Histoire de France 1484-1515 (Volume 9/19)
CHAPITRE IX
LA PUNITION DE LA FRANCE.—LIGUE SAINTE CONTRE ELLE
1510-1512
La perfidie tant reprochée aux Italiens par leurs vainqueurs avait été égalée par l'Espagnol dans la surprise du royaume de Naples. Celle de l'Espagne fut égalée, surpassée par l'Autriche, par l'empereur Maximilien et son Égérie, Marguerite.
Je dis surpassée en ce sens que tout le monde connaissait, prévoyait dans Ferdinand la perfidie mauresque. L'Allemand, au contraire, outre la candeur allemande, la débonnaireté, le gemüth, rassurait par l'étourderie d'un chasseur, d'un soldat. L'Europe voyait dans ce bon Max un enfant héroïque, courant le monde au son du cor, et tout aussi content d'orner sa salle d'un nouveau bois de cerf, d'une peau d'ours, abattu par lui, que d'acquérir une province. L'âge avait beau venir, toujours même homme, brillant dans les tournois, vainqueur superbe au jeu d'enfant où l'Europe s'entêtait toujours; toujours les femmes palpitaient à ces combats menteurs, où de splendides cavaliers sur leurs armures impénétrables brisaient à grand bruit des lances creuses, des perches de bois blanc.
Max était brave aussi, il faut le dire, dans les guerres sérieuses, battant, battu, mais guerroyant toujours. À tous ces titres, il paraissait le roi chevalier de l'Europe, comme plus tard le fut François Ier. C'est par là sans nul doute qu'il garda si longtemps le cœur d'Anne de Bretagne, qui comparait cette brillante figure au piètre Louis XII.
D'autant plus sûrement fut asséné à celui-ci par une main si peu suspecte, par cette main chevaleresque, le violent coup par derrière, le surprenant coup de poignard, qui faillit le jeter par terre. Je parle du subit abandon des Allemands en pleine Italie, dans l'entreprise où Louis XII avait fait l'effort insensé de leur donner Venise et la porte des Alpes.
L'Europe inattentive croyait voir tout partir de Rome, de la violence de Jules II, qui criait, tonnait, menaçait, se portait à grand bruit pour chef de la croisade contre la France. Les documents publiés aujourd'hui démontrent que, dès cette époque, le fil central des affaires est à Bruxelles.
Jules II, dur et violent Génois, variable comme le vent de Gênes, occupait toute l'attention par ses brusques fureurs, ses prouesses militaires. On riait d'un père des fidèles qui ne prêchait que mort, sang et ruine, dont les bénédictions étaient des canonnades. C'était un homme âgé et qui semblait octogénaire, très-ridé, très-courbé, avare, mais pour les besoins de la guerre. Il était colérique, et surtout après boire (sans s'enivrer toutefois). Il ne négligeait point le soin de sa famille, mais n'aimait réellement que la grandeur du saint-siége, sa grandeur temporelle, l'agrandissement du patrimoine de saint Pierre. Pour cela rien ne lui coûtait; on le vit à la Mirandole pousser lui-même les attaques; un boulet traversa sa tente et y tua deux hommes; il n'en fit pas moins les approches, logea sous le feu au milieu de ses cardinaux tremblants et voulut entrer par la brèche.
Le théâtre ainsi occupé par ce bruyant acteur qui ramenait sur lui tous les yeux, la discrète Marguerite agissait d'autant mieux. Tante et nourrice du petit Charles-Quint, médiatrice entre les deux grands-pères, Maximilien et Ferdinand, intime amie de l'Angleterre, qu'elle anime contre nous, elle flatte Louis XII, l'amuse, écoute ses vieilles galanteries, jusqu'à ce qu'elle puisse le perdre.
Et pourquoi cette haine? C'est la haine et la jalousie de la Belgique en général contre la France; c'est la haine particulière de deux mariages manqués, le souvenir de la petite reine Marguerite qui n'a pas été reine, mais renvoyée par Charles VIII; l'irritation plus grande encore d'avoir manqué la surprise du traité de Blois. L'Autriche ne se consolait pas d'avoir été si près d'escamoter la France, quand le stupide orgueil d'Anne de Bretagne fut au moment de la donner.
Ce beau projet subsiste, et l'intimité reste entière entre Anne et Marguerite. Quand le roi convoque son clergé pour s'appuyer de lui contre le pape, les deux dames restent fidèles au pape. Les évêques de Bretagne le déclarent au concile de Tours, et ceux des Pays-Bas français ne viennent pas au concile de Lyon.
Voilà le roi bien faible; Amboise meurt, et il emporte avec lui ce qui lui restait de fermeté. Le cardinal aurait poussé la guerre contre le pape et sa déposition, croyant lui succéder. Que fera ce roi maladif, époux d'une reine dévote, homme dominé par l'habitude et la famille, qui, jusque dans son lit, trouve l'amie du pape? Lui-même n'est pas bien sûr de ce qu'il veut. Il a beau s'échauffer, se redire les torts de Jules II, il ne réussit pas à se mettre assez en colère pour croire qu'un pape puisse avoir tort. Il convoque un concile à Pise, un concile général où il ne vient personne. Comment s'en étonner? Le roi disait publiquement que son concile était une farce; que si le pape voulait avancer d'un doigt, il ferait une lieue de chemin!
Les succès ne servent à rien; il gagne une bataille sur les troupes du pape, et se garde d'en profiter (mai 1511). C'est l'armée victorieuse qui fuit et qui, pouvant aller à Rome, va à Milan; le roi la licencie dans l'espoir d'apaiser le pape.
Si l'on veut suivre, en ces années, la patiente trame ourdie par Marguerite, qu'on lise seulement deux lettres (8 octobre 1509, 14 avril 1511). On y verra en plein la malicieuse fée filant autour de nous son fin réseau de fer. La chaîne, c'est la réconciliation de Maximilien et de Ferdinand; la trame, c'est l'union de tous deux à l'Angleterre, pour accabler la France.
La première lettre, curieuse, très-claire, par son emportement, c'est celle de Gattinara, ambassadeur de Maximilien, que Marguerite soupçonne de vouloir lui tirer des mains la médiation entre l'Autriche et l'Espagne. Elle révèle le fonds de la dame, sa jalousie ambitieuse dans ses affaires, et comme elle tenait son père même.
La seconde, de Marguerite au roi d'Angleterre, Henri VIII, nous révèle qu'en avril 1511, elle croyait enfin avoir formé la grande ligue de l'Autriche, de l'Espagne et de l'Angleterre (avec le pape et contre la France). L'obstacle est Ferdinand qui, peu zélé pour le petit Flamand qui doit hériter de tout, aurait l'idée de donner Naples à je ne sais quel bâtard espagnol. Elle prie Henri VIII de lui faire entendre raison.
Ainsi, longtemps d'avance, tout était arrangé. Mais l'empereur, mais l'Angleterre, ne devaient éclater qu'au moment où Louis XII, épuisé, isolé, mortifié par la calamité, deviendrait une proie et qu'on y pourrait mordre.
Le prétexte, tout prêt, est mis déjà habilement dans le traité contre Venise, c'était l'impiété d'une guerre au pape. De plus, les courses du duc de Gueldre, ami de la France. Maximilien, du reste, semblait si peu brouillé avec le roi de France, que tous les jours il lui empruntait de l'argent.
Ce piége compliqué ne put avoir effet qu'à l'hiver de 1512. Le pape avait les Suisses et il les lançait en Italie; cela était public; ainsi que la sainte ligue qui fut signée (5 octobre 1511) entre le pape, Venise et Ferdinand; mais le meilleur était caché encore; on ne montra qu'en février l'épée de l'Angleterre, en avril seulement le poignard de l'Autriche, qui devait rompre avec nous au jour même d'une bataille, et devant l'Espagnol à qui elle nous livrait.
Ce sont là les situations qui grandissent la France. Elle a dans ces moments de foudroyants réveils, où sa vigueur étonne le monde.
Ce fut précisément l'apparition de l'infanterie nationale.
Le brave et patient la Palice, général des revers, qu'une chanson ridicule a immortalisé, organisait péniblement l'armée nouvelle. Il n'avait que seize cents lances, environ six mille cavaliers; la noblesse était déjà moins empressée pour les guerres d'Italie. Il avait cinq mille Allemands, secours très-incertain qu'un ordre de l'Empire pouvait à tout moment rappeler. D'autant moins dut-il dédaigner les piétons qui, jusque-là, jouaient un rôle fort secondaire. Ceux du Midi étaient déjà excellents, puisque le duc de Gueldre et le sanglier des Ardennes, dans leurs fameuses bandes noires, qui tinrent si longtemps en échec et l'Allemagne et les Pays-Bas, mettaient force Gascons. Il n'y avait à dire que la taille. Mais ces petits hommes ardents, ayant une fois la jaquette allemande, entre les inertes colosses allemands, mettaient un feu, un élan, une pointe (disons déjà, un ça ira!) qui entraînait, emportait tout.
La Palice prit cinq mille Gascons. Et, ce qui était plus nouveau, il prit huit mille Français du Nord, nullement formés encore, point disciplinés, des aventuriers, comme on les appelait. Il y avait, dans ces huit mille, quelques Italiens; mais la majorité étaient des Picards, race septentrionale qui a tout le feu du Midi. Comment ramassa-t-il cette infanterie? On l'ignore. On voit seulement que la guerre d'Italie devenait populaire, que tant d'expéditions coup sur coup avaient éveillé les imaginations; tous ceux qui revenaient racontaient des merveilles, rapportaient et montraient des choses précieuses, propres à entraîner les foules vers cette guerre brillante et lucrative.
Pour capitaine général de cette troupe, dont on doutait, on choisit un homme admirable, le plus brave et le plus honnête, vieux, modeste et ferme soldat, qui fut le spécial ami de Bayard. C'est le sire Dumolard qui figure si souvent dans l'histoire du bon chevalier.
Il se trouva, par un très-grand hasard, que cette armée toute neuve eut un général neuf, un Gascon de vingt-trois ans, un prince aventurier qui cherchait sa fortune et visait un royaume. Ce général, Gaston de Foix, quoique fils d'une sœur de Louis XII, attendait tout de sa vaillance; il plaidait au parlement pour la couronne de Navarre, et croyait emporter sa cause par une victoire rapide en Italie.
Les familles du Midi, Foix, Albret et Armagnac, prodigieusement intrigantes et batailleuses, fécondes en crimes, en violences, brillaient par leur emportement. Tantôt en guerre, tantôt en ligue, elles se détruisaient ou détruisaient les autres. L'un des derniers comtes de Foix avait tué son fils. Un autre, par sa valeur aveugle, nous fit perdre la bataille de Verneuil. Cette maison s'usait très-vite, ne se renouvelant que par des branches collatérales plus ou moins éloignées. Des Foix aînés, elle tomba aux Grailly, et de ceux-ci aux Castelbon, origine petite d'où provenait Gaston de Foix.
Ces princes de montagnes passaient toute leur vie à suivre l'ours et le chamois. Chaussés de l'abarca, ou pieds nus sur les rocs glissants, ils disputaient d'audace et de vivacité aux chasseurs béarnais, aux coureurs basques. Gaston trouva tout naturel d'exiger de l'infanterie une rapidité que jusque-là on n'osait demander aux cavaliers. Dans une course de deux mois (qui fut toute sa vie et son immortalité), il révéla la France à elle-même, démontrant, par une incroyable célérité de mouvements, une chose qu'on ignorait, c'est que les Français étaient les premiers marcheurs de l'Europe,—donc, le peuple le plus militaire. Le maréchal de Saxe a très-bien dit: «On ne gagne pas les batailles avec les mains, mais avec les pieds.»
Par un temps effroyable, un ouragan de neige, lorsque personne n'osait regarder dehors, il fait une marche prodigieuse, passe devant les Espagnols qui n'en savent rien, se jette dans Bologne assiégée, y jette des soldats et des vivres.
Là, il apprend que Brescia se refait vénitienne. Avec la même célérité, entraînant l'infanterie au pas des cavaliers, il fait quarante lieues et fond sur Brescia. Pas une heure, pas un moment de halte; l'assaut! Mais qui y montera?
Une question d'amour-propre avait empêché nos gens d'armes d'y monter à Padoue; ils exigeaient que toute la baronnie allemande, les comtes, princes d'Empire, etc., en fissent autant. Les uns comme les autres ne voulaient combattre qu'à cheval. Dans la réalité, leurs pesantes armures faisaient obstacle pour gravir des remparts en talus ou une brèche de décombres. À Brescia, on décida que les aventuriers, légèrement armés, équipés (beaucoup n'ayant ni bas ni chausses), monteraient les premiers et essuieraient le premier feu. Légère était la perte, et moins regrettable sans doute, dans les idées du temps. Cet arrangement plut fort à tout le monde. Le brave Dumolard était prêt à conduire cette pauvre troupe. Bayard seul réclama. Il trouva fort injuste que ses hommes tout nus fussent exposés seuls, et dit qu'il fallait les soutenir d'une centaine d'hommes, fortement armés. «Oui, mais qui les mènera? dit Gaston.—Monseigneur, ce sera moi.»
Tout n'était pas fini. Les hommes d'armes trouvaient le terrain glissant et tombaient. «N'est-ce que cela?» dit Gaston. Il ôta ses souliers, et se mit à monter pieds nus.
Gaston avait menacé la ville et dit qu'on tuerait tout. Effectivement, on égorgea quinze mille personnes. Bayard, blessé, garantit, non sans peine, une dame et deux demoiselles chez lesquelles on l'avait porté.
Savonarole l'avait dit, vingt ans auparavant, prêchant à Brescia: «Vous verrez cette ville inondée de sang.»
Cet affreux événement fut un malheur pour Gaston même.
Ses soldats s'y gorgèrent de butin, et se firent si lourds, qu'il en fut un moment paralysé. Beaucoup se crurent trop riches pour continuer la guerre; ils repassèrent les Alpes.
Cependant la situation ne comportait aucun délai. Louis XII, qui venait encore de payer aux Anglais un terme du subside ordinaire, et se croyait en sûreté, reçoit la foudroyante nouvelle qu'Henri VIII annonce au Parlement une grande expédition.
Ce jeune roi avait trouvé ses coffres pleins par l'avarice de son père. Sanguin et violent, chimérique, il ne rêvait que Crécy et Poitiers, la conquête de son royaume de France.
Pour commencer, il envoyait au midi une armée pour agir avec Ferdinand, et l'on ne doutait pas que lui-même il ne fît au nord une solennelle descente, comme celle du vainqueur d'Azincourt.
Louis XII écrivit à Gaston qu'il ne s'agissait plus de l'Italie seulement, mais de la France; qu'il lui fallait une bataille, une grande bataille et heureuse, ou qu'il était perdu.
Il commençait à voir l'œuvre de Marguerite: il connaissait son père, et frémissait de perdre son unique allié.
Un agent de Maximilien écrit de Blois à Marguerite: «Depuis que France est France, jamais ceux-ci ne furent si étonnés; ils doubtent merveilleusement de leur destruction, et ont si grand'crainte que l'empereur ne les abandonne, qu'ils en pissent en leurs brayes.»
C'était le carnaval; Gaston paraissait oublier; mais, en réalité, il ne pouvait agir. Dès qu'il eut des renforts, il alla droit aux Espagnols. Il avait toutes sortes de raisons de combattre, les vivres lui manquaient; ses chevaux ne trouvaient rien que les jeunes pousses de saules.
La difficulté était d'obtenir le combat. Des généraux alliés, D. Cardone, vice-roi de Naples, Pietro Navarro. Prospero Colonna, les deux Espagnols, voulaient refuser la bataille, aimant mieux que l'ennemi mourût de faim.
Eux, ils vivaient fort bien dans cette Romagne; les Vénitiens d'une part, les gens du pape de l'autre, les approvisionnaient; ils n'avaient hâte de vaincre au profit de Jules II ou de Maximilien.
Celui-ci venait de tourner. La veille du vendredi-saint, une lettre arrive de l'empereur au chef des lansquenets, Jacob. L'empereur ordonnait aux capitaines allemands, et sur leur vie, qu'ils eussent à quitter sur-le-champ les Français.
Voilà Jacob embarrassé. Partir la veille d'une affaire décisive! Démoraliser l'armée par ce départ de cinq mille vieux soldats, des cinq mille lances à pied qui faisaient toute la stabilité de la bataille, dans la tactique du temps! C'était assurer la déroute, faire tuer les Français, les perdre, car ils n'avaient pas moins de trois ou quatre rivières à repasser pour retrouver les Alpes, et tout le pays était contre eux.
CHAPITRE X
LA BATAILLE DE RAVENNE.—LE DANGER DE LA FRANCE
1512-1514
La fraternité militaire est chose sainte. La longue communauté de dangers, d'habitudes, crée un des liens les plus forts qui soient entre les hommes. Elle était dans le Nord antique une adoption mutuelle entre guerriers, une sorte de saint mariage. Ici, elle sauva l'armée.
L'homme le plus populaire était le chevalier Bayard. Chose bien méritée. On l'a vu tout à l'heure à l'assaut de Brescia. Il ne voulut jamais que Dumolard montât sans lui. Il avait un autre ami, fort dévoué, dans cet Allemand Jacob. Étrange ami, qui le voyait beaucoup, le suivait, se réglait sur lui, mais ne lui parlait pas, ne sachant point le français, sauf deux mots: «Bonjour, monseigneur.» Le cœur de ce brave homme hésitait entre deux devoirs. D'une part, il était Allemand et sujet de l'Empire; de l'autre, soldat du roi de France, recevant sa solde et mangeant son pain. Il prit son interprète et alla consulter Bayard. Le chevalier lui dit qu'en effet il était l'homme du roi; que le roi était riche et saurait le récompenser; qu'il fallait mettre la lettre dans sa poche et ne la montrer à personne. Mais d'autres lettres allaient venir sans doute. Gaston n'avait qu'un jour pour vaincre: les Allemands allaient lui échapper.
Il était devant Ravenne; il essaya d'emporter la ville, pour voir si l'ennemi endurerait de la voir prendre sous ses yeux. Allemands, Français, Italiens, les trois nations, séparément, furent lancées à l'assaut; mais la brèche n'était pas faite, il y avait à peine une trouée étroite. Les Colonna, qui étaient dedans, la défendirent avec une vigueur toute romaine. Aux cinquième et sixième assauts, l'armée se retira.
Les Espagnols étaient en vue, comme un nuage noir, dans un camp extrêmement fort, entouré de fossés profonds, fermé de pieux, de madriers, de chariots à lances, sauf un petit passage pour la cavalerie. Ils étaient tout infanterie, la cavalerie était italienne. Pour les attaquer, il fallait se mettre entre eux et Ravenne, entre deux ennemis; il fallait passer le Ronco, torrent contenu par des digues, et qui, en avril, était assez fort, Gaston le passa au matin, les Allemands d'abord, sur un pont; nos fantassins de France devaient passer ensuite. Le capitaine Dumolard dit à ses rustres: «Comment, compagnons, on dira que ces lansquenets ont passé avant nous!... J'aimerais mieux avoir perdu un œil!» Tout chaussé et vêtu, il se jeta dans l'eau, et les autres après lui. Ils en eurent jusqu'à la ceinture et arrivèrent avant les Allemands.
Gaston, se promenant à l'aube et, rencontrant des Espagnols, leur avait dit: «Messieurs, je m'en vais passer l'eau, et je jure Dieu de ne pas la repasser que le champ ne soit à vous ou à moi.»
Le soleil se levait très-rouge, pour cette grande effusion de sang; plusieurs en augurèrent que Gaston ou Cardone y resterait. Gaston était armé, richement, pesamment, avec d'éclatantes broderies aux armes de Navarre. Seulement, il avait le bras nu jusqu'au coude, espérant le tremper dans le sang des Espagnols, ses ennemis personnels et de famille. Il disait en riant aux siens qu'il avait fait ce vœu pour l'amour de sa mie, qu'il voulait voir comment ils allaient soutenir l'honneur de sa belle.
Il avait fait raser les digues, qui l'auraient séparé des Espagnols, et s'était avancé jusqu'à quatre cents pas. On voyait bien de là que la victoire resterait à ceux qui pourraient se réserver: il s'agissait d'attendre, de soutenir patiemment ce feu à bout portant. Les ravages ne pouvaient manquer d'être effroyables à si petite distance. Pietro fit coucher ses Espagnols à plat ventre, sans point d'honneur chevaleresque. Les nôtres, au contraire, Français et Allemands, tinrent à honneur de figurer debout. Notre infanterie eut là une rude et solennelle entrée sur le champ de bataille. On ne sait ce qu'elle perdit; mais ses capitaines, lui donnant l'exemple, et tenant ferme au premier rang, périrent tous: quarante, moins deux!
Le brave Dumolard avait trouvé dans son cœur la noble idée de fêter le vrai héros de la journée, ce bon Jacob, si fidèle à la France, et qui avait magnifiquement réhabilité l'honneur de l'Allemagne, sacrifié par la perfidie de l'empereur. Il fit apporter du vin; tous deux s'assirent et burent; tous deux, le verre à la main, furent emportés du même boulet.
N'importe, qu'il soit dit pour les âges à venir que le jour où l'infanterie française est venue au monde, en ce jour de baptême, la France communia avec l'Allemagne!
Cette fraternité parut au moment même. Nos fantassins, furieux d'avoir perdu Dumolard et tous les capitaines, quoique fort mal armés, se ruèrent aux canons, voulant tuer les Espagnols sur leurs pièces. Ils furent arrêtés court par une sorte de rempart mobile que Pietro tenait sur ses chariots. De là, tirés à bout portant, chargés, si malmenés qu'ils ne s'en seraient jamais tirés sans les Allemands et un corps de Picards, qui s'avancèrent et les reçurent dans leurs rangs.
Le ravage de l'artillerie n'avait pas été moins terrible sur les alliés, mais sur les cavaliers, c'est-à-dire sur les Italiens, trente-trois, dit-on, furent enlevés d'un seul boulet. Ces Italiens crurent que Pietro, si économe de sang espagnol, les avait placés là en vue pour périr tous. Colonna n'y tint plus; il se fit ouvrir les barrières, entraîna la cavalerie, fondit sur nos canons. Les gens d'armes français, plus forts et fortement montés, vinrent le choquer en flanc, en tête Ives d'Allègre, vieux soldat de nos guerres, qui venait de perdre ses deux fils, et qui combattait pour mourir. Il fut tué, Colonna prisonnier, après une furieuse résistance, les Italiens détruits. Le vice-roi, Cardone, ne les soutint nullement et se mit en sûreté.
La bataille durait entre les fantassins. Les Espagnols, en une masse énorme, serrés, couverts et cuirassés, avec l'épée pointue et le poignard, soutinrent, sans sourciller, la mouvante forêt des lances allemandes. On vit alors combien la lance, à pied, est une arme peu sûre. Le noir petit homme d'Espagne, leste, maigre, filait entre deux lances; la grande épée du lansquenet ne pouvait pas même se tirer dans la presse; son corselet de fer lui gardait la poitrine, mais l'Espagnol le frappait au ventre. Les Allemands étaient fort malmenés, quand la gendarmerie française tomba au dos, aux flancs des Espagnols, d'un choc épouvantable. Ils périrent presque tous, et Pietro Navarro fut pris, ainsi qu'un nombre énorme d'officiers et Jean de Médicis (Léon X), jeune et gros légat, qui avait eu la prudence de garder son habit de prêtre.
Des bandes d'Espagnols, parvenues à se dégager, s'en allaient vers Ravenne, au pas et fièrement; mais il leur fallait suivre une longue et étroite chaussée. Bayard, qui revenait de la poursuite, avec quelques gens d'armes, les vit, et voulait les charger. Un seul sort de la troupe, et lui dit gravement: «Senor, vous voyez bien que vous n'avez pas assez d'hommes!... Vous avez gagné la bataille, que cela vous suffise, et laissez-nous aller; car, si nous échappons, c'est par la volonté de Dieu.» Bayard le crut, et d'autant mieux que son cheval n'en pouvait plus.
Gaston eût dû en faire autant. Il revenait couvert de sang et de cervelle humaine. En le voyant, il dit à un Gascon: «Qu'est-ce que cette bande?—Les Espagnols qui nous ont battus.» Il ne supporta pas ce mot. Avec quelques cavaliers, il galope vers eux, et il est tiré à bout portant; il tombe de la chaussée dans l'eau; ils fondent dessus avec les piques, tranchent les jarrets de son cheval, le percent de cent coups; il en avait quinze au visage.
En deux mois, il avait pris dix villes et gagné trois batailles. Il avait eu l'insigne gloire, cet homme de vingt ans, d'attacher son nom à la grande révolution qui produisit la vraie France, l'infanterie, sur le théâtre des guerres. Il n'en fut pas indigne; cette révolution, qui devait amener l'égalité sur les champs de bataille, se trouva avancée le jour où, ôtant ses souliers, il monta à l'assaut en va-nu-pieds gascon.
