fut obligé de faire un appel continuel à l'opinion.—Il est infiniment probable que le roi, fort timide, et la reine Anne, fort dévote, ont détruit, autant qu'ils pouvaient, la trace de leurs témérités.—Les Registres du Parlement et ce qui reste des archives de la Chambre des Comptes sont encore la principale source.—Dans les actes judiciaires, on a généralement détruit les papiers des Commissions auxquelles on renvoyait la plupart des procès politiques.

15: Comparez les Italiens Paul Jove et Guichardin, les Français la Trémouille, etc., et les deux pièces rarement citées du Voyage littéraire de deux Bénédictins, t. II, p. 184 et p. 379. La diversité d'évaluation peut tenir à ce que les uns comptent l'armée avant le passage des Alpes, les autres à Florence ou à Rome. Même incertitude sur la force réelle de l'armée de Bonaparte en 1796. Selon sa Correspondance, il avait 45,000 hommes contre 76,000; selon ses Mémoires, 30,000 contre 80,000; selon Jomini 42,000 contre 52,000.

16: Nos archives possèdent cent trente actes sur le procès d'Olivier le Daim, Coctier et Doyac. Le Parlement procéda contre Olivier avec une violence, disons-le, avec une fureur extraordinaire. Le pauvre diable ne pouvait échapper, ayant contre lui l'évêque de Paris, l'Université, enfin tous ceux qui en voulaient à Louis XI. Son grand crime était d'avoir, par ordre de son maître, emprisonné un greffier et même un conseiller du Parlement. Il ne pouvait se justifier par aucun ordre écrit. Il fut traité avec une extrême barbarie. On lui fit porter un carcan dans son cachot, et un chirurgien fit rapport qu'il était blessé par ses fers. L'arrêt rendu: «Fust mis en délibération si on avertiroit le Roy. Conclu a esté par la cour que le dict arrest sera exécuté sans aucunement en avertir le Roy, veues ses lettres,» etc. Le greffier rapporte qu'il mourut avec fermeté, en montrant la plus grande attention pour faire payer ses moindres dettes. Registres du Parlement, Criminel, reg. 46, 49.

17: Il faut lire avec plus de critique qu'on ne l'a fait jusqu'ici le procès-verbal de Masselin, surtout le fameux discours tant cité de Philippe Pot. Le manuscrit le plus ancien qu'ait eu l'éditeur, M. Bernier, est une copie de la fin du XVIe ou du commencement du XVIIe siècle. Si elle a été faite après les États de la Ligue, il y a à parier que cette copie et les suivantes auront été interpolées.

18: Les archives du Vatican ne sont pas venues à Paris inutilement; un bureau, créé exprès, en a tiré en peu d'années vingt-cinq cartons d'extraits, grand catalogue détaillé qui donne parfois des pièces entières, souvent de simples titres, souvent aussi des notices bien faites. L'étude très-attentive que nous fîmes de ces cartons aux Archives en 1851, nous a montré qu'ils contenaient la substance d'une curieuse Histoire financière de l'Église. Les pièces d'intérêt politique sont infiniment moins nombreuses, un dixième tout au plus. Mais bien moins nombreuses encore sont les pièces d'intérêt spirituel et ecclésiastique. J'ose dire que celles-ci ne sont pas la dixième partie du dixième. Les finances remplissent tout. Elles sont l'alpha et l'oméga de l'administration romaine. Au total, c'est l'histoire, moins du pontificat ou de la souveraineté que d'une maison de commerce.

Il y a une infinité de curieux détails de mœurs, de piquantes anecdotes. J'y vois que les exactions de Jean XXII avaient réduit l'archevêque de Lyon à la mendicité; il dit qu'il est prêt à abandonner tout revenu pour avoir au moins la vie et l'habit, comme le moindre des moines. Une pièce de 1501 contient force recettes médicales, des discours de médecins, des notices sur les vertus des plantes et des minéraux: s'agit-il de guérir ou d'empoisonner? On se le demande, en songeant que cette pièce est du pontificat d'Alexandre VI, etc., etc. Extraits des Archives du Vatican, cartons 376-378.

19: Pour cette époque, et en général pour les guerres d'Italie, voir un livre peu consulté: la Vie de Trivulce, par Rosmini, 1815, livre sorti des archives de la famille, qui a fait copier soixante-dix volumes d'actes dans tous les dépôts de l'Europe.—Trivulce avait de Louis XII quatre cents livres de pension. Archives, cartons des rois, K. 94, quittance du 7 juin 1501.