Il mourut: une grande énigme! Cet impétueux général était-il vraiment un grand homme? Eût-il soutenu son succès comme Bonaparte en 96?
Le temps et la situation n'étaient nullement les mêmes. Bonaparte ne pouvait que regarder au nord. Tout pour lui était sur l'Adige. Mais Gaston, en 1512, n'ayant rien à craindre de l'Allemagne, sûr de ses Allemands fixés par la victoire, devait marcher sur Rome; là était le grand coup. Il y aurait mis le concile et fait un pape à lui, brisé Jules II.
Roi, il l'eût fait peut-être; mais il était le général d'un roi. Que voulait Louis XII? Rien qu'effrayer le pape, obtenir son pardon.[24] Si Gaston eût marché sur Rome, il se serait perdu dans son grand procès de Navarre; la reine aurait été en personne au parlement solliciter contre lui. Que dis-je? Elle ne lui eût pas laissé faire un pas de plus sur terre d'Église; elle eût fait ce qu'on fit pour elle à la mort de Gaston; elle aurait dissout son armée. En un mot, Gaston avait pour maître une femme, Anne de Bretagne; Bonaparte, la République.
Le pape ne savait guère l'allié qu'il avait dans la reine; il aurait eu moins peur. Il s'était arraché la barbe à la nouvelle de Brescia; à celle de Ravenne, il n'en eut plus la force; il s'enfuit au château Saint-Ange; toutes les boutiques étaient fermées dans Rome. On regardait du haut des murs si l'on voyait venir une armée qui n'existait plus.
Chose étonnante à dire, mais trop réelle: le trésorier du roi qui était à Milan licencia l'armée.
Il renvoya toute l'infanterie italienne et la majeure partie de la française.
Fit-il de lui-même une telle chose? Qui le croira? Comment un trésorier a-t-il un tel pouvoir? On ne voulait plus vivre sur terre d'Église, en Romagne? D'accord. Mais l'armée pouvait rentrer sur les terres vénitiennes. Le mot économie, dont on colora cette mesure, n'eût pas sauvé la tête du trésorier, si la reine elle-même ne l'eût certainement défendu près du roi. Pour apaiser le pape, on livra l'Italie, on hasarda la France, on enhardit l'Anglais dans son débarquement; Ferdinand conquit la Navarre, c'est-à-dire l'entrée du royaume.
L'Italie? Perdue tout entière, Maximilien ouvre passage aux Suisses qui mettent à Milan un Sforza, leur vassal, leur tributaire, leur hôte, qui les recevra tous les ans; Milan est leur hôtellerie, le grand cabaret de la Suisse.
Les Espagnols demandant de l'argent, Ferdinand, à la place, leur donne l'Italie; qu'ils s'arrangent eux-mêmes, qu'ils mangent le pays, qu'ils sucent, épuisent tout, chair et sang; qu'ils tordent et retordent. On commença à voir une armée sans gouvernement, se dirigeant elle-même, n'ayant nul maître au fond, menant ses généraux, sans chef, sans loi, sans Dieu. Armée impie dans sa dévotion, qui faillit étouffer son légat pour avoir les pardons avant la bataille, et qui n'en fit pas moins bientôt dans la Toscane plus de maux que n'eût fait le Maure, le Barbaresque.
Les Médicis en profitèrent; ils suivirent ce hideux drapeau, et pour une somme ronde, comptée aux Espagnols, ils furent rétablis à Florence. Jules II put voir alors son œuvre et à quels maîtres il avait livré l'Italie. Il protesta en vain qu'il n'avait nullement combattu pour refaire des tyrans. Les Médicis en rirent. Ils firent plus: ils le remplacèrent. Le vieillard colérique mourut, et Jean de Médicis fut élevé à sa place par ce qu'on appelait les jeunes cardinaux; c'étaient généralement de grands seigneurs, de familles pontificales ou souveraines.
Ils choisirent l'homme qu'ils croyaient le plus différent de Jules II.
Ce vieux pape batailleur les avait rendus misérables; il les traînait d'un bout de l'Italie à l'autre dans son armée, les transformait en aides de camp, en généraux, les forçait de camper avec lui sous le feu des places assiégées.
Jean paraissait leur homme, un viveur, un rieur, un ami de la paix. Il avait tous leurs vices, leurs habitudes et leurs maladies même. Un ulcère l'épuisait; la maladie du temps, proche parente de la lèpre, apparut dans son premier âge (jusqu'en 1520 environ), comme une lèpre vive.
C'est par là encore qu'il leur plut; quoique jeune, il semblait qu'il eût peu d'années devant lui. Il ne pouvait plus aller qu'en litière et à bien petites journées. Toutefois, il était résolu à faire mentir leurs prévisions. Il leur joua le tour de vivre.
Que devenait Florence? Ceux qui veulent avoir la vraie saveur, la senteur de la mort, liront les lettres familières de Machiavel. Chose cruelle! elles sont gaies. Il meurt de faim, et rit; il subit la torture, et rit encore; rien n'est plus gai. Comme le chien battu, il câline, et s'exerce à faire des tours sous le bâton. Il lui faut une place, et il tâche de croire que celui qui en donne est un prince de grande espérance. Que ferait-il, après tout, n'étant dans aucun art, ni dans la soie, ni dans la laine? il n'est bon qu'au gouvernement. Il y a seulement un malheur, c'est que son cerveau tinte, tout tourne autour de lui. Tous ses amis deviennent fous.
«Vous connaissez notre société, elle est comme une chose égarée; pauvres oiseaux effarouchés, le même colombier ne nous rassemble plus. Girolamo vient de perdre sa femme; vous diriez un poisson étourdi, hors de l'eau. Donato a imaginé d'ouvrir une boutique où il fait couver des pigeons; il court de tous côtés et semble un imbécile. Le comte Orlando est tombé amoureux d'un garçon, et il n'entend plus ce qu'on dit. Tommaso est devenu bizarre, fantasque, horriblement avare; l'autre jour, il a acheté de la viande; puis, s'effrayant de la dépense, il cherche des convives, chacun à quinze sols; je n'en avais que dix; il me poursuit depuis ce temps...»
Machiavel rendra les cinq sols; il attend seulement que Vettori, son ami, lui trouve une place; il le croit en crédit auprès des Médicis.
La bassesse du détail, le ridicule, la pauvreté morale où tombe un tel esprit annonce assez quel règne a commencé, un temps plat et décoloré, sans espérance, que même les chagrins cuisants ne tireront pas de sa monotonie de plomb. Tout baisse, s'aplatit ou s'éteint. L'esprit radote, la sagesse bégaye, et le génie délire. Machiavel ne sait plus ce qu'il dit. Consulté sur la politique et les chances du temps, il ne refuse pas son oracle, il passe sa robe de prophète, prend sa lunette d'astrologue. Seulement il a perdu les yeux.
L'avenir? qui le voit? Ce qu'on voit du présent; c'est une certaine danse macabre, où les rois, presque tous finis, vont s'en aller ensemble. Trois, du moins, Ferdinand, Louis XII et Maximilien. La pièce n'est pas bonne, mais les acteurs sont excellents.
Quel Harpagon comparer au vieux marane Ferdinand jurant sur l'or de Grenade et de l'Amérique qu'il est ruiné, pour ne plus nourrir son armée; se servant, se jouant de son gendre Henri VIII? Avec son argent, ses soldats, il conquiert la Navarre pour lui-même, renvoie l'Anglais.
Celui-ci est le capitan, monté sur Azincourt, vomissant feu et flamme, ne faisant rien, dévalisé par tous, surtout par l'empereur. Max, le fameux chasseur, chasseur d'argent, chevalier (d'industrie), vendant la paix à Louis XII et lui faisant la guerre; à Henri VIII vendant un futur mariage, se vendant lui-même surtout, prenant la solde de l'Anglais pour guerroyer à son profit.
Le vrai Cassandre est Louis XII, bon homme qui, pour avoir tranché du Borgia, aura partout les étrivières, en Italie, en France. Il ne reste à Milan que pour y recevoir un violent coup de griffe de l'ours de Berne, pendant que le dogue d'Angleterre lui mord le dos.
Deux défaites à la fois, celle de la Trémouille à Novare et la panique étrange de nos gens d'armes à Guinegate, la triste et ridicule journée des Éperons. Moins triste encore que le mensonge par lequel La Trémouille, sans pudeur, attrape les Suisses qui nous allaient prendre Dijon. Ce vieux chevalier respecté, le premier nom de France, leur fait accroire que le roi renonce à l'Italie, leur promet la somme incroyable de quatre cent mille écus d'or; bref, les fait boire et les renvoie. Le roi se fâche ou fait semblant, et La Trémouille en rit; chevalerie un peu loin des héros de la Table ronde.
Reconnaissance au cinquième acte; tous les fripons s'accusent les uns les autres. La dupe universelle, Henri VIII, voit qu'on l'a joué, qu'on se souci peu de sa fille; il menace Max et Marguerite de publier les lettres. Mais Marguerite aussi veut publier les lettres d'Henri VIII, pour le couvrir de ridicule.
De rage, celui-ci donne sa fille à qui? au pauvre Louis XII.
Cette forte Anglaise de seize ans, galante, audacieuse et déjà pourvue d'un amant, au défaillant malade qui fait son testament! Fatal présent! et le beau-père, au lieu de donner une dot, en exige une, énorme. Marié et ruiné, le roi s'achève, en voulant plaire; il veille pour le bal, il change ses heures, ses habitudes. Mais comment tenir cette Anglaise?
Non content de sa fille Claude et de Louise de Savoie, qui la gardent à vue, il fait venir exprès du fond du Bourbonnais la vieille fille de Louis XI, la redoutable fée, Anne de Beaujeu.
La prisonnière du moins ne souffre pas longtemps. Louis XII y succombe et, sans perdre un moment, sans retourner en Angleterre, l'Anglaise se remarie en deuil.
CHAPITRE XI
LA SITUATION S'ÉCLAIRCIT.—L'ANTIQUITÉ. ÉRASME. LES ÉTIENNE
1512-1514
Nous avons écrit cette histoire dans un point de vue bien sévère, point de vue italien, européen, plus que français: voilà ce qu'on nous reprochera.
À tort. La France encore nous inspirait, et l'honneur de la France, déplorablement immolé.
Est-ce à dire que nous méconnaissions les bienfaits de ce règne, l'économie de Georges d'Amboise, la réforme de la justice, œuvre du chancelier Rochefort? Aurions-nous oublié que Louis XII fut une halte heureuse entre le gaspillage de Charles VIII et les prodigieuses dépenses de François Ier?
Nullement. Nous croyons même que, dans cette œuvre d'économie et d'ordre, Louis XII, quoique peu capable, a personnellement beaucoup à réclamer. Nul doute qu'il n'ait aimé le peuple, qu'il n'ait voulu le ménager. Lui-même, il en était sorti probablement (nous l'avons dit); il n'eut point une âme de roi.
C'était un bon homme, naturellement honnête, ridicule parfois, indiscret, bavard, colérique; mais il avait du cœur; et la seule manière de le flatter, c'était de lui persuader qu'on voulait le bien des sujets. Le très-fin courtisan Amboise, sous une grosse enveloppe, gagna le roi et le garda, en lui faisant valoir ses réductions d'impôts, telle économie de sous ou de deniers, pendant qu'il amassait pour lui, ou jetait des millions dans son affaire de papauté. Je ne crois point du tout ce que dit le panégyriste Seyssel, qu'on ait pu réduire les impôts du tiers, au milieu d'une si grande guerre. Qui le savait d'ailleurs? Quelle publicité y a-t-il alors? Quels chiffres authentiques? Ce qui est sûr, c'est que Louis XII, tant qu'il put, fit payer la guerre d'Italie par l'Italie elle-même, décidé à tirer plus pour ménager la France. L'armée se nourrit, se solda, comme elle put, sur l'ennemi, et sur l'allié même. Ce fut ce qu'on a vu de 1806 à 1812, époque du trésor de l'armée. Système qui rend la guerre plus légère à la nation guerroyante, sauf à entasser contre elle des montagnes de haine, et qui prépare de cruelles représailles pour le jour des revers.
La France sentit peu les guerres de Louis XII. Elle fut très-sincère dans sa reconnaissance pour lui. Il y eut un véritable enthousiasme et des larmes lorsqu'aux états de Tours, le voyant pâle, chancelant, à peine relevé de maladie, et déchirant le traité qui eût donné la France à l'étranger, on le salua le Père du peuple.
On le remercia pour trois choses, vraies toutes trois: d'avoir réduit l'impôt, réprimé les pillages des gens de guerre, réformé les juges.
L'indépendance de la chambre des comptes, de celle des aides, la forte organisation de la justice des finances, sont la gloire de ce règne.
Roi étrange! il payait et ne faisait point de dettes!
À peine en laissa-t-il une, très-faible, à la fin de son règne, après deux ans d'une guerre générale où la France tint tête à l'Europe.
C'est-à-dire qu'il ne mangea pas son blé en herbe, qu'il n'entra pas dans cette carrière où les pères gaspillent d'avance le gain possible du travail des enfants, reportant le faix du jour sur l'épaule des générations à venir, ajoutant chaque matin un chiffre au grand livre des malédictions futures.
Non, le peuple ne s'est pas trompé: cet âge, ce règne, ne sont pas indignes de son souvenir.
La France commence alors, en toutes choses, une production immense[25]. Dans l'agriculture, dans l'industrie et le commerce, elle s'aperçoit qu'elle est féconde et bénit sa fécondité.
Mais le trésor de l'homme est de se connaître, de savoir ce qu'il est et ce qu'il peut. Le trésor de la France, qu'elle ignora profondément et dont elle ne songea nullement à profiter, c'était son étonnante sociabilité, son assimilation rapide à toute humanité, la générosité et le bon cœur de cette race gauloise remarquée par Strabon dès la plus haute antiquité (Voy. le Ier vol. de notre Histoire), avouée par les Anglais au XIVe siècle, et si éclatante au XVIe, dans la défense de Pise. Il suffisait à la France qu'elle voulût, pour être adorée.
Elle ignora cela, et elle manqua sa destinée. Si elle commence alors à se comprendre, c'est uniquement par la guerre. Elle se connaît déjà comme un vaillant peuple à Ravenne, je dis proprement comme peuple, comme piéton, comme infanterie. Elles pressent, dans cet éclair d'une campagne de deux mois, que tout ce qu'on lui demandera plus tard de miracles, cette féerie des marches rapides qui la rendront partout présente et partout victorieuse, elle a déjà tout cela dans la vivacité de son infanterie, dans son activité brûlante, dans son jarret d'acier.
Elle s'entrevoit dans la guerre, elle s'entrevoit dans le droit. Grand spectacle, quand, à portes ouvertes, s'inaugure dans les tribunaux l'universelle enquête d'où sort la rédaction des Coutumes!
Louis XI, qui ne voulait de tyrannie que la sienne, avait passionnément désiré qu'on levât partout ce vieux voile d'ignorance derrière lequel s'abritait l'arbitraire infini des rois de provinces et de cantons. Avec quelle facilité, sous la coutume non écrite, confiée à la mémoire peu sûre, corruptible, des praticiens, toutes les volontés des seigneurs laïques, ecclésiastiques, devaient valoir comme lois! Lois changeantes au gré du caprice, de l'intérêt, du besoin du jour! Qui aurait réclamé? Quel est le pauvre vieil homme qui, devant ces fils de Robert-le-Diable, eût osé dire en face: «Et pourtant, autre est la Coutume?»
C'est, je crois, pour cette grande œuvre d'écrire et de fixer le droit que Louis XI s'attacha, attira de Bourgogne en France l'éminent légiste Rochefort, qui devient son chancelier, celui de Charles VIII et de Louis XII. Dès 1493, Rochefort écrivit, en cent onze articles, l'immense ordonnance qui comprend tout un code de réformation de la justice. En 1497, il ordonna, au nom du roi, la publication des Coutumes. Pour publier, il fallait écrire, formuler, rédiger. Voici comment se fit la chose en chaque siége: «Nos commissaires ayant assemblé nos officiers (du lieu) et les gens des trois états, praticiens et autres des bailliages et jurisdictions, publieront, etc.»
Ces autres, c'est la nation.
Je veux dire qu'en ce débat où les seigneurs ecclésiastiques et laïques pouvaient imposer aux commissaires du roi une rédaction féodale, on consultait les praticiens, et, comme ceux-ci presque partout étaient clients des seigneurs, on appelait à témoigner des notables, des vieillards, des hommes enfin, la foule. Les commissaires étaient libres, dans un cas controversé, de faire une sorte d'enquête par tourbe, c'est-à-dire d'appeler le peuple à témoigner du vrai droit du pays.
Révolution énorme pour les résultats d'avenir, quelque petits, timides qu'ils aient été d'abord. Si la Coutume est mauvaise, écrasante, au moins n'empire-t-elle plus au hasard des volontés fantasques et mauvaises. La voilà écrite, on la voit, on la lit chaque matin. Fiez-vous à la raison humaine, au sentiment de justice qui est au cœur de l'homme. La lumière est mortelle au mal. Mal connu est demi-guéri.
La Coutume de Paris est écrite en 1510, coutume d'esprit moyen, coutume centrale du nord, à laquelle le hardi centralisateur Demoulin comparera toutes les autres, cherchant leurs rapports mutuels et préparant de loin cette terre promise où aspire la France dans l'hétérogénéité barbare qui la divise encore: l'unité de la loi civile.
Il y eut trois grands coups de lumières qui transfigurèrent le monde du droit. L'imprimerie, en publiant une à une nos coutumes locales dans la naïveté de leur discorde, mit en face deux monuments d'unité, bien différents entre eux. D'une part, le Droit canonique, bâti sur son fondement grêle des fausses Décrétales. D'autre part, le solide, harmonique et majestueux monument du Droit romain. Le premier, faible de base, faible d'inconséquence, démontrait à l'œil du plus simple que l'autorité infaillible, partie d'un mensonge évident, s'était jour par jour contredite, démentie, condamnée elle-même, biffant aujourd'hui l'oracle d'hier, raccommodant sans cesse l'œuvre malade. Chose possible et tolérable dans le monde obscur des manuscrits qu'on peut altérer à plaisir, impossible dans l'impitoyable lumière et la fixité de l'imprimerie. Contre cet entassement de vieux plâtras, surgit, dans la majesté grave du Pont-du-Gard ou du cirque de Nîmes, le colossal Corpus juris. On comprit quelle avait été la sagesse des papes qui tant de fois avaient défendu d'enseigner le Droit romain. Ce système si robuste, dont la cohésion étonnante est comparée par Leibnitz à celle même des mathématiques, fit crouler l'édifice branlant de la fausse Rome en face de la Rome éternelle.
Mais ce n'était pas le Droit seul qui devenait si dangereux, ce n'était pas seulement Papinien, Ulpien, qu'il eût fallu brûler. Paul II le sentit à merveille. Conséquent dans le véritable esprit pontifical, fidèle à la tradition du pape Grégoire, le destructeur des manuscrits, il comprit, au moment où l'on venait de traduire Platon, qu'il ne suffisait pas de proscrire et la traduction et l'original, qu'il fallait surtout arracher l'âme de l'antiquité des enthousiastes cœurs où elle ressuscitait. Il enferma, tortura (plusieurs à mort) les Platoniciens de Rome. Que si l'on extirpait Platon, combien n'était-il pas plus nécessaire encore d'exterminer Aristote, si essentiellement païen! Là, jamais l'Église ne put s'entendre avec elle-même. Aristote fut sa pierre d'achoppement. Elle le censure d'abord, le rejette par les Pères. Elle le tolère au Moyen âge pendant cinq ou six siècles. Elle le condamne (1209) et elle le suit, trente ans après, dans saint Thomas; elle va jusqu'à le recommander aux XIVe et XVe siècles (1366, 1452). Elle le soutient encore, quand il devient plus dangereux, au XVIe, lorsque tout le monde comprend qu'il est antichrétien et que Luther le poursuit comme ennemi du christianisme. Variations étonnantes de l'autorité immuable! Qu'en conclure? Qu'apparemment elle lut mal, ou ne comprit point.
Cette polémique est ressuscitée naguère, entre les catholiques. Maîtres de l'éducation, ils ont agité si les moins coupables des auteurs profanes pouvaient entrer dans les écoles. Plusieurs ont bravement répondu: Non, et fermé la porte à l'esprit humain. Ceux-là sont les vrais orthodoxes.
Nous les félicitons de leur courage, de leur conséquence dans leur principe. Le voulez-vous dans sa pureté, qui seule peut lui donner durée? Il est bien moins dans Polyeucte qui brise l'autel de Jupiter que dans le pape qui veut que l'on brûle Homère et Virgile. «Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété!» Le silence de Rome, en cette matière, sa faiblesse pour les demi-chrétiens, étonne et scandalise. Homère, le fatal magicien, qui transfigura dans l'éther l'Olympe des démons de la Grèce! Virgile, le funeste sorcier qui évoque la sibylle, qui découvre le rameau d'or d'un christianisme antérieur au Christ!... Chassez-les loin du temple, loin du parvis, loin de l'école! Combien les philosophes sont moins dangereux! Leurs fatigantes abstractions ont fait disputer les savants. Mais ces poètes ont ravi le monde; ils emportent avec eux à travers les siècles le cœur même de l'humanité!
Fixons ces dates si graves, qui sont des ères nouvelles pour le genre humain.
Virgile fut imprimé en 1470, Homère en 1488, Aristote en 1498, Platon en 1512.
Si Pétrarque pleurait de joie en voyant Homère manuscrit, le touchait et le baisait, ne pouvant encore le comprendre, quel aurait été son transport de le voir multiplié dans les nobles caractères de Venise et de Florence, circuler par toute l'Europe, versant à tous la pure lumière du ciel hellénique, la fraîcheur de ses vives eaux, ces torrents de jeunesse qui coulent éternellement des sources de l'Iliade.
Mais on ne sait plus aujourd'hui les sueurs, les veilles inquiètes que coûtèrent aux grands imprimeurs ces premières publications des manuscrits difficiles, discordants, de l'antiquité. Œuvre sainte! Ceux qui y mirent les premiers la main furent saisis d'une émotion religieuse et d'une anxiété immense. Tels ils allaient les rendre au monde, ces dieux de la pensée, tels il les garderait. Imprimeurs, correcteurs, éditeurs, ils ne dormaient plus (l'un d'eux trois heures par nuit); ils demandaient à Dieu de réussir, et leur travail était mêlé de prières. Ils sentaient qu'en ces lettres de plomb, viles et ternes, était la Jouvence du monde, le trésor d'immortalité.
La Rome et la Jérusalem de cette religion nouvelle, l'imprimerie, sont bien moins Mayence et Strasbourg, que Venise, Bâle et Paris. Les premières n'ont fait qu'imprimer. Paris, Bâle et Venise ont édité, avec des travaux infinis d'épuration, correction, critique, discussion des textes et variantes, les bibles épineuses de la philosophie, je veux dire l'œuvre immense de Platon, si délicate de finesse, de grâce et de dialectique, où l'accent, la virgule, change tout, détruit tout, rend l'intelligence impossible;—l'œuvre encore bien plus gigantesque d'Aristote, formidable encyclopédie de l'antiquité, écrite dans une langue algébrique, tellement concise et abstraite! On avait bavardé infiniment sur Aristote et Platon, on les avait traduits faiblement, peu fidèlement. Tout cela n'était rien auprès de ce que firent, à Venise, les Alde dans l'épouvantable travail qu'ils mirent à fin, ressuscitant et dressant sur ses jambes ce double colosse, ce cheval de Troie, plein de guerres fécondes, qui, dans le ventre, a toute école, toute dispute et toute hérésie, le duel inextinguible de l'intelligence humaine.
Aristote ressuscita d'abord, l'année de la mort de Savonarole et de Charles VIII, en plein règne des Borgia (1498).
Les terreurs de Venise en ce temps maudit, les malheurs infinis de la guerre, de la ligue de Cambrai, où Venise fut réduite à ses lagunes, arrêtèrent les presses des Alde. Les boulets barbares franchissaient la mer, sans respect pour le vieil asile qui fut respecté d'Attila. Venise était pourtant alors le berceau vénérable où renaissait Platon. Il ne put paraître que dans l'année sanglante des massacres de Brescia et de Ravenne, en 1512. Le monde, parmi ces malheurs, reçut de la désolée Venise l'incomparable fleur de la sagesse grecque, la sublimité consolante du Banquet et du Phédon.
Homère, Platon, Aristote, les trois bibles de l'antiquité. Ajoutez-y un monument non moins grand, le Corpus juris.
Qu'on ne s'étonne pas si Luther, le furieux défenseur du christianisme oublié, s'indigne, non sans terreur, de voir debout, la tête dans le ciel, ces géants qui, du haut d'une logique éternelle, regardent en pitié la Légende.
Une nouvelle dialectique renaissait, ingénieuse, à la fois fine et forte, qui, mortelle à la scolastique, triomphait et par la raison et par l'élégance de la démonstration, renvoyant dans la poussière le Lombard et Duns-Scot, mettant court saint Thomas et lui brouillant son distinguo.
Et ce n'était pas un vain jeu, une escrime, un duel de langues. Il n'y eut dans les commencements rien d'hostile au christianisme. L'esprit nouveau le ruinait, sans s'en apercevoir, dans une étonnante innocence. Ce qu'on voyait, loin d'être une dispute, était un embrassement, une reconnaissance touchante des membres égarés de la grande famille; l'Europe moderne revoyait sa mère, l'antiquité, et se jetait dans ses bras.
L'Orient va se rapprocher tout à l'heure, de l'Amérique. Spectacle digne de l'œil de Dieu! La famille humaine réunie, à travers les lieux et les temps, se regardant, se retrouvant, pleurant de s'être méconnue.
Combien cette grande mère, la noble, la sereine, l'héroïque antiquité, parut supérieure à tout ce qu'on connaissait, quand on revit, après tant de siècles, sa face vénérable et charmante! «Ô mère! que vous êtes jeune! disait le monde avec des larmes, de quels attraits imposants nous vous revoyons parée! Vous emportâtes au tombeau la ceinture éternellement rajeunissante de la mère d'amour... Et moi, pour un millier d'années, me voici tout courbé et déjà sous les rides.»
Il y eut là, en effet, un mystère amer pour l'humanité. Le nouveau se trouva le vieux, le ridé, le caduc. L'antiquité parut jeune et par son charme singulier, et par un accord profond avec la science naissante. Un sang plus chaud, une flamme d'amour revint dans nos vieilles veines avec le vin généreux d'Homère, d'Eschyle et de Sophocle. Et, non moins viril qu'enchanteur, le génie grec guidait Copernic et Colomb. Pythagore et Philolaüs leur enseignaient le système du monde. Aristote leur garantissait la rotondité de la terre. Platon leur montrait l'Occident et désignait les Hespérides.
Est-ce tout? Non, notre cœur demandait à l'antiquité autre chose que l'Amérique, autre chose que la science ou le charme littéraire. Nous lui demandions surtout de désemprisonner nos âmes, de nous faire respirer mieux, d'accorder à nos poitrines l'élargissement d'une moralité plus douce et vastement humaine, non liée à la formule byzantine, obscure, de Nicée. Nous lui demandions, non pas de briser l'autel, mais de l'étendre; non de supprimer les saints, mais de les multiplier, d'ouvrir les bras de l'Église, si indignement resserrés, à saint Socrate, aux Antonin, et à vous aussi, saint Virgile!
«Saint Virgile, priez pour moi!» Moi-même j'avais ce mot au cœur, bien avant de savoir qu'un autre a parlé ainsi au XVIe siècle. Et qui plus que moi a droit de le dire, moi, élevé sur vos genoux, qui n'eus si longtemps nul autre aliment que l'antiquité adoucie par vous; moi qui vécus de votre lait avant de boire dans Homère le vin, le sang et la vie? Mes heures de mélancolie, jeune, je les passai près de vous; vieux, quand les pensées tristes viennent, d'eux-mêmes, ces rhythmes aimés chantent encore à mon oreille; la voix de la douce sibylle suffit pour éloigner de moi le noir essaim des mauvais songes.
Quand on passa des voies rudes et scabreuses de la scolastique à cette splendide antiquité, ce fut le même changement qui vous frappe en laissant le pavé pointu de la Suisse, ses cailloux de torrent qui déchiraient vos pieds, pour les rubans de dalles où vous glissez, léger comme une âme bienheureuse, à travers les villes italiennes, dans Florence ou dans l'immensité de Milan.
Il y eut un violent retour, bien sévère pour le Moyen âge. Le christianisme, à sa naissance, avait accusé de grossièreté le symbolisme antique, et l'antiquité renaissante reprocha au Moyen âge d'être à la fois grossier et subtil, d'envelopper le matérialisme légendaire dans la chicane byzantine et l'aridité scolastique.
L'imprimerie lui lança ses faux, tout à coup découverts, fausses légendes, fausses décrétales.
Une haine immense s'éleva contre les destructeurs de l'antiquité, les brûleurs, gratteurs de manuscrits. L'auto-da-fé d'un million de volumes, qui se fit à Grenade après la conquête, parut un vaste crime contre la raison, contre Dieu. Le cardinal Ximenès, imprimant la Bible en cinq langues, expia-t-il par là les quatre-vingt mille manuscrits qu'il avait brûlés de sa main.
Chaque fois qu'on découvrait sous quelque antienne insipide un mot des grands auteurs perdus, on maudissait cent fois ce crime, ce vol fait au genre humain, cette diminution irréparable de son patrimoine. Souvent, la ligne commencée mettait sur la voie d'une découverte, d'une idée qui semblait féconde; on croyait saisir de profil la fuyante nymphe, on y attachait les yeux, à cette trace évanouie, jusqu'à l'éblouissement et la défaillance. En vain; l'objet désiré rentrait obstinément dans l'ombre, l'Eurydice ressuscitée retombait au sombre royaume et s'y perdait pour toujours.
On a dit, non sans vraisemblance, que les statues antiques qui sont arrivées jusqu'à nous, statues de marbre, sont les moindres. Les ouvrages capitaux de Phidias, de Praxitèle, furent faits d'or, d'argent, d'ivoire, et ils ont péri. Il en est peut-être de même avec les manuscrits anciens. Peut-être n'avons-nous que les moins précieux. Où sont ces œuvres politiques, célèbres dans l'antiquité? où sont les mémoires de Sylla et ceux de Tibère? où est le livre où Auguste fit écrire pour lui la description de l'Empire romain? Et Carthage, et la Syrie, parentes immédiates du monde juif, comment n'en reste-t-il rien? Là eût été le véritable éclaircissement du peuple biblique, dont les livres, tellement isolés dans la ruine générale des nations sémitiques, restent aussi peu accessibles qu'une arche d'un pont rompu au milieu d'un fleuve. Les deux bouts en furent emportés; ni de l'un ni de l'autre bout vous ne pouvez y arriver; ruine d'autant plus grandiose, mystérieuse, qu'on n'en approche plus. Qui sait si, dans ce million de livres orientaux que brûlèrent les Espagnols, il ne restait pas quelque chose des hautes antiquités de la Syrie, de l'Arabie, d'Ismaël, frère d'Israël?
La Renaissance, dans sa fureur contre les destructeurs de l'antiquité, ne voulait voir en celle-ci qu'harmonie et qu'unité. Elle ne l'envisageait pas comme un monde de variété, mêlé d'âges et de couleurs infiniment différentes, mais comme la Vénus éternelle. De cette unité, qu'elle exagérait, elle accablait la complexité laborieuse, hétérogène du Moyen âge, mêlée de diamants, de plâtras. L'indignation venait et la fureur d'avoir été si longtemps à genoux devant cette Babel gothique. Ce monde de contradictions, d'hypocrisie, de sanguinaire douceur, ce monde serf, ce monde moine, mis en face de la cité antique, du monde d'harmonie et de dignité, faisait frémir de haine. «Ne verra-t-on pas le jour où l'homme, redevenu citoyen, redressé et refait homme, rentrera dans son âge de majorité, interrompu si longtemps par la religion des serfs?...»
Ceux qui savent ce que c'est que révolution et inondation savent que, les eaux une fois amoncelées, c'est une goutte d'eau de plus qui semble décider la rupture, emporter les digues. Érasme fut la goutte d'eau.
Érasme, l'ingénieux latiniste, né en Hollande d'un hasard d'amour, esprit italien (et point hollandais), dans sa vie errante, subsistant d'enseignement, de corrections d'imprimerie, de compilations, avait imprimé, en 1500, passant à Paris, un petit recueil d'adages et de proverbes anciens. Le public se jeta dessus; la boutique de la rue Saint-Jacques, où parut l'heureux volume, ne désemplissait plus; chacun avait hâte d'acheter, de porter en poche, la petite sagesse pratique, la prudence populaire de l'antiquité. D'éditions en éditions, toujours augmentées, à Venise, à Bâle, le livre devint un gros in-folio en fins caractères. Alde fit l'édition complète en 1508, et Froben, à Bâle, la réimprima six fois. Bien plus, Érasme, étant en Italie, sur le passage du pape, le pontife et ses cardinaux vinrent saluer l'illustre compilateur des Adagia. Nul chef-d'œuvre ne fut jamais l'objet d'un tel enthousiasme. C'était, en réalité, un grand secours offert à tous, même aux moindres, un véritable Dictionnaire de la conversation. Qu'on se figure toute l'antiquité réunie en un livre; tout ce qu'elle a produit de pensées, de sentences et de maximes, ramené comme des rayons à un seul foyer.
L'illustre prévôt des marchands, Budé, l'ami d'Érasme et de Rabelais, Budé, qui lui-même avait tellement éclairé l'antiquité par son travail sur les monnaies et ses notes sur les Pandectes, disait du livre des Adages. «C'est le magasin de Minerve; tout le monde y a recours, comme aux feuilles de la sibylle.»
Holbein, le grand peintre de Bâle, peignit Érasme en habit de triomphateur, passant, couronné de lauriers, sous un arc romain, et comme entraînant le monde par cette via sacra de l'antiquité.
L'effet en réalité était légitime et vraiment grand en deux sens. On vit que la majeure partie de ces proverbes antiques n'en étaient pas moins modernes, que l'antiquité n'était pas un illisible grimoire, monopole des savantasses, qu'elle était nous-mêmes et l'homme éternellement identique. On vit que cette antiquité, que les Janotus de Bragmardo, les pédants crottés dont parle Rabelais, représentaient à leur image, gourmée, pédantesque et sotte, était l'élégance même, l'urbanité, la grâce. La cour, aussi bien que la ville, reconnut que Platon, Xénophon, étaient de parfaits gentilshommes, pleins d'aménité et d'esprit. L'honnête homme, ce faible idéal, qui a toujours été si populaire dans la moyenne sagesse française, parut tout à fait représenté dans certaines productions de l'antiquité pâlie, comme les Offices de Cicéron, livre qu'on imprima partout et qui partout devint usuel.
Du reste, quelque faibles que fussent les résultats encore, ce qu'il y avait de grand, c'était l'effort, la volonté. Et quoi de plus grand, en ce monde, que de vouloir sérieusement? Dans le transport, jamais calmé, d'une activité haletante, on exhumait de la terre, de la poudre des vieux dépôts, médailles et monnaies, bas-reliefs, manuscrits de toute sorte, médecine, géographie, poésie, mœurs, usages domestiques, toute la vie de l'antiquité. Bons humanistes! qui leur refusera ce nom, en les voyant embrasser d'un si impartial amour tout ce qu'on pouvait savoir alors, tout peuple, tout âge et tout dieu, toute langue et toute humanité?
Venez, dans la nuit noire encore; montons, l'hiver, de grand matin, la rue Saint-Jacques. Voyez-vous toutes ces lumières? Des hommes, des vieillards même, mêlés aux enfants, vont portant sous le bras l'in-folio, de l'autre le chandelier de fer. Vont-ils tourner à droite? Non, la vieille Sorbonne est endormie encore; elle se tient chaude entre ses draps. La foule va aux écoles grecques. Athènes est à Paris. Cet homme à grande barbe, dans sa majestueuse hermine, c'est le descendant des Empereurs, Jean Lascaris. L'autre docteur, c'est Aléandre, qui enseigne l'hébreu. Vatable est à ses pieds, qui écrit et déjà imprime. Étrange renversement des choses! Cette ville, qui vers 1300 ravit aux juifs leurs manuscrits pour les anéantir, elle les imprime aujourd'hui. En 1508, on fond les premiers caractères hébraïques. La vieille Loi, si cruellement persécutée par la nouvelle, devient impérissable, multipliée par les chrétiens. Le défenseur des livres juifs, Reuchlin, ébranle l'Allemagne de sa lutte héroïque contre les ignorants persécuteurs et destructeurs de livres, qui les brûlent, ne sachant les lire.
Croyons aux victoires de l'esprit! Au moment où l'Espagne détruit les livres par milliers! l'Allemagne, la France, l'Italie en impriment par millions!
Nul lieu, ni temple, ni école, ni assemblée de nations, n'a jamais porté à mon cœur la religieuse émotion que j'éprouve quand j'entre dans une imprimerie. Le poète-ouvrier de Manchester l'a très-bien dit: «La Presse est l'Arche sainte!» Les révolutions de Paris se sont faites autour de la Presse. Imprimeur en 93, mon père avait planté la sienne au chœur même d'une église, et j'y suis né. Vives religions du berceau, elles me revinrent en 1843, quand ma chaire assiégée me fut presque interdite et la parole disputée par une cabale fanatique. Le soir même, je cours à la Presse; elle haletait sous la vapeur; l'atelier n'était que lumière, brûlante activité; la machine sublime absorbait du papier, et rendait des pensées vivantes... Je sentis Dieu, je saisis cet autel. Le lendemain j'étais vainqueur.
La rue Saint-Jean-de-Beauvais n'est pas une belle rue, et elle a le tort d'avoir eu l'école de subtilités vaines qu'on appelait le Droit canonique. Et elle a pourtant une grande gloire: elle eut au clos Bruneau la vénérable enseigne des Estienne, les premiers imprimeurs du monde, dynastie mémorable, qui, un siècle durant, par Henri Ier, par le grand Robert, par Charles et Henri II, illumina le monde. De là sortit toute une antiquité, épurée, corrigée, judicieusement annotée, mise en commun pour tous. Le colossal Trésor de la langue latine a immortalisé Robert, comme Henri II celui de la langue grecque. Ce ne sont plus ici des pédants. Leur verve, leur vigoureux bon sens éclairent toutes leurs publications. L'un d'eux, médecin illustre, naturaliste original, écrit et publie tout à l'heure le premier traité pratique d'agriculture, la Maison rustique.
Les Estienne impriment en 1512, quatre ou cinq ans avant Luther, le premier livre de la Réformation, le Nouveau Testament de Lefebvre d'Étaples.
La Réforme française, toutefois, est encore loin. La religion de cette maison des Estienne, c'est jusqu'ici l'imprimerie elle-même. On sait qu'ils proposaient des prix à ceux qui trouveraient des fautes dans leurs publications. La correction se faisait par un décemvirat d'hommes de lettres de toutes nations et la plupart illustres. L'un d'eux fut le grec Lascaris, un autre Rhenanus, l'historien de l'Allemagne, l'Aquitain Rauconet, depuis président du Parlement de Paris, Musurus, que Léon X fit archevêque, etc.
On se demande comment ces Estienne, imprimeurs admirables, irréprochables correcteurs, ayant à mener cette grande maison, purent être de féconds éditeurs, des écrivains piquants, des maîtres en notre langue. L'un d'eux l'explique en adressant à un ami la préface de son Thucydide: «Reçois, ami, le produit des sueurs qu'un travail âpre tire de mon front, pendant le rude hiver, pendant les sombres nuits où j'écris au vent de la bise.»
Deux choses les soutenaient:
L'une (dont je leur réponds), la reconnaissance qu'ils attendaient de nous. «Postérité! disait Henri, tu pourras reposer, nous travaillons pour toi. Tu dormiras paisible, heureuse de nos veilles.»
L'autre soutien (Dieu nous donne à tous de suivre en ceci ces grands ouvriers!), ce fut la parfaite unité du foyer et de la famille. Les dames Estienne, levées de grand matin, parmi cette légion d'hommes de toutes langues, parlaient la seule que tous entendaient, le latin. «Votre ayeule, écrit Henri II dans sa préface d'Aulu-Gelle, l'entendait parfaitement. Et votre tante Catherine s'énonçait en latin de manière à être entendue de tous. Les domestiques s'y habituaient et finissaient par parler de même. Pour nous, enfants, depuis que nous commençâmes à balbutier, nous n'aurions jamais osé parler autrement que latin devant mon père et ses correcteurs.»
Ainsi tout était harmonie, et le grand imprimeur, ses correcteurs illustres, ses ouvriers lettrés, ses enfants, ses savantes dames, présentaient l'unité du vrai foyer antique, l'image des familles et clientèles romaines, de sorte qu'en entrant chez Henri, chez Robert, chez Charles, auteur de la Maison rustique, vous vous seriez cru chez Caton.
CHAPITRE XII
LA SITUATION RESTE ENCORE OBSCURE.—DE MICHEL-ANGE, COMME PROPHÈTE
1512-1514
Ainsi se faisait la lumière. Elle revenait au monde, mais par d'insensibles degrés. L'ardeur même y mettait obstacle; la passion par enivrement s'entrave, s'arrête elle-même. Cette première renaissance, qui adorait tout de l'antiquité, la recherchait dans sa forme bien plus que dans son principe. Ce principe, celui des gouvernements populaires, des religions nationales où le peuple avait fait ses dieux, était trop éloigné de l'éducation messianique que le clergé a donnée à l'homme du Moyen âge, et que continuent les légistes au profit de la royauté.
Le nouveau Messie est le roi. À mesure que s'affaiblit dans les esprits le dogme de l'incarnation, grandit et se fortifie l'idolâtrie monarchique. La centralisation, qui commence, immense et confuse encore, n'est guère comprise des foules que comme la force infinie d'un individu. Point de vue populaire, enfantin, que Rabelais va reproduire tout à l'heure sous des masques ridicules, dans ses rois géants: le Pantagruel, le Grand-Gousier, le Gargantua.
C'est l'adoration de la force, l'obscurcissement du droit.
Ainsi l'idée qui fait la vie, la moralité des religions et des États, le Droit chemine lentement.
Tous l'obscurcissent à l'envi.
Les jurisconsultes littérateurs, un Alciat par exemple, le servent et lui nuisent par la richesse de leurs commentaires, par l'accumulation des textes oratoires ou poétiques, appelant Ovide ou Catulle à témoigner pour Papinien.
Les procureurs, classe immense qui pullule sous Louis XII, étouffent le droit bien mieux encore, l'entourant, pour cacher leurs vols, de l'épineuse et noire forêt d'une nouvelle scolastique.
De même que les théologiens vont tout à l'heure proclamer la déchéance de la Loi, le règne absolu de la Grâce, les croyants de la royauté n'envisagent dans la législation qu'un don de la grâce royale, une faveur toute précaire et révocable à volonté.
Mais la grâce est chose variable. Louis XII craint que ses réformes ne soient viagères, mortelles comme lui. Comment garder l'avenir? Qui prendra au sérieux la défense que fait le roi d'obéir aux ordres du roi qui seraient contre la justice?
Les corps de magistrature qui faisaient illusion sur la servitude publique vont s'aplatir sous le successeur de Louis XII, et les choses apparaîtront dans leur rude vérité. Un pouvoir, le roi; rien de plus. Le gouvernement est tout personnel. Plus d'action collective. Plus de cours féodales où le seigneur appelait ses barons. Plus de communes délibérantes. Le fil des affaires politiques, moins multiple, moins complexe, et mis dans une seule main, devient pourtant plus difficile à suivre; cette main unique est fermée. Toute affaire est maintenant personnelle, de famille, de favoritisme, de galanterie. Le destin des nations est désormais enclos aux ténébreux appartements, aux chambres à coucher, aux alcôves, aux retraits de Leurs Majestés. Leur humeur, leur santé variable, voilà maintenant la règle du monde. Le mystère de la digestion trône au sommet de la politique.
Tels rois, tels peuples; ceux-ci participent aux maladies des princes. La France tousse, la France a mal à la poitrine, la France fait un enfant mort; on dirait qu'elle meurt elle-même, et cela, regorgeant de vie! oui, mais elle est malade en son incarnation: Louis XII, Anne de Bretagne.
Et non moins malade est l'histoire. Elle a cessé, sauf les panégyristes ou les chroniqueurs romanesques, pauvres copistes des romans qui ont copié, gâté les poèmes. J'excepte la charmante chronique de Bayard, qui d'ailleurs fut écrite plus tard et sous François Ier. Commines m'a quitté, et le bon sens aussi semble avoir délaissé le monde. Le ferme et fin Machiavel, et sa plume d'airain, sont brisés; il le dit lui-même. Il se précipite effaré dans le paradoxe insensé du Prince, poignardant le droit et le juste, afin qu'il ne reste rien, et jetant ce dernier mort sur les morts d'un monde détruit.
Cette politique dernière du crime et du désespoir a pourtant l'ambition d'être une politique encore, une sagesse positive, pratique; elle donne des règles, des recettes pour le succès. Ces règles, sur quoi les appuyer, lorsque nous entrons dans un monde de toute-puissance individuelle, c'est-à-dire d'arbitraire suprême, de fluctuation, de variation? Tes règles, tes recettes, telles quelles, tu peux les remporter, mon pauvre Machiavel. Qui sera sûr maintenant que la règle générale se rapporte au cas singulier, au hasard obscur de ce jour? Qui peut savoir? qui peut prévoir? Tout au plus puis-je étudier le tempérament de ces princes, consulter leurs médecins. Vesale me renseignera sur la goutte de Charles-Quint; Agrippa me guidera par les maladies ou par les amours de la galante reine-mère, qui gouverne sous François Ier.
L'art portait l'empreinte naïve de cette personnalité absorbante. Tout se rabaissait à l'individu. Rien ne se faisait plus de grand. Voilà déjà près d'un siècle que Brunelleschi, bâtissant la Renaissance sur la solide construction de Santa Maria del Fiore, a définitivement vaincu le gothique. Qu'a-t-on fait depuis? En Italie, des palais, des villas pour les banquiers de Florence, pour les sénateurs de Venise. Le gothique persévère dans les églises du Nord, mais comment? par la sculpture; l'architecture a péri. Mourante et désormais stérile, elle appelle à son secours les ciselures, toutes sortes de minuties charmantes à l'ornement des gigantesques cathédrales. À ces prodigieux colosses, elle met des frisures et des fleurs, les galantes moulures de l'orfévre et jusqu'aux guipures du brodeur. Ces hautes tours, ces nefs énormes, ces Alpes de pierre, sœurs de pyramides d'Égypte, commencent à vouloir se faire belles dans leur décrépitude; elles s'attifent coquettement. Ainsi le veut le goût du temps, ainsi le commandent les reines et les rois.
Leurs lacs d'amour, leurs devises galantes, les emblèmes de lit et d'alcôve, ils veulent tout cela dans l'église. Les stalactites artificielles, pendentifs hasardés qu'on admirait dans les bijoux, dans les meubles, on les fait en pierre; elles descendent des chœurs et des nefs, énormes, lourdes à faire peur, écrasantes; le fidèle, sous cette menace, ne se hasarde qu'en tremblant.
Tel est le gothique fleuri du sanctuaire de Westminster, de Saint-Pierre de Caen, et encore de la blanche église de Brou. Celle-ci, miracle de sculpture, fut vingt ans durant le joujou laborieux de la Flamande Marguerite. Elle en a fait l'église de Dieu? non, mais de Philibert de Savoie, son jeune époux, et son temple aussi à elle-même. Toute figure, toute histoire, y rappelle la prééminence de la femme; mais ses défauts y sont aussi: l'amour du joli, du petit. Sous cette voûte sans élévation, vous voyez un enchantement de guipures et de broderies de blanche pierre ou d'albâtre; partout uniformément se croisent la marguerite et la plume des lacs d'amour et du traité de Cambrai. Rébus, énygmes et logogriphes témoignent de l'esprit du temps. Brodeuse et fileuse excellente, la princesse semble avoir, en rêvant ces devises, filé son église au fuseau des fées, filé infatigablement; mais le spectateur se fatigue dans son admiration monotone. François Ier, entrant dans l'église de Brou, en remarqua tout d'abord la fragilité; cette pierre d'un blanc virginal, peu solide aux fortes gelées, demanda des réparations même avant l'achèvement. L'habile Flamand qui la bâtit avait justement oublié la conduite des eaux, la question capitale de conservation.
Le XVIe siècle, sous ces rapports, ne se montrait pas en progrès sur le XVe. L'art y est grand, mais il est serf, dépendant de l'individu. Il était courtisé des peuples, il devient courtisan des rois.
Et lui-même semble organisé monarchiquement. Ses grands maîtres, rois de la peinture et de la sculpture, apparaissent isolés, là où fermentait un peuple d'artistes. Vinci, Michel-Ange, sont de grands solitaires. Raphaël est toute une école, il est vrai; mais, jusqu'à sa mort, lui seul paraît, lui seul nomme de son nom les œuvres communes: une légion de peintres est absorbée en lui.
L'art s'éloigne alors de la vie, des luttes et des malheurs du temps, se retranche dans l'indifférence. Pour moi, admirateur autant que personne de cette grande école qu'on appelle Raphaël, et qui a couvert le monde de peintures, je suis étonné de sa quiétude, de sa sérénité étrange au milieu des plus tragiques événements. Ces impassibles madones savent-elles ce que leurs sœurs vivantes ont éprouvé de Borgia au sac de Forli, de Capoue? Ces philosophes de l'École d'Athènes peuvent-ils raisonner, calculer, au jour du sac de Brescia, à l'heure où un furieux frappe au sein de sa mère mourante le futur restaurateur des mathématiques? Et cette Psyché, enfin, peinte deux fois par Raphaël avec tant de charmes dans toute sa longue histoire, n'a-t-elle donc pas entendu l'effroyable cri de Milan, torturée par les Espagnols qui seront à Rome demain?