20: Les brusques changements de température (qui perpétuent encore aujourd'hui la lèpre sur la côte de Gênes) se produisaient chez beaucoup des nôtres qui passaient les Alpes, non plus par l'ancienne lèpre, mais par d'autres maladies de peau. Ce grand fléau du Moyen âge, affaibli par sa division même, ne se retirait pas pourtant sans laisser de vives irritations.—Les deux fléaux se rencontrèrent. C'est ainsi que Paracelse, excellent observateur (malgré le bizarre de ses théories), explique la naissance du mal immense qui enveloppa le XVIe siècle, circulant de mille manières, et gagnant les plus sains mêmes, les plus purs, les plus abstinents.—Excepté trois maux violents dans cette période (le scorbut, la suette et la coqueluche), la grande maladie du temps absorba toutes les autres. Toutes entrèrent dans cet océan.—Quand Rabelais dédia son livre à ce genre de malades, c'était le dédier à tout le monde. Hutten adresse l'histoire de sa guérison à son patron, l'archevêque de Mayence.—Charles VIII fut frappé, tout des premiers, à sa descente en Italie. François Ier et Léon X le furent plus tard, comme on sait. Le premier ayant séjourné peu de temps avec sa cour dans la ville de Nantes, le fléau y fut si intense qu'il fallut sur-le-champ y fonder un grand hôpital. (Voir le docteur Guépin.) Ainsi, au moment où l'on ferme les léproseries, s'ouvrent les hospices des vénériens.—L'amiral de Soliman, Barberousse, fit sa cour au roi, ami de son maître, en lui faisant l'hommage d'un remède nouveau, des pilules qui portent son nom. Voir surtout le Recueil des textes (Vesale, Fallope, Cardan, Fracastor, Rondelet, etc.) publié à Venise, 1566 (in-folio), et Gruner, Jena, 1789.

21: Je me suis beaucoup servi de sa Vie, par Pic de la Mirandole, et encore plus de ses sermons, qui contiennent beaucoup de faits et d'allusions aux circonstances personnelles. La bibliothèque du Panthéon possède, je crois, tout ce qu'on en a publié. Les protestants les imprimèrent au XVIe siècle. Et au XVIIe le pape Urbain VII légua cinq cents écus pour les réimprimer. Faible et tardive expiation! Comment les protestants ne les ont-ils pas encore traduits? En supprimant des longueurs, des répétitions, ce serait un merveilleux livre.

22: La lecture attentive de ses lettres dans les collections de Godefroy, de M. Leglay et de M. Vanderberg, fait voir (ce que les chroniques cachent parfaitement) que Marguerite tient le fil de l'intrigue européenne, et que le centre des affaires est Bruxelles. Voir aussi ses biographes, MM. Leglay, Altmeyer, Baux (pour son église de Brou), etc.

23: J'avais écrit ceci d'après l'autorité de M. Nodier. M. Firmin Didot ne s'est point expliqué sur ce point dans son bel et savant article Typographie (Encyclopédie). Consulté par nous, il nous a assuré avoir vu des livres de prières et autres imprimés dans le format in-8o peu après la découverte de l'imprimerie. Cependant il croit qu'en effet l'in-8o n'est devenu d'un usage populaire qu'après 1500, par les publications de Venise et de Bâle. C'est aussi l'opinion de MM. Magnin, Ravenel et Taillandier, excellents juges en cette matière.

24: J'ai fait remarquer plus haut que presque tous les écrits, farces, etc., qu'on fit alors contre le pape, ont péri sans laisser de trace.—La publicité restreinte de ce premier essai de polémique religieuse a permis d'en détruire les monuments.—Une collection de la Bibliothèque (Fontanieu, no 158) en donne cinq fort curieux.—Ce sont de petits imprimés avec vignettes, vrais bijoux typographiques, évidemment destinés à être répandus, mais d'un luxe qui, sans doute, ne permettait pas de les rendre très-populaires. C'est la Bataille et trahison de Gênes, la Sommation du Roi aux Phéniciens, et trois brochures de 1511: Lettre du Sénéchal de Normandie à ceux de Rouen, Lettre de Trivulce au Roi, avec l'entrée dans Bologne-la-Grasse, enfin la Prise de Crémone et celle de Brescia.—L'extrême timidité du roi est frappante dans sa lettre à Léon X, 1513. Il proteste qu'il ne veult consentir à mauvaises sectes... Il le prie de songer que la guerre a longue queue, etc. (Collection Fontanieu, ibidem.)

25: Elle se développa cependant plus lentement que ne disent Seyssel et les autres panégyristes. Des actes de 1501 font une triste peinture de l'état du Midi, spécialement de l'Agénois, alors désert par suite d'une épidémie. La peste avait tué dix-sept mille personnes à Bordeaux, quoique la meilleure partie de la population eût quitté la ville. Archives, K. 94, Payement des gens envoyés au Parlement pour poursuivre les nobles qui profitent de ces circonstances pour usurper le domaine, 25 février 1501,—et Diminution de péage, 7 juin 1501.

26: La sculpture de Michel-Ange n'est pas faite généralement pour avoir un toit au-dessus d'elle. L'exagération des muscles, qui est son défaut, devient un mérite dans ces positions où la lumière absorbe et dévore tout. Élevez son Moïse dans une place, à trente pieds de haut, il impose, il effraye, il écrase.

Un art nouveau viendra que personne n'ose hasarder, la sculpture des colosses au grand jour, a ciel découvert, bravant la lumière, les climats et le temps. Notre grand et illustre maître, David d'Angers, y a songé parfois, par exemple dans le Condé de Versailles, fait pour le pont de la Concorde. M. Rude y a songé dans son sublime Départ de 92, qui est à l'Arc-de-Triomphe. Ni l'un ni l'autre pourtant n'a osé être assez grossier, assez peuple.