La comparaison trop fréquente de Virgile et de Raphaël fait, en vérité, au premier une cruelle injure. Le charme de Virgile, sa grâce sainte, c'est justement d'avoir constamment souffert avec l'Italie. Quelque loin qu'en soit le sujet, son âme en est toujours atteinte. Vous sentez partout, avec un attendrissement infini, que le pauvre paysan de Mantoue, le dernier et infortuné représentant des vieilles populations italiques, a en lui un monde de deuil. Poète de l'exil dans la première églogue et dans tant de passages divers, il l'est même dans la poésie officielle que ses patrons lui commandent. Dans le chant triomphal qu'on lui fait faire pour la naissance d'un petit-fils d'Auguste, il veut être joyeux et il pleure; ce qui lui vient à la bouche, c'est l'éternel exil de Térée, qui a perdu jusqu'à la figure d'homme, non pourtant le cœur et le souvenir:
«Malheureux! dans son vol, il revenait planer sur le foyer qui fut le sien!»
Où fut l'âme de l'Italie au XVIe siècle? Dans la placide facilité du charmant Raphaël? dans la sublime ataraxie du grand Léonard de Vinci, le centralisateur des arts, le prophète des sciences? Celui-ci, toutefois, qui voulut l'insensibilité, qui se disait: «Fuis les orages,» il a, qu'il le voulût ou non, laissé dans le Saint Jean, dans le Bacchus et la Joconde même, dans le sourire nerveux et maladif que ces têtes étranges ont toutes aux lèvres, une trace douloureuse des tiraillements de l'esprit italien, de cette fièvre de maremme qu'il couvrait d'hilarité fausse, du badinage plutôt léger que gai de Pulci et de l'Arioste.
Il y a eu un homme, en ce temps, un cœur, un vrai héros.
Avez-vous vu dans le Jugement dernier, vers le milieu de cette toile immense, celui que se disputent les démons et les anges? Avez-vous vu dans cette figure et d'autres ces yeux qui nagent et s'efforcent de regarder en haut, l'anxiété mortelle de l'âme, où luttent deux infinis contraires?... Images vraies du XVIe siècle entre les croyances anciennes et les nouvelles, images de l'Italie entre les nations, images de l'homme d'alors et de Michel-Ange lui-même. Ce tableau, œuvre savante et calculée de sa vieillesse, mais si longuement préparé, montre ainsi des parties naïves, jeunes, spontanées, arrachées du cœur même, et sa révélation profonde.
On l'a dit à merveille: «Michel-Ange fut la conscience de l'Italie... De la naissance à la mort, son œuvre fut le jugement.» (A. Dumesnil: l'Art italien.)
Il ne faut faire attention ni aux premières sculptures païennes de Michel-Ange, ni aux velléités chrétiennes qui ont traversé sa vie. Dans Saint-Pierre, il n'a guère songé au triomphe du catholicisme; il n'a rêvé que le triomphe de l'art nouveau, l'achèvement de la grande victoire de son maître Brunelleschi, devant l'œuvre duquel il a fait placer son tombeau, afin, disait-il, de la contempler pendant toute l'éternité. Il a procédé de deux hommes, Savonarole et Brunelleschi. Il n'est ni païen, ni chrétien. Il est de la religion des Sibylles, de celle du prophète Élie, des sauvages mangeurs de sauterelles de l'Ancien Testament.
Sa gloire et sa couronne unique (rien de tel avant, rien après), c'est d'avoir mis dans l'art la chose éminemment nouvelle, la soif et l'aspiration du Droit.
Ah! qu'il mérite d'être appelé le défenseur de l'Italie, non pas pour avoir fortifié les murs de Florence à son dernier jour, mais pour avoir, dans les jours infinis qui suivent et suivront, montré dans l'âme italienne, suppliciée comme une âme sans droit, la triomphante idée du Droit que le monde ne voyait pas encore.
Rappeler ses origines, c'est dire pourquoi seul il put faire ces choses.
Né dans une ville de juges (Arezzo) dans laquelle toutes les autres allaient chercher des podestats, il eut un juge pour père. Il descendait des comtes de Canossa, parents des empereurs qui fondèrent à Bologne, contre les papes, l'école du droit romain. Il ne faut pas s'étonner si sa famille le doua en naissant du nom de l'ange de justice, l'ange Michel, de même que le père de Raphaël nomma le sien du nom de l'ange de la grâce.
C'était une race colérique. Arezzo, vieille ville étrusque, petite république déchue, était méprisée de la grande ville de banque; Dante lui donne un coup en passant. Un des sujets les plus ordinaires des farces italiennes était le podestat, représentant impuissant de la loi dans les villes étrangères qui l'appelaient, le soldaient, le chassaient. Tout le monde en Italie se moquait de la justice. Il fallait un effort héroïque, comme celui de Brancaleone, pour faire respecter le glaive du juge. Il lui fallait un cœur de lion pour exécuter lui-même, étranger et isolé, ses jugements contestés de tous. Michel-Ange eût été un de ces juges guerriers au XIIIe siècle. Il était du cœur, de la taille des grands Gibelins de ce temps, de celui que Dante honore sur sa couche de feu, de l'autre à la face tragique: «Âme lombarde, quel était le lent mouvement de tes yeux? On aurait dit le lion dans son repos.» (A guisa di leone quando si posa.)
Ne portant pas le glaive, sous ce règne des hommes d'argent, à la place il prit le ciseau. Il a été le Brancaleone, le juge et le podestat de l'art italien. Il a exercé dans le marbre et la pierre la haute censure du temps.
Sa vie de près d'un siècle fut un combat, une continuelle contradiction. Noble et pauvre, il est élevé dans la maison des Médicis, où nous l'avons vu employé à sculpter des statues de neige.
Âme républicaine, il sert toute sa vie les princes, les papes.
L'envie le défigure. Un rival le rend pour toujours difforme. Fait pour aimer et être aimé, toujours il sera seul.
Mais sa plus grande contradiction est encore en lui-même. Né stoïcien, austère, fièrement posé dans le devoir, ce cœur n'était pas une pierre, ce n'était point ce globe de roc où Zénon figurait le sage; c'était une grande âme italienne, toujours épandue hors de soi par la contemplation avide du beau, la poursuite de l'idéal; il dérivait à la fois de Zénon et de Platon. C'est de cette lutte intérieure, de cet effort contradictoire, qu'il souffrit, mourut, si l'on peut dire, pendant toute sa longue vie. Quiconque fût entré chez lui la nuit (il dormait peu) l'eût trouvé travaillant la lampe au front, comme un Cyclope, et aurait cru voir un frère des Titans. Et il y avait quelque chose de tel en ce génie.
Mais sous le Titan était l'homme. Sa confidente unique, la poésie, le fait assez connaître. Chaque soir, après son unique repas, d'un peu de pain et de vin, il rimait un sonnet, et toujours sur les mêmes textes, sur l'effort impuissant de l'âme pour se sculpter elle-même, se tirer de son bloc, sur la difficulté qu'elle rencontre à dégager du marbre l'Idée, objet de son désir, son austère fiancée.
Plusieurs fois il voulut mourir.
Un jour qu'il s'était blessé à la jambe, il barricada sa porte, se coucha, n'ayant plus envie de se relever jamais. Un ami, voyant cette porte qui ne s'ouvrait plus, eut des craintes, chercha, trouva un passage, et étant arrivé à lui, le força de se laisser soigner et guérir.
Pourquoi ce désespoir? il ne l'a dit à personne, mais nous, nous le dirons. Parce que son âme excéda infiniment sa destinée, son talent même qui fut prodigieux, parce qu'il manqua deux fois son œuvre, qui était la Mort et le Jugement.
Le monument de la Mort devait être un tombeau. Le violent Jules II, dans son ambition infinie, avait osé accepter pour son mausolée le plan de Michel-Ange, plan immense qui aurait été un temple dans un temple, vraie tombe d'un César ou d'un Alexandre le Grand. Elle eût porté quarante colosses de vertus, de royaumes conquis, de religions, Moïse et l'Évangile. Le Ciel s'y réjouissait et la Terre y pleurait. Là devait éclater, bien à sa place, cette profonde étude de la mort qu'il avait faite dix années (au point d'oublier les arts même pour l'anatomie). Tout était prêt, et la moitié de la place Saint-Pierre déjà couverte de marbres qu'il avait lui-même cherchés à Carrare et amenés par mer. La girouette tourna. Jules II changea, sur l'idée misérable que son flatteur Bramante lui suggéra, que «faire son tombeau de son vivant c'était chose de mauvais augure.» Il ne resta de l'œuvre commencée que le Moïse et les esclaves; ces derniers sont au Louvre (le plâtre du Moïse aux Beaux-Arts).
Tel était cet étrange gouvernement de vieillards. Arrivés tous vieux, et très-vieux, la mort, la vie, se disputaient les papes; le gouvernement de l'Immuable était l'inconsistance même. Un prêtre, un moine, tout à coup prince et roi des rois, voulait jouir de la vie ajournée, d'autre part la perpétuer par sa famille ou par son nom. Jules II, qu'on croyait un grand pape, ce conquérant Jules II, qui semblait né pour être le vrai patron de Michel-Ange, le laissa là du jour où son tentateur, le Bramante, lui présenta la gracieuse figure du peintre des madones, cet étonnant enfant en qui fut l'éternelle puissance de réalisation, l'Italie elle-même en son plus fécond ingegno. Jules II fit effacer toute peinture existante, et lui donna à peindre l'immensité du Vatican.
Le Moïse était là cependant, non achevé, et déjà redoutable, qui reprochait au pape son changement d'esprit. Œuvre nullement flatteuse; du marbre se dégageait déjà la sauvage figure qui tenait de Savonarole. Le cœur de Michel-Ange, plein du martyr, l'avait transfiguré ici et par le trait le plus hardi qui, selon l'histoire, marquait cette physionomie unique: quelque chose du bouc (oculi caprini); figure sublimement bestiale et surhumaine, comme dans ces jours voisins de la création où les deux natures n'étaient pas encore bien séparées. Les cornes ou rayons plantés au front rappellent à l'esprit ce bouc terrible de la vision «qui n'allait qu'à force de reins et frappait de cornes de fer.» Le pied ému, violent, porte à terre sur un doigt pour écraser les ennemis de Dieu et les contempteurs de la Loi. Moïse est la Loi incarnée, vivante, impitoyable. Lui seul donna à Michel-Ange une pure satisfaction d'esprit.
On conte que, quarante ans après, quand on le traîna dans l'église où il devait siéger, son père, qui marchait devant lui, s'indigna de le voir aller si lentement, se retourna, lui jeta son maillet, disant avec tendresse: «Eh! que ne vas-tu donc?... Est-ce donc que tu n'es pas en vie?»
Ce sont là des figures qu'il faut cacher aux puissants de ce monde, qui rappellent trop franchement les justes jugements qu'ils ont à attendre et l'égalité de l'expiation.
Le pape avait décidément tourné le dos à Michel-Ange. Il ne le voyait plus; il le laissait payer les marbriers de son argent. Un jour qu'il était venu encore s'asseoir en vain à la porte du pape, il dit: «Si Sa Sainteté me demande, vous direz que je n'y suis plus.» Et il part pour Florence, pour Constantinople peut-être; le sultan l'appelait pour construire un pont à Péra.
Mais cinq courriers arrivent en même temps à Florence, cinq lettres coup sur coup. Plaintes, fureur, menaces; le pape fera plutôt la guerre, si on ne lui rend son sculpteur. Le sculpteur n'en tient compte. Jules II, conquérant, dans Bologne, était à l'apogée de son colérique orgueil. Le pauvre magistrat Soderini eut peur: «Nous ne pouvons pas, dit-il à Michel-Ange, avoir la guerre pour toi... Tu iras honorablement comme ambassadeur de la République.»
La scène fut plaisante. Jules II, sur son bâton, le regardant avec fureur, lui dit: «Enfin!... Tu as donc attendu que j'allasse à toi au lieu de venir!» Un évêque, qui se trouvait là, dit maladroitement: «Pardonnez-lui, Saint-Père. Ces gens-là sont des rustres qui ne savent que leur métier.» Le pape, heureux d'avoir quelqu'un sur qui il pût frapper, tombe alors sur l'évêque: «Rustre toi-même!» crie-t-il, et il le chasse à coups de bâton.
Cependant, ce serpent, Bramante, avait imaginé un coup pour désespérer Michel-Ange. Il lui fit ordonner par ce pape insensé, à lui sculpteur, de peindre la chapelle Sixtine. Michel-Ange n'avait jamais touché pinceau ni couleur, ne savait ce que c'était qu'une fresque, et l'on voulait qu'il fît, en face, en concurrence du plus facile et du plus grand des peintres, cette œuvre énorme de peindre toute cette petite église (deux cents pieds sur cent pieds de haut). Il en frémit, essaya d'éluder; Jules II fut inflexible. Michel-Ange fit venir les plus habiles maîtres de Florence pour apprendre la fresque, les fit quelque peu travailler; puis, mécontent, il les paya et ne voulut plus les revoir. Il s'enferma dès lors dans la chapelle, peignant seul et préparant seul, broyant seul des couleurs. Terrible épreuve, de nature à tuer l'homme le plus robuste. Et arrivé au tiers de ce travail immense, il crut que tout était perdu. La chaux séchait lentement, et, par places, elle se couvrait de moisissures.
Ce qui aida fort Michel-Ange, c'est que la chapelle Sixtine, œuvre de Sixte IV, l'oncle de Jules II, n'était qu'une pensée secondaire pour celui-ci, qui attachait la gloire de son pontificat à la construction de Saint-Pierre. Il obtint d'avoir seul la clef de la chapelle, de n'avoir aucune visite. Celle du pape, qu'il n'osait refuser, il la lui rendait difficile, en ne laissant d'accès aux échafauds que par une roide échelle à chevilles où le vieux pape devait se hasarder.
Cette voûte obscure et solitaire, dans laquelle il passa au moins cinq ans (1507-1512), fut pour lui l'antre du Carmel, et il y vécut comme Élie. Il y avait un lit, sur lequel il peignait suspendu à la voûte, la tête renversée. Nulle compagnie que les prophètes et les sermons de Savonarole.
Dans quel ordre doit-on étudier ce livre sibyllin? C'est une des plus difficiles questions que puisse poser la critique, une de celles qui nous ont le plus souvent embarrassé. Rien n'est plus important que la filiation logique des idées, la vraie série chronologique des travaux, dans cette œuvre capitale, dominante, de la Renaissance.
Mettons à part le Jugement dernier, qui fut fait bien après, dans la vieillesse du maître, de 1533 à 1541.
Il ne s'agit ici que de la voûte, et bien plus, et surtout des intervalles des fenêtres.
Un mot de Vasari nous apprend d'abord que, la première moitié ayant été découverte, Raphaël, qui la vit, peignit en concurrence ses prophètes et sibylles de Sainte-Marie della Pace.
Puis, que l'autre moitié fut expédiée en vingt mois, après lesquels la chapelle fut décidément ouverte pour la Toussaint (1er novembre 1512).
C'est donc dans cette solitude absolue des années 1507, 1508, 1509, 1510, c'est pendant la guerre de la Ligue de Cambrai, où le pape porta le dernier coup à l'Italie en tuant Venise, que le grand Italien fit les prophètes et les sibylles, réalisa cette œuvre de douleur, de liberté sublime, d'obscurs pressentiments, de pénétrantes lueurs. La lampe que le grand cyclope portait au front dans l'obscurité de sa voûte, elle nous éclaire encore.
Il y a mis quatre ans. Moi, j'ai mis trente ans à l'interroger. Pas une année, du moins, ne s'est passée, que je ne reprisse cette Bible, ce Testament, qui n'est ni l'ancien ni le nouveau, mais d'un âge encore inconnu; né de la Bible juive, il la dépasse et va bien au delà.
Dante, qu'il a suivi plus tard dans le Jugement dernier, et trop sans doute, ne paraît point du tout ici. Et les sibylles ne sont pas davantage virgiliennes. Celles-ci sont robustes et terribles, et leur trépied de fer est le trône du destin.
À ce point de la vie, il avait perdu terre, comme Christophe Colomb, sur l'Océan, ne voyait plus aucun rivage.
Son maître immédiat, qu'il l'ait su ou ne l'ait pas su, n'est plus même Savonarole; c'est le XIIe siècle et la vision de Joachim de Flore que Savonarole n'osait lire.
Il faut bien se garder d'aller dans la chapelle, comme on fait, aux solennités de la semaine sainte et avec la foule. Il faut y aller seul, s'y glisser, comme le pape osait le faire parfois (mais Michel-Ange l'effraya en jetant une planche). Il faut affronter seul ce tête-à-tête. Rassurez-vous: cette peinture, éteinte et obscurcie par la fumée de l'encens et des cierges, n'a plus le même trait de terreur; elle a perdu de ses épouvantements, gagné en harmonie, en douceur; elle participe de la longue patience et de l'équanimité du temps. Elle apparaît noircie du fond des âges, mais d'autant plus victorieuse, non surpassée, non démentie.
Il y a trouble d'abord pour les spectateurs et difficulté de s'orienter. On ne sait, voyant de tous côtés ces visages terribles, lequel écouter le premier, ni dans qui on trouvera un favorable initiateur. Ces gigantesques personnages sont si violemment occupés, qu'on n'oserait s'adresser à eux. Car voilà Ézéchiel dans une furieuse dispute. Daniel copie, copie, sans s'arrêter ni respirer. La Lybica va se lever. Le vieux Zacharie, sans cheveux, une jambe haute et l'autre basse, ne s'aperçoit pas même d'une position si fatigante, dans sa fureur de lire. La Persica, le nez pointu, serrée dans son manteau de vieille qui lui enveloppe la tête, bossue de son long âge et d'avoir lu des siècles, lit, avare, envieuse, pour elle seule, un tout petit livre en illisibles caractères, où elle use ses yeux ardents. Elle lit dans la nuit sans doute et tard, car je vois à côté la belle Erythræa qui, pour écrire, fait rallumer son feu éteint et remettre l'huile à la lampe. Studieuses et savantes sibylles qui sont bien du XVIe siècle. La plus jeune et la seule antique, la Delphica, qui tonne sur son trépied. Vierge et féconde, débordante de l'Esprit, gonflée de ses pleines mamelles et le souffle aux narines, elle lance un regard âpre, celui de la vierge de Tauride.
Grand souffle et grand esprit! Quel air libre circule ici, hors de toute limite de nations, de temps, de religions! Tout l'Ancien Testament y est, mais contenu. Et ceci le déborde. Du christianisme nul signe. Le salut viendra-t-il? Rien n'en parle, mais tout parle du jugement. Ces anges mêmes sont-ils des anges? Je n'en sais rien. Ils n'ont pas d'ailes. Êtres à part, enfants de Michel-Ange qui n'eurent jamais, n'auront jamais de frères, ils tiennent de leur père, d'Hercule et de Titan.
Si David, logé dans un coin, chante le futur Sauveur, il faut croire qu'il chante à voix basse. Nul ne semble écouter. Isaïe, son voisin, si profondément absorbé, fait peu d'attention à l'appel d'un enfant qui peut-être lui dit: Écoute! Il tourne un peu la tête, la tête et non l'esprit; dans ce mouvement machinal, sa rêverie dure et durera.
«Eh! quoi donc? Michel-Ange avait-il brisé avec le christianisme?» Non, mais visiblement il ne s'en est plus souvenu.
Cette douce parole de paternité, de salut, redite et ajournée toujours du Moyen âge, a contracté les cœurs. La dérision semble trop forte. La grâce, qui ne fut que vengeance, verge et flagellation, a apparu si rude, que désormais le monde n'attend plus rien que la justice.
Justice et jugement, la grande attente d'un terrible avenir, c'est ce qui emplit la chapelle Sixtine. Un frémissement de terreur y fait trembler les murs, les voûtes, et, pour se rassurer, on ne sait où poser les yeux. Voici des mères épouvantées qui pressent leurs enfants contre leur sein. Là une figure pâle qui, sur un dévidoir voit filer l'irrésistible fil que rien n'arrêtera. Un autre, en face d'un miroir, voit s'y réfléchir des objets qui sans doute passent derrière lui, si effrayants, que de son pied crispé il frappe au mur, recule. Même geste au plafond et souvent répété dans les figures d'en haut, figures désespérées, qui, nues, n'ayant plus souci de la pudeur, se montrant par où l'on se cache, ébranlent la voûte à coups de pied. Ils entendent rouler le tonnerre de la prophétie, qui les a pris en plein sommeil. On le voit par leurs camarades réveillés en sursaut, qui se jettent hors des couvertures, les cheveux dressés de terreur, ramassent et brouillent leurs vêtements, sans y voir, d'une main tremblante.
Évidemment les personnages ne sont pas dans l'ordre logique, mais placés selon les effets, les nécessités de l'art et de la lumière. Pour se guider, il faut moins regarder ceux qui parlent que ceux qui écoutent. C'est alors qu'on commence à entrer dans le mystère de cette révélation (suivre du moins sur les gravures).
Selon nous, le point de départ se trouve dans la belle femme endormie qui est au-dessous d'Ézéchiel: elle est visiblement enceinte. C'est le mot de Dieu au prophète: «Tu engendreras un enfant.» Vérité littérale. La parole prophétique est en effet une réalité et un être; la prédiction fait la chose à la longue; la persistante incubation des siècles, de la pensée des pères et du rêve des mères nourrissant le germe de vie, accomplit l'être désiré. Il naît, pourquoi? Il fut prédit... La parole est sa raison d'être. Ce que Dieu dit d'un mot: «Va, engendre un enfant.»
Mais quel fils? quelle parole? Un enfant de justice et la justice même.
Ézéchiel était, dit-on, un simple valet de Jérémie. Les plus petits sont les plus grands. Ce valet en sait plus que le maître.
Sa parole furieuse, cynique, d'un symbolisme obscène, contient la révélation dernière des prophètes et celle qui enserre tout le reste, qui détruit la doctrine impie des vengeances de Dieu poursuivies sur l'enfant jusqu'à la dixième génération, et toujours, damnant le monde pour le péché d'un seul.
L'Ézéchiel de Michel-Ange, la tête serrée d'un turban de Syrie, tête de fer, tête révolutionnaire, s'il en fut, par un mouvement brusque où l'a saisi le peintre, se tourne vers un interlocuteur qu'on ne voit pas (un docteur d'Israël sans doute), et, laissant de côté la Loi qu'il tient de la main gauche, lui lance le verset sans réplique: «D'où vient, dit le Seigneur, que vous dites, comme un proverbe: Nos pères ont mangé du verjus, et nos dents en sont agacées? Non, cela n'est pas vrai. Je jure qu'un tel proverbe ne passera plus. Toute âme est mienne. Qui pèche mourra de son péché; qui est juste vivra. Si le fils est voleur, usurier, assassin, cela ne revient pas au père. Et pourquoi davantage du père au fils? Non, qui pèche payera pour lui seul.»
Cette splendide lumière du dernier des prophètes, ce brisement des superstitions, cette fondation de la justice finissait le combat cruel du disciple de Savonarole, assistant aux douleurs de l'Italie et entendant sa plainte. Elle lui rendit le cœur et les bras le jour où, de cette haute antiquité, la Justice éternelle lui dit déjà le mot moderne: «Non, le mal ne vient pas d'ailleurs ni des fautes d'autrui; non, homme, il vient de toi!»
Sous le même prophète, en face de la jeune femme enceinte qui dort, vous la revoyez, mais moins jeune, éveillée, et mère maintenant. Il est là devant vous, robuste, ce fils de la parole, cette parole vivante. L'artiste vous rassure; quelle force! quels muscles il a déjà! Il vivra, ce fruit de justice.
«Mais je voudrais savoir, ô mère! comment a grandi ce robuste enfant.» Regardez-le là-bas, sous les pieds de la Persicha. Au petit livre où lit la vieille, répond en bas le petit nourrisson. Là, il est au maillot; il dort et rêve, l'innocent, enveloppé comme une momie d'Égypte, n'ayant ni bras ni jambes visibles, ne pouvant rien encore pour lui-même, les yeux clos et pas de cheveux; la pauvre tête est rase... Sa mère, baissée sur lui, l'entoure, l'embrasse et l'enveloppe d'elle-même... Par bonheur; car sur tous les deux (je le vois aux robes flottantes) passe violent le vent de l'Esprit... Dors, petit, n'ouvre pas les yeux, laisse passer le tourbillon. Et que l'envieuse sibylle que je vois sur ta tête, vieille vierge méchante, qu'on dirait une fée, lise sans se douter que ce qui pour elle est un livre, c'est ton destin, à toi, ta faible vie d'enfant. Son destin, au petit, c'est, Dieu aidant, de se faire grand, de manger le bon grain de Dieu. Vous le voyez enfin délivré du maillot, grandelet; il a maintenant des pieds, des mains et des cheveux; il voit, regarde. Ce qu'il regarde, et attentivement, c'est sa mère qui fait la bouillie, sa mère qui saura bien la donner peu à peu; elle la prend, la dispense d'un doigt prudent (naïve peinture, œuvre tendre d'un génie si mâle!). Et il le faut ainsi... Le temps est nécessaire, la mesure nécessaire, peu à la fois, peu chaque jour; la vie croîtra en lui, et l'intelligence viendra, et de plus en plus il verra clair et sera initié.
Est-ce le même enfant qu'une mère effrayée presse au sein, le même à qui l'on montre je ne sais quel objet derrière lui, et qu'il ne veut pas voir, trépignant d'épouvante?... Est-ce lui que je vois reproduit tant de fois, majestueuse figure d'herculéenne adolescence, entre douze et quinze ans, devenu l'Atlas des prophètes, portant, sans plier, ces géants, et tête haute... Je le vois, l'enfant est un peuple, et un peuple héroïque qui naît de la justice et mettra la justice au monde.
Mais qu'il nous faut de siècles, de générations, de malheurs! et dans quelle abondance de larmes continue cette œuvre si fière!... L'artiste n'avait pas prévu un tel déluge de maux... Ce qui perce le cœur, ce sont toutes ces familles de pèlerins qui sont assises aux coins obscurs, pauvres voyageurs fatigués qui ne se plaignent plus, ne pleurent plus, restent inertes, stupides de faim, et de misère, le sac et le bâton à terre, souvent le menton dans la main, regardant venir sur la route, quoi? ils ne le savent pas eux-mêmes. Mais peut-être viendra quelque chose, une aumône peut-être. Car toute l'Italie est mendiante, ou va l'être. Un sou à l'Italie, je vous prie... Mais ces femmes qui ont les yeux baissés, qu'est-ce qu'on leur donnera? et qu'est-ce qui relèvera leur cœur humilié? Pour les yeux (trop grande fut leur honte), elles ne les relèveront jamais.
«Ah! ah! ah! Domine, Deus!» Ce cri enfantin de Jérémie est tout ce qui peut venir, avec les larmes, en un malheur qui dépasse toutes les paroles. Et ce sont des larmes sans doute qui coulent invisibles le long de cette longue barbe orientale à longues tresses. «Ah! ah! ah! Domine Deus!» Sa tête colossale tombe dans ses mains, et il ne peut plus la soutenir... Mais si vous voyiez ce qu'il voit! votre cœur crèverait. Pour lui, je ne crois pas qu'il se relève jamais du siége où je le vois appesanti et cloué d'une si écrasante douleur...
Ce qu'il voit, ce n'est pas seulement ceci qui arrache vos larmes, c'est ce qui va venir... C'est Ravenne, c'est Brescia, vastes ruines et massacres d'un peuple qui n'aura lieu qu'en 1512; deux ans après cette peinture, ce sont les tortures de Milan; plus tard encore, le sac de Rome... Un monde d'art, une complète umanità noyée d'une vague et d'un coup, et la barbarie qui commence, l'horreur hérissée du désert, la prospérité du chardon, les moissons de la ronce...
Il y avait deux hommes justes encore, et bons... Hélas! je les vois là, plus bas que Jérémie. Trouvez-moi en ce monde une figure meilleure que celle du pauvre pèlerin que je vois à ma droite: faible tête, peut-être, sans prudence, et la barbe au vent; il n'a pas su prévoir, voilà pourquoi il parcourt toute la terre, demandant son pain. Voilà l'émigrant italien, l'éternel exilé qui ira toujours maintenant et marchera jusqu'au jugement. Ah! qu'il lui reste de chemin à faire! qu'il est fatigué, qu'il est vieux! il est arqué déjà et bossu de fatigue; sa pauvre épine d'homme, sous la besace, a plié et s'est déformée. Mais comment ira-t-il plus loin? ses pieds noueux sont si endoloris qu'il n'ose les poser par terre; assis sur une pierre, il ne peut repartir. Pars pourtant, il le faut; tu dois marcher toujours, afin que tous les peuples disent: «Voilà l'Italie qui passe.»
Celui-ci va, se meut encore. Mais que dire de l'autre qui siége en face? Désespoir accompli! et la plus-naïve douleur qu'aucune main ait hasardé de peindre... Malheur à qui rira! Où a-t-il pris cette figure? Au père qui a vu le brigand prenant son enfant par le pied, et en battant la pierre... au mari qui, lié, a vu sa femme rugir sous les soldats, et l'appeler en vain, mourir, et une armée passer par son cadavre?... Il a tout cela dans les yeux.
Il fut changé en pierre. Il a la tête haute, les yeux ouverts et grands, sans regarder. Mais, voyez, il est mort, et il a maudit Dieu.
Vous croyez que c'est tout? Non, il y a une chose abominable, le résidu de l'abomination. Elle sera féconde malheureusement. Le viol sera fécond; l'esclavage, les pleurs, le désespoir féconds. Mais ici la douleur de l'artiste a été si profonde qu'il a perdu ce qui est la pudeur de l'artiste; j'entends par ce mot le respect de la beauté, que l'art garde toujours, même en peignant des monstres. Quand Vinci peint un lézard, un serpent, il vous oblige à dire: Le beau serpent! Mais ici, hélas! voici la désolante réalité humaine, basse, avilie, vulgaire: l'enfant de l'enfant des esclaves, pour nous poursuivre de sa basse laideur, pour représenter, subsistante malédiction, les infamies fatales d'une race vouée au vice, pour faire rougir les siens et blasphémer tout le jour.
Cette misérable cariatide, qu'il a posée sous Jérémie, est sans comparaison son œuvre la plus triste, et elle a été conçue par lui certainement dans son plus sombre désespoir, le jour peut-être où il s'était enfermé pour mourir. Basse, trapue et grosse, elle n'a pas grandi, elle a décru plutôt, sous les fardeaux qui depuis sa naissance ont toujours écrasé sa tête. Et encore si cet être informe et malheureux devait rester stérile, mourir sans laisser trace! Mais, chose lamentable à dire, c'est une femme, une femme féconde; sa courte et forte taille déborde de mamelles pleines. L'esclavage est fécond, très-fécond; le monstre s'accouplera, il aura des petits, une race, pour faire rire les athées, et leur faire dire: «Où donc est Dieu?»
Voilà ce qui embarrasse furieusement Jérémie, on le voit; car il a justement sous l'œil cette cruelle objection. Et, en y regardant mieux, je vois, en effet, qu'il ne pleure plus. Une trop grande horreur l'absorbe, un abîme de perplexités, un gouffre de ténèbres, un embourbement de pensées où il est englué et d'où il ne peut plus sortir. La main d'Ézéchiel ne peut pas le tirer de là. Comment faire pour croire enfin à la justice? De moment en moment, sa tête s'appesantit, et il peut à peine la tenir... Elle va toucher son genou.
S'il pouvait douter tout à fait? Il se ferait de son doute une foi. Mais non, pas cela même... Il restera flottant, misérable naufragé, comme une herbe de mer battue et rebattue. Pas un mot à répondre à la plainte du monde, ni au cri de son cœur.
Son cœur lui dit: «Menteur! tu prédis le règne de Dieu, et le Diable règne ici-bas!»
Le Diable, sous des formes inouïes, imprévues. Non plus celui des âges enfantins, le fantasque démon dont on fit peur aux simples. Non, mûri, plein d'arts diaboliques, fort contre Dieu. Ici, démon-docteur; au marché de Florence, démon-prêtre et démon-athée, brûlant le Christ au nom du Christ; là, démon-moine, sous la guenille du dévot soldat espagnol, mendiant implacable, démon des bisogni (nom effroyable à l'Italien), qui, ayant rançonné, torturé et chauffé, dit encore à l'homme qui râle: «Quelque chose au pauvre soldat!»
Dante n'avait pas vu ces choses à son dernier cercle. Mais Michel-Ange les vit et les prévit, osant les peindre au Vatican[26], écrivant les trois mots du festin de Balthazar aux murs souillés des Borgia, des meurtriers Rovère. Heureusement il ne fut pas compris. Ils auraient fait tout effacer.
On sait comment, plusieurs années, il défendit la porte de la chapelle Sixtine, et comment Jules II lui disait: «Si tu tardes, je te jetterai du haut des échafauds.»
Au jour dangereux où la porte s'ouvrit enfin et où le pape entra en grand cortége, Michel-Ange put apercevoir que son œuvre restait lettre close, qu'en voyant ils ne voyaient rien. Étourdis de l'immense énigme, malveillants, mais n'osant médire de ces géants dont les yeux foudroyaient, tous gardèrent le silence. Le pape, pour faire bonne mine, et ne pas se laisser dompter par la vision terrifiante, gronda ces mots: «Il n'y a pas d'or dans tout cela!»
Michel-Ange, alors rassuré et sûr de n'être pas compris, à cette censure futile répliqua en riant de sa bouche amère et tragique: «Saint-Père! les gens qui sont là-haut, ce n'étaient pas des riches, mais de saints personnages qui ne portaient pas d'or et faisaient peu de cas des biens de ce monde.»
CHAPITRE XIII
CHARLES-QUINT
1512-1514
«Je suis la tige de l'arbre funeste qui couvre la chrétienté de son ombre.»
Ce mot que Dante met dans la bouche du premier des Capets doit s'entendre depuis dans un plus large sens. La maison des Capets est liée à toutes les autres familles royales. Les rois n'en font qu'une en Europe. Un seul arbre la couvre de ses rameaux, de ses fruits, de ses feuilles. Quels fruits? Surtout les guerres. Pour la France seule, quatre ou cinq siècles de guerres de successions.
«Que cherches-tu?»—«La paix,» répond l'homme moderne. C'est pour avoir la paix qu'il a abandonné le self-government, gouvernement de soi par soi, qui a fait autrefois la dignité de l'homme, a créé ces États si féconds en génies, dont la lumière éclaire encore l'Europe. Pour la paix seule, pour le travail possible, ce monde laborieux, dans son grand enfantement d'arts et de sciences, a accepté l'étonnante fiction d'une incarnation royale, d'un messie politique, sauveur héréditaire. Dieu par droit de naissance; tel est l'idéal de la monarchie.
Qu'est-ce qu'un royaume? La paix entre provinces. Qu'est-ce qu'un empire? La paix entre royaumes. Dante avait répondu au besoin de la paix en écrivant son livre de la Monarchie universelle. L'unité grossière et barbare sous un individu dispensera peut-être de l'union des esprits et de la concorde morale. Peut-être, toutes les forces vives s'amoindrissant, se perdant dans un seul, ce seul homme absorbant la vie et le génie d'un peuple, peut-être à ce haut prix aurons-nous le repos. Improbable hypothèse! Mais elle ira plus loin s'enfonçant dans l'absurde. Chacune de ces incarnations, qui prétend contenir la vie si compliquée d'un peuple, ira compliquant les mélanges, portant son droit à l'étranger. Les peuples, par traités de famille, vont et circulent d'une main à l'autre, et ce que n'eût pu la conquête, un parchemin le fait, un banquet de familles, un mariage d'enfants... La Patrie pour cadeau de noces!
À ces peuples transmis, donnés ou hérités, la tâche et le devoir de s'assimiler, comme ils peuvent, aux associés étrangers que le hasard leur donne. De prodigieux accouplements se tenteront ici, dont nulle ménagerie n'a fait l'expérience: le lion marié à l'ours blanc, l'éléphant attelé avec le crocodile.
Guerres furieuses, guerres acharnées, c'est ce qu'on doit attendre de ce système de paix! guerres des résistances obstinées à ces accouplements barbares! guerres de ces dieux mortels dont la froide démence réclame et soutient les faux droits!
Rêvons-nous? est-ce un mauvais songe? ou la réalité et l'histoire? C'est la triste question qu'on se fait à soi-même en regardant à Bruges, sur les tombeaux de Marie et de Charles le Téméraire, la trop naïve image de ce système, l'arbre généalogique des maisons d'Autriche et de Bourgogne.
Bella gerant alii; tu, felix Austria, nube.
Ces mariages contiennent tous des guerres; tous ont été féconds en batailles, en famines; ces feux de joie ont incendié l'Europe. Mariages féconds, prolifiques; berceaux combles de deuil, riches d'enfants et de calamités; chaque naissance méritait des larmes, si l'on songe que ces innombrables rejetons apportaient des titres royaux sur des peuples lointains; qu'il leur fallait des trônes; qu'il n'en était pas un, de ces innocents nourrissons, qui, pour lait, ne pût exiger le sang d'un million d'hommes.
Certes, ce n'est pas à tort que ces tombes de Bruges, en marbres violets, couverts de leurs statues d'airain, troublent l'esprit de leur aspect tout ensemble splendide et lugubre. Les arbres dont les rameaux de cuivre embrassent le soubassement, dont chaque branche est une alliance, chaque feuille un mariage, chaque fruit une naissance de prince, apparaissent à l'œil ignorant comme une laborieuse énigme; mais, pour celui qui sait, ils sont un objet d'épouvante; des anges les soutiennent, charmants enfants naïfs, et ce n'en sont pas moins les anges de la mort.
Voyez Charles le Téméraire, l'aïeul de Charles-Quint; il procède de trois tragédies: celle de Jean sans Peur, du mariage fatal qui fit tuer Louis d'Orléans et mit l'Anglais en France; celle d'York et Lancastre, qui fait les guerres des Roses, qui tue quatre-vingts princes (mais le peuple, qui l'a compté?); enfin la tragédie de Portugal, de Pierre le Cruel, du bâtard qui, de son poignard, fonda sa dynastie. Charles le Téméraire lui-même, par héritage, mariage et conquêtes, il est l'hymen fatal de je ne sais combien d'États; il en est l'amortissement et non la conciliation, le rapprochement pour la guerre et la haine; Flamands, Wallons, Allemands, se battent et se déchirent en lui. En sorte qu'en un seul homme vous voyez deux batailles morales, deux croisements absurdes d'éléments inconciliables, qui hurlent d'être ensemble. Comme race et comme sang, il est Bourgogne, Portugal, Angleterre; il est le Nord et le Midi; comme prince et souveraineté, il est cinq ou six peuples. Que dis-je? il est cinq ou six siècles différents; il est la Frise barbare, où subsiste vivant le Gau germanique des temps d'Arminius; il est la Flandre industrielle, le Manchester d'alors; il est la noble et féodale Bourgogne. À Dijon et à Gand, aux chapitres de la Toison d'or, il vous figure une sorte de Louis XIV gothique tenant la table ronde du roi Arthur. Il est tout, il n'est rien; ou, s'il est, il est fou.
Tel il meurt à Nancy. Et tel survient son gendre, le grand chasseur Maximilien, Autrichien-Anglo-Portugais. La discorde de race n'est pas fureur dans celui-ci, mais vertige, vaine agitation, course étourdie jusqu'à la mort; un lutin hante son cerveau, le poursuit, le mène et démène, ne le laissant pas respirer une heure.
Le produit de ces deux folies, le fils de Max, le petit-fils de Charles, Philippe, ne vivra pas. Ce beau joueur de paume s'use à la balle, aux amusements puérils, et il meurt à ce champ d'honneur. Pas assez tôt, pourtant, pour qu'il ne soit pas marié; aux deux éléments de folie qu'il tient de ses parents, il en joint un troisième, la mélancolie sombre de Jeanne la Folle. Celle-ci, produit infortuné du mariage forcé des peuples espagnols, de la chevaleresque Isabelle de Castille avec le vieux marane avare, Ferdinand d'Aragon, consomme en un enfant l'accord des trois folies, des trois discordes. Ce chaos d'éléments divers s'incarne en Charles-Quint.
J'ai pitié de la tête qui doit contenir tout ceci. Tête flamande heureusement, où tout arrive calmé, pâli, demi-éteint. Celui-ci, qui est la résultante de vingt peuples brisés, leur conciliation artificielle et laborieuse, instruit, informé à merveille, parfaitement dressé à soutenir son rôle immense, il n'en embrasse la complexité qu'à condition d'amoindrir, d'affaiblir et d'énerver tout. La vieille séve allemande est-elle en lui? Oh! non! Maximilien ne fut Allemand que par sa fougue du Tyrol. La noblesse du pays du Cid, de la Castillane Isabelle, est-elle en lui? Oh! non, il a trop de sang d'Aragon, il procède de Ferdinand. La Flandre même dont il est, qui est sa nourrice et sa mère, en a-t-il le vrai sens? Sait-il bien les ménagements dus à cette poule aux œufs d'or, à cette source intarissable de richesses? Flamand très-peu flamand, il pressera à mort le sein de sa nourrice, en tirera le lait et le sang.
Et tout ceci le constitue le souverain moderne, le centralisateur, tranchons le mot, l'amortisseur commun des nationalités, dirai-je? la mort des nations.
Je dirai non, si, dans cette extinction des vieux éléments de race, il apporte l'idée nouvelle qui doit leur succéder.
Je dirai: Oui, il est la mort, s'il ne combat l'originalité de chaque peuple que pour lui imposer la généralité vide qu'on appelle ordre politique, et la stérilité d'une diplomatie sans but, ce vide mystérieux, cette énigme sans mot qu'on appelle l'intrigue des cabinets, les intérêts des princes.
L'empire d'Alexandre eut un sens. La centralisation de l'esprit grec s'était accomplie dans la science, dans cette langue unique, puissant instrument d'analyse; l'élève d'Aristote porta cet esprit par toute la terre, et fonda dans Alexandrie la centralisation des dieux.
Et l'empire romain eut un sens. Il n'amortit les nationalités épuisées qu'en leur imposant un droit supérieur; les dieux vaincus ne se courbèrent que sous un Dieu plus grand, la Loi, la Raison dans la Loi.
Quel est le sens, la raison d'être de ce nouvel empire qui surgit au XVIe siècle, de ce chaos énorme de royaumes que la politique de famille, l'intrigue des mariages, ont jeté pêle-mêle dans le berceau de Charles-Quint?
Quelle est sa personnalité? et qui est-il pour que la terre s'abîme en lui? Est-ce le vrai César antique? Est-ce le César féodal, le faux et blond César des XIIe et XIIIe siècles? Ni l'un, ni l'autre. Et encore moins le roi bâtard, le bizarre androgyne moderne qu'on appelle constitutionnel. Charles-Quint ne répond à aucune des trois hypothèses.
Le très-exact et consciencieux Claude Janet, à qui l'on doit le beau portrait de L'hôpital, celui de plusieurs rois et cent chefs-d'œuvre, a fait aussi un excellent portrait de Charles-Quint. Il est armé de toutes pièces, sauf la tête, amaigrie, usée, celle d'un scribe qui vécut dans une écritoire, dans l'agitation féminine de la diplomatie. Élève d'une femme, couvé vingt ans par cette Marguerite qui fut l'intrigue elle-même, il en porte l'empreinte, en rappelle la passion. Il y a encore une flamme nerveuse dans ces yeux fatigués, un mortel petit feu d'inextinguible ambition. Malade et tremblant de la fièvre ou noué par la goutte, il n'en ira pas moins traînant ses os d'un pôle à l'autre, inquiétant la terre entière de son inquiétude, jusqu'à ce qu'une malice de la fortune qui le ballotte, un vigoureux coup de raquette, comme elle en donne dans ses jeux, relance cet homme si sage au couvent de Saint-Just, à la mélancolie de Jeanne la Folle et de Charles le Téméraire.
«Eh! mon cher Picrochole, lui eût dit Rabelais, pourquoi tant t'agiter? De Tunis en Hollande, d'Alger à la Baltique ou de Madrid à Vienne, négociant, guerroyant, écrivant, tu vas comme un courrier? Apparemment tu portes quelque chose? Sais-tu bien nettement ce que tu veux? Avec ta merveilleuse étude des hommes et des choses et des langues, le sais-tu? sais-tu ton mystère? Pourrais-tu t'expliquer? J'en doute. Ta dextérité, ton activité, tous ces dons supérieurs, ne t'empêchent pas d'être une vivante Babel; tu sais toutes les langues et pas une.»
Cette dernière remarque est grave. Le Verbe de chaque peuple, son génie le plus intime et son âme profonde, est surtout dans sa langue. Ces princes n'en ont pas su une; ils les estropient toutes; toutes visiblement sont étrangères pour eux. Eux-mêmes sont étrangers partout, citoyens du néant, et partout rois illégitimes. Rien de plus baroque que les lettres de Maximilien: Charles Quint n'écrit guère qu'en un français barbare. Le français pourtant est sa langue, un français brabançon, comme on jargonnait à Bruxelles.
Il ne faut pas s'étonner si parfois le cerveau leur tinte. Ne vous fiez pas trop aux formes froides et sages. Il y a ici une dissonance intrinsèque qui reparaîtra par moments. Pour la dextérité, la finesse, les expédients, le nouveau prince a tout cela; c'est l'héritage de sa tante. Mais le ferme bon sens, le sens juste des nationalités auxquelles il a affaire, la vraie mesure de ce qu'il doit leur demander, c'est-à-dire la mesure du possible et de l'impossible, il ne l'aura jamais. Aveuglément, brutalement, il voudra les pousser vers une centralisation nullement préparée, et qui n'eût été que la mort.
Sur ce monstre à deux têtes, on peut prévoir ceci, que, s'il agit par sa partie froide et flamande, il créera la royauté de plomb de la bureaucratie, l'indifférence des armées mercenaires, le meurtre impartial. Et, s'il agit par le côté ardent, l'élément espagnol, il entreprendra de fondre l'Europe aux fournaises de l'inquisition, associant le monde au peuple anti-nature qui l'enfonça dans les bûchers. Horrible alternative!
C'est un curieux contraste à observer, que celui de la douce école où se forme ce génie de trouble qui va vouloir unir l'Europe et l'ensanglantera si cruellement. Nous sommes ici au commencement de la politique moderne qui, dans ses grands acteurs, unit le calme de l'esprit et l'atrocité des résolutions. L'aimable Marguerite d'Autriche écrit: «Il faut brûler Térouenne,» aussi calme que le bon Turenne quand il brûle le Palatinat.
Nous l'avons déjà fait connaître, cette nourrice de Charles-Quint, ce modèle des femmes d'alors, fille accomplie, meilleure épouse, inconsolable veuve, qui passe toute sa vie à bâtir un tombeau. Elle appelle tous les grands sculpteurs à son église de Brou, tous les musiciens à Bruxelles. Sa chapelle est la première du monde. Et elle est elle-même artiste éminente parmi les artistes, trouvant des vers légers, faisant les airs de ses chansons. Seulement sa langue est un peu vieille, sentant les temps de Louis XI. Elle ne vivait point à Paris. Mais Paris lui venait. Le spirituel Agrippa, l'auteur du livre Contre les sciences, vint écrire près d'elle et pour elle sa Prééminence des femmes. Les grands douteurs du siècle, les Érasme, les Vivès, aimaient cette cour d'une femme spirituelle, indifférente et politique, qui tolérait la sensualité, laissait Érasme vanter les baisers des Anglaises, et l'enfant Jean Second écrire le livre des Baisers.
Elle était indulgente, elle était sérieuse. Sa passion était aux affaires, à la grandeur de son neveu, à l'abaissement de la France, à qui elle ne pardonnait pas, qu'elle regrettait et haïssait. Cette haine, cachée sous les sourires, on la voit bien dans ses dépêches. Elle éclate aigrement aux marges d'un de ses beaux manuscrits. La brutalité basse du mouvement est celle de la passion solitaire, plus violente dans ces grands acteurs aux rares moments où ils sont sans témoins: «B..... pour les Français!»
Quel était son conseil? C'est celui de la maison de Bourgogne, c'est l'école qui a régné sous Philippe le Bon et Charles le Téméraire, l'école franc-comtoise, celle des procureurs diplomates, des Armeniet, des Raulin, des Caroudelet, des Perrenot-Granvelle. Le Jura et le Doubs, si pauvres en certaines parties, ont, comme la Suisse, beaucoup d'émigrants, rouliers, colporteurs, gens d'affaires. La Franche-Comté est le carrefour du sud-est, la route des Alpes, un pays très-mêlé. Chose curieuse! fournissant tant de légistes et de gens d'affaires, elle n'a pas donné de grand jurisconsulte. Les Caroudelet seulement commencent la rédaction des coutumes en Bourgogne; les Rochefort la continuent en France.
Au XVe siècle, ils organisent; au XVIe, ils négocient. Même la Toison d'or, institution qui semble romanesquement féodale, est leur ouvrage, et sur les vingt-quatre premiers chevaliers, six étaient Francs-Comtois. On rit de cet enfantillage; mais on rit beaucoup moins quand on vit, par les procès terribles d'Orange et de Nevers, le danger d'un tel tribunal, qui vous jugeait sans forme régulière, vous flétrissait, biffait votre écusson.