Et pourtant ces fortes ébauches, quand elles sont savantes et profondes, comme le Jour, de Michel-Ange, ce n'est pas seulement la sculpture forte, mais c'est la sculpture éternelle.—Un essai unique en ce genre, le Gaulois, de Préault, durera des siècles, lorsque ses voisins du pont d'Iéna auront disparu depuis longtemps. Inutile de dire que cette œuvre hardie a été universellement critiquée. Le public ne veut dans les arts que les procédés de la miniature. Il a comparé ce colosse aux très-fines sculptures qui ornent le pont. Il a trouvé mauvais le cheval primitif de la Gaule chevelue, engorgé encore de l'humidité des marais, des grandes forêts. Il a trouvé étrange que cet hercule barbare, le miles gloriosus de l'antiquité, ne fût pas un lancier du XIXe siècle. Il a regardé de près une figure faite pour être vue du Champ-de-Mars, la plus vaste place du monde, figure en lutte avec un infini d'espace et de lumière.

27: Dans son intéressante brochure sur Charles-Quint, M. Mignet, quoique trop favorable à son héros, ne dissimule nullement sa gloutonnerie. J'ai bien de la peine à croire que le grand homme d'affaires, si grossièrement sensuel, ait été vraiment grand. De telles habitudes accusent l'absence des idées hautes et des sentiments généreux qui rempliraient autrement l'âme.—Ce petit livre, si complet, qui révèle tellement le fond de l'homme, eût fait le bonheur de Montaigne.—Quant à l'ingratitude de Charles-Quint pour sa tante Marguerite, il faut lire le Mémoire présenté par celle-ci, pièce d'histoire capitale, s'il en fut. Elle y raconte toute son administration, s'excuse, prouve son innocence (p. 118). Elle explique qu'on a ménagé à son insu l'émancipation de Charles (p. 124): «Parquoy, monseigneur veulx conclure que je n'ay mérité nullement qu'on me charge et traicte ainsy que l'on fait, ni qu'on me fasse traîner la poursuite de ma pension si longuement. Si la mienne est plus grande, aussi suis-je votre unique tante et n'ay aultre fils ni héritier que vous.» Corresp. de Marguerite, publiées par Van der Bergh, t. II, p. 117-127.

28: Très-bien résumées dans l'Allemagne de M. Ewerbeck. Peu sympathique à l'école de Feuerbach, je ne puis m'empêcher d'exprimer mon admiration pour le dévouement de son traducteur, Ewerbeck, savant comme l'Allemagne, hardi comme la Pologne, généreux comme la France, et digne de ces trois patries.—Il a consacré tout ce qu'il avait à la dépense des publications de cette école: De la Religion, Qu'est-ce que la Bible? etc. Exemple rare en ce temps! Ewerbeck nous a fait l'honneur de se faire naturaliser Français. Nous le remercions du cœur.

29: Je regrette d'être obligé d'ajourner au prochain volume ce que j'avais à dire sur ce grand sujet. Le beau livre de M. Frank, celui de M. José Amador de los Rios, et autres, ont jeté un jour tout nouveau sur la littérature juive.—Une remarque bien essentielle de M. Beugnot est celle-ci: «Les Juifs ne connurent pas l'usure aux Xe et XIe siècles, c'est-à-dire aux époques où on leur permit l'industrie.»—De nos jours, tant de juifs illustres (Meyerbeer, Néander, Graus, Heine, Bœrne, Mlle Rachel, etc.) les ont bien réhabilités.

30: Entre autres le médecin Fernel qui, en 1527, dans sa Cosmotheoria, y fait déjà allusion.

31: Lire une page éloquente et charmante de M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII, p. 477-478, seconde édition.

32: Je parle de la Léda qu'on a gravée, et de celle qui était à La Haye, dans la collection du roi de Hollande, malheureusement vendue et dispersée.—La Léda est le sujet propre de la Renaissance. Vinci, Michel-Ange et Corrége y ont lutté, élevant ce sujet à la sublime idée de l'absorption de la nature. Un imbécile, le ministre Dunoyer, détruisit la Léda de Michel-Ange, qui était en France, comme objet licencieux.—Il y a une grande décadence déjà dans la Léda du Poussin; elle est digne et reine, mais le tout est plus froid que le marbre du bassin où la scène se passe.—Michel-Ange est, comme partout, merveilleusement noble et digne.—Vinci a vu le fond même de la question scientifique. C'est le prédécesseur direct de Lamarque, Geoffroy Saint-Hilaire, Oken, etc. Voir Libri, Quinet, Alfred Dumesnil.

33: Ce mot admirable est de Vasari, parlant de Giotto: «Il renouvela l'art, parce qu'il mit plus de bonté dans les têtes.»—Le portrait du gros jeune Holbein, à Bâle, témoigne de la bonté charmante de ce grand artiste.

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