Les Caroudelet, les Granvelle, sont de bonne heure les hommes de Marguerite. Ajoutez-y des Italiens, Carpi, Gattinara. Point d'Allemands ni d'Espagnols; je ne vois près d'elle qu'un valet de Chambre castillan qu'elle dépêche parfois dans ses affaires diplomatiques.
Le seul de ces agents qui indique un grand caractère et dont on lit avec plaisir les lettres, c'est Mercurin de Gattinara, d'origine piémontaise, conseiller de Savoie, puis président du parlement de Franche-Comté, chancelier de Charles-Quint. Ce qui plaît dans Gattinara, c'est que ses dépêches sont claires; il parle à sa maîtresse avec la force et l'autorité que lui donne sa haine pour la France; du reste, une fierté espagnole. Il dit à Marguerite que, si elle a quelque défiance, elle ne mérite pas d'avoir un serviteur comme lui. Il fut disgracié sous son neveu par la souple dextérité des Granvelle.
Voilà les gens de Marguerite, les rois du jour. Regardons à côté, ceux de demain, ceux qui tiennent en leur main, qui forment, et font à leur image, préparent à leur profit cet enfant, ce prince, ce roi, cet empereur, sur lequel est déjà le destin de l'Europe.
Dans cette salle de Malines, où siége de côté, mal vu et négligé de son élève, le pédant Adrien d'Utrecht, regardez à la lampe cet enfant pâle en velours noir, figure intelligente et froide, où la lèvre inférieure accuse le sang d'Autriche, où la mâchoire de crocodile rappelle la forte race anglaise. Le dur travailleur apparaît, avide, absorbant, insatiable de travail, d'intrigue et d'affaires. Personne dévorante, estomac exigeant[27] (ce mot n'est pas une figure). Où trouver, pour le satisfaire, assez d'aliments, de royaumes.
Des monceaux de dépêches et de papiers d'État sont devant lui. Tout ce qui vient, même de nuit, arrive ici, et passe sous ses yeux; son gouverneur, de Chièvres, veut que le prince lise, afin de lire lui-même, et qu'il fasse rapport au conseil. Ainsi l'éducation deviendra peu à peu le gouvernement. Le pouvoir insensiblement échappera à Marguerite et passera au gouverneur.
M. de Chièvres, homme fort entendu, était un cadet des Croy, de cette ambitieuse maison qui régna sous Philippe le Bon jusqu'à se poser audacieusement pour adversaire du fils de la maison et le faire mettre à la porte. Ces Croy étaient originairement des Italiens, dit-on, des hommes de Venise, qui, au XIIe siècle, s'établirent en Picardie. Leur position y fut petite, jusqu'à ce que deux frères, Antoine de Croy et Jean de Chimay, s'emparèrent, par une captation inouïe, du faible esprit de Philippe le Bon, l'enveloppèrent et le lièrent, comme l'araignée une mouche, l'isolant tout à fait des siens, profitant de l'antipathie qu'il avait pour sa femme, la roide et dure Anglaise Marguerite d'York, et pour son fils, Charles le Téméraire. Ces Croy prirent d'abord de l'argent, thésaurisèrent. Puis ils se firent donner de grands offices et des commandements de places frontières, des châteaux en pur don, et enfin, pour en avoir d'autres, ils profitèrent des embarras de leur prodigue maître, lui prêtèrent l'argent même qu'ils avaient eu de lui, prenant en gage des places fortes. Celles qu'ils n'avaient pas en leur nom, ils les occupaient par des hommes à eux. Position exorbitante, qui leur faisait un État dans l'État, et qui porta au comble l'irritation de la duchesse et de l'héritier présomptif. Ils s'effrayèrent alors et s'appuyèrent par des alliances étrangères, spécialement du côté le plus militaire, en Lorraine, où Antoine de Croy se maria dans la maison ducale. Il se trouva ainsi cousin de René II, futur vainqueur de Charles le Téméraire et destructeur de la maison qui fit la grandeur des Croy. Ils s'entendaient sous main avec l'Angleterre, et recevaient publiquement des places, des pensions de Louis XI. Leur amitié pour lui alla jusqu'à lui faire rendre les places de la Somme, boulevard des États de Philippe le Bon. Son bouclier, dit Chastelain, sa cuirasse, ils la lui ôtent, à leur vieux maître, lui découvrent le cœur. L'ingratitude pouvait aller plus loin encore. Ils avaient trois places en main, d'extrêmes frontières, et des premières de l'Europe, où ils pouvaient mettre l'étranger: Luxembourg, Namur et Boulogne. Ils l'auraient fait peut-être, si l'héritier, par un coup de vigueur, n'eût fait appel au peuple même, et, revenant à main armée, n'eut pris possession de son père et de ses États.
M. de Chièvres, petit-fils d'Antoine de Croy, n'entra pas dans une voie tellement excentrique et dangereuse. Au lieu de frustrer l'héritier de telle ou telle possession, il prit l'héritier même, c'est-à-dire qu'il prit tout. Il ne combattit pas Charles le Téméraire, mais le refit. Charles Quint, son élève, fut laborieusement, sagement élevé par lui dans la folie de l'autre. Les visions de monarchie universelle, étranges et romanesques pour un duc de Bourgogne, semblaient l'être bien moins pour celui en qui la fortune unissait les Espagnes, les Pays-Bas, les États autrichiens. Le rêve de Pyrrhus et de Picrochole, ce n'était plus un rêve; il se trouvait déjà plus qu'à demi réalisé par ce caprice du sort. L'Empire ne pouvait guère manquer à un petit-fils de Maximilien, maître de tant d'États. Charlemagne, agrandi, revenait pour l'Europe. Le monde allait reprendre l'unité et la paix du grand empire romain. Que fallait-il pour cela? Rien que briser la France, la démembrer si l'on pouvait, briser l'une par l'autre l'Espagne et l'Allemagne. Mais le succès était certain, écrit déjà la devise prophétique du sage fondateur de la maison d'Autriche, l'empereur Frédéric III: A. E. I. O. U. (Austriæ est imperare orbi universo).
Pour cela, il fallait de grands travaux, de la suite, de l'application. De Chièvres plia son élève, qui aurait tenu de Maximilien pour les exercices du corps, à une vie de scribe et d'homme d'affaires, que les princes n'avaient guère alors. Il lui inculqua surtout cette haute qualité du politique, la froideur d'un cœur sec, étranger aux sentiments d'homme. La grandeur des Croy s'était faite par l'ingratitude. L'ingratitude encore fut un moyen. Le jeune prince, tenu par de Chièvres dans une taciturnité sournoise pour une tante qui lui servait de mère, la mit de côté un matin.
Ce qui fut le plus fort, c'est que la gouvernante déchue fut tout à coup négligée au point qu'on remit de jour en jour à régler sa pension. Elle s'en plaint dans une belle et longue lettre adressée au conseil, où elle rend compte de son administration. Pièce fort honorable pour sa mémoire, qui touchera la postérité et ces Français qu'elle hait tant, plus que ce fils d'adoption pour qui elle a tant travaillé.
Les premiers actes du jeune prince sont de même caractère. On y sent un esprit très-libre de tous les sentiments de la nature. Ce sont deux traités avec la France contre ses deux grands-pères. Dans le premier (1515), se défiant de Ferdinand, il l'abandonne et s'engage à ne pas le secourir si, dans six mois, il n'a pas rendu la Navarre. Dans le second traité (1516), il trouve bon que François Ier, pour défendre Venise, fasse la guerre à Maximilien.
CHAPITRE XIV
FRANÇOIS Ier
1512-1514
C'est luy que ciel, et terre, et mer contemple...
La terre a joie, le voyant revestu
D'une beauté qui n'a point de semblable.
La mer, devant son pouvoir redoutable,
Douce se rend, connoissant sa bonté.
Le ciel s'abaisse, et, par amour dompté,
Vient admirer et voir le personnage
Dont on luy a tant de vertus conté.
C'est luy qui a grâce et parler de maître,
Digne d'avoir sur tous droit et puissance,
Qui, sans nommer, se peut assez connoître.
C'est luy qui a de tout la connoissance...
De sa beauté il est blanc et vermeil,
Les cheveux bruns, de grande et belle taille
En terre il est comme au ciel le soleil.
Hardi, vaillant, sage et preux en bataille,
Il est benin, doux, humble en sa grandeur.
Fort et puissant, et plein de patience,
Soit en prison, en tristesse et malheur...
Il a de Dieu la parfaite science...
Bref, luy tout seul est digne d'être roy.
Racine, dans l'élégance incomparable de sa Bérénice, semble avoir imité ces vers pour les appliquer à Louis XIV. Mais sa noble poésie nous touche moins, nous l'avouons, que l'effusion passionnée qu'on vient de lire. Le pauvre cœur de femme (l'auteur est Marguerite), dans l'impuissance de son gaulois naïf, appelle la terre, la mer, le ciel à son secours, prie toute la nature de parler à sa place et de l'aider à proclamer la divinité de l'objet aimé.
Ce portrait si ému du prisonnier de Pavie paraît avoir été rimé par Marguerite dans le triste voyage qu'elle fit pour délivrer son frère. La pièce est intitulée le Coche, et, en effet, la reine était dans sa voiture, cheminant lentement vers les Pyrénées; elle voulait tromper son impatience; les pensées d'un autre âge et tous les souvenirs d'enfance se réveillèrent, et elle écrivit ces vers touchants. Le sujet est un débat d'amour sur cette thèse: Quelle femme aime le mieux? Marguerite prend son frère pour juge.
Dans la réalité, ce bien-aimé de la nature reçut d'elle tout ce que Louis XIV acquit et se donna par une attention persévérante. Louis XIV devint majestueux; mais François Ier, tout naturellement, imposait par sa stature superbe, qui dépassait à peu près de la tête celle du grand roi. L'armure de Marignan et de Pavie, toute faussée qu'elle est de coups de feu et de coups de piques, témoigne de l'effet que dut produire ce magnifique homme d'armes.
Contraste parfait avec Charles-Quint, tellement dénué de ces avantages physiques. Pâle figure d'études et de labeur, instruit, disert, mais mauvais écrivain, harangueur calculé, sans grâce. L'autre fut la grâce même, parleur charmant, facile, trop facile, pour qui la parole fut chose légère. Même les bouts-rimés (sur Laure, Agnès ou Marguerite), que son diamant fantasque laissa aux vitres de Chambord, ne sont pas trop indignes d'un petit-fils de Charles d'Orléans. Les beaux vers de ses successeurs, Henri II, Charles IX, sentent bien les faiseurs de cour qui les auront aidés. Ce sont des vers d'hommes de lettres. Ceux de François Ier, légers caprices du roi qui se joua de tout, sont la pensée naïve, l'épigraphe de la Renaissance:
Gentille Agnès, plus d'honneur tu mérites
(La cause étant de France recouvrer)
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer
Close nonnain ou bien dévot hermite.
Ces vers-là contiennent toute son éducation, toute sa politique. Les femmes, la guerre,—la guerre pour plaire aux femmes. Il procéda d'elles entièrement. Les femmes le firent tout ce qu'il fut, et le défirent aussi.
La tradition d'Agnès et de la cour de Charles VII, fort arrangée alors par la légende romanesque, enveloppait François Ier. Son gouverneur, Artus Gouffier, était fils du gouverneur de Charles VIII, qui, dans sa première jeunesse, avait été valet de chambre de Charles VII, de sorte que l'enfant fut bercé de ces souvenirs et de la Dame de beauté et de la cour du roi René, de la vie molle et voyageuse où les rois vivaient, en ces temps, de château en château. Ajoutez-y le récit éternel des affaires d'Italie, où Gouffier avait suivi Charles VIII et Louis XII, Fornoue, Agnadel et Ravenne, les belles femmes venant au-devant des vainqueurs, les voluptés de Naples. Ce paradis était au roi s'il savait le reprendre. Le tout orné du Boiardo, de Roland, d'Angélique.
Les dames, les combats, les nobles cavaliers...
Voilà ce que le complaisant gouverneur contait à son disciple dans ces chevauchées nonchalantes aux interminables circuits de la Charente, ou suivant le cours fortuit de la trompeuse Loire, qui vous égare en s'égarant. Les portraits du jeune homme (point hâbleurs, point ridés de mensonge et de ruse, comme celui du Titien) sont d'un grand garçon pâle, un peu fluet et fade, mais qui bientôt va prendre une suprême fleur de force et de beauté. Dans l'émail italien, elle est atteinte, et véritablement incomparable, l'achèvement de la forme humaine, majestueuse et pure, avec un caractère de douceur, de bonté royale, qui disparut bientôt.
Ce dangereux objet, qui devait tromper tout le monde, naquit, on peut le dire, entre deux femmes prosternées, sa mère, sa sœur, et telles elles restèrent dans cette extase de culte et de dévotion. Louise de Savoie, veuve dès dix-huit ans, l'aimait comme un fils de l'amour, et plusieurs croyaient, en effet, que la galante dame, âpre, violente, audacieuse dans ses passades, ne s'en fia pas à son insignifiant époux pour concevoir un dieu. Elle mit sur cette tête toute l'ambition de sa vie, ambition condamnée au silence, à l'attente, aux vœux meurtriers, tant que vécut Anne de Bretagne. Celle-ci la sentait qui, à chaque couche, faisait l'office de la mauvaise fée, les doigts serrés, et la reine accouchait d'un mort. Anne l'eût voulue hors du royaume. Elle se tenait comme cachée avec ses enfants à Amboise, bien près de Blois, où était Anne; ou, quand Anne était trop furieuse, à Cognac, dans une simple maison d'Angoulême que je vois encore.
Quel était l'intérieur des châteaux de Cognac, d'Amboise, où se faisait l'éducation? Ce qu'on en sait, c'est que Louise avait des dames, aussi bien qu'Anne, mais beaucoup moins sévères. La petite cour, entourant un enfant, ne put qu'avoir sur lui la plus détestable influence. Le livre favori du temps, le petit Jehan de Saintré, fut très-probablement le guide de Louise. Tendre et peu scrupuleuse, elle ferma les yeux.
Une chose pouvait neutraliser ce libertinage d'enfant, c'était un véritable amour. On ne peut nommer autrement la passion éperdue de Marguerite pour son frère. Elle avait deux ans de plus, et dix ans en réalité; la jeune sœur, pour celui qu'elle vit naître, qu'elle enveloppa tout d'abord de son instinct précoce, fut la mère, la maîtresse, la petite femme, dans les jeux enfantins; à grand'peine fut-elle avertie qu'après tout elle était sa sœur. Cette passion fut, n'en doutons pas, l'événement décisif, capital, de François Ier; il lui dut ce qu'il eut de grâce et ce qui séduit encore la postérité. Marguerite, la vraie Marguerite, la perle des Valois (née d'une perle qu'avala sa mère, c'est la légende), esprit charmant et pur, si le temps grossier l'eût permis, était née pour l'amour céleste, comme l'a dit Rabelais dans ses vers.
Elle avait été élevée par une dame accomplie, madame de Châtillon, remariée secrètement au cardinal Jean du Bellay, ami du grand Pantagruel et le meilleur conseiller qu'ait eu François Ier. Marguerite, par cette influence, fut préparée à un beau rôle, celui de protectrice de tous les esprits libres. Elle l'a rempli, autant qu'il fut en elle, comme une femme craintive, sans doute, dépendante d'un frère qui fut fort dur pour elle. Femme de plus très-peu protestante, plutôt philosophe ou mystique, flottant de l'audace à la peur, de l'amour à l'amour de Dieu. N'importe, souvenons-nous toujours de cette douce reine de Navarre, près de laquelle les nôtres, fuyant les cachots et les flammes, trouvèrent sûreté, honneur et amitié. Notre éternelle reconnaissance vous restera, mère aimable de la Renaissance, dont le foyer fut celui de nos saints, dont le giron charmant fut le nid de la Liberté.
Cette passion, née au berceau, fut son malheur, la fatalité de sa vie, et ses vers ne le révèlent que trop. L'idole, en ce luxurieux berceau des grosses vignes de la Charente (qui ne sont qu'ivresse, alcool), sous cette molle éducation des femmes poitevines (stigmatisée dans les nourrices impudiques de Gargantua), eut l'âme matérielle en naissant. Sous l'homme et l'enfant même, il y eut le faune et le satyre. Sa sœur put influer sur lui, mais en restant de moins en moins sa sœur. Et nous verrons à quelle extrémité il poussa la faiblesse de ce trop tendre cœur.
Ce qui, sans nul doute, exaltait la passion inquiète de la mère et de la sœur, c'étaient les frayeurs continuelles que leur donnait son caractère fougueux, les jeux violents et dangereux qu'il partageait avec ses camarades, spécialement avec l'étourdi Bonnivet, fils de son gouverneur. À six ans, nous le voyons en danger de mort, emporté par un cheval qu'on ne pouvait arrêter, plus tard blessé, une autre fois malade d'excès précoces, plus tard encore (alors il était roi), violemment frappé à la tête dans un assaut d'espiègles. Il eut le bon sens généreux de ne jamais dire qui l'avait frappé.
Ses chasses étaient audacieuses, et il se jouait de la mort. Une fois, un cerf lui mit son bois dessous et l'enleva de selle, sans qu'il parût ému. Une autre fois, il trouva amusant de lâcher dans la cour d'Amboise un sanglier furieux qu'il venait de prendre. L'animal heurte aux portes, en enfonce une, et monte dans les appartements. On s'enfuit; lui, très-froidement, il lui va au-devant, lui plonge l'épée jusqu'à la garde; le monstre roule, et, par les degrés, retombe expirant dans la cour.
Ces actes de vigueur, joints à sa grâce, à sa facilité, cette faculté française qu'a l'ignorant de savoir toute chose, faisaient croire (bien à la légère) qu'on allait avoir un grand roi. La nation n'en savait pas plus. Elle aimait son image. Brave, hâbleur, libertin, il lui manquait fort peu pour remplir l'idéal d'alors.
On fut ravi de son mariage. Le lendemain de la mort du tyran (je veux dire d'Anne de Bretagne), Louis XII, enfin libre, donne sa fille à un Français, ferme la porte à l'étranger. Charles-Quint n'aura pas la France. Sa joie fut vraie, sincère. La liberté qu'elle pouvait comprendre, c'était d'avoir un roi français.
Et il fut salué de l'Italie, comme de la France. L'Italie haletait; elle n'en pouvait plus; l'horreur indéfinie du pillage éternel des bandes suisses, des armées espagnoles, ce jeu atroce de diables et de damnés, se relayant pour les tortures, avait poussé le peuple au dernier désespoir. Maximilien Sforza, maître des pays les plus riches de la riche Lombardie, pleure dans ses dépêches, et porte envie aux mendiants. La peur des Espagnols et des Français l'a fait valet des Suisses. Mais comment satisfaire ce sauvage torrent qui court incessamment des Alpes, amenant chaque jour au banquet de nouveaux affamés? Comment soûler ces ours, réveillés au printemps par un jeûne de six mois d'hiver? Les Suisses, ivres, cruels, sont regrettés encore par les infortunés sur qui tombent les Espagnols, bourreaux sobres, qui gardent dans leur férocité un calme diabolique, une froide et implacable présence d'esprit.
François Ier, n'ayant changé qu'un seul des ministres de Louis XII, continuant sa politique, gagnant le gouvernement du jeune Charles et profitant de ses embarras prochains pour la succession d'Espagne, contentant Henri VIII par l'appât d'un traité d'argent, est libre d'agir contre les Suisses, contre Maximilien et les restes de l'armée d'Espagne, qui végètent en Italie. Venise, ruinée par la France, n'espère cependant qu'en la France. Florence, sous les Médicis, ne peut parler; mais son silence parle.
«J'irai, soyez-en sûrs, dit le jeune roi aux Italiens, je veux vaincre ou périr!»
CHAPITRE XV
MARIGNAN
1515
Les réveils et les renouvellements subits, imprévus, de la France, sont des miracles inconnus à toutes les nations du monde. Le temps et la tradition, ces deux chaînes de l'humanité, la France les brise à chaque instant. L'art que souhaitait Thémistocle, l'art d'oublier, c'est sa nature à elle. Mais rarement c'est somnolence; bien plus souvent c'est au contraire un élan d'activité nouvelle qui l'éloigne violemment du passé.
Plus qu'aucun autre, ce peuple très-chrétien a fait l'Église; mais c'est lui qui, plus qu'aucun autre, l'a défaite, par les Albigeois, par Calvin, par la Renaissance, par la Révolution française. C'est lui qui fait la croisade, et lui qui a dressé le bûcher où périt la croisade, avec l'ordre des Templiers. C'est lui qui donna le type des institutions féodales, lui qui fonda en face leur destructeur, la bourgeoisie.
Au point où nous arrivons, la France encore va détruire une de ses vieilles œuvres. Chevalerie, gendarmerie, vieille organisation militaire, tout cela s'en va ensemble; le peuple, dans l'infanterie, a fait son apparition sur le champ de Ravenne. Et c'est lui qui opère, en 1515, le grand passage des Alpes.
Révolution européenne, et qui appartient à la France. L'Angleterre eut ses fantassins, à Poitiers, à Azincourt, et pourtant elle ne créa pas une tradition d'infanterie. L'Espagne eut ses fantassins, sous Charles-Quint, Philippe II, et jusqu'à Rocroi; cette tradition commencée s'arrête au XVIIe siècle. Mais la France, dès Charles VIII, par ses Gascons et ses Bretons, dès Louis XII, par ses Picards et autres Français du Nord, sous François Ier, par l'institution des légions provinciales, commença une tradition durable qui se perpétue jusqu'à nous.
Dans la courte et foudroyante campagne de Gaston de Foix, on entrevit le Français comme premier marcheur du monde; c'est dire, éminemment soldat. Au premier passage des Alpes, sous François Ier, on le vit comme le grand, l'admirable ouvrier de guerre (qu'a décrit le général Foy dans les guerres de la Péninsule), improvisant de ses mains, de sa brûlante activité, mille moyens subits, inconnus, sachant tout à coup, au jour du péril, les arts qu'il n'apprit jamais, frayante des voies inattendues par les abîmes où le chasseur ne se hasardait qu'en tremblant, légitime conquérant des Alpes, roi des monts qu'il sait seul franchir.
Jamais les autres nations, Allemands, Suisses, Italiens, Espagnols, n'ont deviné par où les Français allaient passer: toujours, ils ont été surpris.
Les Piémontais et Autrichiens gardaient les Alpes et la Corniche; Bonaparte passe à Albenga, au défaut des montagnes entre les Alpes et l'Apennin. Chemin trop facile, a-t-on dit; mais s'il était le plus facile, c'est celui qu'il fallait garder.
De même au passage du grand Saint-Bernard, on s'écria que, cette fois, on ne pouvait s'y attendre. La voie était trop difficile; un fort pouvait arrêter tout. Le fort de Bard faillit faire manquer toute l'entreprise. L'armée passa furtivement, par un tour de force inouï, que pouvait faire seul le bras de la France, cinquante mille hommes se trouvèrent passés en bonne fortune de l'autre côté des monts.
Mais ce miraculeux passage l'est moins que celui de 1515, exécuté avec les moyens tellement inférieurs de l'époque, et par une voie, après tout, moins frayée encore. L'artillerie était beaucoup plus pesante alors, et le génie n'était pas né. Le passage fut si rapide, si brusque et si inattendu, que le général ennemi, Prosper Colonna, fut trouvé à table par le chevalier Bayard, et demanda si les Français étaient descendus du ciel. Les Suisses, qui gardaient les routes ordinaires du mont Cenis et du mont Genèvre, se croyaient sûrs de barrer le pas de Suse où les deux routes aboutissent, et comptaient que la gendarmerie viendrait à ce lieu étroit où cinquante cavaliers peuvent à peine charger de front, heurter contre leur mur de fer, se briser sur leurs lances. L'expérience de Novare et de Guinegate montrait que cette brillante cavalerie, les premières charges repoussées, était sujette à d'étranges paniques. On avait chansonné en France la journée des éperons, et l'on disait hardiment que les gendarmes étaient des lièvres armés.
À ce moment notre jeune infanterie se formait sous un maître habile, Pietro Navarro, passé au service de France. L'ingrate et sordide avarice de Ferdinand l'eût laissé mourir sans rançon dans sa captivité de Ravenne. Cet homme de génie, qui connaissait si bien les bandes espagnoles, trouva pour leur opposer des montagnards fermes et vifs, nos Basques et la verte race des hommes de Dauphiné. En tout, un corps de dix mille hommes. On y joignit huit mille Français, Picards, Bretons, Gascons. Ajoutez trois mille pionniers et sapeurs, Français de même. Ce sont ces vingt et un mille hommes qui, de leurs bras, de leur audace, de leur industrieuse agilité, exécutèrent en cinq jours le miracle du passage, domptant et perçant le rocher, enlevant et faisant passer sur la triple échine des Alpes soixante-douze énormes canons, cinq cents petites pièces à dos de mulets, un nombre immense de charrettes, deux mille cinq cents lances (chacune de huit hommes), et vingt mille lansquenets allemands.
On était arrivé à Lyon avec l'imprévoyance ordinaire. On sut que tout était fermé. Le vieux Trivulce se mit à courir les Alpes, et trouva cet affreux passage entre les glaces et les abîmes. Sauvages gorges où nul marchand, nul colporteur, nul contrebandier, n'avait imprimé ses pas. La virginité de leurs neiges n'était effleurée, depuis la création, que par l'enfant de la montagne, le craintif et rusé chamois, et parfois aussi, peut-être, par l'intrépide folie du chasseur que la passion entraîne aux corniches étroites des gouffres.
La Durance une fois passée, on monta jusqu'au rocher de Saint-Paul, qui arrêta court. On le perça avec le fer, travail énorme qui se fit en un jour. On n'était encore qu'à Barcelonnette, c'est-à-dire au pied des Alpes.
La chaîne centrale des monts se dressait ici, le dos monstrueux qui sépare les eaux qui vont au Rhône de celles que recevra le Pô. Pietro, qui était l'inventeur des mines, fit sa route à force de poudre, faisant sauter des blocs énormes. C'était encore le plus facile. Le plus hasardeux était, sur les rapides glissades, au-dessus des précipices, de s'accrocher et d'enfoncer les premiers pieux sur lesquels on devait jeter des ponts, d'établir le long des abîmes des galeries en bois où les chevaux osassent passer, et sur ces frêles improvisations de charpentes tremblantes, gémissantes et criantes, de rouler 72 gros canons de bronze. Souvent, on n'osait le faire. Et alors, avec des câbles, on descendait les canons au fond de l'abîme, pour les remonter de l'autre côté avec un effort infini.
On trouva enfin la pente italienne et la vallée de la Stura. Mais là, le mont Pic-di-Porco se mettait encore en travers, dernière défense que les Alpes vaincues opposaient à cette titanique entreprise. On la franchit le quatrième jour, et le cinquième, on était dans les plaines de Saluces, à l'entrée de la Lombardie.
Il était temps. L'armée n'avait emporté que trois jours de vivres. Si les Suisses, mieux avertis, lui avaient fermé la porte, ce qui n'était pas difficile, elle restait clouée dans ces gorges pour mourir de faim.
L'entreprise si audacieuse, si heureuse, de ce chemin inouï, bouleversa l'imagination italienne. C'était par les sources mêmes du Pô que les Français entraient en Italie. On les voyait descendre avec l'invincible fleuve, le conquérant des eaux lombardes, qui les emporte toutes à la mer. Pour premier coup, ils avaient enlevé Colonna, le vaillant Romain. Les Suisses étonnés reculèrent. Le rival de Colonna, le vieux bâtard des Orsini, le bouillant Alviano, se mit avec ses Vénitiens, nos alliés, devant les Espagnols, les empêcha d'aider les Suisses. L'armée papale et florentine, conduite par les Médicis, dans sa neutralité douteuse, comptait bien, au cas probable de la défaite des Français, leur porter aussi quelques coups. Et voilà qu'ils sont tout près d'elle; elle perd à l'instant le goût d'avancer.
Les Suisses avaient parmi eux de grands amis de la France, les Bernois Diesbach et la Pierre et le Valaisan Super-Sax. Ils soutenaient que la Suisse ne gagnait rien à se saigner pour exalter l'Allemagne, sa principale ennemie, sur les ruines de la France. En réalité, sang et vie, morale, honneur, tout enfin, la Suisse entière fondait en Italie, elle s'échappait à elle-même, s'écoulait, se perdait. Un argument plus sensible peut-être, c'est que ni le pape, ni l'Espagne n'avait un sol à leur donner, que leur Maximilien Sforza, rançonné, épuisé, tordu jusqu'à la dernière goutte, était fini, ne rendait plus. La France, au contraire, arrivait les mains pleines de belles pièces neuves, d'argent non pas futur, fictif, mais d'écus comptants et sonnants. Elle les payait pour ne rien faire; et les autres, pour les faire agir, ne les payaient pas. Le roi les aimait tellement qu'il ne comptait pas avec eux. Au lieu des quatre cent mille écus promis à Dijon, il leur en donnait six cent mille, et trois cent mille encore pour les bailliages italiens (Bellinzona et Lugano) qu'ils avaient au pied des Alpes. Ils ne trahissaient point Sforza, au contraire; d'un duc ruiné, le roi allait faire un prince, le marier dans la famille royale.
Tout cela prenait assez bien. Mais voilà que du Saint-Gothard, roule une avalanche de vingt mille Suisses, tout neufs, avides, qui viennent gagner en Italie. Ceux-ci voient leurs compagnons gras et tout chargés de pillage, la poche enflée, qui parlent, à l'arrivée, de revenir. Les nouveaux venus frémissent pour l'honneur de la Suisse de la honteuse cession des passages du Tésin; ce serait donner l'Italie sans retour et s'en exclure pour jamais. Les Français ont là de l'argent?... Eh bien! pourquoi ne pas le prendre?... Ils y couraient en effet. Les nôtres eurent à peine le temps de sauver la caisse.
Cependant, l'homme du pape, le fameux Mathieu Shiner, cardinal de Sion, le prêcheur endiablé des Suisses, pendant que Léon X, son maître, parlait de la neutralité, chevauchait de tous côtés, pour faire écraser les Français. Les Espagnols, qui voyaient Alviano les menacer avec le drapeau de Saint-Marc, n'écoutèrent point le cardinal et restèrent en observation, comme l'armée pontificale. Les Suisses, concentrés à Milan, étaient fortement balancés; les uns leur disaient: «Retournons, recevons le premier payement.» Les autres disaient: «Combattons, et, vainqueurs, nous aurons le tout.» Mathieu arrive, se fait dresser sur la place du château une chaire assez haute pour dominer toute l'armée. Là, devant ces trente mille hommes, l'aboyeur se faisant entendre par des cris et des yeux roulants, par un geste frénétique, prêchait pêle-mêle la défense de l'Église, le drapeau des clefs de saint Pierre, la vengeance de l'ours de Berne, la fureur du taureau d'Uri, le sang partout, le sang: «Je veux, dit-il, me laver les mains, m'abreuver dans le sang des Français.»
Ce sermon évangélique n'ayant pas beaucoup d'action, le drôle, qui connaissait parfaitement ce peuple, fait faire une fausse alarme. «Voilà les Français qui avancent!»
Cela finit tout. Les partisans de la paix prirent les armes, comme les autres, ne pouvant abandonner leurs frères au moment du danger.
Le roi n'avait pas bougé. Il croyait toujours négocier. Sa situation était assez dangereuse. Il s'était placé à Marignan, à dix milles de Milan, ayant derrière lui les armées espagnoles et pontificales, qu'il séparait ainsi des Suisses. Les Vénitiens, il est vrai, veillaient pour lui sur ces armées. Mais seraient-ils assez forts, surtout ayant en tête les redoutés fantassins espagnols?
Qui commandait l'armée française? Tout le monde et personne. Le roi, tout novice, de vingt et un ans, était censé commander, et sous lui, Charles de Bourbon, de vingt-cinq, qu'il venait de faire connétable. Les généraux de Louis XII, La Trémouille et Trivulce, étaient près du roi, mais comme de vieux meubles hors de mise. On avait fait l'insigne faute de laisser partir l'homme essentiel, le commandant des Bandes noires et en général des troupes allemandes, le fameux duc de Gueldre, qui seul avait la confiance des lansquenets. L'ami et l'allié du roi, son futur gendre (Charles-Quint), avait pris ce moment pour attaquer la Gueldre, forcer le duc de revenir, démoraliser l'armée du roi. En quoi, il imitait fidèlement son grand-père Maximilien, qui fit parvenir à nos Allemands l'ordre de revenir, précisément la veille de la bataille de Ravenne.
Le duc de Gueldre crut à la paix prochaine, partit et laissa le commandement en chef des Allemands à un Français, son neveu, Claude de Guise, que pas un d'eux ne connaissait.
Ces gens, sans communication avec les nôtres, séparés par la langue, et ne sachant rien de la situation que les allées et venues, les pourparlers du roi avec les Suisses, leurs mortels ennemis, écoutèrent les avis charitables qu'on semait parmi eux. Le roi de France (disait-on), qui leur devait beaucoup d'argent, avait trouvé un moyen de payer la solde arriérée, en les mettant au premier feu et les livrant aux Suisses pour être exterminés. Et pourquoi, disait-on, votre chef serait-il parti, si ce n'est qu'il a eu horreur de tremper dans la trahison?
Ce roman insensé du roi se détruisant lui-même, se désarmant et se faisant battre, parut tout naturel au bon sens de ces Allemands. Leurs préjugés nationaux sur la foi des Welches (Français et Italiens) les hébétèrent de défiance et de peur.
C'était la grosse moitié de notre infanterie, et la seule fortement armée, qui était frappée de cette panique; les autres fantassins, Basques et Gascons, Français formés par Pietro Navarro, étaient des troupes légères qui ne pouvaient porter seules le poids des bataillons des Suisses.
Le roi avait, il est vrai, une très-forte gendarmerie, et tous les grands seigneurs de France avec leur suite personnelle; mais il eût fallu une plaine pour faire agir cette magnifique cavalerie, et justement il était sur une étroite chaussée qui permettait à peine à vingt hommes de charger de front: à droite, à gauche des fossés, des marais devaient couvrir la colonne assaillante, empêcher la cavalerie de la tourner ou de la prendre de flanc.
Dans cette situation si peu favorable, le grand maître de l'artillerie ne put profiter de la supériorité des forces qu'il avait; seulement il posta à notre droite une forte batterie, et dans les retranchements qui la couvraient, Pietro Navarro jeta une masse de notre infanterie nationale: Basques, Gascons, Picards.
Ceux qui connaissaient bien les Suisses, Fleuranges, par exemple, qui avait reçu d'eux quarante blessures à Novare, Fleuranges, fils du fameux Sanglier des Ardennes, Robert de la Mark, et l'un des chefs des Bandes noires, ne doutaient point qu'il y eût bataille. Ce n'était pas tant une guerre politique qu'une rivalité de métier entre deux armées mercenaires, entre les Suisses, si longtemps les seuls fantassins de l'Europe, et cette nouvelle infanterie allemande que l'empereur et les princes avaient formée surtout contre eux. Le drapeau des montagnes, le drapeau suisse à la croix blanche avait horreur du drapeau noir de la basse Allemagne. Ils partirent de Milan en criant: «C'est leur deuil qu'ils portent.» Ils avaient ôté leurs souliers pour qu'on n'entendît pas de loin la masse de l'armée en marche, et pour mieux sauter les canaux, traverser les marais et se trouver plus vite devant leurs ennemis. Unique occasion! les lansquenets étaient vingt mille; on pouvait, cette fois, les égorger en un monceau.
Nulle bataille n'a été plus diversement racontée. Du Bellay est fort sec, le chroniqueur de Bayard si ignorant, qu'il croit que le connétable fut tué. Les historiens suisses disent que les leurs n'avaient pas d'artillerie, ce qui est faux; ils avaient avec eux celle du duc de Milan. La fameuse lettre de François Ier à sa mère est étonnamment inexacte, légère, pleine de vanterie, plus qu'on ne l'attendrait d'un prince si brave; mais c'est un garçon de vingt ans qui ne se contient pas dans sa joie et croit avoir tout fait. Avec deux cents cavaliers il a défait quatre mille Suisses, leur faisant jeter leurs piques et crier France!—Nous sommes restés vingt-huit heures à cheval (il dormit sur une charrette).—Il se vante d'avoir fait le guet.—De vingt-huit mille Suisses il n'en réchappa que trois mille! Ils s'enfuirent! etc.—Autant de mots, autant de faussetés démenties par les autres acteurs et témoins oculaires.
Il convient que l'artillerie a bien fait. Le grand maître ose bien dire «qu'il a été cause en partie du gain de la bataille.» Cependant le roi croit que c'est la gendarmerie qui a fait toute l'exécution. Il fait honneur de tout à la noblesse, à la cavalerie et aux grands coups de lance.
Ce récit, si léger, constate pourtant par trois fois que l'infanterie française eut une grande part à la bataille, chose dont plus d'une chronique s'est bien gardée de dire un mot. Fleuranges en parle à peine une fois. Bouchet, qui écrit sous la dictée de La Trémouille, est seul juste pour l'infanterie.
Mais venons au récit.
L'armée fut presque surprise, quoiqu'on fût averti trois fois, d'abord par un Lombard, puis par un gentilhomme, enfin par Fleuranges lui-même. Le connétable allait se mettre à table. Le roi essayait une armure d'Allemagne, propre à combattre à pied, armure si industrieusement faite, dit Fleuranges, qu'on ne l'eût pu blesser d'une épingle. Le roi l'embrassa pour la bonne nouvelle, mais n'y voulait pas croire encore. Fleuranges prit sur lui de faire sonner l'alarme. Le roi, voyant alors que c'était tout de bon, s'adressa au général de Venise, l'Alviano, qui était là, lui prit la main et le pria d'amener ses troupes en toute hâte; Alviano sauta à cheval, croyant ce jour suprême et décisif pour l'Italie autant que pour la France.
Fidèle aux vieilles traditions, le roi employa les dernières minutes, si précieuses, à se faire armer chevalier. Avec sa bonne grâce ordinaire, laissant là tous les princes et grands seigneurs, il s'adressa à l'homme le plus aimé de l'armée, fit avancer Bayard et reçut l'ordre de sa main.
Cependant Fleuranges observait les Suisses. Ils étaient à deux milles et paraissaient vouloir camper. Ils y pensaient peut-être, car la journée était fort avancée. Tout à coup les voilà qui se remettent en marche et ne s'arrêtent qu'à deux traits d'arc du camp français, où ils soufflèrent un peu, déployèrent la bannière des clefs de saint Pierre et reçurent la bénédiction.
Le roi et La Trémouille, ici d'accord, disent que la gendarmerie chargea d'abord, et que, malgré sa valeur, elle fut reboutée par les gens de pied. Ce qui est bien croyable; elle ne pouvait charger que par vingt ou trente à la fois, et les Suisses avançaient en piquant les chevaux ou démontant les cavaliers du croc ou de la hallebarde.
Ils arrivèrent ainsi aux lansquenets, furieux de la vue seule du drapeau noir, ayant soif de leur sang. Ces Allemands étaient troublés de cette furie, et l'écart des gens d'armes, rejetés de côté, les confirmait dans l'idée folle que nous les livrions. Ils reculèrent. Mais au moment, les fantassins français, défendus par eux à Ravenne, se jetèrent à leur tour devant les Allemands, s'élancèrent sur les Suisses au nombre de deux mille, et du premier coup dispersèrent un corps double de nombre. Le roi qui, avec deux cents cavaliers, soutenait ces deux mille piétons, les supprime dans son récit. Mais La Trémouille les rétablit avec une impartiale équité.
Ce qui rend la bataille obscure ici et pleine de contradictions, c'est que la nuit venait, et que déjà il y avait une nuée de poussière effroyable. De plus, de nombreux corps des Suisses avançaient, dit le roi, par le pays couvert, c'est-à-dire, sans doute, sous les arbres fruitiers ou à travers les grandes vignes qui coupent la campagne italienne. La scène était immensément confuse.
Deux épisodes s'y dessinaient pourtant. D'une part, les lansquenets, qui voyaient le roi en avant et la vaillance de nos piétons, troupe légère qui avait protégé leur grosse infanterie, rougirent de cette étrange situation et voulurent se relever. Mille d'entre eux, par la gauche, tournèrent dans le marais pour prendre en flanc les Suisses. Mais, arrivés aux bords profonds de la chaussée, ils ne purent s'en tirer ni se soulever de là; les piques les y enfoncèrent et ils n'en sortirent pas.
À notre droite, les Suisses souffraient d'une batterie de Pietro Navarro. Ils y lancèrent ce qu'on appelait les enfants perdus de la Suisse, corps de jeunes gens à plumes blanches, payés double, qui firent double ouvrage effectivement; avec un sacrifice énorme d'hommes, ils comblèrent les fossés des Basques et Gascons de Pietro, éteignirent la batterie.
La lune éclairait la bataille. Et cependant il y eut d'étranges méprises. Le roi alla donner dans un gros corps de huit mille hommes qu'il croyait sien: c'étaient des Suisses. «Ils me jetèrent, dit-il, six cents piques au nez, pour me faire voir qui ils étaient. Le roi eut cependant le temps de réunir trois cents chevaux, quelques milliers de lansquenets, et se retira sur ses canons. «Et cependant, dit-il, mon frère le connétable rallia tous les piétons français et quelque nombre de gendarmerie, leur fit une charge si rude qu'il en tailla cinq ou six mille en pièces et jeta cette bande dehors. Nous, par l'autre côté, fîmes jeter une volée d'artillerie à l'autre bande, nous les chargeâmes, les emportâmes et leur fîmes repasser un gué qu'ils avaient passé sur nous.»
Ce passage indique assez clairement que l'infanterie ferma pour ce jour la bataille, et que les Suisses s'étaient rendus maîtres d'une partie du camp de François Ier. Ils furent chassés, mais non partout; ils restèrent sur plusieurs points établis entre les Français. La lune ayant retiré sa lumière, ceux-ci ne pouvaient aisément se rapprocher les uns des autres. Il y avait des Suisses qui voulaient profiter de cette division, tenter un grand et dernier coup. Ils voyaient le roi à deux pas, à son feu, parmi les canons, mais mal accompagné. Il fallait de l'ensemble, et c'eût été déjà, peut-être, la captivité de Pavie. Ils hésitèrent, perdirent l'irréparable occasion. Mathieu Shiner lui-même semble en avoir été la cause. Il avait fait venir des vivres et des tonneaux de vin. Les Suisses étaient trop bien, adossés à la grande ville, qui leur fournissait tout. Les Français, au contraire, n'eurent pas tous à manger.
Le roi buvait de l'eau sanglante qui lui fit vomir son repas. Il avait prudemment fait éteindre son feu; non vu, il voyait tout, et pouvait assister à la bombance des Suisses.
Le cardinal croyait la bataille gagnée, il l'écrivit à Rome et partout.
Toute la nuit donnèrent les cors sinistres d'Unterwald et d'Uri pour rallier les Suisses; les Français sonnèrent leurs trompettes. Le roi, qui par moment se trouva presque seul, comme Charles VIII à Fornoue, avait un Italien avec lui, qui sonna constamment comme Roland Furieux sonnait à Roncevaux. On pensa bien que cette puissante trompette, qui faisait taire les autres, sonnait où était le roi, et l'on s'en rapprochait.
Nul ne doute que les vieux et expérimentés capitaines La Trémouille, La Palice, Trivulce, n'aient bien mis la nuit à profit. Galeo et Pietro en profitèrent surtout pour changer les positions de l'artillerie. Le roi avait soixante-douze grosses pièces, un nombre infini de petites. C'est le spectacle qu'eurent les Suisses au matin. Derrière ce confus rideau de troupes éparses, une armée entière s'était reformée; de tous côtés, entre les corps, canons, fauconneaux, serpentines, montraient la gueule et attendaient.
L'homme des Bandes noires, Fleuranges, avoue magnanimement, à la gloire de ses ennemis, que si les Suisses n'attaquèrent pas la nuit, c'est que vraiment ils n'étaient pas en nombre suffisant.—Et, s'ils avaient bien fait la veille, dit-il, ils firent encore mieux le matin.—Mais l'artillerie les reçut rudement, et ils virent vingt mille lansquenets qui, parfaitement remis et ralliés, présentaient vingt mille piques. Cette grande attitude leur imposa; «ils glissèrent outre,» et n'essayèrent pas de les enfoncer. Il y eut même des Suisses qui se souvinrent que ces braves, après tout, étaient aussi des Allemands. «Un gros capitaine sortit des rangs, alla aux lansquenets et se mit à les haranguer; on tira sur lui au plus vite, de peur qu'ils n'entendissent trop bien; il fut tué.»
Cependant, d'autres s'avisèrent de marcher sur l'artillerie, de l'enlever; déjà, la veille, ils avaient pris plusieurs canons. «Je vis, dit du Bellay, un Suisse qui, passant toutes les batailles, vint toucher de la main sur l'artillerie du roi, où il fut tué. Et, sans la gendarmerie, qui soutint le faix, on était en hasard.» Les Suisses furent plus écrasés que vaincus; hommes et chevaux, couverts de fer, fondant sur eux de tout leur poids, il fallait à des fantassins, non-seulement le plus ferme courage, mais une grande dextérité pour choisir juste les rares défauts de la cuirasse où pouvait pénétrer le fer. Les parfaites armures étaient celles des très-grands seigneurs et de leurs chevaux de bataille. Ce furent eux, cette fois, qui chargèrent définitivement, mais non sans grand dommage. Bon nombre mesurèrent la plaine; plusieurs même restèrent et périrent. Chose toutefois rare et difficile: il fallut que les Suisses frappassent soixante-deux coups sur le fils de La Trémouille pour le blesser mortellement. Le frère du connétable périt aussi. Claude de Guise, à la tête des lansquenets, fut porté par terre, et des bataillons entiers passèrent sur lui; il eût péri sans un écuyer allemand qui se jeta devant lui, reçut les coups à sa place, jusqu'à ce qu'une nouvelle charge écartât les Suisses. Il en fut à peu près de même de Fleuranges; lui et ses gens d'armes furent accrochés des hallebardes, tirés de leurs chevaux blessés; «et sans monsieur de Bayart, qui tint bonne mine et ne l'abandonna pas, sans point de faute, il étoit demeuré.»
Remonté à cheval, Fleuranges vit que les Suisses étaient décidément rompus. Ils avaient tâté l'arrière-garde et avaient été repoussés. Un de leurs corps s'était jeté dans une grande cassine où l'on avait logé force tonneaux de vin de Beaune; ils lui livrèrent bataille, s'y noyèrent, si bien que Fleuranges y mit le feu sans qu'ils s'en occupassent; ils furent brûlés plus de huit cents.
Ce qui avait achevé de les décourager, c'est que, vers dix heures du matin, ils entendirent crier: Marco! Marco! et virent les drapeaux de Venise. C'était Alviano qui avait marché toute la nuit avec sa cavalerie. Son armée le suivait de loin; les Suisses crurent l'avoir sur les bras, et se décidèrent à la retraite. Nos chroniques assurent qu'ils étaient réduits de moitié, ayant laissé quinze mille hommes dans cette terrible bataille. Et cependant les autres s'en allaient vers Milan, si froids, si fiers (à pas comptés), qu'ils ne lâchaient pas même les pièces enlevées aux Français. Faute de chevaux, ils s'efforçaient de les tirer, de les porter à bras. Ils se lassèrent enfin et les jetèrent dans les fossés.
Maximilien Sforza, assiégé quelques jours au château de Milan, et forcé par les mines de Pietro Navarro, se rendit, tout joyeux d'être quitte d'une souveraineté qui n'avait été qu'un esclavage. «Grâce à Dieu! disait-il, me voici affranchi de la brutalité des Suisses, des vols de l'Empereur et des perfidies espagnoles.»
Il n'y eut jamais victoire plus complète. Des deux armées que le roi avait à dos, la papale obtint de traiter, et l'Espagnole sollicita d'être comprise dans l'arrangement, pour retourner à Naples.
Les Suisses, si bien battus des lances et des boulets du roi, le furent encore plus de son argent. Il les gorgea, les renvoya. Corrompus contre eux-mêmes, ils acceptèrent, tête basse, plus d'argent que ne valait toute la Suisse, vendant les bailliages italiens et renonçant à l'Italie.
CHAPITRE XVI
ESPÉRANCES DE L'EUROPE.—FRANÇOIS Ier REPOUSSE L'ITALIE ET
L'ALLEMAGNE
1515
La fausse nouvelle de la victoire des Suisses avait ravi Léon X. Le lendemain, l'ambassadeur de Venise vint tout joyeux lui dire la vérité et observer sa mine. La grosse face rouge et rieuse ne rit plus cette fois. Il pâlit, et, sans s'apercevoir qu'il était sous un œil curieux, il joignit les mains, disant: «Que deviendrons-nous?»
Notre victoire le prenait en flagrant délit de duplicité. Il avait promis la neutralité, il avait fait épouser à son frère une tante du roi; et il avait envoyé une armée contre lui.
Nul secours à attendre; l'Europe admirait et tremblait. Il n'y avait alors aucune force militaire au monde, que l'infanterie de Basse-Allemagne, qui combattait pour nous, celle des Suisses par nous battue, et les Espagnols humiliés, à la barbe desquels on avait gagné la bataille.
Le roi pouvait ce qu'il voulait.
Il était salué de tous le triomphant César, vainqueur des Helvétiens.
À lui de défendre la chrétienté, de résister au conquérant Sélim, nouveau Mahomet II.
À lui de balancer le monstre hétérogène du triple empire de Charles-Quint, qui, se formant de mort en mort et par successions, sans bruit, tout doucement, menaçait bientôt d'engloutir l'Europe.
À lui enfin de délivrer l'Italie et de prendre Rome, de réformer l'Église.
Le pape avait raison de craindre et de dire: «Que deviendrons-nous?»
Cette grande force de François Ier n'était pas seulement de circonstance et de situation: elle était aussi personnelle. Tout réussit à la jeunesse, tout lui sourit. La sienne véritablement faisait grande illusion. Ce qu'on voyait de mal en lui, on l'attribuait à ses vingt ans; mais le bien dominait, et la belle apparence. Ce magnifique jeune homme fascinait tout le monde par la parole et par l'épée, par cette figure aimable qui, après Marignan, apparut imposante. Elle n'était point fine, mais forte et belle alors. L'hilarité menteuse qu'il avait dans les yeux semblait gaieté française et noble gaillardise de gentilhomme et de soldat. Ni Charles VIII, ni Louis XII, les sauveurs prédits par Savonarole, n'avaient répondu aux exigences de l'imagination populaire; l'un, petit, mal bâti, difforme par sa grosse tête, l'autre, cacochyme, bourgeois, roi des bourgeois. Celui-ci, au contraire, beau de race, de fleur de jeunesse, plus beau de sa victoire, trouvant pour tous, sur sa langue facile, des mots de grâce et d'espérance, n'était-il pas enfin, pour l'Italie et pour le monde, ce Messie promis, attendu?
Sa famille l'encadrait, l'embellissait. On le voyait dans l'auréole qu'a tout être aimé, noble apparition entre deux femmes et deux amours, sa mère, ardente et belle encore, sa fine et charmante sœur, la Marguerite des Marguerites, qui disait: «Notre trinité!...»
Son respect pour sa mère, excessif dans un roi, semblait d'un bon cœur tout nature, qui n'était blasé ni gâté. Il ne lui parlait guère que la toque à la main, abaissant sa grande taille et le genou plié.
Ce sentiment de la famille, ces dons aimables de jeunesse, lui auraient aisément donné la faveur populaire s'il eût eu seulement le bon sens de ne pas la repousser. Sa politique était toute tracée. Une grande révolution, de vingt formes diverses, dans l'État, dans l'Église, fermentait en Europe. Elle allait éclater partout, mais à des moments différents, sans accord, sans entente, avec ce trait commun toutefois que tous ces mouvements regardaient vers l'Église. Sans les biens ecclésiastiques, l'État ne pouvait plus vivre un seul jour. On le vit en Espagne même et autres pays catholiques, qui ne prirent pas les biens, mais grande partie du revenu. Cette révolution financière était partout liée à la diversité des révolutions politiques. Des masses immenses, impatientes, fermentaient et bientôt tourbillonnaient aveuglément, cherchant un centre hors d'elles-mêmes.
Qu'avait à faire le jeune roi et le roi-chevalier? d'être, en effet, et chevalier et jeune, fidèle à cette tradition de générosité qu'il se flattait de suivre. Ce que l'armée française avait été à Pise, le roi devait l'être en Italie, en Allemagne, en Europe. Si l'on eût cru réellement qu'il voulut être le protecteur des faibles et le centre de la résistance contre le pape et la maison d'Autriche, il était le maître du monde. Cette politique, sans doute chimérique aux yeux des procureurs qui gouvernaient la France sans rien connaître de l'Europe, était la seule pratique. Cette folie était la sagesse.
Qui s'y serait opposé? l'Angleterre seule peut-être. Nulle autre alors ne le pouvait. Le roi y tenait Wolsey, l'homme dirigeant, qui croyait ne pouvoir sans lui arriver à la papauté. Il eût tenu l'Angleterre même, par une grande guerre d'Écosse, s'il eût fortement soutenu ce pauvre pays. Il ne suffisait pas d'y mettre un régent français, comme on fit. Il fallait largement pensionner les clans, encourager la trop légitime défense de cette race contre la féodale Angleterre. Les highlander n'auraient pas disparu de la terre, et la haute Écosse ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. La France aurait sauvé un peuple en se défendant elle-même. Seulement il fallait pour cela de grandes ressources, qu'on ne pouvait trouver que dans la révolution ecclésiastique.
L'Espagne, dans le progrès de son affreux cancer, venait de s'arracher sa plus riche substance, l'agriculture et l'industrie, les Maures, les Juifs. Elle arrivait au second acte, où elle devait périr comme liberté et vieilles franchises. La lutte allait s'ouvrir, des nobles et des villes, contre le roi; un roi flamand, tellement ignorant de cette fière Espagne, qu'il sollicitait de la France une armée de vingt mille étrangers pour s'installer; lui qui d'avance était aimé, comme fils de Juana, petit-fils de la grande Isabelle, comme remplaçant le vieux roi détesté d'Aragon; lui pour qui Ximénès, un grand cœur Castillan, avait, par de fortes mesures, frayé la voie, dressé le trône. Il n'avait qu'à s'asseoir, et il débuta par outrager l'Espagne en disgraciant Ximénès mourant.
L'Empire n'avait pas moins de deux révolutions en lui, la révolution allemande et celle de l'esprit humain. Le Rhin spécialement était comme dissous. Nous l'avons expliqué dès le temps de Charles le Téméraire. Il n'avait su en profiter, dans son insigne maladresse, inquiétant, irritant tous ces peuples et les rattachant ainsi à l'Empire, se portant brutalement pour conquérant de terres et accapareur de provinces, au lieu de solder les hommes et de se faire le chef de ces populations guerrières et pauvres. François Ier, qui n'avait pas les Pays-Bas, ne faisait craindre rien de tel. Contre leur ennemi naturel, successeur de Charles le Téméraire, contre l'Empereur, hautain et faible dans ses prétentions insensées, la France était leur bonne amie, leur alliée et leur défense. Ce que Max avait eu de populaire en ses bonnes années, la bravoure et l'air batailleur, François Ier l'avait bien plus. Sur le Rhin, comme en France, on tenait compte d'un roi qui se battait, prenait sa part des coups et des fatigues.
À la grande différence des révolutions italiennes, l'allemande n'était pas seulement une discorde d'États et de villes; elle descendait bien plus bas, entraînait les campagnes, soulevant à la fois la noble populace des chevaliers ruinés qui mouraient de faim dans leurs châteaux, et des masses de paysans réduits au désespoir[28]. Les uns, les autres, accusaient également les hauts seigneurs, spécialement les seigneurs ecclésiastiques. L'Église d'Allemagne avait engraissé de la ruine commune. Et c'était elle aussi qui était accusée de tous; tous, discordants sur d'autres points, étaient d'accord sur ce seul point, qu'on ne pouvait plus tolérer l'état de l'Église. Cette question universelle, obscure encore ailleurs, était claire en Allemagne. Et le peuple, au défaut des rois, semblait tout près de la franchir.
La France ne devait rien faire qu'en communauté avec l'Allemagne. C'est vers elle qu'elle devait tourner son attention, autant et plus que vers l'Italie. Le point grave, décisif, ce n'était pas que nous eussions un peu plus, un peu moins de possessions au delà des Alpes, que le Milanais s'arrondît de quelques villes. C'était de savoir comment on agirait avec le pape, et, si l'on était contre lui, comment on lancerait l'Allemagne dans les mêmes voies, comment on soutiendrait la révolution allemande contre la maison d'Autriche, alliée du pape.
L'Empereur était vieux; qui lui succéderait? C'était la grosse affaire. Tout le reste ne venait qu'après. L'intérêt de la France était non d'alarmer l'Empire en demandant la couronne impériale, mais de l'ôter à la maison d'Autriche, de faire qu'elle tombât sur la tête d'un électeur qui, d'accord avec elle, entrerait dans la révolution naturelle, légitime du siècle, la sécularisation de l'Église et des biens d'Église.
François Ier avait une prise naturelle et très-forte sur l'Allemagne. C'est à lui que s'adressaient tous les ennemis de l'Autriche, à lui que se louaient ces innombrables gens de guerre de toutes classes, que les désordres de l'Empire, les luttes des villes impériales, les insurrections des campagnes, avaient jetés hors du foyer.
François Ier n'y vit que des soldats. Que serait-il arrivé, s'il eût compris que c'était une émigration, que c'était la révolution allemande, dont les tronçons brisés, les débris, les épaves, venaient se jeter au rivage de la France?
Il était beaucoup plus qu'un roi, s'il eût su profiter de sa situation. Il était, sur toutes les Marches, depuis les Alpes et les sources du Rhin, jusqu'aux Ardennes et le long de la Meuse, jusqu'aux marais de Gueldre, de Hollande et de Frise, le refuge et l'espoir de la libre Allemagne. Le soldat mécontent du service des villes, le chevalier ruiné par l'usure ecclésiastique et les chicanes des légistes, exproprié par l'électeur, que dis-je? le chef des paysans traqués dans la forêt, tous reprenaient cœur en disant: «Je me vendrai au roi de France.»
Ils allaient en Basse-Allemagne s'adresser à ses enrôleurs, au duc de Gueldre sur le Rhin, et, sur la Meuse, au Sanglier des Ardennes. La vie de ces deux fameux chefs des Bandes noires ferait une Iliade, mais longue; nous ne pouvons la faire ici. Qu'il suffise de dire que ces imperceptibles princes furent, pendant tout un siècle, l'épée de la France contre les maisons de Bourgogne et d'Autriche. Épée peu dépendante qui quelquefois frappa à contre-temps. Les Sangliers des Ardennes, les la Mark, avec Liége, sauvèrent plus d'une fois Louis XI et souvent le mirent en péril. À Novare, la valeur emportée de Robert de la Mark nous fit battre, dit-on, et son fils Fleuranges y resta, couvert de quarante-deux blessures. Nous ne l'en voyons pas moins vivant et combattant plus que tout autre à Marignan, où il eût péri, sans Bayard. Tout à l'heure, c'est son père, le vieux Robert, qui va, à la diète de Worms, jeter le gant à Charles-Quint.
Pour le duc de Gueldre, il n'y a pas en vérité de plus grande histoire que celle de ce petit prince, l'Annibal acharné qui, cinquante ans durant, tint en échec et les Pays-Bas, et l'Autriche, et l'Empire. Cela serait inexplicable si, comme nous l'avons dit, il n'avait été le point de ralliement des fugitifs et des bannis, de tout ce qu'il y avait de plus vaillant en Allemagne. La maison de Bourgogne, sous Charles le Téméraire, celle d'Autriche sous Maximilien, avait deux fois donné en Gueldre le scandaleux spectacle d'un juge prononçant entre les deux partis pour s'adjuger à lui-même l'objet contesté. L'empereur n'en eut que la honte. Il échoua toujours, même avec le secours des Saxons et des Bavarois. Loin de céder, le duc attaquait, pillait tour à tour le Brabant, la Hollande. La gouvernante des Pays-Bas, Marguerite, était si peu protégée par son père, que, pour faire tête à ce diable incarné, elle invoquait le pape, les rois d'Angleterre, d'Aragon.
La protection déclarée ou secrète que le Roi avait donnée au duc de Gueldre dans la Basse-Allemagne, il devait l'étendre au haut Rhin, soutenir la résistance des chevaliers et petits nobles contre les seigneurs.
La révolution éclatait en haut et en bas à la fois dans une incroyable grandeur. En bas, les paysans; en haut, les nobles, les savants, les juristes. Une question que plusieurs jugeaient d'abord petite, la question des juifs, la défense de leurs livres, que les moines voulaient brûler, avait formé le centre inattendu, l'anneau central où se nouait la grande chaîne des intérêts et des partis.
Question nullement petite en réalité, mais grave et révolutionnaire contre le Moyen âge: la défense de l'humanité, une protection généreuse, étendue à ceux même qu'on torturait depuis mille ans comme meurtriers de Dieu; la revanche de la justice sur les persécuteurs, les juges enfin jugés, et les princes et les prêtres tous passés au crible sévère de la loyauté germanique.
Cette grande et profonde question, comme toutes celles du temps, vint se présenter à l'arbitrage du vainqueur, justement après la bataille. Les dominicains d'Allemagne, poursuivant près du pape les défenseurs des juifs[29] (Reuchlin, Hutten), vinrent chercher l'appui de François Ier. À qui serait-il favorable? cela dépendait d'une question plus générale encore, celle de savoir s'il serait l'ami ou l'ennemi du pape.
Ce garçon de vingt ans était bien neutre au fond dans tous ces grands débats. Entre la révolution et le pape, il avait choisi... quoi? une boulangère de Lodi. De même que les Suisses vaincus se noyèrent dans le vin de Beaune et se laissèrent brûler, le vainqueur s'établit, dit-on, chez cette fornarina; à son dam; il tomba malade, comme il l'avait été déjà, avant son avénement.
Telle fut la palme de César, comme l'appelait sa mère, la couronne de ce roi du monde, l'espoir des opprimés, la poétique idole du faible cœur de Marguerite.
Il s'était montré bon soldat, mais ne comprenait rien à la victoire. Il en était encore à la tactique d'Azincourt, et croyait que la gendarmerie avait tout fait. Selon lui, c'est la lance qui brisa la forêt des piques; ce sont les preux, c'est Roland, c'est Renaud, le roi, le connétable. Il s'amusa le soir à faire des chevaliers. On croit lire l'Arioste. L'Orlando paraît à propos, œuvre de légère ironie, sourire de l'Italie sur l'ineptie de ses vainqueurs.
Cette royale figure, qui semblait tout comprendre et hâblait à merveille, était en réalité un splendide automate entre la main de sa mère, l'intrigante, violente et rusée Savoyarde, et d'un homme d'affaires, Duprat, fin, vil et bas, qu'il prit pour chancelier.
La mère aimait passionnément son fils, et pourtant s'en jouait. Elle disait hardiment au légat: «Adressez-vous à moi, et nous irons notre chemin. Si le roi gronde, il faut le laisser dire.»
Duprat voulait le chapeau. Soit orgueil, soit prudence de voleur et recette contre le gibet, les ministres tâchaient d'être cardinaux. On ne pend pas un cardinal. Nous avons vu l'histoire de Briçonnet, d'Amboise. Nous verrons celle de Birague, l'homme de la Saint-Barthélemy, tellement impatient d'être cardinal, qu'il fut tout à coup veuf. Duprat, qui l'était, avait eu l'attention de se faire tondre. Il venait en solliciteur, en courtisan du pape. Le roi était livré d'avance par sa mère et par son ministre.
Sa mère avait une pauvre ambition, celle de s'allier aux Médicis. Elle venait de donner une de ses sœurs au frère du pape, Julien. Et elle poussait son fils à donner une princesse du sang royal au neveu du pape, Laurent; à unir les lis de France aux pilules, qui sont les armes de la maison de Médicis, sortie, dit-on, d'une boutique d'apothicaire. Ce neveu était si malade de la maladie du temps, qu'à peine marié, il en mourut, et la mariée aussi, nous laissant toutefois une fille, fatal présent! Catherine de Médicis.
De tout cela, qu'arriva-t-il?
Que le jeune homme insouciant suivit, les yeux fermés, la politique du cardinal d'Amboise, refit les Borgia dans les Médicis, immola l'Italie.
Que, loin d'encourager la révolution allemande qui commençait, il laissa son confesseur, Guillaume Petit, écrire contre elle au pape et protéger les moines.
Enfin (comme on verra plus tard), dans les fêtes papales de Bologne la grasse, dans les caresses d'Italiennes et les mangeries de Gargantua, Duprat lui fit signer le Concordat, le partage avec le pape. Il prit part, pouvant avoir tout. Sa grande position et unique, du seul fort, quand tous étaient faibles, du seul en qui l'on espérât, le protectorat de l'Italie, et bientôt de l'Empire, le trésor ecclésiastique et le trésor des cœurs, bien autrement précieux, il laissa tout aller, vendit tout, nouvel Esaü, pour un plat de lentilles.
CHAPITRE XVII
CARACTÈRE DE CE PREMIER ÂGE DE LA RENAISSANCE
1515
Trente-quatre ans se sont écoulés depuis la mort de Louis XI, vingt environ depuis l'expédition de Charles VIII et la révélation de l'Italie. Ces vingt années peuvent s'appeler le premier âge de la Renaissance, âge indécis encore et d'un caractère incertain.
Elle est déjà lancée, immense, irrévocable; son génie remplit tout, mais ses grands résultats n'ont pas encore leur action.
Des deux faits dominants, la découverte de l'Amérique (1492) et celle du système du monde (1507), le premier n'est point apprécié dans sa portée immense, et le second est inconnu.
Où est la Renaissance? Dans la littérature, si l'on veut entendre par là l'exhumation de l'antiquité.
Mais peu d'œuvres nouvelles. Le grand succès du temps est celui d'une compilation latine, les Adages d'Érasme. Machiavel et l'Arioste sont médiocrement goûtés. Les mémoires de Commines n'ont pas paru encore.
La Renaissance est dans l'art, à coup sûr, par Vinci et par Michel-Ange, deux prophètes, énormément loin en avant de leur âge. Ils en sont la stupeur plus que l'admiration. Le roi du temps est Raphaël. Ce que la France envie le plus à l'Italie, ce sont les ornements, arabesques et grotesques, récemment déterrés à Rome. Elle prend un plaisir enfantin à parer, à charger sa vieille architecture de ces capricieuses fleurs.
Tout cela est bien vague encore, et bien flottant d'un jour crépusculaire. Où donc décidément voit-on la Renaissance? à quel caractère certain, profond, la reconnaîtrons-nous?
Rappelons-nous l'Introduction de ce volume. Quel fut l'obstacle infranchissable des XIIIe au XVe siècles? c'est que, le Moyen âge se survivant par un effort artificiel, n'enfantant plus, empêchant d'enfanter, il s'est fait un grand désert d'hommes. Les efforts des héros, des hardis précurseurs, sont restés individuels, isolés, impuissants. Le peuple n'est pas né qui eût pu les soutenir.
Eh bien! dans ces trente dernières années, le grand pas est franchi; ce peuple commence d'apparaître. Si les idées ne sont pas éclaircies, les hommes existent; une nouvelle humanité est née maintenant avec des yeux pour voir, une âme ardente et curieuse.
L'État détruit et l'Église détruite, au temps de Charles VI, on a touché le fond, puis recommencé à monter. De la sécurité donnée par Louis XI, de la prospérité de Louis XII, quelque chose a surgi, de médiocre et de mesquin sans doute, mais de vital enfin. Puis un coup de lumière, un rayon subit de soleil a doré ce monde pâle, quand l'épée de France ouvrit les monts, révéla l'Italie.
Découverte d'un effet immense. La sublime officine des arts et des sciences, tenue longtemps comme en réserve, se manifeste tout à coup, doublement rayonnante d'Italie et d'Antiquité.
Et alors, par l'imprimerie, se constitue le grand duel. D'une part, l'Antiquité grecque et romaine, si haute dans sa sérénité héroïque. D'autre part, l'Antiquité biblique, mystérieuse, pathétique et profonde. De quel côté penchera l'âme humaine? à qui sera la Renaissance? qui renaîtra des anciens dieux?
L'arbitre est la Nature. Et celui-là serait vainqueur, à qui elle donnerait son sourire, son gage de jeunesse éternelle. Plus jeune et plus vieille que tous, mère et nourrice des dieux, comme des hommes, elle les berça aux anciens jours et sourira encore sur leurs tombeaux.
«Suis la Nature.» Ce mot des stoïciens fut l'adieu de l'Antiquité. «Reviens à la Nature,» c'est le salut que nous adresse la Renaissance, son premier mot. Et c'est le dernier mot de la Raison.
Mot que le grand prophète Rabelais traduit ainsi: «Fondez la foi profonde.» Il l'écrit au portique de son temple de la Volonté. Nous l'avons mis aux premières lignes de l'histoire du XVIe siècle.
Trois filles de serfs, ouvriers héroïques, taillent les trois pierres où se fonde la nouvelle Église: Colomb, Copernic et Luther.
L'Italien trouve le monde, et le Polonais en trouve le mouvement, l'harmonie, l'infini du ciel.
L'Allemand reconstitue la famille et y met le sacerdoce. C'est fonder le monde de l'homme.
Effort énorme, unique; jamais il n'y eut plus d'obstacles. Et le succès aussi est difficile, le résultat d'abord obscur, amer.
L'Amérique, plusieurs fois trouvée en vain, mais cette fois manifestée et assurée au monde par l'obstination d'un grand cœur, éclaircit, obscurcit la question morale. À peine découverte, elle est le champ de l'esclavage.
Luther éclaircit, obscurcit la question religieuse, ne rouvrant l'avenir que par un appel au passé.
Copernic sera un scandale, la plus rude contradiction qui ait troublé la Renaissance. Au moment où l'observation est uniquement recommandée, dans un âge qui, las des vains raisonnements, ne veut plus croire que ce qu'il voit, celui-ci vient démentir le témoignage des yeux. Tête dure! L'expérience des sens n'est rien pour lui si elle n'est raisonnable. Elle est son marchepied et rien de plus, pour s'élever plus haut. Les observateurs se moquent de lui[30]. S'il a raison contre eux, le témoignage des sens ayant perdu sa force, les témoignages historiques, bien plus faibles, branlent et chancellent. Où est la certitude? Qui croirons-nous? La Raison seule.
Seule elle règne, seule elle est immuable. Tout autre immuable est fini.
Le mouvement du monde, l'infinie profondeur du ciel apparaîtront vers le milieu du siècle, au moment où Vesale ouvre les profondeurs de l'homme, où Servet aperçoit la circulation de la vie. Qui désormais niera le mouvement a beau faire, il le porte en lui.
Victoires définitives, mais combien contestées! que dis-je? exploitées des vaincus!
Le pape partage gravement l'Amérique qui l'a démenti, trace du doigt une ligne sur le monde, donne à l'un l'Orient, à l'autre l'Occident. Qui donne? apparemment c'est celui qui possède.
Le second démenti, le système du monde, qui lui brise son ciel immobile; le pape daigne aussi en agréer l'hommage. Le monde agenouillé le voit grandi de ses défaites.
Oh! la Renaissance est obscure! l'humanité va lentement, par secousses, et souvent se renfonce dans la paresse, l'inertie du passé. Emportée par l'universel mouvement, elle travaille, fatigue, halète et sue.
Cette fatigue est dans les premiers monuments de la Renaissance. Ils travaillent infiniment, énormément, à se parer. Charmants dans le détail, ils éblouissent, n'ayant point d'unité; tranchons le mot, n'ayant point d'âme encore. Observez le moment où, le gothique fleuri ayant fait son dernier effort dans les pendentifs, de Saint-Pierre de Caen et de Westminster, il en reste les fleurs, les feuillages, pour enrouler les arabesques italiennes[31]. Ce charmant mariage qu'on admire à Gaillon et autres monuments du temps de Louis XII ne se fait pas sans quelque effort et quelque maladresse.
Telle est la Renaissance. Elle se cherche à tâtons, elle ne se sait pas, ne se tient pas encore. Elle marche à la nature, s'y assimile lentement. La nymphe en Daphné devint arbre. Et ici, de l'arbre gothique, la nymphe sort, au contraire, plante et femme, animale, humaine, tout ensemble; elle est l'efflorescence confuse, pénible, de la vie. C'est l'enfant de Léda qui brise sa coquille, et dont l'incertain mouvement, l'œil oblique, peu humain encore, accuse la bizarre origine. Léda en tient aussi; son cygne s'humanise; elle, par le regard et l'étrange sourire, elle est cygne et s'animalise. Telle est la profonde peinture de Vinci qui vit le premier la grande pensée moderne: l'universelle parenté de la Nature[32].
Mais ces côtés hardis, trop précoces de la Renaissance, l'étonnent et l'effraient. Elle est tentée de reculer. À l'entrée d'un monde infini de formes, d'idées, de passions, qu'elle avait si peu soupçonnées, elle a l'hésitation du voyageur à la lisière des forêts vierges d'Amérique, de ce prodigieux enlacement d'arbres et de lianes, de mille et mille plantes bizarres, habitées et bruyantes d'animaux imprévus... Retournera-t-elle au désert, à ses mille ans d'aridité?
Non, va, marche, sois confiante, entre sans t'effrayer. Qu'un seul mot te rassure: Un monde d'humanité commence, de sympathie universelle. L'homme est enfin le frère du monde. Ce qu'on a dit d'un précurseur de l'art: «Il y mit la bonté,» on le dira du temps nouveau: il mit en nous plus de bonté[33]...
C'est là le vrai sens de la Renaissance: tendresse, bonté pour la nature.
Le parti des libres penseurs, c'est le parti humain et sympathique.
Notre grand docteur Rabelais eut tellement horreur du sang, qu'il n'ordonnait pas même de saignée. Les médecins Agrippa et Wyer plaidèrent pour les sorciers. Un pauvre prote d'imprimerie, Châtillon, seul, défendit Servet, et posa pour tout l'avenir la grande loi de tolérance. Vinci achetait des oiseaux pour les mettre hors de cage et jouir du spectacle des ravissements de la liberté. La Marguerite des Marguerites, recueillant dans son sein ceux qui n'ont point de nid, fonda à Paris le premier asile pour le orphelins délaissés.
FIN DU NEUVIÈME VOLUME.